« un roman qui aura pour titre général A la recherche du temps perdu. J'aurais voulu publier le tout ensemble; mais on n'édite plus d'ouvrages en plusieurs volumes. Je suis comme quelqu'un qui a une tapisserie trop grande pour les appartements actuels et qui a été obligé de la couper.
« De jeunes écrivains, avec qui je suis d'ailleurs en sympathie, préconisent au contraire une action brève avec peu de personnages. Ce n'est pas ma conception du roman. Comment vous dire cela ? Vous savez qu'il y a une géométrie plane et une géométrie dans l'espace. Eh bien, pour moi, le roman ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance invisible du temps, j'ai tâché de l'isoler, mais pour cela il fallait que l'expérience pût durer. J'espère qu'à la fin de mon livre, tel petit fait social sans importance, tel mariage entre deux personnes qui dans le premier volume appartiennent à des mondes bien différents, indiquera que du temps a passé et prendra cette beauté de certains plombs patinés de Versailles, que le temps a engainés dans un fourreau d'émeraude. » - Marcel Proust, Le Temps, Elie-Joseph Bois, novembre 1913
A la recherche du temps perdu - Texte intégral en une seule page Web
1. Du Côté de Chez Swann
Première partie : Combray
I.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C'est l'instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c'est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C'est minuit ; on vient d'éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour – date pour moi d'une ère nouvelle – où on les avait coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l'heure, il estimera qu'il vient à peine de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace, et au moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m'étais endormi, et quand je m'éveillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j'étais ; j'avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l'existence comme il peut frémir au fond d'un animal ; j'étais plus dénué que l'homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j'étais, mais de quelques-uns de ceux que j'avais habités et où j'aurais pu être – venait à moi comme un secours d'en haut pour me tirer du néant d'où je n'aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par l'immobilité de notre pensée en face d'elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j'étais, tout tournait autour de moi dans l'obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, – mon corps, – se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s'imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me disais : « Tiens, j'ai fini par m'endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j'étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon esprit n'aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d'urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu'en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux tout à l'heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude ; le mur filait dans une autre direction : j'étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne ; mon Dieu ! il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J'aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d'endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c'étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre genre de vie qu'on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu'à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m'habiller pour le dîner, de loin je l'aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n'isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j'avais revu tantôt l'une, tantôt l'autre, des chambres que j'avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres d'hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu'on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s'y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial le plaisir qu'on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l'hirondelle de mer qui a son nid au fond d'un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d'air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d'impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer, et qui se sont refroidies ; – chambres d'été où l'on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu'au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d'un rayon ; – parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n'y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s'écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d'acajou, où dès la première seconde j'avais été intoxiqué moralement par l'odeur inconnue du vétiver, convaincu de l'hostilité des rideaux violets et de l'insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n'eusse pas été là ; – où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n'était pas prévu ; – où ma pensée, s'efforçant pendant des heures de se disloquer, de s'étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu'en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j'étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l'oreille anxieuse, la narine rétive, le coeur battant : jusqu'à ce que l'habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l'odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L'habitude ! aménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l'habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.
Certes, j'étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m'avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l'obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j'avais beau savoir que je n'étais pas dans les demeures dont l'ignorance du réveil m'avait en un instant sinon présenté l'image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d'autrefois, à Combray chez ma grand-tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j'y avais connues, ce que j'avais vu d'elles, ce qu'on m'en avait raconté.
À Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu'à lui-même. L'influence anesthésiante de l'habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Après le dîner, hélas, j'étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s'il faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s'il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand-mère qui trouvait que « c'est une pitié de rester enfermé à la campagne » et qui avait d'incessantes discussions avec mon père, les jours de trop grande pluie, parce qu'il m'envoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. « Ce n'est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté. » Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma grand-mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d'osier de peur qu'ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouetté par l'averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son front s'imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait : « Enfin, on respire ! » et parcourait les allées détrempées – trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps s'arrangerait – de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu'excitaient dans son âme l'ivresse de l'orage, la puissance de l'hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d'elle d'éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu'à une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand-mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer : c'était – à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu – si ma grand-tante lui criait : « Bathilde ! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grand-tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grand-mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au cognac ; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand-mère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de coeur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu'elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce qu'on voit dans le visage de beaucoup d'humains, il n'y avait d'ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu'elle chérissait sans les caresser passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grand-tante, le spectacle des vaines prières de ma grand-mère et de sa faiblesse, vaincue d'avance, essayant inutilement d'ôter à mon grand-père le verre à liqueur, c'était de ces choses à la vue desquelles on s'habitue plus tard jusqu'à les considérer en riant et à prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement pour se persuader à soi-même qu'il ne s'agit pas de persécution ; elles me causaient alors une telle horreur, que j'aurais aimé battre ma grand-tante. Mais dès que j'entendais : « Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais pas les voir ; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d'études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l'iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au-dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entrouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d'où l'on voyait pendant le jour jusqu'au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu'elle était la seule qu'il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas ! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l'incertitude qu'ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand-mère, au cours de ces déambulations incessantes, de l'après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l'âge presque mauves comme les labours à l'automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m'embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l'entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m'aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j'aimais tant, j'en arrivais à souhaiter qu'il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n'était pas encore venue. Quelquefois quand, après m'avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois encore », mais je savais qu'aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession qu'elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m'embrasser, en m'apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m'en faire perdre le besoin, l'habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu'elle m'avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l'avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m'endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu'il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à l'improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ; ma grand-tante parlant à haute voix, pour prêcher d'exemple, sur un ton qu'elle s'efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n'est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu'on est en train de dire des choses qu'elle ne doit pas entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand-mère, toujours heureuse d'avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand-mère allait nous apporter de l'ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre possible d'assaillants, et bientôt après mon grand-père disait : « Je reconnais la voix de Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu'à la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j'allais, sans en avoir l'air, dire qu'on apportât les sirops ; ma grand-mère attachait beaucoup d'importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu'ils n'eussent pas l'air de figurer d'une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du coeur, changer le cours de la pensée. J'entendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l'attitude qu'avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme qu'il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l'avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu'il n'assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d'un coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s'était écrié : « Ah ! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne m'avez jamais félicité ? Vous avez l'air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Ah ! on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée ! » Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu'une question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d'essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux années qu'il lui survécut, il disait à mon grand-père : « C'est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois. » « Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann », était devenu une des phrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il m'aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant jurisprudence pour moi, m'a souvent servi dans la suite à absoudre des fautes que j'aurais été enclin à condamner, ne s'était récrié : « Mais comment ? c'était un coeur d'or ! »
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand-tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu'il ne vivait plus du tout dans la société qu'avait fréquentée sa famille et que sous l'espèce d'incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient – avec la parfaite innocence d'honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand – un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain.
L'ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d'alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue et la considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu'occupaient ses parents, et d'où rien, à moins des hasards d'une carrière exceptionnelle ou d'un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change ; le « fils Swann » se trouvait faire partie pour toute sa vie d'une caste où les fortunes, comme dans une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était « en situation » de frayer. S'il en connaissait d'autres, c'étaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient d'autant plus bienveillamment les yeux qu'il continuait, depuis qu'il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir ; mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous qu'il voyait, étaient de ceux qu'il n'aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l'on avait voulu à toute force appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils d'agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façons et ayant toujours eu une « toquade » d'objets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses collections et que ma grand-mère rêvait de visiter, mais qui était situé quai d'Orléans, quartier que ma grand-tante trouvait infamant d'habiter. « Êtes-vous seulement connaisseur ? Je vous demande cela dans votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes par les marchands », lui disait ma grand-tante ; elle ne lui supposait en effet aucune compétence et n'avait pas haute idée même au point de vue intellectuel d'un homme qui dans la conversation évitait les sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les soeurs de ma grand-mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque désobligeant et se rattrapait en revanche s'il pouvait fournir sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Mais d'habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand-tante, mais sans qu'elle distinguât bien si c'était à cause du rôle ridicule que s'y donnait toujours Swann ou de l'esprit qu'il mettait à les conter : « On peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann ! » Comme elle était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, qu'il aurait pu, s'il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l'Opéra, qu'il était le fils de M. Swann qui avait dû laisser quatre ou cinq millions, mais que c'était sa fantaisie. Fantaisie qu'elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour les autres, qu'à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s'il y avait du monde, de lui dire : « Eh bien ! Monsieur Swann, vous habitez toujours près de l'Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon ? » Et elle regardait du coin de l'oeil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l'on avait dit à ma grand-tante que ce Swann qui, en tant que fils Swann était parfaitement « qualifié » pour être reçu par toute la « belle bourgeoisie », par les notaires ou les avoués les plus estimés de Paris (privilège qu'il semblait laisser tomber un peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente ; qu'en sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu'il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que jamais l'oeil d'aucun agent ou associé d'agent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu'aurait pu l'être pour une dame plus lettrée la pensée d'être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu'il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts ; ou – pour s'en tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir à l'esprit, car elle l'avait vu peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray – d'avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante de trésors insoupçonnés.
Un jour qu'il était venu nous voir à Paris après dîner en s'excusant d'être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du cocher qu'il avait dîné « chez une princesse », – « Oui, chez une princesse du demi-monde ! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand-tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle croyait qu'il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait tout naturel qu'il ne vînt pas nous voir l'été sans avoir à la main un panier de pêches ou de framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages d'Italie il m'eût rapporté des photographies de chefs-d'oeuvre.
On ne se gênait guère pour l'envoyer quérir dès qu'on avait besoin d'une recette de sauce gribiche ou de salade à l'ananas pour des grands dîners où on ne l'invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour qu'on pût le servir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de France : « des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n'est-ce pas », disait ma grand-tante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham ; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la soeur de ma grand-mère chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie d'un enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de précautions qu'avec un objet bon marché. Sans doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de celui que créait ma grand-tante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, après qu'avaient retenti les deux coups hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu'elle savait sur la famille Swann, l'obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma grand-mère, sur un fond de ténèbres, et qu'on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'à aller prendre connaissance comme d'un cahier des charges ou d'un testament ; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu'ils s'étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient cause que d'autres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner dans son visage et s'arrêter à son nez busqué comme à leur frontière naturelle ; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux résidu – mi-mémoire, mi-oubli – des heures oisives passées ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L'enveloppe corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que j'ai l'impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j'ai connu plus tard avec exactitude je passe à ce premier Swann – à ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d'ailleurs ressemble moins à l'autre qu'aux personnes que j'ai connues à la même époque, comme s'il en était de notre vie ainsi que d'un musée où tous les portraits d'un même temps ont un air de famille, une même tonalité – à ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d'un brin d'estragon.
Pourtant un jour que ma grand-mère était allée demander un service à une dame qu'elle avait connue au Sacré-Coeur (et avec laquelle, à cause de notre conception des castes elle n'avait pas voulu rester en relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : « Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes. » Ma grand-mère était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle était entrée demander qu'on fît un point à sa jupe qu'elle avait déchirée dans l'escalier. Ma grand-mère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le giletier était l'homme le plus distingué, le mieux qu'elle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d'absolument indépendant du rang social. Elle s'extasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman : « Sévigné n'aurait pas mieux dit ! » et en revanche, d'un neveu de Mme de Villeparisis qu'elle avait rencontré chez elle : « Ah ! ma fille, comme il est commun ! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas de relever celui-ci dans l'esprit de ma grand-tante, mais d'y abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma grand-mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l'en rendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant l'existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter. « Comment, elle connaît Swann ? Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon ! » Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque une cocotte que, d'ailleurs il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d'après laquelle ils crurent pouvoir juger – supposant que c'était là qu'il l'avait prise – le milieu, inconnu d'eux, qu'il fréquentait habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X…, dont le père et l'oncle avaient été les hommes d'État les plus en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient l'aider à entrer par la pensée dans la vie privée d'hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchanté d'apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma grand-tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann : quelqu'un qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de sa « classe » sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclassement. Il lui semblait qu'on renonçât d'un coup au fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu'avaient honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les familles prévoyantes (ma grand-tante avait même cessé de voir le fils d'un notaire de nos amis parce qu'il avait épousé une altesse et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui d'un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons d'écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontés). Elle blâma le projet qu'avait mon grand-père d'interroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que nous lui découvrions. D'autre part les deux soeurs de ma grand-mère, vieilles filles qui avaient sa noble nature, mais non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. C'étaient des personnes d'aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables de s'intéresser à ce qu'on appelle un potin, eût-il même un intérêt historique, et d'une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de leur pensée était tel, à l'égard de tout ce qui, de près ou de loin semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif – ayant fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu'à dîner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers –, mettait alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un véritable commencement d'atrophie. Si alors mon grand-père avait besoin d'attirer l'attention des deux soeurs, il fallait qu'il eût recours à ces avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à l'égard de certains maniaques de la distraction : coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame d'un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle, soit qu'ils croient tout le monde un peu fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin d'Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d'un tableau qui était à une exposition de Corot, il y avait ces mots : « de la collection de M. Charles Swann », nous dit : « Vous avez vu que Swann a “les honneurs” du Figaro ? — Mais je vous ai toujours dit qu'il avait beaucoup de goût, dit ma grand-mère. — Naturellement toi, du moment qu'il s'agit d'être d'un autre avis que nous », répondit ma grand-tante qui sachant que ma grand-mère n'était jamais du même avis qu'elle, et n'étant pas bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grand-mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les soeurs de ma grand-mère ayant manifesté l'intention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma grand-tante le leur déconseilla. Chaque fois qu'elle voyait aux autres un avantage si petit fût-il qu'elle n'avait pas, elle se persuadait que c'était non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. « Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais bien que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout qu'on m'en parlât. » Elle ne s'entêta pas d'ailleurs à persuader les soeurs de ma grand-mère ; car celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l'art de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle qu'elle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle s'adressait. Quant à ma mère elle ne pensait qu'à tâcher d'obtenir de mon père qu'il consentît à parler à Swann non de sa femme mais de sa fille qu'il adorait et à cause de laquelle disait-on il avait fini par faire ce mariage. « Tu pourrais ne lui dire qu'un mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se fâchait : « Mais non ! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule. »
Mais le seul d'entre nous pour qui la venue de Swann devint l'objet d'une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C'est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite m'asseoir à table, jusqu'à huit heures où il était convenu que je devais monter ; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d'habitude dans mon lit au moment de m'endormir il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s'évaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où j'aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l'ont fermée. Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait que c'était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda d'un air interrogateur et on envoya ma grand-mère en reconnaissance. « Pensez à le remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu'il est délicieux et la caisse est énorme », recommanda mon grand-père à ses deux belles-soeurs. « Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand-tante. Comme c'est confortable d'arriver dans une maison où tout le monde parle bas ! — Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s'il croit qu'il fera beau demain », dit mon père. Ma mère pensait qu'un mot d'elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l'emmener un peu à l'écart. Mais je la suivis ; je ne pouvais me décider à la quitter d'un pas en pensant que tout à l'heure il faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs la consolation qu'elle vînt m'embrasser. « Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille ; je suis sûre qu'elle a déjà le goût des belles oeuvres comme son papa. — Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda », dit mon grand-père en s'approchant. Ma mère fut obligée de s'interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus grandes beautés : « Nous reparlerons d'elle quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n'y a qu'une maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table de fer. J'aurais voulu ne pas penser aux heures d'angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m'endormir ; je tâchais de me persuader qu'elles n'avaient aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de m'attacher à des idées d'avenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au-delà de l'abîme prochain qui m'effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m'eût touché ou distrait. Comme un malade, grâce à un anesthésique, assiste avec une pleine lucidité à l'opération qu'on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des vers que j'aimais ou observer les efforts que mon grand-père faisait pour parler à Swann du duc d'Audiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune gaieté. Ces efforts furent infructueux. À peine mon grand-père eut-il posé à Swann une question relative à cet orateur qu'une des soeurs de ma grand-mère aux oreilles de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et qu'il était poli de rompre, interpella l'autre : « Imagine-toi, Céline, que j'ai fait la connaissance d'une jeune institutrice suédoise qui m'a donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce qu'il y a de plus intéressants. Il faudra qu'elle vienne dîner ici un soir. — Je crois bien ! répondit sa soeur Flora, mais je n'ai pas perdu mon temps non plus. J'ai rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s'y prend pour composer un rôle. C'est tout ce qu'il y a de plus intéressant. C'est un voisin de M. Vinteuil, je n'en savais rien ; et il est très aimable. — Il n'y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables », s'écria ma tante Céline d'une voix que la timidité rendait forte et la préméditation, factice, tout en jetant sur Swann ce qu'elle appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour le vin d'Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de congratulation et d'ironie, soit simplement pour souligner le trait d'esprit de sa soeur, soit qu'elle enviât Swann de l'avoir inspiré, soit qu'elle ne pût s'empêcher de se moquer de lui parce qu'elle le croyait sur la sellette. « Je crois qu'on pourra réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora ; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans s'arrêter. — Ce doit être délicieux », soupira mon grand-père dans l'esprit de qui la nature avait malheureusement aussi complètement omis d'inclure la possibilité de s'intéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des rôles de Maubant, qu'elle avait oublié de fournir celui des soeurs de ma grand-mère du petit grain de sel qu'il faut ajouter soi-même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du comte de Paris. « Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela n'en a l'air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses n'ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C'est dans le volume sur son ambassade d'Espagne ; ce n'est pas un des meilleurs, ce n'est guère qu'un journal, mais du moins un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les assommants journaux que nous nous croyons obligés de lire matin et soir. — Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me semble fort agréable… », interrompit ma tante Flora, pour montrer qu'elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans Le Figaro. « Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent ! » enchérit ma tante Céline. « Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux c'est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les… Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d'un ton d'emphase ironique pour ne pas avoir l'air pédant). Et c'est dans le volume doré sur tranches que nous n'ouvrons qu'une fois tous les dix ans », ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu'affectent certains hommes du monde, « que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. »
Mais regrettant de s'être laissé aller à parler même légèrement de choses sérieuses : « Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces “sommets” », et se tournant vers mon grand-père : « Donc Saint-Simon raconte que Maulévrier avait eu l'audace de tendre la main à ses fils. Vous savez, c'est ce Maulévrier dont il dit : “Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que de l'humeur, de la grossièreté et des sottises.” — Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre chose », dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d'Asti s'adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit : « “Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau”, écrit Saint-Simon, “il voulut donner la main à mes enfants. Je m'en aperçus assez tôt pour l'en empêcher.” » Mon grand-père s'extasiait déjà sur « ignorance ou panneau », mais Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-Simon – un littérateur – avait empêché l'anesthésie complète des facultés auditives, s'indignait déjà : « Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! c'est du joli ! Mais qu'est-ce que cela peut vouloir dire ; est-ce qu'un homme n'est pas autant qu'un autre ? Qu'est-ce que cela peut faire qu'il soit duc ou cocher s'il a de l'intelligence et du coeur ? Il avait une belle manière d'élever ses enfants, votre Saint-Simon, s'il ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c'est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? » Et mon grand-père navré, sentant l'impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire raconter à Swann, les histoires qui l'eussent amusé disait à voix basse à maman : « Rappelle-moi donc le vers que tu m'as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! oui ! : “Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr !” Ah ! comme c'est bien ! »
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas l'embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç'avait été dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant qu'on commencerait à dîner et que je sentirais approcher l'heure, de faire d'avance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que j'en pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que j'embrasserais, de préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que m'accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait d'avance de souvenir, d'après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du modèle. Mais voici qu'avant que le dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire : « Le petit a l'air fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir. » Et mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand-mère et que ma mère la foi des traités, dit : « Oui, allons, va te coucher. » Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. « Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte ! » Et il me fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de l'escalier, comme dit l'expression populaire, à « contrecoeur », montant contre mon coeur qui voulait retourner près de ma mère parce qu'elle ne lui avait pas, en m'embrassant, donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m'engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir et la rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que sous cette forme olfactive mon intelligence n'en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu'une rage de dents n'est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de l'eau ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c'est un grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l'idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C'est l'inverse de ce soulagement que j'éprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi d'une façon infiniment plus rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par l'inhalation – beaucoup plus toxique que la pénétration morale – de l'odeur de vernis particulière à cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m'ensevelir dans le lit de fer qu'on avait ajouté dans la chambre parce que j'avais trop chaud l'été sous les courtines de reps du grand lit, j'eus un mouvement de révolte, je voulus essayer d'une ruse de condamné. J'écrivis à ma mère en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de ma tante qui était chargée de s'occuper de moi quand j'étais à Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission à ma mère quand il y avait du monde lui paraîtrait aussi impossible que pour le portier d'un théâtre de remettre une lettre à un acteur pendant qu'il est en scène. Elle possédait à l'égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce que lui donnait l'apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l'on en jugeait par l'entêtement soudain qu'elle mettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l'entourage de Françoise et dans sa vie de domestique de village n'avait pu les lui suggérer ; et l'on était obligé de se dire qu'il y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu'il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d'une usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, l'article du code à cause duquel il était peu probable que sauf le cas d'incendie Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect qu'elle professait non seulement pour les parents – comme pour les morts, les prêtres et les rois – mais encore pour l'étranger à qui on donne l'hospitalité, respect qui m'aurait peut-être touché dans un livre mais qui m'irritait toujours dans sa bouche, à cause du ton grave et attendri qu'elle prenait pour en parler, et davantage ce soir où le caractère sacré qu'elle conférait au dîner avait pour effet qu'elle refuserait d'en troubler la cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté, je n'hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n'était pas du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c'était maman qui, en me quittant, m'avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement à un objet qu'elle m'avait prié de chercher ; et elle serait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher ; elle regarda pendant cinq minutes l'enveloppe comme si l'examen du papier et l'aspect de l'écriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son code elle devait se référer. Puis elle sortit d'un air résigné qui semblait signifier : « C'est-il pas malheureux pour des parents d'avoir un enfant pareil ! » Elle revint au bout d'un moment me dire qu'on n'en était encore qu'à la glace, qu'il était impossible au maître d'hôtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à maman. Aussitôt mon anxiété tomba ; maintenant ce n'était plus comme tout à l'heure pour jusqu'à demain que j'avais quitté ma mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la même pièce qu'elle, allait lui parler de moi à l'oreille puisque cette salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la glace elle-même – le « granité » – et les rince-bouche me semblaient recéler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de moi, s'ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu'à mon coeur enivré l'attention de maman tandis qu'elle lirait mes lignes. Maintenant je n'étais plus séparé d'elle ; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce n'était pas tout : maman allait sans doute venir !
L'angoisse que je venais d'éprouver, je pensais que Swann s'en serait bien moqué s'il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au contraire, comme je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être, n'aurait pu me comprendre ; lui, cette angoisse qu'il y a à sentir l'être qu'on aime dans un lieu de plaisir où l'on n'est pas, où l'on ne peut pas le rejoindre, c'est l'amour qui la lui a fait connaître, l'amour, auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée ; mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu'il ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en l'attendant, vague et libre, sans affectation déterminée, au service un jour d'un sentiment, le lendemain d'un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l'amitié pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann l'avait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant à l'hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal, redoute ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d'urgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien n'est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous l'envoyer avant cinq minutes. Que nous l'aimons – comme en ce moment j'aimais Françoise –, l'intermédiaire bien intentionné qui d'un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons ; voici qu'un des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous y intervenons, nous l'avons créé presque : le moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d'une essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir puisque l'ami bienveillant nous a dit : « Mais elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que de s'ennuyer là-haut. » Hélas ! Swann en avait fait l'expérience, les bonnes intentions d'un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui s'irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu'un qu'elle n'aime pas. Souvent, l'ami redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m'avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces mots : « Il n'y a pas de réponse » que depuis j'ai si souvent entendu des concierges de « palaces » ou des valets de pied de tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui s'étonne : « Comment, il n'a rien dit, mais c'est impossible ! Vous avez pourtant bien remis ma lettre. C'est bien, je vais attendre encore. » Et – de même qu'elle assure invariablement n'avoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste là, n'entendant plus que les rares propos sur le temps qu'il fait échangés entre le concierge et un chasseur qu'il envoie tout d'un coup en s'apercevant de l'heure, faire rafraîchir dans la glace la boisson d'un client – ayant décliné l'offre de Françoise de me faire de la tisane ou de rester auprès de moi, je la laissai retourner à l'office, je me couchai et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu'en écrivant ce mot à maman, en m'approchant au risque de la fâcher, si près d'elle que j'avais cru toucher le moment de la revoir, je m'étais barré la possibilité de m'endormir sans l'avoir revue, et les battements de mon coeur, de minute en minute devenaient plus douloureux parce que j'augmentais mon agitation en me prêchant un calme qui était l'acceptation de mon infortune. Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m'envahit comme quand un médicament puissant commence à agir et nous enlève une douleur : je venais de prendre la résolution de ne plus essayer de m'endormir sans avoir revu maman, de l'embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d'être ensuite fâché pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui résultait de mes angoisses finies me mettait dans une allégresse extraordinaire, non moins que l'attente, la soif et la peur du danger. J'ouvris la fenêtre sans bruit et m'assis au pied de mon lit ; je ne faisais presque aucun mouvement afin qu'on ne m'entendît pas d'en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par l'extension devant elle de son reflet, plus dense et concret qu'elle-même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan replié jusque-là, qu'on développe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Exposés sur ce silence qui n'en absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l'autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu'ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu'à leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par l'orchestre du Conservatoire, que quoiqu'on n'en perde pas une note on croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous les vieux abonnés – les soeurs de ma grand-mère aussi quand Swann leur avait donné ses places – tendaient l'oreille comme s'ils avaient écouté les progrès lointains d'une armée en marche qui n'aurait pas encore tourné la rue de Trévise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité qu'un étranger n'aurait pu le supposer, de celles qu'il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans l'éducation qu'on me donnait, l'ordre des fautes n'était pas le même que dans l'éducation des autres enfants et on m'avait habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n'y en avait pas contre lesquelles j'eusse besoin d'être plus soigneusement gardé) celles dont je comprends maintenant que leur caractère commun est qu'on y tombe en cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j'étais excusable d'y succomber ou même peut-être incapable d'y résister. Mais je les reconnaissais bien à l'angoisse qui les précédait comme à la rigueur du châtiment qui les suivait ; et je savais que celle que je venais de commettre était de la même famille que d'autres pour lesquelles j'avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j'irais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu'elle verrait que j'étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c'était certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j'aimais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c'était maman, c'était lui dire bonsoir, j'étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.
J'entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann ; et quand le grelot de la porte m'eut averti qu'il venait de partir, j'allai à la fenêtre. Maman demandait à mon père s'il avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait repris de la glace au café et à la pistache. « Je l'ai trouvée bien quelconque, dit ma mère ; je crois que la prochaine fois il faudra essayer d'un autre parfum. — Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grand-tante, il est d'un vieux ! » Ma grand-tante avait tellement l'habitude de voir toujours en Swann un même adolescent, qu'elle s'étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l'âge qu'elle continuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n'a pas de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et que les moments s'y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. « Je crois qu'il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C'est la fable de la ville. » Ma mère fit remarquer qu'il avait pourtant l'air bien moins triste depuis quelque temps. « Il fait aussi moins souvent ce geste qu'il a tout à fait comme son père de s'essuyer les yeux et de se passer la main sur le front. Moi je crois qu'au fond il n'aime plus cette femme. — Mais naturellement il ne l'aime plus, répondit mon grand-père. J'ai reçu de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments, au moins d'amour, pour sa femme. Hé bien ! vous voyez, vous ne l'avez pas remercié pour l'asti », ajouta mon grand-père en se tournant vers ses deux belles-soeurs. « Comment, nous ne l'avons pas remercié ? Je crois, entre nous, que je lui ai même tourné cela assez délicatement, répondit ma tante Flora. — Oui, tu as très bien arrangé cela : je t'ai admirée, dit ma tante Céline. — Mais toi tu as été très bien aussi. — Oui, j'étais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables. — Comment, c'est cela que vous appelez remercier ! s'écria mon grand-père. J'ai bien entendu cela, mais du diable si j'ai cru que c'était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu'il n'a rien compris. — Mais voyons, Swann n'est pas bête, je suis certaine qu'il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin ! » Mon père et ma mère restèrent seuls, et s'assirent un instant ; puis mon père dit : « Hé bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher. — Si tu veux, mon ami, bien que je n'aie pas l'ombre de sommeil ; ce n'est pas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir si éveillée ; mais j'aperçois de la lumière dans l'office et puisque la pauvre Françoise m'a attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui donnait sur l'escalier. Bientôt, je l'entendis qui montait fermer sa fenêtre. J'allai sans bruit dans le couloir ; mon coeur battait si fort que j'avais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d'anxiété, mais d'épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l'escalier la lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même ; je m'élançai. À la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne m'adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman m'avait dit un mot, ç'aurait été admettre qu'on pouvait me reparler et d'ailleurs cela peut-être m'eût paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole c'eût été le calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de le renvoyer ; le baiser qu'on donne à un fils qu'on envoie s'engager alors qu'on le lui aurait refusé si on devait se contenter d'être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller et, pour éviter la scène qu'il me ferait, elle me dit d'une voix entrecoupée par la colère : « Sauve-toi, sauve-toi, qu'au moins ton père ne t'ait pas vu ainsi attendant comme un fou ! » Mais je lui répétais : « Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s'élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d'un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : « Rentre dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n'entendit : « Je suis perdu ! »
Il n'en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions qui m'avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand-mère parce qu'il ne se souciait pas des « principes » et qu'il n'y avait pas avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu'on ne pouvait m'en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l'heure rituelle, il me disait : « Allons, monte te coucher, pas d'explication ! » Mais aussi, parce qu'il n'avait pas de principes (dans le sens de ma grand-mère), il n'avait pas à proprement parler d'intransigeance. Il me regarda un instant d'un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : « Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n'as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n'ai besoin de rien. — Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j'aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant… — Mais il ne s'agit pas d'habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l'air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l'auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu'il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. »
On ne pouvait pas remercier mon père ; on l'eût agacé par ce qu'il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l'Inde violet et rose qu'il nouait autour de sa tête depuis qu'il avait des névralgies, avec le geste d'Abraham dans la gravure d'après Benozzo Gozzoli que m'avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu'elle a à se départir du côté d'Isaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l'escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie n'existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n'aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé ; et c'est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu'on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment où je venais de commettre une faute telle que je m'attendais à être obligé de quitter la maison, mes parents m'accordaient plus que je n'eusse jamais obtenu d'eux comme récompense d'une belle action. Même à l'heure où elle se manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce quelque chose d'arbitraire et d'immérité qui la caractérisait et qui tenait à ce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d'un plan prémédité. Peut-être même que ce que j'appelais sa sévérité, quand il m'envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma grand-mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienne que n'était la leur, n'avait probablement pas deviné jusqu'ici combien j'étais malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand-mère savaient bien ; mais elles m'aimaient assez pour ne pas consentir à m'épargner de la souffrance, elles voulaient m'apprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont l'affection pour moi était d'une autre sorte, je ne sais pas s'il aurait eu ce courage : pour une fois où il venait de comprendre que j'avais du chagrin, il avait dit à ma mère : « Va donc le consoler. » Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d'aucun remords ces heures si différentes de ce que j'avais eu le droit d'espérer, quand Françoise, comprenant qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda : « Mais Madame, qu'a donc Monsieur à pleurer ainsi ? » maman lui répondit : « Mais il ne sait pas lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi vite le grand lit et montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, ma tristesse n'était plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu'on venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n'étais pas responsable ; j'avais le soulagement de n'avoir plus à mêler de scrupules à l'amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n'étais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et m'avait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m'élevait à la dignité de grande personne et m'avait fait atteindre tout d'un coup à une sorte de puberté du chagrin, d'émancipation des larmes. J'aurais dû être heureux : je ne l'étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait lui être douloureuse, que c'était une première abdication de sa part devant l'idéal qu'elle avait conçu pour moi, et que pour la première fois elle, si courageuse, s'avouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter une victoire c'était contre elle, que j'avais réussi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou l'âge, à détendre sa volonté, à faire fléchir sa raison et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une triste date. Si j'avais osé maintenant, j'aurais dit à maman : « Non je ne veux pas, ne couche pas ici. » Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste comme on dirait aujourd'hui, qui tempérait en elle la nature ardemment idéaliste de ma grand-mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimerait mieux m'en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n'aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que n'avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d'une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d'y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d'un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme elle sentit que je m'en étais aperçu, elle me dit en riant : « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu n'as pas sommeil ni ta maman non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres. » Mais je n'en avais pas là. « Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta grand-mère doit te donner pour ta fête ? Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? » J'étais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de l'An et les vers à soie de l'an dernier. C'était La Mare au Diable, François le Champi, La Petite Fadette et Les Maîtres sonneurs. Ma grand-mère, ai-je su depuis, avait d'abord choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana ; car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elle ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur l'esprit même d'un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large. Mais mon père l'ayant presque traitée de folle en apprenant les livres qu'elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c'était un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle s'était rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. « Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de mal écrit. »
En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu'un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait « anciens », comme si leur longue désuétude ayant effacé leur caractère d'utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des hommes d'autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre. Elle eût aimé que j'eusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des paysages les plus beaux. Mais au moment d'en faire l'emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l'utilité reprenaient trop vite leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et sinon d'éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d'y substituer pour la plus grande partie de l'art encore, d'y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d'art : au lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d'art de plus. Mais si le photographe avait été écarté de la représentation du chef-d'oeuvre ou de la nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interprétation même. Arrivée à l'échéance de la vulgarité, ma grand-mère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si l'oeuvre n'avait pas été gravée, préférant, quand c'était possible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au-delà d'elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un chef-d'oeuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir aujourd'hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morghen). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l'art de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L'idée que je pris de Venise d'après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle que m'eussent donnée de simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma grand-tante voulait dresser un réquisitoire contre ma grand-mère, des fauteuils offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première tentative qu'on avait faite pour s'en servir, s'étaient immédiatement effondrés sous le poids d'un des destinataires. Mais ma grand-mère aurait cru mesquin de trop s'occuper de la solidité d'une boiserie où se distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui dans ces meubles répondait à un besoin, comme c'était d'une façon à laquelle nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières de dire où nous voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne langage, par l'usure de l'habitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand qu'elle me donnait pour ma fête, étaient pleins ainsi qu'un mobilier ancien, d'expressions tombées en désuétude et redevenues imagées, comme on n'en trouve plus qu'à la campagne. Et ma grand-mère les avait achetés de préférence à d'autres comme elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelqu'une de ces vieilles choses qui exercent sur l'esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d'impossibles voyages dans le temps.
Maman s'assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n'avais jamais lu encore de vrais romans. J'avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose d'indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l'attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l'inquiétude et la mélancolie, et qu'un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simplement – à moi qui considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n'ayant de raison d'exister qu'en soi – une émanation troublante de l'essence particulière à François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L'action s'engagea ; elle me parut d'autant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le récit, s'ajoutait, quand c'était maman qui me lisait à haute voix, qu'elle passait toutes les scènes d'amour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans l'attitude respective de la meunière et de l'enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d'un amour naissant me paraissaient empreints d'un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de « Champi » qui mettait sur l'enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle c'était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l'accent d'un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l'interprétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la vie, quand c'étaient des êtres et non des oeuvres d'art qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, c'était touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de gaieté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d'anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d'y être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l'ample douceur qu'elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu'il faut, l'accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n'indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l'imparfait et au passé défini la douceur qu'il y a dans la bonté, la mélancolie qu'il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.
Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit où j'avais ma mère auprès de moi. Je savais qu'une telle nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand désir que j'eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le voeu de tous, pour que l'accomplissement qu'on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus ; puis demain soir était encore lointain ; je me disais que j'aurais le temps d'aviser, bien que ce temps-là ne pût m'apporter aucun pouvoir de plus, puisqu'il s'agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l'intervalle qui les séparait encore de moi.
C'est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n'en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l'embrasement d'un feu de Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l'amorce de l'allée obscure par où arriverait M. Swann, l'auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m'acheminais vers la première marche de l'escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l'entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu'il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l'obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu'on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province), au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier, et comme s'il n'y avait jamais été que sept heures du soir. À vrai dire, j'aurais pu répondre à qui m'eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à d'autres heures. Mais comme ce que je m'en serais rappelé m'eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l'intelligence, et comme les renseignements qu'elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n'aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C'était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d'attendre longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit.
Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot – s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où, j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
II.
Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n'était qu'une église résumant la ville, la représentant, parlant d'elle et pour elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu'un reste de remparts du Moyen Âge cernait çà et là d'un trait aussi parfaitement circulaire qu'une petite ville dans un tableau de primitif. À l'habiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l'ombre devant elles, étaient assez obscures pour qu'il fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans les « salles » ; des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs se rattachaient à l'histoire des premiers seigneurs de Combray) : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle s'ouvrait la petite porte latérale de son jardin ; et ces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peinte de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde, qu'en vérité elles me paraissent toutes, et l'église qui les dominait sur la Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique ; et qu'à certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l'Oiseau – à la vieille hôtellerie de l'Oiseau Flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine qui s'élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude – serait une entrée en contact avec l'Au-delà plus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant.
La cousine de mon grand-père – ma grand-tante – chez qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n'avait plus voulu quitter, d'abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d'idée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleur d'images gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n'habitait plus effectivement que deux chambres contiguës, restant l'après-midi dans l'une pendant qu'on aérait l'autre. C'étaient de ces chambres de province qui – de même qu'en certains pays des parties entières de l'air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas – nous enchantent des mille odeurs qu'y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l'atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide de tous les fruits de l'année qui ont quitté le verger pour l'armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d'une paix qui n'apporte qu'un surcroît d'anxiété et d'un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L'air y était saturé de la fine fleur d'un silence si nourricier, si succulent que je ne m'y avançais qu'avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d'arriver à Combray : avant que j'entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, d'hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d'une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l'hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d'un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l'air de la chambre était tout grumeleux et qu'avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m'engluer dans l'odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.
Dans la chambre voisine, j'entendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu'assez bas parce qu'elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu'elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce qu'elle croyait que c'était salutaire pour sa gorge et qu'en empêchant le sang de s'y arrêter, cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait ; puis, dans l'inertie absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire ; elle les douait d'une motilité qui lui rendait difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme d'activité. Malheureusement, ayant pris l'habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu'il n'y eût personne dans la chambre voisine, et je l'entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut que je me rappelle bien que je n'ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace : le matin Françoise ne venait pas « l'éveiller », mais « entrait » chez elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu'elle voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et quand il lui arrivait de s'oublier en causant jusqu'à dire : « ce qui m'a réveillée » ou « j'ai rêvé que », elle rougissait et se reprenait au plus vite).
Au bout d'un moment, j'entrais l'embrasser ; Françoise faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place sa tisane et c'était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu'il fallait mettre ensuite dans l'eau bouillante. Le dessèchement des tiges les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s'ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l'air des choses les plus disparates, d'une aile transparente de mouche, de l'envers blanc d'une étiquette, d'un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d'un nid. Mille petits détails inutiles – charmante prodigalité du pharmacien – qu'on eût supprimés dans une préparation factice, me donnaient, comme un livre où on s'émerveille de rencontrer le nom d'une personne de connaissance, le plaisir de comprendre que c'était bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare, modifiées, justement parce que c'étaient non des doubles, mais elles-mêmes et qu'elles avaient vieilli. Et chaque caractère nouveau n'y étant que la métamorphose d'un caractère ancien, dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à terme ; mais surtout l'éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses d'or – signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place d'une fresque effacée, de la différence entre les parties de l'arbre qui avaient été « en couleur » et celles qui ne l'avaient pas été – me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c'était leur couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu'était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans l'infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment amolli.
D'un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de l'officine et du maître-autel, où, au-dessous d'une statuette de la Vierge et d'une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tout ce qu'il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquer l'heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l'autre côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu'elle commentait ensuite avec Françoise.
Je n'étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu'elle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n'avait pas encore arrangé ses faux cheveux, où les vertèbres transparaissaient comme les pointes d'une couronne d'épines ou les grains d'un rosaire, et elle me disait : « Allons, mon pauvre enfant, va-t'en, va te préparer pour la messe ; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas s'amuser trop longtemps avec vous, qu'elle monte bientôt voir si je n'ai besoin de rien. »
Françoise, en effet, qui était depuis des années à son service et ne se doutait pas alors qu'elle entrerait un jour tout à fait au nôtre délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l'hiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant d'entrer chez ma grand-tante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait : « Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu m'entendes dire : “Bonjour Françoise” ; en même temps je te toucherai légèrement le bras. » À peine arrivions-nous dans l'obscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans l'ombre, sous les tuyaux d'un bonnet éblouissant, raide et fragile comme s'il avait été de sucre filé, les remous concentriques d'un sourire de reconnaissance anticipé. C'était Françoise, immobile et debout dans l'encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage l'amour désintéressé de l'humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu'exaltait dans les meilleures régions de son coeur l'espoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et disait d'une voix forte : « Bonjour, Françoise. » À ce signal mes doigts s'ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que Françoise, nous étions ses préférés, elle avait pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que noue entre les membres d'une famille la circulation d'un même sang, autant de respect qu'un tragique grec), le charme de n'être pas ses maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de n'avoir pas encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce qu'on comptait faire de lui, s'il ressemblerait à sa grand-mère.
Et quand il n'y avait plus de monde là, maman qui savait que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait d'eux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce qu'avait été leur vie.
Elle avait deviné que Françoise n'aimait pas son gendre et qu'il lui gâtait le plaisir qu'elle avait à être avec sa fille, avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant : « N'est-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de s'absenter et si vous avez Marguerite à vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous vous ferez une raison ? » Et Françoise disait en riant : « Madame sait tout ; Madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante, d'employer ce terme savant), qu'on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le coeur », et disparaissait, confuse qu'on s'occupât d'elle, peut-être pour qu'on ne la vît pas pleurer ; maman était la première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de l'intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre qu'elle-même. Ma tante se résignait à se priver un peu d'elle pendant notre séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l'air d'être en biscuit, que pour aller à la grand-messe ; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, qu'elle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir l'air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l'eau chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-être parce qu'ils ne prennent pas la peine de faire sa conquête et n'ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu'ils n'ont aucun besoin de lui, qu'on cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leurs capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité.
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents eussent tout ce qu'il leur fallait, remontait une première fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce qu'elle prendrait pour déjeuner, il était bien rare qu'il ne lui fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications sur quelque événement d'importance :
« Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée plus d'un quart d'heure en retard pour aller chercher sa soeur ; pour peu qu'elle s'attarde sur son chemin cela ne me surprendrait point qu'elle arrive après l'élévation.
— Hé ! il n'y aurait rien d'étonnant, répondait Françoise.
— Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt, vous auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la mère Callot ; tâchez donc de savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.
— Il n'y aurait rien d'étonnant qu'elles viennent de chez M. le Curé, disait Françoise.
— Ah ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante en haussant les épaules, chez M. le Curé ! Vous savez bien qu'il ne fait pousser que de méchantes petites asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaient grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.
« Françoise, vous n'avez pas entendu ce carillon qui m'a cassé la tête ?
— Non, madame Octave.
— Ah ! ma pauvre fille, il faut que vous l'ayez solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C'était la Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la rue de l'Oiseau. Il faut qu'il y ait quelque enfant de malade.
— Eh ! là, mon Dieu, soupirait Françoise, qui ne pouvait pas entendre parler d'un malheur arrivé à un inconnu, même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gémir.
— Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j'avais oublié qu'elle a passé l'autre nuit. Ah ! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que j'ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.
— Mais non, madame Octave, mon temps n'est pas si cher ; celui qui l'a fait ne nous l'a pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s'éteint pas. »
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait qu'elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.
« Mais, madame Octave, ce n'est pas encore l'heure de la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ?
— Mais non, Françoise, disait ma tante, c'est-à-dire si, vous savez bien que maintenant les moments où je n'ai pas de faiblesse sont bien rares ; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître ; mais ce n'est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C'est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c'est.
— Mais ça sera la fille à M. Pupin », disait Françoise qui préférait s'en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus.
« La fille à M. Pupin ! Oh ! je vous crois bien ma pauvre Françoise ! Avec cela que je ne l'aurais pas reconnue !
— Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l'avoir déjà vue ce matin.
— Ah ! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu'elle soit venue pour les fêtes. C'est cela ! Il n'y a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à l'heure Mme Sazerat venir sonner chez sa soeur pour le déjeuner. Ce sera ça ! J'ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte ! Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.
— Dès l'instant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous n'allez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure », disait Françoise qui, pressée de redescendre s'occuper du déjeuner, n'était pas fâchée de laisser à ma tante cette distraction en perspective.
« Oh ! pas avant midi », répondait ma tante d'un ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d'oeil inquiet, mais furtif pour ne pas laisser voir qu'elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre qui Mme Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus d'une heure. « Et encore cela tombera pendant mon déjeuner ! » ajouta-t-elle à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une distraction suffisante pour qu'elle n'en souhaitât pas une autre en même temps. « Vous n'oublierez pas au moins de me donner mes oeufs à la crème dans une assiette plate ? » C'étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante s'amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu'on lui servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait : Ali-Baba et les quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant : « Très bien, très bien. »
« Je serais bien allée chez Camus… » disait Françoise en voyant que ma tante ne l'y enverrait plus.
« Mais non, ce n'est plus la peine, c'est sûrement Mlle Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien. »
Mais ma tante savait bien que ce n'était pas pour rien qu'elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne « qu'on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable qu'un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s'était produite, dans la rue du Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n'eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d'une « personne qu'on connaissait », soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu'ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. C'était le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la nièce de l'abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l'émotion de croire qu'il y avait à Combray des gens qu'on ne connaissait point simplement parce qu'on ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l'avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu'ils attendaient leurs « voyageurs ». Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si j'avais l'imprudence de lui dire que nous avions rencontré, près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas : « Un homme que grand-père ne connaissait point, s'écriait-elle. Ah ! je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le coeur net, mon grand-père était mandé. « Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle ? un homme que vous ne connaissiez point ? — Mais si, répondait mon grand-père, c'était Prosper, le frère du jardinier de Mme Bouilleboeuf. — Ah ! bien », disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge ; haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait : « Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point ! » Et on me recommandait d'être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien « qu'elle ne connaissait point », elle ne cessait d'y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d'induction et ses heures de liberté.
« Ce sera le chien de Mme Sazerat », disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d'apaisement et pour que ma tante ne se « fende pas la tête ».
« Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat ! » répondait ma tante dont l'esprit critique n'admettait pas si facilement un fait.
« Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.
— Ah ! à moins de ça.
— Il paraît que c'est une bête bien affable », ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, « spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C'est rare qu'une bête qui n'a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n'ai pas le temps de m'amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n'est seulement pas éclairé, et j'ai encore à plumer mes asperges.
— Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c'est une vraie maladie d'asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens !
— Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l'église avec de l'appétit et vous verrez qu'ils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller.
— Mais à l'église, ils doivent y être déjà ; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner. »
Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j'accompagnais mes parents à la messe. Que je l'aimais, que je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l'église et de leurs doigts timides prenant de l'eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l'entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au choeur comme un pavage spirituel, n'étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu'ici elles avaient dépassées d'un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs, elles s'étaient résorbées, contractant encore l'elliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres d'un mot dont les autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu'il ferait beau dans l'église ; l'un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n'y a pas d'office – à l'un de ces rares moments où l'église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l'air presque habitable comme le hall, de pierre sculptée et de verre peint, d'un hôtel de style Moyen Âge – on voyait s'agenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu'elle venait de prendre chez le pâtissier d'en face et qu'elle allait rapporter pour le déjeuner) ; dans un autre une montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière qu'elle boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le retable de l'autel de tons si frais qu'ils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s'évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre) ; et tous étaient si anciens qu'on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu'à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI ; mais soit qu'un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux incendie, l'instant d'après elle avait pris l'éclat changeant d'une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c'était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueuses stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien ; un instant après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, l'infrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché ; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre.
Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d'Esther (la tradition voulait qu'on eût donné à Assuérus les traits d'un roi de France et à Esther ceux d'une dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d'Esther au-delà du dessin de leur contour, le jaune de sa robe s'étalait si onctueusement, si grassement, qu'elle en prenait une sorte de consistance et s'enlevait vivement sur l'atmosphère refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant « passé » dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d'un soleil invisible. Tout cela et plus encore les objets précieux venus à l'église de personnages qui étaient pour moi presque des personnages de légende (la croix d'or travaillée disait-on par saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre émaillé) à cause de quoi je m'avançais dans l'église, quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le paysan s'émerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait d'elle pour moi quelque chose d'entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l'on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d'où il sortait victorieux ; dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l'épaisseur de ses murs, d'où il n'apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l'escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes soeurs, pour le cacher aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu ; élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait le voir encore ; et s'enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d'une immense chauvesouris de pierre, Théodore et sa soeur nous éclairaient d'une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve – comme la trace d'un fossile – avait été creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s'était détachée d'elle-même des chaînes d'or où elle était suspendue à la place de l'actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s'éteignît, s'était enfoncée dans la pierre et l'avait fait mollement céder sous elle ».
L'abside de l'église de Combray, peut-on vraiment en parler ? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d'élan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait était en contrebas, sa grossière muraille s'exhaussait d'un soubassement en moellons nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n'avait rien de particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur excessive, et le tout avait plus l'air d'un mur de prison que d'église. Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que j'ai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocher d'elles l'abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d'une petite rue provinciale, j'aperçus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le même aspect asymétrique que l'abside de Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié : « L'Église ! »
L'église ! Familière ; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau, qu'elle touchait sans aucune séparation ; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s'arrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant d'entrer chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout ce qui n'était pas elle une démarcation que mon esprit n'a jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs n'avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que d'aller rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées contre la sombre façade de l'église, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi ; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s'appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas d'intervalle, mon esprit réservait un abîme.
On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure inoubliable à l'horizon où Combray n'apparaissait pas encore ; quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon père l'apercevait qui filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il nous disait : « Allons, prenez les couvertures, on est arrivé. » Et dans une des plus grandes promenades que nous faisions de Combray, il y avait un endroit où la route resserrée débouchait tout à coup sur un immense plateau fermé à l'horizon par des forêts déchiquetées que dépassait seule la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, qu'elle semblait seulement rayée sur le ciel par un ongle qui aurait voulu donner à ce paysage, à ce tableau rien que de nature, cette petite marque d'art, cette unique indication humaine. Quand on se rapprochait et qu'on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi détruite qui, moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout du ton rougeâtre et sombre des pierres ; et, par un matin brumeux d'automne, on aurait dit, s'élevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand-mère me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu'aux visages humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient s'ébattre sans paraître les voir, devenues tout d'un coup inhabitables et dégageant un principe d'agitation infinie, les avaient frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet de l'air du soir, brusquement calmés ils revenaient s'absorber dans la tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe d'un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l'immobilité d'un pêcheur à la crête d'une vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grand-mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d'une influence bienfaisante, la nature, quand la main de l'homme ne l'avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand-tante, rapetissée, et les oeuvres de génie. Et sans doute, toute partie de l'église qu'on apercevait la distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais c'était dans son clocher qu'elle semblait prendre conscience d'elle-même, affirmer une existence individuelle et responsable. C'était lui qui parlait pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma grand-mère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l'air naturel et l'air distingué. Ignorante en architecture, elle disait : « Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n'est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s'il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. » Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension, l'inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en s'élevant comme des mains jointes qui prient, elle s'unissait si bien à l'effusion de la flèche, que son regard semblait s'élancer avec elle ; et en même temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant n'éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient tout d'un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris « en voix de tête » une octave au-dessus.
C'était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait été recouverte d'ardoises ; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d'été, flamboyer comme un soleil noir, je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures ! il faut se préparer pour aller à la grand-messe si je veux avoir le temps d'aller embrasser tante Léonie avant », et je savais exactement la couleur qu'avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l'ombre que faisait le store du magasin où maman entrerait peut-être avant la messe dans une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d'aller dans l'arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu'il avait l'habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter l'une contre l'autre d'un air d'entreprise, de partie fine et de réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d'apporter une brioche plus grosse que d'habitude parce que nos cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l'heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu'il avait l'air d'être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s'était creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords ; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose d'ineffable.
Même dans les courses qu'on avait à faire derrière l'église, là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans l'église. Et certes, il y en a bien d'autres qui sont plus beaux vus de cette façon, et j'ai dans mon souvenir des vignettes de clochers dépassant les toits, qui ont un autre caractère d'art que celles que composaient les tristes rues de Combray. Je n'oublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me sont à beaucoup d'égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique d'une église qu'ils cachent s'élance, ayant l'air de terminer, de surmonter leurs façades, mais d'une matière si différente, si précieuse, si annelée, si rose, si vernie, qu'on voit bien qu'elle n'en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d'émail. Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je sais une fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles « épreuves » qu'en tire l'atmosphère, d'un noir décanté de cendres, laquelle n'est autre que le dôme de Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter elle ne put mettre ce que j'avais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un être sans équivalent, aucune d'elles ne tient sous sa dépendance toute une partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui sont derrière l'église. Qu'on le vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant brusquement d'une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en sachant qu'il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher ; soit qu'encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris à un moment inconnu de sa révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l'abside musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir de l'effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au coeur du ciel : c'était toujours à lui qu'il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d'un pinacle inattendu, levé devant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd'hui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m'a « mis dans mon chemin » me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi d'hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d'une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le passant, s'il se retourne pour s'assurer que je ne m'égare pas, peut, à son étonnement, m'apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l'oubli qui s'assèchent et se rebâtissent ; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l'heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue… mais… c'est dans mon coeur…
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui retenu à Paris par sa profession d'ingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin. C'était un de ces hommes qui, en dehors d'une carrière scientifique où ils ont d'ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnelle n'utilise pas et dont profite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu'un musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de « facilité » que bien des peintres, ils s'imaginent que la vie qu'ils mènent n'est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d'une politesse raffinée, causeur comme nous n'en avions jamais entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de l'homme d'élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand-mère lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu'il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d'écolier. Elle s'étonnait aussi des tirades enflammées qu'il entamait souvent contre l'aristocratie, la vie mondaine, le snobisme, « certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il n'y a pas de rémission ».
L'ambition mondaine était un sentiment que ma grand-mère était si incapable de ressentir et presque de comprendre qu'il lui paraissait bien inutile de mettre tant d'ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin dont la soeur était mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques aussi violentes contre les nobles, allant jusqu'à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.
« Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes heureux d'habiter beaucoup ici ; demain il faudra que je rentre à Paris, dans ma niche.
« Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n'y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, d'une qualité rare, une nature d'artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu'il lui faut. »
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu'un peintre travaillait dans l'église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l'épicier, était revenue bredouille par la faute de l'absence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l'entretien de l'église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel.
« Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l'heure d'Eulalie. Il n'y a vraiment qu'elle qui pourra me dire cela. »
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s'était « retirée » après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait été en place depuis son enfance et qui avait pris à côté de l'église une chambre, d'où elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à Théodore ; le reste du temps elle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s'était passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d'ajouter quelque casuel à la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque autre personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait au-dessus d'une mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues et à son nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personne d'autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu'ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l'une ou l'autre des deux catégories de gens qu'elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s'était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas « s'écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu'une petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l'estomac deux méchantes gorgées d'eau de Vichy !) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L'autre catégorie se composait des personnes qui avaient l'air de croire qu'elle était plus gravement malade qu'elle ne pensait, qu'elle était aussi gravement malade qu'elle le disait. Aussi, ceux qu'elle avait laissés monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la faveur qu'on leur faisait en risquant timidement un : « Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau temps », ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit : « Je suis bien bas, bien bas, c'est la fin, mes pauvres amis », lui avaient répondu : « Ah ! quand on n'a pas la santé ! Mais vous pouvez durer encore comme ça », ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s'amusait de l'air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l'air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d'un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en s'en retournant sans l'avoir vue, et, au fond admirait sa maîtresse qu'elle jugeait supérieure à tous ces gens puisqu'elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois qu'on l'approuvât dans son régime, qu'on la plaignît pour ses souffrances et qu'on la rassurât sur son avenir.
C'est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute : « C'est la fin, ma pauvre Eulalie », vingt fois Eulalie répondait : « Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin. » (Une des plus fermes croyances d'Eulalie et que le nombre imposant des démentis apportés par l'expérience n'avait pas suffi à entamer, était que Mme Sazerat s'appelait Mme Sazerin.)
« Je ne demande pas à aller à cent ans », répondait ma tante qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu régulièrement tous les dimanches, sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective l'entretenait ces jours-là dans un état agréable d'abord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu qu'Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d'attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder l'heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette d'Eulalie, s'il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l'espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche, elle ne pensait qu'à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous quittions la salle à manger pour qu'elle pût monter « occuper » ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s'installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l'heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu'elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l'église, quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et Une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent d'oeufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu'elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu'on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu'elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu'elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu'il avait bien le temps de descendre d'ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c'était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n'y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu'il n'en donnait plus, du fromage à la crème que j'aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu'elle l'avait commandé la veille, une brioche parce que c'était notre tour de l'offrir. Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une oeuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d'en goûter en disant : « J'ai fini, je n'ai plus faim », se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu'un artiste leur fait d'une de ses oeuvres, regardent au poids et à la matière alors que n'y valent que l'intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.
Enfin ma mère me disait : « Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d'abord prendre l'air un instant pour ne pas lire en sortant de table. » J'allais m'asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un font gothique, d'une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d'un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s'ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s'élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante, l'arrière-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l'air de l'antre de Françoise que d'un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d'une colombe.
Autrefois, je ne m'attardais pas dans le bois consacré qui l'entourait, car, avant de monter lire, j'entrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et Ancien Régime, qui fait rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. Mais depuis nombre d'années je n'entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d'une brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes :
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m'envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n'étais pas venu depuis longtemps, qu'on l'abandonnait ; il m'offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne s'arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées, les plafonds peints d'un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune ; puis nous passions dans ce qu'il appelait son cabinet de « travail » aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu'on aimait sous le second Empire parce qu'on leur trouvait un air pompéien, puis qu'on détesta, et qu'on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les autres qu'on donne et qui est qu'elles ont l'air second Empire. Et je restais avec mon oncle jusqu'à ce que son valet de chambre vînt lui demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu'aurait craint de troubler d'un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême mon oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux heures et quart », que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter : « Deux heures et quart ? bien… je vais le dire… »
À cette époque j'avais l'amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m'avaient encore jamais permis d'y aller, et je me représentais d'une façon si peu exacte les plaisirs qu'on y goûtait que je n'étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n'était que pour lui, quoique semblable au millier d'autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu'à la colonne Morris pour voir les spectacles qu'elle annonçait. Rien n'était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n'est une de ces oeuvres étranges comme Le Testament de César Girodot et oedipe-Roi lesquelles s'inscrivaient, non sur l'affiche verte de l'Opéra-Comique, mais sur l'affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l'aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m'ayant dit que quand j'irais pour la première fois au théâtre j'aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l'une et le titre de l'autre, puisque c'était tout ce que je connaissais d'elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu'il me promettait et de le comparer à celui que recélait l'autre, j'arrivais à me représenter avec tant de force, d'une part une pièce éblouissante et fière, de l'autre une pièce douce et veloutée, que j'étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m'avait donné à opter entre du riz à l'Impératrice et de la crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont l'art, bien qu'il me fût encore inconnu, était la première forme, entre toutes celles qu'il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi, l'Art. Entre la manière que l'un ou l'autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, d'après ce que l'on m'avait dit d'eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée, et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes, je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s'il était déjà allé au théâtre et s'il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu'après Thiron, ou Delaunay qu'après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l'agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m'avait causé le saisissement et les souffrances de l'amour, combien le nom d'une étoile flamboyant à la porte d'un théâtre, combien, à la glace d'un coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d'une femme que je pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé, un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie. Je classais par ordre de talent les plus illustres, Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m'intéressaient. Or mon oncle en connaissait beaucoup et aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous n'allions le voir qu'à certains jours c'est que, les autres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille n'aurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui n'avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui n'était sans doute qu'un nom de guerre, la politesse de les présenter à ma grand-mère ou même à leur donner des bijoux de famille, l'avait déjà brouillé plus d'une fois avec mon grand-père. Souvent, à un nom d'actrice qui venait dans la conversation, j'entendais mon père dire à ma mère, en souriant : « Une amie de ton oncle » ; et je pensais que le stage que peut-être pendant des années des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui ne répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme moi en le présentant chez lui à l'actrice, inapprochable à tant d'autres, qui était pour lui une intime amie.
Aussi – sous le prétexte qu'une leçon qui avait été déplacée tombait maintenant si mal qu'elle m'avait empêché plusieurs fois et m'empêcherait encore de voir mon oncle – un jour, autre que celui qui était réservé aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de bonne heure, je sortis et au lieu d'aller regarder la colonne d'affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu'à lui. Je remarquai devant sa porte une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux oeillères un oeillet rouge comme avait le cocher à sa boutonnière. De l'escalier j'entendis un rire et une voix de femme, et dès que j'eus sonné, un silence, puis le bruit de portes qu'on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir et tandis qu'il allait pourtant le prévenir, la même voix que j'avais entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu'une minute, cela m'amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n'est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu'un instant, ce gosse. »
J'entendis mon oncle grommeler, se fâcher, finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d'habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. L'incertitude où j'étais s'il fallait lui dire madame ou mademoiselle me fit rougir et n'osant pas trop tourner les yeux de son côté de peur d'avoir à lui parler, j'allai embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit : « Mon neveu », sans lui dire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés qu'il avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible d'éviter tout trait d'union entre sa famille et ce genre de relations.
« Comme il ressemble à sa mère, dit-elle.
— Mais vous n'avez jamais vu ma nièce qu'en photographie, dit vivement mon oncle d'un ton bourru.
— Je vous demande pardon, mon cher ami, je l'ai croisée dans l'escalier l'année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que je ne l'ai vue que le temps d'un éclair et que votre escalier est bien noir, mais cela m'a suffi pour l'admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça », dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front. « Est-ce que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami ? demanda-t-elle à mon oncle.
— Il ressemble surtout à son père », grogna mon oncle qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de maman que d'en faire de près. « C'est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère.
— Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère inclinaison de la tête, et je n'ai jamais connu votre pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, c'est peu après votre grand chagrin que nous nous sommes connus. »
J'éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j'avais vues quelquefois dans ma famille notamment de la fille d'un de nos cousins chez lequel j'allais tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l'amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l'air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l'aspect théâtral que j'admirais dans les photographies d'actrices, ni de l'expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu'elle devait mener. J'avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n'aurais pas cru que ce fût une cocotte chic si je n'avais pas vu la voiture à deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n'avais pas su que mon oncle n'en connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avait l'air si simple et comme il faut. Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, l'immoralité m'en troublait peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en une apparence spéciale, – d'être ainsi invisible comme le secret de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé jusqu'au demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d'autres que je connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui n'était plus d'aucune famille.
On était passé dans le « cabinet de travail », et mon oncle, d'un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.
« Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que le Grand-Duc m'envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. » Et elle tira d'un étui des cigarettes couvertes d'inscriptions étrangères et dorées. « Mais si, reprit-elle tout d'un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce jeune homme. N'est-ce pas votre neveu ? Comment ai-je pu l'oublier ? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi », dit-elle d'un air modeste et sensible. Mais en pensant à ce qu'avait pu être l'accueil rude qu'elle disait avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa froideur, j'étais gêné, comme par une indélicatesse qu'il aurait commise, de cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son amabilité insuffisante. Il m'a semblé plus tard que c'était un des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu'elles consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentale – car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de l'existence commune – et un or qui leur coûte peu, à enrichir d'un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, l'élégance qui émane de l'amitié d'un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos insignifiant de mon père, elle l'avait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de ses regards d'une si belle eau, nuancé d'humilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de « tout à fait exquis ».
« Allons, voyons, il est l'heure que tu t'en ailles », me dit mon oncle.
Je me levai, j'avais une envie irrésistible de baiser la main de la dame en rose, mais il me semblait que c'eût été quelque chose d'audacieux comme un enlèvement. Mon coeur battait tandis que je me disais : « Faut-il le faire, faut-il ne pas le faire », puis je cessai de me demander ce qu'il fallait faire pour pouvoir faire quelque chose. Et d'un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu'elle me tendait.
« Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit oeil pour les femmes : il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman », ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent légèrement britannique. « Est-ce qu'il ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais ; il n'aurait qu'à m'envoyer un “bleu” le matin. »
Je ne savais pas ce que c'était qu'un « bleu ». Je ne comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n'y fût cachée quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, m'empêchait de cesser de les écouter avec attention, et j'en éprouvais une grande fatigue.
« Mais non, c'est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son cours », ajouta-t-il, à voix basse pour que je n'entende pas ce mensonge et que je n'y contredise pas. « Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez.
— J'adore les artistes, répondit la dame en rose, il n'y a qu'eux qui comprennent les femmes… Qu'eux et les êtres d'élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle ? Est-ce les volumes dorés qu'il y a dans la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir ? Vous savez que vous m'avez promis de me les prêter, j'en aurai grand soin. »
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me conduisit jusqu'à l'antichambre. Éperdu d'amour pour la dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et tandis qu'avec assez d'embarras il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement qu'il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents une idée assez nette de la nouvelle importance dont j'étais doué, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d'ennuis à mon oncle. Comment l'aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une visite où je n'en trouvais pas. N'arrive-t-il pas tous les jours qu'un ami nous demande de ne pas manquer de l'excuser auprès d'une femme à qui il a été empêché d'écrire, et que nous négligions de le faire jugeant que cette personne ne peut pas attacher d'importance à un silence qui n'en a pas pour nous. Je m'imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur ce qu'on y introduisait ; et je ne doutais pas qu'en déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon oncle m'avait fait faire, je ne leur transmisse en même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement s'en remirent à des principes entièrement différents de ceux que je leur suggérais d'adopter, quand ils voulurent apprécier l'action de mon oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des explications violentes ; j'en fus indirectement informé. Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j'aurais voulu lui exprimer. À côté de leur immensité, je trouvai qu'un coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu'à une banale politesse. Je résolus de m'abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu'aucun de nous l'ait jamais revu.
Aussi je n'entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de mon oncle Adolphe et après m'être attardé aux abords de l'arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me disait : « Je vais laisser ma fille de cuisine servir le café et monter l'eau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octave », je me décidais à rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine était une personne morale, une institution permanente à qui des attributions invariables assuraient une sorte de continuité et d'identité, à travers la succession des formes passagères en lesquelles elle s'incarnait : car nous n'eûmes jamais la même deux ans de suite. L'année où nous mangeâmes tant d'asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les « plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s'étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m'avait donné des photographies. C'est lui-même qui nous l'avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine il nous disait : « Comment va la Charité de Giotto ? » D'ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu'à la figure, jusqu'aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l'Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d'une autre manière. De même que l'image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu'elle portait devant son ventre, sans avoir l'air d'en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l'esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c'est sans paraître s'en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l'Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d'études, à Combray, incarne cette vertu, c'est sans qu'aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et elle tend à Dieu son coeur enflammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu'un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L'Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d'envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l'Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d'un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l'attention de l'Envie – et la nôtre du même coup – tout entière concentrée sur l'action de ses lèvres, n'a guère de temps à donner à d'envieuses pensées.
Malgré toute l'admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n'eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d'études, où on avait accroché les copies qu'il m'en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l'air d'une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l'introduction de l'instrument de l'opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d'avance dans les milices de réserve de l'Injustice. Mais plus tard j'ai compris que l'étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu'il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n'était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l'oeuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l'attention n'était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait ; et de même encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté qu'elle leur présente, qu'elle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu'à ce que nous appelons l'idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisqu'ils m'apparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et qu'elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l'âme d'un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j'ai eu l'occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.
Pendant que la fille de cuisine – faisant briller involontairement la supériorité de Françoise, comme l'Erreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité – servait du café qui, selon maman n'était que de l'eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l'eau chaude qui était à peine tiède, je m'étais étendu sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l'après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne m'était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne « reposait pas » et qu'on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l'atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates ; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l'été ; elle ne l'évoque pas à la façon d'un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite ; elle est unie à l'été par un lien plus nécessaire ; née des beaux jours, ne renaissant qu'avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n'en réveille pas seulement l'image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue, ce que l'ombre est au rayon, c'est-à-dire aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle total de l'été dont mes sens si j'avais été en promenade, n'auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s'accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et qui venaient l'émouvoir), supportait pareil au repos d'une main immobile au milieu d'une eau courante, le choc et l'animation d'un torrent d'activité.
Mais ma grand-mère, même si le temps trop chaud s'était gâté, si un orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, j'allais du moins la continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de laquelle j'étais assis et me croyais caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.
Et ma pensée n'était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au-dehors ? Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d'un mince liséré spirituel qui m'empêchait de jamais toucher directement sa matière ; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu'on approche d'un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu'il se fait toujours précéder d'une zone d'évaporation. Dans l'espèce d'écran diapré d'états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu'à la vision tout extérieure de l'horizon que j'avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu'il y avait d'abord en moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c'était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je l'avais acheté à Combray, en l'apercevant devant l'épicerie Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pût s'y fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et des livraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées qu'une porte de cathédrale, c'est que je l'avais reconnu pour m'avoir été cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait d'incessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la vérité, venaient les émotions que me donnait l'action à laquelle je prenais part, car ces après-midi-là étaient plus remplis d'événements dramatiques que ne l'est souvent toute une vie. C'était les événements qui survenaient dans le livre que je lisais ; il est vrai que les personnages qu'ils affectaient n'étaient pas « réels », comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l'infortune d'un personnage réel ne se produisent en nous que par l'intermédiaire d'une image de cette joie ou de cette infortune ; l'ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l'appareil de nos émotions, l'image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c'est-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu'un malheur le frappe, ce n'est qu'en une petite partie de la notion totale que nous avons de lui, que nous pourrons en être émus, bien plus, ce n'est qu'en une partie de la notion totale qu'il a de soi, qu'il pourra l'être lui-même. La trouvaille du romancier a été d'avoir l'idée de remplacer ces parties impénétrables à l'âme par une quantité égale de parties immatérielles, c'est-à-dire que notre âme peut s'assimiler. Qu'importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d'un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c'est en nous qu'elles se produisent, qu'elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l'intensité de notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs, toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d'un rêve mais d'un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu'il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception ; (ainsi notre coeur change, dans la vie, et c'est la pire douleur ; mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination : dans la réalité il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses états différents, en revanche la sensation même du changement nous soit épargnée).
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait l'action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l'autre, que celui que j'avais sous les yeux quand je les levais du livre. C'est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j'ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d'un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l'eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson ; non loin montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d'une femme qui m'aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; et quelle que fût la femme que j'évoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s'élevaient aussitôt de chaque côté d'elle comme des couleurs complémentaires.
Ce n'était pas seulement parce qu'une image dont nous rêvons reste toujours marquée, s'embellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangères qui par hasard l'entourent dans notre rêverie ; car ces paysages des livres que je lisais n'étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix qu'en avait fait l'auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de sa parole comme d'une révélation, ils me semblaient être – impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand-mère – une part véritable de la Nature elle-même, digne d'être étudiée et approfondie.
Si mes parents m'avaient permis, quand je lisais un livre, d'aller visiter la région qu'il décrivait, j'aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d'être toujours entouré de son âme, ce n'est pas comme d'une prison immobile ; plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l'extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui n'est pas écho du dehors mais retentissement d'une vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles, on est déçu en constatant qu'elles semblent dépourvues dans la nature, du charme qu'elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées ; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont nous sentons bien qu'ils sont situés en dehors de nous et que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j'imaginais toujours autour de la femme que j'aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j'eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m'ouvrît l'accès d'un monde inconnu, ce n'était pas par le hasard d'une simple association de pensée ; non, c'est que mes rêves de voyage et d'amour n'étaient que des moments – que je sépare artificiellement aujourd'hui comme si je pratiquais des sections à des hauteurs différentes d'un jet d'eau irisé et en apparence immobile – dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d'arriver jusqu'à l'horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d'un autre genre, celui d'être bien assis, de sentir la bonne odeur de l'air, de ne pas être dérangé par une visite ; et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l'après-midi était déjà consommé, jusqu'à ce que j'entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et après lequel le long silence qui le suivait semblait faire commencer dans le ciel bleu toute la partie qui m'était encore concédée pour lire jusqu'au bon dîner qu'apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c'était quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné ; la plus récente venait s'inscrire tout près de l'autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d'or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n'avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n'avait pas eu lieu pour moi ; l'intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d'or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j'y avais remplacés par une vie d'aventures et d'aspirations étranges au sein d'un pays arrosé d'eaux vives, vous m'évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l'avoir peu à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j'étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l'après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà, les voilà ! » pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. C'était les jours où, pour des manoeuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des chaises en dehors de la grille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d'eux, la fille du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons lointaines de l'avenue de la Gare, avait aperçu l'éclat des casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons, couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.
« Pauvres enfants », disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjà en larmes ; « pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré ; rien que d'y penser j'en suis choquée », ajoutait-elle en mettant la main sur son coeur, là où elle avait reçu ce choc.
« C'est beau, n'est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie ? » disait le jardinier pour la faire « monter ».
Il n'avait pas parlé en vain :
« De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu'il faut tenir, si ce n'est pas à la vie, le seul cadeau que le Bon Dieu ne fasse jamais deux fois. Hélas ! mon Dieu ! C'est pourtant vrai qu'ils n'y tiennent pas ! Je les ai vus en 70 ; ils n'ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres ; c'est ni plus ni moins des fous ; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce n'est pas des hommes, c'est des lions. » (Pour Françoise la comparaison d'un homme à un lion, qu'elle prononçait li-on, n'avait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu'on pût voir venir de loin, et c'était par cette fente entre les deux maisons de l'avenue de la Gare qu'on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s'il y en avait encore beaucoup à passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d'un coup, sa fille s'élançant comme d'une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l'angle de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle qu'ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter, du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre :
« Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n'y a que ceux qui veulent partir qui y vont.
— Ah ! oui, au moins je comprends cela, c'est plus franc. »
Le jardinier croyait qu'à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
« Pardi, pour pas qu'on se sauve », disait Françoise.
Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n'admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l'État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n'est pas une seule personne qui n'eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder tomber la poussière et l'émotion qu'avaient soulevées les soldats. Longtemps après que l'accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce n'était pas l'habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis et regardant, festonnaient le seuil d'un liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après qu'elle s'est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d'habitude, au contraire, lire tranquille. Mais l'interruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que j'étais en train de faire du livre d'un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d'une cathédrale gothique, que se détacha désormais l'image d'une des femmes dont je rêvais.
J'avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j'avais une grande admiration, Bloch. En m'entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d'octobre il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m'avait dit : « Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C'est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser, d'ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier absolument rien. C'est : “La blanche Oloossone et la blanche Camyre” et “La fille de Minos et de Pasiphaé”. Ils m'ont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le Père Leconte, agréable aux Dieux Immortels. À propos voici un livre que je n'ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m'a-t-on dit, l'auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils ; et bien qu'il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Bhagavat et Le Lévrier de Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l'Olympos. » C'est sur un ton sarcastique qu'il m'avait demandé de l'appeler « cher maître » et qu'il m'appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l'âge où on croit qu'on crée ce qu'on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il m'avait jeté quand il m'avait dit que les beaux vers (à moi qui n'attendais d'eux rien moins que la révélation de la vérité) étaient d'autant plus beaux qu'ils ne signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d'abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu'avec les autres et que je l'amenais chez nous, c'était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe – même son ami Swann était d'origine juive – s'il n'avait trouvé que ce n'était pas d'habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand j'amenais un nouvel ami il était bien rare qu'il ne fredonnât pas : « Ô Dieu de nos Pères » de La Juive ou bien « Israël, romps ta chaîne », ne chantant que l'air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j'avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu'en entendant leur nom qui, bien souvent, n'avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement l'origine juive de ceux de mes amis qui l'étaient en effet, mais même ce qu'il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.
« Et comment s'appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ?
— Dumont, grand-père.
— Dumont ! Oh ! je me méfie. »
Et il chantait :
Archers, faites bonne garde !
Veillez sans trêve et sans bruit :
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, il s'écriait : « À la garde ! À la garde ! » ou, si c'était le patient lui-même déjà arrivé qu'il avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors pour nous montrer qu'il n'avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement :
De ce timide Israélite
Quoi, vous guidez ici les pas !
ou :
Champs paternels, Hébron, douce vallée.
ou encore :
Oui je suis de la race élue.
Ces petites manies de mon grand-père n'impliquaient aucun sentiment malveillant à l'endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d'autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt :
« Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce qu'il a plu ? Je n'y comprends rien, le baromètre était excellent. »
Il n'en avait tiré que cette réponse :
« Monsieur, je ne puis absolument vous dire s'il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.
— Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m'avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu'il fait ! Mais il n'y a rien de plus intéressant ! C'est un imbécile. »
Puis Bloch avait déplu à ma grand-mère parce que, après le déjeuner comme elle disait qu'elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.
« Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu'il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou. »
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s'excuser, il avait dit :
« Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l'atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers l'usage de la pipe d'opium et du kriss malais, mais j'ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d'ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie. »
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n'était pas pourtant l'ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l'indisposition de ma grand-mère n'étaient pas feintes ; mais ils savaient d'instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d'empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l'exécution d'une oeuvre, l'observance d'un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu'il n'est convenu d'accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m'enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu'ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n'étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l'amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu'elles nous doivent ces natures dont ma grand-tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c'était sa plus proche parente et que cela « se devait ».
Mais j'aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que n'auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l'aurait encore reçu à Combray, si, après ce dîner, comme il venait de m'apprendre – nouvelle qui plus tard eut beaucoup d'influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse – que toutes les femmes ne pensaient qu'à l'amour et qu'il n'y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m'avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand-tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l'abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais qu'on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne m'apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de l'amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels on se croit attiré. Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu'il aimait employer à certains moments où un flot caché d'harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style ; et c'était aussi à ces moments-là qu'il se mettait à parler du « vain songe de la vie », de « l'inépuisable torrent des belles apparences », du « tourment stérile et délicieux de comprendre et d'aimer », des « émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des cathédrales », qu'il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que c'était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s'élevait alors et à l'accompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisième ou le quatrième que j'eusse isolé du reste, me donna une joie incomparable à celle que j'avais trouvée au premier, une joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d'où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. C'est que, reconnaissant alors ce même goût pour les expressions rares, cette même effusion musicale, cette même philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m'en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n'eus plus l'impression d'être en présence d'un morceau particulier d'un certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du « morceau idéal » de Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte d'épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je n'étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte ; il était aussi l'écrivain préféré d'une amie de ma mère qui était très lettrée ; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses malades ; et ce fut de son cabinet de consultation, et d'un parc voisin de Combray, que s'envolèrent quelques-unes des premières graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd'hui universellement répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur idéale et commune. Ce que l'amie de ma mère et, paraît-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte c'était comme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait en lumière semblait révéler de sa part un goût particulier ; enfin, dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivirent, s'il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom d'une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une invocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-être encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu'on n'aurait pu indiquer d'une manière précise où naissait, où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais par coeur. J'étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Chaque fois qu'il parlait de quelque chose dont la beauté m'était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris, d'Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu'à moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de l'univers que ma perception infirme ne distinguerait pas s'il ne les rapprochait de moi, j'aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que j'aurais l'occasion de voir moi-même, et entre celles-là, particulièrement sur d'anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que l'insistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu'il les tenait pour riches de signification et de beauté. Malheureusement sur presque toutes choses j'ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu'elle ne fût entièrement différente des miennes, puisqu'elle descendait d'un monde inconnu vers lequel je cherchais à m'élever ; persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j'avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m'arriva d'en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j'avais déjà eue moi-même, mon coeur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l'avait rendue, l'avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu'une page de lui disait les mêmes choses que j'écrivais souvent la nuit à ma grand-mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l'air d'un recueil d'épigraphes pour être placées en tête de mes lettres. Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j'en retrouvai l'équivalent dans Bergotte. Mais ce n'était qu'alors, quand je les lisais dans son oeuvre, que je pouvais en jouir ; quand c'était moi qui les composais, préoccupé qu'elles reflétassent exactement ce que j'apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas « faire ressemblant », j'avais bien le temps de me demander si ce que j'écrivais était agréable ! Mais en réalité il n'y avait que ce genre de phrases, ce genre d'idées que j'aimais vraiment. Mes efforts inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d'amour, d'amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d'un coup je trouvais de telles phrases dans l'oeuvre d'un autre, c'est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que j'avais pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n'a pas à faire la cuisine trouve enfin le temps d'être gourmand.
Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d'une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l'écrivain rendait encore plus ironique mais qui était la même que j'avais souvent faite à ma grand-mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu'il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu'étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que j'avais eu l'occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j'eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu'il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n'étaient pas aussi séparés que j'avais crus, qu'ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l'écrivain comme dans les bras d'un père retrouvé.
D'après ses livres j'imaginais Bergotte comme un vieillard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s'était jamais consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus dolce, plus lento peut-être qu'elle n'était écrite, et la phrase la plus simple s'adressait à moi avec une intonation attendrie. Plus que tout j'aimais sa philosophie, je m'étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d'arriver à l'âge où j'entrerais au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu'on y fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l'on m'avait dit que les métaphysiciens auxquels je m'attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j'aurais ressenti le désespoir d'un amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu'il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.
« Qu'est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? » Je lui dis que c'était Bloch.
« Ah ! oui, ce garçon que j'ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh ! c'est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tous cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. » Et voyant combien j'avais l'air d'admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu'il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit :
« Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu'il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander. » Je n'osai pas accepter, mais posai à Swann des questions sur Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me dire quel est l'acteur qu'il préfère ? »
« L'acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu'il n'égale aucun artiste homme à la Berma qu'il met au-dessus de tout. L'avez-vous entendue ?
— Non Monsieur, mes parents ne me permettent pas d'aller au théâtre.
— C'est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre, dans Le Cid, ce n'est qu'une actrice si vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la “hiérarchie !” des arts ; (et je remarquai comme cela m'avait souvent frappé dans ses conversations avec les soeurs de ma grand-mère que quand il parlait de choses sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, il avait soin de l'isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s'il l'avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et dire : « La hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules. » Mais alors, si c'était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie ?) Un instant après il ajouta : « Cela vous donnera une vision aussi noble que n'importe quel chef-d'oeuvre, je ne sais pas moi… que – et il se mit à rire – les Reines de Chartres ! » Jusque-là cette horreur d'exprimer sérieusement son opinion m'avait paru quelque chose qui devait être élégant et parisien et qui s'opposait au dogmatisme provincial des soeurs de ma grand-mère ; et je soupçonnais aussi que c'était une des formes de l'esprit dans la coterie où vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on réhabilitait à l'excès les petits faits précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les « phrases ». Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l'air de ne pas oser avoir une opinion et de n'être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que c'était professer l'opinion, postuler, que l'exactitude de ces détails avait de l'importance. Je repensai alors à ce dîner où j'étais si triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où il avait dit que les bals chez la princesse de Léon n'avaient aucune importance. Mais c'était pourtant à ce genre de plaisirs qu'il employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu'il pensait des choses, de formuler des jugements qu'il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il professait en même temps qu'elles sont ridicules ? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier, mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs de l'écrivain, à l'amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte : « C'est un charmant esprit, si particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si agréable. On n'a pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite que c'est de lui. » Mais aucun n'aurait été jusqu'à dire : « C'est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même pas qu'il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu'ils ne le savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulière d'un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de « grand talent » dans notre musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse, force ; et puis un jour nous nous rendons compte que c'est justement tout cela le talent.
« Est-ce qu'il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma ? demandai-je à M. Swann.
— Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je m'informerai. Je peux d'ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n'y a pas de semaine dans l'année où il ne dîne à la maison. C'est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux. »
Comme je n'avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis longtemps l'impossibilité que mon père trouvait à ce que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j'avais entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu'on m'avait dit être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j'eus appris ce jour-là que Mlle Swann était un être d'une condition si rare, baignant comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait à ses parents s'il y avait quelqu'un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce convive d'or qui n'était pour elle qu'un vieil ami de sa famille : Bergotte ; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui correspondait à ce qu'était pour moi la conversation de ma grand-tante, c'étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets qu'il n'avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j'aurais voulu l'écouter rendre ses oracles ; et qu'enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côté d'elle, inconnu et glorieux, comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels ; alors je sentis en même temps que le prix d'un être comme Mlle Swann, combien je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j'éprouvai si vivement la douceur et l'impossibilité qu'il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche d'une cathédrale, m'expliquant la signification des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de l'Île-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur l'image que je me formais de Mlle Swann : c'était être tout prêt à l'aimer. Que nous croyions qu'un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c'est, de tout ce qu'exige l'amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique l'émanation d'une vie spéciale. C'est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers ; l'uniforme les rend moins difficiles pour le visage ; elles croient baiser sous la cuirasse un coeur différent, aventureux et doux ; et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays étrangers qu'il visite, n'a pas besoin du profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand-tante n'aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de s'occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle m'aurait dit « comment tu t'amuses encore à lire, ce n'est pourtant pas dimanche » en donnant au mot amusement le sens d'enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise, en attendant l'heure d'Eulalie. Elle lui annonçait qu'elle venait de voir passer Mme Goupil « sans parapluie, avec la robe de soie qu'elle s'est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer ».
« Peut-être, peut-être » (ce qui signifiait peut-être non), disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d'une alternative plus favorable.
« Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser que je n'ai point su si elle était arrivée à l'église après l'élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie… Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera pas sans pluie. Ce n'était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l'orage n'aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas », ajoutait ma tante dans l'esprit de qui le désir de hâter la descente de l'eau de Vichy l'emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe.
« Peut-être, peut-être.
— Et c'est que, quand il pleut sur la place, il n'y a pas grand abri. Comment, trois heures ? s'écriait tout à coup ma tante en pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j'ai oublié ma pepsine ! Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l'estomac. »
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté d'or, et d'où, dans sa hâte, elle laissait s'échapper de ces images, bordées d'un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait à lire au plus vite les textes sacrés dont l'intelligence lui était légèrement obscurcie par l'incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après l'eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. « Trois heures, c'est incroyable ce que le temps passe ! »
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait heurté, suivi d'une ample chute légère comme de grains de sable qu'on eût laissés tomber d'une fenêtre au-dessus, puis la chute s'étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c'était la pluie.
« Eh bien ! Françoise, qu'est-ce que je disais ? Ce que cela tombe ! Mais je crois que j'ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. »
Françoise revenait :
« C'est Mme Amédée (ma grand-mère) qui a dit qu'elle allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort.
— Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel. J'ai toujours dit qu'elle n'avait point l'esprit fait comme tout le monde. J'aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.
— Mme Amédée, c'est toujours tout l'extrême des autres », disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule avec les autres domestiques, de dire qu'elle croyait ma grand-mère un peu « piquée ».
« Voilà le salut passé ! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante ; ce sera le temps qui lui aura fait peur.
— Mais il n'est pas cinq heures, Madame Octave, il n'est que quatre heures et demie.
— Que quatre heures et demie ? et j'ai été obligée de relever les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. À quatre heures et demie ! Huit jours avant les Rogations ! Ah ! ma pauvre Françoise, il faut que le Bon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde d'aujourd'hui en fait trop ! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le Bon Dieu et il se venge. »
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c'était Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d'être introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même à l'unisson de la joie qu'elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré l'emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur :
« M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est en bas, j'y ai dit d'entrer dans la salle. »
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi grand plaisir que le supposait Françoise et l'air de jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu'elle avait à l'annoncer ne répondait pas entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage car s'il n'entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d'étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l'église (il avait même l'intention d'écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et d'ailleurs toujours les mêmes. Mais quand elle arrivait ainsi juste en même temps que celle d'Eulalie, sa visite devenait franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiter d'Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n'osait pas ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s'en aller en même temps que lui, qu'elle la garderait un peu seule quand il serait parti.
« Monsieur le Curé, qu'est-ce que l'on me disait, qu'il y a un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu parler d'une chose pareille ! Qu'est-ce que le monde aujourd'hui va donc chercher ! Et ce qu'il y a de plus vilain dans l'église !
— Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est ce qu'il y a de plus vilain, car s'il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d'être visitées, il y en a d'autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la seule de tout le diocèse qu'on n'ait même pas restaurée ! Mon Dieu, le porche est sale et antique, mais enfin d'un caractère majestueux ; passe même pour les tapisseries d'Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après celles de Sens. Je reconnais, d'ailleurs, qu'à côté de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d'autres qui témoignent d'un véritable esprit d'observation. Mais qu'on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets d'une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il n'y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu'on se refuse à me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant ? Les ancêtres directs du duc de Guermantes d'aujourd'hui et aussi de la duchesse puisqu'elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin. » (Ma grand-mère qui à force de se désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu'on prononçait celui de la duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire ; elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire-part : « Il me semblait me rappeler qu'il y avait du Guermantes là-dedans. » Et pour une fois j'étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu'il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de Brabant.) « Voyez Roussainville, ce n'est plus aujourd'hui qu'une paroisse de fermiers, quoique dans l'Antiquité cette localité ait dû un grand essor au commerce des chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de l'étymologie de Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une autre fois.) Hé bien ! l'église a des vitraux superbes, presque tous modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d'un plus beau travail. Mais, comme je le lui disais à cet artiste qui semble du reste très poli, qui est paraît-il un véritable virtuose du pinceau, que lui trouvez-vous donc d'extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les autres ?
— Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur », disait mollement ma tante qui commençait à penser qu'elle allait être fatiguée, « il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.
— Comptez-y, Madame Octave, répondait le curé. Mais c'est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en prouvant qu'elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes, recevant l'absolution de saint Hilaire.
— Mais je ne vois pas où est saint Hilaire ?
— Mais si, dans le coin du vitrail vous n'avez jamais remarqué une dame en robe jaune ? Hé bien ! c'est saint Hilaire qu'on appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces saint Illiers, saint Hélier, et même, dans le Jura, saint Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu'elle est devenue en Bourgogne ? Saint Éloi tout simplement : elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu'après votre mort on fasse de vous un homme ?
— Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler.
— Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de bonne heure son père, Pépin l'Insensé, mort des suites de sa maladie mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d'une jeunesse à qui la discipline a manqué, dès que la figure d'un particulier ne lui revenait pas dans une ville, y faisait massacrer jusqu'au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit brûler l'église de Combray, la primitive église alors, celle que Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu'il avait près d'ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de saint Hilaire, si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n'en reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l'infortuné Charles avec l'aide de Guillaume le Conquérant (le curé prononçait Guilôme) ce qui fait que beaucoup d'Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les explications.
« Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église, c'est le point de vue qu'on a du clocher et qui est grandiose. Certainement, pour vous qui n'êtes pas très forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante, d'autant plus qu'on monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes les toiles d'araignées de l'escalier. En tous cas il faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l'indignation que causait à ma tante l'idée qu'elle fût capable de monter dans le clocher), car il fait un de ces courants d'air une fois arrivé là-haut ! Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N'importe, le dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très loin pour admirer la beauté du panorama et qui s'en retournent enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut avouer du reste qu'on jouit de là d'un coup d'oeil féerique, avec des sortes d'échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu'à Verneuil. Surtout on embrasse à la fois des choses qu'on ne peut voir habituellement que l'une sans l'autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme les différents canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis, comme vous savez). Chaque fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j'ai bien vu un bout du canal, puis quand j'avais tourné une rue j'en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le précédent. J'avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c'est autre chose, c'est tout un réseau où la localité est prise. Seulement on ne distingue pas d'eau, on dirait de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu'elle est comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte. »
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu'à peine était-il parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
« Tenez, ma pauvre Eulalie », disait-elle d'une voix faible, en tirant une pièce d'une petite bourse qu'elle avait à portée de sa main, « voilà pour que vous ne m'oubliiez pas dans vos prières.
— Ah ! mais Madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien que ce n'est pas pour cela que je viens ! » disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c'était la première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait :
« Je ne sais pas ce qu'avait Eulalie ; je lui ai pourtant donné la même chose que d'habitude, elle n'avait pas l'air contente.
— Je crois qu'elle n'a pourtant pas à se plaindre », soupirait Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans la main d'Eulalie, mais si discrètement que Françoise n'arrivait jamais à les voir. Ce n'est pas que l'argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise l'eût voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante ; et qu'elle, Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le nombre singulier des bouteilles d'eau de Vichy consommées. Elle n'était avare que pour ma tante ; si elle avait géré sa fortune, ce qui eût été son rêve, elle l'aurait préservée des entreprises d'autrui avec une férocité maternelle. Elle n'aurait pourtant pas trouvé grand mal à ce que ma tante, qu'elle savait incurablement généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç'avait été à des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n'ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l'aimer à cause d'eux. D'ailleurs offerts à des personnes d'une grande position de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil, à des personnes « de même rang » que ma tante et qui « allaient bien ensemble », ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font des visites et qu'elle admirait en souriant. Mais il n'en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait « des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi » et qui étaient ceux qu'elle méprisait le plus à moins qu'ils ne l'appelassent « Madame Françoise » et ne se considérassent comme étant « moins qu'elle ». Et quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n'en faisait qu'à sa tête et jetait l'argent – Françoise le croyait du moins – pour des créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Il n'y avait pas dans les environs de Combray de ferme si conséquente que Françoise ne supposât qu'Eulalie eût pu facilement l'acheter, avec tout ce que lui rapportaient ses visites. Il est vrai qu'Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était là, à lui faire « bon visage ». Elle se rattrapait après son départ, sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles sibyllins, ou des sentences d'un caractère général telles que celles de l'Ecclésiaste, mais dont l'application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la porte : « Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et ramasser les pépettes ; mais patience, le Bon Dieu les punit tout par un beau jour », disait-elle avec le regard latéral et l'insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit :
Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre derrière Eulalie et disait :
« Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l'air beaucoup fatiguée. »
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande violence, retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit criait :
« Est-ce qu'Eulalie est déjà partie ? Croyez-vous que j'ai oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l'élévation ! Courez vite après elle ! »
Mais Françoise revenait n'ayant pu rattraper Eulalie.
« C'est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule chose importante que j'avais à lui demander ! »
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la douce uniformité de ce qu'elle appelait avec un dédain affecté et une tendresse profonde, son « petit traintrain ». Préservé par tout le monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l'inutilité de lui conseiller une meilleure hygiène, s'était peu à peu résigné à le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous, l'emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne « reposait pas » – ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu'on s'en aperçût et se détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses douleurs étaient intolérables, et comme il n'y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n'étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la matinée : « Monte donc voir si ta tante n'a besoin de rien. » J'entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait ; je l'entendis ronfler légèrement. J'allais m'en aller doucement mais sans doute le bruit que j'avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait « changé la vitesse », comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s'interrompit une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s'éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir alors ; il exprimait une sorte de terreur ; elle venait évidemment d'avoir un rêve affreux ; elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là ne sachant si je devais m'avancer ou me retirer ; mais déjà elle semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui l'avaient effrayée ; un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette habitude qu'elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se croyait seule, elle murmura : « Dieu soit loué ! nous n'avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu'il voulait me faire faire une promenade tous les jours ! » Sa main se tendit vers son chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas la force de l'atteindre : elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu'elle ni personne eût jamais appris ce que j'avais entendu.
Quand je dis qu'en dehors d'événements très rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des intervalles réguliers, n'introduisaient au sein de l'uniformité qu'une sorte d'uniformité secondaire. C'est ainsi que tous les samedis, comme Françoise allait dans l'après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était pour tout le monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l'habitude de cette dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu'elle tenait à cette habitude-là autant qu'aux autres. Elle y était si bien « routinée », comme disait Françoise, que s'il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner l'heure habituelle, cela l'eût autant « dérangée » que si elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l'heure du samedi. Cette avance du déjeuner donnait d'ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique. Au moment où d'habitude on a encore une heure à vivre avant la détente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les sociétés fermées, créent une sorte de lien national et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plaisir ; il eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l'un de nous avait eu la tête épique. Dès le matin, avant d'être habillés, sans raison, pour le plaisir d'éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme : « Il n'y a pas de temps à perdre, n'oublions pas que c'est samedi ! » cependant que ma tante, conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue que d'habitude, disait : « Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c'est samedi. » Si à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant : « Allons, encore une heure et demie avant le déjeuner », chacun était enchanté d'avoir à lui dire : « Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c'est samedi ! » ; on en riait encore un quart d'heure après et on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour l'amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c'était samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu'un, pensant qu'on était en retard pour la promenade, disait : « Comment, seulement deux heures ? » en voyant passer les deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l'habitude de ne rencontrer encore personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde en choeur lui répondait : « Mais ce qui vous trompe, c'est qu'on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c'est samedi ! » La surprise d'un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu'avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du coeur avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n'eût pas eu l'idée que ce barbare pouvait l'ignorer et eût répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger : « Mais voyons, c'est samedi ! » Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d'hilarité et pour accroître le plaisir qu'elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu'avait répondu le visiteur à qui ce « samedi » n'expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions : « Mais il me semblait qu'il avait dit aussi autre chose. C'était plus long la première fois quand vous l'avez raconté. » Ma grand-tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au « mois de Marie ».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour le « genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l'époque actuelle », ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour l'église. C'est au mois de Marie que je me souviens d'avoir commencé à aimer les aubépines. N'étant pas seulement dans l'église, si sainte, mais où nous avions le droit d'entrer, posées sur l'autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu'enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d'une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu'à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c'était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l'ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s'ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d'étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu'en suivant, qu'en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l'imaginais comme si ç'avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d'une blanche jeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. D'une bonne famille, il avait été le professeur de piano des soeurs de ma grand-mère et quand, après la mort de sa femme et un héritage qu'il avait fait, il s'était retiré auprès de Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d'une pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu'il appelait « un mariage déplacé, dans le goût du jour ». Ma mère, ayant appris qu'il composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle irait le voir, il faudrait qu'il lui fît entendre quelque chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la bonté jusqu'à de tels scrupules que, se mettant toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et de leur paraître égoïste s'il suivait ou seulement laissait deviner son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils m'avaient permis de rester dehors, et comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contrebas d'un monticule buissonneux, où je m'étais caché, je m'étais trouvé de plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j'avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il l'avait retiré et mis dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer qu'il n'était heureux de les voir que pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au cours de la visite, il avait répété plusieurs fois : « Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, ce n'est pas sa place », et avait détourné la conversation sur d'autres sujets, justement parce que ceux-là l'intéressaient moins. Sa seule passion était pour sa fille et celle-ci qui avait l'air d'un garçon paraissait si robuste qu'on ne pouvait s'empêcher de sourire en voyant les précautions que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand-mère faisait remarquer quelle expression douce, délicate, presque timide passait souvent dans les regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle l'entendait avec l'esprit de ceux à qui elle l'avait dite, s'alarmait des malentendus possibles et on voyait s'éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du « bon diable », les traits plus fins d'une jeune fille éplorée.
Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût d'une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intense dont l'autel vibrait ainsi qu'une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant, d'insectes aujourd'hui métamorphosés en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant de l'église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons aux grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu'en elle-même une soeur plus sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu nous faire croire qu'elle sollicitait d'être invitée chez nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient dans un petit buggy qu'elle conduisait elle-même et tous deux retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c'était le lendemain dimanche et qu'on ne se lèverait que pour la grand-messe, s'il faisait clair de lune et que l'air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue promenade, que le peu d'aptitude de ma mère à s'orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d'un génie stratégique. Parfois nous allions jusqu'au viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare et me représentaient l'exil et la détresse hors du monde civilisé parce que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la station, d'être prêts d'avance car le train repartait au bout de deux minutes et s'engageait sur le viaduc au-delà des pays chrétiens dont Combray marquait pour moi l'extrême limite. Nous revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d'eau, ses grilles entrouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du Télégraphe. Il n'en subsistait plus qu'une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d'une ruine immortelle. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l'odeur des tilleuls qui embaumait m'apparaissait comme une récompense qu'on ne pouvait obtenir qu'au prix des plus grandes fatigues et qui n'en valait pas la peine. De grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m'arrive encore quelquefois d'en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu'ils commencent à retentir et à se répondre, je l'aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.
Tout d'un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère : « Où sommes-nous ? » Épuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu'elle n'en savait absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors, comme s'il l'avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration : « Tu es extraordinaire ! » Et à partir de cet instant, je n'avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d'être accompagnés d'attention volontaire : l'Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu'à mon lit comme un petit enfant.
Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elle était privée de Françoise, passait plus lentement qu'une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distraction que fût encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque. Et ce n'est pas cependant qu'elle n'aspirât parfois à quelque plus grand changement, qu'elle n'eût de ces heures d'exception où l'on a soif de quelque chose d'autre que ce qui est, et où ceux que le manque d'énergie ou d'imagination empêche de tirer d'eux-mêmes un principe de rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion, une douleur ; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle en être brisée ; où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit d'être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains d'événements impérieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était très long à remplir, et il se passait des mois avant qu'elle eût ce léger trop-plein que d'autres dérivent dans l'activité et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user. Je ne doute pas qu'alors – comme le désir de la remplacer par des pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont elle ne se « fatiguait » pas – elle ne tirât de l'accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait tant, l'attente d'un cataclysme domestique limité à la durée d'un moment mais qui la forcerait d'accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu'ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d'elle-même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle aurait eu plaisir à nous pleurer ; survenant à un moment où elle se sentait bien et n'était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d'un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n'allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d'échapper sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d'être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui bien plus précieux de la forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans possibilité d'hésitation énervante, à aller passer l'été dans sa jolie ferme de Mirougrain, où il y avait une chute d'eau. Comme n'était jamais survenu aucun événement de ce genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l'eût désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces petits faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais oublier l'accent, de tout ce qui porte l'empreinte de la mort réelle, bien différente de sa possibilité logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires qu'elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer tout d'un coup que Françoise la volait, qu'elle recourait à la ruse pour s'en assurer, la prenait sur le fait ; habituée, quand elle faisait seule des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de Françoise et y répondait avec tant de feu et d'indignation que l'un de nous, entrant à ces moments-là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant voir son front chauve. Françoise entendit peut-être parfois de la chambre voisine de mordants sarcasmes qui s'adressaient à elle et dont l'invention n'eût pas soulagé suffisamment ma tante s'ils étaient restés à l'état purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût donné plus de réalité. Quelquefois, ce « spectacle dans un lit » ne suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces. Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son intention de se défaire d'elle, et une autre fois, à Françoise ses soupçons de l'infidélité d'Eulalie à qui la porte serait bientôt fermée ; quelques jours après elle était dégoûtée de sa confidente de la veille et racoquinée avec le traître, lesquels d'ailleurs, pour la prochaine représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie, n'étaient qu'un feu de paille et tombaient vite, faute d'aliment, Eulalie n'habitant pas la maison. Il n'en était pas de même de ceux qui concernaient Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même toit qu'elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s'ils étaient fondés. Peu à peu son esprit n'eut plus d'autre occupation que de chercher à deviner ce qu'à chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher, Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir qu'elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu'elle l'avait démasquée, d'un seul mot qui faisait pâlir Françoise et que ma tante semblait trouver, à enfoncer au coeur de la malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation d'Eulalie – comme ces découvertes qui ouvrent tout d'un coup un champ insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans l'ornière – prouvait à ma tante qu'elle était dans ses suppositions bien au-dessous de la vérité. « Mais Françoise doit le savoir maintenant que vous y avez donné une voiture. — Que je lui ai donné une voiture ! s'écriait ma tante. — Ah ! mais je ne sais pas, moi, je croyais, je l'avais vue qui passait maintenant en calèche, fière comme Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J'avais cru que c'était Mme Octave qui lui avait donné. » Peu à peu Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de prévenir les ruses l'une de l'autre. Ma mère craignait qu'il ne se développât chez Françoise une véritable haine pour ma tante qui l'offensait le plus durement qu'elle le pouvait. En tous cas Françoise attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose à lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle devait s'y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l'aspect de sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi – tandis que quelque artiste qui, lisant les Mémoires du XVIIe siècle et désirant de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se fabriquant une généalogie qui le fait descendre d'une famille historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains actuels de l'Europe, tourne précisément le dos à ce qu'il a le tort de chercher sous des formes identiques et par conséquent mortes – une vieille dame de province qui ne faisait qu'obéir sincèrement à d'irrésistibles manies et à une méchanceté née de l'oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à Louis XIV, les occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité despotique un peu de l'intérêt de ce que Saint-Simon appelait la « mécanique » de la vie à Versailles, et pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise l'objet d'un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l'étaient le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au détour d'une allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé et d'Eulalie, et s'était ensuite reposée, nous étions tous montés lui dire bonsoir et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise chance qui amenait toujours ses visiteurs à la même heure :
« Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde à la fois. »
Ce que ma grand-tante interrompit par : « Abondance de biens… » car depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la remonter en lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant la parole :
« Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer à chacun. J'ai peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin : il m'a à peine dit bonjour ce matin. »
Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j'étais justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M. Legrandin, et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui tous les jours me distrayait comme les nouvelles qu'on lit dans un journal et m'excitait à la façon d'un programme de fête. Comme M. Legrandin avait passé près de nous en sortant de l'église, marchant à côté d'une châtelaine du voisinage que nous ne connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et réservé, sans que nous nous arrêtions ; M. Legrandin avait à peine répondu, d'un air étonné, comme s'il ne nous reconnaissait pas, et avec cette perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pas être aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l'air de vous apercevoir comme au bout d'une route interminable et à une si grande distance qu'elles se contentent de vous adresser un signe de tête minuscule pour le proportionner à vos dimensions de marionnette.
Or, la dame qu'accompagnait Legrandin était une personne vertueuse et considérée ; il ne pouvait être question qu'il fût en bonne fortune et gêné d'être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu mécontenter Legrandin. « Je regretterais d'autant plus de le savoir fâché, dit mon père, qu'au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si vraiment simple, et un air presque ingénu qui est tout à fait sympathique. » Mais le conseil de famille fut unanimement d'avis que mon père s'était fait une idée, ou que Legrandin, à ce moment-là, était absorbé par quelque pensée. D'ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions d'une grande promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux Legrandin, qui à cause des fêtes, restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main tendue : « Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins :
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu.
N'est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n'avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ; aujourd'hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide…
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu…
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ; et même à l'heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel. » Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l'horizon. « Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et il nous quitta.
À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d'oeuvre culinaires d'abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de crème en passant par une collection complète de casseroles de toutes dimensions. Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outremer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.
Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne pouvait se lever ; Françoise, n'étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était en train, dans l'arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui fendre le cou sous l'oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peu moins en lumière qu'il n'eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d'un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! » Je remontai tout tremblant ; j'aurais voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m'eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces poulets ?… Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait – ce que j'ignorais encore – que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d'autres êtres d'une dureté singulière. Malgré cela ma tante l'avait gardée, car si elle connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Je m'aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies d'arrière-cuisine, comme l'histoire découvre que les règnes des Rois et des Reines, qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d'incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les humains excitaient d'autant plus sa pitié par leurs malheurs, qu'ils vivaient plus éloignés d'elle. Les torrents de larmes qu'elle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l'objet d'une façon un peu précise. Une de ces nuits qui suivirent l'accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise d'atroces coliques ; maman l'entendit se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une comédie, qu'elle voulait « faire la maîtresse ». Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous reporter pour trouver l'indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d'une heure, Françoise n'était pas revenue ; ma mère indignée crut qu'elle s'était recouchée et me dit d'aller voir moi-même dans la bibliothèque. J'y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant qu'il s'agissait d'une malade-type qu'elle ne connaissait pas. À chaque symptôme douloureux mentionné par l'auteur du traité, elle s'écriait « Hé là ! Sainte Vierge, est-il possible que le Bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine ? Hé ! la pauvre ! »
Mais dès que je l'eus appelée et qu'elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler ; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d'attendrissement qu'elle connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille, dans l'ennui et dans l'irritation de s'être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la vue des mêmes souffrances dont la description l'avait fait pleurer, elle n'eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, même d'affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l'entendre : « Elle n'avait qu'à ne pas faire ce qu'il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu'elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de même qu'un garçon ait été abandonné du Bon Dieu pour aller avec ça. Ah ! c'est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère :
Qui du cul d'un chien s'amourose,
Il lui paraît une rose. »
Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s'il n'avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d'être rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d'assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique à l'égard des autres domestiques par une maxime constante qui fut de n'en jamais laisser un seul s'implanter chez ma tante, qu'elle mettait d'ailleurs une sorte d'orgueil à ne laisser approcher par personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l'accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle l'anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux d'où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions de la vie, de façon que l'insecte paralysé près duquel elle dépose ses oeufs, fournisse aux larves quand elles écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c'était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d'asthme d'une telle violence qu'elle fut obligée de finir par s'en aller.
Hélas ! nous devions définitivement changer d'opinion sur Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et qu'avec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l'église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui tout à l'heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées les yeux absorbés dans leur prière et que j'aurais même pu croire ne m'avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds n'avaient repoussé légèrement le petit banc qui m'empêchait de gagner ma chaise) commençaient à s'entretenir avec nous à haute voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l'avions dernièrement rencontré, était en train de présenter à la femme d'un autre gros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle extraordinaires ; il fit un profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au-delà de la position de départ et qu'avait dû lui apprendre le mari de sa soeur, Mme de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte d'onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue ; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression de spiritualité et qu'un empressement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d'un coup dans mon esprit la possibilité d'un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, et tandis qu'il allait jusqu'à la voiture, l'empreinte de joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu'il n'en avait l'habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l'air tant il s'y abandonnait entièrement en n'ayant plus souci du reste, d'être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son regard soudain chargé d'une rêverie profonde un point si éloigné de l'horizon qu'il ne put nous voir et n'eut pas à nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d'un veston souple et droit qui avait l'air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d'un luxe détesté. Et une lavallière à pois qu'agitait le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin comme l'étendard de son fier isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions à la maison, maman s'aperçut qu'on avait oublié le saint-honoré et demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu'on l'apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l'église Legrandin qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il passa contre nous, ne s'interrompit pas de parler à sa voisine et nous fit du coin de son oeil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières et qui, n'intéressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice ; mais, cherchant à compenser par l'intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l'expression, dans ce coin d'azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l'entrain de la bonne grâce qui dépassa l'enjouement, frisa la malice ; il subtilisa les finesses de l'amabilité jusqu'aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité ; et finalement exalta les assurances d'amitié jusqu'aux protestations de tendresse, jusqu'à la déclaration d'amour, illuminant alors pour nous seuls d'une langueur secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m'envoyer dîner ce soir-là avec lui : « Venez tenir compagnie à votre vieil ami, m'avait-il dit. Comme le bouquet qu'un voyageur nous envoie d'un pays où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs des printemps que j'ai traversés moi aussi il y a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d'or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer dans les allées de votre grand-tante quand ne sont pas encore fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l'émail polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche encore des dernières gelées et qui va entrouvrir, pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de Jérusalem. »
On se demandait à la maison si on devait m'envoyer tout de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand-mère refusa de croire qu'il eût été impoli. « Vous reconnaissez vous-même qu'il vient là avec sa tenue toute simple qui n'est guère celle d'un mondain. » Elle déclarait qu'en tous cas, et à tout mettre au pis, s'il l'avait été, mieux valait ne pas avoir l'air de s'en être aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le plus irrité contre l'attitude qu'avait eue Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu'elle comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu'un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du coupable qui n'avouera pas ; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s'ils n'ont pas été le jouet d'une illusion ; de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l'importance, nous laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait clair de lune : « Il y a une jolie qualité de silence, n'est-ce pas, me dit-il ; aux coeurs blessés comme l'est le mien, un romancier que vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement l'ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu'une lumière, celle qu'une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec l'obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J'écoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables ; mais troublé par le souvenir d'une femme que j'avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis : « Est-ce que vous connaissez, Monsieur, la… les châtelaines de Guermantes ? », heureux aussi en prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s'ils venaient d'être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d'azur. Le cerne de sa paupière noircit, s'abaissa. Et sa bouche marquée d'un pli amer se ressaisissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d'un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas », dit-il, mais au lieu de donner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s'inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l'insistance qu'on apporte, pour être cru, à une affirmation invraisemblable – comme si ce fait qu'il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être l'effet que d'un hasard singulier – et aussi avec l'emphase de quelqu'un qui, ne pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l'idée que l'aveu qu'il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation elle-même – l'absence de relations avec les Guermantes – pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou voeu mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. « Non, reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je n'ai jamais voulu, j'ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance ; au fond je suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me disait que j'avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me donnais l'air d'un malotru, d'un vieil ours. Mais voilà une réputation qui n'est pas pour m'effrayer, elle est si vraie ! Au fond, je n'aime plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu'à moi l'odeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas bien que pour ne pas aller chez des gens qu'on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l'air d'un sauvage ou d'un ours. Mais ce que je comprenais c'est que Legrandin n'était pas tout à fait véridique quand il disait n'aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d'une si grande peur de leur déplaire qu'il n'osait pas leur laisser voir qu'il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d'agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-vous les Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait : « Non, je n'ai jamais voulu les connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu'en second, car un autre Legrandin qu'il cachait soigneusement au fond de lui, qu'il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s'était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme : « Hélas ! que vous me faites mal, non, je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie. » Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s'il n'avait pas le joli langage de l'autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu'on appelle « réflexes », quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, l'autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne pouvait qu'entreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu'il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n'est que d'eux que nous avons pu l'apprendre. Sur nous, elles n'agissent que d'une façon seconde, par l'imagination qui substitue aux premiers mobiles, des mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d'aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l'imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s'estimant de céder à cet attrait de l'esprit et de la vertu qu'ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu'il en était un ; car grâce à l'incapacité où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l'une de l'autre l'activité mondaine de Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n'avait plus aucune illusion sur M. Legrandin et nos relations avec lui s'étaient fort espacées. Maman s'amusait infiniment chaque fois qu'elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché qu'il n'avouait pas, qu'il continuait à appeler le péché sans rémission, le snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandin avec tant de détachement et de gaieté ; et quand on pensa une année à m'envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand-mère, il dit : « Il faut absolument que j'annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s'il vous offrira de vous mettre en rapport avec sa soeur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir dit qu'elle demeurait à deux kilomètres de là. » Ma grand-mère qui trouvait qu'aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer le sel et qu'on n'y doit connaître personne, parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur l'air marin, demandait au contraire qu'on ne parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa soeur, Mme de Cambremer, débarquant à l'hôtel au moment où nous serions sur le point d'aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le danger n'était pas si menaçant, que Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa soeur. Or, sans qu'on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais l'intention d'aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
« Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux, n'est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu surtout plus floral qu'aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose n'a-t-il pas aussi un teint de fleur, d'oeillet ou d'hydrangea ? Il n'y a guère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j'ai pu faire de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de l'atmosphère. Là-bas près de Balbec, près de ces lieux si sauvages, il y a une petite baie d'une douceur charmante où le coucher de soleil du pays d'Auge, le coucher de soleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d'ailleurs, est sans caractère, insignifiant ; mais dans cette atmosphère humide et douce s'épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner. D'autres s'effeuillent tout de suite et c'est alors plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion d'innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette baie, dite d'opale, les plages d'or semblent plus douces encore pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec ! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu'Anatole France – un enchanteur que devrait lire notre petit ami – a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l'Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se construisent, superposés au sol antique et charmant qu'ils n'altèrent pas, quel délice d'excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles.
— Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu'un à Balbec ? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand-mère et peut-être avec ma femme. »
Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus d'intensité – et tout en souriant tristement – sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d'amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au-delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d'établir qu'au moment où on lui avait demandé s'il connaissait quelqu'un à Balbec, il pensait à autre chose et n'avait pas entendu la question. Habituellement de tels regards font dire à l'interlocuteur : « À quoi pensez-vous donc ? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit :
« Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si bien Balbec ? »
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu'il n'y avait plus qu'à répondre, il nous dit :
« J'ai des amis partout où il y a des troupes d'arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n'a pas pitié d'eux.
— Ce n'est pas cela que je voulais dire », interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. « Je demandais pour le cas où il arriverait n'importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde ?
— Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d'une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c'est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s'est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où monte la lune d'or et dont les barques qui rentrent en striant l'eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c'est une simple maison solitaire, plutôt laide, l'air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d'une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n'est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son coeur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n'est pas formé. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d'ailleurs discutable, sur un coeur qui n'est plus intact comme le mien, sur un coeur dont la lésion n'est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. Bonne nuit, voisins », ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l'habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dépend de l'état du coeur », nous cria-t-il.
Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu'à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre soeur, et d'être obligé à nous offrir une lettre d'introduction qui n'eût pas été pour lui un tel sujet d'effroi s'il avait été absolument certain – comme il aurait dû l'être en effet avec l'expérience qu'il avait du caractère de ma grand-mère – que nous n'en aurions pas profité.
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de la saison, où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire, qui se reflétait plus loin dans l'étang, rougeur qui, accompagnée souvent d'un froid assez vif, s'associait, dans mon esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l'été au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore ; et pendant la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s'abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux d'or le bois de citronnier de la commode, illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu'elle prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentanées, il n'y avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres et l'étang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur d'opale et un long rayon de lune qui allait en s'élargissant et se fendillait de toutes les rides de l'eau le traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait :
« Mon Dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète ; aussi nous rentrons trop tard. »
Et sans avoir pris le temps d'enlever nos affaires, nous montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement à ce qu'elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien qu'on ne pouvait jamais être sûr de l'heure à laquelle on serait rentré.
« Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu'ils seraient allés du côté de Guermantes ! Mon Dieu ! ils doivent avoir une faim ! Et votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu'il a attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer ! Comment, vous êtes allés du côté de Guermantes !
— Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager. »
Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les promenades, et si opposés qu'on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d'un côté ou de l'autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu'on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu'on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n'ai jamais connu que le « côté » et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne « connaissions point » et qu'à ce signe on tenait pour « des gens qui seront venus de Méséglise ». Quant à Guermantes je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus tard seulement ; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose d'inaccessible comme l'horizon, dérobé à la vue, si loin qu'on allât, par les plis d'un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes lui ne m'est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre « côté », une sorte d'expression géographique abstraite comme la ligne de l'équateur, comme le pôle, comme l'orient. Alors, « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le contraire, m'eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l'est pour aller à l'ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de la plaine qu'il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n'appartiennent qu'aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d'eux me semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis qu'à côté d'eux, avant qu'on fût arrivé sur le sol sacré de l'un ou de l'autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient posés comme l'idéal de la vue de plaine et l'idéal du paysage de rivière, ne valaient pas plus la peine d'être regardés que par le spectateur épris d'art dramatique les petites rues qui avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques la distance qu'il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l'esprit qui ne font pas qu'éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de n'aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l'un de l'autre, inconnaissables l'un à l'autre, dans les vases clos et sans communication entre eux, d'après-midi différents.
Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n'était pas bien longue et n'entraînait pas trop) comme pour aller n'importe où, par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était salué par l'armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise, qu'elle n'avait plus d'huile ou de café, et l'on sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M. Swann. Avant d'y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des étrangers, l'odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d'entre les petits coeurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc, leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l'ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d'enlacer leur taille souple et d'attirer à moi les boucles étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n'allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l'air de regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à mon père :
« Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que comme sa femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatre heures à Paris ? Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sont pas là, cela nous abrégerait d'autant. »
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas approchait de sa fin ; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en quoi l'aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu'il avait faite avec M. Swann le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc s'étendait en terrain plat. Obscurcie par l'ombre des grands arbres qui l'entouraient, une pièce d'eau avait été creusée par les parents de Swann ; mais dans ses créations les plus factices, c'est sur la nature que l'homme travaille ; certains lieux font toujours régner autour d'eux leur empire particulier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu d'un parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nécessités de leur exposition et superposée à l'oeuvre humaine. C'est ainsi qu'au pied de l'allée qui dominait l'étang artificiel, s'était composée sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l'eupatoire et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui – en m'ôtant la chance terrible de la voir apparaître dans une allée, d'être connu et méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des cathédrales – me rendait la contemplation de Tansonville indifférente la première fois où elle m'était permise, semblait au contraire ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des commodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une excursion en pays de montagnes, l'absence de tout nuage, rendre cette journée exceptionnellement propice à une promenade de ce côté ; j'aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu'un miracle fît apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous, que nous n'aurions pas le temps de l'éviter et serions obligés de faire sa connaissance. Aussi, quand tout d'un coup, j'aperçus sur l'herbe, comme un signe de sa présence possible, un couffin oublié à côté d'une ligne dont le bouchon flottait sur l'eau, je m'empressai de détourner d'un autre côté, les regards de mon père et de mon grand-père. D'ailleurs Swann nous ayant dit que c'était mal à lui de s'absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On n'entendait aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la hauteur d'un arbre incertain, un invisible oiseau s'ingéniant à faire trouver la journée courte, explorait d'une note prolongée, la solitude environnante, mais il recevait d'elle une réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et d'immobilité qu'on aurait dit qu'il venait d'arrêter pour toujours l'instant qu'il avait cherché à faire passer plus vite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l'on aurait voulu se soustraire à son attention, et l'eau dormante elle-même, dont des insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelque Maelstrom imaginaire, augmentait le trouble où m'avait jeté la vue du flotteur de liège en semblant l'entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses du ciel reflété ; presque vertical il paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais si, sans tenir compte du désir et de la crainte que j'avais de la connaître, je n'avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson mordait – quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m'appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s'étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l'odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser une verrière ; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l'église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu'un souffle défait.
Mais j'avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu'elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m'unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m'offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu'on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me détournais d'elles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d'une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l'approche d'un village, ils m'annonçaient l'immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le coeur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s'écrie, avant de l'avoir encore vue : « La Mer ! »
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d'oeuvre dont on croit qu'on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder, mais j'avais beau me faire un écran de mes mains pour n'avoir qu'elles sous les yeux, le sentiment qu'elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m'aidaient pas à l'éclaircir, et je ne pouvais demander à d'autres fleurs de le satisfaire. Alors me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une oeuvre qui diffère de celles que nous connaissions, ou bien si l'on nous mène devant un tableau dont nous n'avions vu jusque-là qu'une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l'orchestre, mon grand-père m'appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit : « Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! » En effet c'était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fête – de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu'un caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n'a rien d'essentiellement férié – mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient « en couleur », par conséquent d'une qualité supérieure selon l'esthétique de Combray, si l'on en jugeait par l'échelle des prix dans le « magasin » de la Place, ou chez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient roses. Moi-même j'appréciais plus le fromage à la crème rose, celui où l'on m'avait permis d'écraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce qu'elles leur présentent la raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles avec le plus d'évidence aux yeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu'ils ont compris qu'elles ne promettaient rien à leur gourmandise et n'avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je l'avais tout de suite senti, comme devant les épines blanches mais avec plus d'émerveillement, que ce n'était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu'était traduite l'intention de festivité dans les fleurs, mais que c'était la nature qui, spontanément, l'avait exprimée avec la naïveté d'une commerçante de village travaillant pour un reposoir, en surchargeant l'arbuste de ces rosettes d'un ton trop tendre et d'un pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l'autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d'une teinte plus pâle qui, en s'entrouvrant, laissaient voir, comme au fond d'une coupe de marbre rose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs, l'essence particulière, irrésistible, de l'épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu'en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d'elle qu'une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose, l'arbuste catholique et délicieux.
La haie laissait voir à l'intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d'un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d'arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait, aux points où il était percé, au-dessus des fleurs dont il imbibait les parfums, l'éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m'arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s'adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d'un blond roux qui avait l'air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l'ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n'avais pas, ainsi qu'on dit, assez « d'esprit d'observation » pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d'un vif azur, puisqu'elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n'avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu'on la voyait – je n'aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Je la regardais, d'abord de ce regard qui n'est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu'il regarde et l'âme avec lui ; puis tant j'avais peur que d'une seconde à l'autre mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d'un second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître ! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon grand-père et de mon père, et sans doute l'idée qu'elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se détourna et d'un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d'être dans leur champ visuel ; et tandis que continuant à marcher et ne l'ayant pas aperçue, ils m'avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l'air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d'après les notions que l'on m'avait données sur la bonne éducation, que comme une preuve d'outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu'on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu'un seul sens, celui d'une intention insolente.
« Allons, Gilberte, viens ; qu'est-ce que tu fais », cria d'une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n'avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête ; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche et s'éloigna sans se retourner de mon côté, d'un air docile, impénétrable et sournois.
Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l'instant d'avant, n'était qu'une image incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l'arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d'air pur qu'il avait traversée – et qu'il isolait – du mystère de la vie de celle qu'il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l'épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l'inconnu de sa vie où je n'entrerais pas.
Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partir pour qu'elle reste seule avec son Charlus, car c'est lui, je l'ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie ! ») l'impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans qu'elle répliquât, en me la montrant comme forcée d'obéir à quelqu'un, comme n'étant pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet amour s'éleva de nouveau en moi comme une réaction par quoi mon coeur humilié voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l'abaisser jusqu'à lui. Je l'aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps et l'inspiration de l'offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que j'aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les épaules : « Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez ! » Cependant je m'éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d'un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles impossibles à transgresser, l'image d'une petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui l'approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu l'ineffable bonheur de connaître, la sublime profession d'agent de change, le douloureux quartier des Champs-Élysées qu'elle habitait à Paris.
« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j'aurais voulu t'avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j'avais osé, je t'aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant. » Mon grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soit qu'on n'eût pas perdu tout espoir d'arriver à la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d'ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières qu'elle avait reçues, alors qu'elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et de même que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous qu'il demandât encore à voir), elle lui faisait répondre qu'elle était fatiguée, mais qu'elle le laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là : « Oui, un jour qu'il fera beau, j'irai en voiture jusqu'à la porte du parc. » C'est sincèrement qu'elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir qu'elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s'habillait ; la fatigue commençait avant qu'elle fût passée dans l'autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle – plus tôt seulement que cela n'arrive d'habitude – c'est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s'enveloppe dans sa chrysalide, et qu'on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui à partir d'une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s'écrire et savent qu'ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu'elle ne reverrait pas Swann, qu'elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c'est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu'elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l'inaction, à l'isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.
Ma tante n'alla pas voir la haie d'épines roses, mais à tous moments je demandais à mes parents si elle n'irait pas, si autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n'osais pas le prononcer moi-même, mais je les entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d'elle ; et je contraignais tout d'un coup mon père, en feignant de croire par exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà avant lui dans notre famille, ou que la haie d'épines roses que voulait voir ma tante Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me dire, comme malgré moi, comme de lui-même : « Mais non, cette charge-là était au père de Swann, cette haie fait partie du parc de Swann. » Alors j'étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se posant sur la place où il était toujours écrit en moi, pesait à m'étouffer ce nom qui, au moment où je l'entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce qu'il était lourd de toutes les fois où, d'avance, je l'avais mentalement proféré. Il me causait un plaisir que j'étais confus d'avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir était si grand qu'il avait dû exiger d'eux pour qu'ils me le procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu'il n'était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les séductions singulières que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dès qu'ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d'un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu'ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu'ils apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient mes rêves, et j'étais malheureux comme si je les avais vaincus et dépravés.
Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d'habitude, mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m'avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n'avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m'avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon, contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers l'importune main qui en formant tous ces noeuds avait pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne l'entendis pas : « Ô mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n'est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m'avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d'aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste de la promenade qu'on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui était pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre arrivée, pour sentir que j'étais bien à Combray, je montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant compensée par l'absence de tout obstacle, quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l'extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute l'immense étendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d'elle, que c'était quelque message d'elle qu'il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l'embrassais au passage. À gauche était un village qui s'appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite, on apercevait par-delà les blés, les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d'alvéoles, guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.
À intervalles symétriques, au milieu de l'inimitable ornementation de leurs feuilles qu'on ne peut confondre avec la feuille d'aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C'est du côté de Méséglise que j'ai remarqué pour la première fois l'ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d'or impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l'après-midi passait la lune blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n'est pas l'heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses camarades, s'effaçant, ne voulant pas qu'on fasse attention à elle. J'aimais à retrouver son image dans des tableaux et dans des livres, mais ces oeuvres d'art étaient bien différentes – du moins pendant les premières années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus subtiles – de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd'hui et où je ne l'eusse pas reconnue alors. C'était, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une faucille d'argent, de ces oeuvres naïvement incomplètes comme étaient mes propres impressions et que les soeurs de ma grand-mère s'indignaient de me voir aimer. Elles pensaient qu'on doit mettre devant les enfants, et qu'ils font preuve de goût en aimant d'abord, les oeuvres que, parvenu à la maturité, on admire définitivement. C'est sans doute qu'elles se figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels qu'un oeil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d'en mûrir lentement des équivalents dans son propre coeur.
C'est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord d'une grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute allure. À partir d'une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s'installa définitivement à Montjouvain. On disait : « Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pas s'apercevoir de ce qu'on raconte, et permettre à sa fille, lui qui se scandalise d'une parole déplacée, de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c'est une femme supérieure, un grand coeur et qu'elle aurait eu des dispositions extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que ce n'est pas de musique qu'elle s'occupe avec sa fille. » M. Vinteuil le disait ; et il est en effet remarquable combien une personne excite toujours d'admiration pour ses qualités morales chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations charnelles. L'amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu'aux moindres parcelles qu'il possède de bonté, d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux de l'entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant qu'il voulait le rôle de perfide dont il n'avait pas le physique, sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant d'un ton rude : « Hé bien ! il paraît qu'elle fait de la musique avec son amie, Mlle Vinteuil. Ça a l'air de vous étonner. Moi je sais pas. C'est le père Vinteuil qui m'a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d'aimer la musique, c'te fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les vocations artistiques des enfants, Vinteuil non plus à ce qu'il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l'amie de sa fille. Ah ! sapristi on en fait une musique dans c'te boîte-là. Mais qu'est-ce que vous avez à rire ? mais ils font trop de musique ces gens. L'autre jour j'ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes. »
Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les personnes qu'il connaissait, se détourner quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, s'absorber dans son chagrin, devenir incapable de tout effort qui n'avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des journées entières devant la tombe de sa femme – il eût été difficile de ne pas comprendre qu'il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu'il ne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être même y ajoutait-il foi. Il n'est peut-être pas une personne, si grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice qu'elle condamne le plus formellement – sans qu'elle le reconnaisse d'ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers qu'il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu'elle a par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à une de ces situations qu'on croit à tort être l'apanage exclusif du monde de la bohème : elles se produisent chaque fois qu'a besoin de se réserver la place et la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que la nature elle-même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu'en mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de sa fille, il ne s'ensuit pas que son culte pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec elle au rang qu'ils occupaient dans l'estime générale, alors ce jugement d'ordre social, il le portait exactement comme l'eût fait l'habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et qu'il voyait d'en bas (eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là), cette tendance à chercher à remonter jusqu'à eux, qui est une résultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d'une autre, s'était trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous éviter ; et Swann avec cette orgueilleuse charité de l'homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l'infamie d'autrui qu'une raison d'exercer envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d'autant plus l'amour-propre de celui qui les donne, qu'il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il n'adressait pas la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s'il n'enverrait pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C'était une invitation qui, il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments si reconnaissants qu'il se croyait obligé par eux, à ne pas avoir l'indiscrétion de l'accepter. L'amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu'il pensait qu'il valait peut-être mieux ne pas s'en servir, pour avoir la douceur toute platonique de le conserver.
« Quel homme exquis », nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d'une duchesse, fût-elle laide et sotte. « Quel homme exquis ! Quel malheur qu'il ait fait un mariage tout à fait déplacé. »
Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d'hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne l'opinion qu'ils ont d'elle et expriment dès qu'elle n'est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela même qu'ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils avaient l'air de sous-entendre qu'il n'était pas contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil n'envoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fut le premier à le regretter. Car chaque fois qu'il venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait qu'il avait depuis quelque temps un renseignement à lui demander sur quelqu'un qui portait le même nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et cette fois-là il s'était bien promis de ne pas oublier ce qu'il avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tansonville.
Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux que nous faisions autour de Combray et qu'à cause de cela on la réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise était assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des bois de Roussainville dans l'épaisseur desquels nous pourrions nous mettre à couvert.
Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son ovale et dont il jaunissait la bordure. L'éclat, mais non la clarté, était enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arêtes blanches avec une précision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces camaïeux qui décorent les trumeaux des anciennes demeures.
Mais d'autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait menacés le capucin que l'opticien avait à sa devanture ; les gouttes d'eau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l'aventure pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place, attire à elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu'au départ des hirondelles. Nous nous réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre était déjà presque séchée que plus d'une s'attardait à jouer sur les nervures d'une feuille, et suspendue à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout d'un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.
Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints et les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs. Que cette église était française ! Au-dessus de la porte, les Saints, les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient représentés comme ils pouvaient l'être dans l'âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et à Virgile de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle l'avait personnellement connu, et généralement pour faire honte par la comparaison à mes grands-parents moins « justes ». On sentait que les notions que l'artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XIXe siècle) avaient de l'histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par autant d'inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d'une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante. Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi, virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de Saint-André-des-Champs c'était le jeune Théodore, le garçon de chez Camus. Françoise sentait d'ailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que, quand ma tante Léonie était trop malade pour que Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se faire « bien voir » de ma tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement rempli de l'âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux « pauvres malades », à « sa pauvre maîtresse », qu'il avait pour soulever la tête de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s'empressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n'étaient qu'un ensommeillement, qu'une réserve, prête à refleurir dans la vie en innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d'une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d'une stature plus qu'humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l'air valide, insensible et courageux des paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui insinuait dans la statue une douceur que je n'y avais pas cherchée, était souvent certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l'oeuvre d'art. Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n'ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l'orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d'un ostensoir d'autel, les tiges d'or effrangées de son soleil reparu.
Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que l'obscurité et l'humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochées au flanc d'une colline plongée dans la nuit et dans l'eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais qu'importait la pluie, qu'importait l'orage ! L'été, le mauvais temps n'est qu'une humeur passagère, superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluide de l'hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s'est solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s'égoutter sans compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où j'attendais l'heure du dîner en lisant, j'entendais l'eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l'averse ne faisait que vernir leurs feuilles et qu'ils promettaient de demeurer là, comme des gages de l'été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la continuité du beau temps ; qu'il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuilles en forme de coeur ; et c'est sans tristesse que j'apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l'orage des supplications et des salutations désespérées ; c'est sans tristesse que j'entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas.
Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à la promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l'habitude d'aller, ces jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l'automne où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car elle était enfin morte, faisant triompher à la fois ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu'elle souffrait d'une maladie non pas imaginaire mais organique, à l'évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se rendre quand elle y aurait succombé ; et ne causant par sa mort de grande douleur qu'à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant les quinze jours que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour de la haine et qui était de la vénération et de l'amour. Sa véritable maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à déjouer, au bon coeur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux et tout-puissant monarque n'était plus. À côté d'elle nous comptions pour bien peu de chose. Il était loin le temps où quand nous avions commencé à venir passer nos vacances à Combray, nous possédions autant de prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents n'ayant guère de loisir pour faire des sorties que le temps d'ailleurs contrariait, prirent l'habitude de me laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais d'autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l'esprit de qui on n'aurait pu faire entrer l'idée que la couleur des vêtements n'a rien à faire avec le deuil et à qui d'ailleurs le chagrin que nous avions de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous n'avions pas donné de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de voix spécial pour parler d'elle, que même parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans un livre – et en cela j'étais bien moi-même comme Françoise – cette conception du deuil d'après la Chanson de Roland et le portail de Saint-André-des-Champs m'eût été sympathique. Mais dès que Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter qu'elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire que je regrettais ma tante parce que c'était une bonne femme, malgré ses ridicules, mais nullement parce que c'était ma tante, qu'elle eût pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune peine, propos qui m'eussent semblé ineptes dans un livre.
Si alors Françoise remplie comme un poète d'un flot de pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s'excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait : « Je ne sais pas m'exprimer », je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied ; et si elle ajoutait : « Elle était tout de même de la parentèse, il reste toujours le respect qu'on doit à la parentèse », je haussais les épaules et je me disais : « Je suis bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils », adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d'hommes dont ceux qui les méprisent le plus dans l'impartialité de la méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une des scènes vulgaires de la vie.
Mes promenades de cet automne-là furent d'autant plus agréables que je les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand j'étais fatigué d'avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais : mon corps obligé depuis longtemps de garder l'immobilité, mais qui s'était chargé sur place d'animation et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu'on lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville, les buissons auxquels s'adosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n'étaient, les uns et les autres, que des idées confuses qui m'exaltaient et qui n'ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile éclaircissement, le plaisir d'une dérivation plus aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître. Quand j'essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fut le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que c'est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels j'avais lutté avec allégresse, comme j'arrivais au bord de la mare de Montjouvain, devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l'averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu'à l'extrémité de leur longueur, avec l'abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n'avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l'eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m'écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.
Et c'est à ce moment-là encore – grâce à un paysan qui passait, l'air déjà d'être d'assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau temps, n'est-ce pas, il fait bon marcher » – que j'appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois qu'une lecture un peu longue m'avait mis en humeur de causer, le camarade à qui je brûlais d'adresser la parole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu'on le laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à apprendre une peccadille que j'avais oubliée et qu'ils me reprochaient sévèrement au moment où je m'élançais vers eux pour les embrasser.
Parfois à l'exaltation que me donnait la solitude, s'en ajoutait une autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras. Né brusquement, et sans que j'eusse eu le temps de le rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu'un degré supérieur de celui qu'elles me donnaient. Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c'était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile d'une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu'une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des arbres c'était encore la sienne et que l'âme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser me la livrerait ; et mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon imagination, mon désir n'avait plus de limites. C'est qu'aussi – comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l'action de l'habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d'une foi profonde, à l'originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons – la passante qu'appelait mon désir me semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général : la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui n'était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d'une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas. J'avais le désir d'une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d'une pêcheuse de Balbec, comme j'avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu'elles pouvaient me donner m'aurait paru moins vrai, je n'aurais plus cru en lui, si j'en avais modifié à ma guise les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une paysanne de Méséglise c'eût été recevoir des coquillages que je n'aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n'aurais pas trouvée dans les bois, c'eût été retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l'avait enveloppée mon imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c'était ne pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale d'une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure permet d'approcher de plus près qu'en elles, la saveur profonde du pays. Je pouvais d'autant plus facilement le croire (et que les caresses par lesquelles elle m'y ferait parvenir, seraient aussi d'une sorte particulière et dont je n'aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu'elle), que j'étais pour longtemps encore à l'âge où l'on n'a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes différentes avec lesquelles on l'a goûté, où on ne l'a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les instruments interchangeables d'un plaisir toujours identique. Il n'existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l'esprit, comme le but qu'on poursuit en s'approchant d'une femme, comme la cause du trouble préalable qu'on ressent. À peine y songe-t-on comme à un plaisir qu'on aura ; plutôt, on l'appelle son charme à elle ; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu'à sortir de soi. Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où il s'accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle qui est auprès de nous, qu'il nous apparaît surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour la bonté de coeur de notre compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble.
Hélas, c'était en vain que j'implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j'avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l'iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entrouverte, pendant qu'avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu'au moment où une trace naturelle comme celle d'un colimaçon s'ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu'à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant l'étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller jusqu'au porche de Saint-André-des-Champs ; jamais ne s'y trouvait la paysanne que je n'eusse pas manqué d'y rencontrer si j'avais été avec mon grand-père et dans l'impossibilité de lier conversation avec elle. Je fixais indéfiniment le tronc d'un arbre lointain, de derrière lequel elle allait surgir et venir à moi ; l'horizon scruté restait désert, la nuit tombait, c'était sans espoir que mon attention s'attachait, comme pour aspirer les créatures qu'ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée ; et ce n'était plus d'allégresse, c'était de rage que je frappais les arbres du bois de Roussainville d'entre lesquels ne sortait pas plus d'êtres vivants que s'ils eussent été des arbres peints sur la toile d'un panorama, quand, ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d'avoir serré dans mes bras la femme que j'avais tant désirée, j'étais pourtant obligé de reprendre le chemin de Combray en m'avouant à moi-même qu'était de moins en moins probable le hasard qui l'eût mise sur mon chemin. Et s'y fût-elle trouvée, d'ailleurs, eussé-je osé lui parler ? Il me semblait qu'elle m'eût considéré comme un fou ; je cessais de croire partagés par d'autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne m'apparaissaient plus que comme les créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils n'avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors perdait tout charme et toute signification et n'était plus à ma vie qu'un cadre conventionnel comme l'est à la fiction d'un roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
C'est peut-être d'une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu'est sortie, bien après, l'idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma vie. C'était par un temps très chaud ; mes parents, qui avaient dû s'absenter pour toute la journée, m'avaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais ; et étant allé jusqu'à la mare de Montjouvain où j'aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m'étais étendu à l'ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là où j'avais attendu mon père autrefois, un jour qu'il était allé voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m'éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître, car je ne l'avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu'elle commençait d'être une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était entrouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu'elle me vît, mais en m'en allant j'aurais fait craquer les buissons, elle m'aurait entendu et elle aurait pu croire que je m'étais caché là pour l'épier.
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous n'étions pas allés la voir, ma mère ne l'avait pas voulu à cause d'une vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté : la pudeur ; mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelait la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d'abord par les soins de mère et de bonne d'enfant qu'il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait causées ; elle revoyait le visage torturé qu'avait eu le vieillard tous les derniers temps ; elle savait qu'il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son oeuvre des dernières années, pauvres morceaux d'un vieux professeur de piano, d'un ancien organiste de village dont nous imaginions bien qu'ils n'avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas parce qu'ils en avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de vivre avant qu'il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient inconnus ; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté pour sa fille ; quand elle évoquait toute cette détresse suprême de l'ancien maître de piano de mes tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords d'avoir à peu près tué son père. « Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire. Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme ? Il ne pourrait lui venir que d'elle. »
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où retentit le roulement d'une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près d'elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu'il avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil l'accueillit sans se lever, ses deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu'elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin d'elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de son coeur s'en alarma ; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l'envie de dormir était la seule raison pour laquelle elle s'était ainsi étendue. Malgré la familiarité rude et dominatrice qu'elle avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n'y pas réussir.
« Laisse donc tout ouvert, j'ai chaud, dit son amie.
— Mais c'est assommant, on nous verra », répondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu'elle n'avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres qu'elle avait en effet le désir d'entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisser l'initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l'expression qui plaisait tant à ma grand-mère, quand elle ajouta vivement :
« Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c'est assommant, quelque chose insignifiante qu'on fasse, de penser que des yeux vous voient. »
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle taisait les mots prémédités qu'elle avait jugés indispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d'elle-même une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.
« Oui, c'est probable qu'on nous regarde à cette heure-ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi ? » ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d'un clignement d'yeux malicieux et tendre, ces mots qu'elle récita par bonté, comme un texte qu'elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d'un ton qu'elle s'efforçait de rendre cynique) « quand même on nous verrait ce n'en est que meilleur. »
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son coeur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s'adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu'elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu'elle désirait d'être, mais les mots qu'elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu'elle s'en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d'audace, et s'entremêlait de : « tu n'as pas froid, tu n'as pas trop chaud, tu n'as pas envie d'être seule et de lire ? »
« Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir », finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu'elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans l'échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s'échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portrait de l'ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n'attirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer :
« Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j'ai pourtant dit vingt fois que ce n'était pas sa place. »
Je me souvins que c'étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques :
« Mais laisse-le donc où il est, il n'est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu'il pleurnicherait, qu'il voudrait te mettre ton manteau, s'il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe. »
Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche : « Voyons, voyons », qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu'elles fussent dictées par l'indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer (évidemment c'était là un sentiment qu'elle s'était habituée, à l'aide de quels sophismes ? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais parce qu'elles étaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse qu'elle cherchait à s'assimiler. Mais elle ne put résister à l'attrait du plaisir qu'elle éprouverait à être traitée avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu'elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu'elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l'orpheline.
« Sais-tu ce que j'ai envie de lui faire à cette vieille horreur ? » dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l'oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.
« Oh ! tu n'oserais pas.
— Je n'oserais pas cracher dessus ? sur ça ? » dit l'amie avec une brutalité voulue.
Je n'en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d'un air las, gauche, affairé, honnête et triste vint fermer les volets et la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu'après la mort il avait reçu d'elle en salaire.
Et pourtant j'ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à cette scène, il n'eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon coeur de sa fille, et peut-être même n'eût-il pas eu en cela tout à fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l'apparence du mal était si entière qu'on aurait eu de la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique ; c'est à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d'une maison de campagne véritable qu'on peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait d'un père qui n'a vécu que pour elle ; et il n'y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l'esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d'un symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf ; ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à elle qui ferait le mal sans se l'avouer. Mais, au-delà de l'apparence, dans le coeur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l'artiste du mal, ce qu'une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d'elle ; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle n'en aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de l'espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de s'y livrer un moment, c'est dans la peau des méchants qu'ils tâchent d'entrer et de faire entrer leur complice, de façon à avoir eu un moment l'illusion de s'être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle l'eût désiré en voyant combien il lui était impossible d'y réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père, ce qu'elle me rappelait c'était les façons de penser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu'elle profanait, ce qu'elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et l'empêchait de les goûter directement, c'était la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu'il lui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d'amabilité qui interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie, une mentalité qui n'était pas faite pour lui et l'empêchait de le connaître comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle se consacrait d'habitude. Ce n'est pas le mal qui lui donnait l'idée du plaisir, qui lui semblait agréable ; c'est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu'elle s'y adonnait il s'accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par l'identifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie n'était pas foncièrement mauvaise, et qu'elle n'était pas sincère au moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins avait-elle le plaisir d'embrasser sur son visage, des sourires, des regards, feints peut-être, mais analogues dans leur expression vicieuse et basse à ceux qu'aurait eus non un être de bonté et de souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait s'imaginer un instant qu'elle jouait vraiment les jeux qu'eût joués avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares à l'égard de la mémoire de son père. Peut-être n'eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d'émigrer, si elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu'on cause et qui, quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.
S'il était assez simple d'aller du côté de Méséglise, c'était une autre affaire d'aller du côté de Guermantes, car la promenade était longue et l'on voulait être sûr du temps qu'il ferait. Quand on semblait entrer dans une série de beaux jours ; quand Françoise désespérée qu'il ne tombât pas une goutte d'eau pour les « pauvres récoltes », et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la surface calme et bleue du ciel s'écriait en gémissant : « Ne dirait-on pas qu'on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en montrant là-haut leurs museaux ? Ah ! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs ! Et puis quand les blés seront poussés, alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c'était sur la mer » ; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner : « Demain s'il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes. » On partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes passaient la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d'où me semblaient dériver ses particularités curieuses et sa personnalité revêche, et qu'on chercherait en vain dans le Combray d'aujourd'hui où sur son tracé ancien s'élève l'école. Mais ma rêverie (semblable à ces architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces d'un choeur roman, remettent tout l'édifice dans l'état où il devait être au XIIe siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et « restitue » la rue des Perchamps. Elle a d'ailleurs pour ces reconstitutions, des données plus précises que n'en ont généralement les restaurateurs : quelques images conservées par ma mémoire, les dernières peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à être bientôt anéanties, de ce qu'était le Combray du temps de mon enfance ; et parce que c'est lui-même qui les a tracées en moi avant de disparaître, émouvantes – si on peut comparer un obscur portrait à ces effigies glorieuses dont ma grand-mère aimait à me donner des reproductions – comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de Gentile Bellini dans lesquels l'on voit en un état qui n'existe plus aujourd'hui le chef-d'oeuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.
On passait, rue de l'Oiseau, devant la vieille hôtellerie de l'Oiseau Flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe siècle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers, pour une question d'hommage. On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j'aurais voulu pouvoir m'asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les cloches ; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l'heure, on aurait dit non qu'elle rompait le calme du jour mais qu'elle le débarrassait de ce qu'il contenait et que le clocher avec l'exactitude indolente et soigneuse d'une personne qui n'a rien d'autre à faire, venait seulement – pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d'or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées – de presser, au moment voulu, la plénitude du silence.
Le plus grand charme du côté de Guermantes, c'est qu'on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s'il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d'un matin de grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnée seulement d'une bande de coucous arrivés trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d'odeur qu'elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l'été du feuillage bleu d'un noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris racine. À Combray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l'uniforme du suisse ou le surplis de l'enfant de choeur, ce pêcheur est la seule personne dont je n'aie jamais découvert l'identité. Il devait connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant d'un talus de plusieurs pieds ; de l'autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés jusqu'au village et jusqu'à la gare qui en était distante. Ils étaient semés des restes, à demi enfouis dans l'herbe, du château des anciens comtes de Combray qui au Moyen Âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n'étaient plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d'où jadis l'arbalétrier lançait des pierres, d'où le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l'Exempt, toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd'hui au ras de l'herbe, dominés par les enfants de l'école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations – passé presque descendu dans la terre, couché au bord de l'eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d'aujourd'hui une cité très différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible et d'autrefois qu'il cachait à demi sous les boutons d'or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu'ils avaient choisi pour leurs jeux sur l'herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes comme un jaune d'oeuf, brillants d'autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l'accumulais dans leur surface dorée, jusqu'à ce qu'il devînt assez puissant pour produire de l'inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a bien des siècles d'Asie mais apatriés pour toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l'eau, fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclat d'orient.
Je m'amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l'image de la fraîcheur d'une façon plus délicieuse et plus irritante qu'elles n'eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu'en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l'eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard avec des lignes ; j'obtenais qu'on tirât un peu de pain des provisions du goûter ; j'en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l'eau se solidifiait aussitôt autour d'elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu'elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d'être en voie de cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne s'obstrue de plantes d'eau. Il y en a d'abord d'isolées comme tel nénuphar à qui le courant au travers duquel il était placé d'une façon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bac actionné mécaniquement il n'abordait une rive que pour retourner à celle d'où il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s'allongeait, filait, atteignait l'extrême limite de sa tension jusqu'au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu'on peut d'autant mieux appeler son point de départ qu'elle n'y restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manoeuvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu'ils se croient chaque fois à la veille de secouer et qu'ils gardent toujours ; pris dans l'engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font qu'assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénuphar, pareil aussi à quelqu'un de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se répète indéfiniment durant l'éternité, excitait la curiosité de Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile, s'éloignant à grands pas, ne l'avait forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l'accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s'y était complu à des travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au coeur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu'il y a d'infini – dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j'ai vu, j'ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l'aviron, s'était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l'avant-goût du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de l'eau. Dans le ciel férié, flânait longuement un nuage oisif. Par moments, oppressée par l'ennui, une carpe se dressait hors de l'eau dans une aspiration anxieuse. C'était l'heure du goûter. Avant de repartir nous restions longtemps à manger des fruits, du pain et du chocolat, sur l'herbe où parvenaient jusqu'à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et métalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne s'étaient pas mélangés à l'air qu'ils traversaient depuis si longtemps, et côtelés par la palpitation successive de toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.
Parfois, au bord de l'eau entourée de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien, du monde, que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n'étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon l'expression populaire « s'enterrer » là, goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n'avait pu garder le coeur, y était inconnu, s'encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont avant qu'elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils n'avaient connu, ni ne connaîtraient l'infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n'aurait l'occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu'elle aimait, pour ceux-ci qui ne l'avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu'il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées de longs gants d'une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter jusqu'aux sources de la Vivonne, auxquelles j'avais souvent pensé et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j'avais été aussi surpris quand on m'avait dit qu'elles se trouvaient dans le département, à une certaine distance kilométrique de Combray, que le jour où j'avais appris qu'il y avait un autre point précis de la terre où s'ouvrait, dans l'Antiquité, l'entrée des Enfers. Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu'au terme que j'eusse tant souhaité d'atteindre, jusqu'à Guermantes. Je savais que là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu'ils étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans le « Couronnement d'Esther » de notre église, tantôt de nuances changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du vert chou au bleu prune selon que j'étais encore à prendre de l'eau bénite ou que j'arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme l'image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond – enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : « antes ». Mais si malgré cela ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres réels, bien qu'étranges, en revanche leur personne ducale se distendait démesurément, s'immatérialisait, pour pouvoir contenir en elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce « côté de Guermantes » ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais qu'ils ne portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siècle où, après avoir inutilement essayé de vaincre ses anciens seigneurs ils s'étaient alliés à eux par des mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n'y habitassent pas. Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leur personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et pieuse tristesse qui était spéciale à Combray ; propriétaires de la ville, mais non d'une maison particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de l'abside de Saint-Hilaire que l'envers de laque noire, si je levais la tête, quand j'allais chercher du sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres. Je m'arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile, que je désirais tant connaître depuis que je l'avais vue décrite par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son soi imaginaire traversé de cours d'eau bouillonnants, que Guermantes, changeant d'aspect dans ma pensée, s'identifia, quand j'eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives qu'il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes m'y faisait venir, éprise pour moi d'un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et m'apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que j'avais l'intention de composer. Et ces rêves m'avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s'arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je n'avais pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l'empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pour arranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en place qu'il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise m'avait appris à considérer comme plus inéluctables que celles de la vie et de la mort, à faire retarder d'un an pour notre maison, seule de tout le quartier, les travaux de « ravalement », à obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux, l'autorisation qu'il passât le baccalauréat deux mois d'avance, dans la série des candidats dont le nom commençait par un A au lieu d'attendre le tour des S. Si j'étais tombé gravement malade, si j'avais été capturé par des brigands, persuadé que mon père avait trop d'intelligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles lettres de recommandation auprès du Bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivité pussent être autre chose que de vains simulacres sans danger pour moi, j'aurais attendu avec calme l'heure inévitable du retour à la bonne réalité, l'heure de la délivrance ou de la guérison ; peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n'était-il aussi qu'une illusion sans consistance, et cesserait-elle par l'intervention de mon père qui avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain de l'époque. Mais d'autres fois tandis que mes parents s'impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle au lieu de me sembler une création artificielle de mon père et qu'il pouvait modifier à son gré, m'apparaissait au contraire comme comprise dans une réalité qui n'était pas faite pour moi, contre laquelle il n'y avait pas de recours, au coeur de laquelle je n'avais pas d'allié, qui ne cachait rien au-delà d'elle-même. Il me semblait alors que j'existais de la même façon que les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j'étais seulement du nombre de ceux qui n'ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements que m'avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j'avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu'on pouvait me prodiguer, comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa conscience.
Un jour ma mère me dit : « Puisque tu parles toujours de Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied l'a très bien soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourras l'apercevoir à la cérémonie. » C'était du reste par le docteur Percepied que j'avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il nous avait même montré le numéro d'une revue illustrée où elle était représentée dans le costume qu'elle portait à un bal travesti chez la princesse de Léon.
Tout d'un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d'analogie avec le portrait qu'on m'avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si j'essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux bleus, dont s'était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : « Cette dame ressemble à Mme de Guermantes » ; or la chapelle où elle suivait la messe était celle de Gilbert le Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je me rappelais être à ce qu'on m'avait dit réservée à la famille de Guermantes quand quelqu'un de ses membres venait pour une cérémonie à Combray ; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu'une seule femme ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour où elle devait justement venir, dans cette chapelle : c'était elle ! Ma déception était grande. Elle provenait de ce que je n'avais jamais pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d'une tapisserie ou d'un vitrail, dans un autre siècle, d'une autre matière que le reste des personnes vivantes. Jamais je ne m'étais avisé qu'elle pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l'ovale de ses joues me fit tellement souvenir de personnes que j'avais vues à la maison que le soupçon m'effleura, pour se dissiper d'ailleurs aussitôt après, que cette dame, en son principe générateur, en toutes ses molécules, n'était peut-être pas substantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du nom qu'on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait aussi des femmes de médecins et de commerçants. « C'est cela, ce n'est que cela, Mme de Guermantes ! » disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je contemplais cette image qui naturellement n'avait aucun rapport avec celles qui sous le même nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois dans mes songes, puisque, elle, elle n'avait pas été comme les autres arbitrairement formée par moi, mais qu'elle m'avait sauté aux yeux pour la première fois il y a un moment seulement, dans l'église ; qui n'était pas de la même nature, n'était pas colorable à volonté comme celles qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d'une syllabe, mais était si réelle que tout, jusqu'à ce petit bouton qui s'enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois de la vie, comme, dans une apothéose de théâtre, un plissement de la robe de la fée, un tremblement de son petit doigt, dénoncent la présence matérielle d'une actrice vivante, là où nous étions incertains si nous n'avions pas devant les yeux une simple projection lumineuse.
Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les yeux perçants, épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c'était eux qui l'avaient d'abord atteinte, qui y avaient fait la première encoche, au moment où je n'avais pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur cette image toute récente, inchangeable, j'essayais d'appliquer l'idée : « C'est Mme de Guermantes » sans parvenir qu'à la faire manoeuvrer en face de l'image, comme deux disques séparés par un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes à laquelle j'avais si souvent rêvé, maintenant que je voyais qu'elle existait effectivement en dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination qui, un moment paralysée au contact d'une réalité si différente de ce qu'elle attendait, se mit à réagir et à me dire : « Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des personnes qui sont ici. »
Et – ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si extensible qu'ils peuvent se promener seuls loin de lui – pendant que Mme de Guermantes était assise dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient çà et là, montaient le long des piliers, s'arrêtaient même sur moi, comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au moment où je reçus sa caresse, me sembla conscient. Quant à Mme de Guermantes elle-même, comme elle restait immobile, assise comme une mère qui semble ne pas voir les audaces espiègles et les entreprises indiscrètes de ses enfants qui jouent et interpellent des personnes qu'elle ne connaît pas, il me fut impossible de savoir si elle approuvait ou blâmait dans le désoeuvrement de son âme, le vagabondage de ses regards.
Je trouvais important qu'elle ne partît pas avant que j'eusse pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des années je considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas mes yeux d'elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées que j'y rapportais – et peut-être surtout, forme de l'instinct de conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu'on a toujours de ne pas avoir été déçu – la replaçant (puisque c'était une seule personne qu'elle et cette duchesse de Guermantes que j'avais évoquée jusque-là) hors du reste de l'humanité dans laquelle la vue pure et simple de son corps me l'avait fait un instant confondre, je m'irritais en entendant dire autour de moi : « Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil », comme si elle leur eût été comparable. Et mes regards s'arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à l'attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d'autres visages, je m'écriais devant ce croquis volontairement incomplet : « Qu'elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c'est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j'ai devant moi ! » Et l'attention avec laquelle j'éclairais son visage l'isolait tellement, qu'aujourd'hui si je repense à cette cérémonie, il m'est impossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand je lui demandai si cette dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie qu'éclairait le soleil intermittent et chaud d'un jour de vent et d'orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais dont l'infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu'elle ne ressentît pas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du reste elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés d'une signification précise, qu'on adresse à quelqu'un qu'on connaît, mais seulement laisser ses pensées distraites s'échapper incessamment devant elle en un flot de lumière bleue qu'elle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu'il pût gêner, paraître dédaigner ces petites gens qu'il rencontrait au passage, qu'il atteignait à tous moments. Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le destiner à personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un sourire un peu timide de suzeraine qui a l'air de s'excuser auprès de ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard qu'elle avait laissé s'arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis : « Mais sans doute elle fait attention à moi. » Je crus que je lui plaisais, qu'elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l'église, qu'à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes. Et aussitôt je l'aimai, car s'il peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu'elle nous regarde avec mépris comme j'avais cru qu'avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu'elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu'elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensions qu'elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m'eût dédiée – et le soleil menacé par un nuage, mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de géranium aux tapis rouges qu'on y avait étendus par terre pour la solennité et sur lesquels s'avançait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l'épithète de délicieux.
Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu'auparavant de n'avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre. Les regrets que j'en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peu à l'écart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte d'inhibition devant la douleur, mon esprit s'arrêtait entièrement de penser aux vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent m'interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations littéraires et ne s'y rattachant en rien, tout d'un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu'ils me donnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu'ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n'arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d'aller avec ma pensée au-delà de l'image ou de l'odeur. Et s'il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver, en fermant les yeux ; je m'attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m'avaient semblé pleines, prêtes à s'entrouvrir, à me livrer ce dont elles n'étaient qu'un couvercle. Certes ce n'était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l'espérance que j'avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné, l'illusion d'une sorte de fécondité et par là me distrayaient de l'ennui, du sentiment de mon impuissance que j'avais éprouvés chaque fois que j'avais cherché un sujet philosophique pour une grande oeuvre littéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu que m'imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur – de tâcher d'apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de me dérober à ces efforts et de m'épargner cette fatigue. Par bonheur mes parents m'appelaient, je sentais que je n'avais pas présentement la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu'il valait mieux n'y plus penser jusqu'à ce que je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d'avance sans résultat. Alors je ne m'occupais plus de cette chose inconnue qui s'enveloppait d'une forme ou d'un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d'images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jours où on m'avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche d'herbe qui préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre chose et ainsi s'entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j'avais cueillies dans mes promenades ou les objets qu'on m'avait donnés), une pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu'est morte la réalité pressentie que je n'ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois pourtant – où notre promenade s'étant prolongée fort au-delà de sa durée habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à mi-chemin du retour, comme l'après-midi finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous avait reconnus et fait monter avec lui – j'eus une impression de ce genre et ne l'abandonnai pas sans un peu l'approfondir. On m'avait fait monter près du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait encore avant de rentrer à Combray à s'arrêter à Martinville-le-Sec chez un malade à la porte duquel il avait été convenu que nous l'attendrions. Au tournant d'un chemin j'éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l'air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d'eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d'eux.
En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l'ensoleillement de leur surface, je sentais que je n'allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu'ils semblaient contenir et dérober à la fois.
Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l'air de si peu nous rapprocher d'eux, que je fus étonné quand, quelques instants après, nous nous arrêtâmes devant l'église de Martinville. Je ne savais pas la raison du plaisir que j'avais eu à les apercevoir à l'horizon et l'obligation de chercher à découvrir cette raison me semblait bien pénible ; j'avais envie de garder en réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil et de n'y plus penser maintenant. Et il est probable que si je l'avais fait, les deux clochers seraient allés à jamais rejoindre tant d'arbres, de toits, de parfums, de sons, que j'avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu'ils m'avaient procuré et que je n'ai jamais approfondi. Je descendis causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore les clochers qu'un peu plus tard, j'aperçus une dernière fois au tournant d'un chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposé à causer, ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute d'autre compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d'essayer de me rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d'écorce, se déchirèrent, un peu de ce qui m'était caché en elles m'apparut, j'eus une pensée qui n'existait pas pour moi l'instant avant, qui se formula en mots dans ma tête, et le plaisir que m'avait fait tout à l'heure éprouver leur vue s'en trouva tellement accru que, pris d'une sorte d'ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. À ce moment et comme nous étions déjà loin de Martinville en tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d'analogue à une jolie phrase, puisque c'était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela m'était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j'ai retrouvé depuis et auquel je n'ai eu à faire subir que peu de changements :
« Seuls, s'élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d'eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu'on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s'écarta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d'eux, que je pensais au temps qu'il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d'un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s'étaient jetés si rudement au-devant d'elle, qu'on n'eut que le temps d'arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l'horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d'adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l'un s'effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d'or et disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin qui n'étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d'une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l'obscurité ; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l'un derrière l'autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu'une seule forme noire, charmante et résignée, et s'effacer dans la nuit. » Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles qu'il avait achetées au marché de Martinville, j'eus fini de l'écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu'elle m'avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu'ils cachaient derrière eux, que, comme si j'avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un oeuf, je me mis à chanter à tue-tête.
Pendant toute la journée, dans ces promenades, j'avais pu rêver au plaisir que ce serait d'être l'ami de la duchesse de Guermantes, de pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d'autre à la vie que de se composer toujours d'une suite d'heureux après-midi. Mais quand sur le chemin du retour j'avais aperçu sur la gauche une ferme, assez distante de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et à partir de laquelle pour entrer dans Combray il n'y avait plus qu'à prendre une allée de chênes bordée d'un côté de prés appartenant chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon coeur se mettait à battre, je savais qu'avant une demi-heure nous serions rentrés, et que, comme c'était de règle les jours où nous étions allés du côté de Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m'enverrait me coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table comme s'il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d'entrer était aussi distincte de la zone où je m'élançais avec joie il y avait un moment encore, que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par une ligne d'une bande verte ou d'une bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l'heure m'entouraient, d'aller à Guermantes, de voyager, d'être heureux, j'étais maintenant tellement en dehors d'eux que leur accomplissement ne m'eût fait aucun plaisir. Comme j'aurais donné tout cela pour pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman ! Je frissonnais, je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui n'apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par la pensée, j'aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu'au lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu'à ma fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l'heure de quitter ma mère. Et de la sorte c'est du côté de Guermantes que j'ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu'à se partager chaque journée, l'un revenant chasser l'autre, avec la ponctualité de la fièvre ; contigus, mais si extérieurs l'un à l'autre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter dans l'un, ce que j'ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l'autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l'aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte ; mais c'était sans le savoir ; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l'herbe, l'eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait ; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait – comme l'est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule –, ce coin de nature, ce bout de jardin n'eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu'ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères ; et pourtant ce parfum d'aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d'une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l'eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d'années successives, tandis qu'alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi jusqu'à aujourd'hui se détache si isolé de tout, qu'il flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps – peut-être tout simplement de quel rêve – il vient. Mais c'est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je m'appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C'est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres qu'ils m'ont fait connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant tout qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu'était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu'il m'arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu'ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon coeur. Et pourtant, parce qu'il y a quelque chose d'individuel dans les lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord d'une rivière où il y aurait d'aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant – à l'heure où s'éveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans l'amour, et peut devenir à jamais inséparable de lui – je n'aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non ; de même que ce qu'il me fallait pour que je pusse m'endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu'aucune maîtresse n'a pu me donner depuis puisqu'on doute d'elles encore au moment où on croit en elles, et qu'on ne possède jamais leur coeur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d'une arrière-pensée, sans le reliquat d'une intention qui ne fût pas pour moi – c'est que ce fût elle, c'est qu'elle inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de l'oeil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j'aimais à l'égal du reste, de même ce que je veux revoir, c'est le côté de Guermantes que j'ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux suivantes serrées l'une contre l'autre, à l'entrée de l'allée des chênes ; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c'est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l'individualité m'étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien que parce qu'ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes m'ont exposé, pour l'avenir, à bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j'ai voulu revoir une personne sans discerner que c'était simplement parce qu'elle me rappelait une haie d'aubépines, et j'ai été induit à croire, à faire croire à un regain d'affection, par un simple désir de voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes impressions d'aujourd'hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu'aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui n'est que pour moi. Quand par les soirs d'été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun boude l'orage, c'est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l'odeur d'invisibles et persistants lilas.
C'est ainsi que je restais souvent jusqu'au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l'image m'avait été plus récemment rendue par la saveur – ce qu'on aurait appelé à Combray le « parfum » – d'une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j'avais appris, au sujet d'un amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de causer d'une ville à une autre – tant qu'on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu'une masse, mais non sans qu'on ne pût distinguer entre eux – entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d'un parfum, puis ceux qui n'étaient que les souvenirs d'une autre personne de qui je les avais appris – sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d'origine, d'âge, de « formation ».
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu'était dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je l'avais reconstruite autour de moi dans l'obscurité, et – soit en m'orientant par la seule mémoire, soit en m'aidant, comme indication, d'une faible lueur aperçue, au pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée – je l'avais reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes, j'avais reposé les glaces et remis la commode à sa place habituelle. Mais à peine le jour – et non plus le reflet d'une dernière braise sur une tringle de cuivre que j'avais pris pour lui – traçait-il dans l'obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de la porte où je l'avais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir ; une courette régnait à l'endroit où il y a un instant encore s'étendait le cabinet de toilette, et la demeure que j'avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle signe qu'avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.
Du Côté de Chez Swann
Deuxième partie : Un amour de Swann
Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n'allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et l'envie de se renseigner par soi-même sur l'agrément des autres salons, et les Verdurin sentant d'autre part que cet esprit d'examen et ce démon de frivolité pouvait par contagion devenir fatal à l'orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les « fidèles » du sexe féminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même vertueuse et d'une respectable famille bourgeoise excessivement riche et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute relation) à une personne presque du demi-monde, Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait être « un amour » et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré le cordon ; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, l'ancienne concierge et la cocotte eussent dédaigneusement refusé.
Les Verdurin n'invitaient pas à dîner : on avait chez eux « son couvert mis ». Pour la soirée, il n'y avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si « ça lui chantait », car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin : « Tout pour les amis, vivent les camarades ! » Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de La Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce qu'elle lui causait trop d'impression. « Alors vous tenez à ce que j'aie ma migraine ? Vous savez bien que c'est la même chose chaque fois qu'il joue ça. Je sais ce qui m'attend ! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne ! » S'il ne jouait pas, on causait, et l'un des amis, le plus souvent leur peintre favori d'alors, « lâchait », comme disait M. Verdurin, « une grosse faribole qui faisait s'esclaffer tout le monde », Mme Verdurin surtout, à qui – tant elle avait l'habitude de prendre au propre les expressions figurées des émotions qu'elle éprouvait – le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu'elle avait décrochée pour avoir trop ri.
L'habit noir était défendu parce qu'on était entre « copains » et pour ne pas ressembler aux « ennuyeux » dont on se garait comme de la peste et qu'on n'invitait qu'aux grandes soirées, données le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit « noyau ».
Mais au fur et à mesure que les « camarades » avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d'elle, ce qui les empêchait quelquefois d'être libres, ce fut la mère de l'un, la profession de l'autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d'un troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprès d'un malade en danger : « Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n'alliez pas le déranger ce soir ; il passera une bonne nuit sans vous ; demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri. » Dès le commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles « lâcheraient » pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait qu'il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère à elle :
« Vous croyez qu'elle en mourrait, votre mère, s'écria durement Mme Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l'An, comme en province ! »
Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte :
« Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le Vendredi saint comme un autre jour ? » dit-elle à Cottard, la première année, d'un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse. Mais elle tremblait en attendant qu'il l'eût prononcée, car s'il n'était pas venu, elle risquait de se trouver seule.
« Je viendrai le Vendredi saint… vous faire mes adieux, car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.
— En Auvergne ? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous fasse ! »
Et après un silence :
« Si vous nous l'aviez dit au moins, nous aurions tâché d'organiser cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables. »
De même, si un « fidèle » avait un ami, ou une « habituée » un flirt qui serait capable de faire « lâcher » quelquefois, les Verdurin, qui ne s'effrayaient pas qu'une femme eût un amant pourvu qu'elle l'eût chez eux, l'aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient : « Eh bien ! amenez-le votre ami. » Et on l'engageait à l'essai, pour voir s'il était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s'il était susceptible d'être agrégé au « petit clan ». S'il ne l'était pas on prenait à part le fidèle qui l'avait présenté et on lui rendait le service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas contraire, le « nouveau » devenait à son tour un fidèle. Aussi quand cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu'elle avait fait la connaissance d'un homme charmant, M. Swann, et insinua qu'il serait très heureux d'être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante la requête à sa femme. (Il n'avait jamais d'avis qu'après sa femme, dont son rôle particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de grandes ressources d'ingéniosité.)
« Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu'en dis-tu ?
— Mais voyons, est-ce qu'on peut refuser quelque chose à une petite perfection comme ça ? Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, je vous dis que vous êtes une perfection.
— Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage, et elle ajouta : vous savez que je ne suis pas fishing for compliments.
— Eh bien ! amenez-le votre ami, s'il est agréable. »
Certes le « petit noyau » n'avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n'était pas la peine d'y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu'à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l'aristocratie et où elles n'avaient plus rien eu à lui apprendre, il n'avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d'échange, de lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s'improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l'amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l'habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doute qui autrefois l'avait dirigé vers cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son érudition en matière d'art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour l'ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux d'une inconnue dont il s'était épris, d'une élégance que le nom de Swann à lui tout seul n'impliquait pas. Il le désirait surtout si l'inconnue était d'humble condition. De même que ce n'est pas à un autre homme intelligent qu'un homme intelligent aura peur de paraître bête, ce n'est pas par un grand seigneur, c'est par un rustre qu'un homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d'esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu'ils ne faisaient que diminuer, l'ont été pour des inférieurs. Et Swann qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait d'être méprisé, posait, quand il était devant une femme de chambre.
Il n'était pas comme tant de gens qui par paresse ou sentiment résigné de l'obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché à un certain rivage, s'abstiennent des plaisirs que la réalité leur présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés jusqu'à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu'ils sont parvenus à s'y habituer, les divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu'elle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu'il avait d'abord trouvées jolies. Et c'était souvent des femmes de beauté assez vulgaire, car les qualités physiques qu'il recherchait sans s'en rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu'il préférait. La profondeur, la mélancolie de l'expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille qu'il eût été plus élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se présentait à ses yeux parée d'un charme qu'il n'avait pas encore connu, rester dans son « quant à soi » et tromper le désir qu'elle avait fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu'il eût pu connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau que si au lieu de visiter le pays, il s'était confiné dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne s'enfermait pas dans l'édifice de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d'oeuvre sur de nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui n'en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il l'eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d'autres. Que de fois son crédit auprès d'une duchesse, fait du désir accumulé depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé l'occasion, il s'en était défait d'un seul coup en réclamant d'elle par une indiscrète dépêche une recommandation télégraphique qui le mît en relation, sur l'heure, avec un de ses intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même, après coup, il s'en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d'hommes intelligents qui ont vécu dans l'oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l'idée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes d'intérêt que pourrait faire l'art ou l'étude, que la « Vie » contient des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les romans. Il l'assurait du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses amis du monde, notamment au baron de Charlus, qu'il s'amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu'ayant rencontré en chemin de fer une femme qu'il avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu'elle était la soeur d'un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se trouvait ainsi tenu d'une façon très agréable, soit que par le jeu complexe des circonstances, il dépendît du choix qu'allait faire le conclave, s'il pourrait ou non devenir l'amant d'une cuisinière.
Ce n'était pas seulement d'ailleurs la brillante phalange de vertueuses douairières, de généraux, d'académiciens, avec lesquels il était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir d'entremetteurs. Tous ses amis avaient l'habitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de recommandation ou d'introduction leur était demandé avec une habileté diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les prétextes différents, accusait, plus que n'eussent fait les maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à m'intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu'en de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui ne l'était pas encore, car c'est vers l'époque de ma naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques), celui-ci, en reconnaissant sur l'enveloppe l'écriture de son ami, s'écriait : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde ! » Et soit méfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n'offrir une chose qu'aux gens qui n'en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu'il leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous les dimanches à la maison, et qu'ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là s'était plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec satisfaction et peut-être un peu le désir d'exciter l'envie, qu'il était devenu tout ce qu'il y a de plus charmant pour eux, qu'il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand-mère en fredonnant :
Quel est donc ce mystère ?
Je n'y puis rien comprendre.
ou :
Vision fugitive…
ou :
Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir.
Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de Swann : « Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup ? » la figure de l'interlocuteur s'allongeait : « Ne prononcez jamais son nom devant moi ! — Mais je croyais que vous étiez si liés… » Il avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand-mère, dînant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand-mère allait envoyer demander de ses nouvelles, quand à l'office elle trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu'il allait quitter Paris, qu'il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de rompre, c'était elle seule qu'il avait jugé utile d'avertir.
Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine ou du moins une personne qu'une extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n'empêchait pas qu'il fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l'orbite particulier où elle se mouvait ou bien où il l'avait entraînée. « Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que c'est le jour d'Opéra de son Américaine. » Il la faisait inviter dans les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses dîners hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu'un léger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à dîner chez l'une ou l'autre des femmes de sa coterie ; et alors, pensant à l'admiration et à l'amitié que les gens à la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps et qu'il allait retrouver là, lui prodigueraient devant la femme qu'il aimait, il retrouvait du charme à cette vie mondaine sur laquelle il s'était blasé, mais dont la matière, pénétrée et colorée chaudement d'une flamme insinuée qui s'y jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu'il y avait incorporé un nouvel amour.
Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d'un rêve né de la vue d'un visage ou d'un corps que Swann avait, spontanément, sans s'y efforcer, trouvés charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d'autrefois, qui lui avait parlé d'elle comme d'une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu'elle n'était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d'un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l'opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si grands qu'ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l'air d'avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l'intéressaient tant, « elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses », disant qu'il lui semblait qu'elle le connaîtrait mieux, quand elle l'aurait vu dans « son home » où elle l'imaginait « si confortable avec son thé et ses livres », quoiqu'elle ne lui eût pas caché sa surprise qu'il habitât ce quartier qui devait être si triste et « qui était si peu smart pour lui qui l'était tant ». Et après qu'il l'eut laissée venir, en le quittant, elle lui avait dit son regret d'être restée si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s'il avait été pour elle quelque chose de plus que les autres êtres qu'elle connaissait et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d'union romanesque qui l'avait fait sourire. Mais à l'âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann et où l'on sait se contenter d'être amoureux pour le plaisir de l'être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des coeurs, s'il n'est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l'amour, lui reste uni en revanche par une association d'idées si forte qu'il peut en devenir la cause, s'il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le coeur de la femme dont on était amoureux ; plus tard, sentir qu'on possède le coeur d'une femme peut suffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l'âge où il semblerait, comme on cherche surtout dans l'amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté d'une femme devait y être la plus grande, l'amour peut naître – l'amour le plus physique – sans qu'il y ait eu, à sa base, un désir préalable. À cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l'amour ; il n'évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre coeur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière, nous n'avons pas besoin qu'une femme nous en dise le début – rempli par l'admiration qu'inspire la beauté – pour en trouver la suite. Et si elle commence au milieu – là où les coeurs se rapprochent, où l'on parle de n'exister plus que l'un pour l'autre – nous avons assez l'habitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage où elle nous attend.
Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites ; et sans doute chacune d'elles renouvelait pour lui la déception qu'il éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les particularités dans l'intervalle et qu'il ne s'était rappelé ni si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané ; il regrettait, pendant qu'elle causait avec lui, que la grande beauté qu'elle avait ne fût pas du genre de celles qu'il aurait spontanément préférées. Il faut d'ailleurs dire que le visage d'Odette paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu'on portait alors prolongés en « devants », soulevés en « crêpés », répandus en mèches folles le long des oreilles ; et quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d'en apercevoir la continuité (à cause des modes de l'époque et quoiqu'elle fût une des femmes de Paris qui s'habillaient le mieux), tant le corsage, s'avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s'enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l'air d'être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux noeuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s'attachaient nullement à l'être vivant, qui selon que l'architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s'écartait trop de la sienne, s'y trouvait engoncé ou perdu.
Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu'elle lui avait dit combien le temps lui durerait jusqu'à ce qu'il lui permît de revenir ; il se rappelait l'air inquiet, timide, avec lequel elle l'avait une fois prié que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les regards qu'elle avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensées artificielles fixé devant son chapeau rond de paille blanche, à brides de velours noir. « Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé ? » Il avait allégué des travaux en train, une étude – en réalité abandonnée depuis des années – sur Ver Meer de Delft. « Je comprends que je ne peux rien faire, moi chétive, à côté de grands savants comme vous autres, lui avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant l'aréopage. Et pourtant j'aimerais tant m'instruire, savoir, être initiée. Comme cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers ! » avait-elle ajouté avec l'air de contentement de soi-même que prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en « mettant elle-même les mains à la pâte ». « Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n'avais jamais entendu parler de lui ; vit-il encore ? Est-ce qu'on peut voir de ses oeuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu'il y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu'on sent toujours en train de réfléchir, me dire : voilà, c'est à cela qu'il est en train de penser. Quel rêve ce serait d'être mêlée à vos travaux ! » Il s'était excusé sur sa peur des amitiés nouvelles, ce qu'il avait appelé, par galanterie, sa peur d'être malheureux. « Vous avez peur d'une affection ? Comme c'est drôle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver une », avait-elle dit d'une voix si naturelle, si convaincue, qu'il en avait été remué. « Vous avez dû souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle. Elle n'a pas su vous comprendre ; vous êtes un être si à part. C'est cela que j'ai aimé d'abord en vous, j'ai bien senti que vous n'étiez pas comme tout le monde. — Et puis d'ailleurs vous aussi, lui avait-il dit, je sais bien ce que c'est que les femmes, vous devez avoir des tas d'occupations, être peu libre. — Moi, je n'ai jamais rien à faire ! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. À n'importe quelle heure du jour ou de la nuit où il pourrait vous être commode de me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse d'accourir. Le ferez-vous ? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire présenter à Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous ! si on s'y retrouvait et si je pensais que c'est un peu pour moi que vous y êtes ! »
Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement jouer son image entre beaucoup d'autres images de femmes dans des rêveries romanesques ; mais si, grâce à une circonstance quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce à elle, la circonstance qui se présente au moment où un état, latent jusque-là, se déclare, pouvant n'avoir influé en rien sur lui) l'image d'Odette de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries, si celles-ci n'étaient plus séparables de son souvenir, alors l'imperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni qu'il eût été, plus ou moins qu'un autre corps, selon le goût de Swann, puisque devenu le corps de celle qu'il aimait, il serait désormais le seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments.
Mon grand-père avait précisément connu, ce qu'on n'aurait pu dire d'aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui qu'il appelait le « jeune Verdurin » et qu'il considérait, un peu en gros, comme tombé – tout en gardant de nombreux millions – dans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant s'il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin : « À la garde ! à la garde ! s'était écrié mon grand-père, ça ne m'étonne pas du tout, c'est bien par là que devait finir Swann. Joli milieu ! D'abord je ne peux pas faire ce qu'il me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien ! nous allons avoir de l'agrément si Swann s'affuble des petits Verdurin. »
Et sur la réponse négative de mon grand-père, c'est Odette qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.
Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels s'étaient joints dans la soirée quelques autres fidèles.
Le docteur Cottard ne savait jamais d'une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu'un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l'offre d'un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu'on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l'hypothèse opposée il n'osait pas laisser ce sourire s'affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu'il n'osait pas poser : « Dites-vous cela pour de bon ? » Il n'était pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait d'avance à son attitude toute impropriété, puisqu'il prouvait, si elle n'était pas de mise, qu'il le savait bien et que s'il avait adopté celle-là, c'était par plaisanterie.
Sur tous les points cependant où une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de s'efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction.
C'est ainsi que, sur les conseils qu'une mère prévoyante lui avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus, sans tâcher de se faire documenter sur eux.
Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus précis qu'elles n'ont, il eût désiré savoir ce qu'on voulait dire exactement par celles qu'il entendait le plus souvent employer : la beauté du diable, du sang bleu, une vie de bâton de chaise, le quart d'heure de Rabelais, être le prince des élégances, donner carte blanche, être réduit à quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait à son tour les faire figurer dans ses propos. À leur défaut, il plaçait des jeux de mots qu'il avait appris. Quant aux noms de personnes nouveaux qu'on prononçait devant lui il se contentait seulement de les répéter sur un ton interrogatif qu'il pensait suffisant pour lui valoir des explications qu'il n'aurait pas l'air de demander.
Comme le sens critique qu'il croyait exercer sur tout lui faisait complètement défaut, le raffinement de politesse qui consiste à affirmer, à quelqu'un qu'on oblige, sans souhaiter d'en être cru, que c'est à lui qu'on a obligation, était peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût l'aveuglement de Mme Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de voir que quand elle l'invitait dans une avant-scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce : « Vous êtes trop aimable d'être venu, Docteur, d'autant plus que je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes peut-être trop près de la scène », le docteur Cottard qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se préciser ou pour disparaître que quelqu'un d'autorisé le renseignât sur la valeur du spectacle, lui répondait : « En effet on est beaucoup trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous m'avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne ! » Et il ajoutait : « Sarah Bernhardt, c'est bien la Voix d'Or, n'est-ce pas ? On écrit souvent aussi qu'elle brûle les planches. C'est une expression bizarre, n'est-ce pas ? » dans l'espoir de commentaires qui ne venaient point.
« Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au docteur. C'est un savant qui vit en dehors de l'existence pratique, il ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s'en rapporte à ce que nous lui en disons. — Je n'avais pas osé te le dire, mais je l'avais remarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l'An suivant, au lieu d'envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que c'était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu'on pouvait difficilement en voir d'aussi belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncé qu'on aurait, dans la soirée, M. Swann : « Swann ? » s'était écrié le docteur d'un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu'on ne lui répondait pas : « Swann ? Qui ça, Swann ! » hurla-t-il au comble d'une anxiété qui se détendit soudain quand Mme Verdurin eut dit : « Mais l'ami dont Odette nous avait parlé. — Ah ! bon, bon, ça va bien », répondit le docteur apaisé. Quant au peintre, il se réjouissait de l'introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu'il le supposait amoureux d'Odette et qu'il aimait à favoriser les liaisons. « Rien ne m'amuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans l'oreille, au docteur Cottard, j'en ai déjà réussi beaucoup, même entre femmes ! »
En disant aux Verdurin que Swann était très « smart », Odette leur avait fait craindre un « ennuyeux ». Il leur fit au contraire une excellente impression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde, une des supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer par le désir ou par l'horreur qu'il inspire à l'imagination, de le considérer comme sans aucune importance. Leur amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce qu'ils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique élémentaire de l'homme du monde tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu qu'on lui présente et s'inclinant avec réserve devant l'ambassadeur à qui on le présente, avait fini par passer sans qu'il en fût conscient dans toute l'attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d'un milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit instinctivement montre d'un empressement, se livra à des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il n'eut un moment de froideur qu'avec le docteur Cottard : en le voyant lui cligner de l'oeil et lui sourire d'un air ambigu avant qu'ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait « laisser venir »), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour s'être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, n'ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l'allusion de mauvais goût, surtout en présence d'Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit qu'une dame qui se trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa qu'un mari aussi jeune n'aurait pas cherché à faire allusion devant sa femme à des divertissements de ce genre ; et il cessa de donner à l'air entendu du docteur la signification qu'il redoutait. Le peintre invita tout de suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva gentil. « Peut-être qu'on vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un ton qui feignait d'être piqué, et qu'on vous montrera le portrait de Cottard (elle l'avait commandé au peintre). Pensez bien, “monsieur” Biche », rappela-t-elle au peintre, à qui c'était une plaisanterie consacrée de dire monsieur, « à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l'oeil. Vous savez que ce que je veux surtout avoir, c'est son sourire, ce que je vous ai demandé, c'est le portrait de son sourire. » Et comme cette expression lui sembla remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités l'eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit d'abord rapprocher quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance de tout le monde, même d'un vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon coeur avaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa science d'archiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu'on sentait qu'elle trahissait moins un défaut de la langue qu'une qualité de l'âme, comme un reste de l'innocence du premier âge qu'il n'avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu'il ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mme Verdurin l'effet de renverser les rôles (au point qu'en réponse, elle dit en insistant sur la différence : « Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette »), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que d'ailleurs les Verdurin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu'elle croyait qu'en noir on est toujours bien et que c'est ce qu'il y a de plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge comme chaque fois qu'elle venait de manger. Elle s'inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme elle n'avait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle prononçait exprès d'une manière confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompé d'un tel vague qu'on ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation n'était qu'un graillonnement indistinct duquel émergeaient de temps à autre les rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer légèrement d'elle en parlant à M. Verdurin, lequel au contraire fut piqué.
« C'est une si excellente femme, répondit-il. Je vous accorde qu'elle n'est pas étourdissante ; mais je vous assure qu'elle est agréable quand on cause seul avec elle. — Je n'en doute pas, s'empressa de concéder Swann. Je voulais dire qu'elle ne me semblait pas “éminente”, ajouta-t-il en détachant cet adjectif, et en somme c'est plutôt un compliment ! — Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d'une manière charmante. Vous n'avez jamais entendu son neveu ? c'est admirable, n'est-ce pas, Docteur ? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, monsieur Swann ? — Mais ce sera un bonheur… », commençait à répondre Swann, quand le docteur l'interrompit d'un air moqueur. En effet ayant retenu que dans la conversation l'emphase, l'emploi de formes solennelles, était suranné, dès qu'il entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de l'être le mot « bonheur », il croyait que celui qui l'avait prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce qu'il appelait un vieux cliché, si courant que ce mot fût d'ailleurs, le docteur supposait que la phrase commencée était ridicule, et la terminait ironiquement par le lieu commun qu'il semblait accuser son interlocuteur d'avoir voulu placer, alors que celui-ci n'y avait jamais pensé.
« Un bonheur pour la France ! » s'écria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put s'empêcher de rire.
« Qu'est-ce qu'ils ont à rire, toutes ces bonnes gens-là, on a l'air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, s'écria Mme Verdurin. Si vous croyez que je m'amuse, moi, à rester toute seule en pénitence », ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant l'enfant.
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu'un violoniste de ce pays lui avait donné et qu'elle conservait, quoiqu'il rappelât la forme d'un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu'elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l'habitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu'on s'en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; mais elle n'y réussissait pas et c'était chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate d'étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s'égayait de leurs « fumisteries », mais depuis l'accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu'elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux – et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d'être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s'essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d'une incessante et fictive hilarité – elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d'oiseau qu'une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n'eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n'en laissaient plus rien voir, elle avait l'air de s'efforcer de réprimer, d'anéantir un rire qui, si elle s'y fût abandonnée, l'eût conduite à l'évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d'assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d'amabilité.
Cependant M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission d'allumer sa pipe (« ici on ne se gêne pas, on est entre camarades »), priait le jeune artiste de se mettre au piano.
« Allons, voyons, ne l'ennuie pas, il n'est pas ici pour être tourmenté, s'écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu'on le tourmente, moi !
— Mais pourquoi veux-tu que ça l'ennuie ? dit M. Verdurin, M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte, il va nous jouer l'arrangement pour piano.
— Ah ! non, non, pas ma sonate ! cria Mme Verdurin, je n'ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois ; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer ; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est pas vous qui garderez le lit huit jours ! »
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la « Patronne » et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d'elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher ; qu'il se passait quelque chose, leur disant comme on fait au Reichstag dans les moments intéressants : « Écoutez, écoutez. » Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n'avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que d'habitude.
« Eh bien ! voyons, c'est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l'andante.
— Que l'andante, comme tu y vas ! s'écria Mme Verdurin. C'est justement l'andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe, le Patron ! C'est comme si dans la Neuvième il disait : nous n'entendrons que le finale, ou dans Les Maîtres que l'ouverture. »
Le docteur cependant poussait Mme Verdurin à laisser jouer le pianiste, non pas qu'il crût feints les troubles que la musique lui donnait – il y reconnaissait certains états neurasthéniques – mais par cette habitude qu'ont beaucoup de médecins de faire fléchir immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu'est en jeu, chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils conseillent d'oublier pour une fois sa dyspepsie ou sa grippe, est un des facteurs essentiels.
« Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous vous soignerons.
— Bien vrai ? » répondit Mme Verdurin, comme si devant l'espérance d'une telle faveur il n'y avait plus qu'à capituler. Peut-être aussi, à force de dire qu'elle serait malade, y avait-il des moments où elle ne se rappelait plus que c'était un mensonge et prenait une âme de malade. Or ceux-ci, fatigués d'être toujours obligés de faire dépendre de leur sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire qu'ils pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur fait mal d'habitude, à condition de se remettre en les mains d'un être puissant, qui, sans qu'ils aient aucune peine à prendre, d'un mot ou d'une pilule, les remettra sur pied.
Odette était allée s'asseoir sur un canapé de tapisserie qui était près du piano :
« Vous savez, j'ai ma petite place », dit-elle à Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever :
« Vous n'êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté d'Odette, n'est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann ?
— Quel joli Beauvais, dit avant de s'asseoir Swann qui cherchait à être aimable.
— Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d'aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n'ont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l'heure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge de L'Ours et les Raisins. Est-ce dessiné ? Qu'est-ce que vous en dites, je crois qu'ils le savaient plutôt, dessiner ! Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend que je n'aime pas les fruits parce que j'en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n'ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu'est-ce que vous avez tous à rire ? Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D'autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.
— Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n'entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
— Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n'y a pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait l'honneur d'être jaloux de moi – allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l'as jamais été…
— Mais je ne dis absolument rien. Voyons, Docteur, je vous prends à témoin : est-ce que j'ai dit quelque chose ? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n'osait pas cesser tout de suite.
« Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c'est vous qu'on va caresser, qu'on va caresser dans l'oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s'en charger. »
Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui qu'avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi :
L'année précédente, dans une soirée, il avait entendu une oeuvre musicale exécutée au piano et au violon. D'abord, il n'avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç'avait déjà été un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d'un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l'harmonie – il ne savait lui-même – qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l'âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l'air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu'il ne savait pas la musique qu'il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d'impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu'éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu'ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d'un coup revenue, elle n'était déjà plus insaisissable. Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s'élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n'avait jamais eu l'idée avant de l'entendre, dont il sentait que rien autre qu'elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.
D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d'un coup, au point où elle était arrivée et d'où il se préparait à la suivre, après une pause d'un instant, brusquement elle changeait de direction et d'un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l'entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d'elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d'une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu'il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu'à sa mort ; bien plus, ne se sentant plus d'idées élevées dans l'esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l'habitude de se réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses. De même qu'il ne se demandait pas s'il n'eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude que s'il avait accepté une invitation il devait s'y rendre et que s'il ne faisait pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il s'efforçait de ne jamais exprimer avec coeur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou de la mort d'un peintre, pour la nomenclature de ses oeuvres. Parfois malgré tout il se laissait aller à émettre un jugement sur une oeuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s'il n'adhérait pas tout entier à ce qu'il disait. Or, comme certains valétudinaires chez qui tout d'un coup un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu'ils commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu'il avait entendue, dans certaines sonates qu'il s'était fait jouer, pour voir s'il ne l'y découvrirait pas, la présence d'une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d'influence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n'étant pas arrivé à savoir de qui était l'oeuvre qu'il avait entendue, il n'avait pu se la procurer et avait fini par l'oublier. Il avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait interrogées ; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou parties avant ; certaines pourtant étaient là pendant qu'on l'exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et d'autres, restées à écouter, n'avaient pas entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison, ils savaient que c'était une oeuvre nouvelle que les artistes qu'ils avaient engagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes qu'elle dessinait, il était pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa d'y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d'un coup, après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s'échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu'il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu'aucun autre n'aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s'il eût rencontré dans un salon ami une personne qu'il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s'éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c'était l'andante de la Sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l'avoir chez lui aussi souvent qu'il voudrait, essayer d'apprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s'approcha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin.
« Quel charmeur, n'est-ce pas, dit-elle à Swann ; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C'est tout, excepté du piano, ma parole ! Chaque fois j'y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C'est même plus beau que l'orchestre, plus complet. »
Le jeune pianiste s'inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s'il avait fait un trait d'esprit :
« Vous êtes très indulgente pour moi », dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari : « Allons, donne-lui de l'orangeade, il l'a bien méritée », Swann racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit d'un peu loin : « Eh bien ! il me semble qu'on est en train de vous dire de belles choses, Odette », elle répondit : « Oui, de très belles » et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son oeuvre, sur l'époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu'avait pu signifier pour lui la petite phrase, c'est cela surtout qu'il aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d'admirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme Verdurin s'était écriée : « Je vous crois un peu qu'elle est belle ! Mais on n'avoue pas qu'on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n'a pas le droit de ne pas la connaître », et le peintre avait ajouté : « Ah ! c'est tout à fait une très grande machine, n'est-ce pas ? Ce n'est pas, si vous voulez, la chose “cher” et “public”, n'est-ce pas ? mais c'est la très grosse impression pour les artistes »), ces gens semblaient ne s'être jamais posé ces questions car ils furent incapables d'y répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée :
« Tiens, c'est amusant, je n'avais jamais fait attention ; je vous dirai que je n'aime pas beaucoup chercher la petite bête et m'égarer dans des pointes d'aiguilles ; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n'est pas le genre de la maison », répondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d'expressions toutes faites. D'ailleurs lui et Mme Cottard, avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre l'admiration pour une musique qu'ils s'avouaient l'un à l'autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de « M. Biche ». Comme le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu'il en a puisé dans les poncifs d'un art lentement assimilé, et qu'un artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l'harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu'il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c'est-à-dire dépourvue de l'élégance de l'école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans la rue même les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche n'eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n'ont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidèles s'étant dispersés, le docteur sentit qu'il y avait là une occasion propice et, pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l'eau pour apprendre mais choisit un moment où il n'y a pas trop de monde pour le voir :
« Alors, c'est ce qu'on appelle un musicien di primo cartello ! » s'écria-t-il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que l'apparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées, mais était entièrement inconnue du grand public.
« Je connais bien quelqu'un qui s'appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des soeurs de ma grand-mère.
— C'est peut-être lui, s'écria Mme Verdurin.
— Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l'aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
— Alors poser la question, c'est la résoudre ? dit le docteur.
— Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d'une vieille bête. Si cela était, j'avoue qu'il n'y a pas de supplice que je ne m'imposerais pour que la vieille bête me présentât à l'auteur de la sonate : d'abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux. »
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
« Comment, s'écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font soigner par Potain !
— Ah ! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous oubliez que vous parlez d'un de mes confrères, je devrais dire un de mes maîtres. »
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d'aliénation mentale. Et il assurait qu'on pouvait s'en apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ; car une oeuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l'altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d'aussi mystérieux que la folie d'une chienne, la folie d'un cheval, qui pourtant s'observent en effet.
« Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois autant que lui », répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d'une personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à ceux qui ne sont pas du même avis qu'elle. « Vous ne tuez pas vos malades, vous au moins !
— Mais, Madame, il est de l'Académie, répliqua le docteur d'un ton ironique. Si un malade préfère mourir de la main d'un des princes de la science… C'est beaucoup plus chic de pouvoir dire : “C'est Potain qui me soigne.”
— Ah ! c'est plus chic ? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant ? je ne savais pas ça… Ce que vous m'amusez ! s'écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m'apercevoir que vous me faisiez monter à l'arbre. »
Quant à M. Verdurin, trouvant que c'était un peu fatigant de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse qu'il ne pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de l'amabilité.
« Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup », dit Mme Verdurin à Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. « Il est simple, charmant ; si vous n'avez jamais à nous présenter que des amis comme cela, vous pouvez les amener. »
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n'avait pas apprécié la tante du pianiste.
« Il s'est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs années. La première fois ne compte pas, c'était utile pour prendre langue. Odette, il est convenu qu'il viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre ?
— Mais non, il ne veut pas.
— Ah ! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu'il n'aille pas lâcher au dernier moment ! »
À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les rejoindre n'importe où, quelquefois dans les restaurants de banlieue où on allait peu encore car ce n'était pas la saison, plus souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup ; et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières, de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l'enterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement de celles mal cotées qu'il eût jugé peu délicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germain l'habitude de ranger les relations avec le monde officiel, répondit :
« Je vous promets de m'en occuper, vous l'aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l'Élysée.
