336 | 5. La Prisonnière | Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur

Marcel Proust

A la recherche du temps perdu

5. La Prisonnière

Chapitre premier

Vie en commun avec Albertine.

Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur et avant d'avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu'il faisait. Les premiers bruits de la rue me l'avaient appris, selon qu'ils me parvenaient amortis et déviés par l'humidité ou vibrants comme des flèches dans l'aire résonnante et vide d'un matin spacieux, glacial et pur ; dès le roulement du premier tramway, j'avais entendu s'il était morfondu dans la pluie ou en partance pour l'azur. Et peut-être ces bruits avaient-ils été devancés eux-mêmes par quelque émanation plus rapide et plus pénétrante qui, glissée au travers de mon sommeil, y répandait une tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, à certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques à la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi, qui encore endormi commençais à sourire et dont les paupières closes se préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en musique. Ce fut du reste surtout de ma chambre que je perçus la vie extérieure pendant cette période. Je sais que Bloch raconta que, quand il venait me voir le soir, il entendait un bruit d'une conversation ; comme ma mère était à Combray et qu'il ne trouvait jamais personne dans ma chambre, il conclut que je parlais tout seul. Quand, beaucoup plus tard, il apprit qu'Albertine habitait alors avec moi, comprenant que je l'avais cachée à tout le monde, il déclara qu'il voyait enfin la raison pour laquelle, à cette époque de ma vie, je ne voulais jamais sortir. Il se trompa. Il était d'ailleurs fort excusable car la réalité, même si elle est nécessaire, n'est pas complètement prévisible, ceux qui apprennent sur la vie d'un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l'explication de choses qui précisément n'ont aucun rapport avec lui.

Quand je pense maintenant que mon amie était venue à notre retour de Balbec habiter à Paris sous le même toit que moi, qu'elle avait renoncé à l'idée d'aller faire une croisière, qu'elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisseries de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d'elle ont fini par conférer une sorte de douceur morale, ce que j'évoque aussitôt par comparaison, ce n'est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier, par une faveur qui ne guérissait en somme qu'un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous délivrer contre une souffrance qui paraissait inévitable, le fait dans des conditions différentes, opposées parfois jusqu'au point qu'il y a presque sacrilège apparent à constater l'identité de la grâce octroyée !

Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma chambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne se gênait pas pour faire un peu de bruit en se baignant, dans son cabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu d'attendre une heure plus tardive, j'allais dans une salle de bains contiguë à la sienne et qui était agréable. Jadis un directeur de théâtre dépensait des centaines de mille francs pour consteller de vraies émeraudes le trône où la diva jouait un rôle d'impératrice. Les Ballets russes nous ont appris que de simples jeux de lumières prodiguent, dirigés là où il faut, des joyaux aussi somptueux et plus variés. Cette décoration déjà plus immaterielle n'est pas si gracieuse pourtant que celle par quoi à huit heures du matin le soleil remplace celle que nous avions l'habitude d'y voir quand nous ne nous levions qu'à midi. Les fenêtres de nos deux salles de bains, pour qu'on ne pût nous voir du dehors, n'étaient pas lisses, mais toutes froncées d'un givre artificiel et démodé. Le soleil tout à coup jaunissait cette mousseline de verre, la dorait et, découvrant doucement en moi un jeune homme plus ancien qu'avait caché longtemps l'habitude, me grisait de souvenirs, comme si j'eusse été en pleine nature devant des feuillages dorés où ne manquait même pas la présence d'un oiseau. Car j'entendais Albertine siffler sans trêve :

 

Les douleurs sont des folles,

Et qui les écoute est encor plus fou.

 

Je l'aimais trop pour ne pas joyeusement sourire de son mauvais goût musical. Cette chanson, du reste, avait ravi l'été passé Mme Bontemps, laquelle entendit dire bientôt que c'était une ineptie, de sorte qu'au lieu de demander à Albertine de la chanter quand elle avait du monde, elle y substitua :

 

Une chanson d'adieu sort des sources troublées,

 

qui devint à son tour « une vieille rengaine de Massenet dont la petite nous rabat les oreilles ».

Une nuée passait, elle éclipsait le soleil, je voyais s'éteindre et rentrer dans une grisaille le pudique et feuillu rideau de verre.

Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette (celui d'Albertine, tout pareil, était une salle de bains que maman, en ayant une autre dans la partie opposée de l'appartement, n'avait jamais utilisée pour ne pas me faire de bruit) étaient si minces que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nôtre, poursuivant une causerie qu'interrompait seulement le bruit de l'eau, dans cette intimité que permet souvent à l'hôtel l'exiguïté du logement et le rapprochement des pièces, mais qui, à Paris, est si rare.

D'autres fois, je restais couché, rêvant aussi longtemps que je le voulais, car on avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambre avant que j'eusse sonné, ce qui, à cause de la façon incommode dont avait été posée la poire électrique au-dessus de mon lit, demandait si longtemps que souvent, las de chercher à l'atteindre et content d'être seul, je restais quelques instants presque rendormi. Ce n'est pas que je fusse absolument indifférent au séjour d'Albertine chez nous. Sa séparation d'avec ses amies réussissait à épargner à mon coeur de nouvelles souffrances. Elle le maintenait dans un repos, dans une quasi-immobilité qui l'aideraient à guérir. Mais enfin ce calme que me procurait mon amie était apaisement de la souffrance plutôt que joie. Non pas qu'il ne me permît d'en goûter de nombreuses auxquelles la douleur trop vive m'avait fermé, mais ces joies, loin de les devoir à Albertine que d'ailleurs je ne trouvais plus guère jolie et avec laquelle je m'ennuyais, que j'avais la sensation nette de ne pas aimer, je les goûtais au contraire pendant qu'Albertine n'était pas auprès de moi. Aussi, pour commencer la matinée, je ne la faisais pas tout de suite appeler, surtout s'il faisait beau. Pendant quelques instants, et sachant qu'il me rendait plus heureux qu'elle, je restais en tête à tête avec le petit personnage intérieur, salueur chantant du soleil et dont j'ai déjà parlé. De ceux qui composent notre individu, ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont le plus essentiels. En moi, quand la maladie aura fini de les jeter l'un après l'autre par terre, il en restera encore deux ou trois qui auront la vie plus dure que les autres, notamment un certain philosophe qui n'est heureux que quand il a découvert, entre deux oeuvres, entre deux sensations, une partie commune. Mais le dernier de tous, je me suis quelquefois demandé si ce ne serait pas le petit bonhomme fort semblable à un autre que l'opticien de Combray avait placé derrière sa vitrine pour indiquer le temps qu'il faisait et qui, ôtant son capuchon dès qu'il y avait du soleil, le remettait s'il allait pleuvoir. Ce petit bonhomme-là, je connais son égoïsme ; je peux souffrir d'une crise d'étouffements que la venue seule de la pluie calmerait, lui ne s'en soucie pas et aux premières gouttes si impatiemment attendues, perdant sa gaieté, il rabat son capuchon avec mauvaise humeur. En revanche, je crois bien qu'à mon agonie, quand tous mes autres « moi » seront morts, s'il vient à briller un rayon de soleil, tandis que je pousserai mes derniers soupirs, le petit personnage barométrique se sentira bien aise, et ôtera son capuchon pour chanter : « Ah ! enfin, il fait beau. »