— Comment ça, à l'Élysée ? cria le docteur Cottard d'une voix tonnante.
— Oui, chez M. Grévy », répondit Swann, un peu gêné de l'effet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie : « Ça vous prend souvent ? »
Généralement, une fois l'explication donnée, Cottard disait : « Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace d'émotion. Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l'apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement qu'un homme avec qui il dînait, qui n'avait ni fonctions officielles, ni illustration d'aucune sorte, frayât avec le chef de l'État.
« Comment ça, M. Grévy ? vous connaissez M. Grévy ? » dit-il à Swann de l'air stupide et incrédule d'un municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots « à qui il a affaire », comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu'il va être reçu à l'instant et le dirige sur l'Infirmerie spéciale du Dépôt.
« Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n'osa pas dire que c'était le prince de Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n'ont rien d'amusant, ils sont d'ailleurs très simples, on n'est jamais plus de huit à table », répondit Swann qui tâchait d'effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République.
Aussitôt Cottard, s'en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette opinion, au sujet de la valeur d'une invitation chez M. Grévy, que c'était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il ne s'étonna plus que Swann, aussi bien qu'un autre, fréquentât l'Élysée, et même il le plaignait un peu d'aller à des déjeuners que l'invité avouait lui-même être ennuyeux.
« Ah ! bien, bien, ça va bien », dit-il sur le ton d'un douanier, méfiant tout à l'heure, mais qui, après vos explications, vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
« Ah ! je vous crois qu'ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners, vous avez de la vertu d'y aller », dit Mme Verdurin, à qui le Président de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement redoutable parce qu'il disposait de moyens de séduction et de contrainte qui, employés à l'égard des fidèles, eussent été capables de les faire lâcher. « Il paraît qu'il est sourd comme un pot et qu'il mange avec ses doigts.
— En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d'y aller », dit le docteur avec une nuance de commisération ; et, se rappelant le chiffre de huit convives : « Sont-ce des déjeuners intimes ? » demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu'une curiosité de badaud.
Mais le prestige qu'avait à ses yeux le Président de la République finit pourtant par triompher et de l'humilité de Swann et de la malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner Cottard demandait avec intérêt : « Verrons-nous ce soir M. Swann ? Il a des relations personnelles avec M. Grévy. C'est bien ce qu'on appelle un gentleman ? » Il alla même jusqu'à lui offrir une carte d'invitation pour l'exposition dentaire.
« Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez, je vous dis cela parce que j'ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s'en sont mordu les doigts. »
Quant à M. Verdurin, il remarqua le mauvais effet qu'avait produit sur sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont il n'avait jamais parlé.
Si l'on n'avait pas arrangé une partie au-dehors c'est chez les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir et n'acceptait presque jamais à dîner malgré les instances d'Odette.
« Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela, lui disait-elle.
— Et Mme Verdurin ?
— Oh ! ce serait bien simple. Je n'aurais qu'à dire que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s'arranger.
— Vous êtes gentille. »
Mais Swann se disait que, s'il montrait à Odette (en consentant seulement à la retrouver après dîner) qu'il y avait des plaisirs qu'il préférait à celui d'être avec elle, le goût qu'elle ressentait pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d'autre part, préférant infiniment à celle d'Odette la beauté d'une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir Odette ensuite. C'est pour les mêmes raisons qu'il n'acceptait jamais qu'Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite ouvrière l'attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses bras jusqu'au moment où la voiture l'arrêtait devant chez les Verdurin. À son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses qu'il avait envoyées le matin lui disait : « Je vous gronde » et lui indiquait une place à côté d'Odette, le pianiste jouait, pour eux deux, la petite phrase de Vinteuil qui était comme l'air national de leur amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d'un coup ils semblaient s'écarter et, comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch, qu'approfondit le cadre étroit d'une porte entrouverte, tout au loin, d'une couleur autre, dans le velouté d'une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire ; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d'accompli, comme le détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-même – en ce qu'elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l'existence et de lui et d'Odette quand il l'avait composée, et pour tous ceux qui l'entendraient dans des siècles – que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin, pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu'à lui, les unissait ; c'était au point que, comme Odette, par caprice, l'en avait prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage. « Qu'avez-vous besoin du reste ? lui avait-elle dit. C'est ça notre morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si proche et pourtant à l'infini, que tandis qu'elle s'adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu'elle eût une signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme aimée, nous en voulons à l'eau de la gemme, et aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de l'essence d'une liaison passagère et d'un être particulier.
Souvent il se trouvait qu'il s'était tant attardé avec la jeune ouvrière avant d'aller chez les Verdurin, qu'une fois la petite phrase jouée par le pianiste, Swann s'apercevait qu'il était bientôt l'heure qu'Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu'à la porte de son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière l'Arc de Triomphe. Et c'était peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les faveurs, qu'il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la voir plus tôt, d'arriver chez les Verdurin avec elle, à l'exercice de ce droit qu'elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l'impression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l'empêchait d'être encore avec lui, après qu'il l'avait quittée.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann ; un soir, comme elle venait d'en descendre et qu'il lui disait à demain, elle cueillit précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier chrysanthème et le lui donna avant qu'il fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques tours la fleur fut fanée, il l'enferma précieusement dans son secrétaire.
Mais il n'entrait jamais chez elle. Deux fois seulement dans l'après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour elle : « prendre le thé ». L'isolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu'il avait trouvées en entrant.
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher d'Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d'où tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale, s'éclairait au gaz), montait au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d'un étroit vestibule dont le mur quadrillé d'un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa longueur d'une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui depuis l'année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d'orangé et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui s'allument dans les jours gris. Odette l'avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l'avait fait asseoir près d'elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon, protégés par d'immenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels étaient fixés des photographies, des noeuds de rubans et des éventails. Elle lui avait dit : « Vous n'êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous arranger », et avec le petit rire vaniteux qu'elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu'elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette fin d'après-midi d'hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain – faisant peut-être rêver dans la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées –, elle avait surveillé sévèrement du coin de l'oeil le domestique pour voir s'il les posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu'en en mettant une seule là où il ne fallait pas, l'effet d'ensemble de son salon eût été détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu'il avait passé trop près de deux jardinières qu'elle se réservait de nettoyer elle-même dans sa peur qu'on ne les abîmât et qu'elle alla regarder de près pour voir s'il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes « amusantes », et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu'ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d'être en soie, en satin. « Celle-là a l'air d'être découpée dans la doublure de mon manteau », dit-elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec une nuance d'estime pour cette fleur si « chic », pour cette soeur élégante et imprévue que la nature lui donnait, si loin d'elle dans l'échelle des êtres et pourtant raffinée, plus digne que bien des femmes qu'elle lui fît une place dans son salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d'un bouquet d'orchidées, un dromadaire d'argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d'avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l'indécence des fleurs et d'éprouver un irrésistible désir d'aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu'elle appelait : « chéris ». Et ces affectations contrastaient avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à Notre-Dame de Laghet qui l'avait jadis, quand elle habitait Nice, guérie d'une maladie mortelle, et dont elle portait toujours sur elle une médaille d'or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites. Odette fit à Swann « son » thé, lui demanda : « Citron ou crème ? » et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! » Et comme il le trouvait bon : « Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même et l'amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n'en seraient pas et finissent avec lui, que quand il l'avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s'habiller, pendant tout le trajet qu'il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se répétait : « Ce serait bien agréable d'avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot d'Odette et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une affectation de raideur britannique imposait une apparence de discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l'insuffisance de l'éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait oublié son étui à cigarettes chez Odette. « Que n'y avez-vous oublié aussi votre coeur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »
Une seconde visite qu'il lui fit eut plus d'importance peut-être. En se rendant chez elle ce jour-là, comme chaque fois qu'il devait la voir, d'avance il se la représentait ; et la nécessité où il était, pour trouver jolie sa figure, de limiter aux seules pommettes roses et fraîches, les joues qu'elle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits points rouges, l'affligeait comme une preuve que l'idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait une gravure qu'elle désirait voir. Elle était un peu souffrante ; elle le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu'elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu'elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s'animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu'on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier d'aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la matière d'un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l'obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi ; sous les couleurs d'un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans un portrait de Tintoret, l'envahissement du gras de la joue par l'implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant toujours gardé un remords d'avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d'indulgent pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu'ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur oeuvre, de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de réalité et de vie, une saveur moderne ; peut-être aussi s'était-il tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu'il éprouvait le besoin de trouver dans une oeuvre ancienne ces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres d'aujourd'hui. Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature d'artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu'il les apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d'un portrait plus ancien avec un original qu'il ne représentait pas. Quoi qu'il en soit, et peut-être parce que la plénitude d'impressions qu'il avait depuis quelque temps, et bien qu'elle lui fût venue plutôt avec l'amour de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond, et devait exercer sur Swann une influence durable, qu'il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d'Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci évoque au lieu de l'oeuvre véritable du peintre l'idée banale et fausse qui s'en est vulgarisée. Il n'estima plus le visage d'Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d'après la douceur purement carnée qu'il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l'embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l'effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un portrait d'elle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu'il fût auprès d'Odette, soit qu'il pensât seulement à elle, et bien qu'il ne tînt sans doute au chef-d'oeuvre florentin que parce qu'il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha d'avoir méconnu le prix d'un être qui eût paru adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu'il avait à voir Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu'en associant la pensée d'Odette à ses rêves de bonheur il ne s'était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu'il l'avait cru jusqu'ici, puisqu'elle contentait en lui ses goûts d'art les plus raffinés. Il oubliait qu'Odette n'était pas plus pour cela une femme selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d'« oeuvre florentine » rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l'image d'Odette dans un monde de rêves, où elle n'avait pas eu accès jusqu'ici et où elle s'imprégna de noblesse. Et, tandis que la vue purement charnelle qu'il avait eue de cette femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les données d'une esthétique certaine ; sans compter que le baiser et la possession qui semblaient naturels et médiocres s'ils lui étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l'adoration d'une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et délicieux.
Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait qu'il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d'oeuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu'il contemplait tantôt avec l'humilité, la spiritualité et le désintéressement d'un artiste, tantôt avec l'orgueil, l'égoïsme et la sensualité d'un collectionneur.
Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d'Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu'il trouvait beau jusque-là d'une façon esthétique à l'idée d'une femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu'il se félicitait de trouver réunis dans un être qu'il pourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d'oeuvre que nous regardons, maintenant qu'il connaissait l'original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le corps d'Odette ne lui avait pas d'abord inspiré. Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu'il trouvait plus beau encore et, approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son coeur.
Et cependant ce n'était pas seulement la lassitude d'Odette qu'il s'ingéniait à prévenir, c'était quelquefois aussi la sienne propre ; sentant que depuis qu'Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait n'avoir pas grand-chose à lui dire, il craignait que les façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble, ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d'un jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul l'avait rendu et gardé amoureux. Et pour renouveler un peu l'aspect moral, trop figé, d'Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout d'un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères simulées qu'il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu'elle allait être effrayée, lui répondre, et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme, jailliraient des mots qu'elle ne lui avait encore jamais dits ; – et en effet c'est de cette façon qu'il avait obtenu les lettres les plus tendres qu'elle lui eût encore écrites dont l'une, qu'elle lui avait fait porter à midi de la « Maison Dorée » (c'était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces mots : « Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire », et qu'il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du chrysanthème. Ou bien si elle n'avait pas eu le temps de lui écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et lui dirait : « J'ai à vous parler », et il contemplerait avec curiosité sur son visage et dans ses paroles ce qu'elle lui avait caché jusque-là de son coeur.
Rien qu'en approchant de chez les Verdurin, quand il apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il s'attendrissait en pensant à l'être charmant qu'il allait voir épanoui dans leur lumière d'or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu'on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d'Odette. Puis, dès qu'il était arrivé, sans qu'il s'en rendît compte, ses yeux brillaient d'une telle joie que M. Verdurin disait au peintre : « Je crois que ça chauffe. » Et la présence d'Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n'était pourvue aucune de celles où il était reçu : une sorte d'appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son coeur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu'était le petit « clan » prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi qu'il lui eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.
Mais une fois qu'ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu'au Bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment d'aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard qu'Odette, croyant qu'il ne viendrait plus, était partie. En voyant qu'elle n'était plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au coeur ; il tremblait d'être privé d'un plaisir qu'il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le trouver quand il le voulait qui pour tous les plaisirs nous diminue ou même nous empêche d'apercevoir aucunement leur grandeur.
« As-tu vu la tête qu'il a fait quand il s'est aperçu qu'elle n'était pas là ? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu'on peut dire qu'il est pincé !
— La tête qu'il a fait ? » demanda avec violence le docteur Cottard qui, étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne savait pas de qui on parlait.
« Comment, vous n'avez pas rencontré devant la porte le plus beau des Swann…
— Non. M. Swann est venu ?
— Oh ! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.
— Vous voulez dire qu'elle est du dernier bien avec lui, qu'elle lui a fait voir l'heure du berger », dit le docteur, expérimentant avec prudence le sens de ces expressions.
« Mais non, il n'y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu'elle a bien tort et qu'elle se conduit comme une fameuse cruche, qu'elle est du reste.
— Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu'est-ce que tu en sais, qu'il n'y a rien ? nous n'avons pas été y voir, n'est-ce pas ?
— À moi, elle me l'aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je vous dis qu'elle me raconte toutes ses petites affaires ! Comme elle n'a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu'elle devrait coucher avec lui. Elle prétend qu'elle ne peut pas, qu'elle a bien eu un fort béguin pour lui mais qu'il est timide avec elle, que cela l'intimide à son tour, et puis qu'elle ne l'aime pas de cette manière-là, que c'est un être idéal, qu'elle a peur de déflorer le sentiment qu'elle a pour lui, est-ce que je sais, moi ? Ce serait pourtant absolument ce qu'il lui faut.
— Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne me revient qu'à demi ce monsieur ; je le trouve poseur. »
Mme Verdurin s'immobilisa, prit une expression inerte comme si elle était devenue une statue, fiction qui lui permit d'être censée ne pas avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l'air d'impliquer qu'on pouvait « poser » avec eux, donc qu'on était « plus qu'eux ».
« Enfin, s'il n'y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne peut rien dire, puisqu'il a l'air de la croire intelligente. Je ne sais si tu as entendu ce qu'il lui débitait l'autre soir sur la sonate de Vinteuil ; j'aime Odette de tout mon coeur, mais pour lui faire des théories d'esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard !
— Voyons, ne dites pas du mal d'Odette, dit Mme Verdurin en faisant l'enfant. Elle est charmante.
— Mais cela ne l'empêche pas d'être charmante ; nous ne disons pas du mal d'elle, nous disons que ce n'est pas une vertu ni une intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce qu'elle soit vertueuse ? Elle serait peut-être beaucoup moins charmante, qui sait ? »
Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d'hôtel qui ne se trouvait pas là au moment où il était arrivé et avait été chargé par Odette de lui dire – mais il y avait bien une heure déjà – au cas où il viendrait encore, qu'elle irait probablement prendre du chocolat chez Prévost avant de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture était arrêtée par d'autres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu'il eût été heureux de renverser si le procès-verbal de l'agent ne l'eût retardé plus encore que le passage du piéton. Il comptait le temps qu'il mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu'elle n'était en réalité sa chance d'arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l'absurdité des rêvasseries qu'il ruminait sans se distinguer nettement d'elles, Swann tout d'un coup aperçut en lui l'étrangeté des pensées qu'il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu'Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au coeur dont il souffrait, mais qu'il constata seulement comme s'il venait de s'éveiller. Quoi ? toute cette agitation parce qu'il ne verrait Odette que demain, ce que précisément il avait souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin ! Il fut bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l'emmenait chez Prévost, il n'était plus le même, et qu'il n'était plus seul, qu'un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d'user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie. Et pourtant depuis un moment qu'il sentait qu'une nouvelle personne s'était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante. C'est à peine s'il se disait que cette rencontre possible chez Prévost (de laquelle l'attente saccageait, dénudait à ce point les moments qui la précédaient qu'il ne trouvait plus une seule idée, un seul souvenir derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il était probable pourtant, si elle avait lieu, qu'elle serait comme les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir, dès qu'il serait avec Odette, jetant furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt détourné de peur qu'elle n'y vît l'avance d'un désir et ne crût plus à son désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à trouver des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de s'assurer, sans avoir l'air d'y tenir, qu'il la retrouverait le lendemain chez les Verdurin : c'est-à-dire de prolonger pour l'instant et de renouveler un jour de plus la déception et la torture que lui apportait la vaine présence de cette femme qu'il approchait sans oser l'étreindre.
Elle n'était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu'il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge Lorédan de Rizzo) qu'il alla attendre ensuite – n'ayant rien trouvé lui-même – à l'endroit qu'il lui avait désigné. La voiture ne revenait pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme celui où Rémi lui dirait : « Cette dame est là » et comme celui où Rémi lui dirait : « Cette dame n'était dans aucun des cafés. » Et ainsi il voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative, précédée soit par la rencontre d'Odette qui abolirait son angoisse, soit par le renoncement forcé à la trouver ce soir, par l'acceptation de rentrer chez lui sans l'avoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment où il s'arrêta devant Swann, celui-ci ne lui dit pas : « Avez-vous trouvé cette dame ? » mais : « Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la provision doit commencer à s'épuiser. » Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l'attendait, la fin de la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la fin de soirée bienheureuse et qu'il n'avait pas besoin de se presser d'atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne s'échapperait plus. Mais aussi c'était par force d'inertie ; il avait dans l'âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le corps, ceux-là qui au moment d'éviter un choc, d'éloigner une flamme de leur habit, d'accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient auparavant comme pour y trouver leur point d'appui, leur élan. Et sans doute si le cocher l'avait interrompu en lui disant : « Cette dame est là », il eût répondu : « Ah ! oui, c'est vrai, la course que je vous avais donnée, tiens, je n'aurais pas cru » et aurait continué à lui parler provision de bois pour lui cacher l'émotion qu'il avait eue et se laisser à lui-même le temps de rompre avec l'inquiétude et de se donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire qu'il ne l'avait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur :
« Je crois que Monsieur n'a plus qu'à rentrer. »
Mais l'indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu'il apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche :
« Mais pas du tout, s'écria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame ; c'est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m'avait pas vu.
— Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit Rémi, puisque c'est elle qui est partie sans attendre Monsieur, qu'elle a dit qu'elle allait chez Prévost et qu'elle n'y était pas. »
D'ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l'ombre d'une femme qui s'approchait de lui, lui murmurant un mot à l'oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.
De tous les modes de production de l'amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l'un des plus efficaces, ce grand souffle d'agitation qui parfois passe sur nous. Alors l'être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c'est lui que nous aimerons. Il n'est même pas besoin qu'il nous plût jusque-là plus ou même autant que d'autres. Ce qu'il fallait, c'est que notre goût pour lui devînt exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand – à ce moment où il nous fait défaut – à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s'est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir – le besoin insensé et douloureux de le posséder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants ; c'est la seule hypothèse du bonheur qu'il avait envisagée avec calme ; il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix qu'il attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher, comme si, en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait s'ajouter à celui qu'il en avait lui-même, il pouvait faire qu'Odette, au cas où elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusqu'à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l'avoir vue davantage, venait de ressortir du Café anglais, marchant à grands pas, l'air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l'attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c'était Odette ; elle lui expliqua plus tard que n'ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l'avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle s'attendait si peu à le voir qu'elle eut un mouvement d'effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu'il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu'il lui était trop cruel d'y renoncer. Mais cette joie que sa raison n'avait cessé d'estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle ; car, il n'y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui restait extérieure ; il n'avait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir, c'est d'elle-même qu'émanait, c'est elle-même qui projetait vers lui, cette vérité qui rayonnait au point de dissiper comme un songe l'isolement qu'il avait redouté, et sur laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un voyageur arrivé par un beau temps au bord de la Méditerranée, incertain de l'existence des pays qu'il vient de quitter, laisse éblouir sa vue, plutôt qu'il ne leur jette des regards, par les rayons qu'émet vers lui l'azur lumineux et résistant des eaux.
Il monta avec elle dans la voiture qu'elle avait et dit à la sienne de suivre.
Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, qu'elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygne. Elle était habillée, sous sa mantille, d'un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d'une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille blanche, à l'ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées d'autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute palpitante, sans respiration.
« Ce n'est rien, lui dit-il, n'ayez pas peur. »
Et il la tenait par l'épaule, l'appuyant contre lui pour la maintenir ; puis il lui dit :
« Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc ? J'ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu. »
Elle, qui n'avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant :
« Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. »
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l'air d'avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même commençant déjà à croire qu'il l'avait été, s'écria :
« Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu… Je pense que c'est du pollen qui s'est répandu sur vous, vous permettez que je l'essuie avec ma main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c'est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer, ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir s'ils n'ont vraiment pas d'odeur, non plus ? Je n'en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité. »
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire « vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît ».
Il élevait son autre main le long de la joue d'Odette ; elle le regarda fixement, de l'air languissant et grave qu'ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu'elle savait convenable à ces moments-là et qu'elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l'eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann qui, avant qu'elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d'accourir, de reconnaître le rêve qu'elle avait si longtemps caressé et d'assister à sa réalisation, comme une parente qu'on appelle pour prendre sa part du succès d'un enfant qu'elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage d'Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu'il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu'on va quitter pour toujours.
Mais il était si timide avec elle, qu'ayant fini par la posséder ce soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque d'audace pour formuler une exigence plus grande que celle-là (qu'il pouvait renouveler puisqu'elle n'avait pas fâché Odette la première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait : « C'est malheureux, ce soir, les catleyas n'ont pas besoin d'être arrangés, ils n'ont pas été déplacés comme l'autre soir ; il me semble pourtant que celui-ci n'est pas très droit. Je peux voir s'ils ne sentent pas plus que les autres ? » Ou bien, si elle n'en avait pas : « Oh ! pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements. » De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé l'ordre qu'il avait suivi le premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d'Odette, et que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses ; et bien plus tard, quand l'arrangement (ou le simulacre rituel d'arrangement) des catleyas fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya », devenue un simple vocable qu'ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l'acte de la possession physique – où d'ailleurs l'on ne possède rien –, survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire « faire l'amour » ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et connue d'avance, elle devient au contraire un plaisir nouveau s'il s'agit de femmes assez difficiles – ou crues telles par nous – pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois pour Swann l'arrangement des catleyas. Il espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle était la dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c'était la possession de cette femme qui allait sortir d'entre leurs larges pétales mauves ; et le plaisir qu'il éprouvait déjà et qu'Odette ne tolérait peut-être, pensait-il, que parce qu'elle ne l'avait pas reconnu, lui semblait, à cause de cela – comme il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre – un plaisir qui n'avait pas existé jusque-là, qu'il cherchait à créer, un plaisir – ainsi que le nom spécial qu'il lui donna en garda la trace – entièrement particulier et nouveau.
Maintenant, tous les soirs, quand il l'avait ramenée chez elle, il fallait qu'il entrât, et souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisait jusqu'à sa voiture, l'embrassait aux yeux du cocher, disant : « Qu'est-ce que cela peut me faire, que me font les autres ? » Les soirs où il n'allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis qu'il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en plus rares où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque heure qu'il fût. C'était le printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de soirée, il montait dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait aux amis qui s'en allaient en même temps que lui et lui demandaient de revenir avec eux, qu'il ne pouvait pas, qu'il n'allait pas du même côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux s'étonnaient, et de fait, Swann n'était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. Il ne faisait plus attention à aucune, s'abstenait d'aller dans les endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il avait l'attitude inverse de celle à quoi, hier encore, on l'eût reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une passion est en nous comme un caractère momentané et différent qui se substitue à l'autre et abolit les signes jusque-là invariables par lesquels il s'exprimait ! En revanche ce qui était invariable maintenant, c'était que, où que Swann se trouvât, il ne manquât pas d'aller rejoindre Odette. Le trajet qui le séparait d'elle était celui qu'il parcourait inévitablement et comme la pente même, irrésistible et rapide, de sa vie. À vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il aurait mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue course et ne la voir que le lendemain ; mais le fait même de se déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les amis qui le quittaient se disaient : « Il est très tenu, il y a certainement une femme qui le force à aller chez elle à n'importe quelle heure », lui faisait sentir qu'il menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice qu'ils font de leur repos et de leurs intérêts à une rêverie voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis, sans qu'il s'en rendît compte, cette certitude qu'elle l'attendait, qu'elle n'était pas ailleurs avec d'autres, qu'il ne reviendrait pas sans l'avoir vue, neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître qu'il avait éprouvée le soir où Odette n'était plus chez les Verdurin et dont l'apaisement actuel était si doux que cela pouvait s'appeler du bonheur. Peut-être était-ce à cette angoisse qu'il était redevable de l'importance qu'Odette avait prise pour lui. Les êtres nous sont d'habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l'un d'eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble appartenir à un autre univers, il s'entoure de poésie, il fait de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce qu'Odette deviendrait pour lui dans les années qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la lune brillante qui répandait sa clarté entre ses yeux et les rues désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement rosée comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi devant sa pensée et, depuis, projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il le voyait. S'il arrivait après l'heure où Odette envoyait ses domestiques se coucher, avant de sonner à la porte du petit jardin, il allait d'abord dans la rue où donnait au rez-de-chaussée, entre les fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels contigus, la fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, et elle, avertie, répondait et allait l'attendre de l'autre côté, à la porte d'entrée. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux qu'elle préférait : la Valse des Roses ou Pauvre Fou de Tagliafico (qu'on devait, selon sa volonté écrite, faire exécuter à son enterrement), il lui demandait de jouer à la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu'Odette jouât fort mal, mais la vision la plus belle qui nous reste d'une oeuvre est souvent celle qui s'éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles, d'un piano désaccordé. La petite phrase continuait à s'associer pour Swann à l'amour qu'il avait pour Odette. Il sentait bien que cet amour, c'était quelque chose qui ne correspondait à rien d'extérieur, de constatable par d'autres que lui ; il se rendait compte que les qualités d'Odette ne justifiaient pas qu'il attachât tant de prix aux moments passés auprès d'elle. Et souvent, quand c'était l'intelligence positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant d'intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu'il l'entendait, savait rendre libre en lui l'espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l'âme de Swann s'en trouvaient changées ; une marge y était réservée à une jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d'être purement individuelle comme celle de l'amour, s'imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soif d'un charme inconnu, la petite phrase l'éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l'assouvir. De sorte que ces parties de l'âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d'y inscrire le nom d'Odette. Puis à ce que l'affection d'Odette pouvait avoir d'un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. À voir le visage de Swann pendant qu'il écoutait la phrase, on aurait dit qu'il était en train d'absorber un anesthésique qui donnait plus d'amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu'il aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce qu'il échappe à notre intelligence, que nous n'atteignons que par un seul sens. Grand repos, mystérieuse rénovation pour Swann – pour lui dont les yeux quoique délicats amateurs de peinture, dont l'esprit quoique fin observateur de moeurs, portaient à jamais la trace indélébile de la sécheresse de sa vie – de se sentir transformé en une créature étrangère à l'humanité, aveugle, dépourvue de facultés logiques, presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne percevant le monde que par l'ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son ! Il commençait à se rendre compte de tout ce qu'il y avait de douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu'importait qu'elle lui dît que l'amour est fragile, le sien était si fort ! Il jouait avec la tristesse qu'elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu'il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu'en même temps elle ne cessât pas de l'embrasser.
Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah ! dans ces premiers temps où l'on aime, les baisers naissent si naturellement ! Ils foisonnent si pressés les uns contre les autres ; et l'on aurait autant de peine à compter les baisers qu'on s'est donnés pendant une heure que les fleurs d'un champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de s'arrêter, disant : « Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me tiens ? je ne peux tout faire à la fois, sache au moins ce que tu veux, est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites caresses ? », lui se fâchait et elle éclatait d'un rire qui se changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait d'un air maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de Moïse de Botticelli, il l'y situait, il donnait au cou d'Odette l'inclinaison nécessaire ; et quand il l'avait bien peinte à la détrempe, au XVe siècle, sur la muraille de la Sixtine, l'idée qu'elle était cependant restée là, près du piano, dans le moment actuel, prête à être embrassée et possédée, l'idée de sa matérialité et de sa vie venait l'enivrer avec une telle force que, l'oeil égaré, les mâchoires tendues comme pour dévorer, il se précipitait sur cette vierge de Botticelli et se mettait à lui pincer les joues. Puis, une fois qu'il l'avait quittée, non sans être rentré pour l'embrasser encore parce qu'il avait oublié d'emporter dans son souvenir quelque particularité de son odeur ou de ses traits, tandis qu'il revenait dans sa victoria, il bénissait Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il sentait qu'elles ne devaient pas lui causer à elle une bien grande joie, mais qui en le préservant de devenir jaloux – en lui ôtant l'occasion de souffrir de nouveau du mal qui s'était déclaré en lui le soir où il ne l'avait pas trouvée chez les Verdurin – l'aideraient à arriver, sans avoir plus d'autres de ces crises dont la première avait été si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures singulières de sa vie, heures presque enchantées, à la façon de celles où il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce retour, que l'astre était maintenant déplacé par rapport à lui, et presque au bout de l'horizon, sentant que son amour obéissait, lui aussi, à des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette période où il était entré durerait encore longtemps, si bientôt sa pensée ne verrait plus le cher visage qu'occupant une position lointaine et diminuée, et près de cesser de répandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses, depuis qu'il était amoureux, comme au temps où, adolescent, il se croyait artiste ; mais ce n'était plus le même charme, celui-ci, c'est Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaître en lui les inspirations de sa jeunesse qu'une vie frivole avait dissipées, mais elles portaient toutes le reflet, la marque d'un être particulier ; et, dans les longues heures qu'il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, mais à une autre.
Il n'allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l'emploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu'il lui manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne se demandait-il pas ce qu'elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant qu'il y a quelques années, quand il ne la connaissait pas, on lui avait parlé d'une femme qui, s'il se rappelait bien, devait certainement être elle, comme d'une fille, d'une femme entretenue, une de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécu dans leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dota longtemps l'imagination de certains romanciers. Il se disait qu'il n'y a souvent qu'à prendre le contre-pied des réputations que fait le monde pour juger exactement une personne, quand, à un tel caractère, il opposait celui d'Odette, bonne, naïve, éprise d'idéal, presque si incapable de ne pas dire la vérité que, l'ayant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d'écrire aux Verdurin qu'elle était souffrante, le lendemain, il l'avait vue, devant Mme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et, tandis qu'elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa prétendue indisposition de la veille, avoir l'air de faire demander pardon, par ses regards suppliants et sa voix désolée, de la fausseté de ses paroles.
Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans l'après-midi, interrompre sa rêverie ou cette étude sur Ver Meer à laquelle il s'était remis dernièrement. On venait lui dire que Mme de Crécy était dans son petit salon. Il allait l'y retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage rosé d'Odette, dès qu'elle avait aperçu Swann, venait – changeant la forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le modelé de ses joues – se mélanger un sourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui qu'elle avait eu la veille, un autre dont elle l'avait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été sa réponse, en voiture, quand il lui avait demandé s'il lui était désagréable en redressant les catleyas ; et la vie d'Odette pendant le reste du temps, comme il n'en connaissait rien, lui apparaissait, avec son fond neutre et sans couleurs semblable à ces feuilles d'études de Watteau, où on voit çà et là, à toutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois crayons sur le papier chamois, d'innombrables sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu'elle ne l'était pas, parce qu'il ne pouvait pas l'imaginer, quelque ami, qui, se doutant qu'ils s'aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d'elle que d'insignifiant, lui décrivait la silhouette d'Odette, qu'il avait aperçue, le matin même, montant à pied la rue Abbatucci dans une « visite » garnie de skunks, sous un chapeau « à la Rembrandt » et un bouquet de violettes à son corsage. Ce simple croquis bouleversait Swann parce qu'il lui faisait tout d'un coup apercevoir qu'Odette avait une vie qui n'était pas tout entière à lui ; il voulait savoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu'il ne lui connaissait pas ; il se promettait de lui demander où elle allait, à ce moment-là, comme si dans toute la vie incolore – presque inexistante, parce qu'elle lui était invisible – de sa maîtresse, il n'y avait qu'une seule chose en dehors de tous ces sourires adressés à lui : sa démarche sous un chapeau à la Rembrandt, avec un bouquet de violettes au corsage.
Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valse des Roses, Swann ne cherchait pas à lui faire jouer plutôt des choses qu'il aimât et, pas plus en musique qu'en littérature, à corriger son mauvais goût. Il se rendait bien compte qu'elle n'était pas intelligente. En lui disant qu'elle aimerait tant qu'il lui parlât des grands poètes, elle s'était imaginé qu'elle allait connaître tout de suite des couplets héroïques et romanesques dans le genre de ceux du vicomte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour Ver Meer de Delft, elle lui demanda s'il avait souffert par une femme, si c'était une femme qui l'avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu'on n'en savait rien, elle s'était désintéressée de ce peintre. Elle disait souvent : « Je crois bien, la poésie, naturellement, il n'y aurait rien de plus beau si c'était vrai, si les poètes pensaient tout ce qu'ils disent. Mais bien souvent, il n'y a pas plus intéressé que ces gens-là. J'en sais quelque chose, j'avais une amie qui a aimé une espèce de poète. Dans ses vers il ne parlait que de l'amour, du ciel, des étoiles. Ah ! ce qu'elle a été refaite ! Il lui a croqué plus de trois cent mille francs. » Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait la beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d'un instant, elle cessait d'écouter, disant : « Oui… je ne me figurais pas que c'était comme cela. » Et il sentait qu'elle éprouvait une telle déception qu'il préférait mentir en lui disant que tout cela n'était rien, que ce n'était encore que des bagatelles, qu'il n'avait pas le temps d'aborder le fond, qu'il y avait autre chose. Mais elle lui disait vivement : « Autre chose ? quoi ?… Dis-le alors », mais il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraîtrait mince et différent de ce qu'elle espérait, moins sensationnel et moins touchant, et craignant que, désillusionnée de l'art, elle ne le fût en même temps de l'amour.
Et en effet elle trouvait Swann intellectuellement inférieur à ce qu'elle aurait cru. « Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te définir. » Elle s'émerveillait davantage de son indifférence à l'argent, de sa gentillesse pour chacun, de sa délicatesse. Et il arrive en effet souvent pour de plus grands que n'était Swann, pour un savant, pour un artiste, quand il n'est pas méconnu par ceux qui l'entourent, que celui de leurs sentiments qui prouve que la supériorité de son intelligence s'est imposée à eux, ce n'est pas leur admiration pour ses idées, car elles leur échappent, mais leur respect pour sa bonté. C'est aussi du respect qu'inspirait à Odette la situation qu'avait Swann dans le monde, mais elle ne désirait pas qu'il cherchât à l'y faire recevoir. Peut-être sentait-elle qu'il ne pourrait pas y réussir, et même craignait-elle que rien qu'en parlant d'elle il ne provoquât des révélations qu'elle redoutait. Toujours est-il qu'elle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le monde, lui avait-elle dit, était une brouille qu'elle avait eue autrefois avec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal d'elle. Swann objectait : « Mais tout le monde n'a pas connu ton amie. — Mais si, ça fait la tache d'huile, le monde est si méchant. » D'une part Swann ne comprit pas cette histoire, mais d'autre part il savait que ces propositions : « Le monde est si méchant », « un propos calomnieux fait la tache d'huile », sont généralement tenues pour vraies ; il devait y avoir des cas auxquels elles s'appliquaient. Celui d'Odette était-il l'un de ceux-là ? Il se le demandait, mais pas longtemps, car il était sujet, lui aussi, à cette lourdeur d'esprit qui s'appesantissait sur son père, quand il se posait un problème difficile. D'ailleurs ce monde qui faisait si peur à Odette, ne lui inspirait peut-être pas de grands désirs, car pour qu'elle se le représentât bien nettement, il était trop éloigné de celui qu'elle connaissait. Pourtant, tout en étant restée à certains égards vraiment simple (elle avait par exemple gardé pour amie une petite couturière retirée dont elle grimpait presque chaque jour l'escalier raide, obscur et fétide), elle avait soif de chic, mais ne s'en faisait pas la même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une émanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent jusqu'à un degré assez éloigné – et plus ou moins affaibli dans la mesure où l'on est distant du centre de leur intimité – dans le cercle de leurs amis ou des amis de leurs amis dont les noms forment une sorte de répertoire. Les gens du monde le possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une érudition d'où ils ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir mondain, s'il lisait dans un journal les noms des personnes qui se trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance du chic de ce dîner, comme un lettré, à la simple lecture d'une phrase, apprécie exactement la qualité littéraire de son auteur. Mais Odette faisait partie des personnes (extrêmement nombreuses, quoi qu'en pensent les gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la société) qui ne possèdent pas ces notions, imaginent un chic tout autre, qui revêt divers aspects selon le milieu auquel elles appartiennent, mais a pour caractère particulier – que ce soit celui dont rêvait Odette, ou celui devant lequel s'inclinait Mme Cottard – d'être directement accessible à tous. L'autre, celui des gens du monde, l'est à vrai dire aussi, mais il y faut quelque délai. Odette disait de quelqu'un :
« Il ne va jamais que dans les endroits chics. »
Et si Swann lui demandait ce qu'elle entendait par là, elle lui répondait avec un peu de mépris :
« Mais les endroits chics, parbleu ! Si, à ton âge, il faut t'apprendre ce que c'est que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi ? par exemple, le dimanche matin l'avenue de l'Impératrice, à cinq heures le tour du Lac, le jeudi l'Éden Théâtre, le vendredi l'Hippodrome, les bals…
— Mais quels bals ?
— Mais les bals qu'on donne à Paris, les bals chics, je veux dire. Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier ? mais si, tu dois savoir, c'est un des hommes les plus lancés de Paris, ce grand jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur à la boutonnière, une raie dans le dos, des pantalons clairs ; il est avec ce vieux tableau qu'il promène à toutes les premières. Eh bien ! il a donné un bal, l'autre soir, il y avait tout ce qu'il y a de chic à Paris. Ce que j'aurais aimé y aller ! mais il fallait présenter sa carte d'invitation à la porte et je n'avais pas pu en avoir. Au fond, j'aime autant ne pas y être allée, c'était une tuerie, je n'aurais rien vu. C'est plutôt pour pouvoir dire qu'on était chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole ! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent qui racontent qu'elles y étaient, il y a bien la moitié dont ça n'est pas vrai… Mais ça m'étonne que toi, un homme si “pschutt”, tu n'y étais pas. »
Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette conception du chic ; pensant que la sienne n'était pas plus vraie, était aussi sotte, dénuée d'importance, il ne trouvait aucun intérêt à en instruire sa maîtresse, si bien qu'après des mois elle ne s'intéressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de pesage, de concours hippique, les billets de première qu'il pouvait avoir par elles. Elle souhaitait qu'il cultivât des relations si utiles, mais elle était par ailleurs portée à les croire peu chic, depuis qu'elle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire, avec un bonnet à brides.
« Mais elle a l'air d'une ouvreuse, d'une vieille concierge, darling ! Ça, une marquise ! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nippée comme ça ! »
Elle ne comprenait pas que Swann habitât l'hôtel du quai d'Orléans que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.
Certes, elle avait la prétention d'aimer les « antiquités » et prenait un air ravi et fin pour dire qu'elle adorait passer toute une journée à « bibeloter », à chercher « du bric-à-brac », des choses « du temps ». Bien qu'elle s'entêtât dans une sorte de point d'honneur (et semblât pratiquer quelque précepte familial) en ne répondant jamais aux questions et en ne « rendant pas de comptes » sur l'emploi de ses journées, elle parla une fois à Swann d'une amie qui l'avait invitée et chez qui tout était « de l'époque ». Mais Swann ne put arriver à lui faire dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi, elle répondit que c'était « moyenâgeux ». Elle entendait par là qu'il y avait des boiseries. Quelque temps après, elle lui reparla de son amie et ajouta, sur le ton hésitant et de l'air entendu dont on cite quelqu'un avec qui on a dîné la veille et dont on n'avait jamais entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient l'air de considérer comme quelqu'un de si célèbre qu'on espère que l'interlocuteur saura bien de qui vous voulez parler : « Elle a une salle à manger… du… dix-huitième ! » Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la maison n'était pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la mode n'en prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla et montra à Swann l'adresse de l'homme qui avait fait cette salle à manger et qu'elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de l'argent, pour voir s'il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes une pareille, mais celle qu'elle rêvait et que malheureusement les dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de hauts dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées comme au château de Blois. Ce jour-là, elle laissa échapper devant Swann ce qu'elle pensait de son habitation du quai d'Orléans ; comme il avait critiqué que l'amie d'Odette donnât, non pas dans le Louis XVI, car, disait-il, bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant, mais dans le faux ancien : « Tu ne voudrais pas qu'elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés », lui dit-elle, le respect humain de la bourgeoise l'emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la cocotte.
De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient les bas calculs, rêvaient d'honneur et d'amour, elle faisait une élite supérieure au reste de l'humanité. Il n'y avait pas besoin qu'on eût réellement ces goûts pourvu qu'on les proclamât ; d'un homme qui lui avait avoué à dîner qu'il aimait à flâner, à se salir les doigts dans les vieilles boutiques, qu'il ne serait jamais apprécié par ce siècle commercial, car il ne se souciait pas de ses intérêts, et qu'il était pour cela d'un autre temps, elle revenait en disant : « Mais c'est une âme adorable, un sensible, je ne m'en étais jamais doutée ! » et elle se sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Mais, en revanche ceux qui, comme Swann, avaient ces goûts, mais n'en parlaient pas, la laissaient froide. Sans doute elle était obligée d'avouer que Swann ne tenait pas à l'argent, mais elle ajoutait d'un air boudeur : « Mais lui, ça n'est pas la même chose » ; et en effet, ce qui parlait à son imagination, ce n'était pas la pratique du désintéressement, c'en était le vocabulaire.
Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu'elle rêvait, il cherchait du moins à ce qu'elle se plût avec lui, à ne pas contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu'elle avait en toutes choses, et qu'il aimait d'ailleurs comme tout ce qui venait d'elle, qui l'enchantaient même, car c'était autant de traits particuliers grâce auxquels l'essence de cette femme lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle avait l'air heureux parce qu'elle devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux, inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la fête des fleurs ou simplement l'heure du thé, avec muffins et toasts, au « Thé de la Rue Royale » où elle croyait que l'assiduité était indispensable pour consacrer la réputation d'élégance d'une femme, Swann, transporté comme nous le sommes par le naturel d'un enfant ou par la vérité d'un portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien l'âme de sa maîtresse affleurer à son visage qu'il ne pouvait résister à venir l'y toucher avec ses lèvres. « Ah ! elle veut qu'on la mène à la fête des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on l'y mènera, nous n'avons qu'à nous incliner. » Comme la vue de Swann était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde, le monocle qui le défigurait moins. La première fois qu'elle lui en vit un dans l'oeil, elle ne put contenir sa joie : « Je trouve que pour un homme, il n'y a pas à dire, ça a beaucoup de chic ! Comme tu es bien ainsi ! tu as l'air d'un vrai gentleman. Il ne te manque qu'un titre » ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait qu'Odette fût ainsi, de même que, s'il avait été épris d'une Bretonne, il aurait été heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire qu'elle croyait aux revenants. Jusque-là, comme beaucoup d'hommes chez qui leur goût pour les arts se développe indépendamment de la sensualité, un disparate bizarre avait existé entre les satisfactions qu'il accordait à l'un et à l'autre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en plus grossières, des séductions d'oeuvres de plus en plus raffinées, emmenant une petite bonne dans une baignoire grillée à la représentation d'une pièce décadente qu'il avait envie d'entendre ou à une exposition de peinture impressionniste, et persuadé d'ailleurs qu'une femme du monde cultivée n'y eût pas compris davantage, mais n'aurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis qu'il aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher de n'avoir qu'une âme à eux deux lui était si doux, qu'il cherchait à se plaire aux choses qu'elle aimait, et il trouvait un plaisir d'autant plus profond non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses opinions, que, comme elles n'avaient aucune racine dans sa propre intelligence, elles lui rappelaient seulement son amour, à cause duquel il les avait préférées. S'il retournait à Serge Panine, s'il recherchait les occasions d'aller voir conduire Olivier Métra, c'était pour la douceur d'être initié dans toutes les conceptions d'Odette, de se sentir de moitié dans tous ses goûts. Ce charme de le rapprocher d'elle, qu'avaient les ouvrages ou les lieux qu'elle aimait, lui semblait plus mystérieux que celui qui est intrinsèque à de plus beaux, mais qui ne la lui rappelaient pas. D'ailleurs, ayant laissé s'affaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme d'homme du monde ayant à son insu pénétré jusqu'à elles, il pensait (ou du moins il avait si longtemps pensé cela qu'il le disait encore) que les objets de nos goûts n'ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est affaire d'époque, de classe, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguées. Et comme il jugeait que l'importance attachée par Odette à avoir des cartes pour le vernissage n'était pas en soi quelque chose de plus ridicule que le plaisir qu'il avait autrefois à déjeuner chez le prince de Galles, de même, il ne pensait pas que l'admiration qu'elle professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable que le goût qu'il avait, lui, pour la Hollande qu'elle se figurait laide et pour Versailles qu'elle trouvait triste. Aussi, se privait-il d'y aller, ayant plaisir à se dire que c'était pour elle, qu'il voulait ne sentir, n'aimer qu'avec elle.
Comme tout ce qui environnait Odette et n'était en quelque sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait la société des Verdurin. Là, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même les rares « grandes soirées » données pour les « ennuyeux », il y avait la présence d'Odette, la vue d'Odette, la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à Swann, en l'invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout ailleurs dans le « petit noyau », et cherchait à lui attribuer des mérites réels, car il s'imaginait ainsi que, par goût, il le fréquenterait toute sa vie. Or, n'osant pas se dire, par peur de ne pas le croire, qu'il aimerait toujours Odette, du moins en supposant qu'il fréquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a priori, soulevait moins d'objections de principe de la part de son intelligence), il se voyait dans l'avenir continuant à rencontrer chaque soir Odette ; cela ne revenait peut-être pas tout à fait au même que l'aimer toujours, mais pour le moment, pendant qu'il aimait, croire qu'il ne cesserait pas un jour de la voir, c'est tout ce qu'il demandait. « Quel charmant milieu, se disait-il. Comme c'est au fond la vraie vie qu'on mène là ! Comme on y est plus intelligent, plus artiste que dans le monde ! Comme Mme Verdurin, malgré de petites exagérations un peu risibles, a un amour sincère de la peinture, de la musique, quelle passion pour les oeuvres, quel désir de faire plaisir aux artistes ! Elle se fait une idée inexacte des gens du monde ; mais avec cela que le monde n'en a pas une plus fausse encore des milieux artistes ! Peut-être n'ai-je pas de grands besoins intellectuels à assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec Cottard, quoiqu'il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre, si sa prétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en revanche c'est une des plus belles intelligences que j'aie connues. Et puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu'on veut sans contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait par jour dans ce salon-là ! Décidément, sauf quelques rares exceptions, je n'irai plus jamais que dans ce milieu. C'est là que j'aurai de plus en plus mes habitudes et ma vie. »
Et comme les qualités qu'il croyait intrinsèques aux Verdurin n'étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu'avait goûtés chez eux son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus profondes, plus vitales, quand ces plaisirs l'étaient aussi. Comme Mme Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour lui le bonheur ; comme, tel soir où il se sentait anxieux parce qu'Odette avait causé avec un invité plus qu'avec un autre, et où, irrité contre elle, il ne voulait pas prendre l'initiative de lui demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la paix et la joie en disant spontanément : « Odette, vous allez ramener M. Swann, n'est-ce pas ? » – comme, cet été qui venait et où il s'était d'abord demandé avec inquiétude si Odette ne s'absenterait pas sans lui, s'il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mme Verdurin allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la campagne, – Swann, laissant à son insu la reconnaissance et l'intérêt s'infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait jusqu'à proclamer que Mme Verdurin était une grande âme. De quelques gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l'école du Louvre lui parlât : « Je préfère cent fois les Verdurin », lui répondait-il. Et, avec une solennité qui était nouvelle chez lui : « Ce sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n'y a que deux classes d'êtres : les magnanimes et les autres ; et je suis arrivé à un âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut aimer, et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu'on aime et, pour réparer le temps qu'on a gâché avec les autres, ne plus les quitter jusqu'à sa mort. Eh bien ! » ajoutait-il avec cette légère émotion qu'on éprouve quand, même sans bien s'en rendre compte, on dit une chose, non parce qu'elle est vraie, mais parce qu'on a plaisir à la dire et qu'on l'écoute dans sa propre voix comme si elle venait d'ailleurs que de nous-mêmes, « le sort en est jeté, j'ai choisi d'aimer les seuls coeurs magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes si Mme Verdurin est véritablement intelligente. Je t'assure qu'elle m'a donné les preuves d'une noblesse de coeur, d'une hauteur d'âme où, que veux-tu, on n'atteint pas sans une hauteur égale de pensée. Certes elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce n'est peut-être pas là qu'elle est le plus admirable ; et telle petite action ingénieusement, exquisement bonne, qu'elle a accomplie pour moi, telle géniale attention, tel geste familièrement sublime, révèlent une compréhension plus profonde de l'existence que tous les traités de philosophie. »
Il aurait pourtant pu se dire qu'il y avait des anciens amis de ses parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi épris d'art, qu'il connaissait d'autres êtres d'un grand coeur, et que, pourtant, depuis qu'il avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne connaissaient pas Odette, et, s'ils l'avaient connue, ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi il n'y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne : sans doute la discrétion même avec laquelle il usait de l'hospitalité des Verdurin, s'abstenant souvent de venir dîner pour une raison qu'ils ne soupçonnaient pas et à la place de laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez des « ennuyeux », sans doute aussi, et malgré toutes les précautions qu'il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive qu'ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en était autre. C'est qu'ils avaient très vite senti en lui un espace réservé, impénétrable, où il continuait à professer silencieusement pour lui-même que la princesse de Sagan n'était pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard n'étaient pas drôles, enfin, et bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l'y convertir entièrement, comme ils n'en avaient jamais rencontré une pareille chez personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels d'ailleurs, dans le fond de son coeur, il préférait mille fois les Verdurin et tout le petit noyau), s'il avait consenti, pour le bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c'est une abjuration qu'ils comprirent qu'on ne pourrait pas lui arracher.
Quelle différence avec un « nouveau » qu'Odette leur avait demandé d'inviter, quoiqu'elle ne l'eût rencontré que peu de fois, et sur lequel ils fondaient beaucoup d'espoir, le comte de Forcheville ! (Il se trouva qu'il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui remplit d'étonnement les fidèles : le vieil archiviste avait des manières si humbles qu'ils l'avaient toujours cru d'un rang social inférieur au leur et ne s'attendaient pas à apprendre qu'il appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l'était pas ; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il n'avait pas cette délicatesse de nature qui empêchait Swann de s'associer aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu'il connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l'un et l'autre, trouvait facilement des excuses mais n'avait pas le courage et l'hypocrisie d'applaudir, Forcheville était au contraire d'un niveau intellectuel qui lui permettait d'être abasourdi, émerveillé par les unes, sans d'ailleurs les comprendre, et de se délecter aux autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de Swann.
Il y avait à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et, si ses fonctions universitaires et ses travaux d'érudition n'avaient pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de la vie qui, unie à un certain scepticisme relatif à l'objet de leurs études, donne dans n'importe quelle profession, à certains hommes intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d'esprits larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait chez Mme Verdurin de chercher ses comparaisons dans ce qu'il y avait de plus actuel quand il parlait de philosophie et d'histoire, d'abord parce qu'il croyait qu'elles ne sont qu'une préparation à la vie et qu'il s'imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu'il n'avait connu jusqu'ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que, s'étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de certains sujets, il croyait dépouiller l'universitaire en prenant avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce qu'il l'était resté.
Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le « nouveau » de grands frais de toilette, lui disait : « C'est original, cette robe blanche », le docteur qui n'avait cessé de l'observer, tant il était curieux de savoir comment était fait ce qu'il appelait un « de », et qui cherchait une occasion d'attirer son attention et d'entrer plus en contact avec lui, saisit au vol le mot « blanche » et, sans lever le nez de son assiette, dit : « blanche ? Blanche de Castille ? », puis sans bouger la tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par l'effort douloureux et vain qu'il fit pour sourire, témoigna qu'il jugeait ce calembour stupide, Forcheville avait montré à la fois qu'il en goûtait la finesse et qu'il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.
« Qu'est-ce que vous dites d'un savant comme cela ? avait-elle demandé à Forcheville. Il n'y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital ? avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu'il va falloir que je demande à m'y faire admettre.
— Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie de Blanche de Castille, si j'ose m'exprimer ainsi. N'est-il pas vrai, Madame ? » demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés, précipita sa figure dans ses mains d'où s'échappèrent des cris étouffés. « Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses s'il y en a autour de cette table, sub rosa… Je reconnais d'ailleurs que notre ineffable république athénienne – ô combien ! – pourrait honorer en cette capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, si fait », reprit-il de sa voix bien timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une objection de M. Verdurin. « La Chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester la sûreté d'information ne laisse aucun doute à cet égard. Nulle ne pourrait être mieux choisie comme patronne par un prolétariat laïcisateur que cette mère d'un saint à qui elle en fit d'ailleurs voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard ; car avec elle chacun en prenait pour son grade.
— Quel est ce monsieur ? » demanda Forcheville à Mme Verdurin, « il a l'air d'être de première force.
— Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot ? il est célèbre dans toute l'Europe.
— Ah ! c'est Bréchot, s'écria Forcheville qui n'avait pas bien entendu, vous m'en direz tant », ajouta-t-il tout en attachant sur l'homme célèbre des yeux écarquillés. « C'est toujours intéressant de dîner avec un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez là avec des convives de choix. On ne s'ennuie pas chez vous.
— Oh ! vous savez, ce qu'il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin, c'est qu'ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu'ils veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce soir, ce n'est rien : je l'ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à se mettre à genoux devant ; eh bien ! chez les autres, ce n'est plus le même homme, il n'a plus d'esprit, il faut lui arracher les mots, il est même ennuyeux.
— C'est curieux ! » dit Forcheville étonné.
Un genre d'esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien qu'il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine de l'intelligence : la conversation, que Swann ne put trouver les plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à écoeurer. Puis il était choqué dans l'habitude qu'il avait des bonnes manières, par le ton rude et militaire qu'affectait, en s'adressant à chacun, l'universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout perdu, ce soir-là, de son indulgence en voyant l'amabilité que Mme Verdurin déployait pour ce Forcheville qu'Odette avait eu la singulière idée d'amener. Un peu gênée vis-à-vis de Swann, elle lui avait demandé en arrivant :
« Comment trouvez-vous mon invité ? »
Et lui, s'apercevant pour la première fois que Forcheville qu'il connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez bel homme, avait répondu : « Immonde ! » Certes, il n'avait pas l'idée d'être jaloux d'Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que d'habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l'histoire de la mère de Blanche de Castille qui « avait été avec Henri Plantagenet des années avant de l'épouser », voulut s'en faire demander la suite par Swann en lui disant : « N'est-ce pas, monsieur Swann ? » sur le ton martial qu'on prend pour se mettre à la portée d'un paysan ou pour donner du coeur à un troupier, Swann coupa l'effet de Brichot à la grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu'on voulût bien l'excuser de s'intéresser si peu à Blanche de Castille, mais qu'il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet, était allé dans l'après-midi visiter l'exposition d'un artiste, ami de Mme Verdurin, qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces dernières oeuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les précédentes.
« À ce point de vue-là c'était extraordinaire, mais cela ne semblait pas d'un art, comme on dit, très “élevé”, dit Swann en souriant.
— Élevé… à la hauteur d'une institution », interrompit Cottard en levant les bras avec une gravité simulée.
Toute la table éclata de rire.
« Quand je vous disais qu'on ne peut pas garder son sérieux avec lui, dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on s'y attend le moins, il vous sort une calembredaine. »
Mais elle remarqua que seul Swann ne s'était pas déridé. Du reste il n'était pas très content que Cottard fît rire de lui devant Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d'une façon intéressante à Swann, ce qu'il eût probablement fait s'il eût été seul avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau sur l'habileté du maître disparu.
« Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c'était fait, j'ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! on ne pourrait pas dire si c'est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca !
— Et un font douze », s'écria trop tard le docteur dont personne ne comprit l'interruption.
« Ça a l'air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de découvrir le truc que dans La Ronde ou Les Régentes et c'est encore plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure. »
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu'ils puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à force de beauté :
« Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c'est fait, c'en est sorcier, c'est de la rouerie, c'est du miracle (éclatant tout à fait de rire) : c'en est malhonnête ! » Et s'arrêtant, redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu'il tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta : « Et c'est si loyal ! »
Sauf au moment où il avait dit : « plus fort que La Ronde », blasphème qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait La Ronde pour le plus grand chef-d'oeuvre de l'univers avec la Neuvième et la Samothrace, et à : « fait avec du caca », qui avait fait jeter à Forcheville un coup d'oeil circulaire sur la table pour voir si le mot passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le peintre des regards fascinés par l'admiration.
« Ce qu'il m'amuse quand il s'emballe comme ça », s'écria, quand il eut terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût jugement si intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première fois. « Et toi, qu'est-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée comme une grande bête ? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu'il parle bien ; on dirait que c'est la première fois qu'il vous entend. Si vous l'aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.
— Mais non, c'est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son succès, vous avez l'air de croire que je fais le boniment, que c'est du chiqué ; je vous y mènerai voir, vous direz si j'ai exagéré, je vous fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi !
— Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement que vous mangiez, et que mon mari mange aussi ; redonnez de la sole normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne sommes pas si pressés, vous servez comme s'il y avait le feu, attendez donc un peu pour donner la salade. »
Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas manquer d'assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait trouver un mot juste. Elle sentait qu'il aurait du succès, cela la mettait en confiance, et ce qu'elle en faisait était moins pour briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
« Ce n'est pas de la salade japonaise ? » dit-elle à mi-voix en se tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de l'à-propos et de la hardiesse qu'il y avait à faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et retentissante pièce de Dumas, elle éclata d'un rire charmant d'ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu'elle resta quelques instants sans pouvoir le maîtriser. « Qui est cette dame ? Elle a de l'esprit », dit Forcheville.
« Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi.
— Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à Swann, mais je n'ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout le monde parle. Le docteur y est déjà allé (je me rappelle même qu'il m'a dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et j'avoue que je n'ai pas trouvé raisonnable qu'il louât des places pour y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette jamais sa soirée, c'est toujours si bien joué, mais comme nous avons des amis très aimables » (Mme Cottard prononçait rarement un nom propre et se contentait de dire « des amis à nous », « une de mes amies », par « distinction », sur un ton factice, et avec l'air d'importance d'une personne qui ne nomme que qui elle veut) « qui ont souvent des loges et ont la bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre de voir Francillon un peu plus tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu fatigué », ajouta-t-elle en voyant que Swann n'avait pas l'air aussi intéressé qu'elle aurait cru par une si brûlante actualité. « Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j'ai une de mes amies qui est très originale, quoique très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend qu'elle a fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce qu'Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n'étais pas des élues. Mais elle nous l'a raconté tantôt, à son jour ; il paraît que c'était détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la manière de raconter », dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.
Et supposant que c'était peut-être parce qu'il n'aimait pas Francillon :
« Du reste, je crois que j'aurai une déception. Je ne crois pas que cela vaille Serge Panine, l'idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des sujets qui ont du fond, qui font réfléchir ; mais donner une recette de salade sur la scène du Théâtre-Français ! Tandis que Serge Panine ! Du reste, c'est comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c'est toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le Maître de Forges que je préférerais encore à Serge Panine.
— Pardonnez-moi, lui dit Swann d'un air ironique, mais j'avoue que mon manque d'admiration est à peu près égal pour ces deux chefs-d'oeuvre.
— Vraiment, qu'est-ce que vous leur reprochez ? Est-ce un parti pris ? Trouvez-vous peut-être que c'est un peu triste ? D'ailleurs, comme je dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver détestable ce que j'aime le mieux. »
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet, tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu'il avait appelé le petit « speech » du peintre.
« Monsieur a une facilité de parole, une mémoire ! » avait-il dit à Mme Verdurin quand le peintre eut terminé, « comme j'en ai rarement rencontré. Bigre ! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un excellent prédicateur. On peut dire qu'avec M. Bréchot, vous avez là deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine, celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus naturellement, c'est moins recherché. Quoi qu'il ait, chemin faisant, quelques mots un peu réalistes, mais c'est le goût du jour, je n'ai pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme nous disions au régiment, où pourtant j'avais un camarade que justement Monsieur me rappelait un peu. À propos de n'importe quoi, je ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser pendant des heures, non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est stupide ; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous voudrez, et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous n'auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment ; il a dû le connaître.
— Vous voyez souvent M. Swann ? demanda Mme Verdurin.
— Mais non », répondit M. de Forcheville, et comme pour se rapprocher plus aisément d'Odette il désirait être agréable à Swann, voulant saisir cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations, mais d'en parler en homme du monde, sur un ton de critique cordiale et n'avoir pas l'air de l'en féliciter comme d'un succès inespéré : « N'est-ce pas, Swann ? je ne vous vois jamais. D'ailleurs, comment faire pour le voir ? Cet animal-là est tout le temps fourré chez les La Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça !… » Imputation d'autant plus fausse d'ailleurs que depuis un an Swann n'allait plus guère que chez les Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu'ils ne connaissaient pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin, craignant la pénible impression que ces noms d'« ennuyeux », surtout lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient dû produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein d'inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d'avoir été sourde, comme nous l'affectons quand un ami fautif essaye de glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l'air d'admettre que de l'avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce devant nous le nom défendu d'un ingrat, Mme Verdurin, pour que son silence n'eût pas l'air d'un consentement, mais du silence ignorant des choses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie, de toute motilité ; son front bombé n'était plus qu'une belle étude de ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle chez qui était toujours fourré Swann, n'avait pu pénétrer ; son nez légèrement froncé laissait voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût dit que sa bouche entrouverte allait parler. Ce n'était plus qu'une cire perdue, qu'un masque de plâtre, qu'une maquette pour un monument, qu'un buste pour le Palais de l'industrie, devant lequel le public s'arrêterait certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant l'imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des La Trémoïlle et des Laumes qu'ils valent certes ainsi que tous les ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une majesté presque papale à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par s'animer et fit entendre qu'il fallait ne pas être dégoûté pour aller chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le mari si ignorant qu'il disait collidor pour corridor.
« On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez moi… » conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d'un air impérieux.
Sans doute elle n'espérait pas qu'il se soumettrait jusqu'à imiter la sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait de s'écrier :
« Voyez-vous ça ? Ce qui m'étonne, c'est qu'ils trouvent encore des personnes qui consentent à leur causer ! il me semble que j'aurais peur : un mauvais coup est si vite reçu ! Comment y a-t-il encore du peuple assez brute pour leur courir après ? »
Mais que ne répondait-il du moins comme Forcheville :
« Dame, c'est une duchesse ; il y a des gens que ça impressionne encore », ce qui avait permis au moins à Mme Verdurin de répliquer : « Grand bien leur fasse ! » Au lieu de cela, Swann se contenta de rire d'un air qui signifiait qu'il ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille extravagance. M. Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien qu'elle éprouvait la colère d'un grand inquisiteur qui ne parvient pas à extirper l'hérésie, et pour tâcher d'amener Swann à une rétractation, comme le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une lâcheté aux yeux de ceux à l'encontre de qui il s'exerce, M. Verdurin l'interpella :
« Dites donc franchement votre pensée, nous n'irons pas le leur répéter. »
À quoi Swann répondit :
« Mais ce n'est pas du tout par peur de la duchesse (si c'est des La Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime aller chez elle. Je ne vous dis pas qu'elle soit “profonde” (il prononça profonde, comme si ç'avait été un mot ridicule, car son langage gardait la trace d'habitudes d'esprit qu'une certaine rénovation, marquée par l'amour de la musique, lui avait momentanément fait perdre – il exprimait parfois ses opinions avec chaleur –) mais, très sincèrement, elle est intelligente et son mari est un véritable lettré. Ce sont des gens charmants. »
Si bien que Mme Verdurin, sentant que par ce seul infidèle elle serait empêchée de réaliser l'unité morale du petit noyau, ne put pas s'empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du coeur :
« Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
— Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu'entendez-vous par intelligence ?
— Voilà ! s'écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande de me parler, mais il ne veut jamais.
— Mais si… protesta Swann.
— Cette blague ! dit Odette.
— Blague à tabac ? demanda le docteur.
— Pour vous, reprit Forcheville, l'intelligence, est-ce le bagout du monde, les personnes qui savent s'insinuer ?
— Finissez votre entremets qu'on puisse enlever votre assiette », dit Mme Verdurin d'un ton aigre en s'adressant à Saniette, lequel absorbé dans des réflexions, avait cessé de manger. Et peut-être un peu honteuse du ton qu'elle avait pris : « Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais si je vous le dis, c'est pour les autres, parce que cela empêche de servir.
— Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien curieuse de l'intelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon…
— Écoutez ! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous dire la définition de l'intelligence par Fénelon, c'est intéressant, on n'a pas toujours l'occasion d'apprendre cela. »
Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci ne répondit pas et en se dérobant fit manquer la brillante joute que Mme Verdurin se réjouissait d'offrir à Forcheville.
« Naturellement, c'est comme avec moi, dit Odette d'un ton boudeur, je ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule qu'il ne trouve pas à la hauteur.
— Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a montrés comme si peu recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force, descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné avouait être heureuse de connaître parce que cela faisait bien pour ses paysans ? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui pour elle devait primer celle-là, car gendelettre dans l'âme, elle faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal qu'elle envoyait régulièrement à sa fille, c'est Mme de la Trémouaille, bien documentée par ses grandes alliances, qui faisait la politique étrangère.
— Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille », dit à tout hasard Mme Verdurin.
Saniette qui, depuis qu'il avait rendu précipitamment au maître d'hôtel son assiette encore pleine, s'était replongé dans un silence méditatif, en sortit enfin pour raconter en riant l'histoire d'un dîner qu'il avait fait avec le duc de La Trémoïlle et d'où il résultait que celui-ci ne savait pas que George Sand était le pseudonyme d'une femme. Swann, qui avait de la sympathie pour Saniette, crut devoir lui donner sur la culture du duc des détails montrant qu'une telle ignorance de la part de celui-ci était matériellement impossible ; mais tout d'un coup il s'arrêta, il venait de comprendre que Saniette n'avait pas besoin de ces preuves et savait que l'histoire était fausse, pour la raison qu'il venait de l'inventer il y avait un moment. Cet excellent homme souffrait d'être trouvé si ennuyeux par les Verdurin ; et ayant conscience d'avoir été plus terne encore à ce dîner que d'habitude, il n'avait voulu le laisser finir sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l'air si malheureux de voir manqué l'effet sur lequel il avait compté et répondit d'un ton si lâche à Swann pour que celui-ci ne s'acharnât pas à une réfutation désormais inutile : « C'est bon, c'est bon ; en tous cas, même si je me trompe, ce n'est pas un crime, je pense », que Swann aurait voulu pouvoir dire que l'histoire était vraie et délicieuse. Le docteur qui les avait écoutés eut l'idée que c'était le cas de dire : Se non è vero, mais il n'était pas assez sûr des mots et craignit de s'embrouiller.
Après le dîner, Forcheville alla de lui-même vers le docteur.
« Elle n'a pas dû être mal, Mme Verdurin, et puis c'est une femme avec qui on peut causer, pour moi tout est là. Évidemment elle commence à avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy, voilà une petite femme qui a l'air intelligente, ah ! saperlipopette, on voit tout de suite qu'elle a l'oeil américain, celle-là ! Nous parlons de Mme de Crécy », dit-il à M. Verdurin qui s'approchait, la pipe à la bouche. « Je me figure que comme corps de femme…
— J'aimerais mieux l'avoir dans mon lit que le tonnerre », dit précipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain que Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie dont il craignait que ne revînt pas l'à-propos si la conversation changeait de cours, et qu'il débita avec cet excès de spontanéité et d'assurance qui cherche à masquer la froideur et l'émoi inséparables d'une récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et s'en amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car il avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. À peine avait-il commencé à faire le mouvement de tête et d'épaules de quelqu'un qui s'esclaffe qu'aussitôt il se mettait à tousser comme si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le simulacre de suffocation et d'hilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin qui, en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait les yeux avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l'air de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaieté.
M. Verdurin avait d'ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de s'éloigner un instant fit à mi-voix une plaisanterie qu'il avait apprise depuis peu et qu'il renouvelait chaque fois qu'il avait à aller au même endroit : « Il faut que j'aille entretenir un instant le duc d'Aumale », de sorte que la quinte de M. Verdurin recommença.
« Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas t'étouffer à te retenir de rire comme ça », lui dit Mme Verdurin qui venait offrir des liqueurs.
« Quel homme charmant que votre mari, il a de l'esprit comme quatre, déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier comme moi, ça ne refuse jamais la goutte.
— M. de Forcheville trouve Odette charmante, dit M. Verdurin à sa femme.
— Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allons combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il met un peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner, naturellement, nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air. Cela ne vous ennuie pas, les petits dîners au Bois ? Bien, bien, ce sera très gentil. Est-ce que vous n'allez pas travailler de votre métier, vous ! » cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau de l'importance de Forcheville, à la fois de son esprit et de son pouvoir tyrannique sur les fidèles.
« M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi », dit Mme Cottard à son mari quand il rentra au salon.
Et lui, poursuivant l'idée de la noblesse de Forcheville qui l'occupait depuis le commencement du dîner, lui dit :
« Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus ; les Putbus étaient aux Croisades, n'est-ce pas ? Ils ont, en Poméranie, un lac qui est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de l'arthrite sèche, c'est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme Verdurin, je crois. »
Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après, seul avec Mme Cottard, de compléter le jugement favorable qu'il avait porté sur son mari :
« Et puis il est intéressant, on voit qu'il connaît du monde. Dame, ça sait tant de choses, les médecins !
— Je vais jouer la phrase de la sonate pour M. Swann, dit le pianiste.
— Ah ! bigre ! ce n'est pas au moins le “Serpent à Sonates” ? » demanda M. de Forcheville pour faire de l'effet.
Mais le docteur Cottard, qui n'avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il s'approcha vivement pour la rectifier :
« Mais non, ce n'est pas serpent à sonates qu'on dit, c'est serpent à sonnettes », dit-il d'un ton zélé, impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
« Avouez qu'il est drôle, Docteur ?
— Oh ! je le connais depuis si longtemps », répondit Cottard.
Mais ils se turent ; sous l'agitation des trémolos de violon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là – et comme dans un pays de montagne, derrière l'immobilité apparente et vertigineuse d'une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d'une promeneuse – la petite phrase venait d'apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son coeur, s'adressa à elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie d'Odette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.
« Ah ! vous arrivez tard », dit Mme Verdurin à un fidèle qu'elle n'avait invité qu'en « cure-dents », « nous avons eu “un” Brichot incomparable, d'une éloquence ! Mais il est parti. N'est-ce pas, monsieur Swann ? Je crois que c'est la première fois que vous vous rencontriez avec lui », dit-elle pour lui faire remarquer que c'était à elle qu'il devait de le connaître. « N'est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot ? »
Swann s'inclina poliment.
« Non ? il ne vous a pas intéressé ? lui demanda sèchement Mme Verdurin.
— Mais si, Madame, beaucoup, j'ai été ravi. Il est peut-être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un peu d'hésitations et de douceur, mais on sent qu'il sait tant de choses et il a l'air d'un bien brave homme. »
Tout le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa femme furent :
« J'ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
— Qu'est-ce que c'est exactement que cette Mme Verdurin, un demi-castor ? » dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir avec lui.
Odette le vit s'éloigner avec regret, elle n'osa pas ne pas revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda s'il devait entrer chez elle, elle lui dit : « Bien entendu », en haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent partis, Mme Verdurin dit à son mari :
« As-tu remarqué comme Swann a ri d'un rire niais quand nous avons parlé de Mme La Trémoïlle ? »
Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour montrer qu'ils n'étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait d'imiter leur fierté, mais n'avait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler l'emportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore les de La Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les paroles des chansons de café-concert et les légendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les d'La Trémoïlle, mais elle se rattrapait en disant : « Madame La Trémoïlle. » « La Duchesse, comme dit Swann », ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait qu'elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une dénomination aussi naïve et ridicule.
« Je te dirai que je l'ai trouvé extrêmement bête. »
Et M. Verdurin lui répondit :
« Il n'est pas franc, c'est un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle différence avec Forcheville ! Voilà au moins un homme qui vous dit carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. Ce n'est pas comme l'autre qui n'est jamais ni figue ni raisin. Du reste Odette a l'air de préférer joliment le Forcheville, et je lui donne raison. Et puis enfin, puisque Swann veut nous la faire à l'homme du monde, au champion des duchesses, au moins l'autre a son titre ; il est toujours comte de Forcheville », ajouta-t-il d'un air délicat, comme si, au courant de l'histoire de ce comté, il en soupesait minutieusement la valeur particulière.
« Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu'il a cru devoir lancer contre Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot était aimé dans la maison, c'était une manière de nous atteindre, de bêcher notre dîner. On sent le bon petit camarade qui vous débinera en sortant.
— Mais je te l'ai dit, répondit M. Verdurin, c'est le raté, le petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand. »
En réalité il n'y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que Swann ; mais tous ils avaient la précaution d'assaisonner leurs médisances de plaisanteries connues, d'une petite pointe d'émotion et de cordialité ; tandis que la moindre réserve que se permettait Swann, dépouillée des formules de convention telles que : « Ce n'est pas du mal que nous disons » et auxquelles il dédaignait de s'abaisser, paraissait une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse révolte parce qu'ils n'ont pas d'abord flatté les goûts du public et ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habitué ; c'est de la même manière que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, c'était la nouveauté de son langage qui faisait croire à la noirceur de ses intentions.
Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour.
Il n'avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que le soir ; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser d'occuper sa pensée et à tous moments il cherchait à trouver une occasion d'y intervenir, mais d'une façon agréable pour elle. Si, à la devanture d'un fleuriste ou d'un joaillier, la vue d'un arbuste ou d'un bijou le charmait, aussitôt il pensait à les envoyer à Odette, imaginant le plaisir qu'ils lui avaient procuré ressenti par elle, venant accroître la tendresse qu'elle avait pour lui, et les faisait porter immédiatement rue La Pérouse, pour ne pas retarder l'instant où, comme elle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près d'elle. Il voulait surtout qu'elle les reçût avant de sortir pour que la reconnaissance qu'elle éprouverait lui valût un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin, ou même, qui sait ? si le fournisseur faisait assez diligence, peut-être une lettre qu'elle lui enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle en personne chez lui, en une visite supplémentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il expérimentait sur la nature d'Odette les réactions du dépit, il cherchait par celles de la gratitude à tirer d'elle des parcelles intimes de sentiment qu'elle ne lui avait pas révélées encore.
Souvent elle avait des embarras d'argent et, pressée par une dette, le priait de lui venir en aide. Il en était heureux comme de tout ce qui pouvait donner à Odette une grande idée de l'amour qu'il avait pour elle, ou simplement une grande idée de son influence, de l'utilité dont il pouvait lui être. Sans doute si on lui avait dit au début : « c'est ta situation qui lui plaît », et maintenant : « c'est pour ta fortune qu'elle t'aime », il ne l'aurait pas cru, et n'aurait pas été d'ailleurs très mécontent qu'on se la figurât tenant à lui – qu'on les sentît unis l'un à l'autre – par quelque chose d'aussi fort que le snobisme ou l'argent. Mais, même s'il avait pensé que c'était vrai, peut-être n'eût-il pas souffert de découvrir à l'amour d'Odette pour lui cet étai plus durable que l'agrément ou les qualités qu'elle pouvait lui trouver : l'intérêt, l'intérêt qui empêcherait de venir jamais le jour où elle aurait pu être tentée de cesser de le voir. Pour l'instant, en la comblant de présents, en lui rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantages extérieurs à sa personne, à son intelligence, du soin épuisant de lui plaire par lui-même. Et cette volupté d'être amoureux, de ne vivre que d'amour, de la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante de sensations immatérielles, lui en augmentait la valeur – comme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont délicieux, s'en convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûts désintéressés, en louant cent francs par jour la chambre d'hôtel qui leur permet de les goûter.
Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir du temps où on lui avait parlé d'Odette comme d'une femme entretenue, et où une fois de plus il s'amusait à opposer cette personnification étrange : la femme entretenue – chatoyant amalgame d'éléments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux – et cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les mêmes sentiments de pitié pour un malheureux, de révolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu'il avait vu éprouver autrefois par sa propre mère, par ses amis, cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux choses qu'il connaissait le mieux lui-même, à ses collections, à sa chambre, à son vieux domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette dernière image du banquier lui rappela qu'il aurait à y prendre de l'argent. En effet, si ce mois-ci il venait moins largement à l'aide d'Odette dans ses difficultés matérielles qu'il n'avait fait le mois dernier où il lui avait donné cinq mille francs, et s'il ne lui offrait pas une rivière de diamants qu'elle désirait, il ne renouvellerait pas en elle cette admiration qu'elle avait pour sa générosité, cette reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et même il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les manifestations devenir moins grandes, avait diminué. Alors, tout d'un coup, il se demanda si cela, ce n'était pas précisément l'« entretenir » (comme si, en effet, cette notion d'entretenir pouvait être extraite d'éléments non pas mystérieux ni pervers, mais appartenant au fond quotidien et privé de sa vie, tels que ce billet de mille francs, domestique et familier, déchiré et recollé, que son valet de chambre, après lui avoir payé les comptes du mois et le terme, avait serré dans le tiroir du vieux bureau où Swann l'avait repris pour l'envoyer avec quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer à Odette, depuis qu'il la connaissait (car il ne soupçonna pas un instant qu'elle eût jamais pu recevoir d'argent de personne avant lui), ce mot qu'il avait cru si inconciliable avec elle, de « femme entretenue ». Il ne put approfondir cette idée, car un accès d'une paresse d'esprit qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installé partout l'éclairage électrique, on put couper l'électricité dans une maison. Sa pensée tâtonna un instant dans l'obscurité, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il se retrouva en présence d'une idée toute différente, à savoir qu'il faudrait tâcher d'envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.
Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l'heure de retrouver Odette chez les Verdurin ou plutôt dans un des restaurants d'été qu'ils affectionnaient au Bois et surtout à Saint-Cloud, il allait dîner dans quelqu'une de ces maisons élégantes dont il était jadis le convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des gens qui – savait-on ? – pourraient peut-être un jour être utiles à Odette et grâce auxquels, en attendant, il réussissait souvent à lui être agréable. Puis l'habitude qu'il avait eue longtemps du monde, du luxe, lui en avait donné, en même temps que le dédain, le besoin, de sorte qu'à partir du moment où les réduits les plus modestes lui étaient apparus exactement sur le même pied que les plus princières demeures, ses sens étaient tellement accoutumés aux secondes qu'il eût éprouvé quelque malaise à se trouver dans les premiers. Il avait la même considération – à un degré d'identité qu'ils n'auraient pu croire – pour des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquième étage d'un escalier D, palier à gauche, que pour la princesse de Parme qui donnait les plus belles fêtes de Paris ; mais il n'avait pas la sensation d'être au bal en se tenant avec les pères dans la chambre à coucher de la maîtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts de serviettes, des lits, transformés en vestiaires, sur le couvre-pied desquels s'entassaient les pardessus et les chapeaux, lui donnait la même sensation d'étouffement que peut causer aujourd'hui à des gens habitués à vingt ans d'électricité l'odeur d'une lampe qui charbonne ou d'une veilleuse qui file. Le jour où il dînait en ville, il faisait atteler pour sept heures et demie ; il s'habillait tout en songeant à Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pensée constante d'Odette donnait aux moments où il était loin d'elle le même charme particulier qu'à ceux où elle était là. Il montait en voiture, mais il sentait que cette pensée y avait sauté en même temps et s'installait sur ses genoux comme une bête aimée qu'on emmène partout et qu'il garderait avec lui à table, à l'insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle, et, éprouvant une sorte de langueur, se laissait aller à un léger frémissement qui crispait son cou et son nez, et était nouveau chez lui, tout en fixant à sa boutonnière le bouquet d'ancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis qu'Odette avait présenté Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimé aller se reposer un peu à la campagne. Mais il n'aurait pas eu le courage de quitter Paris un seul jour pendant qu'Odette y était. L'air était chaud ; c'étaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hôtel clos, ce qui était sans cesse devant ses yeux, c'était un parc qu'il possédait près de Combray, où, dès quatre heures, avant d'arriver au plant d'asperges, grâce au vent qui vient des champs de Méséglise, on pouvait goûter sous une charmille autant de fraîcheur qu'au bord de l'étang cerné de myosotis et de glaïeuls, et où, quand il dînait, enlacées par son jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les roses.
Après dîner, si le rendez-vous au Bois ou à Saint-Cloud était de bonne heure, il partait si vite en sortant de table – surtout si la pluie menaçait de tomber et de faire rentrer plus tôt les « fidèles » – qu'une fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dîné tard et que Swann avait quittée avant qu'on servît le café pour rejoindre les Verdurin dans l'île du Bois) dit :
« Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la vessie, on l'excuserait de filer ainsi. Mais tout de même il se moque du monde. »
Il se disait que le charme du printemps qu'il ne pouvait pas aller goûter à Combray, il le trouverait du moins dans l'île des Cygnes ou à Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser qu'à Odette, il ne savait même pas s'il avait senti l'odeur des feuilles, s'il y avait eu du clair de lune. Il était accueilli par la petite phrase de la sonate jouée dans le jardin sur le piano du restaurant. S'il n'y en avait pas là, les Verdurin prenaient une grande peine pour en faire descendre un d'une chambre ou d'une salle à manger : ce n'est pas que Swann fût rentré en faveur auprès d'eux, au contraire. Mais l'idée d'organiser un plaisir ingénieux pour quelqu'un, même pour quelqu'un qu'ils n'aimaient pas, développait chez eux, pendant les moments nécessaires à ces préparatifs, des sentiments éphémères et occasionnels de sympathie et de cordialité. Parfois il se disait que c'était un nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait à faire attention aux arbres, au ciel. Mais l'agitation où le mettait la présence d'Odette, et aussi un léger malaise fébrile qui ne le quittait guère depuis quelque temps, le privait du calme et du bien-être qui sont le fond indispensable aux impressions que peut donner la nature.
Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, comme pendant le dîner il venait de dire que le lendemain il avait un banquet d'anciens camarades, Odette lui avait répondu en pleine table, devant Forcheville, qui était maintenant un des fidèles, devant le peintre, devant Cottard :
« Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard. »
Bien que Swann n'eût encore jamais pris bien sérieusement ombrage de l'amitié d'Odette pour tel ou tel fidèle, il éprouvait une douceur profonde à l'entendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation privilégiée qu'il avait chez elle et la préférence pour lui qui y était impliquée. Certes Swann avait souvent pensé qu'Odette n'était à aucun degré une femme remarquable, et la suprématie qu'il exerçait sur un être qui lui était si inférieur n'avait rien qui dût lui paraître si flatteur à voir proclamer à la face des « fidèles », mais depuis qu'il s'était aperçu qu'à beaucoup d'hommes Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme qu'avait pour eux son corps avait éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les moindres parties de son coeur. Et il avait commencé d'attacher un prix inestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il l'asseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce qu'elle pensait d'une chose, d'une autre, où il recensait les seuls biens à la possession desquels il tînt maintenant sur terre. Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion, cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissance qu'il lui témoignait, l'échelle des plaisirs qu'elle pouvait lui causer, et dont le suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et l'y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.
Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il n'avait à sa disposition que sa victoria ; un ami lui proposa de le reconduire chez lui en coupé, et comme Odette, par le fait qu'elle lui avait demandé de venir, lui avait donné la certitude qu'elle n'attendait personne, c'est l'esprit tranquille et le coeur content que, plutôt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentré chez lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait qu'il n'avait pas l'air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où il l'aurait particulièrement désiré.
Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s'excusait de n'avoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien tard, l'orage l'avait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu'elle ne le garderait pas plus d'une demi-heure, qu'à minuit elle le renverrait ; et, peu après, elle se sentit fatiguée et désira s'endormir.
« Alors, pas de catleyas ce soir ? lui dit-il, moi qui espérais un bon petit catleya. »
Et d'un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit :
« Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante !
— Cela t'aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n'insiste pas. »
Elle le pria d'éteindre la lumière avant de s'en aller, il referma lui-même les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentré chez lui, l'idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu'un ce soir, qu'elle avait seulement simulé la fatigue et qu'elle ne lui avait demandé d'éteindre que pour qu'il crût qu'elle allait s'endormir, qu'aussitôt qu'il avait été parti, elle avait rallumé, et fait entrer celui qui devait passer la nuit auprès d'elle. Il regarda l'heure. Il y avait à peu près une heure et demie qu'il l'avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait, derrière, son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pour qu'elle vînt lui ouvrir ; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il n'eut que quelques pas à faire à pied et déboucha presque devant chez elle. Parmi l'obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d'où débordait – entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée – la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d'autres soirs, du plus loin qu'il l'apercevait en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est là qui t'attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu'elle attendait ». Il voulait savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu'à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d'une conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumière dans l'atmosphère d'or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d'entendre ce murmure qui révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté d'Odette, le bonheur qu'elle était en train de goûter avec lui.
Et pourtant il était content d'être venu : le tourment qui l'avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l'autre vie d'Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du moins, Odette apprendrait qu'il avait su, qu'il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui tout à l'heure, se la représentait comme se riant avec l'autre de ses illusions, maintenant, c'était eux qu'il voyait, confiants dans leur erreur, trompés en somme par lui qu'ils croyaient bien loin d'ici et qui, lui, savait déjà qu'il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu'il ressentait en ce moment de presque agréable, c'était autre chose aussi que l'apaisement d'un doute et d'une douleur : un plaisir de l'intelligence. Si, depuis qu'il était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de l'intérêt délicieux qu'il leur trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient éclairées par le souvenir d'Odette, maintenant, c'était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais d'une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d'elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d'un prix infini et presque d'une beauté désintéressée, les actions d'Odette, ses relations, ses projets, son passé. À toute autre époque de sa vie, les petits faits et gestes quotidiens d'une personne avaient toujours paru sans valeur à Swann si on lui en faisait le commérage, il le trouvait insignifiant, et, tandis qu'il l'écoutait, ce n'était que sa plus vulgaire attention qui y était intéressée ; c'était pour lui un des moments où il se sentait le plus médiocre. Mais dans cette étrange période de l'amour, l'individuel prend quelque chose de si profond, que cette curiosité qu'il sentait s'éveiller en lui à l'égard des moindres occupations d'une femme, c'était celle qu'il avait eue autrefois pour l'Histoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu'ici, espionner devant une fenêtre, qui sait ? demain, peut-être faire parler habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et l'interprétation des monuments, que des méthodes d'investigation scientifique d'une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité.
Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en pensant qu'Odette allait savoir qu'il avait eu des soupçons, qu'il était revenu, qu'il s'était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l'horreur qu'elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu'il allait faire était bien maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis qu'en ce moment encore, tant qu'il n'avait pas frappé, peut-être, même en le trompant, l'aimait-elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l'impatience d'un plaisir immédiat ! Mais le désir de connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la réalité de circonstances qu'il eût donné sa vie pour restituer exactement, était lisible derrière cette fenêtre striée de lumière, comme sous la couverture enluminée d'or d'un de ces manuscrits précieux à la richesse artistique elle-même desquels le savant qui les consulte ne peut rester indifférent. Il éprouvait une volupté à connaître la vérité qui le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d'une matière translucide, si chaude et si belle. Et puis l'avantage qu'il se sentait – qu'il avait tant besoin de se sentir – sur eux, était peut-être moins de savoir, que de pouvoir leur montrer qu'il savait. Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On n'avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation s'arrêta. Une voix d'homme dont il chercha à distinguer auquel de ceux des amis d'Odette qu'il connaissait elle pouvait appartenir demanda :
« Qui est là ? »
Il n'était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n'y avait plus moyen de reculer et, puisqu'elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l'air trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d'un air négligent et gai :
« Ne vous dérangez pas, je passais par là, j'ai vu de la lumière, j'ai voulu savoir si vous n'étiez plus souffrante. »
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l'un tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant l'habitude, quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa fenêtre à ce que c'était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, il s'était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à la maison voisine. Il s'éloigna en s'excusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu'après avoir simulé depuis si longtemps vis-à-vis d'Odette une sorte d'indifférence, il ne lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu'il l'aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d'aimer assez, celui qui la reçoit.
Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n'y songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensée venait en rencontrer le souvenir qu'elle n'avait pas aperçu, le heurtait, l'enfonçait plus avant, et Swann avait ressenti une douleur brusque et profonde. Comme si ç'avait été une douleur physique, les pensées de Swann ne pouvaient pas l'amoindrir ; mais du moins la douleur physique, parce qu'elle est indépendante de la pensée, la pensée peut s'arrêter sur elle, constater qu'elle a diminué, qu'elle a momentanément cessé. Mais cette douleur-là, la pensée, rien qu'en se la rappelant, la recréait. Vouloir n'y pas penser, c'était y penser encore, en souffrir encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout d'un coup un mot qu'on lui disait le faisait changer de visage, comme un blessé dont un maladroit vient de toucher sans précaution le membre douloureux. Quand il quittait Odette, il était heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires qu'elle avait eus, railleurs en parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tête qu'elle avait détachée de son axe pour l'incliner, la laisser tomber, presque malgré elle, sur ses lèvres, comme elle avait fait la première fois en voiture, les regards mourants qu'elle lui avait jetés pendant qu'elle était dans ses bras, tout en contractant frileusement contre l'épaule sa tête inclinée.
Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était l'ombre de son amour, se complétait du double de ce nouveau sourire qu'elle lui avait adressé le soir même – et qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeait d'amour pour un autre –, de cette inclinaison de sa tête mais renversée vers d'autres lèvres, et, données à un autre, de toutes les marques de tendresse qu'elle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux qu'il emportait de chez elle étaient comme autant d'esquisses, de « projets » pareils à ceux que vous soumet un décorateur, et qui permettaient à Swann de se faire une idée des attitudes ardentes ou pâmées qu'elle pouvait avoir avec d'autres. De sorte qu'il en arrivait à regretter chaque plaisir qu'il goûtait près d'elle, chaque caresse inventée et dont il avait eu l'imprudence de lui signaler la douceur, chaque grâce qu'il lui découvrait, car il savait qu'un instant après, elles allaient enrichir d'instruments nouveaux son supplice.
Celui-ci était rendu plus cruel encore quand revenait à Swann le souvenir d'un bref regard qu'il avait surpris, il y avait quelques jours, et pour la première fois, dans les yeux d'Odette. C'était après dîner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville, sentant que Saniette, son beau-frère, n'était pas en faveur chez eux, eût voulu le prendre comme tête de Turc et briller devant eux à ses dépens, soit qu'il eût été irrité par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et qui, d'ailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient pas quelle allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien contre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune, soit enfin qu'il cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maison quelqu'un qui le connaissait trop bien et qu'il savait trop délicat pour qu'il ne se sentît pas gêné à certains moments rien que de sa présence, Forcheville répondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossièreté, se mettant à l'insulter, s'enhardissant, au fur et à mesure qu'il vociférait, de l'effroi, de la douleur, des supplications de l'autre, que le malheureux, après avoir demandé à Mme Verdurin s'il devait rester, et n'ayant pas reçu de réponse, s'était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assisté impassible à cette scène, mais quand la porte se fut refermée sur Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans l'expression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver, dans la bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillanté ses prunelles d'un sourire sournois de félicitations pour l'audace qu'il avait eue, d'ironie pour celui qui en avait été victime ; elle lui avait jeté un regard de complicité dans le mal, qui voulait si bien dire : « Voilà une exécution, ou je ne m'y connais pas. Avez-vous vu son air penaud ? il en pleurait », que Forcheville, quand ses yeux rencontrèrent ce regard, dégrisé soudain de la colère ou de la simulation de colère dont il était encore chaud, sourit et répondit :
« Il n'avait qu'à être aimable, il serait encore ici, une bonne correction peut être utile à tout âge. »
Un jour que Swann était sorti au milieu de l'après-midi pour faire une visite, n'ayant pas trouvé la personne qu'il voulait rencontrer, il eut l'idée d'entrer chez Odette à cette heure où il n'allait jamais chez elle, mais où il savait qu'elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l'heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger. Le concierge lui dit qu'il croyait qu'elle était là ; il sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher, mais on n'ouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans la petite rue où donnait l'autre face de l'hôtel, se mit devant la fenêtre de la chambre d'Odette ; les rideaux l'empêchaient de rien voir, il frappa avec force aux carreaux, appela ; personne n'ouvrit. Il vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant qu'après tout, il s'était peut-être trompé en croyant entendre des pas ; mais il en resta si préoccupé qu'il ne pouvait penser à autre chose. Une heure après, il revint. Il la trouva ; elle lui dit qu'elle était chez elle tantôt quand il avait sonné, mais dormait ; la sonnette l'avait éveillée, elle avait deviné que c'était Swann, elle avait couru après lui, mais il était déjà parti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments d'un fait exact que les menteurs pris de court se consolent de faire entrer dans la composition du fait faux qu'ils inventent, croyant y faire sa part et y dérober sa ressemblance à la Vérité. Certes quand Odette venait de faire quelque chose qu'elle ne voulait pas révéler, elle le cachait bien au fond d'elle-même. Mais dès qu'elle se trouvait en présence de celui à qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées s'effondraient, ses facultés d'invention et de raisonnement étaient paralysées, elle ne trouvait plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose, et elle rencontrait à sa portée précisément la chose qu'elle avait voulu dissimuler et qui, étant vraie, était seule restée là. Elle en détachait un petit morceau, sans importance par lui-même, se disant qu'après tout c'était mieux ainsi puisque c'était un détail véritable qui n'offrait pas les mêmes dangers qu'un détail faux. « Ça du moins, c'est vrai, se disait-elle, c'est toujours autant de gagné, il peut s'informer, il reconnaîtra que c'est vrai, ce n'est toujours pas ça qui me trahira. » Elle se trompait, c'était cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient s'emboîter que dans les détails contigus du fait vrai dont elle l'avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le placerait, révéleraient toujours par la matière excédente et les vides non remplis, que ce n'était pas d'entre ceux-là qu'il venait. « Elle avoue qu'elle m'avait entendu sonner, puis frapper, et qu'elle avait cru que c'était moi, qu'elle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne s'arrange pas avec le fait qu'elle n'ait pas fait ouvrir. »
Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait que, livrée à elle-même, Odette produirait peut-être quelque mensonge qui serait un faible indice de la vérité ; elle parlait ; il ne l'interrompait pas, il recueillait avec une piété avide et douloureuse ces mots qu'elle lui disait et qu'il sentait (justement parce qu'elle la cachait derrière eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme le voile sacré, l'empreinte, dessiner l'incertain modelé, de cette réalité infiniment précieuse et hélas ! introuvable : – ce qu'elle faisait tantôt à trois heures, quand il était venu – de laquelle il ne posséderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges, et qui n'existait plus que dans le souvenir recéleur de cet être qui la contemplait sans savoir l'apprécier, mais ne la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien par moments qu'en elles-mêmes les actions quotidiennes d'Odette n'étaient pas passionnément intéressantes, et que les relations qu'elle pouvait avoir avec d'autres hommes n'exhalaient pas naturellement, d'une façon universelle et pour tout être pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fièvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse n'existaient qu'en lui comme une maladie, et que, quand celle-ci serait guérie, les actes d'Odette, les baisers qu'elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant d'autres femmes. Mais que la curiosité douloureuse que Swann y portait maintenant n'eût sa cause qu'en lui, n'était pas pour lui faire trouver déraisonnable de considérer cette curiosité comme importante et de mettre tout en oeuvre pour lui donner satisfaction. C'est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie – favorisée par celle de l'époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était convenu qu'on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d'incontestable que les goûts de chacun – n'est déjà plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque médicale, d'hommes qui au lieu d'extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dégager de leurs années déjà écoulées un résidu fixe d'habitudes, de passions qu'ils puissent considérer en eux comme caractéristiques et permanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d'abord que le genre d'existence qu'ils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance qu'il éprouvait à ignorer ce qu'avait fait Odette, aussi bien que la part de la recrudescence qu'un climat humide causait à son eczéma ; de prévoir dans son budget une disponibilité importante pour obtenir sur l'emploi des journées d'Odette des renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien qu'il en réservait pour d'autres goûts dont il savait qu'il pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu'il fût amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.
Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint même vivement, en lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir la porte pour sortir. Mais il n'y prit pas garde, car, dans la multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inévitable que nous passions, sans y rien remarquer qui éveille notre attention, près de ceux qui cachent une vérité que nos soupçons cherchent au hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n'y a rien. Elle lui redisait tout le temps : « Quel malheur que toi, qui ne viens jamais l'après-midi, pour une fois que cela t'arrive, je ne t'aie pas vu. » Il savait bien qu'elle n'était pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d'avoir manqué sa visite, mais comme elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l'avait contrarié, il trouva tout naturel qu'elle le fût cette fois de l'avoir privé de ce plaisir de passer une heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais pour lui. C'était pourtant une chose assez peu importante pour que l'air douloureux qu'elle continuait d'avoir finît par l'étonner. Elle rappelait ainsi plus encore qu'il ne le trouvait d'habitude, les figures de femmes du peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navré qui semble succomber sous le poids d'une douleur trop lourde pour elles, simplement quand elles laissent l'enfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent Moïse verser de l'eau dans une auge. Il lui avait déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout d'un coup, il se rappela : c'était quand Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin le lendemain de ce dîner où elle n'était pas venue sous prétexte qu'elle était malade et en réalité pour rester avec Swann. Certes, eût-elle été la plus scrupuleuse des femmes qu'elle n'aurait pu avoir de remords d'un mensonge aussi innocent. Mais ceux que faisait couramment Odette l'étaient moins et servaient à empêcher des découvertes qui auraient pu lui créer, avec les uns ou avec les autres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains enfants qui n'ont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lésait d'ordinaire gravement l'homme à qui elle le faisait, et à la merci duquel elle allait peut-être tomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait à faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d'un surmenage et le regret d'une méchanceté.
Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à Swann pour qu'elle eût ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient fléchir sous l'effort qu'elle s'imposait, et demander grâce ? Il eut l'idée que ce n'était pas seulement la vérité sur l'incident de l'après-midi qu'elle s'efforçait de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-être de non encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait l'éclairer sur cette vérité. À ce moment, il entendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles n'étaient qu'un gémissement : son regret de ne pas avoir vu Swann dans l'après-midi, de ne pas lui avoir ouvert, était devenu un véritable désespoir.