Je sonnais Françoise. J'ouvrais Le Figaro. J'y cherchais et constatais que ne s'y trouvait pas un article, ou prétendu tel, que j'avais envoyé à ce journal et qui n'était, un peu arrangée, que la page récemment retrouvée, écrite autrefois dans la voiture du docteur Percepied, en regardant les clochers de Martinville. Puis je lisais la lettre de maman. Elle trouvait bizarre, choquant, qu'une jeune fille habitât seule avec moi. Le premier jour, au moment de quitter Balbec, quand elle m'avait vu si malheureux et s'était inquiétée de me laisser seul, peut-être ma mère avait-elle été heureuse en apprenant qu'Albertine partait avec nous et en voyant que côte à côte avec nos propres malles (les malles auprès de qui j'avais passé la nuit à l'hôtel de Balbec en pleurant) on avait chargé sur le tortillard celles d'Albertine, étroites et noires, qui m'avaient paru avoir la forme de cercueils et dont j'ignorais si elles allaient apporter à la maison la vie ou la mort. Mais je ne me l'étais même pas demandé, étant tout à la joie, dans le matin rayonnant, après l'effroi de rester à Balbec, d'emmener Albertine. Mais à ce projet, si au début ma mère n'avait pas été hostile (parlant gentiment à mon amie comme une maman dont le fils vient d'être gravement blessé, et qui est reconnaissante à la jeune maîtresse qui le soigne avec dévouement), elle l'était devenue depuis qu'il s'était trop complètement réalisé et que le séjour de la jeune fille se prolongeait chez nous, et chez nous en l'absence de mes parents. Cette hostilité, je ne peux pourtant pas dire que ma mère me la manifestât jamais. Comme autrefois, quand elle avait cessé d'oser me reprocher ma nervosité, ma paresse, maintenant elle se faisait un scrupule – que je n'ai peut-être pas tout à fait deviné au moment, ou pas voulu deviner – de risquer, en faisant quelques réserves sur la jeune fille avec laquelle je lui avais dit que j'allais me fiancer, d'assombrir ma vie, de me rendre plus tard moins dévoué pour ma femme, de semer peut-être pour quand elle-même ne serait plus, le remords de l'avoir peinée en épousant Albertine. Maman préférait paraître approuver un choix sur lequel elle avait le sentiment qu'elle ne pourrait pas me faire revenir. Mais tous ceux qui l'ont vue à cette époque m'ont dit qu'à sa douleur d'avoir perdu sa mère, s'ajoutait un air de perpétuelle préoccupation. Cette contention d'esprit, cette discussion intérieure, donnaient à maman une grande chaleur aux tempes et elle ouvrait constamment les fenêtres, pour se rafraîchir. Mais de décision, elle n'arrivait pas à en prendre de peur de m'« influencer » dans un mauvais sens et de gâter ce qu'elle croyait mon bonheur. Elle ne pouvait même pas se résoudre à m'empêcher de garder provisoirement Albertine à la maison. Elle ne voulait pas se montrer plus sévère que Mme Bontemps que cela regardait avant tout et qui ne trouvait pas cela inconvenant, ce qui surprenait beaucoup ma mère. En tous cas elle regrettait d'avoir été obligée de nous laisser tous les deux seuls, en partant juste à ce moment pour Combray où elle pouvait avoir à rester (et en fait resta) de longs mois pendant lesquels ma grand-tante eut sans cesse besoin d'elle jour et nuit. Tout, là-bas, lui fut rendu facile grâce à la bonté, au dévouement de Legrandin qui, ne reculant devant aucune peine, ajourna de semaine en semaine son retour à Paris, sans connaître beaucoup ma tante, simplement d'abord parce qu'elle avait été une amie de sa mère, puis parce qu'il sentit que la malade condamnée aimait ses soins et ne pouvait se passer de lui. Le snobisme est une maladie grave de l'âme, mais localisée et qui ne la gâte pas tout entière. Moi, cependant, au contraire de maman, j'étais fort heureux de son déplacement à Combray, sans lequel j'eusse craint (ne pouvant pas dire à Albertine de la cacher) qu'elle ne découvrît son amitié pour Mlle Vinteuil. C'eût été pour ma mère un obstacle absolu non seulement à un mariage dont elle m'avait d'ailleurs demandé de ne pas parler encore définitivement à mon amie mais dont l'idée m'était de plus en plus intolérable, mais même à ce que celle-ci passât quelque temps à la maison. Sauf une raison si grave et qu'elle ne connaissait pas, maman, par le double effet de l'imitation édifiante et libératrice de ma grand-mère, admiratrice de George Sand et qui faisait consister la vertu dans la noblesse du coeur, et d'autre part de ma propre influence corruptrice, était maintenant indulgente à des femmes pour la conduite de qui elle se fût montrée sévère autrefois, ou même aujourd'hui si elles avaient été de ses amies bourgeoises de Paris ou de Combray, mais dont je lui vantais la grande âme et auxquelles elle pardonnait beaucoup parce qu'elles m'aimaient bien.