On entendit la porte d'entrée se refermer et le bruit d'une voiture, comme si repartait une personne – celle probablement que Swann ne devait pas rencontrer – à qui on avait dit qu'Odette était sortie. Alors en songeant que rien qu'en venant à une heure où il n'en avait pas l'habitude, il s'était trouvé déranger tant de choses qu'elle ne voulait pas qu'il sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque de détresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait l'habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié qu'il eût pu s'inspirer à lui-même, ce fut pour elle qu'il la ressentit, et il murmura : « Pauvre chérie ! » Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettres qu'elle avait sur sa table et lui demanda s'il ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les emporta et, une fois rentré, s'aperçut qu'il avait gardé les lettres sur lui. Il retourna jusqu'à la poste, les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait : « Si je voyais ce qu'il y a dedans, je saurais comment elle l'appelle, comment elle lui parle, s'il y a quelque chose entre eux. Peut-être même qu'en ne la regardant pas, je commets une indélicatesse à l'égard d'Odette, car c'est la seule manière de me délivrer d'un soupçon peut-être calomnieux pour elle, destiné en tous cas à la faire souffrir et que rien ne pourrait plus détruire, une fois la lettre partie. »
Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé sur lui cette dernière lettre. Il alluma une bougie et en approcha l'enveloppe qu'il n'avait pas osé ouvrir. D'abord il ne put rien lire, mais l'enveloppe était mince, et en la faisant adhérer à la carte dure qui y était incluse, il put à travers sa transparence lire les derniers mots. C'était une formule finale très froide. Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre adressée à Forcheville, c'eût été Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il aurait pu voir des mots autrement tendres ! Il maintint immobile la carte qui dansait dans l'enveloppe plus grande qu'elle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en amena successivement les différentes lignes sous la partie de l'enveloppe qui n'était pas doublée, la seule à travers laquelle on pouvait lire.
Malgré cela il ne distinguait pas bien. D'ailleurs cela ne faisait rien, car il en avait assez vu pour se rendre compte qu'il s'agissait d'un petit événement sans importance et qui ne touchait nullement à des relations amoureuses ; c'était quelque chose qui se rapportait à un oncle d'Odette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne : « J'ai eu raison », mais ne comprenait pas ce qu'Odette avait eu raison de faire, quand soudain, un mot qu'il n'avait pas pu déchiffrer d'abord apparut et éclaira le sens de la phrase tout entière : « J'ai eu raison d'ouvrir, c'était mon oncle. » D'ouvrir ! alors Forcheville était là tantôt quand Swann avait sonné et elle l'avait fait partir, d'où le bruit qu'il avait entendu.
Alors il lut toute la lettre ; à la fin elle s'excusait d'avoir agi aussi sans façon avec lui et lui disait qu'il avait oublié ses cigarettes chez elle, la même phrase qu'elle avait écrite à Swann une des premières fois qu'il était venu. Mais pour Swann elle avait ajouté : « puissiez-vous y avoir laissé votre coeur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre ». Pour Forcheville rien de tel : aucune allusion qui pût faire supposer une intrigue entre eux. À vrai dire d'ailleurs, Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui puisque Odette lui écrivait pour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En somme c'était lui, Swann, l'homme à qui elle attachait de l'importance et pour qui elle avait congédié l'autre. Et pourtant, s'il n'y avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi n'avoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit : « J'ai bien fait d'ouvrir, c'était mon oncle » ? si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là, comment Forcheville pourrait-il même s'expliquer qu'elle eût pu ne pas ouvrir ? Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe qu'Odette lui avait remise sans crainte, tant était absolue la confiance qu'elle avait en sa délicatesse, mais à travers le vitrage transparent de laquelle se dévoilait à lui, avec le secret d'un incident qu'il n'aurait jamais cru possible de connaître, un peu de la vie d'Odette, comme dans une étroite section lumineuse pratiquée à même l'inconnu. Puis sa jalousie s'en réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même. Maintenant elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer à s'inquiéter chaque jour des visites qu'Odette avait reçues vers cinq heures, à chercher à apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là. Car la tendresse de Swann continuait à garder le même caractère que lui avait imprimé dès le début à la fois l'ignorance où il était de l'emploi des journées d'Odette et la paresse cérébrale qui l'empêchait de suppléer à l'ignorance par l'imagination. Il ne fut pas jaloux d'abord de toute la vie d'Odette, mais des seuls moments où une circonstance, peut-être mal interprétée, l'avait amené à supposer qu'Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une première, puis une seconde, puis une troisième amarre, s'attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles n'étaient que le souvenir, la perpétuation d'une souffrance qui lui était venue du dehors.
Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l'emmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait qu'elle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans l'hôtel et qu'elle-même les désirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle l'eût cruellement blessé. Et comment n'aurait-il pas été misanthrope quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette ? Et ainsi sa jalousie, plus encore que n'avait fait le goût voluptueux et riant qu'il avait eu d'abord pour Odette, altérait le caractère de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l'aspect même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se manifestait.
Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois. Au moment où on se préparait à partir, il remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et plusieurs des invités et crut comprendre qu'on rappelait au pianiste de venir le lendemain à une partie à Chatou ; or, lui, Swann, n'y était pas invité.
Les Verdurin n'avaient parlé qu'à demi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s'écria :
« Il ne faudra aucune lumière et qu'il joue la sonate Clair de lune dans l'obscurité pour mieux voir s'éclairer les choses. »
Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l'immobile signe d'intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l'ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s'aperçoivent d'une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l'objet. Odette eut soudain l'air d'une désespérée qui renonce à lutter contre les difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir qu'elle n'allât pas le lendemain à Chatou ou qu'elle l'y fît inviter, et apaiser dans ses bras l'angoisse qu'il ressentait. Enfin on demanda les voitures. Mme Verdurin dit à Swann : « Alors, adieu, à bientôt, n'est-ce pas ? » tâchant par l'amabilité du regard et la contrainte du sourire de l'empêcher de penser qu'elle ne lui disait pas, comme elle eût toujours fait jusqu'ici : « À demain à Chatou, à après-demain chez moi. »
M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann s'était rangée derrière la leur dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.
« Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de M. de Forcheville.
— Oui, Madame, répondit Odette.
— Comment, mais je croyais que je vous reconduisais », s'écria Swann, disant sans dissimulation les mots nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l'état où il était.
« Mais Mme Verdurin m'a demandé…
— Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l'avons laissée assez de fois, dit Mme Verdurin.
— Mais c'est que j'avais une chose importante à dire à Madame.
— Eh bien ! vous la lui écrirez…
— Adieu », lui dit Odette en lui tendant la main.
Il essaya de sourire mais il avait l'air atterré.
« As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant avec nous ? dit Mme Verdurin à son mari quand ils furent rentrés. J'ai cru qu'il allait me manger, parce que nous ramenions Odette. C'est d'une inconvenance, vraiment ! Alors, qu'il dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez-vous ! Je ne comprends pas qu'Odette supporte des manières pareilles. Il a absolument l'air de dire : vous m'appartenez. Je dirai ma manière de penser à Odette, j'espère qu'elle comprendra. »
Et elle ajouta encore, un instant après, avec colère : « Non, mais voyez-vous, cette sale bête ! » employant sans s'en rendre compte, et peut-être en obéissant au même besoin obscur de se justifier – comme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas mourir – les mots qu'arrachent les derniers sursauts d'un animal inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de l'écraser.
Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann s'avança, son cocher le regardant lui demanda s'il n'était pas malade ou s'il n'était pas arrivé de malheur.
Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois, qu'il rentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu factice qu'il avait pris jusqu'ici quand il détaillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimité des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires, les baisers d'Odette lui devenaient aussi odieux qu'il les avait trouvés doux, s'ils étaient adressés à d'autres que lui, de même, le salon des Verdurin, qui tout à l'heure encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour l'art et même une sorte de noblesse morale, maintenant que c'était un autre que lui qu'Odette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.
Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou. « D'abord cette idée d'aller à Chatou ! Comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique ! Vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche ! »
Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. « Est-ce assez grotesque, cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, s'ils ne se retrouvaient pas tous demain à Chatou ! » Hélas ! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait à « faire des mariages », qui inviterait Forcheville à venir avec Odette à son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillée pour cette partie de campagne, « car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bête !!! »
Il entendait les plaisanteries que ferait Mme Verdurin après dîner, les plaisanteries qui, quel que fût l'ennuyeux qu'elles eussent pour cible, l'avaient toujours amusé parce qu'il voyait Odette en rire, en rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que c'était peut-être de lui qu'on allait faire rire Odette. « Quelle gaieté fétide ! » disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu'il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. « Et comment une créature dont le visage est fait à l'image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C'est vraiment incroyable de penser qu'un être humain peut ne pas comprendre qu'en se permettant un sourire à l'égard d'un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu'à une fange d'où il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J'habite à trop de milliers de mètres d'altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d'une Verdurin », s'écria-t-il, en relevant la tête, en redressant fièrement son corps en arrière. « Dieu m'est témoin que j'ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l'élever dans une atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout », se dit-il, comme si cette mission d'arracher Odette à une atmosphère de sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et comme s'il ne se l'était pas donnée seulement depuis qu'il pensait que ces sarcasmes l'avaient peut-être lui-même pour objet et tentaient de détacher Odette de lui.
Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et les mines de Mme Verdurin s'effrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire à ses nerfs : « Idiote, menteuse ! s'écria-t-il, et ça croit aimer l'Art ! » Elle dirait à Odette, après lui avoir insinué adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui : « Vous allez faire une petite place à côté de vous à M. de Forcheville. » « Dans l'obscurité ! maquerelle, entremetteuse ! » « Entremetteuse », c'était le nom qu'il donnait aussi à la musique qui les convierait à se taire, à rêver ensemble, à se regarder, à se prendre la main. Il trouvait du bon à la sévérité contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française.
En somme la vie qu'on menait chez les Verdurin et qu'il avait appelée si souvent « la vraie vie » lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. « C'est vraiment, disait-il, ce qu'il y a de plus bas dans l'échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin ! Au fond, comme les gens du monde, dont on peut médire, mais qui tout de même sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaître, d'y salir même le bout de leurs doigts ! Quelle divination dans ce Noli me tangere du faubourg Saint-Germain ! » Il avait quitté depuis bien longtemps les allées du Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas encore dégrisé de sa douleur et de la verve d'insincérité dont les intonations menteuses, la sonorité artificielle de sa propre voix lui versaient d'instant en instant plus abondamment l'ivresse, il continuait encore à pérorer tout haut dans le silence de la nuit : « Les gens du monde ont leurs défauts que personne ne reconnaît mieux que moi, mais enfin ce sont tout de même des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme élégante que j'ai connue était loin d'être parfaite, mais enfin il y avait tout de même chez elle un fond de délicatesse, une loyauté dans les procédés qui l'auraient rendue, quoi qu'il arrivât, incapable d'une félonie et qui suffisent à mettre des abîmes entre elle et une mégère comme la Verdurin. Verdurin ! quel nom ! Ah ! on peut dire qu'ils sont complets, qu'ils sont beaux dans leur genre ! Dieu merci, il n'était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité avec cette infamie, avec ces ordures. »
Mais, comme les vertus qu'il attribuait tantôt encore aux Verdurin n'auraient pas suffi, même s'ils les avaient vraiment possédées, mais s'ils n'avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il s'attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à travers d'autres personnes, ne pouvait lui venir que d'Odette, – de même, l'immoralité, eût-elle été réelle, qu'il trouvait aujourd'hui aux Verdurin aurait été impuissante, s'ils n'avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son indignation et à lui faire flétrir « leur infamie ». Et sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et la joie d'en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme s'ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée. Celle-ci, en effet, pendant qu'il se livrait à ces invectives, était probablement, sans qu'il s'en aperçût, occupée d'un objet tout à fait différent, car une fois arrivé chez lui, à peine eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en s'écriant d'une voix naturelle cette fois : « Je crois que j'ai trouvé le moyen de me faire inviter demain au dîner de Chatou ! » Mais le moyen devait être mauvais, car Swann ne fut pas invité : le docteur Cottard qui, appelé en province pour un cas grave, n'avait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et n'avait pu aller à Chatou, dit, le lendemain de ce dîner, en se mettant à table chez eux :
« Mais, est-ce que nous ne verrons pas M. Swann, ce soir ? Il est bien ce qu'on appelle un ami personnel du…
— Mais j'espère bien que non ! s'écria Mme Verdurin, Dieu nous en préserve, il est assommant, bête et mal élevé. »
Cottard à ces mots manifesta en même temps son étonnement et sa soumission, comme devant une vérité contraire à tout ce qu'il avait cru jusque-là, mais d'une évidence irrésistible ; et, baissant d'un air ému et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de répondre : « Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! » en traversant à reculons, dans sa retraite repliée en bon ordre jusqu'au fond de lui-même, le long d'une gamme descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.
Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un obstacle à leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de leur amour : « Nous nous verrons en tous cas demain soir, il y a un souper chez les Verdurin », mais : « Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a un souper chez les Verdurin. » Ou bien les Verdurin devaient l'emmener à l'Opéra-Comique voir Une nuit de Cléopâtre et Swann lisait dans les yeux d'Odette cet effroi qu'il lui demandât de n'y pas aller, que naguère il n'aurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de sa maîtresse, et qui maintenant l'exaspérait. « Ce n'est pas de la colère, pourtant, se disait-il à lui-même, que j'éprouve en voyant l'envie qu'elle a d'aller picorer dans cette musique stercoraire. C'est du chagrin, non pas certes pour moi, mais pour elle ; du chagrin de voir qu'après avoir vécu plus de six mois en contact quotidien avec moi, elle n'a pas su devenir assez une autre pour éliminer spontanément Victor Massé ! Surtout pour ne pas être arrivée à comprendre qu'il y a des soirs où un être d'une essence un peu délicate doit savoir renoncer à un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire “je n'irai pas”, ne fût-ce que par intelligence, puisque c'est sur sa réponse qu'on classera une fois pour toutes sa qualité d'âme. » Et s'étant persuadé à lui-même que c'était seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus favorable sur la valeur spirituelle d'Odette qu'il désirait que ce soir-là elle restât avec lui au lieu d'aller à l'Opéra-Comique, il lui tenait le même raisonnement, au même degré d'insincérité qu'à soi-même, et même à un degré de plus, car alors il obéissait aussi au désir de la prendre par l'amour-propre.
« Je te jure », lui disait-il, quelques instants avant qu'elle partît pour le théâtre, « qu'en te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si j'étais égoïste seraient pour que tu me refuses, car j'ai mille choses à faire ce soir et je me trouverai moi-même pris au piège et bien ennuyé si contre toute attente tu me réponds que tu n'iras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut venir un jour où, me voyant à jamais détaché de toi, tu auras le droit de me reprocher de ne pas t'avoir avertie dans les minutes décisives où je sentais que j'allais porter sur toi un de ces jugements sévères auxquels l'amour ne résiste pas longtemps. Vois-tu, Une nuit de Cléopâtre (quel titre !) n'est rien dans la circonstance. Ce qu'il faut savoir, c'est si vraiment tu es cet être qui est au dernier rang de l'esprit, et même du charme, l'être méprisable qui n'est pas capable de renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on t'aimer, car tu n'es même pas une personne, une créature définie, imparfaite, mais du moins perfectible ? Tu es une eau informe qui coule selon la pente qu'on lui offre, un poisson sans mémoire et sans réflexion qui, tant qu'il vivra dans son aquarium, se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu'il continuera à prendre pour de l'eau. Comprends-tu que ta réponse, je ne dis pas aura pour effet que je cesserai de t'aimer immédiatement, bien entendu, mais te rendra moins séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu n'es pas une personne, que tu es au-dessous de toutes les choses et ne sais te placer au-dessus d'aucune ? Évidemment j'aurais mieux aimé te demander comme une chose sans importance, de renoncer à Une nuit de Cléopâtre (puisque tu m'obliges à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans l'espoir que tu irais cependant. Mais, décidé à tenir un tel compte, à tirer de telles conséquences de ta réponse, j'ai trouvé plus loyal de t'en prévenir. »
Odette depuis un moment donnait des signes d'émotion et d'incertitude. À défaut du sens de ce discours, elle comprenait qu'il pouvait rentrer dans le genre commun des « laïus » et scènes de reproches ou de supplications, dont l'habitude qu'elle avait des hommes lui permettait, sans s'attacher aux détails des mots, de conclure qu'ils ne les prononceraient pas s'ils n'étaient pas amoureux, que du moment qu'ils étaient amoureux, il était inutile de leur obéir, qu'ils ne le seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté Swann avec le plus grand calme si elle n'avait vu que l'heure passait et que pour peu qu'il parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avec un sourire tendre, obstiné et confus, « finir par manquer l'Ouverture ! ».
D'autres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait qu'il cesserait de l'aimer, c'est qu'elle ne voulût pas renoncer à mentir. « Même au simple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne comprends-tu donc pas combien tu perds de ta séduction en t'abaissant à mentir ? Par un aveu, combien de fautes tu pourrais racheter ! Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais ! » Mais c'est en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les raisons qu'elle avait de ne pas mentir ; elles auraient pu ruiner chez Odette un système général du mensonge ; mais Odette n'en possédait pas ; elle se contentait seulement, dans chaque cas où elle voulait que Swann ignorât quelque chose qu'elle avait fait, de ne pas le lui dire. Ainsi le mensonge était pour elle un expédient d'ordre particulier ; et ce qui seul pouvait décider si elle devait s'en servir ou avouer la vérité, c'était une raison d'ordre particulier aussi, la chance plus ou moins grande qu'il y avait pour que Swann pût découvrir qu'elle n'avait pas dit la vérité.
Physiquement, elle traversait une mauvaise phase : elle épaississait ; et le charme expressif et dolent, les regards étonnés et rêveurs qu'elle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa première jeunesse. De sorte qu'elle était devenue si chère à Swann au moment pour ainsi dire où il la trouvait précisément bien moins jolie. Il la regardait longuement pour tâcher de ressaisir le charme qu'il lui avait connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle, c'était toujours Odette qui vivait, toujours la même volonté fugace, insaisissable et sournoise, suffisait à Swann pour qu'il continuât de mettre la même passion à chercher à la capter. Puis il regardait des photographies d'il y avait deux ans, il se rappelait comme elle avait été délicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal pour elle.
Quand les Verdurin l'emmenaient à Saint-Germain, à Chatou, à Meulan, souvent, si c'était dans la belle saison, ils proposaient, sur place, de rester à coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin cherchait à apaiser les scrupules du pianiste dont la tante était restée à Paris.
« Elle sera enchantée d'être débarrassée de vous pour un jour. Et comment s'inquiéterait-elle, elle vous sait avec nous ; d'ailleurs je prends tout sous mon bonnet. »
Mais si elle n'y réussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvait un bureau de télégraphe ou un messager et s'informait de ceux des fidèles qui avaient quelqu'un à faire prévenir. Mais Odette le remerciait et disait qu'elle n'avait de dépêche à faire pour personne, car elle avait dit à Swann une fois pour toutes qu'en lui en envoyant une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois c'était pour plusieurs jours qu'elle s'absentait, les Verdurin l'emmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou à Compiègne admirer, sur le conseil du peintre, des couchers de soleil en forêt, et on poussait jusqu'au château de Pierrefonds.
« Penser qu'elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai étudié l'architecture pendant dix ans et qui suis tout le temps supplié de mener à Beauvais ou à Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et qu'à la place elle va avec les dernières des brutes s'extasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc ! Il me semble qu'il n'y a pas besoin d'être artiste pour cela et que, même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d'aller villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des excréments. »
Mais quand elle était partie pour Dreux ou pour Pierrefonds – hélas, sans lui permettre d'y aller, comme par hasard, de son côté, car « cela ferait un effet déplorable », disait-elle – il se plongeait dans le plus enivrant des romans d'amour, l'indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de la rejoindre, l'après-midi, le soir, ce matin même ! Le moyen ? presque davantage : l'autorisation. Car enfin l'indicateur et les trains eux-mêmes n'étaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public, par voie d'imprimés, qu'à huit heures du matin partait un train qui arrivait à Pierrefonds à dix heures, c'est donc qu'aller à Pierrefonds était un acte licite, pour lequel la permission d'Odette était superflue ; et c'était aussi un acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le désir de rencontrer Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas l'accomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour que cela valût la peine de faire chauffer des locomotives.
En somme elle ne pouvait tout de même pas l'empêcher d'aller à Pierrefonds s'il en avait envie ! Or justement, il sentait qu'il en avait envie, et que s'il n'avait pas connu Odette, certainement il y serait allé. Il y avait longtemps qu'il voulait se faire une idée plus précise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps qu'il faisait, il éprouvait l'impérieux désir d'une promenade dans la forêt de Compiègne.
Ce n'était vraiment pas de chance qu'elle lui défendît le seul endroit qui le tentait aujourd'hui. Aujourd'hui ! S'il y allait malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourd'hui même ! Mais alors que, si elle eût retrouvé à Pierrefonds quelque indifférent, elle lui eût dit joyeusement : « Tiens, vous ici ! », et lui aurait demandé d'aller la voir à l'hôtel où elle était descendue avec les Verdurin, au contraire si elle l'y rencontrait, lui, Swann, elle serait froissée, elle se dirait qu'elle était suivie, elle l'aimerait moins, peut-être se détournerait-elle avec colère en l'apercevant. « Alors, je n'ai plus le droit de voyager ! » lui dirait-elle au retour, tandis qu'en somme c'était lui qui n'avait plus le droit de voyager !
Il avait eu un moment l'idée, pour pouvoir aller à Compiègne et à Pierrefonds sans avoir l'air que ce fût pour rencontrer Odette, de s'y faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un château dans le voisinage. Celui-ci, à qui il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et s'émerveillait que Swann, pour la première fois depuis quinze ans, consentît enfin à venir voir sa propriété et, puisqu'il ne voulait pas s'y arrêter, lui avait-il dit, lui promît du moins de faire ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann s'imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même avant d'y voir Odette, même s'il ne réussissait pas à l'y voir, quel bonheur il aurait à mettre le pied sur cette terre où, ne sachant pas l'endroit exact, à tel moment, de sa présence, il sentirait palpiter partout la possibilité de sa brusque apparition : dans la cour du château, devenu beau pour lui parce que c'était à cause d'elle qu'il était allé le voir ; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait romanesque ; sur chaque route de la forêt, rosée par un couchant profond et tendre ; – asiles innombrables et alternatifs, où venait simultanément se réfugier, dans l'incertaine ubiquité de ses espérances, son coeur heureux, vagabond et multiplié. « Surtout, dirait-il à M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin ; je viens d'apprendre qu'ils sont justement aujourd'hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à Paris, ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres. » Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois là-bas il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger de tous les hôtels de Compiègne sans se décider à s'asseoir dans aucune de celles où pourtant on n'avait pas vu trace de Verdurin, ayant l'air de rechercher ce qu'il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu'il l'aurait trouvé, car s'il avait rencontré le petit groupe, il s'en serait écarté avec affectation, content d'avoir vu Odette et qu'elle l'eût vu, surtout qu'elle l'eût vu ne se souciant pas d'elle. Mais non, elle devinerait bien que c'était pour elle qu'il était là. Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui disait : « Hélas ! non, je ne peux pas aller aujourd'hui à Pierrefonds, Odette y est justement. » Et Swann était heureux malgré tout de sentir que, si seul de tous les mortels il n'avait pas le droit en ce jour d'aller à Pierrefonds, c'était parce qu'il était en effet pour Odette quelqu'un de différent des autres, son amant, et que cette restriction apportée pour lui au droit universel de libre circulation, n'était qu'une des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui était si cher. Décidément il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journées penché sur une carte de la forêt de Compiègne comme si ç'avait été la carte du Tendre, s'entourait de photographies du château de Pierrefonds. Dès que venait le jour où il était possible qu'elle revînt, il rouvrait l'indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre et, si elle s'était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas pour le cas où, revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner à la porte cochère, il lui semblait qu'on tardait à ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se mettait à la fenêtre pour appeler Odette si c'était elle, car malgré les recommandations qu'il était descendu faire plus de dix fois lui-même, on était capable de lui dire qu'il n'était pas là. C'était un domestique qui rentrait. Il remarquait le vol incessant des voitures qui passaient, auquel il n'avait jamais fait attention autrefois. Il écoutait chacune venir au loin, s'approcher, dépasser sa porte sans s'être arrêtée et porter plus loin un message qui n'était pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur retour, Odette était à Paris depuis midi ; elle n'avait pas eu l'idée de l'en prévenir ; ne sachant que faire, elle avait été passer sa soirée seule au théâtre et il y avait longtemps qu'elle était rentrée se coucher et dormait.
C'est qu'elle n'avait même pas pensé à lui. Et de tels moments où elle oubliait jusqu'à l'existence de Swann étaient plus utiles à Odette, servaient mieux à lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait déjà été assez puissante pour faire éclore son amour le soir où il n'avait pas trouvé Odette chez les Verdurin et l'avait cherchée toute la soirée. Et il n'avait pas, comme j'eus à Combray dans mon enfance, des journées heureuses pendant lesquelles s'oublient les souffrances qui renaîtront le soir. Les journées, Swann les passait sans Odette ; et par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris était aussi imprudent que de poser un écrin plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il s'indignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage collectif et informe échappant à son imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pensée de Swann, lequel, se passant la main sur les yeux, s'écriait : « À la grâce de Dieu », comme ceux qui après s'être acharnés à étreindre le problème de la réalité du monde extérieur ou de l'immortalité de l'âme accordent la détente d'un acte de foi à leur cerveau lassé. Mais toujours la pensée de l'absente était indissolublement mêlée aux actes les plus simples de la vie de Swann – déjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher – par la tristesse même qu'il avait à les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le Beau que dans l'église de Brou, à cause du regret qu'elle avait de lui, Marguerite d'Autriche entrelaça partout aux siennes. Certains jours au lieu de rester chez lui, il allait prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant il n'allait plus que pour une de ces raisons, à la fois mystiques et saugrenues, qu'on appelle romanesques ; c'est que ce restaurant (lequel existe encore) portait le même nom que la rue habitée par Odette : Lapérouse. Quelquefois, quand elle avait fait un court déplacement, ce n'est qu'après plusieurs jours qu'elle songeait à lui faire savoir qu'elle était revenue à Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la précaution de se couvrir à tout hasard d'un petit morceau emprunté à la vérité, qu'elle venait d'y rentrer à l'instant même par le train du matin. Ces paroles étaient mensongères ; du moins pour Odette elles étaient mensongères, inconsistantes, n'ayant pas, comme si elles avaient été vraies, un point d'appui dans le souvenir de son arrivée à la gare ; même elle était empêchée de se les représenter au moment où elle les prononçait, par l'image contradictoire de ce qu'elle avait fait de tout différent au moment où elle prétendait être descendue du train. Mais dans l'esprit de Swann au contraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient s'incruster et prendre l'inamovibilité d'une vérité si indubitable que si un ami lui disait être venu par ce train et ne pas avoir vu Odette il était persuadé que c'était l'ami qui se trompait de jour ou d'heure, puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles d'Odette. Celles-ci ne lui eussent paru mensongères que s'il s'était d'abord défié qu'elles le fussent. Pour qu'il crût qu'elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. C'était d'ailleurs aussi une condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect. L'entendait-il citer un nom, c'était certainement celui d'un de ses amants ; une fois cette supposition forgée, il passait des semaines à se désoler ; il s'aboucha même une fois avec une agence de renseignements pour savoir l'adresse, l'emploi du temps de l'inconnu qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que c'était un oncle d'Odette mort depuis vingt ans.
Bien qu'elle ne lui permît pas en général de la rejoindre dans des lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soirée où il était invité comme elle – chez Forcheville, chez le peintre, ou à un bal de charité dans un ministère – il se trouvât en même temps qu'elle. Il la voyait mais n'osait pas rester de peur de l'irriter en ayant l'air d'épier les plaisirs qu'elle prenait avec d'autres et qui – tandis qu'il rentrait solitaire, qu'il allait se coucher anxieux comme je devais l'être moi-même quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray – lui semblaient illimités parce qu'il n'en avait pas vu la fin. Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu'on serait tenté, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de l'inquiétude brusquement arrêtée, d'appeler des joies calmes, parce qu'elles consistent en un apaisement : il était allé passer un instant à un raout chez le peintre et s'apprêtait à le quitter ; il y laissait Odette muée en une brillante étrangère, au milieu d'hommes à qui ses regards et sa gaieté, qui n'étaient pas pour lui, semblaient parler de quelque volupté qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au « Bal des Incohérents » où il tremblait qu'elle n'allât ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l'union charnelle même parce qu'il l'imaginait plus difficilement ; il était déjà prêt à passer la porte de l'atelier quand il s'entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette fin qui l'épouvantait, la lui rendaient rétrospectivement innocente, faisaient du retour d'Odette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dépouillaient Odette elle-même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n'était qu'un déguisement qu'elle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots qu'Odette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil : « Vous ne voudriez pas m'attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi. »
Il est vrai qu'un jour Forcheville avait demandé à être ramené en même temps, mais comme arrivé devant la porte d'Odette il avait sollicité la permission d'entrer aussi, Odette lui avait répondu en montrant Swann : « Ah ! cela dépend de ce monsieur-là, demandez-lui. Enfin, entrez un moment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous préviens qu'il aime causer tranquillement avec moi, et qu'il n'aime pas beaucoup qu'il y ait des visites quand il vient. Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ! n'est-ce pas, my love, il n'y a que moi qui vous connaisse bien ? »
Et Swann était peut-être encore plus touché de la voir ainsi lui adresser en présence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse, de prédilection, mais encore certaines critiques comme : « Je suis sûre que vous n'avez pas encore répondu à vos amis pour votre dîner de dimanche. N'y allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poli », ou : « Avez-vous laissé seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir l'avancer un peu demain ? Quel paresseux ! Je vous ferai travailler, moi ! », qui prouvaient qu'Odette se tenait au courant de ses invitations dans le monde et de ses études d'art, qu'ils avaient bien une vie à eux deux. Et en disant cela elle lui adressait un sourire au fond duquel il la sentait toute à lui.
Alors à ces moments-là, pendant qu'elle leur faisait de l'orangeade, tout d'un coup, comme quand un réflecteur mal réglé d'abord promène autour d'un objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier et s'anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes qu'il se faisait d'Odette s'évanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le brusque soupçon que cette heure passée chez Odette, sous la lampe, n'était peut-être pas une heure factice, à son usage à lui (destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la représenter, une heure de la vraie vie d'Odette, de la vie d'Odette quand lui n'était pas là), avec des accessoires de théâtre et des fruits de carton, mais était peut-être une heure pour de bon de la vie d'Odette ; que s'il n'avait pas été là, elle eût avancé à Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un breuvage inconnu, mais précisément cette orangeade ; que le monde habité par Odette n'était pas cet autre monde effroyable et surnaturel où il passait son temps à la situer et qui n'existait peut-être que dans son imagination, mais l'univers réel, ne dégageant aucune tristesse spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire et cette boisson à laquelle il lui serait permis de goûter, tous ces objets qu'il contemplait avec autant de curiosité et d'admiration que de gratitude, car si en absorbant ses rêves ils l'en avaient délivré, eux en revanche s'en étaient enrichis, ils lui en montraient la réalisation palpable, et ils intéressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards en même temps qu'ils tranquillisaient son coeur. Ah ! si le destin avait permis qu'il pût n'avoir qu'une seule demeure avec Odette et que chez elle il fût chez lui, si en demandant au domestique ce qu'il y avait à déjeuner, c'eût été le menu d'Odette qu'il avait appris en réponse, si quand Odette voulait aller le matin se promener avenue du Bois de Boulogne, son devoir de bon mari l'avait obligé, n'eût-il pas envie de sortir, à l'accompagner, portant son manteau quand elle avait trop chaud, et le soir après le dîner si elle avait envie de rester chez elle en déshabillé, s'il avait été forcé de rester là près d'elle, à faire ce qu'elle voudrait ; alors combien tous les Riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce qu'ils auraient en même temps fait partie de la vie d'Odette auraient pris, même les plus familiers – et comme cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rêve, qui matérialisaient tant de désir – une sorte de douceur surabondante et de densité mystérieuse.
Pourtant il se doutait bien que ce qu'il regrettait ainsi c'était un calme, une paix qui n'auraient pas été pour son amour une atmosphère favorable. Quand Odette cesserait d'être pour lui une créature toujours absente, regrettée, imaginaire quand le sentiment qu'il aurait pour elle ne serait plus ce même trouble mystérieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de l'affection, de la reconnaissance quand s'établiraient entre eux des rapports normaux qui mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la vie d'Odette lui paraîtraient peu intéressants en eux-mêmes – comme il avait déjà eu plusieurs fois le soupçon qu'ils étaient, par exemple le jour où il avait lu à travers l'enveloppe la lettre adressée à Forcheville. Considérant son mal avec autant de sagacité que s'il se l'était inoculé pour en faire l'étude, il se disait que quand il serait guéri ce que pourrait faire Odette lui serait indifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire il redoutait à l'égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu'il était actuellement.
Après ces tranquilles soirées les soupçons de Swann étaient calmés ; il bénissait Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille avaient excité ou sa gratitude, ou le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme d'amour qui avait besoin de se dépenser.
Mais à d'autres moments sa douleur le reprenait, il s'imaginait qu'Odette était la maîtresse de Forcheville et que quand tous deux l'avaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou où il n'avait pas été invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu'avait remarqué jusqu'à son cocher, de revenir avec lui, puis s'en retourner de son côté, seul et vaincu, elle avait dû avoir pour le désigner à Forcheville et lui dire : « Hein ! ce qu'il rage ! » les mêmes regards, brillants, malicieux, abaissés et sournois, que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les Verdurin.
Alors Swann la détestait. « Mais aussi, je suis trop bête, se disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera tout de même bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas, renonçons provisoirement aux gentillesses supplémentaires ! Penser que pas plus tard qu'hier, comme elle disait avoir envie d'assister à la saison de Bayreuth, j'ai eu la bêtise de lui proposer de louer un des jolis châteaux du roi de Bavière pour nous deux dans les environs. Et d'ailleurs elle n'a pas paru plus ravie que cela, elle n'a encore dit ni oui ni non ; espérons qu'elle refusera, grand Dieu ! Entendre du Wagner pendant quinze jours avec elle qui s'en soucie comme un poisson d'une pomme, ce serait gai ! » Et sa haine, tout comme son amour, ayant besoin de se manifester et d'agir, il se plaisait à pousser de plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies qu'il prêtait à Odette, il la détestait davantage et pourrait si – ce qu'il cherchait à se figurer – elles se trouvaient être vraies, avoir une occasion de la punir et d'assouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi jusqu'à supposer qu'il allait recevoir une lettre d'elle où elle lui demanderait de l'argent pour louer ce château près de Bayreuth, mais en le prévenant qu'il n'y pourrait pas venir, parce qu'elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah ! comme il eût aimé qu'elle pût avoir cette audace ! Quelle joie il aurait à refuser, à rédiger la réponse vengeresse dont il se complaisait à choisir, à énoncer tout haut les termes, comme s'il avait reçu la lettre en réalité !
Or, c'est ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir d'assister à ces représentations de Wagner et que, s'il voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, après avoir été si souvent reçue chez eux, le plaisir de les inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il était sous-entendu que leur présence excluait la sienne.
Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille sans oser espérer qu'elle pourrait servir jamais, il avait la joie de la lui faire porter. Hélas ! il sentait bien qu'avec l'argent qu'elle avait, ou qu'elle trouverait facilement, elle pourrait tout de même louer à Bayreuth puisqu'elle en avait envie, elle qui n'était pas capable de faire de différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. Pas moyen, comme s'il lui eût envoyé cette fois quelques billets de mille francs, d'organiser chaque soir, dans un château, de ces soupers fins après lesquels elle se serait peut-être passé la fantaisie – qu'il était possible qu'elle n'eût jamais eue encore – de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis du moins, ce voyage détesté, ce n'était pas lui, Swann, qui le paierait ! – Ah ! s'il avait pu l'empêcher ! si elle avait pu se fouler le pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui l'emmènerait à la gare avait consenti, à n'importe quel prix, à la conduire dans un lieu où elle fût restée quelque temps séquestrée, cette femme perfide, aux yeux émaillés par un sourire de complicité adressé à Forcheville, qu'Odette était pour Swann depuis quarante-huit heures !
Mais elle ne l'était jamais pour très longtemps ; au bout de quelques jours le regard luisant et fourbe perdait de son éclat et de sa duplicité, cette image d'une Odette exécrée disant à Forcheville : « Ce qu'il rage ! » commençait à pâlir, à s'effacer. Alors, progressivement reparaissait et s'élevait en brillant doucement, le visage de l'autre Odette, de celle qui adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un sourire où il n'y avait pour Swann que de la tendresse, quand elle disait : « Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-là n'aime pas beaucoup que j'aie des visites quand il a envie d'être auprès de moi. Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ! », ce même sourire qu'elle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa délicatesse qu'elle prisait si fort, de quelque conseil qu'elle lui avait demandé dans une de ces circonstances graves où elle n'avait confiance qu'en lui.
Alors, à cette Odette-là, il se demandait comment il avait pu écrire cette lettre outrageante dont sans doute jusqu'ici elle ne l'eût pas cru capable, et qui avait dû le faire descendre du rang élevé, unique, que par sa bonté, sa loyauté, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher, car c'était pour ces qualités-là, qu'elle ne trouvait ni à Forcheville ni à aucun autre, qu'elle l'aimait. C'était à cause d'elles qu'Odette lui témoignait si souvent une gentillesse qu'il comptait pour rien au moment où il était jaloux, parce qu'elle n'était pas une marque de désir, et prouvait même plutôt de l'affection que de l'amour, mais dont il recommençait à sentir l'importance au fur et à mesure que la détente spontanée de ses soupçons, souvent accentuée par la distraction que lui apportait une lecture d'art ou la conversation d'un ami, rendait sa passion moins exigeante de réciprocités.
Maintenant qu'après cette oscillation, Odette était naturellement revenue à la place d'où la jalousie de Swann l'avait un moment écartée, dans l'angle où il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi, qu'il ne pouvait s'empêcher d'avancer les lèvres vers elle comme si elle avait été là et qu'il eût pu l'embrasser ; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait de l'avoir réellement et si ce n'eût pas été seulement son imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir.
Comme il avait dû lui faire de la peine ! Certes il trouvait des raisons valables à son ressentiment contre elle, mais elles n'auraient pas suffi à le lui faire éprouver s'il ne l'avait pas autant aimée. N'avait-il pas eu des griefs aussi graves contre d'autres femmes, auxquelles il eût néanmoins volontiers rendu service aujourd'hui, étant contre elles sans colère parce qu'il ne les aimait plus ? S'il devait jamais un jour se trouver dans le même état d'indifférence vis-à-vis d'Odette, il comprendrait que c'était sa jalousie seule qui lui avait fait trouver quelque chose d'atroce, d'impardonnable, à ce désir, au fond si naturel, provenant d'un peu d'enfantillage et aussi d'une certaine délicatesse d'âme, de pouvoir à son tour, puisqu'une occasion s'en présentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer à la maîtresse de maison.
Il revenait à ce point de vue – opposé à celui de son amour et de sa jalousie et auquel il se plaçait quelquefois par une sorte d'équité intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilités – d'où il essayait de juger Odette comme s'il ne l'avait pas aimée, comme si elle était pour lui une femme comme les autres, comme si la vie d'Odette n'avait pas été, dès qu'il n'était plus là, différente, tramée en cachette de lui, ourdie contre lui.
Pourquoi croire qu'elle goûterait là-bas avec Forcheville ou avec d'autres des plaisirs enivrants qu'elle n'avait pas connus auprès de lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes pièces ? À Bayreuth comme à Paris, s'il arrivait que Forcheville pensât à lui, ce n'eût pu être que comme à quelqu'un qui comptait beaucoup dans la vie d'Odette, à qui il était obligé de céder la place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient d'être là-bas malgré lui, c'est lui qui l'aurait voulu en cherchant inutilement à l'empêcher d'y aller, tandis que s'il avait approuvé son projet, d'ailleurs défendable, elle aurait eu l'air d'être là-bas d'après son avis, elle s'y serait sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir qu'elle aurait éprouvé à recevoir ces gens qui l'avaient tant reçue, c'est à Swann qu'elle en aurait su gré.
Et – au lieu qu'elle allait partir brouillée avec lui, sans l'avoir revu – s'il lui envoyait cet argent, s'il l'encourageait à ce voyage et s'occupait de le lui rendre agréable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir qu'il n'avait pas goûtée depuis près d'une semaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la représenter sans horreur, qu'il revoyait de la bonté dans son sourire, et que le désir de l'enlever à tout autre n'était plus ajouté par la jalousie à son amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait la personne d'Odette, pour le plaisir qu'il avait à admirer comme un spectacle ou à interroger comme un phénomène, le lever d'un de ses regards, la formation d'un de ses sourires, l'émission d'une intonation de sa voix. Et ce plaisir différent de tous les autres avait fini par créer en lui un besoin d'elle et qu'elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presque aussi désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, qu'un autre besoin qui caractérisait cette période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à la dépression des années antérieures avait succédé une sorte de trop-plein spirituel, sans qu'il sût davantage à quoi il devait cet enrichissement inespéré de sa vie intérieure qu'une personne de santé délicate qui à partir d'un certain moment se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps s'acheminer vers une complète guérison : cet autre besoin qui se développait aussi en dehors du monde réel, c'était celui d'entendre, de connaître de la musique.
Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu'il avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était redevenue l'Odette charmante et bonne. Il avait des remords d'avoir été dur pour elle. Il voulait qu'elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire.
Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre et soumis qu'avant, lui demander une réconciliation, prenait-elle l'habitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de l'irriter et lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère vis-à-vis d'elle pendant la brouille, quand il lui avait dit qu'il ne lui enverrait pas d'argent et chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il l'était, vis-à-vis sinon d'elle, du moins de lui-même, en d'autres cas où dans l'intérêt de l'avenir de leur liaison, pour montrer à Odette qu'il était capable de se passer d'elle, qu'une rupture restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps sans aller chez elle.
Parfois c'était après quelques jours où elle ne lui avait pas causé de souci nouveau ; et comme, des visites prochaines qu'il lui ferait, il savait qu'il ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus probablement quelque chagrin qui mettait fin au calme où il se trouvait, il lui écrivait qu'étant très occupé il ne pourrait la voir aucun des jours qu'il lui avait dit. Or une lettre d'elle, se croisant avec la sienne, le priait précisément de déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l'état nouveau d'agitation où il se trouvait, l'engagement qu'il avait pris dans l'état antérieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écrit la première, si elle répondait seulement, en y acquiesçant, à sa demande d'une courte séparation, cela suffisait pour qu'il ne pût plus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement d'Odette avait tout changé en lui. Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s'il cessait un moment de la posséder il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l'absence d'une chose, ce n'est pas que cela, ce n'est pas un simple manque partiel, c'est un bouleversement de tout le reste, c'est un état nouveau qu'on ne peut prévoir dans l'ancien.
Mais d'autres fois au contraire – Odette était sur le point de partir en voyage – c'était après quelque petite querelle dont il choisissait le prétexte, qu'il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice, d'une grande brouille qu'elle croirait peut-être définitive, à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait du voyage et qu'il faisait commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée de n'avoir reçu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur interposée des trois semaines de séparation acceptée, c'était avec plaisir qu'il considérait l'idée qu'il reverrait Odette à son retour ; mais c'était aussi avec si peu d'impatience, qu'il commençait à se demander s'il ne doublerait pas volontiers la durée d'une abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui qu'il avait souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans l'avoir comme maintenant prémédité. Et pourtant voici qu'une légère contrariété ou un malaise physique – en l'incitant à considérer le moment présent comme un moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse même admettrait d'accueillir l'apaisement qu'apporte un plaisir et de donner congé, jusqu'à la reprise utile de l'effort, à la volonté – suspendait l'action de celle-ci qui cessait d'exercer sa compression ; ou, moins que cela, le souvenir d'un renseignement qu'il avait oublié de demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si c'était des actions ordinaires ou privilégiées qu'elle désirait acquérir (c'était très joli de lui montrer qu'il pouvait rester sans la voir, mais si après ça la peinture était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancé), voici que comme un caoutchouc tendu qu'on lâche ou comme l'air dans une machine pneumatique qu'on entrouvre, l'idée de la revoir, des lointains où elle était maintenue, revenait d'un bond dans le champ du présent et des possibilités immédiates.
Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d'ailleurs si irrésistible que Swann avait eu bien moins de peine à sentir s'approcher un à un les quinze jours qu'il devait rester séparé d'Odette, qu'il n'en avait à attendre les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allait l'emmener chez elle et qu'il passait dans des transports d'impatience et de joie où il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette idée de la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment où il la croyait si loin, était de nouveau près de lui dans sa plus proche conscience. C'est qu'elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de chercher sans plus tarder à lui résister, qui n'existait plus chez Swann depuis que, s'étant prouvé à lui-même – il le croyait du moins – qu'il en était si aisément capable, il ne voyait plus aucun inconvénient à ajourner un essai de séparation qu'il était certain maintenant de mettre à exécution dès qu'il le voudrait. C'est aussi que cette idée de la revoir revenait parée pour lui d'une nouveauté, d'une séduction, douée d'une virulence que l'habitude avait émoussées, mais qui s'étaient retrempées dans cette privation non de trois jours mais de quinze (car la durée d'un renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui jusque-là eût été un plaisir attendu qu'on sacrifie aisément, avait fait un bonheur inespéré contre lequel on est sans force. C'est enfin qu'elle y revenait embellie par l'ignorance où était Swann de ce qu'Odette avait pu penser, faire peut-être, en voyant qu'il ne lui avait pas donné signe de vie, si bien que ce qu'il allait trouver c'était la révélation passionnante d'une Odette presque inconnue.
Mais elle, de même qu'elle avait cru que son refus d'argent n'était qu'une feinte, ne voyait qu'un prétexte dans le renseignement que Swann venait lui demander sur la voiture à repeindre ou la valeur à acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises qu'il traversait et, dans l'idée qu'elle s'en faisait, elle omettait d'en comprendre le mécanisme, ne croyant qu'à ce qu'elle connaissait d'avance, à la nécessaire, à l'infaillible et toujours identique terminaison. Idée incomplète – d'autant plus profonde peut-être – si on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute trouvé qu'il était incompris d'Odette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuadés qu'ils ont été arrêtés, l'un par un événement extérieur au moment où il allait se délivrer de son habitude invétérée, l'autre par une indisposition accidentelle au moment où il allait être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui n'attache pas la même importance qu'eux à ces prétendues contingences, simples déguisements selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses malades, par le vice et l'état morbide qui, en réalité, n'ont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis qu'ils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, l'amour de Swann en était arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.
Certes l'étendue de cet amour, Swann n'en avait pas une conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer, il lui arrivait parfois qu'il semblât diminué, presque réduit à rien ; par exemple, le peu de goût, presque le dégoût que lui avaient inspiré, avant qu'il aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains jours. « Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le lendemain ; à voir exactement les choses, je n'avais presque aucun plaisir hier à être dans son lit : c'est curieux, je la trouvais même laide. » Et certes, il était sincère, mais son amour s'étendait bien au-delà des régions du désir physique. La personne même d'Odette n'y tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d'Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement : « C'est elle », comme si tout d'un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous souffrons. « Elle », il essayait de se demander ce que c'était ; car c'est une ressemblance de l'amour et de la mort, plutôt que celles, si vagues, que l'on redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité. Et cette maladie qu'était l'amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu'il désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus qu'un avec lui, qu'on n'aurait pas pu l'arracher de lui sans le détruire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en chirurgie, son amour n'était plus opérable.
Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les intérêts, que quand par hasard il retournait dans le monde en se disant que ses relations, comme une monture élégante qu'elle n'aurait pas d'ailleurs su estimer très exactement, pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix aux yeux d'Odette (et ç'aurait peut-être été vrai en effet si elles n'avaient été avilies par cet amour même, qui pour Odette dépréciait toutes les choses qu'il touchait par le fait qu'il semblait les proclamer moins précieuses), il y éprouvait, à côté de la détresse d'être dans des lieux, au milieu de gens qu'elle ne connaissait pas, le plaisir désintéressé qu'il aurait pris à un roman ou à un tableau où sont peints les divertissements d'une classe oisive, comme, chez lui, il se complaisait à considérer le fonctionnement de sa vie domestique, l'élégance de sa garde-robe et de sa livrée, le bon placement de ses valeurs, de la même façon qu'à lire dans Saint-Simon, qui était un de ses auteurs favoris, la mécanique des journées, le menu des repas de Mme de Maintenon, ou l'avarice avisée et le grand train de Lulli. Et dans la faible mesure où ce détachement n'était pas absolu, la raison de ce plaisir nouveau que goûtait Swann, c'était de pouvoir émigrer un moment dans les rares parties de lui-même restées presque étrangères à son amour, à son chagrin. À cet égard cette personnalité, que lui attribuait ma grand-tante, de « fils Swann », distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann, était celle où il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pour l'anniversaire de la princesse de Parme (et parce qu'elle pouvait souvent être indirectement agréable à Odette en lui faisant avoir des places pour des galas, des jubilés), il avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargé une cousine de sa mère qui, ravie de faire une commission pour lui, lui avait écrit, en lui rendant compte, qu'elle n'avait pas pris tous les fruits au même endroit, mais les raisins chez Crapote dont c'est la spécialité, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet où elles étaient plus belles, etc., « chaque fruit visité et examiné un par un par moi ». Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le « chaque fruit visité et examiné un par un par moi » avait été un apaisement à sa souffrance, en emmenant sa conscience dans une région où il se rendait rarement, bien qu'elle lui appartînt comme héritier d'une famille de riche et bonne bourgeoisie où s'étaient conservés héréditairement, tout prêts à être mis à son service dès qu'il le souhaitait, la connaissance des « bonnes adresses » et l'art de savoir bien faire une commande.
Certes, il avait trop longtemps oublié qu'il était le « fils Swann » pour ne pas ressentir, quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif que ceux qu'il eût pu éprouver le reste du temps et sur lesquels il était blasé ; et si l'amabilité des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était moins vive que celle de l'aristocratie (mais plus flatteuse d'ailleurs, car chez eux du moins elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre d'altesse, quelques divertissements princiers qu'elle lui proposât, ne pouvait lui être aussi agréable que celle qui lui demandait d'être témoin, ou seulement d'assister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses parents, dont les uns avaient continué à le voir – comme mon grand-père qui, l'année précédente, l'avait invité au mariage de ma mère – et dont certains autres le connaissaient personnellement à peine mais se croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.
Mais, par les intimités déjà anciennes qu'il avait parmi eux, les gens du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, à considérer ses brillantes amitiés, le même appui hors de lui-même, le même confort, qu'à regarder les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensée que s'il tombait chez lui frappé d'une attaque ce serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et le baron de Charlus que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait la même consolation qu'à notre vieille Françoise de savoir qu'elle serait ensevelie dans des draps fins à elle, marqués, non reprisés (ou si finement que cela ne donnait qu'une plus haute idée du soin de l'ouvrière), linceul de l'image fréquente duquel elle tirait une certaine satisfaction, sinon de bien-être, au moins d'amour-propre. Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions et de ses pensées qui se rapportaient à Odette, Swann était constamment dominé et dirigé par le sentiment inavoué qu'il lui était, peut-être pas moins cher, mais moins agréable à voir que quiconque, que le plus ennuyeux fidèle des Verdurin, – quand il se reportait à un monde pour qui il était l'homme exquis par excellence, qu'on faisait tout pour attirer, qu'on se désolait de ne pas voir, il recommençait à croire à l'existence d'une vie plus heureuse, presque à en éprouver l'appétit, comme il arrive à un malade alité depuis des mois, à la diète, et qui aperçoit dans un journal le menu d'un déjeuner officiel ou l'annonce d'une croisière en Sicile.
S'il était obligé de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas leur faire de visites, c'était de lui en faire qu'il cherchait à s'excuser auprès d'Odette. Encore les payait-il (se demandant à la fin du mois, pour peu qu'il eût un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si c'était assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prétexte, un présent à lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus qu'il avait rencontré allant chez elle et qui avait exigé qu'il l'accompagnât. Et à défaut d'aucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui dire comme spontanément, au cours de la conversation, qu'il se rappelait avoir à parler à Swann, qu'elle voulût bien lui faire demander de passer tout de suite chez elle ; mais le plus souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen n'avait pas réussi. De sorte que si elle faisait maintenant de fréquentes absences, même à Paris, quand elle y restait, elle le voyait peu, et elle qui, quand elle l'aimait, lui disait : « Je suis toujours libre » et « Qu'est-ce que l'opinion des autres peut me faire ? », maintenant, chaque fois qu'il voulait la voir, elle invoquait les convenances ou prétextait des occupations. Quand il parlait d'aller à une fête de charité, à un vernissage, à une première où elle serait, elle lui disait qu'il voulait afficher leur liaison, qu'il la traitait comme une fille. C'est au point que pour tâcher de n'être pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savait qu'elle connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait été lui-même l'ami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander d'user de son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle parlait à Swann de mon oncle, des airs poétiques, disant : « Ah ! lui, ce n'est pas comme toi, c'est une si belle chose, si grande, si jolie, que son amitié pour moi ! Ce n'est pas lui qui me considérerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publics », Swann fut embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait se hausser pour parler d'elle à mon oncle. Il posa d'abord l'excellence a priori d'Odette, l'axiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de l'expérience. « Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus de toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est Odette. Mais vous savez ce que c'est que la vie de Paris. Tout le monde ne connaît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un peu ridicule ; elle ne peut même pas admettre que je la rencontre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu'elle s'exagère le tort qu'un salut de moi lui cause ? »
Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne l'en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver partout où cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à Swann qu'elle venait d'avoir une déception en voyant que mon oncle était pareil à tous les hommes : il venait d'essayer de la prendre de force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra. Il regretta d'autant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe qu'il avait espéré, s'il l'avait revu quelquefois et avait pu causer en toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits relatifs à la vie qu'Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle Adolphe y passait l'hiver. Et Swann pensait que c'était même peut-être là qu'il avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu'un devant lui, relativement à un homme qui aurait été l'amant d'Odette, avait bouleversé Swann. Mais les choses qu'il aurait, avant de les connaître, trouvé le plus affreux d'apprendre et le plus impossible de croire, une fois qu'il les savait, elles étaient incorporées à tout jamais à sa tristesse, il les admettait, il n'aurait plus pu comprendre qu'elles n'eussent pas été. Seulement chacune opérait sur l'idée qu'il se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il crut même comprendre une fois que cette légèreté des moeurs d'Odette qu'il n'eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu'à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à se rapprocher de certains viveurs ; mais ceux-ci savaient qu'il connaissait Odette ; et puis il avait peur de les faire penser de nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là rien n'aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui se rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant qu'Odette avait peut-être fait autrefois la fête dans ces villes de plaisir, sans qu'il dût jamais arriver à savoir si c'était seulement pour satisfaire à des besoins d'argent que grâce à lui elle n'avait plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers l'abîme sans fond où étaient allées s'engloutir ces années du début du Septennat pendant lesquelles on passait l'hiver sur la promenade des Anglais, l'été sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur eût prêtée un poète ; et il eût mis à reconstituer les petits faits de la chronique de la Côte d'Azur d'alors, si elle avait pu l'aider à comprendre quelque chose du sourire ou des regards – pourtant si honnêtes et si simples – d'Odette, plus de passion que l'esthéticien qui interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siècle pour tâcher d'entrer plus avant dans l'âme de Primavera, de la bella Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait ; elle lui disait : « Comme tu as l'air triste ! » Il n'y avait pas bien longtemps encore, de l'idée qu'elle était une créature bonne, analogue aux meilleures qu'il eût connues, il avait passé à l'idée qu'elle était une femme entretenue ; inversement il lui était arrivé depuis de revenir de l'Odette de Crécy, peut-être trop connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d'une expression parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait : « Qu'est-ce que cela veut dire qu'à Nice tout le monde sache qui est Odette de Crécy ? Ces réputations-là, même vraies, sont faites avec les idées des autres » ; il pensait que cette légende – fût-elle authentique – était extérieure à Odette, n'était pas en elle comme une personnalité irréductible et malfaisante ; que la créature qui avait pu être amenée à mal faire, c'était une femme aux bons yeux, au coeur plein de pitié pour la souffrance, au corps docile qu'il avait tenu, qu'il avait serré dans ses bras et manié, une femme qu'il pourrait arriver un jour à posséder toute, s'il réussissait à se rendre indispensable à elle. Elle était là, souvent fatiguée, le visage vidé pour un instant de la préoccupation fébrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient souffrir Swann ; elle écartait ses cheveux avec ses mains ; son front, sa figure paraissaient plus larges ; alors, tout d'un coup, quelque pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou de repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait de ses yeux comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s'éclairait comme une campagne grise, couverte de nuages qui soudain s'écartent, pour sa transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui était en Odette à ce moment-là, l'avenir même qu'elle semblait rêveusement regarder, Swann aurait pu les partager avec elle ; aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laissé de résidu. Si rares qu'ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par le souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard (comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage) des sacrifices que l'autre Odette n'eût pas obtenus. Mais que ces moments étaient rares, et que maintenant il la voyait peu ! Même pour leur rendez-vous du soir, elle ne lui disait qu'à la dernière minute si elle pourrait le lui accorder, car, comptant qu'elle le trouverait toujours libre, elle voulait d'abord être certaine que personne d'autre ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu'elle était obligée d'attendre une réponse de la plus haute importance pour elle, et même si après qu'elle avait fait venir Swann des amis demandaient à Odette, quand la soirée était déjà commencée, de les rejoindre au théâtre ou à souper, elle faisait un bond joyeux et s'habillait à la hâte. Au fur et à mesure qu'elle avançait dans sa toilette, chaque mouvement qu'elle faisait rapprochait Swann du moment où il faudrait la quitter, où elle s'enfuirait d'un élan irrésistible ; et quand, enfin prête, plongeant une dernière fois dans son miroir ses regards tendus et éclairés par l'attention, elle remettait un peu de rouge à ses lèvres, fixait une mèche sur son front et demandait son manteau de soirée bleu ciel avec des glands d'or, Swann avait l'air si triste qu'elle ne pouvait réprimer un geste d'impatience et disait : « Voilà comme tu me remercies de t'avoir gardé jusqu'à la dernière minute. Moi qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C'est bon à savoir pour une autre fois ! » Parfois, au risque de la fâcher, il se promettait de chercher à savoir où elle était allée, il rêvait d'une alliance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner. D'ailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirée, il était bien rare qu'il ne pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui quelqu'un qui connaissait, fût-ce indirectement, l'homme avec qui elle était sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis qu'il écrivait à un de ses amis pour lui demander de chercher à éclaircir tel ou tel point, il éprouvait le repos de cesser de se poser ses questions sans réponses et de transférer à un autre la fatigue d'interroger. Il est vrai que Swann n'était guère plus avancé quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas toujours d'empêcher, mais du moins les choses que nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans notre pensée où nous les disposons à notre gré, ce qui nous donne l'illusion d'une sorte de pouvoir sur elles. Il était heureux toutes les fois où M. de Charlus était avec Odette. Entre M. de Charlus et elle, Swann savait qu'il ne pouvait rien se passer, que quand M. de Charlus sortait avec elle c'était par amitié pour lui et qu'il ne ferait pas difficulté à lui raconter ce qu'elle avait fait. Quelquefois elle avait déclaré si catégoriquement à Swann qu'il lui était impossible de le voir un certain soir, elle avait l'air de tenir tant à une sortie, que Swann attachait une véritable importance à ce que M. de Charlus fût libre de l'accompagner. Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions à M. de Charlus, il le contraignait, en ayant l'air de ne pas bien comprendre ses premières réponses, à lui en donner de nouvelles, après chacune desquelles il se sentait plus soulagé, car il apprenait bien vite qu'Odette avait occupé sa soirée aux plaisirs les plus innocents. « Mais comment, mon petit Mémé, je ne comprends pas bien…, ce n'est pas en sortant de chez elle que vous êtes allés au musée Grévin ? Vous étiez allés ailleurs d'abord. Non ? Oh ! que c'est drôle ! Vous ne savez pas comme vous m'amusez, mon petit Mémé. Mais quelle drôle d'idée elle a eue d'aller ensuite au Chat Noir, c'est bien une idée d'elle… Non ? c'est vous. C'est curieux. Après tout ce n'est pas une mauvaise idée, elle devait y connaître beaucoup de monde ? Non ? elle n'a parlé à personne ? C'est extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux tout seuls ? Je vois d'ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime bien. » Swann se sentait soulagé. Pour lui à qui il était arrivé, en causant avec des indifférents qu'il écoutait à peine, d'entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple : « J'ai vu hier Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais pas »), phrases qui aussitôt dans le coeur de Swann passaient à l'état solide, s'y durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, n'en bougeaient plus, qu'ils étaient doux au contraire ces mots : « Elle ne connaissait personne, elle n'a parlé à personne », comme ils circulaient aisément en lui, qu'ils étaient fluides, faciles, respirables ! Et pourtant au bout d'un instant il se disait qu'Odette devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs qu'elle préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.
Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait suffi pour calmer l'angoisse qu'il éprouvait alors, et contre laquelle la présence d'Odette, la douceur d'être auprès d'elle était le seul spécifique (un spécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien des remèdes, mais du moins calmait momentanément la souffrance), il lui aurait suffi, si Odette l'avait seulement permis, de rester chez elle tant qu'elle ne serait pas là, de l'attendre jusqu'à cette heure du retour dans l'apaisement de laquelle seraient venues se confondre les heures qu'un prestige, un maléfice lui avaient fait croire différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas ; il revenait chez lui ; il se forçait en chemin à former divers projets, il cessait de songer à Odette ; même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler en lui des pensées assez joyeuses ; c'est le coeur plein de l'espoir d'aller le lendemain voir quelque chef-d'oeuvre qu'il se mettait au lit et éteignait sa lumière ; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il cessait d'exercer sur lui-même une contrainte dont il n'avait même pas conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un frisson glacé refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, s'essuyait les yeux, se disait en riant : « C'est charmant, je deviens névropathe. » Puis il ne pouvait penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait recommencer de chercher à savoir ce qu'Odette avait fait, à mettre en jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d'une activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si cruelle qu'un jour, apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une véritable joie à la pensée qu'il avait peut-être une tumeur mortelle, qu'il n'allait plus avoir à s'occuper de rien, que c'était la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet, jusqu'à la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui arriva souvent sans se l'avouer de désirer la mort, c'était pour échapper moins à l'acuité de ses souffrances qu'à la monotonie de son effort.
Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu'à l'époque où il ne l'aimerait plus, où elle n'aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait enfin apprendre d'elle si le jour où il était allé la voir dans l'après-midi, elle était ou non couchée avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupçon qu'elle aimait quelqu'un d'autre le détournait de se poser cette question relative à Forcheville, la lui rendait presque indifférente, comme ces formes nouvelles d'un même état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des précédentes. Même il y avait des jours où il n'était tourmenté par aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la veille pendant la journée, il avait comme dilué la sensation dans le torrent des impressions différentes. Mais elle n'avait pas bougé de place. Et même, c'était l'acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann.
Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si importantes qui l'occupaient tant chaque jour (bien qu'il eût assez vécu pour savoir qu'il n'y en a jamais d'autres que les plaisirs), il ne pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau fonctionnait à vide ; alors il passait son doigt sur ses paupières fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait entièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet inconnu certaines occupations qui réapparaissaient de temps en temps, vaguement rattachées par elle à quelque obligation envers des parents éloignés ou des amis d'autrefois, qui, parce qu'ils étaient les seuls qu'elle lui citait souvent comme l'empêchant de le voir, paraissaient à Swann former le cadre fixe, nécessaire, de la vie d'Odette. À cause du ton dont elle lui disait de temps à autre « Le jour où je vais avec mon amie à l'Hippodrome », si, s'étant senti malade et ayant pensé : « Peut-être Odette voudrait bien passer chez moi », il se rappelait brusquement que c'était justement ce jour-là, il se disait : « Ah ! non, ce n'est pas la peine de lui demander de venir, j'aurais dû y penser plus tôt, c'est le jour où elle va avec son amie à l'Hippodrome. Réservons-nous pour ce qui est possible ; c'est inutile de s'user à proposer des choses inacceptables et refusées d'avance. » Et ce devoir qui incombait à Odette d'aller à l'Hippodrome et devant lequel Swann s'inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inéluctable ; mais ce caractère de nécessité dont il était empreint semblait rendre plausible et légitime tout ce qui de près ou de loin se rapportait à lui. Si, Odette dans la rue ayant reçu d'un passant un salut qui avait éveillé la jalousie de Swann, elle répondait aux questions de celui-ci en rattachant l'existence de l'inconnu à un des deux ou trois grands devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait : « C'est un monsieur qui était dans la loge de mon amie avec qui je vais à l'Hippodrome », cette explication calmait les soupçons de Swann, qui en effet trouvait inévitable que l'amie eût d'autres invités qu'Odette dans sa loge à l'Hippodrome, mais n'avait jamais cherché ou réussi à se les figurer. Ah ! comme il eût aimé la connaître, l'amie qui allait à l'Hippodrome, et qu'elle l'y emmenât avec Odette ! Comme il aurait donné toutes ses relations pour n'importe quelle personne qu'avait l'habitude de voir Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de magasin ! Il eût fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne lui auraient-elles pas fourni, dans ce qu'elles contenaient de la vie d'Odette, le seul calmant efficace pour ses souffrances ? Comme il aurait couru avec joie passer les journées chez telle de ces petites gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intérêt, soit par simplicité véritable ! Comme il eût volontiers élu domicile à jamais au cinquième étage de telle maison sordide et enviée où Odette ne l'emmenait pas et où, s'il y avait habité avec la petite couturière retirée dont il eût volontiers fait semblant d'être l'amant, il aurait presque chaque jour reçu sa visite ! Dans ces quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre indéfiniment !
Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait s'approcher d'elle quelqu'un qu'il ne connaissait pas, qu'il pût remarquer sur le visage d'Odette cette tristesse qu'elle avait eue le jour où il était venu pour la voir pendant que Forcheville était là. Mais c'était rare ; car les jours où, malgré tout ce qu'elle avait à faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait à voir Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude était l'assurance : grand contraste, peut-être revanche inconsciente ou réaction naturelle de l'émotion craintive qu'aux premiers temps où elle l'avait connu, elle éprouvait auprès de lui, et même loin de lui, quand elle commençait une lettre par ces mots : « Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire » (elle le prétendait du moins et un peu de cet émoi devait être sincère pour qu'elle désirât d'en feindre davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux qu'on aime. Quand notre bonheur n'est plus dans leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on jouit auprès d'eux ! En lui parlant, en lui écrivant, elle n'avait plus de ces mots par lesquels elle cherchait à se donner l'illusion qu'il lui appartenait, faisant naître les occasions de dire « mon », « mien », quand il s'agissait de lui : « Vous êtes mon bien, c'est le parfum de notre amitié, je le garde », de lui parler de l'avenir, de la mort même, comme d'une seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à tout ce qu'il disait, elle répondait avec admiration : « Vous, vous ne serez jamais comme tout le monde » ; elle regardait sa longue tête un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient : « Il n'est pas régulièrement beau, si vous voulez, mais il est chic : ce toupet, ce monocle, ce sourire ! », et, plus curieuse peut-être de connaître ce qu'il était que désireuse d'être sa maîtresse, elle disait : « Si je pouvais savoir ce qu'il y a dans cette tête-là ! »
Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d'un ton parfois irrité, parfois indulgent : « Ah ! tu ne seras donc jamais comme tout le monde ! » Elle regardait cette tête qui n'était qu'un peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même aptitude qui permet de découvrir les intentions d'un morceau symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances d'un enfant quand on connaît sa parenté : « Il n'est pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule ; ce monocle, ce toupet, ce sourire ! », réalisant dans leur imagination suggestionnée la démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une tête d'amant de coeur et une tête de cocu), elle disait : « Ah ! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu'il y a dans cette tête-là. » Toujours prêt à croire ce qu'il souhaitait, si seulement les manières d'être d'Odette avec lui laissaient place au doute, il se jetait avidement sur cette parole : « Tu le peux si tu le veux », lui disait-il.
Et il tâchait de lui montrer que l'apaiser, le diriger, le faire travailler, serait une noble tâche à laquelle ne demandaient qu'à se vouer d'autres femmes qu'elle, entre les mains desquelles il est vrai d'ajouter que la noble tâche ne lui eût paru plus qu'une indiscrète et insupportable usurpation de sa liberté. « Si elle ne m'aimait pas un peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudra qu'elle me voie davantage. » Ainsi trouvait-il dans ce reproche qu'elle lui faisait, comme une preuve d'intérêt, d'amour peut-être ; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu qu'il était obligé de considérer comme telles les défenses qu'elle lui faisait d'une chose ou d'une autre. Un jour, elle lui déclara qu'elle n'aimait pas son cocher, qu'il lui montait peut-être la tête contre elle, qu'en tous cas il n'était pas avec lui de l'exactitude et de la déférence qu'elle voulait. Elle sentait qu'il désirait lui entendre dire : « Ne le prends plus pour venir chez moi », comme il aurait désiré un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit ; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la douceur de pouvoir parler d'elle ouvertement (car les moindres propos qu'il tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient en quelque manière à elle), il lui dit : « Je crois pourtant qu'elle m'aime ; elle est si gentille pour moi, ce que je fais ne lui est certainement pas indifférent. » Et si, au moment d'aller chez elle, montant dans sa voiture avec un ami qu'il devait laisser en route, l'autre lui disait : « Tiens, ce n'est pas Lorédan qui est sur le siège ? », avec quelle joie mélancolique Swann lui répondait : « Oh ! sapristi non ! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand je vais rue La Pérouse. Odette n'aime pas que je prenne Lorédan, elle ne le trouve pas bien pour moi ; enfin que veux-tu, les femmes, tu sais ! je sais que ça lui déplairait beaucoup. Ah bien oui ! je n'aurais eu qu'à prendre Rémi ! j'en aurais eu une histoire ! »
Ces nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables, qui étaient maintenant celles d'Odette avec lui, certes Swann en souffrait ; mais il ne connaissait pas sa souffrance ; comme c'était progressivement, jour par jour, qu'Odette s'était refroidie à son égard, ce n'est qu'en mettant en regard de ce qu'elle était aujourd'hui ce qu'elle avait été au début, qu'il aurait pu sonder la profondeur du changement qui s'était accompli. Or ce changement c'était sa profonde, sa secrète blessure qui lui faisait mal jour et nuit, et dès qu'il sentait que ses pensées allaient un peu trop près d'elle, vivement il les dirigeait d'un autre côté de peur de trop souffrir. Il se disait bien d'une façon abstraite : « Il fut un temps où Odette m'aimait davantage », mais jamais il ne revoyait ce temps. De même qu'il y avait dans son cabinet une commode qu'il s'arrangeait à ne pas regarder, qu'il faisait un crochet pour éviter en entrant et en sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthème qu'elle lui avait donné le premier soir où il l'avait reconduite, les lettres où elle disait : « Que n'y avez-vous oublié aussi votre coeur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre » et « À quelque heure du jour et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et disposez de ma vie », de même il y avait en lui une place dont il ne laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire s'il le fallait le détour d'un long raisonnement pour qu'il n'eût pas à passer devant elle : c'était celle où vivait le souvenir des jours heureux.
Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu'il était allé dans le monde.
C'était chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière, pour cette année-là, des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charité. Swann, qui avait voulu successivement aller à toutes les précédentes et n'avait pu s'y résoudre, avait reçu, tandis qu'il s'habillait pour se rendre à celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait l'aider à s'y ennuyer un peu moins, à s'y trouver moins triste. Mais Swann lui avait répondu :
« Vous ne doutez pas du plaisir que j'aurais à être avec vous. Mais le plus grand plaisir que vous puissiez me faire, c'est d'aller plutôt voir Odette. Vous savez l'excellente influence que vous avez sur elle. Je crois qu'elle ne sort pas ce soir avant d'aller chez son ancienne couturière où du reste elle sera sûrement contente que vous l'accompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous pourrions faire tous les trois ensemble… Tâchez aussi de poser des jalons pour cet été, si elle avait envie de quelque chose, d'une croisière que nous ferions tous les trois, que sais-je ? Quant à ce soir, je ne compte pas la voir ; maintenant si elle le désirait ou si vous trouviez un joint, vous n'avez qu'à m'envoyer un mot chez Mme de Saint-Euverte jusqu'à minuit, et après chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime. »
Le baron lui promit d'aller faire la visite qu'il désirait après qu'il l'aurait conduit jusqu'à la porte de l'hôtel Saint-Euverte, où Swann arriva tranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la soirée rue La Pérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n'étant plus un but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur vie domestique que les maîtresses de maison prétendent offrir à leurs invités les jours de cérémonie et où elles cherchent à respecter la vérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les héritiers des « tigres » de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient dehors devant l'hôtel sur le sol de l'avenue, ou devant les écuries, comme des jardiniers auraient été rangés à l'entrée de leurs parterres. La disposition particulière qu'il avait toujours eue à chercher des analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées s'exerçait encore mais d'une façon plus constante et plus générale ; c'est la vie mondaine tout entière, maintenant qu'il en était détaché, qui se présentait à lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule où autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s'y était passé, étant par la pensée, pendant les quelques instants qu'il y séjournait, ou bien encore dans la fête qu'il venait de quitter, ou bien déjà dans la fête où on allait l'introduire, pour la première fois il remarqua, réveillée par l'arrivée inopinée d'un invité aussi tardif, la meute éparse, magnifique et désoeuvrée des grands valets de pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et, rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.
L'un d'eux, d'aspect particulièrement féroce et assez semblable à l'exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, s'avança vers lui d'un air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de son regard d'acier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien qu'en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l'exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait presque touchante l'appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau et timide, qui exprimait l'effroi qu'il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l'agitation d'une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu'on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu'on se précipite et qu'on s'égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades qui s'empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu'il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si c'eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue – ou qui peut-être n'exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l'avait approchée et où elle rêve encore – issue de la fécondation d'une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque Saxon d'Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu'étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l'homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu'une chevelure, par l'enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l'air à la fois d'un paquet d'algues, d'une nichée de colombes, d'un bandeau de jacinthes et d'une torsade de serpents.
D'autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d'un escalier monumental que leur présence décorative et leur immobilité marmoréenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais ducal : « l'Escalier des Géants » et dans lequel Swann s'engagea avec la tristesse de penser qu'Odette ne l'avait jamais gravi. Ah ! avec quelle joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, malodorants et casse-cou de la petite couturière retirée, dans le « cinquième » de laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu'une avant-scène hebdomadaire à l'Opéra le droit de passer la soirée quand Odette y venait, et même les autres jours, pour pouvoir parler d'elle, vivre avec les gens qu'elle avait l'habitude de voir quand il n'était pas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré de l'ancienne couturière, comme il n'y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, dans l'escalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce moment, d'un côté et de l'autre, à des hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur la fenêtre de la loge ou la porte d'un appartement, représentant le service intérieur qu'ils dirigeaient et en faisant hommage aux invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine, y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être demain au service bourgeois d'un médecin ou d'un industriel), attentifs à ne pas manquer aux recommandations qu'on leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrée éclatante qu'ils ne revêtaient qu'à de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous l'arcature de leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur niche ; et un énorme suisse, habillé comme à l'église, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de l'escalier le long duquel l'avait suivi un domestique à face blême, avec une petite queue de cheveux, noués d'un catogan, derrière la tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swann passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant de grands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit vestibule qui – tel que certaines pièces aménagées par leur propriétaire pour servir de cadre à une seule oeuvre d'art, dont elles tirent leur nom, et d'une nudité voulue, ne contiennent rien d'autre – exhibait à son entrée, comme quelque précieuse effigie de Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressant sur son hausse-col rouge une figure plus rouge encore d'où s'échappaient des torrents de feu, de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries d'Aubusson tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son regard impétueux, vigilant, éperdu, avait l'air, avec une impassibilité militaire ou une foi surnaturelle – allégorie de l'alarme, incarnation de l'attente, commémoration du branle-bas – d'épier, ange ou vigie, d'une tour de donjon ou de cathédrale, l'apparition de l'ennemi ou l'heure du Jugement. Il ne restait plus à Swann qu'à pénétrer dans la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes en s'inclinant, comme il lui aurait remis les clefs d'une ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l'avait permis, et le souvenir entrevu d'une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le coeur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au-delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages, qu'il connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits – au lieu d'être pour lui des signes pratiquement utilisables à l'identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, d'ennuis à éviter ou de politesses à rendre – reposaient, coordonnés seulement par des rapports esthétiques, dans l'autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré, il n'était pas jusqu'aux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de dire qu'ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte d'individualité. Peut-être parce qu'il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l'entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu'ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l'avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d'obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu'il éborgnait comme l'oeil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu'il pouvait être glorieux d'avoir reçue, mais qu'il était indécent d'exhiber ; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait, collé à son revers, comme une préparation d'histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d'amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l'intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements.
« Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu'on ne vous a vu », dit à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que c'était peut-être une maladie grave qui l'éloignait du monde, ajouta : « Vous avez bonne mine, vous savez ! » pendant que M. de Bréauté demandait : « Comment, vous, mon cher, qu'est-ce que vous pouvez bien faire ici ? » à un romancier mondain qui venait d'installer au coin de son oeil un monocle, son seul organe d'investigation psychologique et d'impitoyable analyse, et répondit d'un air important et mystérieux, en roulant l'r :
« J'observe. »
Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n'avait aucune bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l'oeil où il s'incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d'amour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d'un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d'une figure qui s'ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d'être à la hauteur des feux roulants d'esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu'il faisait rêver de charmes artificiels et d'un raffinement de volupté ; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui, avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes, en desserrant d'instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l'air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout, qui rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire.
Swann s'était avancé, sur l'insistance de Mme de Saint-Euverte, et pour entendre un air d'Orphée qu'exécutait un flûtiste, s'était mis dans un coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames déjà mûres assises l'une à côté de l'autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu'elles étaient cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et n'étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines : Mme de Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d'autant plus heureuse d'avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui était au contraire très lancée, trouvant quelque chose d'élégant, d'original, à montrer à toutes ses belles connaissances qu'elle leur préférait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein d'une mélancolique ironie, Swann les regardait écouter l'intermède de piano (Saint François parlant au oiseaux de Liszt) qui avait succédé à l'air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose, Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d'où il pouvait tomber d'une hauteur de quatre-vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards d'étonnement, de dénégation qui signifiaient : « Ce n'est pas croyable, je n'aurais jamais pensé qu'un homme pût faire cela », Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l'amplitude et la rapidité d'oscillations d'une épaule à l'autre étaient devenues telles (avec cette espèce d'égarement et d'abandon du regard qu'ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent « Que voulez-vous ! ») qu'à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs qu'elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d'accélérer le mouvement. De l'autre côté de Mme de Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée favorite, l'alliance qu'elle avait avec les Guermantes et d'où elle tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte, les plus brillants d'entre eux la tenant un peu à l'écart, peut-être parce qu'elle était ennuyeuse, ou parce qu'elle était méchante, ou parce qu'elle était d'une branche inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de quelqu'un qu'elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu'elle avait de sa parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises byzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, à côté d'un saint personnage, les mots qu'il est censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu'elle n'avait jamais reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la remplissait de colère, mais aussi de fierté ; car, à force de dire aux personnes qui s'étonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que c'est parce qu'elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse Mathilde – ce que sa famille ultralégitimiste ne lui aurait jamais pardonné –, elle avait fini par croire que c'était en effet la raison pour laquelle elle n'allait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant qu'elle avait demandé plusieurs fois à Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusément et d'ailleurs neutralisait et au-delà ce souvenir un peu humiliant en murmurant : « Ce n'est tout de même pas à moi à faire les premiers pas, j'ai vingt ans de plus qu'elle. » Grâce à la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête posée presque horizontalement faisait penser à la tête « rapportée » d'un orgueilleux faisan qu'on sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce n'est pas qu'elle ne fût par nature courtaude, hommasse et boulotte ; mais les camouflets l'avaient redressée comme ces arbres qui, nés dans une mauvaise position au bord d'un précipice, sont forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée, pour se consoler de ne pas être tout à fait l'égale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c'était par intransigeance de principes et fierté qu'elle les voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d'un désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait subir à la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent de découvrir la clef d'un langage chiffré, on se fût rendu compte qu'aucune expression, même la plus usuelle, n'y revenait aussi souvent que « chez mes cousins de Guermantes », « chez ma tante de Guermantes », « la santé d'Elzéar de Guermantes », « la baignoire de ma cousine de Guermantes ». Quand on lui parlait d'un personnage illustre, elle répondait que sans le connaître personnellement elle l'avait rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait cela d'un ton si glacial et d'une voix si sourde qu'il était clair que si elle ne le connaissait pas personnellement c'était en vertu de tous les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules touchaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique vous font étendre pour vous développer le thorax.
Or, la princesse des Laumes, qu'on ne se serait pas attendu à voir chez Mme de Saint-Euverte, venait précisément d'arriver. Pour montrer qu'elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n'y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l'air d'y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte d'un théâtre tant que les autorités n'ont pas été prévenues qu'il est là ; et, bornant simplement son regard – pour ne pas avoir l'air de signaler sa présence et de réclamer des égards – à la considération d'un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à l'endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d'où elle savait bien qu'une exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l'aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui était inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais ne l'imitait pas. Ce n'est pas que, pour une fois qu'elle venait passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes n'eût souhaité, pour que la politesse qu'elle lui faisait comptât double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de ce qu'elle appelait « les exagérations » et tenait à montrer qu'elle « n'avait pas à » se livrer à des manifestations qui n'allaient pas avec le « genre » de la coterie où elle vivait, mais qui pourtant d'autre part ne laissaient pas de l'impressionner, à la faveur de cet esprit d'imitation voisin de la timidité que développe chez les gens les plus sûrs d'eux-mêmes l'ambiance d'un milieu nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette gesticulation n'était pas rendue nécessaire par le morceau qu'on jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le cadre de la musique qu'elle avait entendue jusqu'à ce jour, si s'abstenir n'était pas faire preuve d'incompréhension à l'égard de l'oeuvre et d'inconvenance vis-à-vis de la maîtresse de la maison : de sorte que pour exprimer par une « cote mal taillée » ses sentiments contradictoires, tantôt elle se contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d'assurer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d'émail rose, givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et charmante, en examinant avec une froide curiosité sa fougueuse voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps.
Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfaction compétente et d'allusion au passé. Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu'atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d'un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu'à faire crier – vous frapper au coeur.
Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations, n'allant guère au bal, elle s'était grisée dans la solitude de son manoir, à ralentir, à précipiter la danse de tous ces couples imaginaires, à les égrener comme des fleurs, à quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et à y voir tout d'un coup s'avancer, plus différent de tout ce qu'on a jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme à la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais aujourd'hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie. Privée depuis quelques années de l'estime des connaisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme, et ceux mêmes dont le goût est mauvais n'y trouvaient plus qu'un plaisir inavoué et médiocre. Mme de Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle savait que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui touchait les choses de l'esprit sur lesquelles, sachant jusqu'à l'harmonie et jusqu'au grec, elle avait des lumières spéciales) méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de cette wagnérienne qui était plus loin avec un groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il y a quinze ans les leçons qu'un professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite à la misère, avait recommencé, à l'âge de soixante-dix ans, à donner aux filles et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était morte aujourd'hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour le reste des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et n'ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put-elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude qu'elle savait par coeur. La fin de la phrase commencée chanta d'elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura « C'est toujours charmant », avec un double ch au commencement du mot qui était une marque de délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement froissées comme une belle fleur, qu'elle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant à ce moment-là une sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon était en train de se dire qu'il était fâcheux qu'elle n'eût que bien rarement l'occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant tout le monde ; mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui rappelât à tous qu'elle ne désirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle n'avait pas à aller car elle n'était pas « sa contemporaine », elle voulut pourtant compenser cet air de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche et forçât la princesse à engager la conversation ; aussi une fois arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forcée, lui dit : « Comment va ton mari ? » de la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La princesse, éclatant d'un rire qui lui était particulier et qui était destiné à la fois à montrer aux autres qu'elle se moquait de quelqu'un et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui répondit :
« Mais le mieux du monde ! »
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l'état du prince, Mme de Gallardon dit à sa cousine :
« Oriane (ici Mme des Laumes regarda d'un air étonné et rieur un tiers invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu'elle n'avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l'appeler par son prénom), je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation. »
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir besoin de l'avis de la princesse sur le quintette de Mozart, comme si ç'avait été un plat de la composition d'une nouvelle cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de recueillir l'opinion d'un gourmet.
« Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite… que je l'aime !
— Tu sais, mon mari n'est pas bien, son foie…, cela lui ferait grand plaisir de te voir », reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse n'aimait pas à dire aux gens qu'elle ne voulait pas aller chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d'avoir été privée – par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de son beau-frère, par l'Opéra, par une partie de campagne – d'une soirée à laquelle elle n'aurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croire qu'elle était de leurs relations, qu'elle eût été volontiers chez eux, qu'elle n'avait été empêchée de le faire que par les contretemps princiers qu'ils étaient flattés de voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de l'esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend de Mérimée et a trouvé sa dernière expression dans le théâtre de Meilhac et Halévy, elle l'adaptait même aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s'efforçait d'être positive, précise, de se rapprocher de l'humble vérité. Elle ne développait pas longuement à une maîtresse de maison l'expression du désir qu'elle avait d'aller à sa soirée ; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits d'où dépendrait qu'il lui fût ou non possible de s'y rendre.
« Écoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain soir que j'aille chez une amie qui m'a demandé mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n'y aura pas, avec la meilleure volonté, possibilité que j'aille chez toi ; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la quitter.
— Tiens, tu as vu ton ami M. Swann ?
— Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu'il fût là, je vais tâcher qu'il me voie.
— C'est drôle qu'il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de Gallardon. Oh ! je sais qu'il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un Juif chez la soeur et la belle-soeur de deux archevêques !
— J'avoue à ma honte que je n'en suis pas choquée, dit la princesse des Laumes.
— Je sais qu'il est converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à leur religion que les autres, que c'est une frime, est-ce vrai ?
— Je suis sans lumières à ce sujet. »
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir terminé le prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann, Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses oeuvres sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie d'une de ces deux moitiés de l'humanité chez qui la curiosité qu'a l'autre moitié pour les êtres qu'elle ne connaît pas est remplacée par l'intérêt pour les êtres qu'elle connaît. Comme beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain, la présence dans un endroit où elle se trouvait de quelqu'un de sa coterie, et auquel d'ailleurs elle n'avait rien de particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens de tout le reste. À partir de ce moment, dans l'espoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle déplaçait parallèlement son sourire aimanté.
« Oriane, ne te fâche pas », reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais s'empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et d'éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé de dire quelque chose de désagréable, « il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, c'est quelqu'un qu'on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai ?
— Mais… tu dois bien savoir que c'est vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu l'as invité cinquante fois et qu'il n'est jamais venu. »
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d'un rire qui scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira l'attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte était d'autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu'elle la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père malade.
« Mais comment, princesse, vous étiez là ?
— Oui, je m'étais mise dans un petit coin, j'ai entendu de belles choses.
— Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment !
— Mais oui, un très long moment qui m'a semblé très court, long seulement parce que je ne vous voyais pas. »
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui répondit :
« Mais pas du tout ! Pourquoi ? Je suis bien n'importe où ! »
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de grande dame, un petit siège sans dossier :
« Tenez, ce pouf, c'est tout ce qu'il me faut. Cela me fera tenir droite. Oh ! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer. »
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l'émotion musicale était à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait, sans qu'il la vît, des signes de s'en aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu'une jeune femme ne doit pas avoir l'air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa reconnaissance d'avoir « pensé à elle » pour un pareil régal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n'est pas sans inquiétude qu'elle suivait le morceau ; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à chaque fortissimo risquait, sinon de mettre le feu à l'abat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n'y tint plus et escaladant les deux marches de l'estrade, sur laquelle était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains allaient-elles la toucher que, sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l'initiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle et l'instrumentiste, produisirent une impression généralement favorable.
« Vous avez remarqué ce qu'a fait cette personne, princesse », dit le général de Froberville à la princesse des Laumes qu'il était venu saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. « C'est curieux. Est-ce donc une artiste ?
— Non, c'est une petite Mme de Cambremer », répondit étourdiment la princesse et elle ajouta vivement : « Je vous répète ce que j'ai entendu dire, je n'ai aucune espèce de notion de qui c'est, on a dit derrière moi que c'étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des “gens de la campagne” ! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n'ai pas idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. À quoi pensez-vous qu'ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte ? Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements. Avouez que ces “invités de chez Belloir” sont magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines ? Ce n'est pas possible !
— Ah ! Mais Cambremer, c'est un nom authentique et ancien, dit le général.
— Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce n'est pas euphonique », ajouta-t-elle en détachant le mot euphonique comme s'il était entre guillemets, petite affectation de débit qui était particulière à la coterie Guermantes.
« Vous trouvez ? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce n'est pas votre avis, princesse ?
— Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce n'est pas agréable, car je ne crois pas qu'elle soit ma contemporaine », répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié par amabilité pour le général : « Pas agréable… pour son mari ! Je regrette de ne pas la connaître puisqu'elle vous tient à coeur, je vous aurais présenté », dit la princesse qui probablement n'en aurait rien fait si elle avait connu la jeune femme. « Je vais être obligée de vous dire bonsoir, parce que c'est la fête d'une amie à qui je dois aller la souhaiter », dit-elle d'un ton modeste et vrai, réduisant la réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d'une cérémonie ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d'aller. « D'ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j'étais ici, est allé voir ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna.
— Ç'a été d'abord un nom de victoire, princesse, dit le général. Qu'est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi », ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l'essuyer, comme il aurait changé un pansement, tandis que la princesse détournait instinctivement les yeux, « cette noblesse d'Empire, c'est autre chose bien entendu, mais enfin, pour ce que c'est, c'est très beau dans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros.
— Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur un ton légèrement ironique : si je ne vais pas avec Basin chez cette princesse d'Iéna, ce n'est pas du tout pour ça, c'est tout simplement parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh ! non, ce n'est pas ce que vous pouvez penser, ce n'est pas un flirt, je n'ai pas à m'y opposer ! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux m'y opposer ! » ajouta-t-elle d'une voix mélancolique, car tout le monde savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait épousé sa ravissante cousine, il n'avait pas cessé de la tromper. « Mais enfin ce n'est pas le cas, ce sont des gens qu'il a connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D'abord je vous dirai que rien que ce qu'il m'a dit de leur maison… Pensez que tous leurs meubles sont “Empire” !
— Mais, princesse, naturellement, c'est parce que c'est le mobilier de leurs grands-parents.
— Mais je ne vous dis pas, mais ça n'est pas moins laid pour ça. Je comprends très bien qu'on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au moins qu'on n'ait pas de choses ridicules. Qu'est-ce que vous voulez ? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style, avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des baignoires.
— Mais je crois même qu'ils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de…
— Ah ! Mais qu'ils aient des choses intéressantes au point de vue de l'histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau… puisque c'est horrible ! Moi j'ai aussi des choses comme ça que Basin a héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n'est pas la question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j'irais les voir même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais… je ne les connais pas ! Moi, on m'a toujours dit quand j'étais petite que ce n'était pas poli d'aller chez les gens qu'on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je fais ce qu'on m'a appris. Voyez-vous ces braves gens s'ils voyaient entrer une personne qu'ils ne connaissent pas ? Ils me recevraient peut-être très mal ! » dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant à son regard bleu fixé sur le général une expression rêveuse et douce.
« Ah ! princesse, vous savez bien qu'ils ne se tiendraient pas de joie…
— Mais non, pourquoi ? » lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité, soit pour ne pas avoir l'air de savoir que c'est parce qu'elle était une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de l'entendre dire au général. « Pourquoi ? Qu'en savez-vous ? Cela leur serait peut-être tout ce qu'il y a de plus désagréable. Moi je ne sais pas, mais si j'en juge par moi, cela m'ennuie déjà tant de voir les personnes que je connais, je crois que s'il fallait voir des gens que je ne connais pas, “même héroïques”, je deviendrais folle. D'ailleurs, voyons, sauf lorsqu'il s'agit de vieux amis comme vous qu'on connaît sans cela, je ne sais pas si l'héroïsme serait d'un format très portatif dans le monde. Ça m'ennuie déjà souvent de donner des dîners, mais s'il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table… Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et comme je n'en donne pas…
— Ah ! princesse, vous n'êtes pas Guermantes pour des prunes. Le possédez-vous assez, l'esprit des Guermantes !
— Mais on dit toujours l'esprit des Guermantes, je n'ai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d'autres qui en aient », ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les yeux étincelants, enflammés d'un ensoleillement radieux de gaîté que seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange de son esprit ou de sa beauté. « Tenez, voilà Swann qui a l'air de saluer votre Cambremer ; là… il est à côté de la mère Saint-Euverte, vous ne voyez pas ! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous, il cherche à s'en aller !
— Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a ? dit le général.
— Mon petit Charles ! Ah ! enfin il vient, je commençais à supposer qu'il ne voulait pas me voir ! »
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu'il aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s'éloigner d'Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire à la princesse et qu'il retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu – et voulant d'autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu'il avait de la campagne :
« Ah ! » dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, « voici la charmante princesse ! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d'Assise de Liszt et elle n'a eu le temps, comme une jolie mésange, que d'aller piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des oiseaux et d'aubépine ; il y a même encore de petites gouttes de rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C'est très joli, ma chère princesse.
— Comment, la princesse est venue exprès de Guermantes ? Mais c'est trop ! Je ne savais pas, je suis confuse », s'écria naïvement Mme de Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d'esprit de Swann. Et examinant la coiffure de la princesse : « Mais c'est vrai, cela imite… comment dirais-je, pas les châtaignes, non oh ! c'est une idée ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon programme ! Les musiciens ne me l'ont même pas communiqué à moi. »
Swann, habitué quand il était auprès d'une femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à Mme de Saint-Euverte qu'il n'avait parlé que par métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce que l'esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et aussi parce qu'elle ne pouvait entendre un compliment s'adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible drôlerie.
« Hé bien ! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d'aubépine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son voisin de campagne ? »
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l'air content de causer avec Swann s'était éloignée.
« Mais vous l'êtes vous-même, princesse.
— Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens ! Mais comme j'aimerais être à leur place !
— Ce ne sont pas les Cambremer, c'étaient ses parents à elle ; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance ?
— Je ne sais pas ce que me doit le chapitre, mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant.
— Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
— En effet cette double abréviation !…
— C'est quelqu'un de très en colère et de très convenable qui n'a pas osé aller jusqu'au bout du premier mot.
— Mais puisqu'il ne devait pas pouvoir s'empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d'achever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d'un goût charmant, mon petit Charles, mais comme c'est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d'un ton câlin, j'aime tant causer avec vous. Pensez que je n'aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n'y a que quand je vous vois que je cesse de m'ennuyer. »
Et sans doute cela n'était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour effet – à moins que ce ne fût pour cause – une grande analogie dans la façon de s'exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien n'était plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d'entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c'étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse n'avaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l'on va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu'un assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé d'Odette.
« Oh ! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce qu'il y a de gentil avec vous, c'est que vous n'êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
— Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j'ai horreur des pays “pittoresques”.
— Je crois bien, c'est admirable, répondit Swann, c'est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment ; c'est un pays pour être heureux. C'est peut-être parce que j'y ai vécu, mais les choses m'y parlent tellement ! Dès qu'il se lève un souffle d'air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu'il y a quelqu'un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle ; et ces petites maisons au bord de l'eau… je serais bien malheureux !
— Oh ! mon petit Charles, prenez garde, voilà l'affreuse Rampillon qui m'a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus ; peut-être les deux… et ensemble !… Ah ! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l'air de me parler, pour que cette Bérénice ne vienne pas m'inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Écoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit m'y rejoindre. Si on n'avait pas de vos nouvelles par Mémé… Pensez que je ne vous vois plus jamais ! »
Swann refusa ; ayant prévenu M. de Charlus qu'en quittant de chez Mme de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu'il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge. « Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari, il est toujours gentil, mais il a l'air bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond qu'un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui n'est même pas intéressante, car on la dit idiote », ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui trouvent qu'un homme d'esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine ; c'est à peu près comme s'étonner qu'on daigne souffrir du choléra par le fait d'un être aussi petit que le bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s'échapper, le général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
« Dites donc, Swann, j'aimerais mieux être le mari de cette femme-là que d'être massacré par les sauvages, qu'en dites-vous ? »
Ces mots « massacré par les sauvages » percèrent douloureusement le coeur de Swann ; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation avec le général :
« Ah ! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette façon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont d'Urville ramena les cendres, La Pérouse… » (Et Swann était déjà heureux comme s'il avait parlé d'Odette.) « C'est un beau caractère et qui m'intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d'un air mélancolique.
— Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C'est un nom connu. Il a sa rue.
— Vous connaissez quelqu'un rue La Pérouse ? demanda Swann d'un air agité.
— Je ne connais que Mme de Chanlivault, la soeur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l'autre jour. C'est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez !
— Ah ! elle demeure rue La Pérouse. C'est sympathique, c'est une jolie rue, si triste.
— Mais non, c'est que vous n'y êtes pas allé depuis quelque temps ; ce n'est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là. »
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de Cambremer, comme c'était la première fois qu'elle entendait le nom du général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu'elle aurait eu si on n'en avait jamais prononcé devant elle d'autre que celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à chaque personne qu'on lui amenait, elle croyait que c'était l'un d'eux, et pensant qu'elle faisait preuve de tact en ayant l'air d'en avoir tant entendu parler depuis qu'elle était mariée, elle tendait la main d'un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu'elle avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en triompher. Aussi ses beaux-parents, qu'elle croyait encore les gens les plus brillants de France, déclaraient-ils qu'elle était un ange ; d'autant plus qu'ils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur fils, avoir cédé à l'attrait plutôt de ses qualités que de sa grande fortune.
« On voit que vous êtes musicienne dans l'âme, Madame », lui dit le général en faisant inconsciemment allusion à l'incident de la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu'il ne pourrait pas s'en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d'autant plus douloureusement qu'ignorant son amour, incapables, s'ils l'avaient connu, de s'y intéresser et de faire autre chose que d'en sourire comme d'un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l'aspect d'un état subjectif qui n'existait que pour lui, dont rien d'extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d'où elle était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main à son coeur. C'est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveillés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Au lieu des expressions abstraites « temps où j'étais heureux », « temps où j'étais aimé », qu'il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n'y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n'en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu'elle lui avait jeté dans sa voiture, qu'il avait gardé contre ses lèvres – l'adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu : « Ma main tremble si fort en vous écrivant » – le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d'un air suppliant : « Ce n'est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? » ; il sentit l'odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa « brosse » pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d'orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d'habitudes mentales, d'impressions saisonnières, de réactions cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l'amour. Il avait cru qu'il pourrait s'en tenir là, qu'il ne serait pas obligé d'en apprendre les douleurs ; comme maintenant le charme d'Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu'elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l'accent dont elle s'était écriée : « Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l'était plus jamais ! l'intérêt, la curiosité qu'elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu'il lui fît la faveur – redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d'ennuyeux dérangements – de l'y laisser pénétrer ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu'il se laissât mener chez les Verdurin ; et quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu'il se laissât fléchir, qu'elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu'elle ne lui semblait à lui qu'un fastidieux tracas, puis qu'elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu'elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu'il l'avait vue, comme elle lui répétait : « Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent ? », il lui avait dit en riant, avec galanterie : « Par peur de souffrir ». Maintenant, hélas ! il arrivait encore parfois qu'elle lui écrivît d'un restaurant ou d'un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c'était comme des lettres de feu qui le brûlaient. « C'est écrit de l'hôtel Vouillemont ? Qu'y peut-elle être allée faire ? Avec qui ? Que s'y est-il passé ? » Il se rappela les becs de gaz qu'on éteignait boulevard des Italiens quand il l'avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet – nuit d'un temps où il n'avait même pas à se demander s'il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu'elle n'avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui – appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s'en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu'il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu'il dut baisser les yeux pour qu'on ne vît pas qu'ils étaient pleins de larmes. C'était lui-même.
Quand il l'eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l'autre lui-même qu'elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s'était dit souvent sans trop souffrir « elle les aime peut-être », maintenant qu'il avait échangé l'idée vague d'aimer, dans laquelle il n'y a pas d'amour, contre les pétales du chrysanthème et l'« en-tête » de la Maison d'Or, qui, eux, en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s'il s'était vu à ce moment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu'il avait distingués le monocle qu'il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l'instrument, on ne peut pas rapporter ce qu'on entend à son image, laquelle modifie la sonorité – des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu'on a l'illusion qu'une chanteuse s'est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moments, on est encore trompé par l'appel décevant de la sirène ; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un bénitier ; parfois enfin, c'est, dans l'air, comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu'ils n'exécutaient les rites exigés d'elle pour qu'elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d'une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d'elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu'à lui devant la foule et l'emmener à l'écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu'elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu'elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s'envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui s'adressait à lui, lui parlait à mi-voix d'Odette. Car il n'avait plus comme autrefois l'impression qu'Odette et lui n'étaient pas connus de la petite phrase. C'est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! Il est vrai que souvent aussi elle l'avait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd'hui il y trouvait plutôt la grâce d'une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu'il la voyait, sans qu'il fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu'il eût l'espérance d'en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur : « Qu'est-ce, cela ? tout cela n'est rien. » Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir ; qu'avait pu être sa vie ? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance illimitée de créer ? Quand c'était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l'heure pourtant lui avait paru intolérable quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C'est que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu'elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l'âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d'être exprimé. Ces charmes d'une tristesse intime, c'était eux qu'elle essayait d'imiter, de recréer, et jusqu'à leur essence qui est pourtant d'être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu'à celui qui les éprouve, la petite phrase l'avait captée, rendue visible. Si bien qu'elle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants – si seulement ils étaient un peu musiciens – qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu'ils verraient naître près d'eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d'une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l'amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d'un autre monde, d'un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l'intelligence, mais qui n'en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d'un parfum, d'une caresse, elle le circonvenait, elle l'enveloppait, il s'était rendu compte que c'était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre elles qu'était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu'il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu'il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n'est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d'épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu'un univers d'un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu'ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l'un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu'elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l'avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l'intelligence. Swann s'y reportait comme à une conception de l'amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu'il le savait pour La Princesse de Clèves ou pour René, quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être s'effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons par exemple douter de la lumière de la lampe qu'on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d'où s'est échappé jusqu'au souvenir de l'obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d'humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l'avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu'il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable.
Swann n'avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n'avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l'invisible arrive à en capter une, à l'amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre. C'est ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur s'était contenté, avec ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d'en suivre et d'en respecter le dessin d'une main si tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son s'altérait à tout moment, s'estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à l'existence réelle de cette phrase, c'est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de l'imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main.
Elle avait disparu. Swann savait qu'elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait là d'admirables idées que Swann n'avait pas distinguées à la première audition et qu'il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. « Ô audace aussi géniale peut-être, se disait-il, que celle d'un Lavoisier, d'un Ampère, l'audace d'un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d'une force inconnue, menant à travers l'inexploré, vers le seul but possible, l'attelage invisible auquel il se fie et qu'il n'apercevra jamais ! » Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau ! La suppression des mots humains, loin d'y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l'en avait éliminée ; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des questions, l'évidence des réponses. D'abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le violon l'entendit, lui répondit comme d'un arbre voisin. C'était comme au commencement du monde, comme s'il n'y avait encore eu qu'eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d'un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l'âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, cet être invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte ? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau ! le violoniste semblait vouloir le charmer, l'apprivoiser, le capter. Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d'un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann savait qu'elle allait parler une fois encore. Et il s'était si bien dédoublé que l'attente de l'instant imminent où il allait se retrouver en face d'elle le secoua d'un de ces sanglots qu'un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont l'émotion probable les attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l'air et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l'éclat faiblit, s'abaisse, puis se relève et avant de s'éteindre, s'exalte un moment comme il n'avait pas encore fait : aux deux couleurs qu'elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta d'autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann n'osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s'évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La parole ineffable d'un seul absent, peut-être d'un mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore), s'exhalant au-dessus des rites de ces officiants, suffisait à tenir en échec l'attention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi évoquée un des plus nobles autels où pût s'accomplir une cérémonie surnaturelle. De sorte que, quand la phrase se fut enfin défaite, flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put s'empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond qu'elle n'y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée par la virtuosité des exécutants, la comtesse s'écria en s'adressant à Swann : « C'est prodigieux, je n'ai jamais rien vu d'aussi fort… » Mais un scrupule d'exactitude lui faisant corriger cette première assertion, elle ajouta cette réserve : « rien d'aussi fort… depuis les tables tournantes ! »
À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu'Odette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et menteurs d'un léger retour vers lui, avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d'une maladie incurable, relatent comme des faits précieux : « Hier, il a fait ses comptes lui-même et c'est lui qui a relevé une erreur d'addition que nous avions faite ; il a mangé un oeuf avec plaisir, s'il le digère bien on essaiera demain d'une côtelette », quoiqu'ils les sachent dénués de signification à la veille d'une mort inévitable. Sans doute Swann était certain que s'il avait vécu maintenant loin d'Odette, elle aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu'il aurait été content qu'elle quittât Paris pour toujours ; il aurait eu le courage de rester ; mais il n'avait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu'il s'était remis à son étude sur Ver Meer, il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu'une Toilette de Diane qui avait été achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes, était en réalité de Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant qu'Odette y était et même quand elle était absente – car dans des lieux nouveaux où les sensations ne sont pas amorties par l'habitude, on retrempe, on ranime une douleur –, c'était pour lui un projet si cruel qu'il ne se sentait capable d'y penser sans cesse que parce qu'il se savait résolu à ne l'exécuter jamais. Mais il arrivait qu'en dormant l'intention du voyage renaissait en lui – sans qu'il se rappelât que ce voyage était impossible – et elle s'y réalisait. Un jour il rêva qu'il partait pour un an ; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de partir avec lui. Le train s'ébranlant, l'anxiété le réveilla, il se rappela qu'il ne partait pas, qu'il verrait Odette ce soir-là, le lendemain et presque chaque jour. Alors, encore tout ému de son rêve, il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester près d'Odette, et aussi réussir à ce qu'elle lui permît de la voir quelquefois ; et, récapitulant tous ces avantages : sa situation, – sa fortune, dont elle avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on, une arrière-pensée de se faire épouser par lui), – cette amitié de M. de Charlus qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand-chose d'Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu'elle entendait parler de lui d'une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime, – et jusqu'à son intelligence enfin, qu'il employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette, – il songea à ce qu'il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il songea que s'il avait été, comme tant d'autres, pauvre, humble, dénué, obligé d'accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse, il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l'effroi était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit : « On ne connaît pas son bonheur. On n'est jamais aussi malheureux qu'on croit. » Mais il compta que cette existence durait déjà depuis plusieurs années, que tout ce qu'il pouvait espérer c'est qu'elle durât toujours, qu'il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis, finalement toute sa vie à l'attente quotidienne d'un rendez-vous qui ne pouvait rien lui apporter d'heureux, et il se demanda s'il ne se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait empêché la rupture n'avait pas desservi sa destinée, si l'événement désirable, ce n'aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu'il n'eût eu lieu qu'en rêve : son départ ; il se dit qu'on ne connaît pas son malheur, qu'on n'est jamais si heureux qu'on croit.
Quelquefois il espérait qu'elle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain fût si souple et si fort, qu'il pût continuellement tenir en échec, déjouer tous les périls qui l'environnent (et que Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait supputés) et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu près impunément à leur oeuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir. Et Swann sentait bien près de son coeur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu'il était devenu amoureux fou d'une de ses femmes, la poignarda afin, dit naïvement son biographe vénitien, de retrouver sa liberté d'esprit. Puis il s'indignait de ne penser ainsi qu'à soi, et les souffrances qu'il avait éprouvées lui semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon marché de la vie d'Odette.
Ne pouvant se séparer d'elle sans retour, du moins, s'il l'avait vue sans séparations, sa douleur aurait fini par s'apaiser et peut-être son amour par s'éteindre. Et du moment qu'elle ne voulait pas quitter Paris à jamais, il eût souhaité qu'elle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait que la seule grande absence qu'elle faisait était tous les ans celle d'août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois d'avance d'en dissoudre l'idée amère dans tout le Temps à venir qu'il portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore et libre, voici qu'une seule parole d'Odette venait l'atteindre jusqu'en Swann et, comme un morceau de glace, l'immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier ; et Swann s'était senti soudain rempli d'une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois intérieures de son être jusqu'à le faire éclater : c'est qu'Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l'observait : « Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte », et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait : « Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. » Et en effet, si quelques jours après, Swann lui disait : « Voyons, à propos de ce voyage que tu m'as dit que tu ferais avec Forcheville », elle répondait étourdiment : « Oui, mon petit, nous partons le 19, on t'enverra une vue des Pyramides. » Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que, superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu'elle ne ferait pas, et puis la crainte, qui l'avait retenu jusqu'ici, d'irriter Odette en l'interrogeant, de se faire détester d'elle, n'existait plus maintenant qu'il avait perdu tout espoir d'en être jamais aimé.
Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu'Odette avait été la maîtresse d'innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns, parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu'elle fréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu'il y avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l'avait écrite une connaissance familière de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n'avait jamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c'était plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d'Orsan, qu'il devait situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n'avait jamais approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu'ils lui avaient dit impliquait qu'ils les réprouvaient, il ne vit pas de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l'un que de l'autre. Celle de M. de Charlus était un peu d'un détraqué mais foncièrement bonne et tendre ; celle de M. des Laumes, un peu sèche, mais saine et droite. Quant à M. d'Orsan, Swann n'avait jamais rencontré personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C'était au point qu'il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu'on prêtait à M. d'Orsan dans la liaison qu'il avait avec une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui, il était obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son esprit s'obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors après n'avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l'aimait, avait bon coeur. Mais c'était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd'hui par jalousie, par colère, sur quelque idée subite qui s'était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du mal. Au fond, cette race d'hommes est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes était bien loin d'aimer Swann autant que M. de Charlus. Mais à cause de cela même il n'avait pas avec lui les mêmes susceptibilités ; et puis c'était une nature froide sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait de ne s'être pas attaché dans la vie qu'à de tels êtres. Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur prochain, c'est la bonté, qu'il ne pouvait au fond répondre que de natures analogues à la sienne, comme était, à l'égard du coeur, celle de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d'une autre humanité, comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient le conduire des mobiles d'une essence différente ? Avoir du coeur c'est tout, et M. de Charlus en avait. M. d'Orsan n'en manquait pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann, nées de l'agrément que, pensant de même sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de repos que l'affection exaltée de M. de Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais. S'il y avait quelqu'un par qui Swann s'était toujours senti compris et délicatement aimé, c'était par M. d'Orsan. Oui, mais cette vie peu honorable qu'il menait ? Swann regrettait de n'en avoir pas tenu compte, d'avoir souvent avoué en plaisantant qu'il n'avait jamais éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d'estime que dans la société d'une canaille. Ce n'est pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c'est sur ses actes. Il n'y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont d'honnêtes gens. Orsan n'en a peut-être pas, mais ce n'est pas un honnête homme. Il a pu mal agir une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi qui, il est vrai, n'aurait pu qu'inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. D'abord Lorédan avait des raisons d'en vouloir à Odette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir autrement que des gens de notre monde ? Il soupçonna aussi mon grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le lui avait-il pas toujours refusé ? Puis avec ses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouées sous le nom de bonnes farces ; mais il se rappelait des traits de droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d'expédients, presque d'escroqueries, où le manque d'argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent l'aristocratie. Bref, cette lettre anonyme prouvait qu'il connaissait un être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette scélératesse fût cachée dans le tuf – inexploré d'autrui – du caractère de l'homme tendre que de l'homme froid, de l'artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les hommes ? Au fond il n'y avait pas une seule des personnes qu'il connaissait qui ne pût être capable d'une infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes ? Son esprit se voila ; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir et, songeant qu'après tout des gens qui le valaient fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes et les autres, il se dit que cela signifiait, sinon qu'ils fussent incapables d'infamie, du moins que c'est une nécessité de la vie à laquelle chacun se soumet, de fréquenter des gens qui n'en sont peut-être pas incapables. Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu'il avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu'ils avaient peut-être cherché à le désespérer. Quant au fond même de la lettre, il ne s'en inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette n'avait l'ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait l'esprit paresseux et manquait d'invention. Il savait bien comme une vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais pour chaque être en particulier il imaginait toute la partie de sa vie qu'il ne connaissait pas comme identique à la partie qu'il connaissait. Il imaginait ce qu'on lui taisait à l'aide de ce qu'on lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s'ils parlaient ensemble d'une action indélicate commise ou d'un sentiment indélicat éprouvé par un autre, elle les flétrissait en vertu des mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses parents et auxquels il était resté fidèle ; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s'inquiétait des travaux de Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d'Odette, il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu'elle était, ou plutôt qu'elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès d'un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru vraisemblable. Mais qu'elle allât chez des maquerelles, se livrât à des orgies avec des femmes, qu'elle menât la vie crapuleuse de créatures abjectes, quelle divagation insensée, à la réalisation de laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune place ! Seulement de temps à autre, il laissait entendre à Odette que, par méchanceté, on lui racontait tout ce qu'elle faisait ; et, se servant, à propos, d'un détail insignifiant mais vrai, qu'il avait appris par hasard, comme s'il était le seul petit bout qu'il laissât passer malgré lui, entre tant d'autres, d'une reconstitution complète de la vie d'Odette qu'il tenait cachée en lui, il l'amenait à supposer qu'il était renseigné sur des choses qu'en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité, c'était seulement, qu'il s'en rendît compte ou non, pour qu'Odette lui dît tout ce qu'elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l'aimait comme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la sincérité, n'étant pas désintéressé, ne l'avait pas rendu meilleur. La vérité qu'il chérissait c'était celle que lui dirait Odette ; mais lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu'il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il mentait autant qu'Odette parce que, plus malheureux qu'elle, il n'était pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à elle-même des choses qu'elle avait faites, le regardait d'un air méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l'air de s'humilier et de rougir de ses actes.
Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu'il eût encore pu traverser sans être repris d'accès de jalousie, il avait accepté d'aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce qu'on jouait, la vue du titre : Les Filles de marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu'il eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de « marbre » qu'il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait l'habitude de l'avoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu visible et l'avait aussitôt fait souvenir de cette histoire qu'Odette lui avait racontée autrefois, d'une visite qu'elle avait faite au Salon du Palais de l'industrie avec Mme Verdurin et où celle-ci lui avait dit : « Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n'es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n'était qu'une plaisanterie, et il n'y avait attaché aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle qu'aujourd'hui. Et justement la lettre anonyme parlait d'amours de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot : Les Filles de marbre et commença à lire machinalement les nouvelles des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière.
Le nom de Beuzeval l'avait fait penser à celui d'une autre localité de cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait d'union un autre nom, celui de Bréauté, qu'il avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c'était le même que celui de son ami M. de Bréauté, dont la lettre anonyme disait qu'il avait été l'amant d'Odette. Après tout, pour M. de Bréauté, l'accusation n'était pas invraisemblable ; mais en ce qui concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu'Odette mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu'elle ne disait jamais la vérité et, dans ces propos qu'elle avait échangés avec Mme Verdurin et qu'elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent l'innocence et qui – comme par exemple Odette – sont plus éloignées qu'aucune d'éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme. Tandis qu'au contraire, l'indignation avec laquelle elle avait repoussé les soupçons qu'elle avait involontairement fait naître un instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu'il savait des goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n'a encore qu'une rime ou qu'une observation, l'idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu'Odette lui avait dite il y avait déjà deux ans : « Oh ! Mme Verdurin, en ce moment il n'y en a que pour moi, je suis un amour, elle m'embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l'avait accueillie comme la preuve d'une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne pouvait plus les séparer dans son esprit et les vit mêlées aussi dans la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et d'important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il alla chez Odette. Il s'assit loin d'elle. Il n'osait l'embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c'était l'affection ou la colère qu'un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.
« Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l'idée que j'avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin ? Dis-moi si c'était vrai, avec elle ou avec une autre. »
Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé par les gens pour répondre qu'ils n'iront pas, que cela les ennuie, à quelqu'un qui leur a demandé : « Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la Revue ? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi d'habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque incertitude la dénégation d'un événement passé. De plus il n'évoque que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation, qu'une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que c'était faux, Swann comprit que c'était peut-être vrai.
« Je te l'ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d'un air irrité et malheureux.
— Oui, je sais, mais en es-tu sûre ? Ne me dis pas : “Tu le sais bien”, dis-moi : “Je n'ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.” »
Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle voulait se débarrasser de lui :
« Je n'ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
— Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet ? »
Swann savait qu'Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
« Oh ! que tu me rends malheureuse », s'écria-t-elle en se dérobant par un sursaut à l'étreinte de sa question. « Mais as-tu bientôt fini ? Qu'est-ce que tu as aujourd'hui ? Tu as donc décidé qu'il fallait que je te déteste, que je t'exècre ? Voilà, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement ! »
Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention mais ne l'y fait pas renoncer :
« Tu as bien tort de te figurer que je t'en voudrais le moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais, et j'en sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haïr tant que cela ne m'a été dénoncé que par d'autres. Ma colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je t'aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer à t'aimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse ? Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux, ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fait ces choses.
— Mais je n'en sais rien, moi, s'écria-t-elle avec colère, peut-être il y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-être deux ou trois fois. »
Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n'a aucun rapport avec les possibilités, pas plus qu'un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots « deux ou trois fois » marquèrent à vif une sorte de croix dans son coeur. Chose étrange que ces mots « deux ou trois fois », rien que des mots, des mots prononcés dans l'air, à distance, puissent ainsi déchirer le coeur comme s'ils le touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison qu'on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu'il avait entendu chez Mme de Saint-Euverte : « C'est ce que j'ai vu de plus fort depuis les tables tournantes. » Cette souffrance qu'il ressentait ne ressemblait à rien de ce qu'il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si loin dans le mal, mais parce que, même quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière qui s'était échappée des mots « peut-être deux ou trois fois », dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce qu'il avait connu qu'une maladie dont on est atteint pour la première fois. Et pourtant cette Odette d'où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie qu'on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse qu'elle lui avait dit avoir faite « deux ou trois fois » ne pût pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent qu'en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussit qu'à le rapprocher d'elle parce qu'il ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage s'il leur ajoute foi ! Mais se disait Swann, comment réussir à la protéger ? Il pouvait peut-être la préserver d'une certaine femme mais il y en avait des centaines d'autres, et il comprit quelle folie avait passé sur lui quand il avait, le soir où il n'avait pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la possession, toujours impossible, d'un autre être. Heureusement pour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d'entrer dans son âme comme des hordes d'envahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules d'un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de refaire les tissus lésés, comme les muscles d'un membre paralysé qui tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne l'illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci, ce fut moins comme d'habitude dans le cerveau de Swann que se produisit cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son coeur. Mais toutes les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se recréer, et comme un animal expirant qu'agite de nouveau le sursaut d'une convulsion qui semblait finie, sur le coeur, un instant épargné, de Swann, d'elle-même la même souffrance vint retracer la même croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune où, allongé dans sa victoria qui le menait rue La Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les émotions de l'homme amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu'elles produiraient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne durèrent que l'espace d'une seconde, le temps qu'il portât la main à son coeur, reprît sa respiration et parvînt à sourire pour dissimuler sa torture. Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine qu'un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire assener ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu'il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu'il eût assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle, comme une divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle d'Odette seulement si d'abord son supplice ne s'aggrava pas.
« Ma chérie, lui dit-il, c'est fini, était-ce avec une personne que je connais ?
— Mais non, je te jure, d'ailleurs je crois que j'ai exagéré, que je n'ai pas été jusque-là. »
Il sourit et reprit :
« Que veux-tu ? cela ne fait rien, mais c'est malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne, cela m'empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi, parce que je ne t'ennuierais plus. C'est si calmant de se représenter les choses ! Ce qui est affreux, c'est ce qu'on ne peut pas imaginer. Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon coeur de tout le bien que tu m'as fait. C'est fini. Seulement ce mot : “Il y a combien de temps ?”
— Oh ! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues ! c'est tout ce qu'il y a de plus ancien. Je n'y avais jamais repensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé », dit-elle, avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue.
« Oh ! je voulais seulement savoir si c'est depuis que je te connais. Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici ? tu ne peux pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce soir-là ; tu comprends bien qu'il n'est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.
— Mais je ne sais pas, moi, je crois que c'était au Bois un soir où tu es venu nous retrouver dans l'île. Tu avais dîné chez la princesse des Laumes », dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. « À une table voisine il y avait une femme que je n'avais pas vue depuis très longtemps. Elle m'a dit : “Venez donc derrière le petit rocher voir l'effet du clair de lune sur l'eau.” D'abord j'ai bâillé et j'ai répondu : “Non, je suis fatiguée et je suis bien ici.” Elle a assuré qu'il n'y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit : “Cette blague !” ; je savais bien où elle voulait en venir. »
Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout naturel, ou parce qu'elle croyait en atténuer ainsi l'importance, ou pour ne pas avoir l'air humilié. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton :
« Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille. »
Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. Jamais il n'avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à ses yeux, qui n'avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu'il n'avait pas connu, mais dans des soirs qu'il se rappelait si bien, qu'il avait vécus avec Odette, qu'il avait crus connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et d'atroce ; au milieu d'eux tout d'un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l'île du Bois. Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann, haletant, voyait tout : le bâillement d'Odette, le petit rocher. Il l'entendait répondre – gaiement, hélas ! – : « Cette blague ! » Il sentait qu'elle ne dirait rien de plus ce soir, qu'il n'y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment ; il lui dit : « Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c'est fini, je n'y pense plus. »
Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu'il ne savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa mémoire parce qu'il était vague, et que déchirait maintenant comme une blessure cette minute dans l'île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris l'habitude de trouver la vie intéressante – d'admirer les curieuses découvertes qu'on peut y faire – que tout en souffrant au point de croire qu'il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se disait : « La vie est vraiment étonnante et réserve de belles surprises ; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu'on ne croit. Voilà une femme en qui j'avais confiance, qui a l'air si simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts ; sur une dénonciation invraisemblable, je l'interroge, et le peu qu'elle m'avoue révèle bien plus que ce qu'on eût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la valeur de ce qu'elle lui avait raconté, afin de savoir s'il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu'elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu'elle avait dits : « Je voyais bien où elle voulait en venir », « Deux ou trois fois », « Cette blague ! », mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacun d'eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s'empêcher d'essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots : « Je suis bien ici », « Cette blague ! », mais la souffrance était si forte qu'il était obligé de s'arrêter. Il s'émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer qu'elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant : « Vilain jaloux qui veut priver les autres d'un plaisir » ? Par quelle trappe soudainement abaissée (lui qui n'avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité dans ce nouveau cercle de l'enfer d'où il n'apercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n'était qu'à demi coupable. Ne disait-on pas que c'était par sa propre mère qu'elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais ? Mais quelle vérité douloureuse prenaient pour lui ces lignes du Journal d'un poète d'Alfred de Vigny qu'il avait lues avec indifférence autrefois : « Quand on se sent pris d'amour pour une femme, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s'étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme « Cette blague ! », « Je voyais bien où elle voulait en venir » pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu'il croyait de simples phrases n'était que les pièces de l'armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la souffrance qu'il avait éprouvée pendant le récit d'Odette. Car c'était bien cette souffrance-là qu'il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant – même il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné –, au moment où il se redisait ses mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu'il était avant qu'Odette ne parlât : ignorant, confiant ; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper par l'aveu d'Odette dans la position de quelqu'un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n'est que de l'affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l'âge qu'il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu'avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l'esprit de Swann s'était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n'était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l'entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque point d'elle qu'il voulût toucher dans ses souvenirs, c'est la saison tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l'île du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités qu'excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu'il s'infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la période de la vie d'Odette écoulée avant qu'elle ne le rencontrât, période qu'il n'avait jamais cherché à se représenter, n'était pas l'étendue abstraite qu'il voyait vaguement, mais avait été faite d'années particulières, remplie d'incidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir, non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il espérait qu'un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de l'île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles paroles, le nom d'endroits, de circonstances différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une autre forme.
Mais souvent les choses qu'il ne connaissait pas, qu'il redoutait maintenant de connaître, c'est Odette elle-même qui les lui révélait spontanément, et sans s'en rendre compte ; en effet l'écart que le vice mettait entre la vie réelle d'Odette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maîtresse, cet écart, Odette en ignorait l'étendue : un être vicieux, affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, n'a pas de contrôle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-même, l'entraînent peu à peu loin des façons de vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l'esprit d'Odette, avec le souvenir des actions qu'elle cachait à Swann, d'autres peu à peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans qu'elle pût leur trouver rien d'étrange, sans qu'elles détonnassent dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle ; mais si elle les racontait à Swann, il était épouvanté par la révélation de l'ambiance qu'elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser Odette, à lui demander si elle n'avait jamais été chez des entremetteuses. À vrai dire il était convaincu que non ; la lecture de la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence, mais d'une façon mécanique ; elle n'y avait rencontré aucune créance, mais en fait y était restée, et Swann, pour être débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante du soupçon, souhaitait qu'Odette l'extirpât. « Oh ! non ! Ce n'est pas que je ne sois pas persécutée pour cela », ajouta-t-elle, en dévoilant dans un sourire une satisfaction de vanité qu'elle ne s'apercevait plus ne pas pouvoir paraître légitime à Swann. « Il y en a une qui est encore restée plus de deux heures hier à m'attendre, elle me proposait n'importe quel prix. Il paraît qu'il y a un ambassadeur qui lui a dit : “Je me tue si vous ne me l'amenez pas.” On lui a dit que j'étais sortie, j'ai fini par aller moi-même lui parler pour qu'elle s'en aille. J'aurais voulu que tu voies comme je l'ai reçue, ma femme de chambre qui m'entendait de la pièce voisine m'a dit que je criais à tue-tête : “Mais puisque je vous dis que je ne veux pas ! C'est une idée comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce que je veux, tout de même ! Si j'avais besoin d'argent, je comprends…” Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer. Il dira que je suis à la campagne. Ah ! j'aurais voulu que tu sois caché quelque part. Je crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu'on la trouve si détestable. »
D'ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes qu'elle le supposait avoir découvertes, servaient plutôt pour Swann de point de départ à de nouveaux doutes qu'ils ne mettaient un terme aux anciens. Car ils n'étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci. Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout l'essentiel, il restait dans l'accessoire quelque chose que Swann n'avait jamais imaginé, qui l'accablait de sa nouveauté et allait lui permettre de changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux, il ne pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoisonnée.
Une fois elle lui parla d'une visite que Forcheville lui avait faite le jour de la fête de Paris-Murcie. « Comment, tu le connaissais déjà ? Ah ! oui, c'est vrai », dit-il, en se reprenant pour ne pas paraître l'avoir ignoré. Et tout d'un coup il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d'elle la lettre qu'il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d'Or. Elle lui jura que non. « Pourtant la Maison d'Or me rappelle je ne sais quoi que j'ai su ne pas être vrai », lui dit-il pour l'effrayer. « Oui, que je n'y étais pas allée le soir où je t'ai dit que j'en sortais quand tu m'avais cherchée chez Prévost », lui répondit-elle (croyant à son air qu'il le savait), avec une décision où il y avait, beaucoup plutôt que du cynisme, de la timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu'elle pouvait être franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de cruauté car Odette n'avait pas conscience du mal qu'elle faisait à Swann ; et même elle se mit à rire, peut-être, il est vrai, surtout pour ne pas avoir l'air humilié, confus. « C'est vrai que je n'avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez Forcheville. J'avais vraiment été chez Prévost, ça c'était pas de la blague, il m'y avait rencontrée et m'avait demandé d'entrer regarder ses gravures. Mais il était venu quelqu'un pour le voir. Je t'ai dit que je venais de la Maison d'Or, parce que j'avais peur que cela ne t'ennuie. Tu vois, c'était plutôt gentil de ma part. Mettons que j'aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j'avais déjeuné avec lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c'était vrai ? D'autant plus qu'à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chéri. » Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l'être sans forces qu'avaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi, même dans les mois auxquels il n'avait jamais plus osé repenser parce qu'ils avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l'avait aimé, elle lui mentait déjà ! Aussi bien que ce moment (le premier soir qu'ils avaient « fait catleya ») où elle lui avait dit sortir de la Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d'autres, receleurs eux aussi d'un mensonge que Swann n'avait pas soupçonné. Il se rappela qu'elle lui avait dit un jour : « Je n'aurais qu'à dire à Mme Verdurin que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s'arranger. » À lui aussi probablement, bien des fois où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement d'heure dans un rendez-vous, ils avaient dû cacher, sans qu'il s'en fût douté alors, quelque chose qu'elle avait à faire avec un autre, avec un autre à qui elle avait dit : « Je n'aurai qu'à dire à Swann que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard, il y a toujours moyen de s'arranger. » Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, qu'il avait crues comme paroles d'évangile, sous les actions quotidiennes qu'elle lui avait racontées, sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l'avenue du Bois, l'Hippodrome, il sentait, dissimulée à la faveur de cet excédent de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions, il sentait s'insinuer la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher (ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même qu'Odette avait toujours dû quitter à d'autres heures que celles qu'elle lui avait dites) faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu'il avait ressentie en entendant l'aveu relatif à la Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n'était plus, comme tout récemment encore à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce qu'il lui rappelait un bonheur qu'il avait perdu depuis longtemps, mais un malheur qu'il venait seulement d'apprendre. Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l'île du Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n'est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d'une infinité d'amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l'impression de la continuité, l'illusion de l'unité. La vie de l'amour de Swann, la fidélité de sa jalousie, étaient faites de la mort, de l'infidélité, d'innombrables désirs, d'innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. S'il était resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n'auraient pas été remplacés par d'autres. Mais la présence d'Odette continuait d'ensemencer le coeur de Swann de tendresses et de soupçons alternés.
Certains soirs elle redevenait tout d'un coup avec lui d'une gentillesse dont elle l'avertissait durement qu'il devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des années ; il fallait rentrer immédiatement chez elle « faire catleya », et ce désir qu'elle prétendait avoir de lui était si soudain, si inexplicable, si impérieux, les caresses qu'elle lui prodiguait ensuite si démonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu'un mensonge et qu'une méchanceté. Un soir qu'il était ainsi, sur l'ordre qu'elle lui en avait donné, rentré avec elle, et qu'elle entremêlait ses baisers de paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse ordinaire, il crut tout d'un coup entendre du bruit ; il se leva, chercha partout, ne trouva personne, mais n'eut pas le courage de reprendre sa place auprès d'elle qui alors, au comble de la rage, brisa un vase et dit à Swann : « On ne peut jamais rien faire avec toi ! » Et il resta incertain si elle n'avait pas caché quelqu'un dont elle avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.
Quelquefois il allait dans des maisons de rendez-vous, espérant apprendre quelque chose d'elle, sans oser la nommer cependant. « J'ai une petite qui va vous plaire », disait l'entremetteuse. Et il restait une heure à causer tristement avec quelque pauvre fille étonnée qu'il ne fît rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour : « Ce que je voudrais, c'est trouver un ami, alors il pourrait être sûr, je n'irais plus jamais avec personne. – Vraiment, crois-tu que ce soit possible qu'une femme soit touchée qu'on l'aime, ne vous trompe jamais ? lui demanda Swann anxieusement. – Pour sûr ! ça dépend des caractères ! » Swann ne pouvait s'empêcher de dire à ces filles les mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. À celle qui cherchait un ami, il dit en souriant : « C'est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture. – Vous aussi, vous avez des manchettes bleues. – Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit de ce genre ! Je ne t'ennuie pas ? tu as peut-être à faire ? – Non, j'ai tout mon temps. Si vous m'auriez ennuyée, je vous l'aurais dit. Au contraire, j'aime bien vous entendre causer. – Je suis très flatté. N'est-ce pas que nous causons gentiment ? dit-il à l'entremetteuse qui venait d'entrer. – Mais oui, c'est justement ce que je me disais. Comme ils sont sages ! Voilà ! on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le disait, l'autre jour, c'est bien mieux ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans le monde elles ont toutes un genre, c'est un vrai scandale ! Je vous quitte, je suis discrète. » Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était indifférente, elle ne connaissait pas Odette.
Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage en mer ; plusieurs fidèles parlèrent de partir avec lui ; les Verdurin ne purent se résoudre à rester seuls, louèrent un yacht, puis s'en rendirent acquéreurs et ainsi Odette fit de fréquentes croisières. Chaque fois qu'elle était partie depuis un peu de temps, Swann sentait qu'il commençait à se détacher d'elle, mais comme si cette distance morale était proportionnée à la distance matérielle, dès qu'il savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit qu'ils eussent été tentés en route, soit que M. Verdurin eût sournoisement arrangé les choses d'avance pour faire plaisir à sa femme et n'eût averti les fidèles qu'au fur et à mesure, d'Alger ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage durait depuis près d'un an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Bien que Mme Verdurin eût cherché à persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de l'un et les malades de l'autre n'avaient aucun besoin d'eux et qu'en tous cas il était imprudent de laisser Mme Cottard rentrer à Paris que M. Verdurin assurait être en révolution, elle fut obligée de leur rendre leur liberté à Constantinople. Et le peintre partit avec eux. Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s'y était trouvé assis en face de Mme Cottard qui faisait sa tournée de visites « de jours » en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes, et gants blancs nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec elle allait à pied d'une maison à l'autre, dans un même quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier différent usait de l'omnibus avec correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la gentillesse native de la femme eût pu percer l'empesé de la petite bourgeoise, et ne sachant trop d'ailleurs si elle devait parler des Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche et douce que par moments l'omnibus couvrait complètement de son tonnerre, des propos choisis parmi ceux qu'elle entendait et répétait dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans une journée :
« Je ne vous demande pas, Monsieur, si un homme dans le mouvement comme vous a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien, qu'en dites-vous ? Êtes-vous dans le camp de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment ? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de Machard, on n'est pas chic, on n'est pas pur, on n'est pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait de Machard. »
Swann ayant répondu qu'il n'avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peur de l'avoir blessé en l'obligeant à le confesser.
« Ah ! c'est très bien, au moins vous l'avouez franchement, vous ne vous croyez pas déshonoré parce que vous n'avez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l'ai vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c'est un peu léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous l'avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu, je reconnais les qualités qu'il y a dans le portrait de mon mari, c'est moins étrange que ce qu'il fait d'habitude, mais il a fallu qu'il lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard ! Tenez, justement le mari de l'amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis, s'il est nommé à l'Académie (c'est un des collègues du docteur) de lui faire faire son portrait par Machard. Évidemment c'est un beau rêve ! J'ai une autre amie qui prétend qu'elle aime mieux Leloir. Je ne suis qu'une pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme science. Mais je trouve que la première qualité d'un portrait, surtout quand il coûte dix mille francs, est d'être ressemblant et d'une ressemblance agréable. »
Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à l'encre dans ses gants par le teinturier et l'embarras de parler à Swann des Verdurin, Mme Cottard, voyant qu'on était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conducteur devait l'arrêter, écouta son coeur qui lui conseillait d'autres paroles.
« Les oreilles ont dû vous tinter, Monsieur, lui dit-elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de vous. »
Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n'était jamais proféré devant les Verdurin.
« D'ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c'est tout dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n'est pas en mal. Comment ! vous en doutez ? » dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann.
Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d'ailleurs aucune mauvaise pensée sous ce mot qu'elle prenait seulement dans le sens où on l'emploie pour parler de l'affection qui unit des amis :
« Mais elle vous adore ! Ah je crois qu'il ne faudrait pas dire ça de vous devant elle ! On serait bien arrangé ! À propos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait : “Ah ! s'il était là, c'est lui qui saurait vous dire si c'est authentique ou non. Il n'y a personne comme lui pour ça.” Et à tout moment elle demandait : “Qu'est-ce qu'il peut faire en ce moment ? Si seulement il travaillait un peu ! C'est malheureux, un garçon si doué, qu'il soit si paresseux.” (Vous me pardonnez, n'est-ce pas ?) “En ce moment je le vois, il pense à nous, il se demande où nous sommes.” Elle a même eu un mot que j'ai trouvé bien joli ; M. Verdurin lui disait : “Mais comment pouvez-vous voir ce qu'il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues de lui ?” Alors Odette lui a répondu : “Rien n'est impossible à l'oeil d'une amie.” Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter, vous avez là une vraie amie comme on n'en a pas beaucoup. Je vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul. Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez, les veilles de départ on cause mieux) : “Je ne dis pas qu'Odette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait M. Swann.” Oh ! mon Dieu, voilà que le conducteur m'arrête, en bavardant avec vous j'allais laisser passer la rue Bonaparte… me rendriez-vous le service de me dire si mon aigrette est droite ? »
Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main gantée de blanc d'où s'échappa, avec une correspondance, une vision de haute vie qui remplit l'omnibus, mêlée à l'odeur du teinturier. Et Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu'il éprouvait pour cette dernière, n'étant plus mêlé de douleur, n'était plus guère de l'amour), tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte, l'aigrette haute, d'une main relevant sa jupe, de l'autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon.
Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que n'eût été son mari, avait greffé à côté d'eux d'autres sentiments, normaux ceux-là, de gratitude, d'amitié des sentiments qui dans l'esprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes, parce que d'autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée d'affection paisible, qui l'avait ramené un soir après une fête chez le peintre boire un verre d'orangeade avec Forcheville et près de qui Swann avait entrevu qu'il pourrait vivre heureux.
Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu'un jour il cesserait d'être épris d'Odette, il s'était promis d'être vigilant et, dès qu'il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s'accrocher à lui, de le retenir. Mais voici qu'à l'affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer, c'est-à-dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu'on n'est plus. Parfois le nom aperçu dans un journal, d'un des hommes qu'il supposait avoir pu être les amants d'Odette, lui redonnait de la jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu'il n'était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant souffert – mais aussi où il avait connu une manière de sentir si voluptueuse – et que les hasards de la route lui permettraient peut-être d'en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés, cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique prouve que l'Italie et l'été ne sont pas encore bien loin. Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie d'où il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester du moins, pour en avoir une vision claire pendant qu'il le pouvait encore, il s'apercevait qu'il ne le pouvait déjà plus ; il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu'il venait de quitter ; mais il est si difficile d'être double et de se donner le spectacle véridique d'un sentiment qu'on a cessé de posséder, que bientôt, l'obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres ; et il se disait qu'il valait mieux se reposer un peu, qu'il serait encore temps tout à l'heure, et se rencognait avec l'incuriosité, dans l'engourdissement du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu'il sent l'entraîner de plus en plus vite, loin du pays où il a si longtemps vécu et qu'il s'était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. Même, comme ce voyageur s'il se réveille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que Forcheville avait été l'amant d'Odette, il s'aperçut qu'il n'en ressentait aucune douleur, que l'amour était loin maintenant, et regretta de n'avoir pas été averti du moment où il le quittait pour toujours. Et de même qu'avant d'embrasser Odette pour la première fois il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu'elle avait eu si longtemps pour lui et qu'allait transformer le souvenir de ce baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu'elle existait encore, à cette Odette lui inspirant de l'amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais.
Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d'un rêve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu'on montait et redescendait constamment ; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n'étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors qu'une nuit noire allait s'étendre immédiatement. Par moments les vagues sautaient jusqu'au bord et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis d'elle, ainsi que d'être en chemise de nuit. Il espérait qu'à cause de l'obscurité on ne s'en rendait pas compte, mais cependant Mme Verdurin le fixa d'un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s'allonger et qu'elle avait de grandes moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait l'aimer tellement qu'il aurait voulu l'emmener tout de suite. Tout d'un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit : « Il faut que je m'en aille », elle prenait congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il n'osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son coeur battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu'il aimait tant tout à l'heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme Verdurin, c'est-à-dire à s'éloigner à chaque pas d'Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d'une seconde, il y eut beaucoup d'heures qu'elle était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s'était éclipsé un instant après elle. « C'était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte mais n'ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresse. » Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. « Après tout elle a raison », lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu'il fût plus à son aise. « Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste ? C'était bien l'homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu'il n'avait pu identifier d'abord était aussi lui ; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu'il voyait devant lui coiffé d'un fez.
Quant à Napoléon III, c'est à Forcheville que quelque vague association d'idées, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion d'honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom ; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait, c'était bien Forcheville. Car, d'images incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions fausses, ayant d'ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu'il se reproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs ; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux d'une main étrangère qu'il croyait serrer et, de sentiments et d'impressions dont il n'avait pas conscience encore, faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique, amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout d'un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes ; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son coeur qui, avec la même violence, battait d'anxiété dans sa poitrine. Tout d'un coup ses palpitations de coeur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicable ; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant : « Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C'est eux qui ont mis le feu. » C'était son valet de chambre qui venait l'éveiller et lui disait :
« Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure. »
Mais ces paroles, en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était plongé, n'étaient arrivées jusqu'à sa conscience qu'en subissant cette déviation qui fait qu'au fond de l'eau un rayon paraît un soleil, de même qu'un moment auparavant le bruit de la sonnette, prenant au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin, avait enfanté l'épisode de l'incendie. Cependant le décor qu'il avait sous les yeux vola en poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit d'une des vagues de la mer qui s'éloignait. Il toucha sa joue. Elle était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l'eau froide et le goût du sel. Il se leva, s'habilla. Il avait fait venir le coiffeur de bonne heure parce qu'il avait écrit la veille à mon grand-père qu'il irait dans l'après-midi à Combray, ayant appris que Mme de Cambremer – Mlle Legrandin – devait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d'une campagne où il n'était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui l'avait décidé à quitter enfin Paris pour quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent en présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu'il commence et se répéter après qu'il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d'avertissement, de présage. C'est de cette façon que Swann s'était souvent reporté à l'image d'Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne songeait pas à la revoir jamais – et qu'il se rappelait maintenant la soirée de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté le général de Froberville à Mme de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si multiples qu'il n'est pas rare que dans une même circonstance les jalons d'un bonheur qui n'existe pas encore soient posés à côté de l'aggravation d'un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui sait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si d'autres bonheurs, d'autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables ? Mais ce qui lui semblait l'avoir été, c'était ce qui avait eu lieu, et il n'était pas loin de voir quelque chose de providentiel dans ce fait qu'il se fût décidé à aller à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d'admirer la richesse d'invention de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eût été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu'il avait éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient déjà – et entre lesquels la balance était trop difficile à établir – une sorte d'enchaînement nécessaire.
Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve, il revit, comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâle d'Odette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce que – au cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de l'image première qu'il avait reçue d'elle – il avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute, pendant qu'il dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu'il n'était plus malheureux et que baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s'écria en lui-même : « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! »
Du Côté de Chez Swann
Troisième partie : Noms de pays : le nom
Parmi les chambres dont j'évoquais le plus souvent l'image dans mes nuits d'insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray, saupoudrées d'une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote, que celle du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolin contenaient, comme les parois polies d'une piscine où l'eau bleuit, un air pur, azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait été chargé de l'aménagement de cet hôtel avait varié la décoration des pièces et sur trois côtés, fait courir le long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses, à vitrines en glace, dans lesquelles, selon la place qu'elles occupaient, et par un effet qu'il n'avait pas prévu, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires marines, qu'interrompaient seuls les pleins de l'acajou. Si bien que toute la pièce avait l'air d'un de ces dortoirs modèles qu'on présente dans les expositions « modern style » du mobilier, où ils sont ornés d'oeuvres d'art qu'on a supposées capables de réjouir les yeux de celui qui couchera là et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le genre de site où l'habitation doit se trouver.
Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j'avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Je n'avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature ; ou plutôt il n'y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n'étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables, – les beautés des paysages ou du grand art. Je n'étais curieux, je n'étais avide de connaître que ce que je croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me montrer un peu de la pensée d'un grand génie, ou de la force ou de la grâce de la nature telle qu'elle se manifeste livrée à elle-même, sans l'intervention des hommes. De même que le beau son de sa voix, isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas d'avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée m'aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de l'Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue récemment créée par une municipalité. D'ailleurs la nature par tous les sentiments qu'elle éveillait en moi, me semblait ce qu'il y avait de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait d'espace à l'expansion de mon coeur. Or j'avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité Legrandin, comme d'une plage toute proche de « ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufrages qu'enveloppent six mois de l'année le linceul des brumes et l'écume des vagues ».
« On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu'au Finistère lui-même (et quand bien même des hôtels s'y superposeraient maintenant sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique. Et c'est le dernier campement de pêcheurs, pareils à tous les pêcheurs qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du royaume éternel des brouillards de la mer et des ombres. » Un jour qu'à Combray j'avais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin d'apprendre de lui si c'était le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m'avait répondu : « Je crois bien que je connais Balbec ! L'église de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière, on dirait de l'art persan. » Et ces lieux qui jusque-là ne m'avaient semblé être que de la nature immémoriale, restée contemporaine des grands phénomènes géologiques – et tout aussi en dehors de l'histoire humaine que l'Océan ou la Grande Ourse, avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n'y eut de Moyen Âge – ç'avait été un grand charme pour moi de les voir tout d'un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l'époque romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi ces rochers sauvages à l'heure voulue, comme ces plantes frêles mais vivaces qui, quand c'est le printemps, étoilent çà et là la neige des pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en retour. J'essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu'ils avaient tenté là, pendant le Moyen Âge, ramassés sur un point des côtes d'Enfer, aux pieds des falaises de la mort ; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que séparé des villes où je l'avais toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres statues de Balbec – les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration s'arrêtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de février, le vent – soufflant dans mon coeur, qu'il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d'un voyage à Balbec – mêlait en moi le désir de l'architecture gothique avec celui d'une tempête sur la mer.
J'aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d'une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon coeur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l'heure de départ : elle me semblait inciser à un point précis de l'après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu'on verrait, au lieu de Paris, dans l'une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir ; car il s'arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s'avançait magnifiquement surchargé de noms qu'il m'offrait et entre lesquels je ne savais lequel j'aurais préféré, par impossibilité d'en sacrifier aucun. Mais sans même l'attendre, j'aurais pu en m'habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me l'avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j'irais me réfugier dans l'église de style persan. Mais à l'approche des vacances de Pâques, quand mes parents m'eurent promis de me les faire passer une fois dans le nord de l'Italie, voilà qu'à ces rêves de tempête dont j'avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage, près d'églises escarpées et rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup les effaçant, leur ôtant tout charme, les excluant parce qu'ils lui étaient opposés et n'auraient pu que l'affaiblir, se substituait en moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d'anémones les champs de Fiesole et éblouissait Florence de fonds d'or pareils à ceux de l'Angelico. Dès lors, seuls les rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du prix ; car l'alternance des images avait amené en moi un changement de front du désir, et – aussi brusque que ceux qu'il y a parfois en musique, un complet changement de ton dans ma sensibilité. Puis il arriva qu'une simple variation atmosphérique suffît à provoquer en moi cette modulation sans qu'il y eût besoin d'attendre le retour d'une saison. Car souvent dans l'une on trouve égaré un jour d'une autre qui nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plaisirs particuliers et interrompt les rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus tard qu'à son tour, ce feuillet détaché d'un autre chapitre, dans le calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt comme ces phénomènes naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu'un bénéfice accidentel et assez mince jusqu'au jour où la science s'empare d'eux, et les produisant à volonté, remet en nos mains la possibilité de leur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée de l'agrément du hasard, de même la production de ces rêves d'Atlantique et d'Italie cessa d'être soumise uniquement aux changements des saisons et du temps. Je n'eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence, dans l'intérieur desquels avait fini par s'accumuler le désir que m'avaient inspiré les lieux qu'ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.
Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l'image que j'avais de ces villes, ce ne fut qu'en la transformant, qu'en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d'aggraver la déception future de mes voyages. Ils exaltèrent l'idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d'eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et qu'elle aurait profit à connaître. Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d'être désignés par des noms, des noms qui n'étaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l'on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l'exemple de ce qu'est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu'ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d'eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l'église, les passants.
Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j'avais lu La Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu'elle s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, c'était un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d'où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d'un état ancien de lieux, d'une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l'aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer décharnée devant l'église et auquel je prêtais l'aspect disputeur, solennel et médiéval d'un personnage de fabliau.
Si ma santé s'affermissait et que mes parents me permissent, sinon d'aller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissance avec l'architecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train d'une heure vingt-deux dans lequel j'étais monté tant de fois en imagination, j'aurais voulu m'arrêter de préférence dans les villes les plus belles ; mais j'avais beau les comparer, comment choisir plus qu'entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l'accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d'oeuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre ; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues, Pont-Aven, envolée blanche et rose de l'aile d'une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal ; Quimperlé, lui, mieux attaché et depuis le Moyen Âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s'emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d'araignées d'une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d'argent bruni ?
Ces images étaient fausses pour une autre raison encore ; c'est qu'elles étaient forcément très simplifiées ; sans doute ce à quoi aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient qu'incomplètement et sans plaisir dans le présent, je l'avais enfermé dans le refuge des noms ; sans doute, parce que j'y avais accumulé du rêve, ils aimantaient maintenant mes désirs ; mais les noms ne sont pas très vastes ; c'est tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou trois des « curiosités » principales de la ville et elles s'y juxtaposaient sans intermédiaires ; dans le nom de Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume qu'on achète aux bains de mer, j'apercevais des vagues soulevées autour d'une église de style persan. Peut-être même la simplification de ces images fut-elle une des causes de l'empire qu'elles prirent sur moi. Quand mon père eut décidé, une année, que nous irions passer les vacances de Pâques à Florence et à Venise, n'ayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence les éléments qui composent d'habitude les villes, je fus contraint à faire sortir une cité surnaturelle de la fécondation, par certains parfums printaniers, de ce que je croyais être, en son essence, le génie de Giotto. Tout au plus – et parce qu'on ne peut pas faire tenir dans un nom beaucoup plus de durée que d'espace – comme certains tableaux de Giotto eux-mêmes qui montrent à deux moments différents de l'action un même personnage, ici couché dans son lit, là s'apprêtant à monter à cheval, le nom de Florence était-il divisé en deux compartiments. Dans l'un, sous un dais architectural, je contemplais une fresque à laquelle était partiellement superposé un rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif ; dans l'autre (car ne pensant pas aux noms comme à un idéal inaccessible mais comme à une ambiance réelle dans laquelle j'irais me plonger, la vie non vécue encore, la vie intacte et pure que j'y enfermais donnait aux plaisirs les plus matériels, aux scènes les plus simples, cet attrait qu'ils ont dans les oeuvres des primitifs) je traversais rapidement – pour trouver plus vite le déjeuner qui m'attendait avec des fruits et du vin de Chianti – le Ponte Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d'anémones. Voilà (bien que je fusse à Paris) ce que je voyais et non ce qui était autour de moi. Même à un simple point de vue réaliste, les pays que nous désirons tiennent à chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le pays où nous nous trouvons effectivement. Sans doute si alors j'avais fait moi-même plus attention à ce qu'il y avait dans ma pensée quand je prononçais les mots « aller à Florence, à Parme, à Pise, à Venise », je me serais rendu compte que ce que je voyais n'était nullement une ville, mais quelque chose d'aussi différent de tout ce que je connaissais, d'aussi délicieux, que pourrait être pour une humanité dont la vie se serait toujours écoulée dans des fins d'après-midi d'hiver, cette merveille inconnue : une matinée de printemps. Ces images irréelles, fixes, toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours, différencièrent cette époque de ma vie de celles qui l'avaient précédée (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux d'un observateur qui ne voit les choses que du dehors, c'est-à-dire qui ne voit rien), comme dans un opéra un motif mélodique introduit une nouveauté qu'on ne pourrait pas soupçonner si on ne faisait que lire le livret, moins encore si on restait en dehors du théâtre à compter seulement les quarts d'heure qui s'écoulent. Et encore, même à ce point de vue de simple quantité, dans notre vie les jours ne sont pas égaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme était la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de « vitesses » différentes. Il y a des jours montueux et malaisés qu'on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant. Pendant ce mois – où je ressassai comme une mélodie, sans pouvoir m'en rassasier, ces images de Florence, de Venise et de Pise desquelles le désir qu'elles excitaient en moi gardait quelque chose d'aussi profondément individuel que si ç'avait été un amour, un amour pour une personne – je ne cessai pas de croire qu'elles correspondaient à une réalité indépendante de moi, et elles me firent connaître une aussi belle espérance que pouvait en nourrir un chrétien des premiers âges à la veille d'entrer dans le paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction qu'il y avait à vouloir regarder et toucher avec les organes des sens, ce qui avait été élaboré par la rêverie et non perçu par eux – et d'autant plus tentant pour eux, plus différent de ce qu'ils connaissaient – c'est ce qui me rappelait la réalité de ces images, qui enflammait le plus mon désir, parce que c'était comme une promesse qu'il serait contenté. Et, bien que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances artistiques, les guides l'entretenaient encore plus que les livres d'esthétique et, plus que les guides, l'indicateur des chemins de fer. Ce qui m'émouvait c'était de penser que cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui la séparait de moi, en moi-même, n'était pas viable, je pourrais l'atteindre par un biais, par un détour, en prenant la « voie de terre ». Certes quand je me répétais, donnant ainsi tant de valeur à ce que j'allais voir, que Venise était « l'école de Giorgione, la demeure du Titien, le plus complet musée de l'architecture domestique au Moyen Âge », je me sentais heureux. Je l'étais pourtant davantage quand, sorti pour une course, marchant vite à cause du temps qui, après quelques jours de printemps précoce était redevenu un temps d'hiver (comme celui que nous trouvions d'habitude à Combray, la Semaine Sainte) – voyant sur les boulevards les marronniers qui, plongés dans un air glacial et liquide comme de l'eau, n'en commençaient pas moins, invités exacts, déjà en tenue, et qui ne se sont pas laissé décourager, à arrondir et à ciseler en leurs blocs congelés, l'irrésistible verdure dont la puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas à refréner la progressive poussée – je pensais que déjà le Ponte Vecchio était jonché à foison de jacinthes et d'anémones et que le soleil du printemps teignait déjà les flots du Grand Canal d'un si sombre azur et de si nobles émeraudes qu'en venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser de riche coloris avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon père, tout en consultant le baromètre et en déplorant le froid, commença à chercher quels seraient les meilleurs trains, et quand je compris qu'en pénétrant après le déjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait d'opérer la transmutation tout autour d'elle, on pouvait s'éveiller le lendemain dans la cité de marbre et d'or « rehaussée de jaspe et pavée d'émeraudes ». Ainsi elle et la Cité des lys n'étaient pas seulement des tableaux fictifs qu'on mettait à volonté devant son imagination, mais existaient à une certaine distance de Paris qu'il fallait absolument franchir si l'on voulait les voir, à une certaine place déterminée de la terre, et à aucune autre, en un mot étaient bien réelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon père en disant : « En somme, vous pourriez rester à Venise du 20 avril au 29 et arriver à Florence dès le matin de Pâques », les fit sortir toutes deux non plus seulement de l'Espace abstrait, mais de ce Temps imaginaire où nous situons non pas un seul voyage à la fois, mais d'autres, simultanés et sans trop d'émotion puisqu'ils ne sont que possibles – ce Temps qui se refabrique si bien qu'on peut encore le passer dans une ville après qu'on l'a passé dans une autre – et leur consacra de ces jours particuliers qui sont le certificat d'authenticité des objets auxquels on les emploie, car ces jours uniques, ils se consument par l'usage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on les a vécus là ; je sentis que c'était vers la semaine qui commençait le lundi où la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que j'avais couvert d'encre, que se dirigeaient pour s'y absorber au sortir du temps idéal où elles n'existaient pas encore, les deux Cités Reines dont j'allais avoir, par la plus émouvante des géométries, à inscrire les dômes et les tours dans le plan de ma propre vie.
Mais je n'étais encore qu'en chemin vers le dernier degré de l'allégresse ; je l'atteignis enfin (ayant seulement alors la révélation que sur les rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, ce n'était pas, comme j'avais, malgré tant d'avertissements, continué à l'imaginer, les hommes « majestueux et terribles comme la mer, portant leur armure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau sanglant » qui se promèneraient dans Venise la semaine prochaine, la veille de Pâques, mais que ce pourrait être moi le personnage minuscule que, dans une grande photographie de Saint-Marc qu'on m'avait prêtée, l'illustrateur avait représenté, en chapeau melon, devant les porches), quand j'entendis mon père me dire : « Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre à tout hasard dans ta malle ton pardessus d'hiver et ton gros veston. » À ces mots je m'élevai à une sorte d'extase ; ce que j'avais cru jusque-là impossible, je me sentis vraiment pénétrer entre ces « rochers d'améthyste pareils à un récif de la mer des Indes » ; par une gymnastique suprême et au-dessus de mes forces, me dévêtant comme d'une carapace sans objet de l'air de ma chambre qui m'entourait, je le remplaçai par des parties égales d'air vénitien, cette atmosphère marine, indicible et particulière comme celle des rêves, que mon imagination avait enfermée dans le nom de Venise, je sentis s'opérer en moi une miraculeuse désincarnation ; elle se doubla aussitôt de la vague envie de vomir qu'on éprouve quand on vient de prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fièvre si tenace, que le docteur déclara qu'il fallait renoncer non seulement à me laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quand je serais entièrement rétabli, m'éviter d'ici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause d'agitation.
Et hélas, il défendit aussi d'une façon absolue qu'on me laissât aller au théâtre entendre la Berma ; l'artiste sublime, à laquelle Bergotte trouvait du génie, m'aurait en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être aussi important et aussi beau, consolé de n'avoir pas été à Florence et à Venise, de n'aller pas à Balbec. On devait se contenter de m'envoyer chaque jour aux Champs-Élysées, sous la surveillance d'une personne qui m'empêcherait de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma tante Léonie. Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute j'aurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le « double » dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité, et je voulais les retrouver dans la réalité ; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves.
Un jour, comme je m'ennuyais à notre place familière, à côté des chevaux de bois, Françoise m'avait emmené en excursion – au-delà de la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucre d'orge – dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont inconnus, où passe la voiture aux chèvres ; puis elle était revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossée à un massif de lauriers ; en l'attendant je foulais la grande pelouse chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est dominé par une statue quand, de l'allée, s'adressant à une fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d'une voix brève : « Adieu, Gilberte, je rentre, n'oublie pas que nous venons ce soir chez toi après dîner. » Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant d'autant plus l'existence de celle qu'il désignait qu'il ne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, mais l'interpellait ; il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu'accroissait la courbe de son jet et l'approche de son but ; – transportant à son bord, je le sentais, la connaissance, les notions qu'avait de celle à qui il était adressé, non pas moi, mais l'amie qui l'appelait, tout ce que, tandis qu'elle le prononçait, elle revoyait ou du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des visites qu'elles se faisaient l'une chez l'autre, de tout cet inconnu encore plus inaccessible et plus douloureux pour moi d'être au contraire si familier et si maniable pour cette fille heureuse qui m'en frôlait sans que j'y puisse pénétrer et le jetait en plein air dans un cri ; – laissant déjà flotter dans l'air l'émanation délicieuse qu'il avait fait se dégager, en les touchant avec précision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel qu'il serait, après dîner, chez elle, – formant, passager céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d'une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d'un beau jardin du Poussin, reflète minutieusement comme un nuage d'opéra, plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux ; – jetant enfin, sur cette herbe pelée, à l'endroit où elle était un morceau à la fois de pelouse flétrie et un moment de l'après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne s'arrêta de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice à plumet bleu l'eut appelée), une petite bande merveilleuse et couleur d'héliotrope impalpable comme un reflet et superposée comme un tapis sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait : « Allons, aboutonnez voir votre paletot et filons » et que je remarquais pour la première fois avec irritation qu'elle avait un langage vulgaire, et hélas, pas de plumet bleu à son chapeau.
Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées ? Le lendemain elle n'y était pas ; mais je l'y vis les jours suivants ; je tournais tout le temps autour de l'endroit où elle jouait avec ses amies, si bien qu'une fois où elles ne se trouvèrent pas en nombre pour leur partie de barres, elle me fit demander si je voulais compléter leur camp, et je jouai désormais avec elle chaque fois qu'elle était là. Mais ce n'était pas tous les jours ; il y en avait où elle était empêchée de venir par ses cours, le catéchisme, un goûter, toute cette vie séparée de la mienne que par deux fois, condensée dans le nom de Gilberte, j'avais sentie passer si douloureusement près de moi, dans le raidillon de Combray et sur la pelouse des Champs-Élysées. Ces jours-là, elle annonçait d'avance qu'on ne la verrait pas ; si c'était à cause de ses études, elle disait : « C'est rasant, je ne pourrai pas venir demain ; vous allez tous vous amuser sans moi », d'un air chagrin qui me consolait un peu ; mais en revanche quand elle était invitée à une matinée, et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait jouer, elle me répondait : « J'espère bien que non ! J'espère bien que maman me laissera aller chez mon amie. » Du moins ces jours-là, je savais que je ne la verrais pas, tandis que d'autres fois, c'était à l'improviste que sa mère l'emmenait faire des courses avec elle, et le lendemain elle disait : « Ah ! oui, je suis sortie avec maman », comme une chose naturelle, et qui n'eût pas été pour quelqu'un le plus grand malheur possible. Il y avait aussi les jours de mauvais temps où son institutrice, qui pour elle-même craignait la pluie, ne voulait pas l'emmener aux Champs-Élysées.
Aussi si le ciel était douteux, dès le matin je ne cessais de l'interroger et je tenais compte de tous les présages. Si je voyais la dame d'en face qui, près de la fenêtre, mettait son chapeau, je me disais : « Cette dame va sortir ; donc il fait un temps où l'on peut sortir : pourquoi Gilberte ne ferait-elle pas comme cette dame ? » Mais le temps s'assombrissait, ma mère disait qu'il pouvait se lever encore, qu'il suffirait pour cela d'un rayon de soleil, mais que plus probablement il pleuvrait ; et s'il pleuvait à quoi bon aller aux Champs-Élysées ? Aussi depuis le déjeuner mes regards anxieux ne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre. Devant la fenêtre, le balcon était gris. Tout d'un coup, sur sa pierre maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation d'un rayon hésitant qui voudrait libérer sa lumière. Un instant après, le balcon était pâle et réfléchissant comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage étaient venus s'y poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre s'était de nouveau assombrie, mais, comme apprivoisés, ils revenaient ; elle recommençait imperceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, à la fin d'une Ouverture, mènent une seule note jusqu'au fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous les degrés intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux jours, sur lequel l'ombre découpée de l'appui ouvragé de la balustrade se détachait en noir comme une végétation capricieuse, avec une ténuité dans la délinéation des moindres détails qui semblait trahir une conscience appliquée, une satisfaction d'artiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et heureuses qu'en vérité ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu'ils étaient des gages de calme et de bonheur.
Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive ! la plus incolore, la plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le mur ou décorer la croisée ; pour moi, de toutes la plus chère depuis le jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l'ombre même de la présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et dès que j'y arriverais, me dirait : « Commençons tout de suite à jouer aux barres, vous êtes dans mon camp » ; fragile, emportée par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec l'heure ; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur de l'amour ; plus douce, plus chaude sur la pierre que n'est la mousse même ; vivace, à qui il suffit d'un rayon pour naître et faire éclore de la joie, même au coeur de l'hiver.
Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvert pour espérer que Gilberte sortît, alors tout d'un coup, faisant dire à ma mère : « Tiens voilà justement qu'il fait beau, vous pourriez peut-être essayer tout de même d'aller aux Champs-Élysées », sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu entrelaçait des fils d'or et brodait des reflets noirs. Ce jour-là nous ne trouvions personne ou une seule fillette prête à partir qui m'assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées par l'assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides. Seule, près de la pelouse, était assise une dame d'un certain âge qui venait par tous les temps, toujours harnachée d'une toilette identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de laquelle j'aurais à cette époque sacrifié, si l'échange m'avait été permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait tous les jours la saluer ; elle demandait à Gilberte des nouvelles de « son amour de mère » ; et il me semblait que si je l'avais connue, j'aurais été pour Gilberte quelqu'un de tout autre, quelqu'un qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats qu'elle appelait « mes vieux Débats » et, par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaise : « Mon vieil ami le sergent de ville », « la loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux amis ».
Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu'au pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les enfants s'approchaient sans peur comme d'une immense baleine échouée, sans défense, et qu'on allait dépecer. Nous revenions aux Champs-Élysées ; je languissais de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prise dans le réseau noir des allées dont on avait enlevé la neige et sur laquelle la statue avait à la main un jet de glace ajouté qui semblait l'explication de son geste. La vieille dame elle-même ayant plié ses Débats, demanda l'heure à une bonne d'enfants qui passait et qu'elle remercia en lui disant : « Comme vous êtes aimable ! » puis, priant le cantonnier de dire à ses petits-enfants de revenir, qu'elle avait froid, ajouta : « Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis confuse ! » Tout à coup l'air se déchira : entre le guignol et le cirque, à l'horizon embelli, sur le ciel entrouvert, je venais d'apercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse dans ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu ; un peu avant d'arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour mieux garder son équilibre, soit parce qu'elle trouvait cela plus gracieux, ou par affectation du maintien d'une patineuse, c'est les bras grands ouverts qu'elle avançait en souriant, comme si elle avait voulu m'y recevoir. « Brava ! Brava ! ça c'est très bien, je dirais comme vous que c'est chic, que c'est crâne, si je n'étais pas d'un autre temps, du temps de l'Ancien Régime », s'écria la vieille dame prenant la parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte d'être venue sans se laisser intimider par le temps. « Vous êtes comme moi, fidèle quand même à nos vieux Champs-Élysées ; nous sommes deux intrépides. Si je vous disais que je les aime, même ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, ça me fait penser à de l'hermine ! » Et la vieille dame se mit à rire.
Le premier de ces jours – auxquels la neige, image des puissances qui pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d'un jour de séparation et jusqu'à l'aspect d'un jour de départ parce qu'il changeait la figure et empêchait presque l'usage du lieu habituel de nos seules entrevues maintenant changé, tout enveloppé de housses – ce jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un premier chagrin qu'elle eût partagé avec moi. Il n'y avait que nous deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, c'était non seulement comme un commencement d'intimité, mais aussi de sa part – comme si elle ne fût venue rien que pour moi, par un temps pareil – cela me semblait aussi touchant que si un de ces jours où elle était invitée à une matinée elle y avait renoncé pour venir me retrouver aux Champs-Élysées ; je prenais plus de confiance en la vitalité et en l'avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu de l'engourdissement, de la solitude et de la ruine des choses environnantes ; et tandis qu'elle me mettait des boules de neige dans le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui me semblait à la fois une prédilection qu'elle me marquait en me tolérant comme compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de fidélité qu'elle me gardait au milieu du malheur. Bientôt l'une après l'autre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes noires sur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si tristement commencé devait finir dans la joie, comme je m'approchais, avant de jouer aux barres, de l'amie à la voix brève que j'avais entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit : « Non, non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le camp de Gilberte, d'ailleurs vous voyez elle vous fait signe. » Elle m'appelait en effet pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le soleil en lui donnant les reflets roses, l'usure métallique des brocarts anciens, faisait un camp du drap d'or.
Ce jour que j'avais tant redouté fut au contraire un des seuls où je ne fus pas trop malheureux.
Car, moi qui ne pensais plus qu'à ne jamais rester un jour sans voir Gilberte (au point qu'une fois ma grand-mère n'étant pas rentrée pour l'heure du dîner, je ne pus m'empêcher de me dire tout de suite que si elle avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps aux Champs-Élysées ; on n'aime plus personne dès qu'on aime) pourtant ces moments où j'étais auprès d'elle et que depuis la veille j'avais si impatiemment attendus, pour lesquels j'avais tremblé, auxquels j'aurais sacrifié tout le reste, n'étaient nullement des moments heureux ; et je le savais bien car c'était les seuls moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux un atome de plaisir.
Tout le temps que j'étais loin de Gilberte, j'avais besoin de la voir, parce que cherchant sans cesse à me représenter son image, je finissais par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne m'avait encore jamais dit qu'elle m'aimait. Bien au contraire, elle avait souvent prétendu qu'elle avait des amis qu'elle me préférait, que j'étais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas assez au jeu ; enfin elle m'avait donné souvent des marques apparentes de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j'étais pour elle un être différent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela était, dans l'amour que j'avais pour elle, ce qui la rendait autrement résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière même dont j'étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte. Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de mes cahiers, j'écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue de ces vagues lignes que je traçais sans qu'elle pensât pour cela à moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans qu'elle fût mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé parce qu'elles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais de mon propre désir qu'elles semblaient me montrer comme quelque chose de purement personnel, d'irréel, de fastidieux et d'impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions Gilberte et moi, et que nous pussions nous faire l'aveu réciproque de notre amour, qui jusque-là n'aurait pour ainsi dire pas commencé. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient été moins impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la réalité, et aussi de celui de l'aimer sans avoir besoin d'être certains qu'elle nous aime ; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin d'entretenir plus vivace l'inclination qu'elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais à l'époque où j'aimais Gilberte, je croyais encore que l'Amour existait réellement en dehors de nous ; que, en permettant tout au plus que nous écartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on n'était pas libre de rien changer ; il me semblait que si j'avais, de mon chef, substitué à la douceur de l'aveu la simulation de l'indifférence, je ne me serais pas seulement privé d'une des joies dont j'avais le plus rêvé mais que je me serais fabriqué à ma guise un amour factice et sans valeur, sans communication avec le vrai, dont j'aurais renoncé à suivre les chemins mystérieux et préexistants.
Mais quand j'arrivais aux Champs-Élysées – et que d'abord j'allais pouvoir confronter mon amour, pour lui faire subir les rectifications nécessaires, à sa cause vivante, indépendante de moi – dès que j'étais en présence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j'avais compté pour rafraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui j'avais joué hier, et que venait de me faire saluer et reconnaître un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous met un pied devant l'autre avant que nous ayons eu le temps de penser, aussitôt tout se passait comme si elle et la fillette qui était l'objet de mes rêves avaient été deux êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de Gilberte m'offrait maintenant avec insistance quelque chose que précisément je ne m'étais pas rappelé, un certain effilement aigu du nez qui, s'associant instantanément à d'autres traits, prenait l'importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de celles à museau pointu. Tandis que je m'apprêtais à profiter de cet instant désiré pour me livrer, sur l'image de Gilberte que j'avais préparée avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au point qui me permettrait dans les longues heures où j'étais seul d'être sûr que c'était bien elle que je me rappelais, que c'était bien mon amour pour elle que j'accroissais peu à peu comme un ouvrage qu'on compose, elle me passait une balle ; et comme le philosophe idéaliste dont le corps tient compte du monde extérieur à la réalité duquel son intelligence ne croit pas, le même moi qui m'avait fait la saluer avant que je l'eusse identifiée, s'empressait de me faire saisir la balle qu'elle me tendait (comme si elle était une camarade avec qui j'étais venu jouer, et non une âme soeur que j'étais venu rejoindre), me faisait lui tenir par bienséance jusqu'à l'heure où elle s'en allait, mille propos aimables et insignifiants et m'empêchait ainsi, ou de garder le silence pendant lequel j'aurais pu enfin remettre la main sur l'image urgente et égarée, ou de lui dire les paroles qui pouvaient faire faire à notre amour les progrès décisifs sur lesquels j'étais chaque fois obligé de ne plus compter que pour l'après-midi suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour nous étions allés avec Gilberte jusqu'à la baraque de notre marchande qui était particulièrement aimable pour nous – car c'était chez elle que M. Swann faisait acheter son pain d'épices, et par hygiène, il en consommait beaucoup, souffrant d'un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes – Gilberte me montrait en riant deux petits garçons qui étaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres d'enfants. Car l'un ne voulait pas d'un sucre d'orge rouge parce qu'il préférait le violet et l'autre, les larmes aux yeux, refusait une prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire d'une voix passionnée : « J'aime mieux l'autre prune, parce qu'elle a un ver ! » J'achetai deux billes d'un sou. Je regardais avec admiration, lumineuses et captives dans une sébile isolée, les billes d'agate qui me semblaient précieuses parce qu'elles étaient souriantes et blondes comme des jeunes filles et parce qu'elles coûtaient cinquante centimes pièce. Gilberte à qui on donnait beaucoup plus d'argent qu'à moi me demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je n'aurais voulu lui en faire sacrifier aucune. J'aurais aimé qu'elle pût les acheter, les délivrer toutes. Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de ses yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré, la caressa, paya sa rançon, mais aussitôt me remit sa captive en me disant : « Tenez, elle est à vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir. »
Une autre fois, toujours préoccupé du désir d'entendre la Berma dans une pièce classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une brochure où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce. Elle m'avait prié de lui en rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressé un petit télégramme en écrivant sur l'enveloppe ce nom de Gilberte Swann que j'avais tant de fois tracé sur mes cahiers. Le lendemain elle m'apporta dans un paquet noué de faveurs mauves et scellé de cire blanche, la brochure qu'elle avait fait chercher. « Vous voyez que c'est bien ce que vous m'avez demandé », me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je lui avais envoyé. Mais dans l'adresse de ce pneumatique – qui, hier encore n'était rien, n'était qu'un petit bleu que j'avais écrit, et qui depuis qu'un télégraphiste l'avait remis au concierge de Gilberte et qu'un domestique l'avait porté jusqu'à sa chambre, était devenu cette chose sans prix, un des petits bleus qu'elle avait reçus ce jour-là – j'eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de mon écriture sous les cercles imprimés qu'y avait apposés la poste, sous les inscriptions qu'y avait ajoutées au crayon un des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient épouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve.
Et il y eut un jour aussi où elle me dit : « Vous savez, vous pouvez m'appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom de baptême. C'est trop gênant. » Pourtant elle continua encore un moment à se contenter de me dire « vous » et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme celles qui dans les grammaires étrangères n'ont d'autre but que de nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que j'avais senti alors, j'y ai démêlé l'impression d'avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres – en l'effort qu'elle faisait, un peu comme son père, pour articuler les mots qu'elle voulait mettre en valeur – eurent l'air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré nouveau d'intimité que prenait sa parole, m'atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu'il en avait, en se faisant accompagner d'un sourire.
Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux. Ils n'étaient pas donnés par la fillette que j'aimais, au moi qui l'aimait, mais par l'autre, par celle avec qui je jouais, à cet autre moi qui ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le coeur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix d'un bonheur, parce que seul il l'avait désiré. Même après être rentré à la maison je ne les goûtais pas, car, chaque jour, la nécessité qui me faisait espérer que le lendemain j'aurais la contemplation exacte, calme, heureuse de Gilberte, qu'elle m'avouerait enfin son amour, en m'expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher jusqu'ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien, à ne jamais regarder que devant moi, à considérer les petits avantages qu'elle m'avait donnés non pas en eux-mêmes et comme s'ils se suffisaient, mais comme des échelons nouveaux où poser le pied, qui allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et d'atteindre enfin le bonheur que je n'avais pas encore rencontré.
Si elle me donnait parfois de ces marques d'amitié, elle me faisait aussi de la peine en ayant l'air de ne pas avoir de plaisir à me voir, et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j'avais le plus compté pour réaliser mes espérances. J'étais sûr que Gilberte viendrait aux Champs-Élysées et j'éprouvais une allégresse qui me paraissait seulement la vague anticipation d'un grand bonheur quand – entrant dès le matin au salon pour embrasser maman déjà toute prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses belles mains blanches et potelées sentant encore le savon – j'avais appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la fenêtre En revenant de la revue, que l'hiver recevait jusqu'au soir la visite inopinée et radieuse d'une journée de printemps. Pendant que nous déjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame d'en face avait fait décamper en un clin d'oeil, d'à côté de ma chaise – rayant d'un seul bond toute la largeur de notre salle à manger – un rayon qui y avait commencé sa sieste et était déjà revenu la continuer l'instant d'après. Au collège, à la classe d'une heure, le soleil me faisait languir d'impatience et d'ennui en laissant traîner une lueur dorée jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne pourrais arriver avant trois heures, jusqu'au moment où Françoise venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions vers les Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages d'or. Hélas ! aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n'était pas encore arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui çà et là faisait flamboyer la pointe d'un brin d'herbe, et sur laquelle les pigeons qui s'y étaient posés avaient l'air de sculptures antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surface d'un sol auguste, je restais les yeux fixés sur l'horizon, je m'attendais à tout moment à voir apparaître l'image de Gilberte suivant son institutrice, derrière la statue qui semblait tendre l'enfant qu'elle portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du soleil. La vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un geste amical de la main en lui criant : « Quel joli temps ! » Et la préposée s'étant approchée d'elle pour percevoir le prix du fauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans l'ouverture de son gant le ticket de dix centimes, comme si ç'avait été un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place la plus flatteuse possible. Quand elle l'avait trouvée, elle faisait exécuter une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit : « Vous reconnaissez vos roses ! »
J'emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu'à l'Arc de Triomphe, nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé qu'elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la fillette à la voix brève se jetait sur moi : « Vite, vite, il y a déjà un quart d'heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt. On vous attend pour faire une partie de barres. » Pendant que je montais l'avenue des Champs-Élysées, Gilberte était venue par la rue Boissy-d'Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps pour faire des courses pour elle ; et M. Swann allait venir chercher sa fille. Aussi c'était ma faute ; je n'aurais pas dû m'éloigner de la pelouse ; car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre plus émouvants, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la durée de l'après-midi, comme une immense étendue d'espace et de temps sur chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était possible qu'apparût l'image de Gilberte, mais encore cette image, elle-même, parce que derrière cette image je sentais se cacher la raison pour laquelle elle m'était décochée en plein coeur, à quatre heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d'un chapeau de visite à la place d'un béret de jeu, devant les « Ambassadeurs » et non entre les deux guignols, je devinais quelqu'une de ces occupations où je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester à la maison, j'étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue. C'était ce mystère aussi qui me troublait quand, courant sur l'ordre de la fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre partie de barres, j'apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une révérence à la dame aux Débats (qui lui disait : « Quel beau soleil, on dirait du feu »), lui parlant avec un sourire timide, d'un air compassé qui m'évoquait la jeune fille différente que Gilberte devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite, dans toute son autre existence qui m'échappait. Mais de cette existence personne ne me donnait l'impression comme M. Swann qui venait un peu après pour retrouver sa fille. C'est que lui et Mme Swann – parce que leur fille habitait chez eux, parce que ses études, ses jeux, ses amitiés dépendaient d'eux – contenaient pour moi, comme Gilberte, peut-être même plus que Gilberte, comme il convenait à des dieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait était de ma part l'objet d'une préoccupation si constante que les jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j'avais vu si souvent autrefois sans qu'il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents) venait chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés les battements de coeur qu'avait excités en moi l'apparition de son chapeau gris et de son manteau à pèlerine, son aspect m'impressionnait encore comme celui d'un personnage historique sur lequel nous venons de lire une série d'ouvrages et dont les moindres particularités nous passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand j'en entendais parler à Combray, me semblaient indifférentes, prenaient maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne d'autre n'eût jamais connu les Orléans ; elles le faisaient se détacher vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de différentes classes qui encombraient cette allée des Champs-Élysées, et au milieu desquels j'admirais qu'il consentît à figurer sans réclamer d'eux d'égards spéciaux, qu'aucun d'ailleurs ne songeait à lui rendre, tant était profond l'incognito dont il était enveloppé.
Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au mien quoiqu'il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l'air de me connaître. (Cela me rappela qu'il m'avait pourtant vu bien souvent à la campagne ; souvenir que j'avais gardé mais dans l'ombre, parce que depuis que j'avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père, et non plus le Swann de Combray ; comme les idées sur lesquelles j'embranchais maintenant son nom étaient différentes des idées dans le réseau desquelles il était autrefois compris et que je n'utilisais plus jamais quand j'avais à penser à lui, il était devenu un personnage nouveau ; je le rattachai pourtant par une ligne artificielle, secondaire et transversale à notre invité d'autrefois ; et comme rien n'avait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où aux yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux Champs-Élysées et à qui heureusement Gilberte n'avait peut-être pas dit mon nom, je m'étais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant qu'elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents à la table du jardin.) Il disait à Gilberte qu'il lui permettait de faire une partie, qu'il pouvait attendre un quart d'heure, et s'asseyant comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d'un coeur et sont comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en des lieux d'asile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination d'offrir en abondance les fruits ou les graines qu'il avait l'air d'y picorer, tel autre sur le front de la statue, qu'il semblait surmonter d'un de ces objets en émail desquels la polychromie varie dans certaines oeuvres antiques la monotonie de la pierre, et d'un attribut, qui quand la déesse le porte lui vaut une épithète particulière, et en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une divinité nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui n'avait pas réalisé mes espérances, je n'eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.
« J'avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt arrivée, vous allez partir ! Tâchez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler. »
Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu'elle me répondit :
« Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas ! j'ai un grand goûter ; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir de ses fenêtres l'arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël et les vacances du jour de l'An. Peut-être on va m'emmener dans le Midi. Ce que ce serait chic ! quoique cela me fera manquer un arbre de Noël ; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car j'irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m'appelle. »
Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de soleil, comme au soir d'une fête qui est finie. Je ne pouvais pas traîner mes jambes.
« Ça n'est pas étonnant, dit Françoise, ce n'est pas un temps de saison, il fait trop chaud. Hélas ! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien des pauvres malades, c'est à croire que là-haut aussi tout se détraque. »
Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon esprit dès qu'il songeait à elle, la position particulière, unique – fût-elle affligeante – où me plaçait inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne d'un pli mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque d'indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait un sourire qui n'était que l'ébauche timide d'un baiser. Et quand vint l'heure du courrier, je me dis ce soir-là comme tous les autres : « Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin qu'elle n'a jamais cessé de m'aimer, et m'expliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher jusqu'ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris l'apparence de la Gilberte simple camarade. »
Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la lire, je m'en récitais chaque phrase. Tout d'un coup je m'arrêtais effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là puisque c'était moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m'efforçais de détourner ma pensée des mots que j'aurais aimé qu'elle m'écrivît, par peur en les énonçant, d'exclure justement ceux-là, – les plus chers, les plus désirés – du champ des réalisations possibles. Même si par une invraisemblable coïncidence, c'eût été justement la lettre que j'avais inventée que de son côté m'eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon oeuvre je n'eusse pas eu l'impression de recevoir quelque chose qui ne vînt pas de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur extérieur à mon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment donné par l'amour.
En attendant je relisais une page que ne m'avait pas écrite Gilberte, mais qui du moins me venait d'elle, cette page de Bergotte sur la beauté des vieux mythes dont s'est inspiré Racine, et que, à côté de la bille d'agate, je gardais toujours auprès de moi. J'étais attendri par la bonté de mon amie qui me l'avait fait rechercher ; et comme chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu'à être heureux de reconnaître dans l'être qu'il aime des qualités que la littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont dignes d'exciter l'amour, jusqu'à les assimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités fussent-elles les plus opposées à celles que cet amour eût recherchées tant qu'il était spontané – comme Swann autrefois, le caractère esthétique de la beauté d'Odette – moi, qui avais d'abord aimé Gilberte, dès Combray, à cause de tout l'inconnu de sa vie, dans lequel j'aurais voulu me précipiter, m'incarner, en délaissant la mienne qui ne m'était plus rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que de cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un jour l'humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui le soir m'aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui j'avais d'abord aimé Gilberte, avant même de l'avoir vue, maintenant c'était surtout à cause de Gilberte que je l'aimais. Avec autant de plaisir que les pages qu'il avait écrites sur Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire blancs et noué d'un flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait apportées. Je baisais la bille d'agate qui était la meilleure part du coeur de mon amie, la part qui n'était pas frivole, mais fidèle, et qui bien que parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait près de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beauté de cette pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte, que j'étais heureux d'associer à l'idée de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments où celui-ci ne m'apparaissait plus que comme un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je m'apercevais qu'elles étaient antérieures à cet amour, qu'elles ne lui ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent ou par les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que rien dans le livre ni dans la pierre n'eût été autre si Gilberte ne m'avait pas aimé et que rien par conséquent ne m'autorisait à lire en eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans cesse du lendemain l'aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l'ombre de moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils arrachés et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à mon bonheur, dans un ordre différent qu'elle donnait à tous ses ouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne commençant pas par décider que j'étais aimé, elle recueillait les actions de Gilberte qui m'avaient semblé inexplicables et ses fautes que j'avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il semblait dire, cet ordre nouveau, qu'en voyant Gilberte, au lieu qu'elle vînt aux Champs-Élysées, aller à une matinée, faire des courses avec son institutrice et se préparer à une absence pour les vacances du jour de l'An, j'avais tort de penser : « C'est qu'elle est frivole ou docile. » Car elle eût cessé d'être l'un ou l'autre si elle m'avait aimé, et si elle avait été forcée d'obéir c'eût été avec le même désespoir que j'avais les jours où je ne la voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que c'était qu'aimer puisque j'aimais Gilberte ; il me faisait remarquer le souci perpétuel que j'avais de me faire valoir à ses yeux, à cause duquel j'essayais de persuader à ma mère d'acheter à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutôt de ne plus m'envoyer aux Champs-Élysées avec cette bonne dont je rougissais (à quoi ma mère répondait que j'étais injuste pour Françoise, que c'était une brave femme qui nous était dévouée), et aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois d'avance je ne pensais qu'à tâcher d'apprendre à quelle époque elle quitterait Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable un lieu d'exil si elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées ; et il n'avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire appréciait son institutrice, sans s'inquiéter de ce que j'en pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-Élysées, si c'était pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c'était pour sortir avec sa mère. Et à supposer même qu'elle m'eût permis d'aller passer les vacances au même endroit qu'elle, du moins pour choisir cet endroit elle s'occupait du désir de ses parents, de mille amusements dont on lui avait parlé et nullement que ce fût celui où ma famille avait l'intention de m'envoyer. Quand elle m'assurait parfois qu'elle m'aimait moins qu'un de ses amis, moins qu'elle ne m'aimait la veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu'il fallait faire pour qu'elle recommençât à m'aimer autant, pour qu'elle m'aimât plus que les autres ; je voulais qu'elle me dît que c'était déjà fait, je l'en suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour moi à son gré, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots qu'elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je donc pas que ce que j'éprouvais, moi, pour elle, ne dépendait ni de ses actions, ni de ma volonté ?
Il disait enfin, l'ordre nouveau dessiné par l'ouvrière invisible, que si nous pouvons désirer que les actions d'une personne qui nous a peinés jusqu'ici n'aient pas été sincères, il y a dans leur suite une clarté contre quoi notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu'à lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.
Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait ; elles le persuadaient que le lendemain ne serait pas différent de ce qu'avaient été tous les autres jours ; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà pour pouvoir changer, c'était l'indifférence ; que dans mon amitié avec Gilberte, c'est moi seul qui aimais. « C'est vrai, répondait mon amour, il n'y a plus rien à faire de cette amitié-là, elle ne changera pas. » Alors dès le lendemain (ou attendant une fête s'il y en avait une prochaine, un anniversaire, le Nouvel An peut-être, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant l'héritage du passé, en n'acceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre amitié ancienne et de jeter les bases d'une nouvelle amitié.
J'avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce qu'on pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, me semblait contenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité chevaleresque aussi, à propos de n'importe quoi, je disais le nom de cette rue, si bien que mon père me demandait, n'étant pas comme ma mère et ma grand-mère au courant de mon amour :
« Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle n'a rien d'extraordinaire, elle est très agréable à habiter parce qu'elle est à deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas. »
Je m'arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom de Swann ; certes je me le répétais mentalement sans cesse ; mais j'avais besoin aussi d'entendre sa sonorité délicieuse et de me faire jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swann d'ailleurs que je connaissais depuis si longtemps, était maintenant pour moi, ainsi qu'il arrive à certains aphasiques à l'égard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il était toujours présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pas s'habituer à lui. Je le décomposais, je l'épelais, son orthographe était pour moi une surprise. Et en même temps que d'être familier, il avait cessé de me paraître innocent. Les joies que je prenais à l'entendre, je les croyais si coupables, qu'il me semblait qu'on devinait ma pensée et qu'on changeait la conversation si je cherchais à l'y amener. Je me rabattais sur les sujets qui touchaient encore à Gilberte, je rabâchais sans fin les mêmes paroles, et j'avais beau savoir que ce n'était que des paroles – des paroles prononcées loin d'elle, qu'elle n'entendait pas, des paroles sans vertu qui répétaient ce qui était, mais ne le pouvaient modifier – pourtant il me semblait qu'à force de manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j'en ferais peut-être sortir quelque chose d'heureux. Je redisais à mes parents que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition énoncée pour la centième fois allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer Gilberte venant à tout jamais vivre avec nous. Je reprenais l'éloge de la vieille dame qui lisait les Débats (j'avais insinué à mes parents que c'était une ambassadrice ou peut-être une altesse) et je continuais à célébrer sa beauté, sa magnificence, sa noblesse, jusqu'au jour où je dis que d'après le nom qu'avait prononcé Gilberte elle devait s'appeler Mme Blatin.
« Oh ! mais je vois ce que c'est, s'écria ma mère tandis que je me sentais rougir de honte. À la garde ! À la garde ! comme aurait dit ton pauvre grand-père. Et c'est elle que tu trouves belle ! Mais elle est horrible et elle l'a toujours été. C'est la veuve d'un huissier. Tu ne te rappelles pas quand tu étais enfant les manèges que je faisais pour l'éviter à la leçon de gymnastique où, sans me connaître, elle voulait venir me parler sous prétexte de me dire que tu étais “trop beau pour un garçon”. Elle a toujours eu la rage de connaître du monde et il faut bien qu'elle soit une espèce de folle comme j'ai toujours pensé, si elle connaît vraiment Mme Swann. Car si elle était d'un milieu fort commun, au moins il n'y a jamais rien eu que je sache à dire sur elle. Mais il fallait toujours qu'elle se fasse des relations. Elle est horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse d'embarras. »
Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon temps à table, à me tirer sur le nez et à me frotter les yeux. Mon père disait : « Cet enfant est idiot, il deviendra affreux. » J'aurais surtout voulu être aussi chauve que Swann. Il me semblait un être si extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je fréquentais le connussent aussi et que dans les hasards d'une journée quelconque on pût être amené à le rencontrer. Et une fois, ma mère, en train de nous raconter comme chaque soir à dîner, les courses qu'elle avait faites dans l'après-midi, rien qu'en disant : « À ce propos, devinez qui j'ai rencontré aux Trois Quartiers, au rayon des parapluies : Swann », fit éclore au milieu de son récit, fort aride pour moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique volupté, d'apprendre que cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle, Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements grands et minimes, également indifférents, celui-là éveillait en moi ces vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour pour Gilberte. Mon père disait que je ne m'intéressais à rien parce que je n'écoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que pouvait avoir la visite du roi Théodose, en ce moment l'hôte de la France et, prétendait-on, son allié. Mais combien en revanche, j'avais envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine !
« Est-ce que vous vous êtes dit bonjour ? demandai-je.
— Mais naturellement », répondit ma mère qui avait toujours l'air de craindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on eût cherché à les réconcilier plus qu'elle ne souhaitait, à cause de Mme Swann qu'elle ne voulait pas connaître. « C'est lui qui est venu me saluer, je ne le voyais pas.
— Mais alors, vous n'êtes pas brouillés ?
— Brouillés ? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillés », répondit-elle vivement comme si j'avais attenté à la fiction de ses bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un « rapprochement ».
« Il pourrait t'en vouloir de ne plus l'inviter.
— On n'est pas obligé d'inviter tout le monde ; est-ce qu'il m'invite ? Je ne connais pas sa femme.
— Mais il venait bien à Combray.
— Eh bien oui ! il venait à Combray, et puis à Paris il a autre chose à faire et moi aussi. Mais je t'assure que nous n'avions pas du tout l'air de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un moment ensemble parce qu'on ne lui apportait pas son paquet. Il m'a demandé de tes nouvelles, il m'a dit que tu jouais avec sa fille », ajouta ma mère, m'émerveillant du prodige que j'existasse dans l'esprit de Swann, bien plus, que ce fût d'une façon assez complète, pour que, quand je tremblais d'amour devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour de ma qualité de camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents, leur famille, l'endroit que nous habitions, certaines particularités de notre vie d'autrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon des Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où il l'avait vue, une personne définie avec qui il avait des souvenirs communs qui avaient motivé chez lui le mouvement de s'approcher d'elle, le geste de la saluer.
Ni elle d'ailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler des grands-parents de Swann, du titre d'agent de change honoraire, un plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et consacré dans le Paris social une certaine famille comme elle avait fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces ornements, j'étais seul à les voir. De même que mon père et ma mère trouvaient la maison qu'habitait Swann pareille aux autres maisons construites en même temps dans le quartier du Bois, de même la famille de Swann leur semblait du même genre que beaucoup d'autres familles d'agents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de l'univers et ne lui trouvaient rien d'unique. Ce qu'au contraire ils y appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus élevé, ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils parlaient d'une autre qui l'était mieux, mais qui n'avait rien à voir avec Gilberte, ou de financiers d'un cran supérieur à son grand-père ; et s'ils avaient eu l'air un moment d'être du même avis que moi, c'était par un malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. C'est que, pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans celui des couleurs l'infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont m'avait doté l'amour.
Les jours où Gilberte m'avait annoncé qu'elle ne devait pas venir aux Champs-Élysées, je tâchais de faire des promenades qui me rapprochassent un peu d'elle. Parfois j'emmenais Françoise en pèlerinage devant la maison qu'habitaient les Swann. Je lui faisais répéter sans fin ce que, par l'institutrice, elle avait appris relativement à Mme Swann. « Il paraît qu'elle a bien confiance à des médailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic-tac d'horloge dans le mur, ou si elle a vu un chat à ménuit, ou si le bois d'un meuble, il a craqué. Ah ! c'est une personne très croyante ! » J'étais si amoureux de Gilberte que si sur le chemin j'apercevais leur vieux maître d'hôtel promenant un chien, l'émotion m'obligeait à m'arrêter, j'attachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait :
« Qu'est-ce que vous avez ? »
Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochère où un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans les galons de sa livrée du même charme douloureux que j'avais ressenti dans le nom de Gilberte, avait l'air de savoir que j'étais de ceux à qui une indignité originelle interdirait toujours de pénétrer dans la vie mystérieuse qu'il était chargé de garder et sur laquelle les fenêtres de l'entresol paraissaient conscientes d'être refermées, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs rideaux de mousseline à n'importe quelles autres fenêtres, qu'aux regards de Gilberte. D'autres fois nous allions sur les boulevards et je me postais à l'entrée de la rue Duphot ; on m'avait dit qu'on pouvait souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste ; et mon imagination différenciait tellement le père de Gilberte du reste de l'humanité, sa présence au milieu du monde réel y introduisait tant de merveilleux, que, avant même d'arriver à la Madeleine, j'étais ému à la pensée d'approcher d'une rue où pouvait se produire inopinément l'apparition surnaturelle.
Mais le plus souvent – quand je ne devais pas voir Gilberte – comme j'avais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans l'allée « des Acacias », autour du grand Lac, et dans l'allée de la « Reine-Marguerite », je dirigeais Françoise du côté du bois de Boulogne. Il était pour moi comme ces jardins zoologiques où l'on voit rassemblés des flores diverses et des paysages opposés ; où, après une colline on trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière, une fosse, une colline, un marais, mais où l'on sait qu'ils ne sont là que pour fournir aux ébats de l'hippopotame, des zèbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et du héron, un milieu approprié ou un cadre pittoresque ; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petits mondes divers et clos – faisant succéder quelque ferme plantée d'arbres rouges, de chênes d'Amérique, comme une exploitation agricole dans la Virginie, à une sapinière au bord du lac, ou à une futaie d'où surgit tout à coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux d'une bête, quelque promeneuse rapide, – il était le Jardin des femmes ; et – comme l'allée de Myrtes de L'Énéide –, plantée pour elles d'arbres d'une seule essence, l'allée des Acacias était fréquentée par les Beautés célèbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d'où elle se jette dans l'eau, transporte de joie les enfants qui savent qu'ils vont voir l'otarie, bien avant d'arriver à l'allée des Acacias leur parfum qui, irradiant alentour, faisait sentir de loin l'approche et la singularité d'une puissante et molle individualité végétale ; puis, quand je me rapprochais, le faîte aperçu de leur frondaison légère et mièvre, d'une élégance facile, d'une coupe coquette et d'un mince tissu, sur laquelle des centaines de fleurs s'étaient abattues comme des colonies ailées et vibratiles de parasites précieux ; enfin jusqu'à leur nom féminin, désoeuvré et doux, me faisaient battre le coeur mais d'un désir mondain, comme ces valses qui ne nous évoquent plus que le nom des belles invitées que l'huissier annonce à l'entrée d'un bal. On m'avait dit que je verrais dans l'allée certaines élégantes que, bien qu'elles n'eussent pas toutes été épousées, l'on citait habituellement à côté de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre ; leur nouveau nom, quand il y en avait un, n'était qu'une sorte d'incognito que ceux qui voulaient parler d'elles avaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau – dans l'ordre des élégances féminines – était régi par des lois occultes à la connaissance desquelles elles avaient été initiées, et qu'elles avaient le pouvoir de le réaliser, j'acceptais d'avance comme une révélation l'apparition de leur toilette, de leur attelage, de mille détails au sein desquels je mettais ma croyance comme une âme intérieure qui donnait la cohésion d'un chef-d'oeuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais c'est Mme Swann que je voulais voir, et j'attendais qu'elle passât, ému comme si ç'avait été Gilberte, dont les parents, imprégnés comme tout ce qui l'entourait, de son charme, excitaient en moi autant d'amour qu'elle, même un trouble plus douloureux (parce que leur point de contact avec elle était cette partie intestine de sa vie qui m'était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on le verra, qu'ils n'aimaient pas que je jouasse avec elle) ce sentiment de vénération que nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal.
J'assignais la première place à la simplicité, dans l'ordre des mérites esthétiques et des grandeurs mondaines quand j'apercevais Mme Swann à pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémenté d'une aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, pressée, traversant l'allée des Acacias comme si ç'avait été seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et répondant d'un clin d'oeil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne n'avait autant de chic. Mais au lieu de la simplicité, c'est le faste que je mettais au plus haut rang, si, après que j'avais forcé Françoise, qui n'en pouvait plus et disait que les jambes « lui rentraient », à faire les cent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l'allée qui vient de la porte Dauphine – image pour moi d'un prestige royal, d'une arrivée souveraine telle qu'aucune reine véritable n'a pu m'en donner l'impression dans la suite, parce que j'avais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expérimentale – emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d'un petit groom rappelant le « tigre » de « feu Baudenord », je voyais – ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon coeur par une nette et épuisante blessure – une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe « dernier cri » des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d'un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d'où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d'une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et qu'elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en réalité disait aux uns : « Je me rappelle très bien, c'était exquis ! » ; à d'autres : « Comme j'aurais aimé ! ç'a été la mauvaise chance ! » ; à d'autres : « Mais si vous voulez ! Je vais suivre encore un moment la file et dès que je pourrai, je couperai. » Quand passaient des inconnus, elle laissait cependant autour de ses lèvres un sourire oisif, comme tourné vers l'attente ou le souvenir d'un ami et qui faisait dire : « Comme elle est belle ! » Et pour certains hommes seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et qui signifiait : « Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de vipère, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler ! Est-ce que je m'occupe de vous, moi ? » Coquelin passait en discourant au milieu d'amis qui l'écoutaient et faisait avec la main à des personnes en voiture, un large bonjour de théâtre. Mais je ne pensais qu'à Mme Swann et je faisais semblant de ne pas l'avoir vue, car je savais qu'arrivée à la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de couper la file et de l'arrêter pour qu'elle pût descendre l'allée à pied. Et les jours où je me sentais le courage de passer à côté d'elle, j'entraînais Françoise dans cette direction. À un moment en effet, c'est dans l'allée des piétons, marchant vers nous, que j'apercevais Mme Swann laissant s'étaler derrière elle la longue traîne de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple imagine les reines, d'étoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas, abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire et son but avaient été de prendre de l'exercice, sans penser qu'elle était vue et que toutes les têtes étaient tournées vers elle. Parfois pourtant quand elle s'était retournée pour appeler son lévrier, elle jetait imperceptiblement un regard circulaire autour d'elle.
Ceux mêmes qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque chose de singulier et d'excessif – ou peut-être par une radiation télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements dans la foule ignorante aux moments où la Berma était sublime – que ce devait être quelque personne connue. Ils se demandaient : « Qui est-ce ? », interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette comme un point de repère pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitôt. D'autres promeneurs, s'arrêtant à demi, disaient :
« Vous savez qui c'est ? Mme Swann ! Cela ne vous dit rien ? Odette de Crécy ?
— Odette de Crécy ? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes… Mais savez-vous qu'elle ne doit plus être de la première jeunesse ! Je me rappelle que j'ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon.
— Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est maintenant Mme Swann, la femme d'un monsieur du Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore superbe.
— Oui, mais si vous l'aviez connue à ce moment-là, ce qu'elle était jolie ! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever. »
Sans entendre les réflexions, je percevais autour d'elle le murmure indistinct de la célébrité. Mon coeur battait d'impatience quand je pensais qu'il allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieu desquels je remarquais avec désolation que n'était pas un banquier mulâtre par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune homme inconnu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans la connaître, à vrai dire, mais je m'y croyais autorisé parce que mes parents connaissaient son mari et que j'étais le camarade de sa fille) cette femme dont la réputation de beauté, d'inconduite et d'élégance était universelle. Mais déjà j'étais tout près de Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si prolongé, qu'elle ne pouvait s'empêcher de sourire. Des gens riaient. Quant à elle, elle ne m'avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais j'étais pour elle – comme un des gardes du Bois, ou le batelier ou les canards du lac à qui elle jetait du pain – un des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de caractères individuels qu'un « emploi de théâtre », de ses promenades au Bois. Certains jours où je ne l'avais pas vue allée des Acacias, il m'arrivait de la rencontrer dans l'allée de la Reine-Marguerite où vont les femmes qui cherchent à être seules, ou à avoir l'air de chercher à l'être ; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe par quelque ami, souvent coiffé d'un « tube » gris, que je ne connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs deux voitures suivaient.
Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l'ai retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un des premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les maisons, la proximité et la privation du spectacle de l'automne qui s'achève si vite sans qu'on y assiste, donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu'à empêcher de dormir. Dans ma chambre fermée, elles s'interposaient depuis un mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma pensée et n'importe quel objet auquel je m'appliquais, et tourbillonnaient comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant nos yeux. Et ce matin-là, n'entendant plus la pluie tomber comme les jours précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux fermés comme aux coins d'une bouche close qui laisse échapper le secret de son bonheur, j'avais senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversées par la lumière, dans leur suprême beauté ; et ne pouvant pas davantage me tenir d'aller voir des arbres qu'autrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminée, de partir pour le bord de la mer, j'étais sorti pour aller à Trianon, en passant par le bois de Boulogne. C'était l'heure et c'était la saison où le Bois semble peut-être le plus multiple, non seulement parce qu'il est plus subdivisé, mais encore parce qu'il l'est autrement. Même dans les parties découvertes où l'on embrasse un grand espace, çà et là, en face des sombres masses lointaines des arbres qui n'avaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l'été, un double rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau à peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui n'aurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en pleine lumière pour la promenade épisodique de personnages qui ne seraient ajoutés que plus tard.
Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore c'était le premier éveil de ce mois de mai des feuilles, et celles d'un ampelopsis merveilleux et souriant comme une épine rose de l'hiver, depuis le matin même étaient tout en fleur. Et le Bois avait l'aspect provisoire et factice d'une pépinière ou d'un parc, où soit dans un intérêt botanique, soit pour la préparation d'une fête, on vient d'installer, au milieu des arbres de sorte commune qui n'ont pas encore été déplantés, deux ou trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et qui semblent autour d'eux réserver du vide, donner de l'air, faire de la clarté. Ainsi c'était la saison où le bois de Boulogne trahit le plus d'essences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un assemblage composite. Et c'était aussi l'heure. Dans les endroits où les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils semblaient subir une altération de leur matière à partir du point où ils étaient touchés par la lumière du soleil, presque horizontale le matin comme elle le redeviendrait quelques heures plus tard au moment où dans le crépuscule commençant, elle s'allume comme une lampe, projette à distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait flamber les suprêmes feuilles d'un arbre qui reste le candélabre incombustible et terne de son faîte incendié. Ici, elle épaississait comme des briques, et, comme une jaune maçonnerie persane à dessins bleus, cimentait grossièrement contre le ciel les feuilles des marronniers, là au contraire les détachait de lui vers qui elles crispaient leurs doigts d'or. À mi-hauteur d'un arbre habillé de vigne vierge, elle greffait et faisait épanouir, impossible à discerner nettement dans l'éblouissement, un immense bouquet comme de fleurs rouges, peut-être une variété d'oeillet. Les différentes parties du Bois, mieux confondues l'été dans l'épaisseur et la monotonie des verdures se trouvaient dégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient voir l'entrée de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la désignait comme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en couleur, Armenonville, le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses, les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction inutile, une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en s'écartant faisaient place ou qu'une pelouse portait en avant sur sa moelleuse plate-forme. On sentait que le Bois n'était pas qu'un bois, qu'il répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres, l'exaltation que j'éprouvais n'était pas causée que par l'admiration de l'automne, mais par un désir. Grande source d'une joie que l'âme ressent d'abord sans en reconnaître la cause, sans comprendre que rien au-dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les dépassait et se portait à mon insu vers ce chef-d'oeuvre des belles promeneuses qu'ils enferment chaque jour pendant quelques heures. J'allais vers l'allée des Acacias. Je traversais des futaies où la lumière du matin qui leur imposait des divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble les tiges diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle deux arbres ; s'aidant du ciseau puissant du rayon et de l'ombre, elle retranchait à chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un seul pilier d'ombre, que délimitait l'ensoleillement d'alentour, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau d'ombre noire cernait le factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus hautes branches, elles semblaient, trempées d'une humidité étincelante, émerger seules de l'atmosphère liquide et couleur d'émeraude où la futaie tout entière était plongée comme sous la mer. Car les arbres continuaient à vivre de leur vie propre et quand ils n'avaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans l'émail blanc des sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers, rondes comme le soleil et la lune dans La Création de Michel-Ange. Mais forcés depuis tant d'années par une sorte de greffe à vivre en commun avec la femme, ils m'évoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et colorée qu'au passage ils couvrent de leurs branches et obligent à ressentir comme eux la puissance de la saison ; ils me rappelaient le temps heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidement aux lieux où des chefs-d'oeuvre d'élégance féminine se réaliseraient pour quelques instants entre les feuillages inconscients et complices. Mais la beauté que faisaient désirer les sapins et les acacias du bois de Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de Trianon que j'allais voir, n'était pas fixée en dehors de moi dans les souvenirs d'une époque historique, dans des oeuvres d'art, dans un petit temple à l'Amour au pied duquel s'amoncellent les feuilles palmées d'or.
Je rejoignis les bords du lac, j'allai jusqu'au Tir aux pigeons. L'idée de perfection que je portais en moi, je l'avais prêtée alors à la hauteur d'une victoria, à la maigreur de ces chevaux furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés de sang comme les cruels chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d'un désir de revoir ce que j'avais aimé, aussi ardent que celui qui me poussait bien des années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de nouveau sous les yeux au moment où l'énorme cocher de Mme Swann, surveillé par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que saint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes d'acier qui se débattaient effarouchées et palpitantes. Hélas ! il n'y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus qu'accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les yeux de mon corps pour savoir s'ils étaient aussi charmants que les voyaient les yeux de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas qu'ils semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d'oiseaux variés. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l'air d'une reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire, des chiffons liberty semés de fleurs comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui auraient pu se promener avec Mme Swann dans l'allée de la Reine-Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris d'autrefois, ni même un autre. Ils sortaient nu-tête. Et toutes ces parties nouvelles du spectacle, je n'avais plus de croyance à y introduire pour leur donner la consistance, l'unité, l'existence ; elles passaient éparses devant moi, au hasard, sans vérité, ne contenant en elles aucune beauté que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer. C'étaient des femmes quelconques, en l'élégance desquelles je n'avais aucune foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais quand disparaît une croyance, il lui survit – et de plus en plus vivace pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner de la réalité à des choses nouvelles – un attachement fétichiste aux anciennes qu'elle avait animées, comme si c'était en elles et non en nous que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle avait une cause contingente, la mort des Dieux.
Quelle horreur ! me disais-je : peut-on trouver ces automobiles élégantes comme étaient les anciens attelages ? je suis sans doute déjà trop vieux – mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s'entravent dans des robes qui ne sont pas même en étoffe. À quoi bon venir sous ces arbres, si rien n'est plus de ce qui s'assemblait sous ces délicats feuillages rougissants, si la vulgarité et la folie ont remplacé ce qu'ils encadraient d'exquis ? Quelle horreur ! Ma consolation, c'est de penser aux femmes que j'ai connues, aujourd'hui qu'il n'y a plus d'élégance. Mais comment des gens qui contemplent ces horribles créatures sous leurs chapeaux couverts d'une volière ou d'un potager, pourraient-ils même sentir ce qu'il y avait de charmant à voir Mme Swann coiffée d'une simple capote mauve ou d'un petit chapeau que dépassait une seule fleur d'iris toute droite ? Aurais-je même pu leur faire comprendre l'émotion que j'éprouvais par les matins d'hiver à rencontrer Mme Swann à pied, en paletot de loutre, coiffée d'un simple béret que dépassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais autour de laquelle la tiédeur factice de son appartement était évoquée, rien que par le bouquet de violettes qui s'écrasait à son corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris, de l'air glacé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans une atmosphère humaine, dans l'atmosphère de cette femme, qu'avaient dans les vases et les jardinières de son salon, près du feu allumé, devant le canapé de soie, les fleurs qui regardaient par la fenêtre close la neige tomber ? D'ailleurs il ne m'eût pas suffi que les toilettes fussent les mêmes qu'en ces années-là. À cause de la solidarité qu'ont entre elles les différentes parties d'un souvenir et que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, j'aurais voulu pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devant une tasse de thé, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres, comme était encore celui de Mme Swann (l'année d'après celle où se termine la première partie de ce récit) et où luiraient les feux orangés, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre pendant des instants pareils à ceux où (comme on le verra plus tard) je n'avais pas su découvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenant, même ne me conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mêmes assez de charme. Je voulais les retrouver tels que je me les rappelais. Hélas ! il n'y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs, émaillés d'hortensias bleus. D'ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très tard. Mme Swann m'eût répondu d'un château qu'elle ne rentrerait qu'en février, bien après le temps des chrysanthèmes, si je lui avais demandé de reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir que je sentais attaché à une année lointaine, à un millésime vers lequel il ne m'était pas permis de remonter, les éléments de ce désir devenu lui-même inaccessible comme le plaisir qu'il avait jadis vainement poursuivi. Et il m'eût fallu aussi que ce fussent les mêmes femmes, celles dont la toilette m'intéressait parce que, au temps où je croyais encore, mon imagination les avait individualisées et les avait pourvues d'une légende. Hélas ! dans l'avenue des Acacias – l'allée de Myrtes – j'en revis quelques-unes, vieilles, et qui n'étaient plus que les ombres terribles de ce qu'elles avaient été, errant, cherchant désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles avaient fui depuis longtemps que j'étais encore à interroger vainement les chemins désertés. Le soleil s'était caché. La nature recommençait à régner sur le Bois d'où s'était envolée l'idée qu'il était le Jardin élyséen de la Femme ; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était gris ; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un lac ; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des cris aigus se posaient l'un après l'autre sur les grands chênes qui sous leur couronne druidique et avec une majesté dodonéenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt désaffectée, et m'aidaient à mieux comprendre la contradiction que c'est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n'être pas perçus par les sens. La réalité que j'avais connue n'existait plus. Il suffisait que Mme Swann n'arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l'Avenue fût autre. Les lieux que nous avons connus n'appartiennent pas qu'au monde de l'espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n'étaient qu'une mince tranche au milieu d'impressions contiguës qui formaient notre vie d'alors ; le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années.
Marcel Proust
A la recherche du temps perdu
2. A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs
Première partie : Autour de Mme Swann
Ma mère, quand il fut question d'avoir pour la première fois M. de Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le professeur Cottard fût en voyage et qu'elle-même eût entièrement cessé de fréquenter Swann, car l'un et l'autre eussent sans doute intéressé l'ancien ambassadeur, mon père répondit qu'un convive éminent, un savant illustre, comme Cottard, ne pouvait jamais mal faire dans un dîner, mais que Swann, avec son ostentation, avec sa manière de crier sur les toits ses moindres relations, était un vulgaire esbroufeur que le marquis de Norpois eût sans doute trouvé, selon son expression, « puant ». Or cette réponse de mon père demande quelques mots d'explication, certaines personnes se souvenant peut-être d'un Cottard bien médiocre et d'un Swann poussant jusqu'à la plus extrême délicatesse, en matière mondaine, la modestie et la discrétion. Mais pour ce qui regarde celui-ci, il était arrivé qu'au « fils Swann » et aussi au Swann du Jockey, l'ancien ami de mes parents avait ajouté une personnalité nouvelle (et qui ne devait pas être la dernière), celle de mari d'Odette. Adaptant aux humbles ambitions de cette femme, l'instinct, le désir, l'industrie, qu'il avait toujours eus, il s'était ingénié à se bâtir, fort au-dessous de l'ancienne, une position nouvelle et appropriée à la compagne qui l'occuperait avec lui. Or il s'y montrait un autre homme. Puisque (tout en continuant à fréquenter seul ses amis personnels, à qui il ne voulait pas imposer Odette quand ils ne lui demandaient pas spontanément à la connaître) c'était une seconde vie qu'il commençait, en commun avec sa femme, au milieu d'êtres nouveaux, on eût encore compris que pour mesurer le rang de ceux-ci, et par conséquent le plaisir d'amour-propre qu'il pouvait éprouver à les recevoir, il se fût servi, comme point de comparaison, non pas des gens les plus brillants qui formaient sa société avant son mariage, mais des relations antérieures d'Odette. Mais, même quand on savait que c'était avec d'inélégants fonctionnaires, avec des femmes tarées, parure des bals de ministères, qu'il désirait de se lier, on était étonné de l'entendre, lui qui autrefois et même encore aujourd'hui dissimulait si gracieusement une invitation de Twickenham ou de Buckingham Palace, faire sonner bien haut que la femme d'un sous-chef de cabinet était venue rendre sa visite à Mme Swann. On dira peut-être que cela tenait à ce que la simplicité du Swann élégant n'avait été chez lui qu'une forme plus raffinée de la vanité et que, comme certains israélites, l'ancien ami de mes parents avait pu présenter tour à tour les états successifs par où avaient passé ceux de sa race, depuis le snobisme le plus naïf et la plus grossière goujaterie jusqu'à la plus fine politesse. Mais la principale raison, et celle-là applicable à l'humanité en général, était que nos vertus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de quoi nous gardions la disponibilité permanente ; elles finissent par s'associer si étroitement dans notre esprit avec les actions à l'occasion desquelles nous nous sommes fait un devoir de les exercer, que si surgit pour nous une activité d'un autre ordre, elle nous prend au dépourvu et sans que nous ayons seulement l'idée qu'elle pourrait comporter la mise en oeuvre de ces mêmes vertus. Swann empressé avec ces nouvelles relations et les citant avec fierté, était comme ces grands artistes modestes ou généreux qui, s'ils se mettent à la fin de leur vie à se mêler de cuisine ou de jardinage, étalent une satisfaction naïve des louanges qu'on donne à leurs plats ou à leurs plates-bandes pour lesquels ils n'admettent pas la critique qu'ils acceptent aisément s'il s'agit de leurs chefs-d'oeuvre ; ou bien qui, donnant une de leurs toiles pour rien, ne peuvent en revanche sans mauvaise humeur perdre quarante sous aux dominos.
Quant au professeur Cottard, on le reverra, longuement, beaucoup plus loin, chez la Patronne, au château de la Raspelière. Qu'il suffise actuellement, à son égard, de faire observer d'abord ceci : pour Swann, à la rigueur, le changement peut surprendre puisqu'il était accompli et non soupçonné de moi quand je voyais le père de Gilberte aux Champs-Élysées, où d'ailleurs ne m'adressant pas la parole il ne pouvait faire étalage devant moi de ses relations politiques (il est vrai que s'il l'eût fait, je ne me fusse peut-être pas aperçu tout de suite de sa vanité, car l'idée qu'on s'est faite longtemps d'une personne bouche les yeux et les oreilles ; ma mère pendant trois ans ne distingua pas plus le fard qu'une de ses nièces se mettait aux lèvres que s'il eût été invisiblement dissous entièrement dans un liquide ; jusqu'au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien quelque autre cause amena le phénomène appelé sursaturation ; tout le fard non aperçu cristallisa et ma mère devant cette débauche soudaine de couleurs déclara comme on eût fait à Combray que c'était une honte et cessa presque toute relation avec sa nièce). Mais pour Cottard au contraire, l'époque où on l'a vu assister aux débuts de Swann chez les Verdurin était déjà assez lointaine ; or les honneurs, les titres officiels viennent avec les années. Deuxièmement, on peut être illettré, faire des calembours stupides, et posséder un don particulier qu'aucune culture générale ne remplace, comme le don du grand stratège ou du grand clinicien. Ce n'est pas seulement en effet comme un praticien obscur, devenu, à la longue, notoriété européenne, que ses confrères considéraient Cottard. Les plus intelligents d'entre les jeunes médecins déclarèrent – au moins pendant quelques années, car les modes changent étant nées elles-mêmes du besoin de changement – que si jamais ils tombaient malades, Cottard était le seul maître auquel ils confieraient leur peau. Sans doute ils préféraient le commerce de certains chefs plus lettrés, plus artistes, avec lesquels ils pouvaient parler de Nietzsche, de Wagner. Quand on faisait de la musique chez Mme Cottard, aux soirées où elle recevait, avec l'espoir qu'il devînt un jour doyen de la Faculté, les collègues et les élèves de son mari, celui-ci, au lieu d'écouter, préférait jouer aux cartes dans un salon voisin. Mais on vantait la promptitude, la profondeur, la sûreté de son coup d'oeil, de son diagnostic. En troisième lieu, en ce qui concerne l'ensemble de façons que le professeur Cottard montrait à un homme comme mon père, remarquons que la nature que nous faisons paraître dans la seconde partie de notre vie n'est pas toujours, si elle l'est souvent, notre nature première développée ou flétrie, grossie ou atténuée ; elle est quelquefois une nature inverse, un véritable vêtement retourné. Sauf chez les Verdurin qui s'étaient engoués de lui, l'air hésitant de Cottard, sa timidité, son amabilité excessives, lui avaient, dans sa jeunesse, valu de perpétuels brocards. Quel ami charitable lui conseilla l'air glacial ? L'importance de sa situation lui rendit plus aisé de le prendre. Partout, sinon chez les Verdurin où il redevenait instinctivement lui-même, il se rendit froid, volontiers silencieux, péremptoire quand il fallait parler, n'oubliait pas de dire des choses désagréables. Il put faire l'essai de cette nouvelle attitude devant des clients qui ne l'ayant pas encore vu, n'étaient pas à même de faire des comparaisons et eussent été bien étonnés d'apprendre qu'il n'était pas un homme d'une rudesse naturelle. C'est surtout à l'impassibilité qu'il s'efforçait et même dans son service d'hôpital, quand il débitait quelques-uns de ces calembours qui faisaient rire tout le monde, du chef de clinique au plus récent externe, il le faisait toujours sans qu'un muscle bougeât dans sa figure d'ailleurs méconnaissable depuis qu'il avait rasé barbe et moustaches.
Disons pour finir qui était le marquis de Norpois. Il avait été ministre plénipotentiaire avant la guerre et ambassadeur au 16 Mai, et, malgré cela, au grand étonnement de beaucoup, chargé plusieurs fois, depuis, de représenter la France dans des missions extraordinaires – et même comme contrôleur de la Dette, en Égypte, où grâce à ses grandes capacités financières il avait rendu d'importants services – par des cabinets radicaux qu'un simple bourgeois réactionnaire se fût refusé à servir, et auxquels le passé de M. de Norpois, ses attaches, ses opinions eussent dû le rendre suspect. Mais ces ministres avancés semblaient se rendre compte qu'ils montraient par une telle désignation quelle largeur d'esprit était la leur dès qu'il s'agissait des intérêts supérieurs de la France, se mettaient hors de pair des hommes politiques en méritant que le Journal des débats lui-même les qualifiât d'hommes d'État et bénéficiaient enfin du prestige qui s'attache à un nom aristocratique et de l'intérêt qu'éveille comme un coup de théâtre un choix inattendu. Et ils savaient aussi que ces avantages ils pouvaient, en faisant appel à M. de Norpois, les recueillir sans avoir à craindre de celui-ci un manque de loyalisme politique contre lequel la naissance du marquis devait non pas les mettre en garde, mais les garantir. Et en cela le gouvernement de la République ne se trompait pas. C'est d'abord parce qu'une certaine aristocratie, élevée dès l'enfance à considérer son nom comme un avantage intérieur que rien ne peut lui enlever (et dont ses pairs, ou ceux qui sont de naissance plus haute encore, connaissent assez exactement la valeur), sait qu'elle peut s'éviter, car ils ne lui ajouteraient rien, les efforts que sans résultat ultérieur appréciable font tant de bourgeois pour ne professer que des opinions bien portées et ne fréquenter que des gens bien pensants. En revanche, soucieuse de se grandir aux yeux des familles princières ou ducales au-dessous desquelles elle est immédiatement située, cette aristocratie sait qu'elle ne le peut qu'en augmentant son nom de ce qu'il ne contenait pas, de ce qui fait qu'à nom égal, elle prévaudra : une influence politique, une réputation littéraire ou artistique, une grande fortune. Et les frais dont elle se dispense à l'égard de l'inutile hobereau recherché des bourgeois et de la stérile amitié duquel un prince ne lui saurait aucun gré, elle les prodiguera aux hommes politiques, fussent-ils francs-maçons, qui peuvent faire arriver dans les ambassades ou patronner dans les élections, aux artistes ou aux savants dont l'appui aide à « percer » dans la branche où ils priment, à tous ceux enfin qui sont en mesure de conférer une illustration nouvelle ou de faire réussir un riche mariage.
Mais en ce qui concernait M. de Norpois, il y avait surtout que, dans une longue pratique de la diplomatie, il s'était imbu de cet esprit négatif, routinier, conservateur, dit « esprit de gouvernement » et qui est, en effet, celui de tous les gouvernements et, en particulier, sous tous les gouvernements, l'esprit des chancelleries. Il avait puisé dans la Carrière l'aversion, la crainte et le mépris de ces procédés plus ou moins révolutionnaires, et à tout le moins incorrects, que sont les procédés des oppositions. Sauf chez quelques illettrés du peuple et du monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche, ce n'est pas la communauté des opinions, c'est la consanguinité des esprits. Un académicien du genre de Legouvé et qui serait partisan des classiques, eût applaudi plus volontiers à l'éloge de Victor Hugo par Maxime Du Camp ou Mézières, qu'à celui de Boileau par Claudel. Un même nationalisme suffit à rapprocher Barrès de ses électeurs qui ne doivent pas faire grande différence entre lui et M. Georges Berry, mais non de ceux de ses collègues de l'Académie qui, ayant ses opinions politiques mais un autre genre d'esprit, lui préféreront même des adversaires comme MM. Ribot et Deschanel, dont à leur tour de fidèles monarchistes se sentent beaucoup plus près que de Maurras et de Léon Daudet qui souhaitent cependant aussi le retour du roi. Avare de ses mots non seulement par pli professionnel de prudence et de réserve, mais aussi parce qu'ils ont plus de prix, offrent plus de nuances aux yeux d'hommes dont les efforts de dix années pour rapprocher deux pays se résument, se traduisent – dans un discours, dans un protocole – par un simple adjectif, banal en apparence, mais où ils voient tout un monde, M. de Norpois passait pour très froid à la Commission, où il siégeait à côté de mon père et où chacun félicitait celui-ci de l'amitié que lui témoignait l'ancien ambassadeur. Elle étonnait mon père tout le premier. Car étant généralement peu aimable, il avait l'habitude de n'être pas recherché en dehors du cercle de ses intimes et l'avouait avec simplicité. Il avait conscience qu'il y avait dans les avances du diplomate un effet de ce point de vue tout individuel où chacun se place pour décider de ses sympathies, et d'où toutes les qualités intellectuelles ou la sensibilité d'une personne ne seront pas auprès de l'un de nous qu'elle ennuie ou agace une aussi bonne recommandation que la rondeur et la gaieté d'une autre qui passerait, aux yeux de beaucoup, pour vide, frivole et nulle. « De Norpois m'a invité de nouveau à dîner ; c'est extraordinaire ; tout le monde en est stupéfait à la Commission où il n'a de relations privées avec personne. Je suis sûr qu'il va encore me raconter des choses palpitantes sur la guerre de 70. » Mon père savait que seul peut-être, M. de Norpois avait averti l'Empereur de la puissance grandissante et des intentions belliqueuses de la Prusse, et que Bismarck avait pour son intelligence une estime particulière. Dernièrement encore, à l'Opéra, pendant le gala offert au roi Théodose, les journaux avaient remarqué l'entretien prolongé que le souverain avait accordé à M. de Norpois. « Il faudra que je sache si cette visite du roi a vraiment de l'importance », nous dit mon père qui s'intéressait beaucoup à la politique étrangère. « Je sais bien que le père Norpois est très boutonné, mais avec moi, il s'ouvre si gentiment. »
Quant à ma mère, peut-être l'ambassadeur n'avait-il pas par lui-même le genre d'intelligence vers lequel elle se sentait le plus attirée. Et je dois dire que la conversation de M. de Norpois était un répertoire si complet des formes surannées du langage particulières à une carrière, à une classe et à un temps – un temps qui, pour cette carrière et cette classe-là, pourrait bien ne pas être tout à fait aboli – que je regrette parfois de n'avoir pas retenu purement et simplement les propos que je lui ai entendu tenir. J'aurais ainsi obtenu un effet de démodé, à aussi bon compte et de la même façon que cet acteur du Palais-Royal à qui on demandait où il pouvait trouver ses surprenants chapeaux et qui répondait : « Je ne trouve pas mes chapeaux. Je les garde. » En un mot, je crois que ma mère jugeait M. de Norpois un peu « vieux jeu », ce qui était loin de lui sembler déplaisant au point de vue des manières, mais la charmait moins dans le domaine, sinon des idées – car celles de M. de Norpois étaient fort modernes – mais des expressions. Seulement, elle sentait que c'était flatter délicatement son mari que de lui parler avec admiration du diplomate qui lui marquait une prédilection si rare. En fortifiant dans l'esprit de mon père la bonne opinion qu'il avait de M. de Norpois, et par là en le conduisant à en prendre une bonne aussi de lui-même, elle avait conscience de remplir celui de ses devoirs qui consistait à rendre la vie agréable à son époux, comme elle faisait quand elle veillait à ce que la cuisine fût soignée et le service silencieux. Et comme elle était incapable de mentir à mon père, elle s'entraînait elle-même à admirer l'ambassadeur pour pouvoir le louer avec sincérité. D'ailleurs, elle goûtait naturellement son air de bonté, sa politesse un peu désuète (et si cérémonieuse que quand, marchant en redressant sa haute taille, il apercevait ma mère qui passait en voiture, avant de lui envoyer un coup de chapeau, il jetait au loin un cigare à peine commencé), sa conversation si mesurée, où il parlait de lui-même le moins possible et tenait toujours compte de ce qui pouvait être agréable à l'interlocuteur, sa ponctualité tellement surprenante à répondre à une lettre que quand venant de lui en envoyer une, mon père reconnaissait l'écriture de M. de Norpois sur une enveloppe, son premier mouvement était de croire que par mauvaise chance leur correspondance s'était croisée : on eût dit qu'il existait, pour lui, à la poste, des levées supplémentaires et de luxe. Ma mère s'émerveillait qu'il fût si exact quoique si occupé, si aimable quoique si répandu, sans songer que les « quoique » sont toujours des « parce que » méconnus, et que (de même que les vieillards sont étonnants pour leur âge, les rois pleins de simplicité, et les provinciaux au courant de tout) c'étaient les mêmes habitudes qui permettaient à M. de Norpois de satisfaire à tant d'occupations et d'être si ordonné dans ses réponses, de plaire dans le monde et d'être aimable avec nous. De plus, l'erreur de ma mère, comme celle de toutes les personnes qui ont trop de modestie, venait de ce qu'elle mettait les choses qui la concernaient au-dessous, et par conséquent en dehors des autres. La réponse qu'elle trouvait que l'ami de mon père avait eu tant de mérite à nous adresser rapidement parce qu'il écrivait par jour beaucoup de lettres, elle l'exceptait de ce grand nombre de lettres dont ce n'était que l'une ; de même elle ne considérait pas qu'un dîner chez nous fût pour M. de Norpois un des actes innombrables de sa vie sociale : elle ne songeait pas que l'ambassadeur avait été habitué autrefois dans la diplomatie à considérer les dîners en ville comme faisant partie de ses fonctions et à déployer une grâce invétérée dont c'eût été trop lui demander que de se départir par extraordinaire quand il venait chez nous.
Le premier dîner que M. de Norpois fit à la maison, une année où je jouais encore aux Champs-Élysées, est resté dans ma mémoire, parce que l'après-midi de ce même jour fut celui où j'allai enfin entendre la Berma, en « matinée », dans Phèdre, et aussi parce qu'en causant avec M. de Norpois je me rendis compte tout d'un coup, et d'une façon nouvelle, combien les sentiments éveillés en moi par tout ce qui concernait Gilberte Swann et ses parents différaient de ceux que cette même famille faisait éprouver à n'importe quelle autre personne.
Ce fut sans doute en remarquant l'abattement où me plongeait l'approche des vacances du jour de l'An pendant lesquelles, comme elle me l'avait annoncé elle-même, je ne devais pas voir Gilberte, qu'un jour, pour me distraire, ma mère me dit : « Si tu as encore le même grand désir d'entendre la Berma, je crois que ton père permettrait peut-être que tu y ailles : ta grand-mère pourrait t'y emmener. »
Mais c'était parce que M. de Norpois lui avait dit qu'il devrait me laisser entendre la Berma, que c'était, pour un jeune homme, un souvenir à garder, que mon père, jusque-là si hostile à ce que j'allasse perdre mon temps et risquer de prendre du mal pour ce qu'il appelait, au grand scandale de ma grand-mère, des inutilités, n'était plus loin de considérer cette soirée préconisée par l'ambassadeur comme faisant vaguement partie d'un ensemble de recettes précieuses pour la réussite d'une brillante carrière. Ma grand-mère qui, en renonçant pour moi au profit que, selon elle, j'aurais trouvé à entendre la Berma, avait fait un gros sacrifice à l'intérêt de ma santé, s'étonnait que celui-ci devînt négligeable sur une seule parole de M. de Norpois. Mettant ses espérances invincibles de rationaliste dans le régime de grand air et de coucher de bonne heure qui m'avait été prescrit, elle déplorait comme un désastre cette infraction que j'allais y faire et, sur un ton navré, disait : « Comme vous êtes léger » à mon père qui, furieux, répondait : « Comment, c'est vous maintenant qui ne voulez pas qu'il y aille ! c'est un peu fort, vous qui nous répétiez tout le temps que cela pouvait lui être utile. »
Mais M. de Norpois avait changé sur un point bien plus important pour moi, les intentions de mon père. Celui-ci avait toujours désiré que je fusse diplomate, et je ne pouvais supporter l'idée que même si je devais rester quelque temps attaché au ministère, je risquasse d'être envoyé un jour comme ambassadeur dans des capitales que Gilberte n'habiterait pas. J'aurais préféré revenir aux projets littéraires que j'avais autrefois formés et abandonnés au cours de mes promenades du côté de Guermantes. Mais mon père avait fait une constante opposition à ce que je me destinasse à la carrière des lettres qu'il estimait fort inférieure à la diplomatie, lui refusant même le nom de carrière, jusqu'au jour où M. de Norpois, qui n'aimait pas beaucoup les agents diplomatiques des nouvelles couches, lui avait assuré qu'on pouvait, comme écrivain, s'attirer autant de considération, exercer autant d'action et garder plus d'indépendance que dans les ambassades.
« Hé bien ! je ne l'aurais pas cru, le père Norpois n'est pas du tout opposé à l'idée que tu fasses de la littérature », m'avait dit mon père. Et comme assez influent lui-même, il croyait qu'il n'y avait rien qui ne s'arrangeât, ne trouvât sa solution favorable dans la conversation des gens importants : « Je le ramènerai dîner un de ces soirs en sortant de la Commission. Tu causeras un peu avec lui, pour qu'il puisse t'apprécier. Écris quelque chose de bien que tu puisses lui montrer ; il est très lié avec le directeur de La Revue des Deux Mondes, il t'y fera entrer, il réglera cela, c'est un vieux malin ; et, ma foi, il a l'air de trouver que la diplomatie, aujourd'hui… ! »
Le bonheur que j'aurais à ne pas être séparé de Gilberte me rendait désireux mais non capable d'écrire une belle chose qui pût être montrée à M. de Norpois. Après quelques pages préliminaires, l'ennui me faisant tomber la plume des mains, je pleurais de rage en pensant que je n'aurais jamais de talent, que je n'étais pas doué et ne pourrais même pas profiter de la chance que la prochaine venue de M. de Norpois m'offrait de rester toujours à Paris. Seule, l'idée qu'on allait me laisser entendre la Berma me distrayait de mon chagrin. Mais de même que je ne souhaitais voir des tempêtes que sur les côtes où elles étaient le plus violentes, de même je n'aurais voulu entendre la grande actrice que dans un de ces rôles classiques où Swann m'avait dit qu'elle touchait au sublime. Car quand c'est dans l'espoir d'une découverte précieuse que nous désirons recevoir certaines impressions de nature ou d'art, nous avons quelque scrupule à laisser notre âme accueillir à leur place des impressions moindres qui pourraient nous tromper sur la valeur exacte du Beau. La Berma dans Andromaque, dans Les Caprices de Marianne, dans Phèdre, c'était de ces choses fameuses que mon imagination avait tant désirées. J'aurais le même ravissement que le jour où une gondole m'emmènerait au pied du Titien des Frari ou des Carpaccio de San Giorgio dei Schiavoni, si jamais j'entendais réciter par la Berma les vers :
On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous,
Seigneur, etc.
Je les connaissais par la simple reproduction en noir et blanc qu'en donnent les éditions imprimées ; mais mon coeur battait quand je pensais, comme à la réalisation d'un voyage, que je les verrais enfin baigner effectivement dans l'atmosphère et l'ensoleillement de la voix dorée. Un Carpaccio à Venise, la Berma dans Phèdre, chefs-d'oeuvre d'art pictural ou dramatique que le prestige qui s'attachait à eux rendait en moi si vivants, c'est-à-dire si indivisibles, que si j'avais été voir des Carpaccio dans une salle du Louvre ou la Berma dans quelque pièce dont je n'aurais jamais entendu parler, je n'aurais plus éprouvé le même étonnement délicieux d'avoir enfin les yeux ouverts devant l'objet inconcevable et unique de tant de milliers de mes rêves. Puis, attendant du jeu de la Berma des révélations sur certains aspects de la noblesse, de la douleur, il me semblait que ce qu'il y avait de grand, de réel dans ce jeu, devait l'être davantage si l'actrice le superposait à une oeuvre d'une valeur véritable au lieu de broder en somme du vrai et du beau sur une trame médiocre et vulgaire.
Enfin, si j'allais entendre la Berma dans une pièce nouvelle, il ne me serait pas facile de juger de son art, de sa diction, puisque je ne pourrais pas faire le départ entre un texte que je ne connaîtrais pas d'avance et ce que lui ajouteraient des intonations et des gestes qui me sembleraient faire corps avec lui ; tandis que les oeuvres anciennes que je savais par coeur, m'apparaissaient comme de vastes espaces réservés et tout prêts où je pourrais apprécier en pleine liberté les inventions dont la Berma les couvrirait, comme à fresque, des perpétuelles trouvailles de son inspiration. Malheureusement, depuis des années qu'elle avait quitté les grandes scènes et faisait la fortune d'un théâtre de boulevard dont elle était l'étoile, elle ne jouait plus de classique, et j'avais beau consulter les affiches, elles n'annonçaient jamais que des pièces toutes récentes, fabriquées exprès pour elle par des auteurs en vogue ; quand un matin, cherchant sur la colonne des théâtres les matinées de la semaine du jour de l'An, j'y vis pour la première fois – en fin de spectacle, après un lever de rideau probablement insignifiant dont le titre me sembla opaque parce qu'il contenait tout le particulier d'une action que j'ignorais – deux actes de Phèdre avec Mme Berma, et aux matinées suivantes Le Demi-Monde, Les Caprices de Marianne, noms qui, comme celui de Phèdre, étaient pour moi transparents, remplis seulement de clarté, tant l'oeuvre m'était connue, illuminés jusqu'au fond d'un sourire d'art. Ils me parurent ajouter de la noblesse à Mme Berma elle-même quand je lus dans les journaux, après le programme de ces spectacles, que c'était elle qui avait résolu de se montrer de nouveau au public dans quelques-unes de ses anciennes créations. Donc, l'artiste savait que certains rôles ont un intérêt qui survit à la nouveauté de leur apparition ou au succès de leur reprise, elle les considérait, interprétés par elle, comme des chefs-d'oeuvre de musée qu'il pouvait être instructif de remettre sous les yeux de la génération qui l'y avait admirée ou de celle qui ne l'y avait pas vue. En faisant afficher ainsi, au milieu de pièces qui n'étaient destinées qu'à faire passer le temps d'une soirée, Phèdre, dont le titre n'était pas plus long que les leurs et n'était pas imprimé en caractères différents, elle y ajoutait comme le sous-entendu d'une maîtresse de maison qui, en vous présentant à ses convives au moment d'aller à table, vous dit au milieu des noms d'invités qui ne sont que des invités, et sur le même ton qu'elle a cité les autres : M. Anatole France.
Le médecin qui me soignait – celui qui m'avait défendu tout voyage – déconseilla à mes parents de me laisser aller au théâtre ; j'en reviendrais malade, pour longtemps peut-être, et j'aurais en fin de compte plus de souffrance que de plaisir. Cette crainte eût pu m'arrêter, si ce que j'avais attendu d'une telle représentation eût été seulement un plaisir qu'en somme une souffrance ultérieure peut annuler, par compensation. Mais – de même qu'au voyage à Balbec, au voyage à Venise que j'avais tant désirés – ce que je demandais à cette matinée, c'était tout autre chose qu'un plaisir : des vérités appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l'acquisition une fois faite ne pourrait pas m'être enlevée par des incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au plus, le plaisir que j'aurais pendant le spectacle m'apparaissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la perception de ces vérités ; et c'était assez pour que je souhaitasse que les malaises prédits ne commençassent qu'une fois la représentation finie, afin qu'il ne fût pas par eux compromis et faussé. J'implorais mes parents, qui, depuis la visite du médecin, ne voulaient plus me permettre d'aller à Phèdre. Je me récitais sans cesse la tirade :
On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous…
cherchant toutes les intonations qu'on pouvait y mettre, afin de mieux mesurer l'inattendu de celle que la Berma trouverait. Cachée comme le Saint des Saints sous le rideau qui me la dérobait et derrière lequel je lui prêtais à chaque instant un aspect nouveau, selon ceux des mots de Bergotte – dans la plaquette retrouvée par Gilberte – qui me revenaient à l'esprit : « noblesse plastique, cilice chrétien, pâleur janséniste, princesse de Trézène et de Clèves, drame mycénien, symbole delphique, mythe solaire », la divine Beauté que devait me révéler le jeu de la Berma, nuit et jour, sur un autel perpétuellement allumé, trônait au fond de mon esprit, de mon esprit dont mes parents sévères et légers allaient décider s'il enfermerait ou non, et pour jamais, les perfections de la Déesse dévoilée à cette même place où se dressait sa forme invisible. Et les yeux fixés sur l'image inconcevable, je luttais du matin au soir contre les obstacles que ma famille m'opposait. Mais quand ils furent tombés, quand ma mère – bien que cette matinée eût lieu précisément le jour de la séance de la Commission après laquelle mon père devait ramener dîner M. de Norpois – m'eut dit : « Hé bien, nous ne voulons pas te chagriner, si tu crois que tu auras tant de plaisir, il faut y aller », quand cette journée de théâtre, jusque-là défendue, ne dépendit plus que de moi, alors, pour la première fois, n'ayant plus à m'occuper qu'elle cessât d'être impossible, je me demandai si elle était souhaitable, si d'autres raisons que la défense de mes parents n'auraient pas dû m'y faire renoncer. D'abord, après avoir détesté leur cruauté, leur consentement me les rendait si chers que l'idée de leur faire de la peine m'en causait à moi-même une, à travers laquelle la vie ne m'apparaissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse, et ne me semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes parents seraient heureux ou malheureux. « J'aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger », dis-je à ma mère qui, au contraire, s'efforçait de m'ôter cette arrière-pensée qu'elle pût en être triste, laquelle, disait-elle, gâterait ce plaisir que j'aurais à Phèdre et en considération duquel elle et mon père étaient revenus sur leur défense. Mais alors cette sorte d'obligation d'avoir du plaisir me semblait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guéri assez vite pour pouvoir aller aux Champs-Élysées, les vacances finies, aussitôt qu'y retournerait Gilberte ? À toutes ces raisons, je confrontais, pour décider ce qui devait l'emporter, l'idée, invisible derrière son voile, de la perfection de la Berma. Je mettais dans un des plateaux de la balance « sentir maman triste, risquer de ne pas pouvoir aller aux Champs-Élysées », dans l'autre, « pâleur janséniste, mythe solaire » ; mais ces mots eux-mêmes finissaient par s'obscurcir devant mon esprit, ne me disaient plus rien, perdaient tout poids ; peu à peu mes hésitations devenaient si douloureuses que si j'avais maintenant opté pour le théâtre, ce n'eût plus été que pour les faire cesser et en être délivré une fois pour toutes. C'eût été pour abréger ma souffrance et non plus dans l'espoir d'un bénéfice intellectuel et en cédant à l'attrait de la perfection, que je me serais laissé conduire non vers la Sage Déesse, mais vers l'implacable Divinité sans visage et sans nom qui lui avait été subrepticement substituée sous son voile. Mais brusquement tout fut changé, mon désir d'aller entendre la Berma reçut un coup de fouet nouveau qui me permit d'attendre dans l'impatience et dans la joie cette « matinée » : étant allé faire devant la colonne des théâtres ma station quotidienne, depuis peu si cruelle, de stylite, j'avais vu, tout humide encore, l'affiche détaillée de Phèdre qu'on venait de coller pour la première fois (et où, à vrai dire, le reste de la distribution ne m'apportait aucun attrait nouveau qui pût me décider). Mais elle donnait à un des buts entre lesquels oscillait mon indécision une forme plus concrète et – comme l'affiche était datée non du jour où je la lisais, mais de celui où la représentation aurait lieu, et de l'heure même du lever du rideau – presque imminente, déjà en voie de réalisation, si bien que je sautai de joie devant la colonne en pensant que ce jour-là, exactement à cette heure, je serais prêt à entendre la Berma, assis à ma place ; et de peur que mes parents n'eussent plus le temps d'en trouver deux bonnes pour ma grand-mère et pour moi, je ne fis qu'un bond jusqu'à la maison, cinglé que j'étais par ces mots magiques qui avaient remplacé dans ma pensée « pâleur janséniste » et « mythe solaire » : « Les dames ne seront pas reçues à l'orchestre en chapeau, les portes seront fermées à deux heures. »
Hélas ! cette première matinée fut une grande déception. Mon père nous proposa de nous déposer ma grand-mère et moi au théâtre, en se rendant à sa Commission. Avant de quitter la maison, il dit à ma mère : « Tâche d'avoir un bon dîner ; tu te rappelles que je dois ramener de Norpois ? » Ma mère ne l'avait pas oublié. Et depuis la veille, Françoise, heureuse de s'adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d'ailleurs, par l'annonce d'un convive nouveau, et sachant qu'elle aurait à composer, selon des méthodes sues d'elle seule, du boeuf à la gelée, vivait dans l'effervescence de la création ; comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son oeuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de boeuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II. Françoise dépensait dans ces allées et venues une telle ardeur que maman voyant sa figure enflammée craignait que notre vieille servante ne tombât malade de surmenage comme l'auteur du tombeau des Médicis dans les carrières de Pietrasanta. Et dès la veille Françoise avait envoyé cuire dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme du marbre rose ce qu'elle appelait du jambon de Nev'York. Croyant la langue moins riche qu'elle n'est et ses propres oreilles peu sûres, sans doute la première fois qu'elle avait entendu parler de jambon d'York avait-elle cru – trouvant d'une prodigalité invraisemblable dans le vocabulaire qu'il pût exister à la fois York et New York – qu'elle avait mal entendu et qu'on avait voulu dire le nom qu'elle connaissait déjà. Aussi, depuis, le mot d'York se faisait précéder dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle lisait une annonce de : New qu'elle prononçait Nev'. Et c'est de la meilleure foi du monde qu'elle disait à sa fille de cuisine : « Allez me chercher du jambon chez Olida. Madame m'a bien recommandé que ce soit du Nev'York. » Ce jour-là, si Françoise avait la brûlante certitude des grands créateurs, mon lot était la cruelle inquiétude du chercheur. Sans doute, tant que je n'eus pas entendu la Berma, j'éprouvai du plaisir. J'en éprouvai dans le petit square qui précédait le théâtre et dont, deux heures plus tard, les marronniers dénudés allaient luire avec des reflets métalliques dès que les becs de gaz allumés éclaireraient le détail de leurs ramures ; devant les employés du contrôle, desquels le choix, l'avancement, le sort, dépendaient de la grande artiste – qui seule détenait le pouvoir dans cette administration à la tête de laquelle des directeurs éphémères et purement nominaux se succédaient obscurément – et qui prirent nos billets sans nous regarder, agités qu'ils étaient de savoir si toutes les prescriptions de Mme Berma avaient bien été transmises au personnel nouveau, s'il était bien entendu que la claque ne devait jamais applaudir pour elle, que les fenêtres devaient être ouvertes tant qu'elle ne serait pas en scène et la moindre porte fermée après, un pot d'eau chaude dissimulé près d'elle pour faire tomber la poussière du plateau : et, en effet, dans un moment sa voiture attelée de deux chevaux à longue crinière allait s'arrêter devant le théâtre, elle en descendrait enveloppée dans des fourrures, et répondant d'un geste maussade aux saluts, elle enverrait une de ses suivantes s'informer de l'avant-scène qu'on avait réservée pour ses amis, de la température de la salle, de la composition des loges, de la tenue des ouvreuses, théâtre et public n'étant pour elle qu'un second vêtement plus extérieur dans lequel elle entrerait et le milieu plus ou moins bon conducteur que son talent aurait à traverser. Je fus heureux aussi dans la salle même ; depuis que je savais que – contrairement à ce que m'avaient si longtemps représenté mes imaginations enfantines – il n'y avait qu'une scène pour tout le monde, je pensais qu'on devait être empêché de bien voir par les autres spectateurs comme on l'est au milieu d'une foule ; or je me rendis compte qu'au contraire, grâce à une disposition qui est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre du théâtre ; ce qui m'expliqua qu'une fois qu'on avait envoyé Françoise voir un mélodrame aux troisièmes galeries, elle avait assuré en rentrant que sa place était la meilleure qu'on pût avoir, et au lieu de se trouver trop loin, s'était sentie intimidée par la proximité mystérieuse et vivante du rideau. Mon plaisir s'accrut encore quand je commençai à distinguer derrière ce rideau baissé des bruits confus comme on en entend sous la coquille d'un oeuf quand le poussin va sortir, qui bientôt grandirent, et tout à coup, de ce monde impénétrable à notre regard, mais qui nous voyait du sien, s'adressèrent indubitablement à nous sous la forme impérieuse de trois coups aussi émouvants que des signaux venus de la planète Mars. Et – ce rideau une fois levé – quand sur la scène une table à écrire et une cheminée, assez ordinaires d'ailleurs, signifièrent que les personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs venus pour réciter comme j'en avais vu une fois en soirée, mais des hommes en train de vivre chez eux un jour de leur vie dans laquelle je pénétrais par effraction sans qu'ils pussent me voir, mon plaisir continua de durer ; il fut interrompu par une courte inquiétude : juste comme je dressais l'oreille avant que commençât la pièce, deux hommes entrèrent par la scène, bien en colère, puisqu'ils parlaient assez fort pour que dans cette salle où il y avait plus de mille personnes on distinguât toutes leurs paroles, tandis que dans un petit café on est obligé de demander au garçon ce que disent deux individus qui se collettent ; mais dans le même instant, étonné de voir que le public les entendait sans protester, submergé qu'il était par un unanime silence sur lequel vint bientôt clapoter un rire ici, un autre là, je compris que ces insolents étaient les acteurs et que la petite pièce, dite lever de rideau, venait de commencer. Elle fut suivie d'un entracte si long que les spectateurs revenus à leurs places s'impatientaient, tapaient des pieds. J'en étais effrayé ; car de même que dans le compte rendu d'un procès, quand je lisais qu'un homme d'un noble coeur allait venir, au mépris de ses intérêts, témoigner en faveur d'un innocent, je craignais toujours qu'on ne fût pas assez gentil pour lui, qu'on ne lui marquât pas assez de reconnaissance, qu'on ne le récompensât pas richement, et, qu'écoeuré, il se mît du côté de l'injustice ; de même, assimilant en cela le génie à la vertu, j'avais peur que la Berma, dépitée par les mauvaises façons d'un public aussi mal élevé – dans lequel j'aurais voulu au contraire qu'elle pût reconnaître avec satisfaction quelques célébrités au jugement de qui elle eût attaché de l'importance – ne lui exprimât son mécontentement et son dédain en jouant mal. Et je regardais d'un air suppliant ces brutes trépignantes qui allaient briser dans leur fureur l'impression fragile et précieuse que j'étais venu chercher. Enfin, les derniers moments de mon plaisir furent pendant les premières scènes de Phèdre. Le personnage de Phèdre ne paraît pas dans ce commencement du second acte ; et, pourtant, dès que le rideau fut levé et qu'un second rideau, en velours rouge celui-là, se fut écarté, qui dédoublait la profondeur de la scène dans toutes les pièces où jouait l'étoile, une actrice entra par le fond, qui avait la figure et la voix qu'on m'avait dit être celles de la Berma. On avait dû changer la distribution, tout le soin que j'avais mis à étudier le rôle de la femme de Thésée devenait inutile. Mais une autre actrice donna la réplique à la première. J'avais dû me tromper en prenant celle-là pour la Berma, car la seconde lui ressemblait davantage encore et, plus que l'autre, avait sa diction. Toutes deux d'ailleurs ajoutaient à leur rôle de nobles gestes – que je distinguais clairement et dont je comprenais la relation avec le texte, tandis qu'elles soulevaient leurs beaux péplums – et aussi des intonations ingénieuses, tantôt passionnées, tantôt ironiques, qui me faisaient comprendre la signification d'un vers que j'avais lu chez moi sans apporter assez d'attention à ce qu'il voulait dire. Mais tout d'un coup, dans l'écartement du rideau rouge du sanctuaire, comme dans un cadre, une femme parut et aussitôt, à la peur que j'eus, bien plus anxieuse que pouvait être celle de la Berma, qu'on la gênât en ouvrant une fenêtre, qu'on altérât le son d'une de ses paroles en froissant un programme, qu'on l'indisposât en applaudissant ses camarades, en ne l'applaudissant pas, elle, assez ; – à ma façon, plus absolue encore que celle de la Berma, de ne considérer, dès cet instant, salle, public, acteurs, pièce, et mon propre corps que comme un milieu acoustique n'ayant d'importance que dans la mesure où il était favorable aux inflexions de cette voix, je compris que les deux actrices que j'admirais depuis quelques minutes n'avaient aucune ressemblance avec celle que j'étais venu entendre. Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé ; j'avais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper, une miette des raisons qu'elle me donnerait de l'admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l'écoutais comme j'aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment les choses que j'entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté. J'aurais voulu – pour pouvoir l'approfondir, pour tâcher d'y découvrir ce qu'elle avait de beau – arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation de l'artiste, chaque expression de sa physionomie ; du moins, je tâchais, à force d'agilité mentale, en ayant avant un vers mon attention tout installée et mise au point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot, de chaque geste, et, grâce à l'intensité de mon attention, d'arriver à descendre en eux aussi profondément que j'aurais fait si j'avais eu de longues heures à moi. Mais que cette durée était brève ! À peine un son était-il reçu dans mon oreille qu'il était remplacé par un autre. Dans une scène où la Berma reste immobile un instant, le bras levé à la hauteur du visage, baignée grâce à un artifice d'éclairage dans une lumière verdâtre, devant le décor qui représente la mer, la salle éclata en applaudissements, mais déjà l'actrice avait changé de place et le tableau que j'aurais voulu étudier n'existait plus. Je dis à ma grand-mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement, quand on croit à la réalité des choses, user d'un moyen artificiel pour se les faire montrer n'équivaut pas tout à fait à se sentir près d'elles. Je pensais que ce n'était plus la Berma que je voyais, mais son image dans le verre grossissant. Je reposai la lorgnette ; mais peut-être l'image que recevait mon oeil, diminuée par l'éloignement, n'était pas plus exacte ; laquelle des deux Berma était la vraie ? Quant à la déclaration à Hippolyte, j'avais beaucoup compté sur ce morceau où, à en juger par la signification ingénieuse que ses camarades me découvraient à tout moment dans des parties moins belles, elle aurait certainement des intonations plus surprenantes que celles que chez moi, en lisant, j'avais tâché d'imaginer ; mais elle n'atteignit même pas jusqu'à celles qu'oenone ou Aricie eussent trouvées, elle passa au rabot d'une mélopée uniforme toute la tirade où se trouvèrent confondues ensemble des oppositions pourtant si tranchées qu'une tragédienne à peine intelligente, même des élèves de lycée, n'en eussent pas négligé l'effet ; d'ailleurs, elle la débita tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée au dernier vers que mon esprit prit conscience de la monotonie voulue qu'elle avait imposée aux premiers.
Enfin éclata mon premier sentiment d'admiration : il fut provoqué par les applaudissements frénétiques des spectateurs. J'y mêlai les miens en tâchant de les prolonger, afin que, par reconnaissance, la Berma se surpassant, je fusse certain de l'avoir entendue dans un de ses meilleurs jours. Ce qui est du reste curieux, c'est que le moment où se déchaîna cet enthousiasme du public fut, je l'ai su depuis, celui où la Berma a une de ses plus belles trouvailles. Il semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d'elles des rayons auxquels la foule est sensible. C'est ainsi que, par exemple, quand un événement se produit, quand à la frontière une armée est en danger, ou battue, ou victorieuse, les nouvelles assez obscures qu'on reçoit et d'où l'homme cultivé ne sait pas tirer grand-chose, excitent dans la foule une émotion qui le surprend et dans laquelle, une fois que les experts l'ont mis au courant de la véritable situation militaire, il reconnaît la perception par le peuple de cette « aura » qui entoure les grands événements et qui peut être visible à des centaines de kilomètres. On apprend la victoire, ou après coup quand la guerre est finie, ou tout de suite par la joie du concierge. On découvre un trait génial du jeu de la Berma huit jours après l'avoir entendue, par la critique, ou sur le coup par les acclamations du parterre. Mais cette connaissance immédiate de la foule étant mêlée à cent autres toutes erronées, les applaudissements tombaient le plus souvent à faux, sans compter qu'ils étaient mécaniquement soulevés par la force des applaudissements antérieurs, comme dans une tempête une fois que la mer a été suffisamment remuée elle continue à grossir, même si le vent ne s'accroît plus. N'importe, au fur et à mesure que j'applaudissais, il me semblait que la Berma avait mieux joué. « Au moins, disait à côté de moi une femme assez commune, elle se dépense celle-là, elle se frappe à se faire mal, elle court, parlez-moi de ça, c'est jouer. » Et heureux de trouver ces raisons de la supériorité de la Berma, tout en me doutant qu'elles ne l'expliquaient pas plus que celle de La Joconde ou du Persée de Benvenuto, l'exclamation d'un paysan : « C'est bien fait tout de même ! c'est tout en or, et du beau ! quel travail ! », je partageai avec ivresse le vin grossier de cet enthousiasme populaire. Je n'en sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que j'avais tant désiré n'eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le prolonger, de ne pas quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme en un départ pour l'exil, en rentrant directement à la maison, si je n'avais espéré d'y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel je devais qu'on m'eût permis d'aller à Phèdre, M. de Norpois. Je lui fus présenté avant le dîner par mon père qui m'appela pour cela dans son cabinet. À mon entrée, l'ambassadeur se leva, me tendit la main, inclina sa haute taille et fixa attentivement sur moi ses yeux bleus. Comme les étrangers de passage qui lui étaient présentés, au temps où il représentait la France, étaient plus ou moins – jusqu'aux chanteurs connus – des personnes de marque et dont il savait alors qu'il pourrait dire plus tard, quand on prononcerait leur nom à Paris ou à Pétersbourg, qu'il se rappelait parfaitement la soirée qu'il avait passée avec eux à Munich ou à Sofia, il avait pris l'habitude de leur marquer par son affabilité la satisfaction qu'il avait de les connaître : mais de plus, persuadé que dans la vie des capitales, au contact à la fois des individualités intéressantes qui les traversent et des usages du peuple qui les habite, on acquiert une connaissance approfondie, et que les livres ne donnent pas, de l'histoire, de la géographie, des moeurs des différentes nations, du mouvement intellectuel de l'Europe, il exerçait sur chaque nouveau venu ses facultés aiguës d'observateur afin de savoir de suite à quelle espèce d'homme il avait à faire. Le gouvernement ne lui avait plus depuis longtemps confié de poste à l'étranger, mais dès qu'on lui présentait quelqu'un, ses yeux, comme s'ils n'avaient pas reçu notification de sa mise en disponibilité, commençaient à observer avec fruit, cependant que par toute son attitude il cherchait à montrer que le nom de l'étranger ne lui était pas inconnu. Aussi, tout en me parlant avec bonté et de l'air d'importance d'un homme qui sait sa vaste expérience, il ne cessait de m'examiner avec une curiosité sagace et pour son profit, comme si j'eusse été quelque usage exotique, quelque monument instructif, ou quelque étoile en tournée. Et de la sorte il faisait preuve, à mon endroit, à la fois de la majestueuse amabilité du sage Mentor et de la curiosité studieuse du jeune Anacharsis.
Il ne m'offrit absolument rien pour La Revue des Deux Mondes, mais me posa un certain nombre de questions sur ce qu'avaient été ma vie et mes études, sur mes goûts dont j'entendis parler pour la première fois comme s'il pouvait être raisonnable de les suivre, tandis que j'avais cru jusqu'ici que c'était un devoir de les contrarier. Puisqu'ils me portaient du côté de la littérature, il ne me détourna pas d'elle ; il m'en parla au contraire avec déférence comme d'une personne vénérable et charmante du cercle choisi de laquelle, à Rome ou à Dresde, on a gardé le meilleur souvenir et qu'on regrette par suite des nécessités de la vie de retrouver si rarement. Il semblait m'envier en souriant d'un air presque grivois les bons moments que, plus heureux que lui et plus libre, elle me ferait passer. Mais les termes mêmes dont il se servait me montraient la Littérature comme trop différente de l'image que je m'en étais faite à Combray, et je compris que j'avais eu doublement raison de renoncer à elle. Jusqu'ici je m'étais seulement rendu compte que je n'avais pas le don d'écrire ; maintenant M. de Norpois m'en ôtait même le désir. Je voulus lui expliquer ce que j'avais rêvé ; tremblant d'émotion, je me serais fait un scrupule que toutes mes paroles ne fussent pas l'équivalent le plus sincère possible de ce que j'avais senti et que je n'avais jamais essayé de me formuler ; c'est dire que mes paroles n'eurent aucune netteté. Peut-être par habitude professionnelle, peut-être en vertu du calme qu'acquiert tout homme important dont on sollicite le conseil et qui, sachant qu'il gardera en mains la maîtrise de la conversation, laisse l'interlocuteur s'agiter, s'efforcer, peiner à son aise, peut-être aussi pour faire valoir le caractère de sa tête (selon lui grecque, malgré les grands favoris), M. de Norpois, pendant qu'on lui exposait quelque chose, gardait une immobilité de visage aussi absolue que si vous aviez parlé devant quelque buste antique – et sourd – dans une glyptothèque. Tout à coup, tombant comme le marteau du commissaire-priseur, ou comme un oracle de Delphes, la voix de l'ambassadeur qui vous répondait vous impressionnait d'autant plus que rien dans sa face ne vous avait laissé soupçonner le genre d'impression que vous aviez produit sur lui, ni l'avis qu'il allait émettre.
« Précisément », me dit-il tout à coup comme si la cause était jugée et après m'avoir laissé bafouiller en face des yeux immobiles qui ne me quittaient pas un instant, « j'ai le fils d'un de mes amis qui, mutatis mutandis, est comme vous » (et il prit pour parler de nos dispositions communes le même ton rassurant que si elles avaient été des dispositions non pas à la littérature, mais au rhumatisme, et s'il avait voulu me montrer qu'on n'en mourait pas). Aussi a-t-il préféré quitter le quai d'Orsay où la voie lui était pourtant toute tracée par son père et sans se soucier du qu'en-dira-t-on, il s'est mis à produire. Il n'a certes pas lieu de s'en repentir. Il a publié il y a deux ans – il est d'ailleurs beaucoup plus âgé que vous, naturellement, – un ouvrage relatif au sentiment de l'Infini sur la rive occidentale du lac Victoria-Nyanza et cette année un opuscule moins important, mais conduit d'une plume alerte, parfois même acérée, sur le fusil à répétition dans l'armée bulgare, qui l'ont mis tout à fait hors de pair. Il a déjà fait un joli chemin, il n'est pas homme à s'arrêter en route, et je sais que, sans que l'idée d'une candidature ait été envisagée, on a laissé tomber son nom deux ou trois fois dans la conversation, et d'une façon qui n'avait rien de défavorable, à l'Académie des sciences morales. En somme, sans pouvoir dire encore qu'il soit au pinacle, il a conquis de haute lutte une fort jolie position et le succès qui ne va pas toujours qu'aux agités et aux brouillons, aux faiseurs d'embarras qui sont presque toujours des faiseurs, le succès a récompensé son effort. »
Mon père, me voyant déjà académicien dans quelques années, respirait une satisfaction que M. de Norpois porta à son comble quand, après un instant d'hésitation pendant lequel il sembla calculer les conséquences de son acte, il me dit, en me tendant sa carte : « Allez donc le voir de ma part, il pourra vous donner d'utiles conseils », me causant par ces mots une agitation aussi pénible que s'il m'avait annoncé qu'on m'embarquerait le lendemain comme mousse à bord d'un voilier.
Ma tante Léonie m'avait fait héritier en même temps que de beaucoup d'objets et de meubles fort embarrassants, de presque toute sa fortune liquide – révélant ainsi après sa mort une affection pour moi que je n'avais guère soupçonnée pendant sa vie. Mon père, qui devait gérer cette fortune jusqu'à ma majorité, consulta M. de Norpois sur un certain nombre de placements. Il conseilla des titres à faible rendement qu'il jugeait particulièrement solides, notamment les Consolidés anglais et le 4 % russe. « Avec ces valeurs de tout premier ordre, dit M. de Norpois, si le revenu n'est pas très élevé, vous êtes du moins assuré de ne jamais voir fléchir le capital. » Pour le reste, mon père lui dit en gros ce qu'il avait acheté. M. de Norpois eut un imperceptible sourire de félicitations : comme tous les capitalistes, il estimait la fortune une chose enviable, mais trouvait plus délicat de ne complimenter que par un signe d'intelligence à peine avoué, au sujet de celle qu'on possédait ; d'autre part, comme il était lui-même colossalement riche, il trouvait de bon goût d'avoir l'air de juger considérables les revenus moindres d'autrui, avec pourtant un retour joyeux et confortable sur la supériorité des siens. En revanche il n'hésita pas à féliciter mon père de la « composition » de son portefeuille « d'un goût très sûr, très délicat, très fin ». On aurait dit qu'il attribuait aux relations des valeurs de bourse entre elles, et même aux valeurs de bourse en elles-mêmes, quelque chose comme un mérite esthétique. D'une, assez nouvelle et ignorée, dont mon père lui parla, M. de Norpois, pareil à ces gens qui ont lu des livres que vous vous croyiez seul à connaître, lui dit : « Mais si, je me suis amusé pendant quelque temps à la suivre dans la Cote, elle était intéressante », avec le sourire rétrospectivement captivé d'un abonné qui a lu le dernier roman d'une revue, par tranches, en feuilleton. « Je ne vous déconseillerais pas de souscrire à l'émission qui va être lancée prochainement. Elle est attrayante, car on vous offre les titres à des prix tentants. » Pour certaines valeurs anciennes au contraire, mon père, ne se rappelant plus exactement les noms, faciles à confondre avec ceux d'actions similaires, ouvrit un tiroir et montra les titres eux-mêmes à l'ambassadeur. Leur vue me charma ; ils étaient enjolivés de flèches de cathédrales et de figures allégoriques comme certaines vieilles publications romantiques que j'avais feuilletées autrefois. Tout ce qui est d'un même temps se ressemble ; les artistes qui illustrent les poèmes d'une époque sont les mêmes que font travailler pour elles les Sociétés financières. Et rien ne fait mieux penser à certaines livraisons de Notre-Dame de Paris et d'oeuvres de Gérard de Nerval, telles qu'elles étaient accrochées à la devanture de l'épicerie de Combray, que, dans son encadrement rectangulaire et fleuri que supportaient des divinités fluviales, une action nominative de la Compagnie des Eaux.
Mon père avait pour mon genre d'intelligence un mépris suffisamment corrigé par la tendresse pour qu'au total, son sentiment sur tout ce que je faisais fût une indulgence aveugle. Aussi n'hésita-t-il pas à m'envoyer chercher un petit poème en prose que j'avais fait autrefois à Combray en revenant d'une promenade. Je l'avais écrit avec une exaltation qu'il me semblait devoir communiquer à ceux qui le liraient. Mais elle ne dut pas gagner M. de Norpois, car ce fut sans me dire une parole qu'il me le rendit.
Ma mère, pleine de respect pour les occupations de mon père, vint demander, timidement, si elle pouvait faire servir. Elle avait peur d'interrompre une conversation où elle n'aurait pas eu à être mêlée. Et, en effet, à tout moment mon père rappelait au marquis quelque mesure utile qu'ils avaient décidé de soutenir à la prochaine séance de la Commission, et il le faisait sur le ton particulier qu'ont ensemble dans un milieu différent – pareils en cela à deux collégiens – deux collègues à qui leurs habitudes professionnelles créent des souvenirs communs où n'ont pas accès les autres et auxquels ils s'excusent de se reporter devant eux.
Mais la parfaite indépendance des muscles du visage à laquelle M. de Norpois était arrivé lui permettait d'écouter sans avoir l'air d'entendre. Mon père finissait par se troubler : « J'avais pensé à demander l'avis de la Commission… », disait-il à M. de Norpois après de longs préambules. Alors du visage de l'aristocratique virtuose qui avait gardé l'inertie d'un instrumentiste dont le moment n'est pas venu d'exécuter sa partie, sortait avec un débit égal, sur un ton aigu et comme ne faisant que finir, mais confiée cette fois à un autre timbre, la phrase commencée : « Que bien entendu vous n'hésiterez pas à réunir, d'autant plus que les membres vous sont individuellement connus et peuvent facilement se déplacer. » Ce n'était pas évidemment en elle-même une terminaison bien extraordinaire. Mais l'immobilité qui l'avait précédée la faisait se détacher avec la netteté cristalline, l'imprévu quasi malicieux de ces phrases par lesquelles le piano, silencieux jusque-là, réplique, au moment voulu, au violoncelle qu'on vient d'entendre, dans un concerto de Mozart.
« Hé bien, as-tu été content de ta matinée ? » me dit mon père tandis qu'on passait à table, pour me faire briller et pensant que mon enthousiasme me ferait bien juger par M. de Norpois. « Il est allé entendre la Berma tantôt, vous vous rappelez que nous en avions parlé ensemble », dit-il en se tournant vers le diplomate du même ton d'allusion rétrospective, technique et mystérieuse que s'il se fût agi d'une séance de la Commission.
« Vous avez dû être enchanté, surtout si c'était la première fois que vous l'entendiez. Monsieur votre père s'alarmait du contre-coup que cette petite escapade pouvait avoir sur votre état de santé, car vous êtes un peu délicat, un peu frêle, je crois. Mais je l'ai rassuré. Les théâtres ne sont plus aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a seulement vingt ans. Vous avez des sièges à peu près confortables, une atmosphère renouvelée, quoique nous ayons fort à faire encore pour rejoindre l'Allemagne et l'Angleterre, qui à cet égard comme à bien d'autres ont une formidable avance sur nous. Je n'ai pas vu Mme Berma dans Phèdre, mais j'ai entendu dire qu'elle y était admirable. Et vous avez été ravi, naturellement ? »
M. de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait détenir cette vérité que je n'avais pas su extraire du jeu de la Berma, il allait me la découvrir ; en répondant à sa question, j'allais le prier de me dire en quoi cette vérité consistait ; et il justifierait ainsi ce désir que j'avais eu de voir l'actrice. Je n'avais qu'un moment, il fallait en profiter et faire porter mon interrogatoire sur les points essentiels. Mais quels étaient-ils ? Fixant mon attention tout entière sur mes impressions si confuses, et ne songeant nullement à me faire admirer de M. de Norpois, mais à obtenir de lui la vérité souhaitée, je ne cherchais pas à remplacer les mots qui me manquaient par des expressions toutes faites, je balbutiai, et finalement, pour tâcher de le provoquer à déclarer ce que la Berma avait d'admirable, je lui avouai que j'avais été déçu.
« Mais comment », s'écria mon père, ennuyé de l'impression fâcheuse que l'aveu de mon incompréhension pouvait produire sur M. de Norpois, « comment peux-tu dire que tu n'as pas eu de plaisir ? Ta grand-mère nous a raconté que tu ne perdais pas un mot de ce que la Berma disait, que tu avais les yeux hors de la tête, qu'il n'y avait que toi dans la salle comme cela.
— Mais oui, j'écoutais de mon mieux pour savoir ce qu'elle avait de si remarquable. Sans doute, elle est très bien…
— Si elle est très bien, qu'est-ce qu'il te faut de plus ?
— Une des choses qui contribuent certainement au succès de Mme Berma », dit M. de Norpois en se tournant avec application vers ma mère pour ne pas la laisser en dehors de la conversation et afin de remplir consciencieusement son devoir de politesse envers une maîtresse de maison, « c'est le goût parfait qu'elle apporte dans le choix de ses rôles et qui lui vaut toujours un franc succès, et de bon aloi. Elle joue rarement des médiocrités. Voyez, elle s'est attaquée au rôle de Phèdre. D'ailleurs, ce goût elle l'apporte dans ses toilettes, dans son jeu. Bien qu'elle ait fait de fréquentes et fructueuses tournées en Angleterre et en Amérique, la vulgarité je ne dirai pas de John Bull, ce qui serait injuste, au moins pour l'Angleterre de l'ère victorienne, mais de l'oncle Sam n'a pas déteint sur elle. Jamais de couleurs trop voyantes, de cris exagérés. Et puis cette voix admirable qui la sert si bien et dont elle joue à ravir, je serais presque tenté de dire en musicienne ! »
Mon intérêt pour le jeu de la Berma n'avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu'il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité ; mais j'éprouvais le besoin de lui trouver des explications, de plus, il s'était porté avec une intensité égale, pendant que la Berma jouait, sur tout ce qu'elle offrait, dans l'indivisibilité de la vie, à mes yeux, à mes oreilles ; il n'avait rien séparé et distingué ; aussi fut-il heureux de se découvrir une cause raisonnable dans ces éloges donnés à la simplicité, au bon goût de l'artiste, il les attirait à lui par son pouvoir d'absorption, s'emparait d'eux comme l'optimisme d'un homme ivre des actions de son voisin dans lesquelles il trouve une raison d'attendrissement. « C'est vrai, me disais-je, quelle belle voix, quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle intelligence d'avoir été choisir Phèdre ! Non, je n'ai pas été déçu. »
Le boeuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d'énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent.
« Vous avez un chef de tout premier ordre, madame, dit M. de Norpois. Et ce n'est pas peu de chose. Moi qui ai eu à l'étranger à tenir un certain train de maison, je sais combien il est souvent difficile de trouver un parfait maître queux. Ce sont de véritables agapes auxquelles vous nous avez conviés là. »
Et, en effet, Françoise, surexcitée par l'ambition de réussir pour un invité de marque un dîner enfin semé de difficultés dignes d'elle, s'était donné une peine qu'elle ne prenait plus quand nous étions seuls et avait retrouvé sa manière incomparable de Combray.
« Voilà ce qu'on ne peut obtenir au cabaret, je dis dans les meilleurs : une daube de boeuf où la gelée ne sente pas la colle, et où le boeuf ait pris parfum des carottes, c'est admirable ! Permettez-moi d'y revenir, ajouta-t-il en faisant signe qu'il voulait encore de la gelée. Je serais curieux de juger votre Vatel maintenant sur un mets tout différent, je voudrais, par exemple, le trouver aux prises avec le boeuf Stroganof. »
M. de Norpois pour contribuer lui aussi à l'agrément du repas nous servit diverses histoires dont il régalait fréquemment ses collègues de carrière, tantôt citant une période ridicule dite par un homme politique coutumier du fait et qui les faisait longues et pleines d'images incohérentes, tantôt telle formule lapidaire d'un diplomate plein d'atticisme. Mais, à vrai dire, le critérium qui distinguait pour lui ces deux ordres de phrases ne ressemblait en rien à celui que j'appliquais à la littérature. Bien des nuances m'échappaient ; les mots qu'il récitait en s'esclaffant ne me paraissaient pas très différents de ceux qu'il trouvait remarquables. Il appartenait au genre d'hommes qui pour les oeuvres que j'aimais eût dit : « Alors, vous comprenez ? Moi, j'avoue que je ne comprends pas, je ne suis pas initié », mais j'aurais pu lui rendre la pareille, je ne saisissais pas l'esprit ou la sottise, l'éloquence ou l'enflure qu'il trouvait dans une réplique ou dans un discours et l'absence de toute raison perceptible pour quoi ceci était mal et ceci bien, faisait que cette sorte de littérature m'était plus mystérieuse, me semblait plus obscure qu'aucune. Je démêlai seulement que répéter ce que tout le monde pensait n'était pas en politique une marque d'infériorité mais de supériorité. Quand M. de Norpois se servait de certaines expressions qui traînaient dans les journaux et les prononçait avec force, on sentait qu'elles devenaient un acte par le seul fait qu'il les avait employées et un acte qui susciterait des commentaires.
Ma mère comptait beaucoup sur la salade d'ananas et de truffes. Mais l'ambassadeur après avoir exercé un instant sur le mets la pénétration de son regard d'observateur, la mangea en restant entouré de discrétion diplomatique et ne nous livra pas sa pensée. Ma mère insista pour qu'il en reprît, ce que fit M. de Norpois, mais en disant seulement au lieu du compliment qu'on espérait : « J'obéis, madame, puisque je vois que c'est là de votre part un véritable oukase.
— Nous avons lu dans les “feuilles” que vous vous étiez entretenu longuement avec le roi Théodose, lui dit mon père.
— En effet, le roi qui a une rare mémoire des physionomies a eu la bonté de se souvenir en m'apercevant à l'orchestre que j'avais eu l'honneur de le voir pendant plusieurs jours à la cour de Bavière, quand il ne songeait pas à son trône oriental (vous savez qu'il y a été appelé par un congrès européen, et il a même fort hésité à l'accepter, jugeant cette souveraineté un peu inégale à sa race, la plus noble, héraldiquement parlant, de toute l'Europe). Un aide de camp est venu me dire d'aller saluer Sa Majesté, à l'ordre de qui je me suis naturellement empressé de déférer.
— Avez-vous été content des résultats de son séjour ?
— Enchanté ! Il était permis de concevoir quelque appréhension sur la façon dont un monarque encore si jeune se tirerait de ce pas difficile, surtout dans des conjonctures aussi délicates. Pour ma part je faisais pleine confiance au sens politique du souverain. Mais j'avoue que mes espérances ont été dépassées. Le toast qu'il a prononcé à l'Élysée, et qui, d'après des renseignements qui me viennent de source tout à fait autorisée, avait été composé par lui du premier mot jusqu'au dernier, était entièrement digne de l'intérêt qu'il a excité partout. C'est tout simplement un coup de maître ; un peu hardi je le veux bien, mais d'une audace qu'en somme l'événement a pleinement justifiée. Les traditions diplomatiques ont certainement du bon, mais dans l'espèce elles avaient fini par faire vivre son pays et le nôtre dans une atmosphère de renfermé qui n'était plus respirable. Eh bien ! une des manières de renouveler l'air, évidemment une de celles qu'on ne peut pas recommander mais que le roi Théodose pouvait se permettre, c'est de casser les vitres. Et il l'a fait avec une belle humeur qui a ravi tout le monde, et aussi une justesse dans les termes où on a reconnu tout de suite la race de princes lettrés à laquelle il appartient par sa mère. Il est certain que quand il a parlé des “affinités” qui unissent son pays à la France, l'expression, pour peu usitée qu'elle puisse être dans le vocabulaire des chancelleries, était singulièrement heureuse. Vous voyez que la littérature ne nuit pas, même dans la diplomatie, même sur un trône, ajouta-t-il en s'adressant à moi. La chose était constatée depuis longtemps, je le veux bien, et les rapports entre les deux puissances étaient devenus excellents. Encore fallait-il qu'elle fût dite. Le mot était attendu, il a été choisi à merveille, vous avez vu comme il a porté. Pour ma part j'y applaudis des deux mains.
— Votre ami, M. de Vaugoubert, qui préparait le rapprochement depuis des années, a dû être content.
— D'autant plus que Sa Majesté qui est assez coutumière du fait avait tenu à lui en faire la surprise. Cette surprise a été complète du reste pour tout le monde, à commencer par le ministre des Affaires étrangères, qui, à ce qu'on m'a dit, ne l'a pas trouvée à son goût. À quelqu'un qui lui en parlait, il aurait répondu très nettement, assez haut pour être entendu des personnes voisines : “Je n'ai été ni consulté, ni prévenu”, indiquant clairement par là qu'il déclinait toute responsabilité dans l'événement. Il faut avouer que celui-ci a fait un beau tapage et je n'oserais pas affirmer, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, que tels de mes collègues pour qui la loi suprême semble être celle du moindre effort, n'en ont pas été troublés dans leur quiétude.
Quant à Vaugoubert, vous savez qu'il avait été fort attaqué pour sa politique de rapprochement avec la France, et il avait dû d'autant plus en souffrir que c'est un sensible, un coeur exquis. J'en puis d'autant mieux témoigner que bien qu'il soit mon cadet et de beaucoup, je l'ai fort pratiqué, nous sommes amis de longue date, et je le connais bien. D'ailleurs qui ne le connaîtrait ? c'est une âme de cristal. C'est même le seul défaut qu'on pourrait lui reprocher, il n'est pas nécessaire que le coeur d'un diplomate soit aussi transparent que le sien. Cela n'empêche pas qu'on parle de l'envoyer à Rome, ce qui est un bel avancement, mais un bien gros morceau. Entre nous, je crois que Vaugoubert, si dénué qu'il soit d'ambition, en serait fort content et ne demande nullement qu'on éloigne de lui ce calice. Il fera peut-être merveille là-bas ; il est le candidat de la Consulta, et pour ma part, je le vois très bien, lui si artiste, dans le cadre du palais Farnèse et la galerie des Carraches. Il semble qu'au moins personne ne devrait pouvoir le haïr ; mais il y a autour du roi Théodose toute une camarilla plus ou moins inféodée à la Wilhelmstrasse dont elle suit docilement les inspirations et qui a cherché de toutes façons à lui tailler des croupières. Vaugoubert n'a pas eu à faire face seulement aux intrigues de couloirs mais aux injures de folliculaires à gages qui plus tard, lâches comme l'est tout journaliste stipendié, ont été des premiers à demander l'aman, mais qui en attendant n'ont pas reculé à faire état, contre notre représentant, des ineptes accusations de gens sans aveu. Pendant plus d'un mois les ennemis de Vaugoubert ont dansé autour de lui la danse du scalp, dit M. de Norpois, en détachant avec force ce dernier mot. Mais un bon averti en vaut deux ; ces injures il les a repoussées du pied », ajouta-t-il plus énergiquement encore, et avec un regard si farouche que nous cessâmes un instant de manger. « Comme dit un beau proverbe arabe : “Les chiens aboient, la caravane passe.” » Après avoir jeté cette citation M. de Norpois s'arrêta pour nous regarder et juger de l'effet qu'elle avait produit sur nous. Il fut grand ; le proverbe nous était connu : il avait remplacé cette année-là chez les hommes de haute valeur cet autre : « Qui sème le vent récolte la tempête », lequel avait besoin de repos, n'étant pas infatigable et vivace comme : « Travailler pour le roi de Prusse ». Car la culture de ces gens éminents était une culture alternée, et généralement triennale. Certes les citations de ce genre, et desquelles M. de Norpois excellait à émailler ses articles de la Revue, n'étaient point nécessaires pour que ceux-ci parussent solides et bien informés. Même dépourvus de l'ornement qu'elles leur apportaient, il suffisait que M. de Norpois écrivît à point nommé – ce qu'il ne manquait pas de faire – : « Le Cabinet de Saint-James ne fut pas le dernier à sentir le péril » ou bien « L'émotion fut grande au Pont-aux-Chantres où l'on suivait d'un oeil inquiet la politique égoïste mais habile de la monarchie bicéphale », ou « Un cri d'alarme partit de Montecitorio » ou encore « Cet éternel double jeu qui est bien dans la manière du Ballplatz ». À ces expressions le lecteur profane avait aussitôt reconnu et salué le diplomate de carrière. Mais ce qui avait fait dire qu'il était plus que cela, qu'il possédait une culture supérieure, cela avait été l'emploi raisonné de citations dont le modèle achevé restait alors : « Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, comme avait coutume de dire le baron Louis. » (On n'avait pas encore importé d'Orient : « La victoire est à celui des deux adversaires qui sait souffrir un quart d'heure de plus que l'autre comme disent les Japonais. ») Cette réputation de grand lettré, jointe à un véritable génie d'intrigue caché sous le masque de l'indifférence, avait fait entrer M. de Norpois à l'Académie des sciences morales. Et quelques personnes pensèrent même qu'il ne serait pas déplacé à l'Académie française, le jour où voulant indiquer que c'est en resserrant l'alliance russe que nous pourrions arriver à une entente avec l'Angleterre, il n'hésita pas à écrire : « Qu'on le sache bien au quai d'Orsay, qu'on l'enseigne désormais dans tous les manuels de géographie qui se montrent incomplets à cet égard, qu'on refuse impitoyablement au baccalauréat tout candidat qui ne saura pas le dire : Si tous les chemins mènent à Rome, en revanche la route qui va de Paris à Londres passe nécessairement par Pétersbourg. »
« Somme toute, continua M. de Norpois en s'adressant à mon père, Vaugoubert s'est taillé là un beau succès et qui dépasse même celui qu'il avait escompté. Il s'attendait en effet à un toast correct (ce qui après les nuages des dernières années était déjà fort beau) mais à rien de plus. Plusieurs personnes qui étaient au nombre des assistants m'ont assuré qu'on ne peut pas en lisant ce toast se rendre compte de l'effet qu'il a produit, prononcé et détaillé à merveille par le roi qui est maître en l'art de dire et qui soulignait au passage toutes les intentions, toutes les finesses. Je me suis laissé raconter à ce propos un fait assez piquant et qui met en relief une fois de plus chez le roi Théodose cette bonne grâce juvénile qui lui gagne si bien les coeurs. On m'a affirmé que précisément à ce mot d'“affinités” qui était en somme la grosse innovation du discours, et qui défraiera encore longtemps, vous verrez, les commentaires des chancelleries, Sa Majesté, prévoyant la joie de notre ambassadeur, qui allait trouver là le juste couronnement de ses efforts, de son rêve pourrait-on dire et, somme toute, son bâton de maréchal, se tourna à demi vers Vaugoubert et fixant sur lui ce regard si prenant des oettingen, détacha ce mot si bien choisi d'“affinités”, ce mot qui était une véritable trouvaille, sur un ton qui faisait savoir à tous qu'il était employé à bon escient et en pleine connaissance de cause. Il paraît que Vaugoubert avait peine à maîtriser son émotion et dans une certaine mesure, j'avoue que je le comprends. Une personne digne de toute créance m'a même confié que le roi se serait approché de Vaugoubert après le dîner, quand Sa Majesté a tenu cercle, et lui aurait dit à mi-voix : “Êtes-vous content de votre élève, mon cher marquis ?” Il est certain, conclut M. de Norpois, qu'un pareil toast a plus fait que vingt ans de négociations pour resserrer entre les deux pays leurs “affinités”, selon la pittoresque expression de Théodose II. Ce n'est qu'un mot, si vous voulez, mais voyez quelle fortune il a fait, comme toute la presse européenne le répète, quel intérêt il éveille, quel son nouveau il a rendu. Il est d'ailleurs bien dans la manière du souverain. Je n'irai pas jusqu'à vous dire qu'il trouve tous les jours de purs diamants comme celui-là. Mais il est bien rare que dans ses discours étudiés, mieux encore, dans le primesaut de la conversation il ne donne pas son signalement – j'allais dire il n'appose pas sa signature – par quelque mot à l'emporte-pièce. Je suis d'autant moins suspect de partialité en la matière que je suis ennemi de toute innovation en ce genre. Dix-neuf fois sur vingt elles sont dangereuses.
— Oui, j'ai pensé que le récent télégramme de l'empereur d'Allemagne n'a pas dû être de votre goût », dit mon père.
M. de Norpois leva les yeux au ciel d'un air de dire : Ah ! celui-là ! « D'abord, c'est un acte d'ingratitude. C'est plus qu'un crime, c'est une faute et d'une sottise que je qualifierai de pyramidale ! Au reste si personne n'y met le holà, l'homme qui a chassé Bismarck est bien capable de répudier peu à peu toute la politique bismarckienne, alors c'est le saut dans l'inconnu.
— Et mon mari m'a dit, monsieur, que vous l'entraîneriez peut-être un de ces étés en Espagne, j'en suis ravie pour lui.
— Mais oui, c'est un projet tout à fait attrayant dont je me réjouis. J'aimerais beaucoup faire avec vous ce voyage, mon cher. Et vous, madame, avez-vous déjà songé à l'emploi des vacances ?
— J'irai peut-être avec mon fils à Balbec, je ne sais.
— Ah ! Balbec est agréable, j'ai passé par là il y a quelques années. On commence à y construire des villas fort coquettes : je crois que l'endroit vous plaira. Mais puis-je vous demander ce qui vous a fait choisir Balbec ?
— Mon fils a le grand désir de voir certaines églises du pays, surtout celle de Balbec. Je craignais un peu pour sa santé les fatigues du voyage et surtout du séjour. Mais j'ai appris qu'on vient de construire un excellent hôtel qui lui permettra de vivre dans les conditions de confort requises par son état.
— Ah ! il faudra que je donne ce renseignement à certaine personne qui n'est pas femme à en faire fi.
— L'église de Balbec est admirable, n'est-ce pas, monsieur ? » demandai-je, surmontant la tristesse d'avoir appris qu'un des attraits de Balbec résidait dans ses coquettes villas.
« Non, elle n'est pas mal, mais enfin elle ne peut soutenir la comparaison avec ces véritables bijoux ciselés que sont les cathédrales de Reims, de Chartres et à mon goût, la perle de toutes, la Sainte-Chapelle de Paris.
— Mais l'église de Balbec est en partie romane ?
— En effet, elle est du style roman, qui est déjà par lui-même extrêmement froid et ne laisse en rien présager l'élégance, la fantaisie des architectes gothiques qui fouillent la pierre comme de la dentelle. L'église de Balbec mérite une visite si on est dans le pays, elle est assez curieuse ; si un jour de pluie vous ne savez que faire, vous pourrez entrer là, vous verrez le tombeau de Tourville.
— Est-ce que vous étiez hier au banquet des Affaires étrangères ? je n'ai pas pu y aller, dit mon père.
— Non, répondit M. de Norpois avec un sourire, j'avoue que je l'ai délaissé pour une soirée assez différente. J'ai dîné chez une femme dont vous avez peut-être entendu parler, la belle madame Swann. »
Ma mère réprima un frémissement, car d'une sensibilité plus prompte que mon père, elle s'alarmait pour lui de ce qui ne devait le contrarier qu'un instant après. Les désagréments qui lui arrivaient étaient perçus d'abord par elle comme ces mauvaises nouvelles de France qui sont connues plus tôt à l'étranger que chez nous. Mais curieuse de savoir quel genre de personnes les Swann pouvaient recevoir, elle s'enquit auprès de M. de Norpois de celles qu'il y avait rencontrées.
« Mon Dieu… c'est une maison où il me semble que vont surtout… des messieurs. Il y avait quelques hommes mariés, mais leurs femmes étaient souffrantes ce soir-là et n'étaient pas venues », répondit l'ambassadeur avec une finesse voilée de bonhomie et en jetant autour de lui des regards dont la douceur et la discrétion faisaient mine de tempérer et exagéraient habilement la malice.
« Je dois dire, ajouta-t-il, pour être tout à fait juste, qu'il y va cependant des femmes, mais… appartenant plutôt…, comment dirais-je, au monde républicain qu'à la société de Swann (il prononçait Svann). Qui sait ? Ce sera peut-être un jour un salon politique ou littéraire. Du reste, il semble qu'ils soient contents comme cela. Je trouve que Swann le montre même un peu trop. Il nommait les gens chez qui lui et sa femme étaient invités pour la semaine suivante et de l'intimité desquels il n'y a pourtant pas lieu de s'enorgueillir avec un manque de réserve et de goût, presque de tact, qui m'a étonné chez un homme aussi fin. Il répétait : “Nous n'avons pas un soir de libre”, comme si ç'avait été une gloire, et en véritable parvenu, qu'il n'est pas cependant. Car Swann avait beaucoup d'amis et même d'amies, et sans trop m'avancer, ni vouloir commettre d'indiscrétion, je crois pouvoir dire que non pas toutes, ni même le plus grand nombre, mais l'une au moins et qui est une fort grande dame, ne se serait peut-être pas montrée entièrement réfractaire à l'idée d'entrer en relations avec Mme Swann, auquel cas, vraisemblablement, plus d'un mouton de Panurge aurait suivi. Mais il semble qu'il n'y ait eu de la part de Swann aucune démarche esquissée en ce sens. Comment ? encore un pudding à la Nesselrode ! Ce ne sera pas de trop de la cure de Carlsbad pour me remettre d'un pareil festin de Lucullus. Peut-être Swann a-t-il senti qu'il y aurait trop de résistances à vaincre. Le mariage, cela est certain, n'a pas plu. On a parlé de la fortune de la femme, ce qui est une grosse bourde. Mais, enfin, tout cela n'a pas paru agréable. Et puis Swann a une tante excessivement riche et admirablement posée, femme d'un homme qui, financièrement parlant, est une puissance. Et non seulement elle a refusé de recevoir Mme Swann, mais elle a mené une campagne en règle pour que ses amies et connaissances en fissent autant. Je n'entends pas par là qu'aucun Parisien de bonne compagnie ait manqué de respect à Mme Swann… Non ! cent fois non ! le mari étant d'ailleurs homme à relever le gant. En tous cas, il y a une chose curieuse, c'est de voir combien Swann, qui connaît tant de monde et du plus choisi, montre d'empressement auprès d'une société dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est fort mêlée. Moi qui l'ai connu jadis, j'avoue que j'éprouvais autant de surprise que d'amusement à voir un homme aussi bien élevé, aussi à la mode dans les coteries les plus triées, remercier avec effusion le directeur du Cabinet du ministre des Postes d'être venu chez eux et lui demander si Mme Swann pourrait se permettre d'aller voir sa femme. Il doit pourtant se trouver dépaysé ; évidemment ce n'est plus le même monde. Mais je ne crois pas cependant que Swann soit malheureux. Il y a eu, il est vrai, dans les années qui précédèrent le mariage d'assez vilaines manoeuvres de chantage de la part de la femme ; elle privait Swann de sa fille chaque fois qu'il lui refusait quelque chose. Le pauvre Swann, aussi naïf qu'il est pourtant raffiné, croyait chaque fois que l'enlèvement de sa fille était une coïncidence et ne voulait pas voir la réalité. Elle lui faisait d'ailleurs des scènes si continuelles qu'on pensait que le jour où elle serait arrivée à ses fins et se serait fait épouser, rien ne la retiendrait plus et que leur vie serait un enfer. Hé bien ! c'est le contraire qui est arrivé. On plaisante beaucoup la manière dont Swann parle de sa femme, on en fait même des gorges chaudes. On ne demandait certes pas que, plus ou moins conscient d'être… (vous savez le mot de Molière), il allât le proclamer urbi et orbi ; n'empêche qu'on le trouve exagéré quand il dit que sa femme est une excellente épouse. Or, ce n'est pas aussi faux qu'on le croit. À sa manière qui n'est pas celle que tous les maris préféreraient, mais enfin, entre nous, il me semble difficile que Swann qui la connaissait depuis longtemps et est loin d'être un maître sot, ne sût pas à quoi s'en tenir, il est indéniable qu'elle semble avoir de l'affection pour lui. Je ne dis pas qu'elle ne soit pas volage et Swann lui-même ne se fait pas faute de l'être, à en croire les bonnes langues qui, vous pouvez le penser, vont leur train. Mais elle lui est reconnaissante de ce qu'il a fait pour elle, et, contrairement aux craintes éprouvées par tout le monde, elle paraît devenue d'une douceur d'ange. »
Ce changement n'était peut-être pas aussi extraordinaire que le trouvait M. de Norpois. Odette n'avait pas cru que Swann finirait par l'épouser ; chaque fois qu'elle lui annonçait tendancieusement qu'un homme comme il faut venait de se marier avec sa maîtresse, elle lui avait vu garder un silence glacial et tout au plus, si elle l'interpellait directement en lui demandant : « Alors, tu ne trouves pas que c'est très bien, que c'est bien beau ce qu'il a fait là pour une femme qui lui a consacré sa jeunesse ? », répondre sèchement : « Mais je ne te dis pas que ce soit mal, chacun agit à sa guise. » Elle n'était même pas loin de croire que, comme il le lui disait dans des moments de colère, il l'abandonnerait tout à fait, car elle avait depuis peu entendu dire par une femme sculpteur : « On peut s'attendre à tout de la part des hommes, ils sont si mufles », et frappée par la profondeur de cette maxime pessimiste, elle se l'était appropriée, elle la répétait à tout bout de champ d'un air découragé qui semblait dire : « Après tout, il n'y aurait rien d'impossible, c'est bien ma chance. » Et, par suite, toute vertu avait été enlevée à la maxime optimiste qui avait jusque-là guidé Odette dans la vie : « On peut tout faire aux hommes qui vous aiment, ils sont si idiots », et qui s'exprimait dans son visage par le même clignement d'yeux qui eût pu accompagner des mots tels que : « Ayez pas peur, il ne cassera rien. » En attendant, Odette souffrait de ce que telle de ses amies, épousée par un homme qui était resté moins longtemps avec elle, qu'elle-même avec Swann, et n'avait pas, elle, d'enfant, relativement considérée maintenant, invitée aux bals de l'Élysée, devait penser de la conduite de Swann. Un consultant plus profond que ne l'était M. de Norpois eût sans doute pu diagnostiquer que c'était ce sentiment d'humiliation et de honte qui avait aigri Odette, que le caractère infernal qu'elle montrait ne lui était pas essentiel, n'était pas un mal sans remède, et eût aisément prédit ce qui était arrivé, à savoir qu'un régime nouveau, le régime matrimonial, ferait cesser avec une rapidité presque magique ces accidents pénibles, quotidiens, mais nullement organiques. Presque tout le monde s'étonna de ce mariage, et cela même est étonnant. Sans doute peu de personnes comprennent le caractère purement subjectif du phénomène qu'est l'amour, et la sorte de création que c'est d'une personne supplémentaire, distincte de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes. Aussi y a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les proportions énormes que finit par prendre pour nous un être qui n'est pas le même que celui qu'ils voient. Pourtant il semble qu'en ce qui concerne Odette on aurait pu se rendre compte que si, certes, elle n'avait jamais entièrement compris l'intelligence de Swann, du moins savait-elle les titres, tout le détail de ses travaux, au point que le nom de Ver Meer lui était aussi familier que celui de son couturier ; de Swann, elle connaissait à fond ces traits du caractère que le reste du monde ignore ou ridiculise et dont seule une maîtresse, une soeur, possèdent l'image ressemblante et aimée ; et nous tenons tellement à eux, même à ceux que nous voudrions le plus corriger, que c'est parce qu'une femme finit par en prendre une habitude indulgente et amicalement railleuse, pareille à l'habitude que nous en avons nous-mêmes, et qu'en ont nos parents, que les vieilles liaisons ont quelque chose de la douceur et de la force des affections de famille. Les liens qui nous unissent à un être se trouvent sanctifiés quand il se place au même point de vue que nous pour juger une de nos tares. Et parmi ces traits particuliers, il y en avait aussi qui appartenaient autant à l'intelligence de Swann qu'à son caractère, et que pourtant, en raison de la racine qu'ils avaient malgré tout en celui-ci, Odette avait plus facilement discernés. Elle se plaignait que quand Swann faisait métier d'écrivain, quand il publiait des études, on ne reconnût pas ces traits-là autant que dans ses lettres ou dans sa conversation où ils abondaient. Elle lui conseillait de leur faire la part plus grande. Elle l'aurait voulu parce que c'était ceux qu'elle préférait en lui, mais comme elle les préférait parce qu'ils étaient plus à lui, elle n'avait peut-être pas tort de souhaiter qu'on les retrouvât dans ce qu'il écrivait. Peut-être aussi pensait-elle que des ouvrages plus vivants, en lui procurant enfin à lui le succès, lui eussent permis à elle de se faire ce que chez les Verdurin elle avait appris à mettre au-dessus de tout : un salon.
Parmi les gens qui trouvaient ce genre de mariage ridicule, gens qui pour eux-mêmes se demandaient : « Que pensera M. de Guermantes, que dira Bréauté, quand j'épouserai Mlle de Montmorency ? », parmi les gens ayant cette sorte d'idéal social, aurait figuré, vingt ans plus tôt, Swann lui-même, Swann qui s'était donné du mal pour être reçu au Jockey et avait compté dans ce temps-là faire un éclatant mariage qui eût achevé en consolidant sa situation de faire de lui un des hommes les plus en vue de Paris. Seulement, les images que représente un tel mariage à l'intéressé ont, comme toutes les images, pour ne pas dépérir et s'effacer complètement, besoin d'être alimentées du dehors. Votre rêve le plus ardent est d'humilier l'homme qui vous a offensé. Mais si vous n'entendez plus jamais parler de lui, ayant changé de pays, votre ennemi finira par ne plus avoir pour vous aucune importance. Si on a perdu de vue pendant vingt ans toutes les personnes à cause desquelles on aurait aimé entrer au Jockey ou à l'Institut, la perspective d'être membre de l'un ou de l'autre de ces groupements ne tentera nullement. Or, tout autant qu'une retraite, qu'une maladie, qu'une conversion religieuse, une liaison prolongée substitue d'autres images aux anciennes. Il n'y eut pas de la part de Swann, quand il épousa Odette, renoncement aux ambitions mondaines car de ces ambitions-là depuis longtemps Odette l'avait, au sens spirituel du mot, détaché. D'ailleurs ne l'eût-il pas été qu'il n'en aurait eu que plus de mérite. C'est parce qu'ils impliquent le sacrifice d'une situation plus ou moins flatteuse à une douceur purement intime, que généralement les mariages infamants sont les plus estimables de tous (on ne peut en effet entendre par mariage infamant un mariage d'argent, n'y ayant point d'exemple d'un ménage où la femme ou bien le mari se soient vendus et qu'on n'ait fini par recevoir, ne fût-ce que par tradition et sur la foi de tant d'exemples et pour ne pas avoir deux poids et deux mesures). Peut-être, d'autre part, en artiste, sinon en corrompu, Swann eût-il en tout cas éprouvé une certaine volupté à accoupler à lui, dans un de ces croisements d'espèces comme en pratiquent les mendélistes ou comme en raconte la mythologie, un être de race différente, archiduchesse ou cocotte, à contracter une alliance royale ou à faire une mésalliance. Il n'y avait eu dans le monde qu'une seule personne dont il se fût préoccupé, chaque fois qu'il avait pensé à son mariage possible avec Odette, c'était, et non par snobisme, la duchesse de Guermantes. De celle-là, au contraire, Odette se souciait peu, pensant seulement aux personnes situées immédiatement au-dessus d'elle-même plutôt que dans un aussi vague empyrée. Mais quand Swann dans ses heures de rêverie voyait Odette devenue sa femme, il se représentait invariablement le moment où il l'amènerait, elle et surtout sa fille, chez la princesse des Laumes, devenue bientôt duchesse de Guermantes par la mort de son beau-père. Il ne désirait pas les présenter ailleurs, mais il s'attendrissait quand il inventait, en énonçant les mots eux-mêmes, tout ce que la duchesse dirait de lui à Odette, et Odette à Mme de Guermantes, la tendresse que celle-ci témoignerait à Gilberte, la gâtant, le rendant fier de sa fille. Il se jouait à lui-même la scène de la présentation avec la même précision dans le détail imaginaire qu'ont les gens qui examinent comment ils emploieraient, s'ils le gagnaient, un lot dont ils fixent arbitrairement le chiffre. Dans la mesure où une image qui accompagne une de nos résolutions la motive, on peut dire que si Swann épousa Odette, ce fut pour la présenter elle et Gilberte, sans qu'il y eût personne là, au besoin sans que personne le sût jamais, à la duchesse de Guermantes. On verra comment cette seule ambition mondaine qu'il avait souhaitée pour sa femme et sa fille fut justement celle dont la réalisation se trouva lui être interdite et par un veto si absolu que Swann mourut sans supposer que la duchesse pourrait jamais les connaître. On verra aussi qu'au contraire la duchesse de Guermantes se lia avec Odette et Gilberte après la mort de Swann. Et peut-être eût-il été sage – pour autant qu'il pouvait attacher de l'importance à si peu de chose – en ne se faisant pas une idée trop sombre de l'avenir, à cet égard, et en réservant que la réunion souhaitée pourrait bien avoir lieu quand il ne serait plus là pour en jouir. Le travail de causalité qui finit par produire à peu près tous les effets possibles, et par conséquent aussi ceux qu'on avait cru l'être le moins, ce travail est parfois lent, rendu un peu plus lent encore par notre désir – qui, en cherchant à l'accélérer, l'entrave –, par notre existence même et n'aboutit que quand nous avons cessé de désirer, et quelquefois de vivre. Swann ne le savait-il pas par sa propre expérience, et n'était-ce pas déjà, dans sa vie – comme une préfiguration de ce qui devait arriver après sa mort – un bonheur après décès que ce mariage avec cette Odette qu'il avait passionnément aimée – si elle ne lui avait pas plu au premier abord – et qu'il avait épousée quand il ne l'aimait plus, quand l'être qui, en Swann, avait tant souhaité et tant désespéré de vivre toute sa vie avec Odette, quand cet être-là était mort ? Je me mis à parler du comte de Paris, à demander s'il n'était pas ami de Swann, car je craignais que la conversation se détournât de celui-ci. « Oui, en effet », répondit M. de Norpois en se tournant vers moi et en fixant sur ma modeste personne le regard bleu où flottaient, comme dans leur élément vital, ses grandes facultés de travail et son esprit d'assimilation. « Et, mon Dieu, ajouta-t-il en s'adressant de nouveau à mon père, je ne crois pas franchir les bornes du respect dont je fais profession pour le Prince (sans cependant entretenir avec lui des relations personnelles que rendrait difficiles ma situation, si peu officielle qu'elle soit) en vous citant ce fait assez piquant que, pas plus tard qu'il y a quatre ans, dans une petite gare de chemins de fer d'un des pays de l'Europe Centrale, le Prince eut l'occasion d'apercevoir Mme Swann. Certes, aucun de ses familiers ne s'est permis de demander à Monseigneur comment il l'avait trouvée. Cela n'eût pas été séant. Mais quand par hasard la conversation amenait son nom, à de certains signes, imperceptibles si l'on veut, mais qui ne trompent pas, le Prince semblait donner assez volontiers à entendre que son impression était en somme loin d'avoir été défavorable.
— Mais il n'y aurait pas eu possibilité de la présenter au comte de Paris ? demanda mon père.
— Eh bien ! on ne sait pas ; avec les princes on ne sait jamais, répondit M. de Norpois ; les plus glorieux, ceux qui savent le plus se faire rendre ce qu'on leur doit, sont aussi quelquefois ceux qui s'embarrassent le moins des décrets de l'opinion publique, même les plus justifiés, pour peu qu'il s'agisse de récompenser certains attachements. Or, il est certain que le comte de Paris a toujours agréé avec beaucoup de bienveillance le dévouement de Swann qui est, d'ailleurs, un garçon d'esprit s'il en fut.
— Et votre impression à vous, quelle a-t-elle été, monsieur l'ambassadeur ? » demanda ma mère par politesse et par curiosité.
Avec une énergie de vieux connaisseur qui tranchait sur la modération habituelle de ses propos :
« Tout à fait excellente ! » répondit M. de Norpois.
Et sachant que l'aveu d'une forte sensation produite par une femme rentre, à condition qu'on le fasse avec enjouement, dans une certaine forme particulièrement appréciée de l'esprit de conversation, il éclata d'un petit rire qui se prolongea pendant quelques instants, humectant les yeux bleus du vieux diplomate et faisant vibrer les ailes de son nez nervurées de fibrilles rouges.
« Elle est tout à fait charmante !
— Est-ce qu'un écrivain du nom de Bergotte était à ce dîner, monsieur ? » demandai-je timidement pour tâcher de retenir la conversation sur le sujet des Swann.
« Oui, Bergotte était là », répondit M. de Norpois, inclinant la tête de mon côté avec courtoisie, comme si dans son désir d'être aimable avec mon père, il attachait à tout ce qui tenait à lui une véritable importance et même aux questions d'un garçon de mon âge qui n'était pas habitué à se voir montrer tant de politesse par des personnes du sien. « Est-ce que vous le connaissez ? » ajouta-t-il en fixant sur moi ce regard clair dont Bismarck admirait la pénétration.
« Mon fils ne le connaît pas mais l'admire beaucoup, dit ma mère.
— Mon Dieu, dit M. de Norpois (qui m'inspira sur ma propre intelligence des doutes plus graves que ceux qui me déchiraient d'habitude, quand je vis que ce que je mettais mille et mille fois au-dessus de moi-même, ce que je trouvais de plus élevé au monde, était pour lui tout en bas de l'échelle de ses admirations), je ne partage pas cette manière de voir. Bergotte est ce que j'appelle un joueur de flûte ; il faut reconnaître du reste qu'il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l'afféterie. Mais enfin ce n'est que cela, et cela n'est pas grand-chose. Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu'on pourrait nommer la charpente. Pas d'action – ou si peu – mais surtout pas de portée. Ses livres pèchent par la base ou plutôt il n'y a pas de base du tout. Dans un temps comme le nôtre où la complexité croissante de la vie laisse à peine le temps de lire, où la carte de l'Europe a subi des remaniements profonds et est à la veille d'en subir de plus grands encore peut-être, où tant de problèmes menaçants et nouveaux se posent partout, vous m'accorderez qu'on a le droit de demander à un écrivain d'être autre chose qu'un bel esprit qui nous fait oublier dans des discussions oiseuses et byzantines sur des mérites de pure forme, que nous pouvons être envahis d'un instant à l'autre par un double flot de Barbares, ceux du dehors et ceux du dedans. Je sais que c'est blasphémer contre la Sacro-Sainte École de ce que ces messieurs appellent l'Art pour l'Art, mais à notre époque il y a des tâches plus urgentes que d'agencer des mots d'une façon harmonieuse. Celle de Bergotte est parfois assez séduisante, je n'en disconviens pas, mais au total tout cela est bien mièvre, bien mince, et bien peu viril. Je comprends mieux maintenant, en me reportant à votre admiration tout à fait exagérée pour Bergotte, les quelques lignes que vous m'avez montrées tout à l'heure et sur lesquelles j'aurais mauvaise grâce à ne pas passer l'éponge, puisque vous avez dit vous-même en toute simplicité, que ce n'était qu'un griffonnage d'enfant (je l'avais dit, en effet, mais je n'en pensais pas un mot). À tout péché miséricorde et surtout aux péchés de jeunesse. Après tout, d'autres que vous en ont de pareils sur la conscience, et vous n'êtes pas le seul qui se soit cru poète à son heure. Mais on voit dans ce que vous m'avez montré la mauvaise influence de Bergotte. Évidemment, je ne vous étonnerai pas en vous disant qu'il n'y avait là aucune de ses qualités, puisqu'il est passé maître dans l'art tout superficiel du reste, d'un certain style dont à votre âge vous ne pouvez posséder même le rudiment. Mais c'est déjà le même défaut, ce contresens d'aligner des mots bien sonores en ne se souciant qu'ensuite du fond. C'est mettre la charrue avant les boeufs. Même dans les livres de Bergotte, toutes ces chinoiseries de forme, toutes ces subtilités de mandarin déliquescent me semblent bien vaines. Pour quelques feux d'artifice agréablement tirés par un écrivain, on crie tout de suite au chef-d'oeuvre. Les chefs-d'oeuvre ne sont pas si fréquents que cela ! Bergotte n'a pas à son actif, dans son bagage si je puis dire, un roman d'une envolée un peu haute, un de ces livres qu'on place dans le bon coin de sa bibliothèque. Je n'en vois pas un seul dans son oeuvre. Il n'empêche que chez lui l'oeuvre est infiniment supérieure à l'auteur. Ah ! voilà quelqu'un qui donne raison à l'homme d'esprit qui prétendait qu'on ne doit connaître les écrivains que par leurs livres. Impossible de voir un individu qui réponde moins aux siens, plus prétentieux, plus solennel, moins homme de bonne compagnie. Vulgaire par moments, parlant à d'autres comme un livre, et même pas comme un livre de lui, mais comme un livre ennuyeux, ce qu'au moins ne sont pas les siens, tel est ce Bergotte. C'est un esprit des plus confus, alambiqué, ce que nos pères appelaient un diseur de phébus et qui rend encore plus déplaisantes, par sa façon de les énoncer, les choses qu'il dit. Je ne sais si c'est Loménie ou Sainte-Beuve qui raconte que Vigny rebutait par le même travers. Mais Bergotte n'a jamais écrit Cinq-Mars, ni Le Cachet rouge, où certaines pages sont de véritables morceaux d'anthologie. »
Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d'autre part aux difficultés que j'éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n'étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m'avaient mis dans un état de rêverie qui m'avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait ; nul doute que M. de Norpois n'en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j'y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l'ambassadeur n'en était pas dupe. Il venait de m'apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j'étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n'a de dimensions que celles du vase qu'on lui fournit, de même qu'il s'était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l'avait soudain enfermé et restreint.
« Notre mise en présence, à Bergotte et à moi, ajouta-t-il en se tournant vers mon père, ne laissait pas que d'être assez épineuse (ce qui après tout est aussi une manière d'être piquante). Bergotte, voilà quelques années de cela, fit un voyage à Vienne, pendant que j'y étais ambassadeur ; il me fut présenté par la princesse de Metternich, vint s'inscrire et désirait être invité. Or, étant à l'étranger représentant de la France, à qui en somme il fait honneur par ses écrits, dans une certaine mesure, disons, pour être exacts, dans une mesure bien faible, j'aurais passé sur la triste opinion que j'ai de sa vie privée. Mais il ne voyageait pas seul et bien plus il prétendait ne pas être invité sans sa compagne. Je crois ne pas être plus pudibond qu'un autre et étant célibataire, je pouvais peut-être ouvrir un peu plus largement les portes de l'Ambassade que si j'eusse été marié et père de famille. Néanmoins, j'avoue qu'il y a un degré d'ignominie dont je ne saurais m'accommoder, et qui est rendu plus écoeurant encore par le ton plus que moral, tranchons le mot, moralisateur, que prend Bergotte dans ses livres où on ne voit qu'analyses perpétuelles et d'ailleurs entre nous un peu languissantes, de scrupules douloureux, de remords maladifs, et, pour de simples peccadilles, de véritables prêchi-prêcha (on sait ce qu'en vaut l'aune) alors qu'il montre tant d'inconscience et de cynisme dans sa vie privée. Bref, j'éludai la réponse, la princesse revint à la charge, mais sans plus de succès. De sorte que je ne suppose pas que je doive être très en odeur de sainteté auprès du personnage, et je ne sais pas jusqu'à quel point il a apprécié l'attention de Swann de l'inviter en même temps que moi. À moins que ce ne soit lui qui l'ait demandé. On ne peut pas savoir, car au fond c'est un malade. C'est même sa seule excuse.
— Et est-ce que la fille de Mme Swann était à ce dîner ? » demandai-je à M. de Norpois, profitant pour faire cette question d'un moment où, comme on passait au salon, je pouvais dissimuler plus facilement mon émotion que je n'aurais fait à table, immobile et en pleine lumière.
M. de Norpois parut chercher un instant à se souvenir :
« Oui, une jeune personne de quatorze à quinze ans ? En effet, je me souviens qu'elle m'a été présentée avant le dîner comme la fille de notre amphitryon. Je vous dirai que je l'ai peu vue, elle est allée se coucher de bonne heure. Ou elle allait chez des amies, je ne me rappelle pas bien. Mais je vois que vous êtes fort au courant de la maison Swann.
— Je joue avec Mlle Swann aux Champs-Élysées, elle est délicieuse.
— Ah ! voilà ! voilà ! Mais à moi, en effet, elle m'a paru charmante. Je vous avoue pourtant que je ne crois pas qu'elle approchera jamais de sa mère, si je peux dire cela sans blesser en vous un sentiment trop vif.
— Je préfère la figure de Mlle Swann, mais j'admire aussi énormément sa mère, je vais me promener au Bois rien que dans l'espoir de la voir passer.
— Ah ! mais je vais leur dire cela, elles seront très flattées. »
Pendant qu'il disait ces mots, M. de Norpois était, pour quelques secondes encore, dans la situation de toutes les personnes qui, m'entendant parler de Swann comme d'un homme intelligent, de ses parents comme d'agents de change honorables, de sa maison comme d'une belle maison, croyaient que je parlerais aussi volontiers d'un autre homme aussi intelligent, d'autres agents de change aussi honorables, d'une autre maison aussi belle ; c'est le moment où un homme sain d'esprit qui cause avec un fou ne s'est pas encore aperçu que c'est un fou. M. de Norpois savait qu'il n'y a rien que de naturel dans le plaisir de regarder les jolies femmes, qu'il est de bonne compagnie, dès que quelqu'un nous parle avec chaleur de l'une d'elles, de faire semblant de croire qu'il en est amoureux, de l'en plaisanter et de lui promettre de seconder ses desseins. Mais en disant qu'il parlerait de moi à Gilberte et à sa mère (ce qui me permettrait, comme une divinité de l'Olympe qui a pris la fluidité d'un souffle ou plutôt l'aspect du vieillard dont Minerve emprunte les traits, de pénétrer moi-même, invisible, dans le salon de Mme Swann, d'attirer son attention, d'occuper sa pensée, d'exciter sa reconnaissance pour mon admiration, de lui apparaître comme l'ami d'un homme important, de lui sembler à l'avenir digne d'être invité par elle et d'entrer dans l'intimité de sa famille), cet homme important qui allait user en ma faveur du grand prestige qu'il devait avoir aux yeux de Mme Swann, m'inspira subitement une tendresse si grande que j'eus peine à me retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches et fripées, qui avaient l'air d'être restées trop longtemps dans l'eau. J'en ébauchai presque le geste que je me crus seul à avoir remarqué. Il est difficile en effet à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui ; par peur de nous exagérer notre importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel sont obligés de s'étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la mémoire de ceux avec qui nous causons. C'est d'ailleurs à une supposition de ce genre qu'obéissent les criminels quand ils retouchent après coup un mot qu'ils ont dit et duquel ils pensent qu'on ne pourra confronter cette variante à aucune autre version. Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l'humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris », nous dit d'un événement, d'un chef-d'oeuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l'Académie des inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un poème de peu de valeur, qui date de l'époque des Pharaons et qu'on connaît encore intégralement ? Peut-être n'en est-il pas tout à fait de même pour la courte vie humaine. Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui s'y trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y puisse rencontrer, parce qu'il était ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d'ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait « vu le moment où j'allais lui baiser les mains », je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs. Ce « potin » m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain ; et je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ.
« Oh ! Monsieur », dis-je à M. de Norpois quand il m'annonça qu'il ferait part à Gilberte et à sa mère de l'admiration que j'avais pour elles, « si vous faisiez cela, si vous parliez de moi à Mme Swann, ce ne serait pas assez de toute ma vie pour vous témoigner ma gratitude, et cette vie vous appartiendrait ! Mais je tiens à vous faire remarquer que je ne connais pas Mme Swann et que je ne lui ai jamais été présenté. »
J'avais ajouté ces derniers mots par scrupule et pour ne pas avoir l'air de m'être vanté d'une relation que je n'avais pas. Mais en les prononçant, je sentais qu'ils étaient déjà devenus inutiles, car dès le début de mon remerciement, d'une ardeur réfrigérante, j'avais vu passer sur le visage de l'ambassadeur une expression d'hésitation et de mécontentement et dans ses yeux ce regard vertical, étroit et oblique (comme, dans le dessin en perspective d'un solide, la ligne fuyante d'une de ses faces), regard qui s'adresse à cet interlocuteur invisible qu'on a en soi-même, au moment où on lui dit quelque chose que l'autre interlocuteur, le monsieur avec qui on parlait jusqu'ici – moi dans la circonstance – ne doit pas entendre. Je me rendis compte aussitôt que ces phrases que j'avais prononcées et qui, faibles encore auprès de l'effusion reconnaissante dont j'étais envahi, m'avaient paru devoir toucher M. de Norpois et achever de le décider à une intervention qui lui eût donné si peu de peine, et à moi tant de joie, étaient peut-être (entre toutes celles qu'eussent pu chercher diaboliquement des personnes qui m'eussent voulu du mal) les seules qui pussent avoir pour résultat de l'y faire renoncer. En les entendant en effet, de même qu'au moment où un inconnu, avec qui nous venions d'échanger agréablement des impressions que nous avions pu croire semblables sur des passants que nous nous accordions à trouver vulgaires, nous montre tout à coup l'abîme pathologique qui le sépare de nous en ajoutant négligemment tout en tâtant sa poche : « C'est malheureux que je n'aie pas mon revolver, il n'en serait pas resté un seul », M. de Norpois qui savait que rien n'était moins précieux ni plus aisé que d'être recommandé à Mme Swann et introduit chez elle, et qui vit que pour moi, au contraire, cela présentait un tel prix, par conséquent, sans doute, une grande difficulté, pensa que le désir, normal en apparence, que j'avais exprimé, devait dissimuler quelque pensée différente, quelque visée suspecte, quelque faute antérieure à cause de quoi, dans la certitude de déplaire à Mme Swann, personne n'avait jusqu'ici voulu se charger de lui transmettre une commission de ma part. Et je compris que cette commission, il ne la ferait jamais, qu'il pourrait voir Mme Swann quotidiennement pendant des années, sans pour cela lui parler une seule fois de moi. Il lui demanda cependant quelques jours plus tard un renseignement que je désirais et chargea mon père de me le transmettre. Mais il n'avait pas cru devoir dire pour qui il le demandait. Elle n'apprendrait donc pas que je connaissais M. de Norpois et que je souhaitais tant d'aller chez elle ; et ce fut peut-être un malheur moins grand que je ne croyais. Car la seconde de ces nouvelles n'eût probablement pas beaucoup ajouté à l'efficacité, d'ailleurs incertaine, de la première. Pour Odette, l'idée de sa propre vie et de sa demeure n'éveillant aucun trouble mystérieux, une personne qui la connaissait, qui allait chez elle, ne lui semblait pas un être fabuleux comme il le paraissait à moi qui aurais jeté dans les fenêtres des Swann une pierre si j'avais pu écrire sur elle que je connaissais M. de Norpois : j'étais persuadé qu'un tel message même transmis d'une façon aussi brutale, m'eût donné beaucoup plus de prestige aux yeux de la maîtresse de la maison qu'il ne l'eût indisposée contre moi. Mais, même si j'avais pu me rendre compte que la mission dont ne s'acquitta pas M. de Norpois fût restée sans utilité, bien plus, qu'elle eût pu me nuire auprès des Swann, je n'aurais pas eu le courage, s'il s'était montré consentant, d'en décharger l'ambassadeur et de renoncer à la volupté, si funestes qu'en pussent être les suites, que mon nom et ma personne se trouvassent ainsi un moment auprès de Gilberte, dans sa maison et sa vie inconnues.
Quand M. de Norpois fut parti, mon père jeta un coup d'oeil sur le journal du soir ; je songeais de nouveau à la Berma. Le plaisir que j'avais eu à l'entendre exigeait d'autant plus d'être complété qu'il était loin d'égaler celui que je m'étais promis ; aussi s'assimilait-il immédiatement tout ce qui était susceptible de le nourrir, par exemple ces mérites que M. de Norpois avait reconnus à la Berma et que mon esprit avait bus d'un seul trait comme un pré trop sec sur qui on verse de l'eau. Or mon père me passa le journal en me désignant un entrefilet conçu en ces termes : « La représentation de Phèdre qui a été donnée devant une salle enthousiaste où on remarquait les principales notabilités du monde des arts et de la critique a été pour Mme Berma qui jouait le rôle de Phèdre, l'occasion d'un triomphe comme elle en a rarement connu de plus éclatant au cours de sa prestigieuse carrière. Nous reviendrons plus longuement sur cette représentation qui constitue un véritable événement théâtral ; disons seulement que les juges les plus autorisés s'accordaient à déclarer qu'une telle interprétation renouvelait entièrement le rôle de Phèdre, qui est un des plus beaux et des plus fouillés de Racine, et constituait la plus pure et la plus haute manifestation d'art à laquelle de notre temps il ait été donné d'assister. » Dès que mon esprit eut conçu cette idée nouvelle de « la plus pure et haute manifestation d'art », celle-ci se rapprocha du plaisir imparfait que j'avais éprouvé au théâtre, lui ajouta un peu de ce qui lui manquait et leur réunion forma quelque chose de si exaltant que je m'écriai : « Quelle grande artiste ! » Sans doute on peut trouver que je n'étais pas absolument sincère. Mais qu'on songe plutôt à tant d'écrivains qui, mécontents du morceau qu'ils viennent d'écrire, s'ils lisent un éloge du génie de Chateaubriand ou évoquent tel grand artiste dont ils ont souhaité d'être l'égal, fredonnant par exemple en eux-mêmes telle phrase de Beethoven de laquelle ils comparent la tristesse à celle qu'ils ont voulu mettre dans leur prose, se remplissent tellement de cette idée de génie qu'ils l'ajoutent à leurs propres productions en repensant à elles, ne les voient plus telles qu'elles leur étaient apparues d'abord, et risquant un acte de foi dans la valeur de leur oeuvre se disent : « Après tout ! » sans se rendre compte que, dans le total qui détermine leur satisfaction finale, ils font entrer le souvenir de merveilleuses pages de Chateaubriand qu'ils assimilent aux leurs, mais enfin qu'ils n'ont point écrites ; qu'on se rappelle tant d'hommes qui croient en l'amour d'une maîtresse de qui ils ne connaissent que les trahisons ; tous ceux aussi qui espèrent alternativement soit une survie incompréhensible dès qu'ils pensent, maris inconsolables, à une femme qu'ils ont perdue et qu'ils aimaient encore, artistes, à la gloire future de laquelle ils pourront jouir, soit un néant rassurant quand leur intelligence se reporte au contraire aux fautes que sans lui ils auraient à expier après leur mort ; qu'on pense encore aux touristes qu'exalte la beauté d'ensemble d'un voyage dont jour par jour ils n'ont éprouvé que de l'ennui, et qu'on dise si dans la vie en commun que mènent les idées au sein de notre esprit, il est une seule de celles qui nous rendent le plus heureux qui n'ait été d'abord, en véritable parasite, demander à une idée étrangère et voisine le meilleur de la force qui lui manquait.
Ma mère ne parut pas très satisfaite que mon père ne songeât plus pour moi à la « carrière ». Je crois que soucieuse avant tout qu'une règle d'existence disciplinât les caprices de mes nerfs, ce qu'elle regrettait, c'était moins de me voir renoncer à la diplomatie que m'adonner à la littérature. « Mais laisse donc s'écria mon père, il faut avant tout prendre du plaisir à ce qu'on fait. Or, il n'est plus un enfant. Il sait bien maintenant ce qu'il aime, il est peu probable qu'il change, et il est capable de se rendre compte de ce qui le rendra heureux dans l'existence. » En attendant que grâce à la liberté qu'elles m'octroyaient, je fusse, ou non, heureux dans l'existence, les paroles de mon père me firent ce soir-là bien de la peine. De tout temps ses gentillesses imprévues m'avaient quand elles se produisaient donné une telle envie d'embrasser au-dessus de sa barbe ses joues colorées que si je n'y cédais pas, c'était seulement par peur de lui déplaire. Aujourd'hui, comme un auteur s'effraye de voir ses propres rêveries qui lui paraissent sans grande valeur parce qu'il ne les sépare pas de lui-même, obliger un éditeur à choisir un papier, à employer des caractères peut-être trop beaux pour elles, je me demandais si mon désir d'écrire était quelque chose d'assez important pour que mon père dépensât à cause de cela tant de bonté. Mais surtout en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons. Le premier c'était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui en allait suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon, qui n'était à vrai dire qu'une autre forme du premier, c'est que je n'étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages de roman qui à cause de cela me jetaient dans une telle tristesse quand je lisais leur vie, à Combray, au fond de ma guérite d'osier. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s'en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, les romanciers sont obligés en accélérant follement les battements de l'aiguille, de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. Au haut d'une page on a quitté un amant plein d'espoir, au bas de la suivante on le retrouve octogénaire, accomplissant péniblement dans le préau d'un hospice sa promenade quotidienne, répondant à peine aux paroles qu'on lui adresse, ayant oublié le passé. En disant de moi : « Ce n'est plus un enfant, ses goûts ne changeront plus, etc. », mon père venait tout d'un coup de me faire apparaître à moi-même dans le Temps, et me causait le même genre de tristesse que si j'avais été non pas encore l'hospitalisé ramolli, mais ces héros dont l'auteur, sur un ton indifférent qui est particulièrement cruel, nous dit à la fin d'un livre : « Il quitte de moins en moins la campagne. Il a fini par s'y fixer définitivement, etc. »
Cependant, mon père, pour aller au-devant des critiques que nous aurions pu faire sur notre invité, dit à maman :
« J'avoue que le père Norpois a été un peu “poncif” comme vous dites. Quand il a dit qu'il aurait été “peu séant” de poser une question au comte de Paris, j'ai eu peur que vous ne vous mettiez à rire.
— Mais pas du tout, répondit ma mère, j'aime beaucoup qu'un homme de cette valeur et de cet âge ait gardé cette sorte de naïveté qui ne prouve qu'un fond d'honnêteté et de bonne éducation.
— Je crois bien ! Cela ne l'empêche pas d'être fin et intelligent, je le sais moi qui le vois à la Commission tout autre qu'il n'est ici », s'écria mon père, heureux de voir que maman appréciait M. de Norpois, et voulant lui persuader qu'il était encore supérieur à ce qu'elle croyait, parce que la cordialité surfait avec autant de plaisir qu'en prend la taquinerie à déprécier. « Comment a-t-il donc dit… “avec les princes on ne sait jamais…”
— Mais oui, comme tu dis là. J'avais remarqué, c'est très fin. On voit qu'il a une profonde expérience de la vie.
— C'est extraordinaire qu'il ait dîné chez les Swann et qu'il y ait trouvé en somme des gens réguliers, des fonctionnaires. Où est-ce que Mme Swann a pu aller pêcher tout ce monde-là ?
— As-tu remarqué avec quelle malice il a fait cette réflexion : “C'est une maison où il va surtout des hommes” ? »
Et tous deux cherchaient à reproduire la manière dont M. de Norpois avait dit cette phrase, comme ils auraient fait pour quelque intonation de Bressant ou de Thiron dans L'Aventurière ou dans Le Gendre de M. Poirier. Mais de tous ses mots, le plus goûté le fut par Françoise qui, encore plusieurs années après, ne pouvait pas « tenir son sérieux » si on lui rappelait qu'elle avait été traitée par l'ambassadeur de « chef de premier ordre », ce que ma mère était allée lui transmettre comme un ministre de la Guerre les félicitations d'un souverain de passage après « la Revue ». Je l'avais d'ailleurs précédée à la cuisine. Car j'avais fait promettre à Françoise, pacifiste mais cruelle, qu'elle ne ferait pas trop souffrir le lapin qu'elle avait à tuer et je n'avais pas eu de nouvelles de cette mort ; Françoise m'assura qu'elle s'était passée le mieux du monde et très rapidement : « J'ai jamais vu une bête comme ça ; elle est morte sans dire seulement une parole, vous auriez dit qu'elle était muette. » Peu au courant du langage des bêtes, j'alléguai que le lapin ne criait peut-être pas, comme le poulet. « Attendez un peu voir, me dit Françoise indignée de mon ignorance, si les lapins ne crient pas autant comme les poulets. Ils ont même la voix bien plus forte. » Françoise accepta les compliments de M. de Norpois avec la fière simplicité, le regard joyeux et – fût-ce momentanément – intelligent, d'un artiste à qui on parle de son art. Ma mère l'avait envoyée autrefois dans certains grands restaurants voir comment on y faisait la cuisine. J'eus ce soir-là à l'entendre traiter les plus célèbres de gargotes le même plaisir qu'autrefois à apprendre, pour les artistes dramatiques, que la hiérarchie de leurs mérites n'était pas la même que celle de leurs réputations. « L'ambassadeur, lui dit ma mère, assure que nulle part on ne mange de boeuf froid et de soufflés comme les vôtres. » Françoise avec un air de modestie et de rendre hommage à la vérité, l'accorda, sans être, d'ailleurs, impressionnée par le titre d'ambassadeur ; elle disait de M. de Norpois, avec l'amabilité due à quelqu'un qui l'avait prise pour un « chef » : « C'est un bon vieux comme moi. » Elle avait bien cherché à l'apercevoir quand il était arrivé, mais sachant que maman détestait qu'on fût derrière les portes ou aux fenêtres et pensant qu'elle saurait par les autres domestiques ou par les concierges qu'elle avait fait le guet (car Françoise ne voyait partout que « jalousies » et « racontages » qui jouaient dans son imagination le même rôle permanent et funeste que, pour telles autres personnes, les intrigues des jésuites ou des juifs), elle s'était contentée de regarder par la croisée de la cuisine « pour ne pas avoir des raisons avec Madame » et, sous l'aspect sommaire de M. de Norpois, elle avait « cru M. Legrandin » à cause de son agileté, et bien qu'il n'y eût pas un trait commun entre eux. « Mais enfin, lui demanda ma mère, comment expliquez-vous que personne ne fasse la gelée aussi bien que vous (quand vous le voulez) ? – Je ne sais pas d'où ce que ça devient », répondit Françoise (qui n'établissait pas une démarcation bien nette entre le verbe venir, au moins pris dans certaines acceptions et le verbe devenir). Elle disait vrai du reste, en partie, et n'était pas beaucoup plus capable – ou désireuse – de dévoiler le mystère qui faisait la supériorité de ses gelées ou de ses crèmes, qu'une grande élégante pour ses toilettes, ou une grande cantatrice pour son chant. Leurs explications ne nous disent pas grand-chose ; il en était de même des recettes de notre cuisinière. « Ils font cuire trop à la va-vite, répondit-elle en parlant des grands restaurateurs, et puis pas tout ensemble. Il faut que le boeuf, il devienne comme une éponge, alors il boit tout le jus jusqu'au fond. Pourtant il y avait un de ces Cafés où il me semble qu'on savait bien un peu faire la cuisine. Je ne dis pas que c'était tout à fait ma gelée, mais c'était fait bien doucement et les soufflés ils avaient bien de la crème. – Est-ce Henry ? » demanda mon père qui nous avait rejoints et appréciait beaucoup le restaurant de la place Gaillon où il avait à dates fixes des repas de corps. « Oh non ! dit Françoise avec une douceur qui cachait un profond dédain, je parlais d'un petit restaurant. Chez cet Henry, c'est très bon bien sûr, mais c'est pas un restaurant, c'est plutôt… un bouillon ! – Weber ? – Ah ! non, monsieur, je voulais dire un bon restaurant. Weber c'est dans la rue Royale, ce n'est pas un restaurant, c'est une brasserie. Je ne sais pas si ce qu'ils vous donnent est servi. Je crois qu'ils n'ont même pas de nappe, ils posent cela comme cela sur la table, va comme je te pousse. – Cirro ? » Françoise sourit : « Oh ! là je crois qu'en fait de cuisine il y a surtout des dames du monde. (Monde signifiait pour Françoise demi-monde.) Dame, il faut ça pour la jeunesse. » Nous nous apercevions qu'avec son air de simplicité Françoise était pour les cuisiniers célèbres une plus terrible « camarade » que ne peut l'être l'actrice la plus envieuse et la plus infatuée. Nous sentîmes pourtant qu'elle avait un sentiment juste de son art et le respect des traditions, car elle ajouta : « Non, je veux dire un restaurant où c'est qu'il y avait l'air d'avoir une bien bonne petite cuisine bourgeoise. C'est une maison encore assez conséquente. Ça travaillait beaucoup. Ah ! on en ramassait des sous là dedans (Françoise économe comptait par sous, non par louis comme les décavés). Madame connaît bien là-bas à droite, sur les grands boulevards, un peu en arrière… » Le restaurant dont elle parlait avec cette équité mêlée d'orgueil et de bonhomie, c'était… le café Anglais.
Quand vint le 1er janvier, je fis d'abord des visites de famille avec maman, qui, pour ne pas me fatiguer, les avait d'avance (à l'aide d'un itinéraire tracé par mon père) classées par quartier plutôt que selon le degré exact de la parenté. Mais à peine entrés dans le salon d'une cousine assez éloignée qui avait comme raison de passer d'abord que sa demeure ne le fût pas de la nôtre, ma mère était épouvantée en voyant, ses marrons glacés ou déguisés à la main, le meilleur ami du plus susceptible de mes oncles auquel il allait rapporter que nous n'avions pas commencé notre tournée par lui. Cet oncle serait sûrement blessé ; il n'eût trouvé que naturel que nous allassions de la Madeleine au jardin des Plantes où il habitait avant de nous arrêter à Saint-Augustin pour repartir rue de l'École-de-Médecine.
Les visites finies (ma grand-mère dispensait que nous en fissions une chez elle, comme nous y dînions ce jour-là), je courus jusqu'aux Champs-Élysées porter à notre marchande pour qu'elle la remît à la personne qui venait plusieurs fois par semaine de chez les Swann y chercher du pain d'épices, la lettre que dès le jour où mon amie m'avait fait tant de peine, j'avais décidé de lui envoyer au nouvel An, et dans laquelle je lui disais que notre amitié ancienne disparaissait avec l'année finie, que j'oubliais mes griefs et mes déceptions et qu'à partir du 1er janvier, c'était une amitié neuve que nous allions bâtir, si solide que rien ne la détruirait, si merveilleuse que j'espérais que Gilberte mettrait quelque coquetterie à lui garder toute sa beauté et à m'avertir à temps comme je promettais de le faire moi-même, aussitôt que surviendrait le moindre péril qui pourrait l'endommager. En rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail et où, pour ma part, j'en achetai une de la Berma. Les innombrables admirations qu'excitait l'artiste donnaient quelque chose d'un peu pauvre à ce visage unique qu'elle avait pour y répondre, immuable et précaire comme ce vêtement des personnes qui n'en ont pas de rechange, et où elle ne pouvait exhiber toujours que le petit pli au-dessus de la lèvre supérieure, le relèvement des sourcils, quelques autres particularités physiques, toujours les mêmes qui, en somme, étaient à la merci d'une brûlure ou d'un choc. Ce visage, d'ailleurs, ne m'eût pas à lui seul semblé beau, mais il me donnait l'idée et par conséquent, l'envie de l'embrasser à cause de tous les baisers qu'il avait dû supporter et que, du fond de la « carte-album », il semblait appeler encore par ce regard coquettement tendre et ce sourire artificieusement ingénu. Car la Berma devait ressentir effectivement pour bien des jeunes hommes ces désirs qu'elle avouait sous le couvert du personnage de Phèdre et dont tout, même le prestige de son nom qui ajoutait à sa beauté et prorogeait sa jeunesse, devait lui rendre l'assouvissement si facile. Le soir tombait, je m'arrêtai devant une colonne de théâtre où était affichée la représentation que la Berma donnait pour le 1er janvier. Il soufflait un vent humide et doux. C'était un temps que je connaissais ; j'eus la sensation et le pressentiment que le jour de l'An n'était pas un jour différent des autres, qu'il n'était pas le premier d'un monde nouveau où j'aurais pu, avec une chance encore intacte, refaire la connaissance de Gilberte comme au temps de la Création, comme s'il n'existait pas encore de passé, comme si eussent été anéanties, avec les indices qu'on aurait pu en tirer pour l'avenir, les déceptions qu'elle m'avait parfois causées : un nouveau monde où rien ne subsistât de l'ancien… rien qu'une chose : mon désir que Gilberte m'aimât. Je compris que si mon coeur souhaitait ce renouvellement autour de lui d'un univers qui ne l'avait pas satisfait, c'est que lui, mon coeur, n'avait pas changé, et je me dis qu'il n'y avait pas de raison pour que celui de Gilberte eût changé davantage ; je sentis que cette nouvelle amitié c'était la même, comme ne sont pas séparées des autres par un fossé les années nouvelles que notre désir, sans pouvoir les atteindre et les modifier, recouvre à leur insu d'un nom différent. J'avais beau dédier celle-ci à Gilberte, et comme on superpose une religion aux lois aveugles de la nature, essayer d'imprimer au jour de l'An l'idée particulière que je m'étais faite de lui, c'était en vain ; je sentais qu'il ne savait pas qu'on l'appelât le jour de l'An, qu'il finissait dans le crépuscule d'une façon qui ne m'était pas nouvelle : dans le vent doux qui soufflait autour de la colonne d'affiches, j'avais reconnu, j'avais senti reparaître la matière éternelle et commune, l'humidité familière, l'ignorante fluidité des anciens jours.
Je revins à la maison. Je venais de vivre le 1er janvier des hommes vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce qu'on ne leur donne plus d'étrennes, mais parce qu'ils ne croient plus au nouvel An. Des étrennes j'en avais reçu mais non pas les seules qui m'eussent fait plaisir et qui eussent été un mot de Gilberte. J'étais pourtant jeune encore tout de même puisque j'avais pu lui en écrire un par lequel j'espérais en lui disant les rêves solitaires de ma tendresse en éveiller de pareils en elle. La tristesse des hommes qui ont vieilli c'est de ne pas même songer à écrire de telles lettres dont ils ont appris l'inefficacité.
Quand je fus couché, les bruits de la rue, qui se prolongeaient plus tard ce soir de fête, me tinrent éveillé. Je pensais à tous les gens qui finiraient leur nuit dans les plaisirs, à l'amant, à la troupe de débauchés peut-être, qui avaient dû aller chercher la Berma à la fin de cette représentation que j'avais vue annoncée pour le soir. Je ne pouvais même pas, pour calmer l'agitation que cette idée faisait naître en moi dans cette nuit d'insomnie, me dire que la Berma ne pensait peut-être pas à l'amour, puisque les vers qu'elle récitait, qu'elle avait longuement étudiés, lui rappelaient à tous moments qu'il est délicieux, comme elle le savait d'ailleurs si bien qu'elle en faisait apparaître les troubles bien connus – mais doués d'une violence nouvelle et d'une douceur insoupçonnée – à des spectateurs émerveillés dont chacun pourtant les avait ressentis par soi-même. Je rallumai ma bougie éteinte pour regarder encore une fois son visage. À la pensée qu'il était sans doute en ce moment caressé par ces hommes que je ne pouvais empêcher de donner à la Berma, et de recevoir d'elle, des joies surhumaines et vagues, j'éprouvais un émoi plus cruel qu'il n'était voluptueux, une nostalgie que vint aggraver le son du cor, comme on l'entend la nuit de la Mi-Carême, et souvent des autres fêtes, et qui, parce qu'il est alors sans poésie, est plus triste, sortant d'un mastroquet, que « le soir au fond des bois ». À ce moment-là un mot de Gilberte n'eût peut-être pas été ce qu'il m'eût fallu. Nos désirs vont s'interférant, et dans la confusion de l'existence, il est rare qu'un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l'avait réclamé.
Je continuai à aller aux Champs-Élysées les jours de beau temps, par des rues dont les maisons élégantes et roses baignaient, parce que c'était le moment de la grande vogue des Expositions d'aquarellistes, dans un ciel mobile et léger. Je mentirais en disant que dans ce temps-là les palais de Gabriel m'aient paru d'une plus grande beauté ni même d'une autre époque que les hôtels avoisinants. Je trouvais plus de style et aurais cru plus d'ancienneté sinon au palais de l'Industrie, du moins à celui du Trocadéro. Plongée dans un sommeil agité, mon adolescence enveloppait d'un même rêve tout le quartier où elle le promenait, et je n'avais jamais songé qu'il pût y avoir un édifice du XVIIIe siècle dans la rue Royale, de même que j'aurais été étonné si j'avais appris que la porte Saint-Martin et la porte Saint-Denis, chefs-d'oeuvre du temps de Louis XIV, n'étaient pas contemporains des immeubles les plus récents de ces arrondissements sordides. Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter longuement ; c'est que la nuit étant venue, ses colonnes dématérialisées par le clair de lune avaient l'air découpées dans du carton et me rappelant un décor de l'opérette Orphée aux Enfers, me donnaient pour la première fois une impression de beauté.
Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées. Et pourtant j'aurais eu besoin de la voir, car je ne me rappelais même pas sa figure. La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la parole qui nous donnera ou nous ôtera l'espoir d'un rendez-vous pour le lendemain, et, jusqu'à ce que cette parole soit dite, notre imagination alternative, sinon simultanée, de la joie et du désespoir, tout cela rend notre attention en face de l'être aimé trop tremblante pour qu'elle puisse obtenir de lui une image bien nette.
Peut-être aussi cette activité de tous les sens à la fois et qui essaye de connaître avec les regards seuls ce qui est au-delà d'eux, est-elle trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements de la personne vivante que d'habitude, quand nous n'aimons pas, nous immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge ; on n'en a jamais que des photographies manquées. Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m'en souvenir, je m'irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l'homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d'orge : ainsi ceux qui ont perdu un être aimé qu'ils ne revoient jamais en dormant, s'exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c'est déjà trop d'avoir connus dans l'état de veille. Dans leur impuissance à se représenter l'objet de leur douleur, ils s'accusent presque de n'avoir pas de douleur. Et moi je n'étais pas loin de croire que ne pouvant me rappeler les traits de Gilberte, je l'avais oubliée elle-même, je ne l'aimais plus. Enfin elle revint jouer presque tous les jours, mettant devant moi de nouvelles choses à désirer, à lui demander, pour le lendemain, faisant bien chaque jour en ce sens-là, de ma tendresse une tendresse nouvelle. Mais une chose changea une fois de plus et brusquement la façon dont tous les après-midi vers deux heures se posait le problème de mon amour. M. Swann avait-il surpris la lettre que j'avais écrite à sa fille, ou Gilberte ne faisait-elle que m'avouer longtemps après, et afin que je fusse plus prudent, un état de choses déjà ancien ? Comme je lui disais combien j'admirais son père et sa mère, elle prit cet air vague, plein de réticences et de secret qu'elle avait quand on lui parlait de ce qu'elle avait à faire, de ses courses et de ses visites, et tout d'un coup finit par me dire : « Vous savez, ils ne vous gobent pas ! » et glissante comme une ondine – elle était ainsi – elle éclata de rire. Souvent son rire en désaccord avec ses paroles semblait, comme fait la musique, décrire dans un autre plan une surface invisible. M. et Mme Swann ne demandaient pas à Gilberte de cesser de jouer avec moi, mais eussent autant aimé, pensait-elle, que cela n'eût pas commencé. Ils ne voyaient pas mes relations avec elle d'un oeil favorable, ne me croyaient pas d'une grande moralité et s'imaginaient que je ne pouvais exercer sur leur fille qu'une mauvaise influence. Ce genre de jeunes gens peu scrupuleux auxquels Swann me croyait ressembler, je me les représentais comme détestant les parents de la jeune fille qu'ils aiment, les flattant quand ils sont là, mais se moquant d'eux avec elle, la poussant à leur désobéir et quand ils ont une fois conquis leur fille, les privant même de la voir. À ces traits (qui ne sont jamais ceux sous lesquels le plus grand misérable se voit lui-même) avec quelle violence mon coeur opposait ces sentiments dont il était animé à l'égard de Swann, si passionnés au contraire que je ne doutais pas que, s'il les eût soupçonnés, il ne se fût repenti de son jugement à mon égard comme d'une erreur judiciaire ! Tout ce que je ressentais pour lui, j'osai le lui écrire dans une longue lettre que je confiai à Gilberte en la priant de la lui remettre. Elle y consentit. Hélas ! il voyait donc en moi un plus grand imposteur encore que je ne pensais ; ces sentiments que j'avais cru peindre, en seize pages, avec tant de vérité, il en avait donc douté : la lettre que je lui écrivis, aussi ardente et aussi sincère que les paroles que j'avais dites à M. de Norpois, n'eut pas plus de succès. Gilberte me raconta le lendemain, après m'avoir emmené à l'écart derrière un massif de lauriers, dans une petite allée où nous nous assîmes chacun sur une chaise, qu'en lisant la lettre, qu'elle me rapportait, son père avait haussé les épaules en disant : « Tout cela ne signifie rien, cela ne fait que prouver combien j'ai raison. » Moi qui savais la pureté de mes intentions, la bonté de mon âme, j'étais indigné que mes paroles n'eussent même pas effleuré l'absurde erreur de Swann. Car que ce fût une erreur, je n'en doutais pas alors. Je sentais que j'avais décrit avec tant d'exactitude certaines caractéristiques irrécusables de mes sentiments généreux que, pour que d'après elles Swann ne les eût pas aussitôt reconstitués, ne fût pas venu me demander pardon et avouer qu'il s'était trompé, il fallait que ces nobles sentiments, il ne les eût lui-même jamais ressentis, ce qui devait le rendre incapable de les comprendre chez les autres.
Or, peut-être simplement Swann savait-il que la générosité n'est souvent que l'aspect intérieur que prennent nos sentiments égoïstes quand nous ne les avons pas encore nommés et classés. Peut-être avait-il reconnu dans la sympathie que je lui exprimais un simple effet – et une confirmation enthousiaste – de mon amour pour Gilberte, par lequel – et non par ma vénération secondaire pour lui – seraient fatalement dans la suite dirigés mes actes. Je ne pouvais partager ses prévisions, car je n'avais pas réussi à abstraire de moi-même mon amour, à le faire rentrer dans la généralité des autres et à en supputer expérimentalement les conséquences ; j'étais désespéré. Je dus quitter un instant Gilberte, Françoise m'ayant appelé. Il me fallut l'accompagner dans un petit pavillon treillissé de vert, assez semblable aux bureaux d'octroi désaffectés du vieux Paris et dans lequel étaient depuis peu installés ce qu'on appelle en Angleterre un lavabo, et en France, par une anglomanie mal informée, des water-closets. Les murs humides et anciens de l'entrée où je restai à attendre Françoise dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui, m'allégeant aussitôt des soucis que venaient de faire naître en moi les paroles de Swann rapportées par Gilberte, me pénétra d'un plaisir non pas de la même espèce que les autres, lesquels nous laissent plus instables, incapables de les retenir, de les posséder, mais au contraire d'un plaisir consistant auquel je pouvais m'étayer, délicieux, paisible, riche d'une vérité durable, inexpliquée et certaine. J'aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui m'avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation vieillotte qui me proposait non de jouir du plaisir qu'elle ne me donnait que par surcroît, mais de descendre dans la réalité qu'elle ne m'avait pas dévoilée. Mais la tenancière de l'établissement, vieille dame à joues plâtrées et à perruque rousse, se mit à me parler. Françoise la croyait « tout à fait bien de chez elle ». Sa demoiselle avait épousé ce que Françoise appelait « un jeune homme de famille », par conséquent quelqu'un qu'elle trouvait plus différent d'un ouvrier que Saint-Simon un duc d'un homme « sorti de la lie du peuple ». Sans doute la tenancière avant de l'être avait eu des revers. Mais Françoise assurait qu'elle était marquise et appartenait à la famille de Saint-Ferréol. Cette marquise me conseilla de ne pas rester au frais et m'ouvrit même un cabinet en me disant : « Vous ne voulez pas entrer ? en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis. » Elle le faisait peut-être seulement comme les demoiselles de chez Gouache, quand nous venions faire une commande, m'offraient un des bonbons qu'elles avaient sur le comptoir sous des cloches de verre et que maman me défendait, hélas ! d'accepter ; peut-être aussi moins innocemment comme telle vieille fleuriste par qui maman faisait remplir ses « jardinières » et qui me donnait une rose en roulant des yeux doux. En tous cas, si la « marquise » avait du goût pour les jeunes garçons, en leur ouvrant la porte hypogéenne de ces cubes de pierre où les hommes sont accroupis comme des sphinx, elle devait chercher dans ses générosités moins l'espérance de les corrompre que le plaisir qu'on éprouve à se montrer vainement prodigue envers ce qu'on aime, car je n'ai jamais vu auprès d'elle d'autre visiteur qu'un vieux garde forestier du jardin.
Un instant après je prenais congé de la « marquise », accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de Gilberte. Je l'aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C'était pour ne pas être vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J'allai m'asseoir à côté d'elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux, leur donnant ce même regard « en dessous », rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. Je lui demandai s'il n'y avait pas moyen que j'eusse une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu'elle la lui avait proposée, mais qu'il la jugeait inutile. « Tenez, ajouta-t-elle, ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres puisqu'ils ne m'ont pas trouvée. »
Si Swann était arrivé alors avant même que je l'eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu'il avait été si insensé de ne pas s'être laissé persuader, peut-être aurait-il vu que c'était lui qui avait raison. Car m'approchant de Gilberte qui, renversée sur sa chaise, me disait de prendre la lettre et ne me la tendait pas, je me sentis si attiré par son corps que je lui dis :
« Voyons, empêchez-moi de l'attraper, nous allons voir qui sera le plus fort. »
Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en soulevant les nattes de cheveux qu'elle portait sur les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même ; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de l'attirer, elle résistait ; ses pommettes enflammées par l'effort étaient rouges et rondes comme des cerises ; elle riait comme si je l'eusse chatouillée ; je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j'aurais voulu grimper ; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu'en fût à peine augmenté l'essoufflement que me donnaient l'exercice musculaire et l'ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l'effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m'attarder le temps d'en connaître le goût ; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté :
« Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu. »
Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre objet que celui que j'avais avoué, mais n'avait-elle pas su remarquer que je l'avais atteint. Et moi qui craignais qu'elle s'en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu'elle eut un instant après, me donna à penser que je n'avais pas eu tort de le craindre), j'acceptai de lutter encore, de peur qu'elle pût croire que je ne m'étais pas proposé d'autre but que celui après quoi je n'avais plus envie que de rester tranquille auprès d'elle.
En rentrant, j'aperçus, je me rappelai brusquement l'image, cachée jusque-là, dont m'avait approché, sans me la laisser voir ni reconnaître, le frais, sentant presque la suie, du pavillon treillagé. Cette image était celle de la petite pièce de mon oncle Adolphe, à Combray, laquelle exhalait en effet le même parfum d'humidité. Mais je ne pus comprendre, et je remis à plus tard de chercher pourquoi le rappel d'une image si insignifiante m'avait donné une telle félicité. En attendant, il me sembla que je méritais vraiment le dédain de M. de Norpois : j'avais préféré jusqu'ici à tous les écrivains celui qu'il appelait un simple « joueur de flûte » et une véritable exaltation m'avait été communiquée, non par quelque idée importante, mais par une odeur de moisi.
Depuis quelque temps, dans certaines familles, le nom des Champs-Élysées, si quelque visiteur le prononçait, était accueilli par les mères avec l'air malveillant qu'elles réservent à un médecin réputé auquel elles prétendent avoir vu faire trop de diagnostics erronés pour avoir encore confiance en lui ; on assurait que ce jardin ne réussissait pas aux enfants, qu'on pouvait citer plus d'un mal de gorge, plus d'une rougeole et nombre de fièvres dont il était responsable. Sans mettre ouvertement en doute la tendresse de maman qui continuait à m'y envoyer, certaines de ses amies déploraient du moins son aveuglement.
Les névropathes sont peut-être, malgré l'expression consacrée, ceux qui « s'écoutent » le moins : ils entendent en eux tant de choses dont ils se rendent compte ensuite qu'ils avaient eu tort de s'alarmer, qu'ils finissent par ne plus faire attention à aucune. Leur système nerveux leur a si souvent crié : « Au secours ! » comme pour une grave maladie, quand tout simplement il allait tomber de la neige ou qu'on allait changer d'appartement, qu'ils prennent l'habitude de ne pas plus tenir compte de ces avertissements qu'un soldat, lequel dans l'ardeur de l'action, les perçoit si peu, qu'il est capable, étant mourant, de continuer encore quelques jours à mener la vie d'un homme en bonne santé. Un matin, portant coordonnés en moi mes malaises habituels, de la circulation constante et intestine desquels je tenais toujours mon esprit détourné aussi bien que de celle de mon sang, je courais allégrement vers la salle à manger où mes parents étaient déjà à table, et – m'étant dit comme d'ordinaire qu'avoir froid peut signifier non qu'il faut se chauffer, mais par exemple qu'on a été grondé, et ne pas avoir faim, qu'il va pleuvoir et non qu'il ne faut pas manger – je me mettais à table, quand, au moment d'avaler la première bouchée d'une côtelette appétissante, une nausée, un étourdissement m'arrêtèrent, réponse fébrile d'une maladie commencée, dont la glace de mon indifférence avait masqué, retardé les symptômes, mais qui refusait obstinément la nourriture que je n'étais pas en état d'absorber. Alors, dans la même seconde, la pensée que l'on m'empêcherait de sortir si l'on s'apercevait que j'étais malade me donna, comme l'instinct de conservation à un blessé, la force de me traîner jusqu'à ma chambre où je vis que j'avais 40o de fièvre, et ensuite de me préparer pour aller aux Champs-Élysées. À travers le corps languissant et perméable dont elle était enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d'une partie de barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me soutenant à peine, mais heureux à côté d'elle, j'avais la force de le goûter encore.
Françoise, au retour, déclara que je m'étais « trouvé indisposé », que j'avais dû prendre un « chaud et froid », et le docteur, aussitôt appelé, déclara « préférer » la « sévérité », la « virulence » de la poussée fébrile qui accompagnait ma congestion pulmonaire et ne serait « qu'un feu de paille » à des formes plus « insidieuses » et « larvées ». Depuis longtemps déjà j'étais sujet à des étouffements et notre médecin, malgré la désapprobation de ma grand-mère, qui me voyait déjà mourant alcoolique, m'avait conseillé outre la caféine qui m'était prescrite pour m'aider à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci avorteraient, disait-il, dans l'« euphorie » causée par l'alcool. J'étais souvent obligé pour que ma grand-mère permît qu'on m'en donnât, de ne pas dissimuler, de faire presque montre de mon état de suffocation. D'ailleurs, dès que je le sentais s'approcher, toujours incertain des proportions qu'il prendrait, j'en étais inquiet à cause de la tristesse de ma grand-mère que je craignais beaucoup plus que ma souffrance. Mais en même temps mon corps, soit qu'il fût trop faible pour garder seul le secret de celle-ci, soit qu'il redoutât que dans l'ignorance du mal imminent on exigeât de moi quelque effort qui lui eût été impossible ou dangereux, me donnait le besoin d'avertir ma grand-mère de mes malaises avec une exactitude où je finissais par mettre une sorte de scrupule physiologique. Apercevais-je en moi un symptôme fâcheux que je n'avais pas encore discerné, mon corps était en détresse tant que je ne l'avais pas communiqué à ma grand-mère. Feignait-elle de n'y prêter aucune attention, il me demandait d'insister. Parfois j'allais trop loin ; et le visage aimé qui n'était plus toujours aussi maître de ses émotions qu'autrefois, laissait paraître une expression de pitié, une contraction douloureuse. Alors mon coeur était torturé par la vue de la peine qu'elle avait : comme si mes baisers eussent dû effacer cette peine, comme si ma tendresse eût pu donner à ma grand-mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais dans ses bras. Et les scrupules étant d'autre part apaisés par la certitude qu'elle connaissait le malaise ressenti, mon corps ne faisait pas opposition à ce que je la rassurasse. Je protestais que ce malaise n'avait rien de pénible, que je n'étais nullement à plaindre, qu'elle pouvait être certaine que j'étais heureux ; mon corps avait voulu obtenir exactement ce qu'il méritait de pitié et pourvu qu'on sût qu'il avait une douleur en son côté droit, il ne voyait pas d'inconvénient à ce que je déclarasse que cette douleur n'était pas un mal et n'était pas pour moi un obstacle au bonheur, mon corps ne se piquant pas de philosophie ; elle n'était pas de son ressort. J'eus presque chaque jour de ces crises d'étouffement pendant ma convalescence. Un soir que ma grand-mère m'avait laissé assez bien, elle rentra dans ma chambre très tard dans la soirée, et s'apercevant que la respiration me manquait : « Oh ! mon Dieu, comme tu souffres », s'écria-t-elle, les traits bouleversés. Elle me quitta aussitôt, j'entendis la porte cochère, et elle rentra un peu plus tard avec du cognac qu'elle était allée acheter parce qu'il n'y en avait pas à la maison. Bientôt je commençai à me sentir heureux. Ma grand-mère, un peu rouge, avait l'air gêné, et ses yeux une expression de lassitude et de découragement.
« J'aime mieux te laisser et que tu profites un peu de ce mieux », me dit-elle, en me quittant brusquement. Je l'embrassai pourtant et je sentis sur ses joues fraîches quelque chose de mouillé dont je ne sus pas si c'était l'humidité de l'air nocturne qu'elle venait de traverser. Le lendemain, elle ne vint que le soir dans ma chambre parce qu'elle avait eu, me dit-on, à sortir. Je trouvai que c'était montrer bien de l'indifférence pour moi, et je me retins pour ne pas la lui reprocher.
Mes suffocations ayant persisté alors que ma congestion depuis longtemps finie ne les expliquait plus, mes parents firent venir en consultation le professeur Cottard. Il ne suffit pas à un médecin appelé dans des cas de ce genre d'être instruit. Mis en présence de symptômes qui peuvent être ceux de trois ou quatre maladies différentes, c'est en fin de compte son flair, son coup d'oeil qui décident à laquelle malgré les apparences à peu près semblables il y a chance qu'il ait à faire. Ce don mystérieux n'implique pas de supériorité dans les autres parties de l'intelligence et un être d'une grande vulgarité, aimant la plus mauvaise peinture, la plus mauvaise musique, n'ayant aucune curiosité d'esprit, peut parfaitement le posséder. Dans mon cas ce qui était matériellement observable pouvait aussi bien être causé par des spasmes nerveux, par un commencement de tuberculose, par de l'asthme, par une dyspnée toxi-alimentaire avec insuffisance rénale, par de la bronchite chronique, par un état complexe dans lequel seraient entrés plusieurs de ces facteurs. Or les spasmes nerveux demandaient à être traités par le mépris, la tuberculose par de grands soins et par un genre de suralimentation qui eût été mauvais pour un état arthritique comme l'asthme et eût pu devenir dangereux en cas de dyspnée toxi-alimentaire laquelle exige un régime qui en revanche serait néfaste pour un tuberculeux. Mais les hésitations de Cottard furent courtes et ses prescriptions impérieuses : « Purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs jours, rien que du lait. Pas de viande, pas d'alcool. » Ma mère murmura que j'avais pourtant bien besoin d'être reconstitué, que j'étais déjà assez nerveux, que cette purge de cheval et ce régime me mettraient à bas. Je vis aux yeux de Cottard, aussi inquiets que s'il avait peur de manquer le train, qu'il se demandait s'il ne s'était pas laissé aller à sa douceur naturelle. Il tâchait de se rappeler s'il avait pensé à prendre un masque froid, comme on cherche une glace pour regarder si on n'a pas oublié de nouer sa cravate. Dans le doute et pour faire, à tout hasard, compensation, il répondit grossièrement : « Je n'ai pas l'habitude de répéter deux fois mes ordonnances. Donnez-moi une plume. Et surtout au lait. Plus tard, quand nous aurons jugulé les crises et l'agrypnie, je veux bien que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. Cela vous plaira, puisque l'Espagne est à la mode, ollé ! ollé ! (Ses élèves connaissaient bien ce calembour qu'il faisait à l'hôpital chaque fois qu'il mettait un cardiaque ou un hépatique au régime lacté.) Ensuite vous reviendrez progressivement à la vie commune. Mais chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs, lavages intestinaux, lit, lait. » Il écouta d'un air glacial, sans y répondre, les dernières objections de ma mère, et comme il nous quitta sans avoir daigné expliquer les raisons de ce régime, mes parents le jugèrent sans rapport avec mon cas, inutilement affaiblissant et ne me le firent pas essayer. Ils cherchèrent naturellement à cacher au professeur leur désobéissance, et pour y réussir plus sûrement, évitèrent toutes les maisons où ils auraient pu le rencontrer. Puis, mon état s'aggravant, on se décida à me faire suivre à la lettre les prescriptions de Cottard ; au bout de trois jours je n'avais plus de râles, plus de toux et je respirais bien. Alors nous comprîmes que Cottard tout en me trouvant comme il le dit dans la suite assez asthmatique et surtout « toqué », avait discerné que ce qui prédominait à ce moment-là en moi, c'était l'intoxication, et qu'en faisant couler mon foie et en lavant mes reins, il décongestionnerait mes bronches, me rendrait le souffle, le sommeil, les forces. Et nous comprîmes que cet imbécile était un grand clinicien. Je pus enfin me lever. Mais on parlait de ne plus m'envoyer aux Champs-Élysées. On disait que c'était à cause du mauvais air ; je pensais bien qu'on profitait du prétexte pour que je ne pusse plus voir Mlle Swann et je me contraignais à redire tout le temps le nom de Gilberte, comme ce langage natal que les vaincus s'efforcent de maintenir pour ne pas oublier la patrie qu'ils ne reverront pas. Quelquefois ma mère passait sa main sur mon front en me disant :
« Alors, les petits garçons ne racontent plus à leur maman les chagrins qu'ils ont ? »
Françoise s'approchait tous les jours de moi en me disant : « Monsieur a une mine ! Vous ne vous êtes pas regardé, on dirait un mort ! » Il est vrai que si j'avais eu un simple rhume, Françoise eût pris le même air funèbre. Ces déplorations tenaient plus à sa « classe » qu'à mon état de santé. Je ne démêlais pas alors si ce pessimisme était chez Françoise douloureux ou satisfait. Je conclus provisoirement qu'il était social et professionnel.
Un jour, à l'heure du courrier, ma mère posa sur mon lit une lettre. Je l'ouvris distraitement puisqu'elle ne pouvait pas porter la seule signature qui m'eût rendu heureux, celle de Gilberte avec qui je n'avais pas de relations en dehors des Champs-Élysées. Or, au bas du papier, timbré d'un sceau d'argent représentant un chevalier casqué sous lequel se contournait cette devise : Per viam rectam, au-dessous d'une lettre, d'une grande écriture, et où presque toutes les phrases semblaient soulignées, simplement parce que la barre des t étant tracée non au travers d'eux, mais au-dessus, mettait un trait sous le mot correspondant de la ligne supérieure, ce fut justement la signature de Gilberte que je vis. Mais parce que je la savais impossible dans une lettre adressée à moi, cette vue, non accompagnée de croyance, ne me causa pas de joie. Pendant un instant elle ne fit que frapper d'irréalité tout ce qui m'entourait. Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon lit, ma cheminée, mon mur. Je voyais tout vaciller comme quelqu'un qui tombe de cheval et je me demandais s'il n'y avait pas une existence toute différente de celle que je connaissais, en contradiction avec elle, mais qui serait la vraie, et qui m'étant montrée tout d'un coup me remplissait de cette hésitation que les sculpteurs dépeignant le Jugement dernier ont donnée aux morts réveillés qui se trouvent au seuil de l'autre Monde. « Mon cher ami, disait la lettre, j'ai appris que vous aviez été très souffrant et que vous ne veniez plus aux Champs-Élysées. Moi je n'y vais guère non plus parce qu'il y a énormément de malades. Mais mes amies viennent goûter tous les lundis et vendredis à la maison. Maman me charge de vous dire que vous nous feriez très grand plaisir en venant aussi dès que vous serez rétabli, et nous pourrions reprendre à la maison nos bonnes causeries des Champs-Élysées. Adieu, mon cher ami, j'espère que vos parents vous permettront de venir très souvent goûter, et je vous envoie toutes mes amitiés. Gilberte. »
Tandis que je lisais ces mots, mon système nerveux recevait avec une diligence admirable la nouvelle qu'il m'arrivait un grand bonheur. Mais mon âme, c'est-à-dire moi-même, et en somme le principal intéressé, l'ignorait encore. Le bonheur, le bonheur par Gilberte, c'était une chose à laquelle j'avais constamment songé, une chose toute en pensées, c'était, comme disait Léonard de la peinture, cosa mentale. Une feuille de papier couverte de caractères, la pensée ne s'assimile pas cela tout de suite. Mais dès que j'eus terminé la lettre, je pensai à elle, elle devint un objet de rêverie, elle devint, elle aussi, cosa mentale et je l'aimais déjà tant que toutes les cinq minutes il me fallait la relire, l'embrasser. Alors, je connus mon bonheur.
La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les personnes qui aiment. Il est possible que celui-ci eût été provoqué artificiellement par ma mère qui voyant que depuis quelque temps j'avais perdu tout coeur à vivre, avait peut-être fait demander à Gilberte de m'écrire, comme, au temps de mes premiers bains de mer, pour me donner du plaisir à plonger, ce que je détestais parce que cela me coupait la respiration, elle remettait en cachette à mon guide baigneur de merveilleuses boîtes en coquillages et des branches de corail que je croyais trouver moi-même au fond des eaux. D'ailleurs, pour tous les événements qui dans la vie et ses situations contrastées se rapportent à l'amour, le mieux est de ne pas essayer de comprendre, puisque, dans ce qu'ils ont d'inexorable comme d'inespéré, ils semblent régis par des lois plutôt magiques que rationnelles. Quand un multimillionnaire, homme malgré cela charmant, reçoit son congé d'une femme pauvre et sans agrément avec qui il vit, appelle à lui, dans son désespoir, toutes les puissances de l'or et fait jouer toutes les influences de la terre, sans réussir à se faire reprendre, mieux vaut devant l'invincible entêtement de sa maîtresse supposer que le Destin veut l'accabler et le faire mourir d'une maladie de coeur plutôt que de chercher une explication logique. Ces obstacles contre lesquels les amants ont à lutter et que leur imagination surexcitée par la souffrance cherche en vain à deviner, résident parfois dans quelque singularité de caractère de la femme qu'ils ne peuvent ramener à eux, dans sa bêtise, dans l'influence qu'ont prise sur elle et les craintes que lui ont suggérées des êtres que l'amant ne connaît pas, dans le genre de plaisirs qu'elle demande momentanément à la vie, plaisirs que son amant, ni la fortune de son amant ne peuvent lui offrir. En tout cas l'amant est mal placé pour connaître la nature des obstacles que la ruse de la femme lui cache et que son propre jugement faussé par l'amour l'empêche d'apprécier exactement. Ils ressemblent à ces tumeurs que le médecin finit par réduire mais sans en avoir connu l'origine. Comme elles ces obstacles restent mystérieux mais sont temporaires. Seulement ils durent généralement plus que l'amour. Et comme celui-ci n'est pas une passion désintéressée, l'amoureux qui n'aime plus ne cherche pas à savoir pourquoi la femme pauvre et légère qu'il aimait, s'est obstinément refusée pendant des années à ce qu'il continuât à l'entretenir.
Or, le même mystère qui dérobe souvent aux yeux la cause des catastrophes, quand il s'agit de l'amour, entoure tout aussi fréquemment la soudaineté de certaines solutions heureuses (telle que celle qui m'était apportée par la lettre de Gilberte). Solutions heureuses ou du moins qui paraissent l'être, car il n'y en a guère qui le soient réellement quand il s'agit d'un sentiment d'une telle sorte que toute satisfaction qu'on lui donne ne fait généralement que déplacer la douleur. Parfois pourtant une trêve est accordée et l'on a pendant quelque temps l'illusion d'être guéri.
En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise se refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historié, appuyé sur un i sans point avait l'air d'un A, tandis que la dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l'aide d'un paraphe dentelé, si l'on tient à chercher une explication rationnelle du revirement qu'elle traduisait et qui me rendait si joyeux, peut-être pourra-t-on penser que j'en fus, pour une part, redevable à un incident que j'avais cru au contraire de nature à me perdre à jamais dans l'esprit des Swann. Peu de temps auparavant, Bloch était venu pour me voir, pendant que le professeur Cottard, que depuis que je suivais son régime on avait fait revenir, se trouvait dans ma chambre. La consultation étant finie et Cottard restant seulement en visiteur parce que mes parents l'avaient retenu à dîner, on laissa entrer Bloch. Comme nous étions tous en train de causer, Bloch ayant raconté qu'il avait entendu dire que Mme Swann m'aimait beaucoup, par une personne avec qui il avait dîné la veille et qui elle-même était très liée avec Mme Swann, j'aurais voulu lui répondre qu'il se trompait certainement, et bien établir, par le même scrupule qui me l'avait fait déclarer à M. de Norpois et de peur que Mme Swann me prît pour un menteur, que je ne la connaissais pas et ne lui avais jamais parlé. Mais je n'eus pas le courage de rectifier l'erreur de Bloch, parce que je compris bien qu'elle était volontaire, et que s'il inventait quelque chose que Mme Swann n'avait pas pu dire en effet, c'était pour faire savoir, ce qu'il jugeait flatteur, et ce qui n'était pas vrai, qu'il avait dîné à côté d'une des amies de cette dame. Or il arriva que tandis que M. de Norpois apprenant que je ne connaissais pas et aurais aimé connaître Mme Swann, s'était bien gardé de lui parler de moi, Cottard, qu'elle avait pour médecin, ayant induit de ce qu'il avait entendu dire à Bloch qu'elle me connaissait beaucoup et m'appréciait, pensa que, quand il la verrait, dire que j'étais un charmant garçon avec lequel il était lié, ne pourrait en rien être utile pour moi et serait flatteur pour lui, deux raisons qui le décidèrent à parler de moi à Odette dès qu'il en trouva l'occasion.
Alors je connus cet appartement d'où dépassait jusque dans l'escalier le parfum dont se servait Mme Swann, mais qu'embaumait bien plus encore le charme particulier et douloureux qui émanait de la vie de Gilberte. L'implacable concierge, changé en une bienveillante Euménide, prit l'habitude, quand je lui demandais si je pouvais monter de m'indiquer en soulevant sa casquette d'une main propice, qu'il exauçait ma prière. Les fenêtres qui du dehors interposaient entre moi et les trésors qui ne m'étaient pas destinés un regard brillant, distant et superficiel qui me semblait le regard même des Swann, il m'arriva, quand à la belle saison j'avais passé tout un après-midi avec Gilberte dans sa chambre, de les ouvrir moi-même pour laisser entrer un peu d'air et même de m'y pencher à côté d'elle, si c'était le jour de réception de sa mère, pour voir arriver les visites qui souvent, levant la tête en descendant de voiture, me faisaient bonjour de la main, me prenant pour quelque neveu de la maîtresse de maison. Les nattes de Gilberte dans ces moments-là touchaient ma joue. Elles me semblaient, en la finesse de leur gramen, à la fois naturel et surnaturel, et la puissance de leurs rinceaux d'art, un ouvrage unique pour lequel on avait utilisé le gazon même du Paradis. À une section même infime d'elles, quel herbier céleste n'eussé-je pas donné comme châsse ? Mais n'espérant point obtenir un morceau vrai de ces nattes, si au moins j'avais pu en posséder la photographie, combien plus précieuse que celle de fleurettes dessinées par le Vinci ! Pour en avoir une je fis auprès d'amis des Swann et même de photographes, des bassesses qui ne me procurèrent pas ce que je voulais, mais me lièrent pour toujours avec des gens très ennuyeux.
Les parents de Gilberte, qui si longtemps m'avaient empêché de la voir, maintenant – quand j'entrais dans la sombre antichambre où planait perpétuellement, plus formidable et plus désirée que jadis à Versailles l'apparition du Roi, la possibilité de les rencontrer, et où habituellement, après avoir buté contre un énorme porte-manteaux à sept branches comme le Chandelier de l'Écriture, je me confondais en salutations devant un valet de pied assis, dans sa longue jupe grise, sur le coffre à bois et que dans l'obscurité j'avais pris pour Mme Swann – les parents de Gilberte, si l'un d'eux se trouvait passer au moment de mon arrivée, loin d'avoir l'air irrité, me serraient la main en souriant et me disaient :
« Comment allez-vous ? (qu'ils prononçaient tous deux commen allez-vous” sans faire la liaison du t, liaison qu'on pense bien qu'une fois rentré à la maison je me faisais un incessant et voluptueux exercice de supprimer). Gilberte sait-elle que vous êtes là ? Alors je vous quitte. »
Bien plus, les goûters eux-mêmes que Gilberte offrait à ses amies et qui si longtemps m'avaient paru la plus infranchissable des séparations accumulées entre elle et moi devenaient maintenant une occasion de nous réunir dont elle m'avertissait par un mot, écrit (parce que j'étais une relation encore assez nouvelle) sur un papier à lettres toujours différent. Une fois il était orné d'un caniche bleu en relief surmontant une légende humoristique écrite en anglais et suivie d'un point d'exclamation, une autre fois timbré d'une ancre marine, ou du chiffre G. S., démesurément allongé en un rectangle qui tenait toute la hauteur de la feuille, ou encore du nom « Gilberte » tantôt tracé en travers dans un coin en caractères dorés qui imitaient la signature de mon amie et finissaient par un paraphe, au-dessous d'un parapluie ouvert imprimé en noir, tantôt enfermé dans un monogramme en forme de chapeau chinois qui en contenait toutes les lettres en majuscules sans qu'il fût possible d'en distinguer une seule. Enfin comme la série des papiers à lettres que Gilberte possédait, pour nombreuse que fût cette série, n'était pas illimitée, au bout d'un certain nombre de semaines, je voyais revenir celui qui portait, comme la première fois qu'elle m'avait écrit, la devise : Per viam rectam, au-dessus du chevalier casqué, dans une médaille d'argent bruni. Et chacun était choisi tel jour plutôt que tel autre en vertu de certains rites, pensais-je alors, mais plutôt, je le crois maintenant, parce qu'elle cherchait à se rappeler ceux dont elle s'était servie les autres fois, de façon à ne jamais envoyer le même à un de ses correspondants, au moins de ceux pour qui elle prenait la peine de faire des frais, qu'aux intervalles les plus éloignés possible. Comme à cause de la différence des heures de leurs leçons, certaines des amies que Gilberte invitait à ces goûters étaient obligées de partir comme les autres arrivaient seulement, dès l'escalier j'entendais s'échapper de l'antichambre un murmure de voix qui, dans l'émotion que me causait la cérémonie imposante à laquelle j'allais assister, rompait brusquement bien avant que j'atteignisse le palier, les liens qui me rattachaient encore à la vie antérieure et m'ôtait jusqu'au souvenir d'avoir à retirer mon foulard une fois que je serais au chaud et de regarder l'heure pour ne pas rentrer en retard. Cet escalier, d'ailleurs, tout en bois, comme on faisait alors dans certaines maisons de rapport de ce style Henri II qui avait été si longtemps l'idéal d'Odette et dont elle devait bientôt se déprendre et pourvu d'une pancarte sans équivalent chez nous, sur laquelle on lisait ces mots : « Défense de se servir de l'ascenseur pour descendre », me semblait quelque chose de tellement prestigieux que je dis à mes parents que c'était un escalier ancien rapporté de très loin par M. Swann. Mon amour de la vérité était si grand que je n'aurais pas hésité à leur donner ce renseignement même si j'avais su qu'il était faux, car seul il pouvait leur permettre d'avoir pour la dignité de l'escalier des Swann le même respect que moi. C'est ainsi que devant un ignorant qui ne peut comprendre en quoi consiste le génie d'un grand médecin, on croirait bien faire de ne pas avouer qu'il ne sait pas guérir le rhume de cerveau. Mais comme je n'avais aucun esprit d'observation, comme en général je ne savais ni le nom ni l'espèce des choses qui se trouvaient sous mes yeux, et comprenais seulement que quand elles approchaient les Swann, elles devaient être extraordinaires, il ne me parut pas certain qu'en avertissant mes parents de la valeur artistique et de la provenance lointaine de cet escalier, je commisse un mensonge. Cela ne me parut pas certain ; mais cela dut me paraître probable, car je me sentis devenir très rouge quand mon père m'interrompit en disant : « Je connais ces maisons-là ; j'en ai vu une, elles sont toutes pareilles ; Swann occupe simplement plusieurs étages, c'est Berlier qui les a construites. » Il ajouta qu'il avait voulu louer dans l'une d'elles, mais qu'il y avait renoncé, ne les trouvant pas commodes et l'entrée pas assez claire ; il le dit ; mais je sentis instinctivement que mon esprit devait faire au prestige des Swann et à mon bonheur les sacrifices nécessaires, et par un coup d'autorité intérieure, malgré ce que je venais d'entendre, j'écartai à tout jamais de moi, comme un dévot la Vie de Jésus de Renan, la pensée dissolvante que leur appartement était un appartement quelconque que nous aurions pu habiter.
Cependant, ces jours de goûter, m'élevant dans l'escalier marche à marche, déjà dépouillé de ma pensée et de ma mémoire, n'étant plus que le jouet des plus vils réflexes, j'arrivais à la zone où le parfum de Mme Swann se faisait sentir. Je croyais déjà voir la majesté du gâteau au chocolat, entouré d'un cercle d'assiettes à petits fours et de petites serviettes damassées grises à dessins, exigées par l'étiquette et particulières aux Swann. Mais cet ensemble inchangeable et réglé semblait, comme l'univers nécessaire de Kant, suspendu à un acte suprême de liberté. Car quand nous étions tous dans le petit salon de Gilberte, tout d'un coup regardant l'heure elle disait :
« Dites donc, mon déjeuner commence à être loin, je ne dîne qu'à huit heures, j'ai bien envie de manger quelque chose. Qu'en diriez-vous ? »
Et elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme l'intérieur d'un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau architectural aussi débonnaire et familier qu'il était imposant, semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d'abattre ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninivite, Gilberte ne consultait pas seulement sa faim ; elle s'informait encore de la mienne, tandis qu'elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental. Elle me demandait même l'heure à laquelle mes parents dînaient, comme si je l'avais encore sue, comme si le trouble qui me dominait avait laissé persister la sensation de l'inappétence ou de la faim, la notion du dîner ou l'image de la famille, dans ma mémoire vide et mon estomac paralysé. Malheureusement cette paralysie n'était que momentanée. Les gâteaux que je prenais sans m'en apercevoir, il viendrait un moment où il faudrait les digérer. Mais il était encore lointain. En attendant, Gilberte me faisait « mon thé ». J'en buvais indéfiniment, alors qu'une seule tasse m'empêchait de dormir pour vingt-quatre heures. Aussi ma mère avait-elle l'habitude de dire : « C'est ennuyeux, cet enfant ne peut aller chez les Swann sans rentrer malade. » Mais savais-je seulement quand j'étais chez les Swann que c'était du thé que je buvais ? L'eussé-je su que j'en eusse pris tout de même, car en admettant que j'eusse recouvré un instant le discernement du présent, cela ne m'eût pas rendu le souvenir du passé et la prévision de l'avenir. Mon imagination n'était pas capable d'aller jusqu'au temps lointain où je pourrais avoir l'idée de me coucher et le besoin du sommeil.
Les amies de Gilberte n'étaient pas toutes plongées dans cet état d'ivresse où une décision est impossible. Certaines refusaient du thé ! Alors Gilberte disait, phrase très répandue à cette époque : « Décidément, je n'ai pas de succès avec mon thé ! » Et pour effacer davantage l'idée de cérémonie, dérangeant l'ordre des chaises autour de la table : « Nous avons l'air d'une noce ; mon Dieu que les domestiques sont bêtes. »
Elle grignotait, assise de côté sur un siège en forme d'x et placé de travers. Même, comme si elle eût pu avoir tant de petits fours à sa disposition sans avoir demandé la permission à sa mère, quand Mme Swann – dont le « jour » coïncidait d'ordinaire avec les goûters de Gilberte – après avoir reconduit une visite, entrait, un moment après, en courant, quelquefois habillée de velours bleu, souvent dans une robe en satin noir couverte de dentelles blanches, elle disait d'un air étonné :
« Tiens, ça a l'air bon ce que vous mangez là, cela me donne faim de vous voir manger du cake.
— Eh bien, maman, nous vous invitons, répondait Gilberte.
— Mais non, mon trésor, qu'est-ce que diraient mes visites, j'ai encore Mme Trombert, Mme Cottard et Mme Bontemps, tu sais que chère Mme Bontemps ne fait pas des visites très courtes et elle vient seulement d'arriver. Qu'est-ce qu'ils diraient toutes ces bonnes gens de ne pas me voir revenir ? S'il ne vient plus personne, je reviendrai bavarder avec vous (ce qui m'amusera beaucoup plus) quand elles seront parties. Je crois que je mérite d'être un peu tranquille, j'ai eu quarante-cinq visites et sur quarante-cinq il y en a eu quarante-deux qui ont parlé du tableau de Gérôme ! Mais venez donc un de ces jours, me disait-elle, prendre votre thé avec Gilberte, elle vous le fera comme vous l'aimez, comme vous le prenez dans votre petit “studio” », ajoutait-elle, tout en s'enfuyant vers ses visites et comme si ç'avait été quelque chose d'aussi connu de moi que mes habitudes (fût-ce celle que j'aurais eue de prendre le thé, si j'en avais jamais pris ; quant à un « studio » j'étais incertain si j'en avais un ou non) que j'étais venu chercher dans ce monde mystérieux. « Quand viendrez-vous ? Demain ? On vous fera des toasts aussi bons que chez Colombin. Non ? Vous êtes un vilain », disait-elle, car depuis qu'elle aussi commençait à avoir un salon, elle prenait les façons de Mme Verdurin, son ton de despotisme minaudier. Les toasts m'étant d'ailleurs aussi inconnus que Colombin, cette dernière promesse n'aurait pu ajouter à ma tentation. Il semblera plus étrange, puisque tout le monde parle ainsi et peut-être même maintenant à Combray, que je n'eusse pas à la première minute compris de qui voulait parler Mme Swann, quand je l'entendis me faire l'éloge de notre vieille « nurse ». Je ne savais pas l'anglais, je compris bientôt pourtant que ce mot désignait Françoise. Moi qui aux Champs-Élysées, avais eu si peur de la fâcheuse impression qu'elle devait produire, j'appris par Mme Swann que c'est tout ce que Gilberte lui avait raconté sur ma « nurse » qui leur avait donné à elle et à son mari de la sympathie pour moi. « On sent qu'elle vous est si dévouée, qu'elle est si bien. » (Aussitôt je changeai entièrement d'avis sur Françoise. Par contrecoup, avoir une institutrice pourvue d'un caoutchouc et d'un plumet ne me sembla plus chose si nécessaire.) Enfin je compris, par quelques mots échappés à Mme Swann sur Mme Blatin dont elle reconnaissait la bienveillance mais redoutait les visites, que des relations personnelles avec cette dame ne m'eussent pas été aussi précieuses que j'avais cru et n'eussent amélioré en rien ma situation chez les Swann.
Si j'avais déjà commencé d'explorer avec ces tressaillements de respect et de joie le domaine féerique qui contre toute attente avait ouvert devant moi ses avenues jusque-là fermées, pourtant c'était seulement en tant qu'ami de Gilberte. Le royaume dans lequel j'étais accueilli était contenu lui-même dans un plus mystérieux encore où Swann et sa femme menaient leur vie surnaturelle, et vers lequel ils se dirigeaient après m'avoir serré la main quand ils traversaient en même temps que moi, en sens inverse, l'antichambre. Mais bientôt je pénétrai aussi au coeur du Sanctuaire. Par exemple, Gilberte n'était pas là, M. ou Mme Swann se trouvait à la maison. Ils avaient demandé qui avait sonné, et apprenant que c'était moi, m'avaient fait prier d'entrer un instant auprès d'eux, désirant que j'usasse dans tel ou tel sens, pour une chose ou pour une autre, de mon influence sur leur fille. Je me rappelais cette lettre si complète, si persuasive, que j'avais naguère écrite à Swann et à laquelle il n'avait même pas daigné répondre. J'admirais l'impuissance de l'esprit, du raisonnement et du coeur à opérer la moindre conversion, à résoudre une seule de ces difficultés qu'ensuite la vie, sans qu'on sache seulement comment elle s'y est prise, dénoue si aisément. Ma position nouvelle d'ami de Gilberte, doué sur elle d'une excellente influence, me faisait maintenant bénéficier de la même faveur que si ayant eu pour camarade, dans un collège où on m'eût classé toujours premier, le fils d'un roi, j'avais dû à ce hasard mes petites entrées au Palais et des audiences dans la salle du Trône ; Swann avec une bienveillance infinie et comme s'il n'avait pas été surchargé d'occupations glorieuses, me faisait entrer dans sa bibliothèque et m'y laissait pendant une heure répondre par des balbutiements, des silences de timidité coupés de brefs et incohérents élans de courage, à des propos dont mon émoi m'empêchait de comprendre un seul mot ; il me montrait des objets d'art et des livres qu'il jugeait susceptibles de m'intéresser et dont je ne doutais pas d'avance qu'ils ne passassent infiniment en beauté tous ceux que possèdent le Louvre et la Bibliothèque nationale, mais qu'il m'était impossible de regarder. À ces moments-là son maître d'hôtel m'aurait fait plaisir en me demandant de lui donner ma montre, mon épingle de cravate, mes bottines et de signer un acte qui le reconnaissait pour mon héritier : selon la belle expression populaire dont, comme pour les plus célèbres épopées, on ne connaît pas l'auteur, mais qui comme elles et contrairement à la théorie de Wolf en a eu certainement un (un de ces esprits inventifs et modestes ainsi qu'il s'en rencontre chaque année, lesquels font des trouvailles telles que « mettre un nom sur une figure », mais leur nom à eux, ils ne le font pas connaître), je ne savais plus ce que je faisais. Tout au plus m'étonnais-je quand la visite se prolongeait, à quel néant de réalisation, à quelle absence de conclusion heureuse, conduisaient ces heures vécues dans la demeure enchantée. Mais ma déception ne tenait ni à l'insuffisance des chefs-d'oeuvre montrés, ni à l'impossibilité d'arrêter sur eux un regard distrait. Car ce n'était pas la beauté intrinsèque des choses qui me rendait miraculeux d'être dans le cabinet de Swann, c'était l'adhérence à ces choses – qui eussent pu être les plus laides du monde – du sentiment particulier, triste et voluptueux que j'y localisais depuis tant d'années et qui l'imprégnait encore ; de même la multitude des miroirs, des brosses d'argent, des autels à saint Antoine de Padoue sculptés et peints par les plus grands artistes, ses amis, n'étaient pour rien dans le sentiment de mon indignité et de sa bienveillance royale qui m'était inspiré quand Mme Swann me recevait un moment dans sa chambre où trois belles et imposantes créatures, sa première, sa deuxième et sa troisième femme de chambre préparaient en souriant des toilettes merveilleuses, et vers laquelle sur l'ordre proféré par le valet de pied en culotte courte que Madame désirait me dire un mot, je me dirigeais par le sentier sinueux d'un couloir tout embaumé à distance des essences précieuses qui exhalaient sans cesse du cabinet de toilette leurs effluves odoriférantes.
Quand Mme Swann était retournée auprès de ses visites, nous l'entendions encore parler et rire, car même devant deux personnes et comme si elle avait eu à tenir tête à tous les « camarades », elle élevait la voix, lançait les mots, comme elle avait si souvent, dans le petit clan, entendu faire à la « patronne », dans les moments où celle-ci « dirigeait la conversation ». Les expressions que nous avons récemment empruntées aux autres étant celles, au moins pendant un temps, dont nous aimons le plus à nous servir, Mme Swann choisissait tantôt celles qu'elle avait apprises de gens distingués que son mari n'avait pu éviter de lui faire connaître (c'est d'eux qu'elle tenait le maniérisme qui consiste à supprimer l'article ou le pronom démonstratif devant un adjectif qualifiant une personne), tantôt de plus vulgaires (par exemple : « C'est un rien ! » mot favori d'une de ses amies) et cherchait à les placer dans toutes les histoires que, selon une habitude prise dans le « petit clan », elle aimait à raconter. Elle disait volontiers ensuite : « J'aime beaucoup cette histoire », « ah ! avouez, c'est une bien belle histoire ! » ; ce qui lui venait, par son mari, des Guermantes qu'elle ne connaissait pas.
Mme Swann avait quitté la salle à manger, mais son mari qui venait de rentrer faisait à son tour une apparition auprès de nous. « Sais-tu si ta mère est seule, Gilberte ? – Non, elle a encore du monde, papa. – Comment, encore ? à sept heures ! C'est effrayant. La pauvre femme doit être brisée. C'est odieux. (À la maison j'avais toujours entendu dans odieux, prononcer l'o long – audieux –, mais M. et Mme Swann disaient odieux, en faisant l'o bref.) Pensez, depuis deux heures de l'après-midi ! reprenait-il en se tournant vers moi. Et Camille me disait qu'entre quatre et cinq heures, il est bien venu douze personnes. Qu'est-ce que je dis douze, je crois qu'il m'a dit quatorze. Non, douze ; enfin je ne sais plus. Quand je suis rentré, je ne songeais pas que c'était son jour et, en voyant toutes ces voitures devant la porte, je croyais qu'il y avait un mariage dans la maison. Et depuis un moment que-je suis dans ma bibliothèque, les coups de sonnette n'ont pas arrêté ; ma parole d'honneur, j'en ai mal à la tête. Et il y a encore beaucoup de monde près d'elle ? – Non, deux visites seulement. – Sais-tu qui ? – Mme Cottard et Mme Bontemps. – Ah ! la femme du chef de cabinet du ministre des Travaux publics. – J'sais que son mari est employé dans un ministère, mais j'sais pas au juste comme quoi, disait Gilberte en faisant l'enfant.
— Comment, petite sotte, tu parles comme si tu avais deux ans. Qu'est-ce que tu dis : employé dans un ministère ? Il est tout simplement chef de cabinet, chef de toute la boutique, et encore, où ai-je la tête, ma parole, je suis aussi distrait que toi, il n'est pas chef de cabinet, il est directeur du cabinet.
— J'sais pas, moi ; alors c'est beaucoup d'être le directeur du cabinet ? » répondait Gilberte qui ne perdait jamais une occasion de manifester de l'indifférence pour tout ce qui donnait de la vanité à ses parents (elle pouvait d'ailleurs penser qu'elle ne faisait qu'ajouter à une relation aussi éclatante, en n'ayant pas l'air d'y attacher trop d'importance).
« Comment si c'est beaucoup ! » s'écriait Swann qui préférait à cette modestie qui eût pu me laisser dans le doute, un langage plus explicite. « Mais c'est simplement le premier après le ministre ! C'est même plus que le ministre, car c'est lui qui fait tout. Il paraît du reste que c'est une capacité, un homme de premier ordre, un individu tout à fait distingué. Il est officier de la Légion d'honneur. C'est un homme délicieux, même fort joli garçon. »
Sa femme d'ailleurs l'avait épousé envers et contre tous parce que c'était un « être de charme ». Il avait, ce qui peut suffire à constituer un ensemble rare et délicat, une barbe blonde et soyeuse, de jolis traits, une voix nasale, l'haleine forte et un oeil de verre.
« Je vous dirai, ajoutait-il en s'adressant à moi, que je m'amuse beaucoup de voir ces gens-là dans le gouvernement actuel, parce que ce sont les Bontemps, de la maison Bontemps-Chenut, le type de la bourgeoisie réactionnaire, cléricale, à idées étroites. Votre pauvre grand-père a bien connu, au moins de réputation et de vue, le vieux père Chenut qui ne donnait qu'un sou de pourboire aux cochers bien qu'il fût riche pour l'époque, et le baron Bréau-Chenut. Toute la fortune a sombré dans le krach de l'Union Générale, vous êtes trop jeune pour avoir connu ça, et dame on s'est refait comme on a pu.
— C'est l'oncle d'une petite qui venait à mon cours, dans une classe bien au-dessous de moi, la fameuse “Albertine”. Elle sera sûrement très “fast”, mais en attendant elle a une drôle de touche.
— Elle est étonnante ma fille, elle connaît tout le monde.
— Je ne la connais pas. Je la voyais seulement passer, on criait Albertine par-ci, Albertine par-là. Mais je connais Mme Bontemps, et elle ne me plaît pas non plus.
— Tu as le plus grand tort, elle est charmante, jolie, intelligente. Elle est même spirituelle. Je vais aller lui dire bonjour, lui demander si son mari croit que nous allons avoir la guerre, et si on peut compter sur le roi Théodose. Il doit savoir cela, n'est-ce pas, lui qui est dans le secret des dieux ? »
Ce n'est pas ainsi que Swann parlait autrefois ; mais qui n'a vu des princesses royales fort simples, si dix ans plus tard elles se sont fait enlever par un valet de chambre, et qu'elles cherchent à revoir du monde et sentent qu'on ne vient pas volontiers chez elles, prendre spontanément le langage des vieilles raseuses, et quand on cite une duchesse à la mode, ne les a entendues dire : « Elle était hier chez moi », et : « Je vis très à l'écart » ? Aussi est-il inutile d'observer les moeurs, puisqu'on peut les déduire des lois psychologiques.
Les Swann participaient à ce travers des gens chez qui peu de monde va ; la visite, l'invitation, une simple parole aimable de personnes un peu marquantes étaient pour eux un événement auquel ils souhaitaient de donner de la publicité. Si la mauvaise chance voulait que les Verdurin fussent à Londres quand Odette avait eu un dîner un peu brillant, on s'arrangeait pour que par quelque ami commun la nouvelle leur en fût câblée outre-Manche. Il n'est pas jusqu'aux lettres, aux télégrammes flatteurs reçus par Odette, que les Swann ne fussent incapables de garder pour eux. On en parlait aux amis, on les faisait passer de mains en mains. Le salon des Swann ressemblait ainsi à ces hôtels de villes d'eaux où on affiche les dépêches.
Du reste, les personnes qui n'avaient pas seulement connu l'ancien Swann en dehors du monde, comme j'avais fait, mais dans le monde, dans ce milieu Guermantes où, en exceptant les altesses et les duchesses, on était d'une exigence infinie pour l'esprit et le charme, où on prononçait l'exclusive pour des hommes éminents qu'on trouvait ennuyeux ou vulgaires, ces personnes-là auraient pu s'étonner en constatant que l'ancien Swann avait cessé d'être non seulement discret quand il parlait de ses relations, mais difficile quand il s'agissait de les choisir. Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante, ne l'exaspérait-elle pas ? Comment pouvait-il la déclarer agréable ? Le souvenir du milieu Guermantes aurait dû l'en empêcher, semblait-il ; en réalité, il l'y aidait. Il y avait certes chez les Guermantes, à l'encontre des trois quarts des milieux mondains, du goût, un goût raffiné même, mais aussi du snobisme, d'où possibilité d'une interruption momentanée dans l'exercice du goût. S'il s'agissait de quelqu'un qui n'était pas indispensable à cette coterie, d'un ministre des Affaires étrangères, républicain un peu solennel, d'un académicien bavard, le goût s'exerçait à fond contre lui, Swann plaignait Mme de Guermantes d'avoir dîné à côté de pareils convives dans une ambassade et on leur préférait mille fois un homme élégant, c'est-à-dire un homme du milieu Guermantes, bon à rien, mais possédant l'esprit des Guermantes, quelqu'un qui était de la même chapelle. Seulement, une grande-duchesse, une princesse du sang dînait-elle souvent chez Mme de Guermantes, elle se trouvait alors faire partie de cette chapelle elle aussi, sans y avoir aucun droit, sans en posséder en rien l'esprit. Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment qu'on la recevait, on s'ingéniait à la trouver agréable, faute de pouvoir se dire que c'est parce qu'on l'avait trouvée agréable qu'on la recevait. Swann venant au secours de Mme de Guermantes lui disait quand l'altesse était partie : « Au fond elle est bonne femme, elle a même un certain sens du comique. Mon Dieu je ne pense pas qu'elle ait approfondi la Critique de la Raison pure, mais elle n'est pas déplaisante.
— Je suis absolument de votre avis, répondait la duchesse. Et encore elle était intimidée, mais vous verrez qu'elle peut être charmante. – Elle est bien moins embêtante que Mme X J (la femme de l'académicien bavard, laquelle était remarquable) qui vous cite vingt volumes. – Mais il n'y a même pas de comparaison possible. »
La faculté de dire de telles choses, de les dire sincèrement, Swann l'avait acquise chez la duchesse, et conservée. Il en usait maintenant à l'égard des gens qu'il recevait. Il s'efforçait à discerner, à aimer en eux les qualités que tout être humain révèle, si on l'examine avec une prévention favorable et non avec le dégoût des délicats ; il mettait en valeur les mérites de Mme Bontemps comme autrefois ceux de la princesse de Parme, laquelle eût dû être exclue du milieu Guermantes, s'il n'y avait pas eu entrée de faveur pour certaines altesses et si même quand il s'agissait d'elles on n'eût vraiment considéré que l'esprit et un certain charme. On a vu d'ailleurs autrefois que Swann avait le goût (dont il faisait maintenant une application seulement plus durable) d'échanger sa situation mondaine contre une autre qui dans certaines circonstances lui convenait mieux. Il n'y a que les gens incapables de décomposer, dans leur perception, ce qui au premier abord paraît indivisible, qui croient que la situation fait corps avec la personne. Un même être, pris à des moments successifs de sa vie, baigne à différents degrés de l'échelle sociale dans des milieux qui ne sont pas forcément de plus en plus élevés ; et chaque fois que dans une période autre de l'existence, nous nouons, ou renouons, des liens avec un certain milieu, que nous nous y sentons choyés, nous commençons tout naturellement à nous y attacher en y poussant d'humaines racines.
Pour ce qui concerne Mme Bontemps, je crois aussi que Swann en parlant d'elle avec cette insistance n'était pas fâché de penser que mes parents apprendraient qu'elle venait voir sa femme. À vrai dire à la maison le nom des personnes que celle-ci arrivait peu à peu à connaître piquait plus la curiosité qu'il n'excitait d'admiration. Au nom de Mme Trombert, ma mère disait :
« Ah ! mais voilà une nouvelle recrue et qui lui en amènera d'autres. »
Et comme si elle eût comparé la façon un peu sommaire, rapide et violente dont Mme Swann conquérait ses relations à une guerre coloniale, maman ajoutait :
« Maintenant que les Trombert sont soumis, les tribus voisines ne tarderont pas à se rendre. »
Quand elle croisait dans la rue Mme Swann, elle nous disait en rentrant :
« J'ai aperçu Mme Swann sur son pied de guerre, elle devait partir pour quelque offensive fructueuse chez les Masséchutos, les Cinghalais ou les Trombert. »
Et toutes les personnes nouvelles que je lui disais avoir vues dans ce milieu un peu composite et artificiel où elles avaient souvent été amenées assez difficilement et de mondes assez différents, elle en devinait tout de suite l'origine et parlait d'elles comme elle aurait fait de trophées chèrement achetés ; elle disait :
« Rapporté d'une Expédition chez les Un Tel. »
Pour Mme Cottard mon père s'étonnait que Mme Swann pût trouver quelque avantage à attirer cette bourgeoise peu élégante et disait : « Malgré la situation du Professeur, j'avoue que je ne comprends pas. » Ma mère, elle, au contraire, comprenait très bien ; elle savait qu'une grande partie des plaisirs qu'une femme trouve à pénétrer dans un milieu différent de celui où elle vivait autrefois lui manquerait si elle ne pouvait informer ses anciennes relations de celles, relativement plus brillantes, par lesquelles elle les a remplacées. Pour cela il faut un témoin qu'on laisse pénétrer dans ce monde nouveau et délicieux, comme dans une fleur un insecte bourdonnant et volage, qui ensuite, au hasard de ses visites, répandra, on l'espère du moins, la nouvelle, le germe dérobé d'envie et d'admiration. Mme Cottard toute trouvée pour remplir ce rôle rentrait dans cette catégorie spéciale d'invités que maman qui avait certains côtés de la tournure d'esprit de son père, appelait des : « Étranger, va dire à Sparte ! » D'ailleurs – en dehors d'une autre raison qu'on ne sut que bien des années après – Mme Swann, en conviant cette amie bienveillante, réservée et modeste, n'avait pas à craindre d'introduire chez soi à ses jours brillants un traître ou une concurrente. Elle savait le nombre énorme de calices bourgeois que pouvait, quand elle était armée de l'aigrette et du porte-cartes, visiter en un seul après-midi cette active ouvrière. Elle en connaissait le pouvoir de dissémination et en se basant sur le calcul des probabilités, était fondée à penser que, très vraisemblablement, tel habitué des Verdurin apprendrait dès le surlendemain que le gouverneur de Paris avait mis des cartes chez elle, ou que M. Verdurin lui-même entendrait raconter que M. Le Hault de Pressagny, président du Concours hippique, les avait emmenés, elle et Swann, au gala du roi Théodose ; elle ne supposait les Verdurin informés que de ces deux événements flatteurs pour elle, parce que les matérialisations particulières sous lesquelles nous nous représentons et nous poursuivons la gloire, sont peu nombreuses par le défaut de notre esprit qui n'est pas capable d'imaginer à la fois toutes les formes que nous espérons bien d'ailleurs – en gros – que, simultanément, elle ne manquera pas de revêtir pour nous.
D'ailleurs, Mme Swann n'avait obtenu de résultats que dans ce qu'on appelait le « monde officiel ». Les femmes élégantes n'allaient pas chez elle. Ce n'était pas la présence de notabilités républicaines qui les avait fait fuir. Au temps de ma petite enfance, tout ce qui appartenait à la société conservatrice était mondain, et dans un salon bien posé on n'eût pas pu recevoir un républicain. Les personnes qui vivaient dans un tel milieu s'imaginaient que l'impossibilité de jamais inviter un « opportuniste », à plus forte raison un affreux « radical », était une chose qui durerait toujours comme les lampes à huile et les omnibus à chevaux. Mais pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments qu'on avait crus immuables et compose une autre figure. Je n'avais pas encore fait ma première communion, que des dames bien pensantes avaient la stupéfaction de rencontrer en visite une Juive élégante.
Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu'un philosophe appellerait un changement de critère. L'affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place. Le salon le plus brillant de Paris fut celui d'un prince autrichien et ultra-catholique. Qu'au lieu de l'affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l'Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. Les Juifs ayant, à l'étonnement général, montré qu'ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation et personne n'aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien. Cela n'empêche pas que chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s'imaginent qu'aucun changement n'aura plus lieu, de même qu'ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire à l'aéroplane. Cependant, les philosophes du journalisme flétrissent la période précédente, non seulement le genre de plaisirs que l'on y prenait et qui leur semble le dernier mot de la corruption, mais même les oeuvres des artistes et des philosophes qui n'ont plus à leurs yeux aucune valeur, comme si elles étaient reliées indissolublement aux modalités successives de la frivolité mondaine. La seule chose qui ne change pas est qu'il semble chaque fois qu'il y ait « quelque chose de changé en France ». Au moment où j'allai chez Mme Swann, l'affaire Dreyfus n'avait pas encore éclaté, et certains grands Juifs étaient fort puissants. Aucun ne l'était plus que sir Rufus Israels dont la femme, Lady Israels, était la tante de Swann. Elle n'avait pas personnellement des intimités aussi élégantes que son neveu qui d'autre part ne l'aimant pas ne l'avait jamais beaucoup cultivée, quoiqu'il dût vraisemblablement être son héritier. Mais c'était la seule des parentes de Swann qui eût conscience de la situation mondaine de celui-ci, les autres étant toujours restées à cet égard dans la même ignorance qui avait été longtemps la nôtre. Quand dans une famille un des membres émigre dans la haute société – ce qui lui semble à lui un phénomène unique, mais ce qu'à dix ans de distance il constate avoir été accompli d'une autre façon et pour des raisons différentes par plus d'un jeune homme avec qui il avait été élevé – il décrit autour de lui une zone d'ombre, une terra incognita, fort visible en ses moindres nuances pour tous ceux qui l'habitent, mais qui n'est que nuit et pur néant pour ceux qui n'y pénètrent pas et la côtoient sans en soupçonner, tout près d'eux, l'existence. Aucune Agence Havas n'ayant renseigné les cousines de Swann sur les gens qu'il fréquentait, c'est (avant son horrible mariage bien entendu) avec des sourires de condescendance qu'on se racontait dans les dîners de famille qu'on avait « vertueusement » employé son dimanche à aller voir le « cousin Charles » que le croyant un peu envieux et parent pauvre, on appelait spirituellement, en jouant sur le titre du roman de Balzac : « Le Cousin Bête ». Lady Rufus Israels, elle, savait à merveille qui étaient ces gens qui prodiguaient à Swann une amitié dont elle était jalouse. La famille de son mari, qui était à peu près l'équivalent des Rothschild, faisait depuis plusieurs générations les affaires des princes d'Orléans. Lady Israels, excessivement riche, disposait d'une grande influence et elle l'avait employée à ce qu'aucune personne qu'elle connaissait ne reçût Odette. Une seule avait désobéi, en cachette. C'était la comtesse de Marsantes. Or, le malheur avait voulu qu'Odette étant allée faire visite à Mme de Marsantes, Lady Israels était entrée presque en même temps. Mme de Marsantes était sur des épines. Avec la lâcheté des gens qui pourtant pourraient tout se permettre, elle n'adressa pas une fois la parole à Odette qui ne fut pas encouragée à pousser désormais plus loin une incursion dans un monde qui du reste n'était nullement celui où elle eût aimé être reçue. Dans ce complet désintéressement du faubourg Saint-Germain, Odette continuait à être la cocotte illettrée bien différente des bourgeois ferrés sur les moindres points de généalogie et qui trompent dans la lecture des anciens mémoires la soif des relations aristocratiques que la vie réelle ne leur fournit pas. Et Swann, d'autre part, continuait sans doute d'être l'amant à qui toutes ces particularités d'une ancienne maîtresse semblent agréables ou inoffensives, car souvent j'entendis sa femme proférer de vraies hérésies mondaines sans que (par un reste de tendresse, un manque d'estime, ou la paresse de la perfectionner) il cherchât à les corriger. C'était peut-être aussi là une forme de cette simplicité qui nous avait si longtemps trompés à Combray et qui faisait maintenant que continuant à connaître, au moins pour son compte, des gens très brillants, il ne tenait pas à ce que dans la conversation on eût l'air dans le salon de sa femme de leur trouver quelque importance. Ils en avaient d'ailleurs moins que jamais pour Swann, le centre de gravité de sa vie s'étant déplacé. En tout cas l'ignorance d'Odette en matière mondaine était telle que si le nom de la princesse de Guermantes venait dans la conversation après celui de la duchesse, sa cousine : « Tiens, ceux-là sont princes, ils ont donc monté en grade », disait Odette. Si quelqu'un disait : « le prince » en parlant du duc de Chartres, elle rectifiait : « Le duc, il est duc de Chartres et non prince. » Pour le duc d'Orléans, fils du comte de Paris : « C'est drôle, le fils est plus que le père », tout en ajoutant comme elle était anglomane : « On s'y embrouille dans ces “Royalties” » ; et à une personne qui lui demandait de quelle province étaient les Guermantes, elle répondit : « de l'Aisne ».
Swann était du reste aveugle, en ce qui concernait Odette, non seulement devant ces lacunes de son éducation, mais aussi devant la médiocrité de son intelligence. Bien plus, chaque fois qu'Odette racontait une histoire bête, Swann écoutait sa femme avec une complaisance, une gaieté, presque une admiration où il devait entrer des restes de volupté ; tandis que, dans la même conversation, ce que lui-même pouvait dire de fin, même de profond, était écouté par Odette habituellement sans intérêt, assez vite, avec impatience et quelquefois contredit avec sévérité. Et on conclura que cet asservissement de l'élite à la vulgarité est de règle dans bien des ménages, si l'on pense, inversement, à tant de femmes supérieures qui se laissent charmer par un butor, censeur impitoyable de leurs plus délicates paroles, tandis qu'elles s'extasient, avec l'indulgence infinie de la tendresse, devant ses facéties les plus plates. Pour revenir aux raisons qui empêchèrent à cette époque Odette de pénétrer dans le faubourg Saint-Germain, il faut dire que le plus récent tour du kaléidoscope mondain avait été provoqué par une série de scandales. Des femmes chez qui on allait en toute confiance avaient été reconnues être des filles publiques, des espionnes anglaises. On allait pendant quelque temps demander aux gens, on le croyait du moins, d'être avant tout bien posés, bien assis… Odette représentait exactement tout ce avec quoi on venait de rompre et d'ailleurs immédiatement de renouer (car les hommes ne changeant pas du jour au lendemain cherchent dans un nouveau régime la continuation de l'ancien) mais en le cherchant sous une forme différente qui permît d'être dupe et de croire que ce n'était plus la société d'avant la crise. Or, aux dames « brûlées » de cette société Odette ressemblait trop. Les gens du monde sont fort myopes ; au moment où ils cessent toutes relations avec des dames israélites qu'ils connaissaient, pendant qu'ils se demandent comment remplacer ce vide, ils aperçoivent, poussée là comme à la faveur d'une nuit d'orage, une dame nouvelle, israélite aussi ; mais grâce à sa nouveauté, elle n'est pas associée dans leur esprit comme les précédentes, avec ce qu'ils croient devoir détester. Elle ne demande pas qu'on respecte son Dieu. On l'adopte. Il ne s'agissait pas d'antisémitisme à l'époque où je commençai d'aller chez Odette. Mais elle était pareille à ce qu'on voulait fuir pour un temps.
Swann, lui, allait souvent faire visite à quelques-unes de ses relations d'autrefois et par conséquent appartenant toutes au plus grand monde. Pourtant, quand il nous parlait des gens qu'il venait d'aller voir, je remarquai qu'entre celles qu'il avait connues jadis le choix qu'il faisait était guidé par cette même sorte de goût, mi-artistique, mi-historique qui inspirait chez lui le collectionneur. Et remarquant que c'était souvent telle ou telle grande dame déclassée qui l'intéressait parce qu'elle avait été la maîtresse de Liszt ou qu'un roman de Balzac avait été dédié à sa grand-mère (comme il achetait un dessin si Chateaubriand l'avait décrit), j'eus le soupçon que nous avions remplacé à Combray l'erreur de croire Swann un bourgeois n'allant pas dans le monde, par une autre, celle de le croire un des hommes les plus élégants de Paris. Être l'ami du comte de Paris ne signifie rien. Combien y en a-t-il de ces « amis des princes » qui ne seraient pas reçus dans un salon un peu fermé ? Les princes se savent princes, ne sont pas snobs et se croient d'ailleurs tellement au-dessus de ce qui n'est pas de leur sang que grands seigneurs et bourgeois leur apparaissent, au-dessous d'eux, presque au même niveau.
Au reste, Swann ne se contentait pas de chercher dans la société telle qu'elle existe et en s'attachant aux noms que le passé y a inscrits et qu'on peut encore y lire, un simple plaisir de lettré et d'artiste, il goûtait un divertissement assez vulgaire à faire comme des bouquets sociaux en groupant des éléments hétérogènes, en réunissant des personnes prises ici et là. Ces expériences de sociologie amusante (ou que Swann trouvait telle) n'avaient pas sur toutes les amies de sa femme – du moins d'une façon constante – une répercussion identique. « J'ai l'intention d'inviter ensemble les Cottard et la duchesse de Vendôme », disait-il en riant à Mme Bontemps, de l'air friand d'un gourmet qui a l'intention et veut faire l'essai de remplacer dans une sauce les clous de girofle par du poivre de Cayenne. Or ce projet qui allait paraître en effet plaisant, dans le sens ancien du mot, aux Cottard, avait le don d'exaspérer Mme Bontemps. Elle avait été récemment présentée par les Swann à la duchesse de Vendôme et avait trouvé cela aussi agréable que naturel. En tirer gloire auprès des Cottard, en le leur racontant, n'avait pas été la partie la moins savoureuse de son plaisir. Mais comme les nouveaux décorés qui dès qu'ils le sont voudraient voir se fermer aussitôt le robinet des croix, Mme Bontemps eût souhaité qu'après elle, personne de son monde à elle ne fût présenté à la princesse. Elle maudissait intérieurement le goût dépravé de Swann qui lui faisait, pour réaliser une misérable bizarrerie esthétique, dissiper d'un seul coup toute la poudre qu'elle avait jetée aux yeux des Cottard en leur parlant de la duchesse de Vendôme. Comment allait-elle même oser annoncer à son mari que le professeur et sa femme allaient à leur tour avoir leur part de ce plaisir qu'elle lui avait vanté comme unique ? Encore si les Cottard avaient pu savoir qu'ils n'étaient pas invités pour de bon, mais pour l'amusement ! Il est vrai que les Bontemps l'avaient été de même, mais Swann ayant pris à l'aristocratie cet éternel donjuanisme qui entre deux femmes de rien fait croire à chacune que ce n'est qu'elle qu'on aime sérieusement, avait parlé à Mme Bontemps de la duchesse de Vendôme comme d'une personne avec qui il était tout indiqué qu'elle dînât. « Oui, nous comptons inviter la princesse avec les Cottard, dit quelques semaines plus tard Mme Swann, mon mari croit que cette conjonction pourra donner quelque chose d'amusant », car si elle avait gardé du « petit noyau » certaines habitudes chères à Mme Verdurin, comme de crier très fort pour être entendue de tous les fidèles, en revanche, elle employait certaines expressions – comme « conjonction » – chères au milieu Guermantes duquel elle subissait ainsi à distance et à son insu comme la mer le fait pour la lune, l'attraction, sans pourtant se rapprocher sensiblement de lui. « Oui, les Cottard et la duchesse de Vendôme, est-ce que vous ne trouvez pas que cela sera drôle ? » demanda Swann. « Je crois que ça marchera très mal et que ça ne vous attirera que des ennuis, il ne faut pas jouer avec le feu », répondit Mme Bontemps, furieuse. Elle et son mari furent, d'ailleurs, ainsi que le prince d'Agrigente invités à ce dîner, que Mme Bontemps et Cottard eurent deux manières de raconter, selon les personnes à qui ils s'adressaient. Aux uns, Mme Bontemps de son côté, Cottard du sien, disaient négligemment quand on leur demandait qui il y avait d'autre au dîner : « Il n'y avait que le prince d'Agrigente, c'était tout à fait intime. » Mais d'autres risquaient d'être mieux informés (même une fois quelqu'un avait dit à Cottard : « Mais est-ce qu'il n'y avait pas aussi les Bontemps ? – Je les oubliais », avait en rougissant répondu Cottard au maladroit qu'il classa désormais dans la catégorie des mauvaises langues). Pour ceux-là les Bontemps et les Cottard adoptèrent chacun sans s'être consultés une version dont le cadre était identique et où seuls leurs noms respectifs étaient interchangés. Cottard disait : « Hé bien, il y avait seulement les maîtres de maison, le duc et la duchesse de Vendôme – (en souriant avantageusement) le professeur et Mme Cottard, et, ma foi, du diable si on a jamais su pourquoi, car ils allaient là comme des cheveux sur la soupe, M. et Mme Bontemps. » Mme Bontemps récitait exactement le même morceau, seulement c'était M. et Mme Bontemps qui étaient nommés avec une emphase satisfaite, entre la duchesse de Vendôme et le prince d'Agrigente, et les pelés qu'à la fin elle accusait de s'être invités eux-mêmes et qui faisaient tache, c'était les Cottard.
De ses visites Swann rentrait souvent assez peu de temps avant le dîner. À ce moment de six heures du soir où jadis il se sentait si malheureux, il ne se demandait plus ce qu'Odette pouvait être en train de faire et s'inquiétait peu qu'elle eût du monde chez elle, ou fût sortie. Il se rappelait parfois qu'il avait bien des années auparavant, essayé un jour de lire à travers l'enveloppe une lettre adressée par Odette à Forcheville. Mais ce souvenir ne lui était pas agréable et plutôt que d'approfondir la honte qu'il ressentait, il préférait se livrer à une petite grimace du coin de la bouche complétée au besoin d'un hochement de tête qui signifiait : « Qu'est-ce que ça peut me faire ? » Certes, il estimait maintenant que l'hypothèse à laquelle il s'était souvent arrêté jadis et d'après quoi c'était les imaginations de sa jalousie qui seules noircissaient la vie, en réalité innocente d'Odette, que cette hypothèse (en somme bienfaisante puisque, tant qu'avait duré sa maladie amoureuse, elle avait diminué ses souffrances en les lui faisant paraître imaginaires) n'était pas la vraie, que c'était sa jalousie qui avait vu juste, et que si Odette l'avait aimé plus qu'il n'avait cru, elle l'avait aussi trompé davantage. Autrefois, pendant qu'il souffrait tant, il s'était juré que dès qu'il n'aimerait plus Odette et ne craindrait plus de la fâcher ou de lui faire croire qu'il l'aimait trop, il se donnerait la satisfaction d'élucider avec elle, par simple amour de la vérité et comme un point d'histoire, si oui ou non Forcheville était couché avec elle le jour où il avait sonné et frappé au carreau sans qu'on lui ouvrît, et où elle avait écrit à Forcheville que c'était un oncle à elle qui était venu. Mais le problème si intéressant qu'il attendait seulement la fin de sa jalousie pour tirer au clair, avait précisément perdu tout intérêt aux yeux de Swann, quand il avait cessé d'être jaloux. Pas immédiatement pourtant. Il n'éprouvait déjà plus de jalousie à l'égard d'Odette, que le jour des coups frappés en vain par lui dans l'après-midi à la porte du petit hôtel de la rue La Pérouse, avait continué à en exciter chez lui. C'était comme si la jalousie, pareille un peu en cela à ces maladies qui semblent avoir leur siège, leur source de contagionnement, moins dans certaines personnes que dans certains lieux, dans certaines maisons, n'avait pas eu tant pour objet Odette elle-même que ce jour, cette heure du passé perdu où Swann avait frappé à toutes les entrées de l'hôtel d'Odette. On aurait dit que ce jour, cette heure avaient seuls fixé quelques dernières parcelles de la personnalité amoureuse que Swann avait eue autrefois et qu'il ne les retrouvait plus que là. Il était depuis longtemps insoucieux qu'Odette l'eût trompé et le trompât encore. Et pourtant il avait continué pendant quelques années à rechercher d'anciens domestiques d'Odette tant avait persisté chez lui la douloureuse curiosité de savoir si ce jour-là, tellement ancien, à six heures, Odette était couchée avec Forcheville. Puis cette curiosité elle-même avait disparu, sans pourtant que ses investigations cessassent. Il continuait à tâcher d'apprendre ce qui ne l'intéressait plus, parce que son moi ancien parvenu à l'extrême décrépitude, agissait encore machinalement, selon des préoccupations abolies au point que Swann ne réussissait même plus à se représenter cette angoisse, si forte pourtant autrefois qu'il ne pouvait se figurer alors qu'il s'en délivrât jamais et que seule la mort de celle qu'il aimait (la mort qui, comme le montrera plus loin dans ce livre une cruelle contre-épreuve, ne diminue en rien les souffrances de la jalousie) lui semblait capable d'aplanir pour lui la route, entièrement barrée, de sa vie.
Mais éclaircir un jour les faits de la vie d'Odette auxquels il avait dû ces souffrances n'avait pas été le seul souhait de Swann ; il avait mis en réserve aussi celui de se venger d'elles, quand n'aimant plus Odette il ne la craindrait plus ; or, d'exaucer ce second souhait, l'occasion se présentait justement car Swann aimait une autre femme, une femme qui ne lui donnait pas de motifs de jalousie mais pourtant de la jalousie parce qu'il n'était plus capable de renouveler sa façon d'aimer et que c'était celle dont il avait usé pour Odette qui lui servait encore pour une autre. Pour que la jalousie de Swann renaquît, il n'était pas nécessaire que cette femme fût infidèle, il suffisait que pour une raison quelconque, elle fût loin de lui, à une soirée par exemple, et eût paru s'y amuser. C'était assez pour réveiller en lui l'ancienne angoisse, lamentable et contradictoire excroissance de son amour, et qui éloignait Swann de ce qu'elle était comme un besoin d'atteindre (le sentiment réel que cette jeune femme avait pour lui, le désir caché de ses journées, le secret de son coeur) car entre Swann et celle qu'il aimait cette angoisse interposait un amas réfractaire de soupçons antérieurs, ayant leur cause en Odette, ou en telle autre peut-être qui avait précédé Odette, et qui ne permettaient plus à l'amant vieilli de connaître sa maîtresse d'aujourd'hui qu'à travers le fantôme ancien et collectif de la « femme qui excitait sa jalousie » dans lequel il avait arbitrairement incarné son nouvel amour. Souvent pourtant Swann l'accusait, cette jalousie, de le faire croire à des trahisons imaginaires ; mais alors il se rappelait qu'il avait fait bénéficier Odette du même raisonnement et à tort. Aussi tout ce que la jeune femme qu'il aimait faisait aux heures où il n'était pas avec elle, cessait de lui paraître innocent. Mais alors qu'autrefois, il avait fait le serment, si jamais il cessait d'aimer celle qu'il ne devinait pas devoir être un jour sa femme, de lui manifester implacablement son indifférence, enfin sincère, pour venger son orgueil longtemps humilié, ces représailles qu'il pouvait exercer maintenant sans risques (car que pouvait lui faire d'être pris au mot et privé de ces tête-à-tête avec Odette qui lui étaient jadis si nécessaires ?), ces représailles il n'y tenait plus ; avec l'amour avait disparu le désir de montrer qu'il n'avait plus d'amour. Et lui qui, quand il souffrait par Odette eût tant désiré de lui laisser voir un jour qu'il était épris d'une autre, maintenant qu'il l'aurait pu, il prenait mille précautions pour que sa femme ne soupçonnât pas ce nouvel amour.
Ce ne fut pas seulement à ces goûters, à cause desquels j'avais eu autrefois la tristesse de voir Gilberte me quitter et rentrer plus tôt, que désormais je pris part mais les sorties qu'elle faisait avec sa mère, soit pour aller en promenade ou à une matinée, et qui en l'empêchant de venir aux Champs-Élysées m'avaient privé d'elle, les jours où je restais seul le long de la pelouse ou devant les chevaux de bois, ces sorties maintenant M. et Mme Swann m'y admettaient, j'avais une place dans leur landau et même c'était à moi qu'on demandait si j'aimais mieux aller au théâtre, à une leçon de danse chez une camarade de Gilberte, à une réunion mondaine chez des amis des Swann (ce que celle-ci appelait « un petit meeting ») ou visiter les Tombeaux de Saint-Denis.
Ces jours où je devais sortir avec les Swann, je venais chez eux pour le déjeuner, que Mme Swann appelait le lunch ; comme on n'était invité que pour midi et demi et qu'à cette époque mes parents déjeunaient à onze heures un quart, c'est après qu'ils étaient sortis de table que je m'acheminais vers ce quartier luxueux, assez solitaire, à toute heure, mais particulièrement à celle-là où tout le monde était rentré. Même l'hiver et par la gelée s'il faisait beau, tout en resserrant de temps à autre le noeud d'une magnifique cravate de chez Charvet et en regardant si mes bottines vernies ne se salissaient pas, je me promenais de long en large dans les avenues en attendant midi vingt-sept. J'apercevais de loin dans le jardinet des Swann le soleil qui faisait étinceler comme du givre les arbres dénudés. Il est vrai que ce jardinet n'en possédait que deux. L'heure indue faisait nouveau le spectacle. À ces plaisirs de nature (qu'avivait la suppression de l'habitude, et même la faim), la perspective émotionnante du déjeuner chez Mme Swann se mêlait, elle ne les diminuait pas, mais les dominant, les asservissait, en faisait des accessoires mondains ; de sorte que si, à cette heure où d'ordinaire je ne les percevais pas, il me semblait découvrir le beau temps, le froid, la lumière hivernale, c'était comme une sorte de préface aux oeufs à la crème, comme une patine, un rose et frais glacis ajoutés au revêtement de cette chapelle mystérieuse qu'était la demeure de Mme Swann et au coeur de laquelle il y avait au contraire tant de chaleur, de parfums et de fleurs.
À midi et demi, je me décidais enfin à entrer dans cette maison qui, comme un gros soulier de Noël, me semblait devoir m'apporter de surnaturels plaisirs. (Le nom de Noël était du reste inconnu à Mme Swann et à Gilberte qui l'avaient remplacé par celui de Christmas, et ne parlaient que du pudding de Christmas, de ce qu'on leur avait donné pour leur Christmas, de s'absenter – ce qui me rendait fou de douleur – pour Christmas. Même à la maison, je me serais cru déshonoré en parlant de Noël et je ne disais plus que Christmas, ce que mon père trouvait extrêmement ridicule.)
Je ne rencontrais d'abord qu'un valet de pied qui, après m'avoir fait traverser plusieurs grands salons m'introduisait dans un tout petit, vide, que commençait déjà à faire rêver l'après-midi bleu de ses fenêtres ; je restais seul en compagnie d'orchidées, de roses et de violettes qui – pareilles à des personnes qui attendent à côté de vous, mais ne vous connaissent pas – gardaient un silence que leur individualité de choses vivantes rendait plus impressionnant et recevaient frileusement la chaleur d'un feu incandescent de charbon, précieusement posé derrière une vitrine de cristal, dans une cuve de marbre blanc où il faisait écrouler de temps à autre ses dangereux rubis.
Je m'étais assis, mais me levais précipitamment en entendant ouvrir la porte ; ce n'était qu'un second valet de pied, puis un troisième, et le mince résultat auquel aboutissaient leurs allées et venues inutilement émouvantes était de remettre un peu de charbon dans le feu ou d'eau dans les vases. Ils s'en allaient, je me retrouvais seul, une fois refermée la porte que Mme Swann finirait bien par ouvrir. Et, certes, j'eusse été moins troublé dans un antre magique que dans ce petit salon d'attente où le feu me semblait procéder à des transmutations, comme dans le laboratoire de Klingsor. Un nouveau bruit de pas retentissait, je ne me levais pas, ce devait être encore un valet de pied, c'était M. Swann. « Comment ? vous êtes seul ? Que voulez-vous, ma pauvre femme n'a jamais pu savoir ce que c'est que l'heure. Une heure moins dix. Tous les jours c'est plus tard. Et vous allez voir, elle arrivera sans se presser en croyant qu'elle est en avance. » Et comme il était resté neuro-arthritique, et devenu un peu ridicule, avoir une femme si inexacte qui rentrait tellement tard du Bois, qui s'oubliait chez sa couturière, et n'était jamais à l'heure pour le déjeuner, cela inquiétait Swann pour son estomac, mais le flattait dans son amour propre.
Il me montrait des acquisitions nouvelles qu'il avait faites et m'en expliquait l'intérêt, mais l'émotion, jointe au manque d'habitude d'être encore à jeun à cette heure-là, tout en agitant mon esprit y faisait le vide, de sorte que capable de parler je ne l'étais pas d'entendre. D'ailleurs aux oeuvres que possédait Swann, il suffisait pour moi qu'elles fussent situées chez lui, y fissent partie de l'heure délicieuse qui précédait le déjeuner. La Joconde se serait trouvée là qu'elle ne m'eût pas fait plus de plaisir qu'une robe de chambre de Mme Swann, ou ses flacons de sels.
Je continuais à attendre, seul, ou avec Swann et souvent Gilberte, qui était venue nous tenir compagnie. L'arrivée de Mme Swann, préparée par tant de majestueuses entrées, me paraissait devoir être quelque chose d'immense. J'épiais chaque craquement. Mais on ne trouve jamais aussi hauts qu'on avait espéré une cathédrale, une vague dans la tempête, le bond d'un danseur ; après ces valets de pied en livrée, pareils aux figurants dont le cortège, au théâtre, prépare, et par là même diminue l'apparition finale de la reine, Mme Swann entrant furtivement en petit paletot de loutre, sa voilette baissée sur un nez rougi par le froid, ne tenait pas les promesses prodiguées dans l'attente à mon imagination.
Mais si elle était restée toute la matinée chez elle, quand elle arrivait dans le salon, c'était vêtue d'un peignoir en crêpe de Chine de couleur claire qui me semblait plus élégant que toutes les robes.
Quelquefois les Swann se décidaient à rester à la maison tout l'après-midi. Et alors, comme on avait déjeuné si tard, je voyais bien vite sur le mur du jardinet décliner le soleil de ce jour qui m'avait paru devoir être différent des autres, et les domestiques avaient beau apporter des lampes de toutes les grandeurs et de toutes les formes, brûlant chacune sur l'autel consacré d'une console, d'un guéridon, d'une « encoignure » ou d'une petite table, comme pour la célébration d'un culte inconnu, rien d'extraordinaire ne naissait de la conversation et je m'en allais déçu, comme on l'est souvent dès l'enfance après la messe de minuit.
Mais ce désappointement-là n'était guère que spirituel. Je rayonnais de joie dans cette maison où Gilberte, quand elle n'était pas encore avec nous, allait entrer, et me donnerait dans un instant, pour des heures, sa parole, son regard attentif et souriant tel que je l'avais vu pour la première fois à Combray. Tout au plus étais-je un peu jaloux en la voyant souvent disparaître dans de grandes chambres auxquelles on accédait par un escalier intérieur. Obligé de rester au salon, comme l'amoureux d'une actrice qui n'a que son fauteuil à l'orchestre et rêve avec inquiétude de ce qui se passe dans les coulisses, au foyer des artistes, je posai à Swann, au sujet de cette autre partie de la maison, des questions savamment voilées, mais sur un ton duquel je ne parvins pas à bannir quelque anxiété. Il m'expliqua que la pièce où allait Gilberte était la lingerie, s'offrit à me la montrer, et me promit que chaque fois que Gilberte aurait à s'y rendre il la forcerait à m'y emmener. Par ces derniers mots et la détente qu'ils me procurèrent, Swann supprima brusquement pour moi une de ces affreuses distances intérieures au terme desquelles une femme que nous aimons nous apparaît si lointaine. À ce moment-là, j'éprouvai pour lui une tendresse que je crus plus profonde que ma tendresse pour Gilberte. Car maître de sa fille, il me la donnait et elle, elle se refusait parfois, je n'avais pas directement sur elle ce même empire qu'indirectement par Swann. Enfin elle, je l'aimais et ne pouvais par conséquent la voir sans ce trouble, sans ce désir de quelque chose de plus, qui ôte, auprès de l'être qu'on aime, la sensation d'aimer.
Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la maison, nous allions nous promener. Parfois avant d'aller s'habiller, Mme Swann se mettait au piano. Ses belles mains, sortant des manches roses, ou blanches, souvent de couleurs très vives, de sa robe de chambre de crêpe de Chine, allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette même mélancolie qui était dans ses yeux et n'était pas dans son coeur. Ce fut un de ces jours-là qu'il lui arriva de me jouer la partie de la sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée. Mais souvent on n'entend rien, si c'est une musique un peu compliquée qu'on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m'eut joué deux ou trois fois cette sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n'a-t-on pas tort de dire « entendre pour la première fois ». Si l'on n'avait vraiment, comme on l'a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n'y aurait pas de raison pour qu'on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n'est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d'un homme qui en dormant pense mille choses qu'il oublie aussitôt, ou d'un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d'après ce qu'on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n'est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l'égard des oeuvres qu'on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s'endormir une leçon qu'il croyait ne pas savoir et qui la récite par coeur le lendemain matin. Seulement je n'avais encore jusqu'à ce jour rien entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu'un nom qu'on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d'où une heure plus tard, sans qu'on y pense, s'élanceront d'elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d'abord vainement sollicitées. Et non seulement on ne retient pas tout de suite les oeuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces oeuvres-là, et cela m'arriva pour la sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu'on perçoit d'abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l'oeuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l'entendre) du moment que Mme Swann m'en avait joué la phrase la plus fameuse (j'étais aussi stupide en cela que ceux qui n'espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes). Mais bien plus, même quand j'eus écouté la sonate d'un bout à l'autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s'attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l'habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j'avais distingué, préféré tout d'abord, commençait à m'échapper, à me fuir. Pour n'avoir pu aimer qu'en des temps successifs tout ce que m'apportait cette sonate, je ne la possédai jamais tout entière : elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d'oeuvre ne commencent pas par nous donner ce qu'ils ont de meilleur. Dans la sonate de Vinteuil les beautés qu'on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu'elles diffèrent moins de ce qu'on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte ; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s'était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l'aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l'aimer. Ce temps du reste qu'il faut à un individu – comme il me le fallut à moi à l'égard de cette sonate – pour pénétrer une oeuvre un peu profonde, n'est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s'écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d'oeuvre vraiment nouveau. Aussi l'homme de génie pour s'épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que, les contemporains manquant du recul nécessaire, les oeuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu'on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux jugements est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu'une oeuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c'est que celui qui l'a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C'est son oeuvre elle-même qui en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier. Ce sont les quatuors de Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui ont mis cinquante ans à faire naître, à grossir le public des quatuors de Beethoven, réalisant ainsi comme tous les chefs-d'oeuvre un progrès sinon dans la valeur des artistes, du moins dans la société des esprits, largement composée aujourd'hui de ce qui était introuvable quand le chef-d'oeuvre parut, c'est-à-dire d'êtres capables de l'aimer. Ce qu'on appelle la postérité, c'est la postérité de l'oeuvre. Il faut que l'oeuvre (en ne tenant pas compte, pour simplifier, des génies qui à la même époque peuvent parallèlement préparer pour l'avenir un public meilleur dont d'autres génies que lui bénéficieront) crée elle-même sa postérité. Si donc l'oeuvre était tenue en réserve, n'était connue que de la postérité, celle-ci, pour cette oeuvre, ne serait pas la postérité mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans plus tard. Aussi faut-il que l'artiste – et c'est ce qu'avait fait Vinteuil – s'il veut que son oeuvre puisse suivre sa route, la lance, là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir. Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des chefs-d'oeuvre, si n'en pas tenir compte est l'erreur des mauvais juges, en tenir compte est parfois le dangereux scrupule des bons. Sans doute, il est aisé de s'imaginer dans une illusion analogue à celle qui uniformise toutes choses à l'horizon, que toutes les révolutions qui ont eu lieu jusqu'ici dans la peinture ou la musique respectaient tout de même certaines règles et que ce qui est immédiatement devant nous, impressionnisme, recherche de la dissonance, emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme, futurisme, diffère outrageusement de ce qui a précédé. C'est que ce qui a précédé on le considère sans tenir compte qu'une longue assimilation l'a converti pour nous en une matière variée sans doute, mais somme toute homogène, où Hugo voisine avec Molière. Songeons seulement aux choquants disparates que nous présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps à venir et des changements qu'il amène, tel horoscope de notre propre âge mûr tiré devant nous durant notre adolescence. Seulement tous les horoscopes ne sont pas vrais et être obligé pour une oeuvre d'art de faire entrer dans le total de sa beauté le facteur du temps, mêle à notre jugement quelque chose d'aussi hasardeux et par là d'aussi dénué d'intérêt véritable que toute prophétie dont la non-réalisation n'impliquera nullement la médiocrité d'esprit du prophète, car ce qui appelle à l'existence les possibles ou les en exclut n'est pas forcément de la compétence du génie ; on peut en avoir eu et ne pas avoir cru à l'avenir des chemins de fer, ni des avions, ou, tout en étant grand psychologue, à la fausseté d'une maîtresse ou d'un ami, dont de plus médiocres eussent prévu les trahisons.
Si je ne compris pas la sonate je fus ravi d'entendre jouer Mme Swann. Son toucher me paraissait, comme son peignoir, comme le parfum de son escalier, comme ses manteaux, comme ses chrysanthèmes, faire partie d'un tout individuel et mystérieux, dans un monde infiniment supérieur à celui où la raison peut analyser le talent. « N'est-ce pas que c'est beau cette sonate de Vinteuil ? me dit Swann. Le moment où il fait nuit sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la fraîcheur. Avouez que c'est bien joli ; il y a là tout le côté statique du clair de lune, qui est le côté essentiel. Ce n'est pas extraordinaire qu'une cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger. C'est cela qui est si bien peint dans cette petite phrase, c'est le Bois de Boulogne tombé en catalepsie. Au bord de la mer c'est encore plus frappant, parce qu'il y a les réponses faibles des vagues que naturellement on entend très bien puisque le reste ne peut pas remuer. À Paris c'est le contraire ; c'est tout au plus si on remarque ces lueurs insolites sur les monuments, ce ciel éclairé comme par un incendie sans couleurs et sans danger, cette espèce d'immense fait divers deviné. Mais dans la petite phrase de Vinteuil et du reste dans toute la sonate ce n'est pas cela, cela se passe au Bois, dans le gruppetto on entend distinctement la voix de quelqu'un qui dit : « On pourrait presque lire son journal. » Ces paroles de Swann auraient pu fausser, pour plus tard, ma compréhension de la sonate, la musique étant trop peu exclusive pour écarter absolument ce qu'on nous suggère d'y trouver. Mais je compris par d'autres propos de lui que ces feuillages nocturnes étaient tout simplement ceux sous l'épaisseur desquels, dans maint restaurant des environs de Paris, il avait entendu, bien des soirs, la petite phrase. Au lieu du sens profond qu'il lui avait si souvent demandé, ce qu'elle rapportait à Swann, c'était ces feuillages rangés, enroulés, peints autour d'elle (et qu'elle lui donnait le désir de revoir parce qu'elle lui semblait leur être intérieure comme une âme), c'était tout un printemps dont il n'avait pu jouir autrefois, n'ayant pas, fiévreux et chagrin comme il était alors, assez de bien-être pour cela, et que (comme on fait, pour un malade, des bonnes choses qu'il n'a pu manger) elle lui avait gardé. Les charmes que lui avaient fait éprouver certaines nuits dans le Bois et sur lesquels la sonate de Vinteuil pouvait le renseigner, il n'aurait pu à leur sujet interroger Odette qui pourtant l'accompagnait comme la petite phrase. Mais Odette était seulement à côté de lui alors (non en lui comme le motif de Vinteuil), ne voyant donc point – Odette eût-elle été mille fois plus compréhensive – ce qui, pour nul de nous (du moins j'ai cru longtemps que cette règle ne souffrait pas d'exception), ne peut s'extérioriser. « C'est au fond assez joli, n'est-ce pas, dit Swann, que le son puisse refléter, comme l'eau, comme une glace. Et remarquez que la phrase de Vinteuil ne me montre que tout ce à quoi je ne faisais pas attention à cette époque. De mes soucis, de mes amours de ce temps-là, elle ne me rappelle plus rien, elle a fait l'échange. – Charles, il me semble que ce n'est pas très aimable pour moi tout ce que vous me dites là. – Pas aimable ! Les femmes sont magnifiques ! Je voulais dire simplement à ce jeune homme que ce que la musique montre – du moins à moi – ce n'est pas du tout la “Volonté en soi” et la “Synthèse de l'infini”, mais, par exemple, le père Verdurin en redingote dans le Palmarium du jardin d'Acclimatation. Mille fois sans sortir de ce salon, cette petite phrase m'a emmené dîner à Armenonville avec elle. Mon Dieu, c'est toujours moins ennuyeux que d'y aller avec Mme de Cambremer. » Mme Swann se mit à rire : « C'est une dame qui passe pour avoir été très éprise de Charles », m'expliqua-t-elle du même ton dont, un peu avant, en parlant de Ver Meer de Delft, que j'avais été étonné de voir qu'elle connaissait, elle m'avait répondu : « C'est que je vous dirai que Monsieur s'occupait beaucoup de ce peintre-là au moment où il me faisait la cour. N'est-ce pas, mon petit Charles ? – Ne parlez pas à tort et à travers de Mme de Cambremer, dit Swann dans le fond très flatté. – Mais je ne fais que répéter ce qu'on m'a dit. D'ailleurs il paraît qu'elle est très intelligente, je ne la connais pas. Je la crois très “pushing” ce qui m'étonne d'une femme intelligente. Mais tout le monde dit qu'elle a été folle de vous, cela n'a rien de froissant. » Swann garda un mutisme de sourd, qui était une espèce de confirmation et une preuve de fatuité. « Puisque ce que je joue vous rappelle le jardin d'Acclimatation », reprit Mme Swann en faisant par plaisanterie semblant d'être piquée, « nous pourrions le prendre tantôt comme but de promenade si ça amuse ce petit. Il fait très beau et vous retrouveriez vos chères impressions ! À propos du jardin d'Acclimatation, vous savez, ce jeune homme croyait que nous aimions beaucoup une personne que je “coupe” au contraire aussi souvent que je peux, Mme Blatin ! Je trouve très humiliant pour nous qu'elle passe pour notre amie. Pensez que bon docteur Cottard qui ne dit jamais de mal de personne déclare lui-même qu'elle est infecte. – Quelle horreur ! Elle n'a pour elle que de ressembler tellement à Savonarole. C'est exactement le portrait de Savonarole par Fra Bartolomeo. » Cette manie qu'avait Swann de trouver ainsi des ressemblances dans la peinture était défendable, car même ce que nous appelons l'expression individuelle est – comme on s'en rend compte avec tant de tristesse quand on aime et qu'on voudrait croire à la réalité unique de l'individu – quelque chose de général, et a pu se rencontrer à différentes époques. Mais si on avait écouté Swann, les cortèges des rois mages, déjà si anachroniques quand Benozzo Gozzoli y introduisit les Médicis, l'eussent été davantage encore puisqu'ils eussent contenu les portraits d'une foule d'hommes, contemporains non de Gozzoli, mais de Swann, c'est-à-dire postérieurs non plus seulement de quinze siècles à la Nativité, mais de quatre au peintre lui-même. Il n'y avait pas selon Swann, dans ces cortèges, un seul Parisien de marque qui manquât, comme dans cet acte d'une pièce de Sardou où, par amitié pour l'auteur et la principale interprète, par mode aussi, toutes les notabilités parisiennes, de célèbres médecins, des hommes politiques, des avocats, vinrent pour s'amuser, chacun un soir, figurer sur la scène. « Mais quel rapport a-t-elle avec le jardin d'Acclimatation ? – Tous ! – Quoi, vous croyez qu'elle a un derrière bleu ciel comme les singes ? – Charles, vous êtes d'une inconvenance ! Non, je pensais au mot que lui a dit le Cinghalais. Racontez-le lui, c'est vraiment un “beau mot”. – C'est idiot. Vous savez que Mme Blatin aime à interpeller tout le monde d'un air qu'elle croit aimable et qui est surtout protecteur. – Ce que nos bons voisins de la Tamise appellent patronizing, interrompit Odette. – Elle est allée dernièrement au jardin d'Acclimatation où il y a des noirs, des Cinghalais, je crois, a dit ma femme qui est beaucoup plus forte en ethnographie que moi. – Allons, Charles, ne vous moquez pas. – Mais je ne me moque nullement. Enfin, elle s'adresse à un de ces noirs : “Bonjour, négro !” – C'est un rien ! – En tous cas, ce qualificatif ne plut pas au noir : “Moi négro, dit-il avec colère à Mme Blatin, mais toi, chameau !” – Je trouve cela très drôle ! J'adore cette histoire. N'est-ce pas que c'est “beau” ? On voit bien la mère Blatin : “Moi négro, mais toi chameau !” » Je manifestai un extrême désir d'aller voir ces Cinghalais dont l'un avait appelé Mme Blatin : chameau. Ils ne m'intéressaient pas du tout. Mais je pensais que pour aller au jardin d'Acclimatation et en revenir nous traverserions cette allée des Acacias où j'avais tant admiré Mme Swann, et que peut-être le mulâtre ami de Coquelin, à qui je n'avais jamais pu me montrer saluant Mme Swann, me verrait assis à côté d'elle au fond d'une victoria.
Pendant ces minutes où Gilberte, partie se préparer, n'était pas dans le salon avec nous, M. et Mme Swann se plaisaient à me découvrir les rares vertus de leur fille. Et tout ce que j'observais semblait prouver qu'ils disaient vrai : je remarquais que, comme sa mère me l'avait raconté, elle avait non seulement pour ses amies, mais pour les domestiques, pour les pauvres, des attentions délicates, longuement méditées, un désir de faire plaisir, une peur de mécontenter, se traduisant par de petites choses qui souvent lui donnaient beaucoup de mal. Elle avait fait un ouvrage pour notre marchande des Champs-Élysées et sortit par la neige, pour le lui remettre elle-même et sans un jour de retard. « Vous n'avez pas idée de ce qu'est son coeur, car elle le cache », disait son père. Si jeune, elle avait l'air bien plus raisonnable que ses parents. Quand Swann parlait des grandes relations de sa femme, Gilberte détournait la tête et se taisait, mais sans air de blâme, car son père ne lui paraissait pas pouvoir être l'objet de la plus légère critique. Un jour que je lui avais parlé de Mlle Vinteuil, elle me dit :
« Jamais je ne la connaîtrai, pour une raison, c'est qu'elle n'était pas gentille pour son père, à ce qu'on dit, elle lui faisait de la peine. Vous ne pouvez pas plus comprendre cela que moi, n'est-ce pas, vous qui ne pourriez sans doute pas plus survivre à votre papa que moi au mien, ce qui est du reste tout naturel. Comment oublier jamais quelqu'un qu'on aime depuis toujours ? »
Et une fois qu'elle était plus particulièrement câline avec Swann, comme je le lui fis remarquer quand il fut loin :
« Oui, pauvre papa, c'est ces jours-ci l'anniversaire de la mort de son père. Vous pouvez comprendre ce qu'il doit éprouver, vous comprenez cela, vous, nous sentons de même sur ces choses-là. Alors, je tâche d'être moins méchante que d'habitude. – Mais il ne vous trouve pas méchante, il vous trouve parfaite. – Pauvre papa, c'est parce qu'il est trop bon. »
Ses parents ne me firent pas seulement l'éloge des vertus de Gilberte – cette même Gilberte qui même avant que je l'eusse jamais vue m'apparaissait devant une église, dans un paysage de l'Île-de-France, et qui ensuite m'évoquant non plus mes rêves, mais mes souvenirs, était toujours devant la haie d'épines roses, dans le raidillon que je prenais pour aller du côté de Méséglise. Comme j'avais demandé à Mme Swann, en m'efforçant de prendre le ton indifférent d'un ami de la famille, curieux des préférences d'une enfant, quels étaient parmi les camarades de Gilberte ceux qu'elle aimait le mieux, Mme Swann me répondit :
« Mais vous devez être plus avancé que moi dans ses confidences, vous qui êtes le grand favori, le grand crack, comme disent les Anglais. »
Sans doute dans ces coïncidences tellement parfaites, quand la réalité se replie et s'applique sur ce que nous avons si longtemps rêvé, elle nous le cache entièrement, se confond avec lui, comme deux figures égales et superposées qui n'en font plus qu'une, alors qu'au contraire, pour donner à notre joie toute sa signification, nous voudrions garder à tous ces points de notre désir, dans le moment même où nous y touchons – et pour être plus certain que ce soit bien eux – le prestige d'être intangibles. Et la pensée ne peut même pas reconstituer l'état ancien pour le confronter au nouveau, car elle n'a plus le champ libre : la connaissance que nous avons faite, le souvenir des premières minutes inespérées, les propos que nous avons entendus, sont là qui obstruent l'entrée de notre conscience et commandent beaucoup plus les issues de notre mémoire que celles de notre imagination, ils rétroagissent davantage sur notre passé que nous ne sommes plus maîtres de voir sans tenir compte d'eux, que sur la forme, restée libre, de notre avenir. J'avais pu croire pendant des années qu'aller chez Mme Swann était une vague chimère que je n'atteindrais jamais ; après avoir passé un quart d'heure chez elle, c'est le temps où je ne la connaissais pas qui était devenu chimérique et vague comme un possible que la réalisation d'un autre possible a anéanti. Comment aurais-je encore pu rêver de la salle à manger comme d'un lieu inconcevable, quand je ne pouvais pas faire un mouvement dans mon esprit sans y rencontrer les rayons infrangibles qu'émettait à l'infini derrière lui, jusque dans mon passé le plus ancien, le homard à l'américaine que je venais de manger ? Et Swann avait dû voir, pour ce qui le concernait lui-même, se produire quelque chose d'analogue : car cet appartement où il me recevait pouvait être considéré comme le lieu où étaient venus se confondre, et coïncider, non pas seulement l'appartement idéal que mon imagination avait engendré, mais un autre encore, celui que l'amour jaloux de Swann, aussi inventif que mes rêves, lui avait si souvent décrit, cet appartement commun à Odette et à lui qui lui était apparu si inaccessible, tel soir où Odette l'avait ramené avec Forcheville prendre de l'orangeade chez elle ; et ce qui était venu s'absorber, pour lui, dans le plan de la salle à manger où nous déjeunions, c'était ce paradis inespéré où jadis il ne pouvait sans trouble imaginer qu'il aurait dit à leur maître d'hôtel ces mêmes mots : « Madame est-elle prête ? » que je lui entendais prononcer maintenant avec une légère impatience mêlée de quelque satisfaction d'amour-propre. Pas plus que ne le pouvait sans doute Swann, je n'arrivais à connaître mon bonheur et quand Gilberte elle-même s'écriait : « Qu'est-ce qui vous aurait dit que la petite fille que vous regardiez, sans lui parler, jouer aux barres, serait votre grande amie chez qui vous iriez tous les jours où cela vous plairait ? », elle parlait d'un changement que j'étais bien obligé de constater du dehors, mais que je ne possédais pas intérieurement, car il se composait de deux états que je ne pouvais, sans qu'ils cessassent d'être distincts l'un de l'autre, réussir à penser à la fois.
Et pourtant cet appartement parce qu'il avait été si passionnément désiré par la volonté de Swann, devait conserver pour lui quelque douceur, si j'en jugeais par moi pour qui il n'avait pas perdu tout mystère. Ce charme singulier dans lequel j'avais pendant si longtemps supposé que baignait la vie des Swann, je ne l'avais pas entièrement chassé de leur maison en y pénétrant ; je l'avais fait reculer, dompté qu'il était par cet étranger, ce paria que j'avais été et à qui Mlle Swann avançait maintenant gracieusement pour qu'il y prît place, un fauteuil délicieux, hostile et scandalisé ; mais tout autour de moi, ce charme, dans mon souvenir, je le perçois encore. Est-ce parce que, ces jours où M. et Mme Swann m'invitaient à déjeuner, pour sortir ensuite avec eux et Gilberte, j'imprimais avec mon regard – pendant que j'attendais seul – sur le tapis, sur les bergères, sur les consoles, sur les paravents, sur les tableaux, l'idée gravée en moi que Mme Swann, ou son mari, ou Gilberte allaient entrer ? Est-ce parce que ces choses ont vécu depuis dans ma mémoire à côté des Swann et ont fini par prendre quelque chose d'eux ? Est-ce parce que sachant qu'ils passaient leur existence au milieu d'elles, je faisais de toutes comme les emblèmes de leur vie particulière, de leurs habitudes dont j'avais été trop longtemps exclu pour qu'elles ne continuassent pas à me sembler étrangères même quand on me fit la faveur de m'y mêler ? Toujours est-il que chaque fois que je pense à ce salon que Swann (sans que cette critique impliquât de sa part l'intention de contrarier en rien les goûts de sa femme) trouvait si disparate – parce que tout conçu qu'il était encore dans le goût moitié serre, moitié atelier qui était celui de l'appartement où il avait connu Odette, elle avait pourtant commencé à remplacer dans ce fouillis nombre des objets chinois qu'elle trouvait maintenant un peu « toc », bien « à côté », par une foule de petits meubles tendus de vieilles soies Louis XVI (sans compter les chefs-d'oeuvre apportés par Swann de l'hôtel du quai d'Orléans) –, il a au contraire dans mon souvenir, ce salon composite, une cohésion, une unité, un charme individuel que n'ont jamais même les ensembles les plus intacts que le passé nous ait légués, ni les plus vivants où se marque l'empreinte d'une personne : car nous seuls pouvons, par la croyance qu'elles ont une existence à elles, donner à certaines choses que nous voyons une âme qu'elles gardent ensuite et qu'elles développent en nous. Toutes les idées que je m'étais faites des heures, différentes de celles qui existent pour les autres hommes, que passaient les Swann dans cet appartement qui était pour le temps quotidien de leur vie ce que le corps est pour l'âme, et qui devait en exprimer la singularité, toutes ces idées étaient réparties, amalgamées – partout également troublantes et indéfinissables – dans la place des meubles, dans l'épaisseur des tapis, dans l'orientation des fenêtres, dans le service des domestiques. Quand après le déjeuner, nous allions, au soleil, prendre le café dans la grande baie du salon, tandis que Mme Swann me demandait combien je voulais de morceaux de sucre dans mon café, ce n'était pas seulement le tabouret de soie qu'elle poussait vers moi qui dégageait avec le charme douloureux que j'avais perçu autrefois – sous l'épine rose, puis à côté du massif de lauriers – dans le nom de Gilberte, l'hostilité que m'avaient témoignée ses parents et que ce petit meuble semblait avoir si bien sue et partagée que je ne me sentais pas digne et que je me trouvais un peu lâche d'imposer mes pieds à son capitonnage sans défense ; une âme personnelle le reliait secrètement à la lumière de deux heures de l'après-midi, différente de ce qu'elle était partout ailleurs dans le golfe où elle faisait jouer à nos pieds ses flots d'or parmi lesquels les canapés bleuâtres et les vaporeuses tapisseries émergeaient comme des îles enchantées ; et il n'était pas jusqu'au tableau de Rubens accroché au-dessus de la cheminée qui ne possédât lui aussi le même genre et presque la même puissance de charme que les bottines à lacets de M. Swann et ce manteau à pèlerine, dont j'avais tant désiré porter le pareil et que maintenant Odette demandait à son mari de remplacer par un autre, pour être plus élégant, quand je leur faisais l'honneur de sortir avec eux. Elle allait s'habiller elle aussi, bien que j'eusse protesté qu'aucune robe « de ville » ne vaudrait à beaucoup près la merveilleuse robe de chambre de crêpe de Chine ou de soie, vieux rose, cerise, rose Tiepolo, blanche, mauve, verte, rouge, jaune, unie ou à dessins, dans laquelle Mme Swann avait déjeuné et qu'elle allait ôter. Quand je disais qu'elle aurait dû sortir ainsi, elle riait, par moquerie de mon ignorance ou plaisir de mon compliment. Elle s'excusait de posséder tant de peignoirs parce qu'elle prétendait qu'il n'y avait que là-dedans qu'elle se sentait bien et elle nous quittait pour aller mettre une de ces toilettes souveraines qui s'imposaient à tous, et entre lesquelles pourtant j'étais parfois appelé à choisir celle que je préférais qu'elle revêtît.
Au jardin d'Acclimatation, que j'étais fier quand nous étions descendus de voiture de m'avancer à côté de Mme Swann ! Tandis que dans sa démarche nonchalante elle laissait flotter son manteau, je jetais sur elle des regards d'admiration auxquels elle répondait coquettement par un long sourire. Maintenant si nous rencontrions l'un ou l'autre des camarades, fille ou garçon, de Gilberte, qui nous saluait de loin, j'étais à mon tour regardé par eux comme un de ces êtres que j'avais tant enviés, un de ces amis de Gilberte qui connaissaient sa famille et étaient mêlés à l'autre partie de sa vie, celle qui ne se passait pas aux Champs-Élysées.
Souvent dans les allées du Bois ou du jardin d'Acclimatation, nous croisions, nous étions salués par telle ou telle grande dame amie de Swann, qu'il lui arrivait de ne pas voir et que lui signalait sa femme, « Charles, vous ne voyez pas Mme de Montmorency ? » Et Swann, avec le sourire amical dû à une longue familiarité se découvrait pourtant largement avec une élégance qui n'était qu'à lui. Quelquefois la dame s'arrêtait, heureuse de faire à Mme Swann une politesse qui ne tirait pas à conséquence et de laquelle on savait qu'elle ne chercherait pas à profiter ensuite, tant Swann l'avait habituée à rester sur la réserve. Elle n'en avait pas moins pris toutes les manières du monde, et si élégante et noble de port que fût la dame, Mme Swann l'égalait toujours en cela ; arrêtée un moment auprès de l'amie que son mari venait de rencontrer, elle nous présentait avec tant d'aisance, Gilberte et moi, gardait tant de liberté et de calme dans son amabilité, qu'il eût été difficile de dire, de la femme de Swann ou de l'aristocratique passante, laquelle des deux était la grande dame. Le jour où nous étions allés voir les Cinghalais, comme nous revenions, nous aperçûmes, venant dans notre direction et suivie de deux autres qui semblaient l'escorter, une dame âgée mais encore belle, enveloppée dans un manteau sombre et coiffée d'une petite capote attachée sous le cou par deux brides. « Ah ! voilà quelqu'un qui va vous intéresser », me dit Swann. La vieille dame maintenant à trois pas nous souriait avec une douceur caressante. Swann se découvrit, Mme Swann s'abaissa en une révérence et voulut baiser la main de la dame pareille à un portrait de Winterhalter qui la releva et l'embrassa. « Voyons, voulez-vous mettre votre chapeau, vous », dit-elle à Swann, d'une grosse voix un peu maussade, en amie familière. « Je vais vous présenter à Son Altesse Impériale », me dit Mme Swann. Swann m'attira un moment à l'écart pendant que Mme Swann causait du beau temps et des animaux nouvellement arrivés au jardin d'Acclimatation, avec l'altesse. « C'est la princesse Mathilde, me dit-il, vous savez, l'amie de Flaubert, de Sainte-Beuve, de Dumas. Songez, c'est la nièce de Napoléon Ier ! Elle a été demandée en mariage par Napoléon III et par l'empereur de Russie. Ce n'est pas intéressant ? Parlez-lui un peu. Mais je voudrais qu'elle ne nous fît pas rester une heure sur nos jambes. »« J'ai rencontré Taine qui m'a dit que la Princesse était brouillée avec lui, dit Swann. – Il s'est conduit comme un cauchon », dit-elle d'une voix rude et en prononçant le mot comme si ç'avait été le nom de l'évêque contemporain de Jeanne d'Arc. « Après l'article qu'il a écrit sur l'Empereur je lui ai laissé une carte avec P.P.C. » J'éprouvais la surprise qu'on a en ouvrant la correspondance de la duchesse d'Orléans, née princesse palatine. Et, en effet, la princesse Mathilde, animée de sentiments si français, les éprouvait avec une honnête rudesse comme en avait l'Allemagne d'autrefois et qu'elle avait héritée sans doute de sa mère wurtembergeoise. Sa franchise un peu fruste et presque masculine, elle l'adoucissait, dès qu'elle souriait, de langueur italienne. Et le tout était enveloppé dans une toilette tellement second Empire que bien que la princesse la portât seulement sans doute par attachement aux modes qu'elle avait aimées, elle semblait avoir eu l'intention de ne pas commettre une faute de couleur historique et de répondre à l'attente de ceux qui attendaient d'elle l'évocation d'une autre époque. Je soufflai à Swann de lui demander si elle avait connu Musset. « Très peu, monsieur », répondit-elle d'un air qui faisait semblant d'être fâché, et, en effet, c'était par plaisanterie qu'elle disait monsieur à Swann, étant fort intime avec lui. « Je l'ai eu une fois à dîner. Je l'avais invité pour sept heures. À sept heures et demie, comme il n'était pas là, nous nous mîmes à table. Il arrive à huit heures, me salue, s'assied, ne desserre pas les dents, part après le dîner sans que j'aie entendu le son de sa voix. Il était ivre-mort. Cela ne m'a pas beaucoup encouragée à recommencer. » Nous étions un peu à l'écart, Swann et moi. « J'espère que cette petite séance ne va pas se prolonger, me dit-il, j'ai mal à la plante des pieds. Aussi je ne sais pas pourquoi ma femme alimente la conversation. Après cela c'est elle qui se plaindra d'être fatiguée et moi je ne peux plus supporter ces stations debout. » Mme Swann, en effet, qui tenait le renseignement de Mme Bontemps, était en train de dire à la princesse que le gouvernement comprenant enfin sa goujaterie, avait décidé de lui envoyer une invitation pour assister dans les tribunes à la visite que le tsar Nicolas devait faire le surlendemain aux Invalides. Mais la princesse qui malgré les apparences, malgré le genre de son entourage composé surtout d'artistes et d'hommes de lettres était restée au fond et chaque fois qu'elle avait à agir, nièce de Napoléon : « Oui, madame, je l'ai reçue ce matin et je l'ai renvoyée au ministre qui doit l'avoir à l'heure qu'il est. Je lui ai dit que je n'avais pas besoin d'invitation pour aller aux Invalides. Si le gouvernement désire que j'y aille, ce ne sera pas dans une tribune, mais dans notre caveau, où est le tombeau de l'Empereur. Je n'ai pas besoin de cartes pour cela. J'ai mes clefs. J'entre comme je veux. Le gouvernement n'a qu'à me faire savoir s'il désire que je vienne ou non. Mais si j'y vais, ce sera là ou pas du tout. » À ce moment nous fûmes salués, Mme Swann et moi, par un jeune homme qui lui dit bonjour sans s'arrêter et que je ne savais pas qu'elle connût : Bloch. Sur une question que je lui posai, Mme Swann me dit qu'il lui avait été présenté par Mme Bontemps, qu'il était attaché au Cabinet du ministre, ce que j'ignorais. Du reste, elle ne devait pas l'avoir vu souvent – ou bien elle n'avait pas voulu citer le nom, trouvé peut-être par elle peu « chic », de Bloch – car elle dit qu'il s'appelait M. Moreul. Je lui assurai qu'elle confondait, qu'il s'appelait Bloch. La princesse redressa une traîne qui se déroulait derrière elle et que Mme Swann regardait avec admiration. « C'est justement une fourrure que l'empereur de Russie m'avait envoyée, dit la princesse et comme j'ai été le voir tantôt, je l'ai mise pour lui montrer que cela avait pu s'arranger en manteau. – Il paraît que le prince Louis s'est engagé dans l'armée russe, la princesse va être désolée de ne plus l'avoir près d'elle, dit Mme Swann qui ne voyait pas les signes d'impatience de son mari. – Il avait bien besoin de cela ! Comme je lui ai dit : Ce n'est pas une raison parce que tu as eu un militaire dans ta famille », répondit la princesse, faisant avec cette brusque simplicité allusion à Napoléon Ier.
Swann ne tenait plus en place. « Madame, c'est moi qui vais faire l'altesse et vous demander la permission de prendre congé, mais ma femme a été très souffrante et je ne veux pas qu'elle reste davantage immobile. » Mme Swann refit la révérence et la princesse eut pour nous tous un divin sourire qu'elle sembla amener du passé, des grâces de sa jeunesse, des soirées de Compiègne et qui coula intact et doux sur le visage tout à l'heure grognon, puis elle s'éloigna suivie des deux dames d'honneur qui n'avaient fait, à la façon d'interprètes, de bonnes d'enfants, ou de gardes-malades que ponctuer notre conversation de phrases insignifiantes et d'explications inutiles. « Vous devriez aller écrire votre nom chez elle, un jour de cette semaine, me dit Mme Swann ; on ne corne pas de bristol à toutes ces royautés, comme disent les Anglais, mais elle vous invitera si vous vous faites inscrire. »
Parfois dans ces derniers jours d'hiver nous entrions avant d'aller nous promener dans quelqu'une des petites expositions qui s'ouvraient alors et où Swann, collectionneur de marque, était salué avec une particulière déférence par les marchands de tableaux chez qui elles avaient lieu. Et par ces temps encore froids, mes anciens désirs de partir pour le Midi et Venise étaient réveillés par ces salles où un printemps déjà avancé et un soleil ardent mettaient des reflets violacés sur les Alpilles roses et donnaient la transparence foncée de l'émeraude au Grand Canal. S'il faisait mauvais nous allions au concert ou au théâtre et goûter ensuite dans un « Thé ». Dès que Mme Swann voulait me dire quelque chose qu'elle désirait que les personnes des tables voisines ou même les garçons qui servaient ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c'eût été un langage connu de nous deux seulement. Or tout le monde savait l'anglais, moi seul je ne l'avais pas encore appris et étais obligé de le dire à Mme Swann pour qu'elle cessât de faire sur les personnes qui buvaient le thé ou sur celles qui l'apportaient des réflexions que je devinais désobligeantes sans que j'en comprisse, ni que l'individu visé en perdît, un seul mot.
Une fois, à propos d'une matinée théâtrale, Gilberte me causa un étonnement profond. C'était justement le jour dont elle m'avait parlé d'avance et où tombait l'anniversaire de la mort de son grand-père. Nous devions elle et moi, aller entendre avec son institutrice les fragments d'un opéra et Gilberte s'était habillée dans l'intention de se rendre à cette exécution musicale, gardant l'air d'indifférence qu'elle avait l'habitude de montrer pour la chose que nous devions faire disant que ce pouvait être n'importe quoi pourvu que cela me plût et fût agréable à ses parents. Avant le déjeuner, sa mère nous prit à part pour lui dire que cela ennuyait son père de nous voir aller au concert ce jour-là. Je trouvai que c'était trop naturel. Gilberte resta impassible mais devint pâle d'une colère qu'elle ne put cacher, et elle ne dit plus un mot. Quand M. Swann revint, sa femme l'emmena à l'autre bout du salon et lui parla à l'oreille. Il appela Gilberte, et la prit à part dans la pièce à côté. On entendit des éclats de voix. Je ne pouvais cependant pas croire que Gilberte, si soumise, si tendre, si sage, résistât à la demande de son père, un jour pareil et pour une cause si insignifiante. Enfin Swann sortit en lui disant :
« Tu sais ce que je t'ai dit. Maintenant, fais ce que tu voudras. »
La figure de Gilberte resta contractée pendant tout le déjeuner, après lequel nous allâmes dans sa chambre. Puis tout d'un coup, sans une hésitation et comme si elle n'en avait eu à aucun moment : « Deux heures ! s'écria-t-elle, mais vous savez que le concert commence à deux heures et demie. » Et elle dit à son institutrice de se dépêcher.
« Mais, lui dis-je, est-ce que cela n'ennuie pas votre père ?
— Pas le moins du monde.
— Cependant, il avait peur que cela ne semble bizarre à cause de cet anniversaire.
— Qu'est-ce que cela peut me faire, ce que les autres pensent ? Je trouve ça grotesque de s'occuper des autres dans les choses de sentiment. On sent pour soi, pas pour le public. Mademoiselle qui a peu de distractions se fait une fête d'aller à ce concert, je ne vais pas l'en priver pour faire plaisir au public. »
Et elle prit son chapeau.
« Mais Gilberte, lui dis-je en lui prenant le bras, ce n'est pas pour faire plaisir au public, c'est pour faire plaisir à votre père.
— Vous n'allez pas me faire d'observations, j'espère », me cria-t-elle d'une voix dure, en se dégageant vivement.
Faveur plus précieuse encore que de m'emmener avec eux au jardin d'Acclimatation, ou au concert, les Swann ne m'excluaient même pas de leur amitié avec Bergotte, laquelle avait été à l'origine du charme que je leur avais trouvé quand, avant même de connaître Gilberte, je pensais que son intimité avec le divin vieillard eût fait d'elle pour moi la plus passionnante des amies, si le dédain que je devais lui inspirer ne m'eût pas interdit l'espoir qu'elle m'emmenât jamais avec lui visiter les villes qu'il aimait. Or, un jour Mme Swann m'invita à un grand déjeuner. Je ne savais pas quels devaient être les convives. En arrivant, je fus, dans le vestibule, déconcerté par un incident qui m'intimida. Mme Swann manquait rarement d'adopter les usages qui passent pour élégants pendant une saison et ne parvenant pas à se maintenir sont bientôt abandonnés (comme beaucoup d'années auparavant elle avait eu son hansom cab, ou faisait imprimer sur une invitation à déjeuner que c'était to meet un personnage plus ou moins important). Souvent ces usages n'avaient rien de mystérieux et n'exigeaient pas d'initiation. C'est ainsi que, mince innovation de ces années-là et importée d'Angleterre, Odette avait fait faire à son mari des cartes où le nom de Charles Swann était précédé de « Mr. ». Après la première visite que je lui avais faite, Mme Swann avait corné chez moi un de ces « cartons » comme elle disait. Jamais personne ne m'avait déposé de cartes ; je ressentis tant de fierté, d'émotion, de reconnaissance, que réunissant tout ce que je possédais d'argent, je commandai une superbe corbeille de camélias et l'envoyai à Mme Swann. Je suppliai mon père d'aller mettre une carte chez elle, mais de s'en faire vite graver d'abord où son nom fût précédé de « Mr. ». Il n'obéit à aucune de mes deux prières, j'en fus désespéré pendant quelques jours, et me demandai ensuite s'il n'avait pas eu raison. Mais l'usage du « Mr. », s'il était inutile, était clair. Il n'en était pas ainsi d'un autre qui, le jour de ce déjeuner me fut révélé, mais non pourvu de sa signification. Au moment où j'allais passer de l'antichambre dans le salon, le maître d'hôtel me remit une enveloppe mince et longue sur laquelle mon nom était écrit. Dans ma surprise je le remerciai, cependant je regardais l'enveloppe. Je ne savais pas plus ce que j'en devais faire qu'un étranger d'un de ces petits instruments que l'on donne aux convives dans les dîners chinois. Je vis qu'elle était fermée, je craignis d'être indiscret en l'ouvrant tout de suite et je la mis dans ma poche d'un air entendu. Mme Swann m'avait écrit quelques jours auparavant de venir déjeuner « en petit comité ». Il y avait pourtant seize personnes, parmi lesquelles j'ignorais absolument que se trouvât Bergotte. Mme Swann qui venait de me « nommer » comme elle disait à plusieurs d'entre elles, tout à coup, à la suite de mon nom, de la même façon qu'elle venait de le dire (et comme si nous étions seulement deux invités du déjeuner qui devaient être chacun également contents de connaître l'autre), prononça le nom du doux Chantre aux cheveux blancs. Ce nom de Bergotte me fit tressauter comme le bruit d'un revolver qu'on aurait déchargé sur moi, mais instinctivement pour faire bonne contenance je saluai ; devant moi, comme ces prestidigitateurs qu'on aperçoit intacts et en redingote dans la poussière d'un coup de feu d'où s'envole une colombe, mon salut m'était rendu par un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire. J'étais mortellement triste, car ce qui venait d'être réduit en poudre, ce n'était pas seulement le langoureux vieillard dont il ne restait plus rien, c'était aussi la beauté d'une oeuvre immense que j'avais pu loger dans l'organisme défaillant et sacré que j'avais, comme un temple, construit expressément pour elle, mais à laquelle aucune place n'était réservée dans le corps trapu, rempli de vaisseaux, d'os, de ganglions, du petit homme à nez camus et à barbiche noire qui était devant moi. Tout le Bergotte que j'avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme une stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d'un seul coup ne plus pouvoir être d'aucun usage, du moment qu'il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire ; comme n'est plus bonne à rien la solution que nous avions trouvée pour un problème dont nous avions lu incomplètement la donnée et sans tenir compte que le total devait faire un certain chiffre. Le nez et la barbiche étaient des éléments aussi inéluctables et d'autant plus gênants que, me forçant à réédifier entièrement le personnage de Bergotte, ils semblaient encore impliquer, produire, sécréter incessamment un certain genre d'esprit actif et satisfait de soi, ce qui n'était pas de jeu, car cet esprit-là n'avait rien à voir avec la sorte d'intelligence répandue dans ces livres, si bien connus de moi et que pénétrait une douce et divine sagesse. En partant d'eux, je ne serais jamais arrivé à ce nez en colimaçon ; mais en partant de ce nez qui n'avait pas l'air de s'en inquiéter, faisait cavalier seul et « fantaisie », j'allais dans une tout autre direction que l'oeuvre de Bergotte, j'aboutirais, semblait-il, à quelque mentalité d'ingénieur pressé, de la sorte de ceux qui quand on les salue croient comme il faut de dire : « Merci et vous » avant qu'on leur ait demandé de leurs nouvelles et si on leur déclare qu'on a été enchanté de faire leur connaissance, répondent par une abréviation qu'ils se figurent bien portée, intelligente et moderne en ce qu'elle évite de perdre en de vaines formules un temps précieux : « Également ». Sans doute, les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons souvent une sorte de stupeur quand nous avons devant nous au lieu du monde imaginé, le monde visible (qui d'ailleurs n'est pas le monde vrai, nos sens ne possédant pas beaucoup plus le don de la ressemblance que l'imagination, si bien que les dessins enfin approximatifs qu'on peut obtenir de la réalité sont au moins aussi différents du monde vu que celui-ci l'était du monde imaginé). Mais pour Bergotte la gêne du nom préalable n'était rien auprès de celle que me causait l'oeuvre connue, à laquelle j'étais obligé d'attacher, comme après un ballon, l'homme à barbiche sans savoir si elle garderait la force de s'élever. Il semblait bien pourtant que ce fût lui qui eût écrit les livres que j'avais tant aimés, car Mme Swann ayant cru devoir lui dire mon goût pour l'un d'eux, il ne montra nul étonnement qu'elle en eût fait part à lui plutôt qu'à un autre convive, et ne sembla pas voir là l'effet d'une méprise ; mais, emplissant la redingote qu'il avait mise en l'honneur de tous ces invités, d'un corps avide du déjeuner prochain, ayant son attention occupée d'autres réalités importantes, ce ne fut que comme à un épisode révolu de sa vie antérieure, et comme si on avait fait allusion à un costume du duc de Guise, qu'il eût mis une certaine année à un bal costumé, qu'il sourit en se reportant à l'idée de ses livres, lesquels aussitôt déclinèrent pour moi (entraînant dans leur chute toute la valeur du Beau, de l'univers, de la vie) jusqu'à n'avoir été que quelque médiocre divertissement d'homme à barbiche. Je me disais qu'il avait dû s'y appliquer, mais que s'il avait vécu dans une île entourée par des bancs d'huîtres perlières, il se fût à la place livré avec succès au commerce des perles. Son oeuvre ne me semblait plus aussi inévitable. Et alors je me demandais si l'originalité prouve vraiment que les grands écrivains soient des dieux régnant chacun dans un royaume qui n'est qu'à lui, ou bien s'il n'y a pas dans tout cela un peu de feinte, si les différences entre les oeuvres ne seraient pas le résultat du travail, plutôt que l'expression d'une différence radicale d'essence entre les diverses personnalités.
Cependant on était passé à table. À côté de mon assiette je trouvai un oeillet dont la tige était enveloppée dans du papier d'argent. Il m'embarrassa moins que n'avait fait l'enveloppe remise dans l'antichambre et que j'avais complètement oubliée. L'usage, pourtant aussi nouveau pour moi, me parut plus intelligible quand je vis tous les convives masculins s'emparer d'un oeillet semblable qui accompagnait leur couvert et l'introduire dans la boutonnière de leur redingote. Je fis comme eux avec cet air naturel d'un libre penseur dans une église, lequel ne connaît pas la messe, mais se lève quand tout le monde se lève et se met à genoux un peu après que tout le monde s'est mis à genoux. Un autre usage inconnu et moins éphémère me déplut davantage. De l'autre côté de mon assiette il y en avait une plus petite remplie d'une matière noirâtre que je ne savais pas être du caviar. J'étais ignorant de ce qu'il fallait en faire, mais résolu à n'en pas manger.
Bergotte n'était pas placé loin de moi, j'entendais parfaitement ses paroles. Je compris alors l'impression de M. de Norpois. Il avait en effet un organe bizarre ; rien n'altère autant les qualités matérielles de la voix que de contenir de la pensée : la sonorité des diphtongues, l'énergie des labiales, en sont influencées. La diction l'est aussi. La sienne me semblait entièrement différente de sa manière d'écrire, et même les choses qu'il disait de celles qui remplissent ses ouvrages. Mais la voix sort d'un masque sous lequel elle ne suffit pas à nous faire reconnaître d'abord un visage que nous avons vu à découvert dans le style. Dans certains passages de la conversation où Bergotte avait l'habitude de se mettre à parler d'une façon qui ne paraissait pas affectée et déplaisante qu'à M. de Norpois, j'ai été long à découvrir une exacte correspondance avec les parties de ses livres où sa forme devenait si poétique et musicale. Alors il voyait dans ce qu'il disait une beauté plastique indépendante de la signification des phrases, et comme la parole humaine est en rapport avec l'âme, mais sans l'exprimer comme fait le style, Bergotte avait l'air de parler presque à contresens, psalmodiant certains mots et, s'il poursuivait au-dessous d'eux une seule image, les filant sans intervalle comme un même son, avec une fatigante monotonie. De sorte qu'un débit prétentieux, emphatique et monotone était le signe de la qualité esthétique de ses propos, et l'effet, dans sa conversation, de ce même pouvoir qui produisait dans ses livres la suite des images et l'harmonie. J'avais eu d'autant plus de peine à m'en apercevoir d'abord que ce qu'il disait à ces moments-là, précisément parce que c'était vraiment de Bergotte n'avait pas l'air d'être du Bergotte. C'était un foisonnement d'idées précises, non incluses dans ce « genre Bergotte » que beaucoup de chroniqueurs s'étaient approprié ; et cette dissemblance était probablement – vu d'une façon trouble à travers la conversation, comme une image derrière un verre fumé – un autre aspect de ce fait que quand on lisait une page de Bergotte, elle n'était jamais ce qu'aurait écrit n'importe lequel de ces plats imitateurs qui pourtant, dans le journal et dans le livre, ornaient leur prose de tant d'images et de pensées « à la Bergotte ». Cette différence dans le style venait de ce que « le Bergotte » était avant tout quelque élément précieux et vrai, caché au coeur de chaque chose, puis extrait d'elle par ce grand écrivain grâce à son génie, extraction qui était le but du doux Chantre et non pas de faire du Bergotte. À vrai dire il en faisait malgré lui puisqu'il était Bergotte, et qu'en ce sens chaque nouvelle beauté de son oeuvre était la petite quantité de Bergotte enfouie dans une chose et qu'il en avait tirée. Mais si par là chacune de ces beautés était apparentée avec les autres et reconnaissable, elle restait cependant particulière, comme la découverte qui l'avait mise à jour ; nouvelle, par conséquent différente de ce qu'on appelait le genre Bergotte qui était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés par lui, lesquels ne permettaient nullement à des hommes sans génie d'augurer ce qu'il découvrirait ailleurs. Il en est ainsi pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est celle d'une femme qu'on ne connaît pas encore ; elle est création puisqu'elle s'applique à un objet extérieur auquel ils pensent – et non à soi – et qu'ils n'ont pas encore exprimé. Un auteur de Mémoires d'aujourd'hui, voulant sans trop en avoir l'air, faire du Saint-Simon, pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : « C'était un assez grand homme brun… avec une physionomie vive, ouverte, sortante », mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : « et véritablement un peu folle » ? La vraie variété est dans cette plénitude d'éléments réels et inattendus, dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s'élance contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble, tandis que l'imitation purement formelle de la variété (et on pourrait raisonner de même pour toutes les autres qualités du style) n'est que vide et uniformité, c'est-à-dire ce qui est le plus opposé à la variété, et ne peut chez les imitateurs en donner l'illusion et en rappeler le souvenir que pour celui qui ne l'a pas comprise chez les maîtres.
Aussi – de même que la diction de Bergotte eût sans doute charmé si lui-même n'avait été que quelque amateur récitant du prétendu Bergotte, au lieu qu'elle était liée à la pensée de Bergotte en travail et en action par des rapports vitaux que l'oreille ne dégageait pas immédiatement, – de même c'était parce que Bergotte appliquait cette pensée avec précision à la réalité qui lui plaisait que son langage avait quelque chose de positif, de trop nourrissant, qui décevait ceux qui s'attendaient à l'entendre parler seulement de « l'éternel torrent des apparences » et des « mystérieux frissons de la beauté ». Enfin la qualité toujours rare et neuve de ce qu'il écrivait se traduisait dans sa conversation par une façon si subtile d'aborder une question, en négligeant tous ses aspects déjà connus, qu'il avait l'air de la prendre par un petit côté, d'être dans le faux, de faire du paradoxe, et qu'ainsi ses idées semblaient le plus souvent confuses, chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres. D'ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l'élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originales, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. Elle repose sur des figures auxquelles nous ne sommes pas accoutumés, le causeur nous paraît ne parler que par métaphores, ce qui lasse et donne l'impression d'un manque de vérité. (Au fond, les anciennes formes de langage avaient été elles aussi autrefois des images difficiles à suivre quand l'auditeur ne connaissait pas encore l'univers qu'elles peignaient. Mais depuis longtemps on se figure que c'était l'univers réel, on se repose sur lui.) Aussi quand Bergotte, ce qui semble pourtant bien simple aujourd'hui, disait de Cottard que c'était un ludion qui cherchait son équilibre, et de Brichot que « plus encore qu'à Mme Swann le soin de sa coiffure lui donnait de la peine, parce que, doublement préoccupé de son profil et de sa réputation, il fallait à tout moment que l'ordonnance de sa chevelure lui donnât l'air à la fois d'un lion et d'un philosophe », on éprouvait vite de la fatigue et on eût voulu reprendre pied sur quelque chose de plus concret, disait-on, pour signifier de plus habituel. Les paroles méconnaissables sorties du masque que j'avais sous les yeux c'était bien à l'écrivain que j'admirais qu'il fallait les rapporter, elles n'auraient pas su s'insérer dans ses livres à la façon d'un puzzle qui s'encadre entre d'autres, elles étaient dans un autre plan et nécessitaient une transposition moyennant laquelle un jour que je me répétais des phrases que j'avais entendu dire à Bergotte, j'y retrouvai toute l'armature de son style écrit, dont je pus reconnaître et nommer les différentes pièces dans ce discours parlé qui m'avait paru si différent.
À un point de vue plus accessoire, la façon spéciale, un peu trop minutieuse et intense, qu'il avait de prononcer certains mots, certains adjectifs qui revenaient souvent dans sa conversation et qu'il ne disait pas sans une certaine emphase, faisant ressortir toutes leurs syllabes et chanter la dernière (comme pour le mot « visage » qu'il substituait toujours au mot « figure » et à qui il ajoutait un grand nombre de v, d's, de g, qui semblaient tous exploser de sa main ouverte à ces moments), correspondait exactement à la belle place où dans sa prose il mettait ces mots aimés en lumière, précédés d'une sorte de marge et composés de telle façon dans le nombre total de la phrase, qu'on était obligé, sous peine de faire une faute de mesure, d'y faire compter toute leur « quantité ». Pourtant on ne retrouvait pas dans le langage de Bergotte certain éclairage qui dans ses livres, comme dans ceux de quelques autres auteurs, modifie souvent dans la phrase écrite l'apparence des mots. C'est sans doute qu'il vient de grandes profondeurs et n'amène pas ses rayons jusqu'à nos paroles dans les heures où ouverts aux autres par la conversation, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-même. À cet égard il y avait plus d'intonations, plus d'accent, dans ses livres que dans ses propos : accent indépendant de la beauté du style, que l'auteur lui-même n'a pas perçu sans doute, car il n'est pas séparable de sa personnalité la plus intime. C'est cet accent qui aux moments où dans ses livres, Bergotte était entièrement naturel, rythmait les mots souvent alors fort insignifiants qu'il écrivait. Cet accent n'est pas noté dans le texte, rien ne l'y indique et pourtant il s'ajoute de lui-même aux phrases, on ne peut pas les dire autrement, il est ce qu'il y avait de plus éphémère et pourtant de plus profond chez l'écrivain et c'est cela qui portera témoignage sur sa nature, qui dira si malgré toutes les duretés qu'il a exprimées il était doux, malgré toutes les sensualités, sentimental.
Certaines particularités d'élocution qui existaient à l'état de faibles traces dans la conversation de Bergotte ne lui appartenaient pas en propre, car quand j'ai connu plus tard ses frères et ses soeurs, je les ai retrouvées chez eux bien plus accentuées. C'était quelque chose de brusque et de rauque dans les derniers mots d'une phrase gaie, quelque chose d'affaibli et d'expirant à la fin d'une phrase triste. Swann, qui avait connu le Maître quand il était enfant, m'a dit qu'alors on entendait chez lui, tout autant que chez ses frères et soeurs ces inflexions en quelque sorte familiales, tour à tour cris de violente gaieté, murmures d'une lente mélancolie et que dans la salle où ils jouaient tous ensemble il faisait sa partie, mieux qu'aucun, dans leurs concerts successivement assourdissants et languides. Si particulier qu'il soit, tout ce bruit qui s'échappe des êtres est fugitif et ne leur survit pas. Mais il n'en fut pas ainsi de la prononciation de la famille Bergotte. Car s'il est difficile de comprendre jamais, même dans Les Maîtres Chanteurs, comment un artiste peut inventer la musique en écoutant gazouiller les oiseaux, pourtant Bergotte avait transposé et fixé dans sa prose cette façon de traîner sur des mots qui se répètent en clameurs de joie ou qui s'égouttent en tristes soupirs. Il y a dans ses livres telles terminaisons de phrases où l'accumulation des sonorités qui se prolongent, comme aux derniers accords d'une ouverture d'opéra qui ne peut pas finir et redit plusieurs fois sa suprême cadence avant que le chef d'orchestre pose son bâton, dans lesquelles je retrouvai plus tard un équivalent musical de ces cuivres phonétiques de la famille Bergotte. Mais pour lui, à partir du moment où il les transporta dans ses livres, il cessa inconsciemment d'en user dans son discours. Du jour où il avait commencé d'écrire et, à plus forte raison, plus tard, quand je le connus, sa voix s'en était désorchestrée pour toujours.
Ces jeunes Bergotte – le futur écrivain et ses frères et soeurs – n'étaient sans doute pas supérieurs, au contraire, à des jeunes gens plus fins, plus spirituels, qui trouvaient les Bergotte bien bruyants, voire un peu vulgaires, agaçants dans leurs plaisanteries qui caractérisaient le « genre » moitié prétentieux, moitié bêta, de la maison. Mais le génie, même le grand talent, vient moins d'éléments intellectuels et d'affinement social supérieurs à ceux d'autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer. Pour faire chauffer un liquide avec une lampe électrique, il ne s'agit pas d'avoir la plus forte lampe possible, mais une dont le courant puisse cesser d'éclairer, être dérivé et donner, au lieu de lumière, de la chaleur. Pour se promener dans les airs, il n'est pas nécessaire d'avoir l'automobile la plus puissante, mais une automobile qui, ne continuant pas de courir à terre et coupant d'une verticale la ligne qu'elle suivait, soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des oeuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie si médiocre d'ailleurs qu'elle pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s'y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. Le jour où le jeune Bergotte put montrer au monde de ses lecteurs le salon de mauvais goût où il avait passé son enfance et les causeries pas très drôles qu'il y tenait avec ses frères, ce jour-là il monta plus haut que les amis de sa famille, plus spirituels et plus distingués : ceux-ci dans leurs belles Rolls-Royce pourraient rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris pour la vulgarité des Bergotte ; mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de « décoller », il les survolait.
C'était, non plus avec des membres de sa famille, mais avec certains écrivains de son temps que d'autres traits de son élocution lui étaient communs. De plus jeunes qui commençaient à le renier et prétendaient n'avoir aucune parenté intellectuelle avec lui, la manifestaient sans le vouloir en employant les mêmes adverbes, les mêmes prépositions qu'il répétait sans cesse, en construisant les phrases de la même manière, en parlant sur le même ton amorti, ralenti, par réaction contre le langage éloquent et facile d'une génération précédente. Peut-être ces jeunes gens – on en verra qui étaient dans ce cas – n'avaient-ils pas connu Bergotte. Mais sa façon de penser, inoculée en eux, y avait développé ces altérations de la syntaxe et de l'accent qui est en relation nécessaire avec l'originalité intellectuelle. Relation qui demande à être interprétée d'ailleurs. Ainsi Bergotte, s'il ne devait rien à personne dans sa façon d'écrire, tenait sa façon de parler d'un de ses vieux camarades, merveilleux causeur dont il avait subi l'ascendant, qu'il imitait sans le vouloir dans la conversation, mais qui, lui, étant moins doué, n'avait jamais écrit de livres vraiment supérieurs. De sorte que si l'on s'en était tenu à l'originalité du débit, Bergotte eût été étiqueté disciple, écrivain de seconde main, alors que, influencé par son ami dans le domaine de la causerie, il avait été original et créateur comme écrivain. Sans doute encore pour se séparer de la précédente génération, trop amie des abstractions, des grands lieux communs, quand Bergotte voulait dire du bien d'un livre, ce qu'il faisait valoir, ce qu'il citait c'était toujours quelque scène faisant image, quelque tableau sans signification rationnelle. « Ah ! si ! disait-il, c'est bien ! il y a une petite fille en châle orange, ah ! c'est bien », ou encore : « Oh ! oui, il y a un passage où il y a un régiment qui traverse une ville, ah ! oui, c'est bien ! » Pour le style, il n'était pas tout à fait de son temps (et restait du reste fort exclusivement de son pays, il détestait Tolstoï, George Eliot, Ibsen et Dostoïevski), car le mot qui revenait toujours quand il voulait faire l'éloge d'un style, c'était le mot « doux ». « Si, j'aime tout de même mieux le Chateaubriand d'Atala que celui de Rancé, il me semble que c'est plus doux. » Il disait ce mot-là comme un médecin à qui un malade assure que le lait lui fait mal à l'estomac et qui répond : « C'est pourtant bien doux. » Et il est vrai qu'il y avait dans le style de Bergotte une sorte d'harmonie pareille à celle pour laquelle les anciens donnaient à certains de leurs orateurs des louanges dont nous concevons difficilement la nature, habitués que nous sommes à nos langues modernes où on ne cherche pas ce genre d'effets.
Il disait aussi, avec un sourire timide, de pages de lui pour lesquelles on lui déclarait son admiration : « Je crois que c'est assez vrai, c'est assez exact, cela peut être utile », mais simplement par modestie, comme une femme à qui on dit que sa robe, ou sa fille, est ravissante, répond, pour la première : « Elle est commode », pour la seconde : « Elle a un bon caractère. » Mais l'instinct du constructeur était trop profond chez Bergotte pour qu'il ignorât que la seule preuve qu'il avait bâti utilement et selon la vérité, résidait dans la joie que son oeuvre lui avait donnée, à lui d'abord, et aux autres ensuite. Seulement bien des années plus tard, quand il n'eut plus de talent, chaque fois qu'il écrivit quelque chose dont il n'était pas content, pour ne pas l'effacer comme il aurait dû, pour le publier, il se répéta, à soi-même cette fois : « Malgré tout, c'est assez exact, cela n'est pas inutile à mon pays. » De sorte que la phrase murmurée jadis devant ses admirateurs par une ruse de sa modestie, le fut, à la fin, dans le secret de son coeur, par les inquiétudes de son orgueil. Et les mêmes mots qui avaient servi à Bergotte d'excuse superflue pour la valeur de ses premières oeuvres, lui devinrent comme une inefficace consolation de la médiocrité des dernières.
Une espèce de sévérité de goût qu'il avait, de volonté de n'écrire jamais que des choses dont il pût dire : « C'est doux », et qui l'avait fait passer tant d'années pour un artiste stérile, précieux, ciseleur de riens, était au contraire le secret de sa force, car l'habitude fait aussi bien le style de l'écrivain que le caractère de l'homme et l'auteur qui s'est plusieurs fois contenté d'atteindre dans l'expression de sa pensée à un certain agrément, pose ainsi pour toujours les bornes de son talent, comme en cédant souvent au plaisir, à la paresse, à la peur de souffrir, on dessine soi-même sur un caractère où la retouche finit par n'être plus possible la figure de ses vices et les limites de sa vertu.
Si, pourtant, malgré tant de correspondances que je perçus dans la suite entre l'écrivain et l'homme, je n'avais pas cru au premier moment, chez Mme Swann, que ce fût Bergotte, que ce fût l'auteur de tant de livres divins qui se trouvât devant moi, peut-être n'avais-je pas eu absolument tort, car lui-même (au vrai sens du mot) ne le « croyait » pas non plus. Il ne le croyait pas puisqu'il montrait un grand empressement envers des gens du monde (sans être d'ailleurs snob), envers des gens de lettres, des journalistes, qui lui étaient bien inférieurs. Certes, maintenant il avait appris par le suffrage des autres qu'il avait du génie, à côté de quoi la situation dans le monde et les positions officielles ne sont rien. Il avait appris qu'il avait du génie, mais il ne le croyait pas puisqu'il continuait à simuler la déférence envers des écrivains médiocres pour arriver à être prochainement académicien, alors que l'Académie ou le faubourg Saint-Germain n'ont pas plus à voir avec la part de l'Esprit éternel laquelle est l'auteur des livres de Bergotte qu'avec le principe de causalité ou l'idée de Dieu. Cela il le savait aussi, comme un kleptomane sait inutilement qu'il est mal de voler. Et l'homme à barbiche et à nez en colimaçon avait des ruses de gentleman voleur de fourchettes, pour se rapprocher du fauteuil académique espéré, de telle duchesse qui disposait de plusieurs voix dans les élections, mais de s'en rapprocher en tâchant qu'aucune personne qui eût estimé que c'était un vice de poursuivre un pareil but, pût voir son manège. Il n'y réussissait qu'à demi, on entendait alterner avec les propos du vrai Bergotte ceux du Bergotte égoïste, ambitieux et qui ne pensait qu'à parler de tels gens puissants, nobles ou riches, pour se faire valoir, lui qui dans ses livres, quand il était vraiment lui-même, avait si bien montré, pur comme celui d'une source, le charme des pauvres.
Quant à ces autres vices auxquels avait fait allusion M. de Norpois, à cet amour à demi incestueux qu'on disait même compliqué d'indélicatesse en matière d'argent, s'ils contredisaient d'une façon choquante la tendance de ses derniers romans, pleins d'un souci si scrupuleux, si douloureux, du bien, que les moindres joies de leurs héros en étaient empoisonnées et que pour le lecteur même il s'en dégageait un sentiment d'angoisse à travers lequel l'existence la plus douce semblait difficile à supporter, ces vices ne prouvaient pas cependant, à supposer qu'on les imputât justement à Bergotte, que sa littérature fût mensongère, et tant de sensibilité, de la comédie. De même qu'en pathologie certains états d'apparence semblable sont dus, les uns à un excès, d'autres à une insuffisance de tension, de sécrétion, etc., de même il peut y avoir vice par hypersensibilité comme il y a vice par manque de sensibilité. Peut-être n'est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème moral peut se poser avec toute sa force d'anxiété. Et à ce problème l'artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire. Comme les grands docteurs de l'Église commencèrent souvent tout en étant bons par connaître les péchés de tous les hommes, et en tirèrent leur sainteté personnelle, souvent les grands artistes tout en étant mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la règle morale de tous. Ce sont les vices (ou seulement les faiblesses et les ridicules) du milieu où ils vivaient, les propos inconséquents, la vie frivole et choquante de leur fille, les trahisons de leur femme ou leurs propres fautes, que les écrivains ont le plus souvent flétris dans leurs diatribes sans changer pour cela le train de leur ménage ou le mauvais ton qui règne dans leur foyer. Mais ce contraste frappait moins autrefois qu'au temps de Bergotte, parce que d'une part, au fur et à mesure que se corrompait la société, les notions de moralité allaient s'épurant, et que d'autre part le public s'était mis au courant plus qu'il avait encore fait jusque-là de la vie privée des écrivains ; et certains soirs au théâtre on se montrait l'auteur que j'avais tant admiré à Combray, assis au fond d'une loge dont la seule composition semblait un commentaire singulièrement risible ou poignant, un impudent démenti de la thèse qu'il venait de soutenir dans sa dernière oeuvre. Ce n'est pas ce que les uns ou les autres purent me dire qui me renseigna beaucoup sur la bonté ou la méchanceté de Bergotte. Tel de ses proches fournissait des preuves de sa dureté, tel inconnu citait un trait (touchant car il avait été évidemment destiné à rester caché) de sa sensibilité profonde. Il avait agi cruellement avec sa femme. Mais dans une auberge de village où il était venu passer la nuit il était resté pour veiller une pauvresse qui avait tenté de se jeter à l'eau, et quand il avait été obligé de partir il avait laissé beaucoup d'argent à l'aubergiste pour qu'il ne chassât pas cette malheureuse et pour qu'il eût des attentions envers elle. Peut-être plus le grand écrivain se développa en Bergotte aux dépens de l'homme à barbiche, plus sa vie individuelle se noya dans le flot de toutes les vies qu'il imaginait et ne lui parut plus l'obliger à des devoirs effectifs, lesquels étaient remplacés pour lui par le devoir d'imaginer ces autres vies. Mais en même temps parce qu'il imaginait les sentiments des autres aussi bien que s'ils avaient été les siens, quand l'occasion faisait qu'il avait à s'adresser à un malheureux, au moins d'une façon passagère, il le faisait en se plaçant non à son point de vue personnel mais à celui même de l'être qui souffrait, point de vue d'où lui aurait fait horreur le langage de ceux qui continuent à penser à leurs petits intérêts devant la douleur d'autrui. De sorte qu'il a excité autour de lui des rancunes justifiées et des gratitudes ineffaçables.
C'était surtout un homme qui au fond n'aimait vraiment que certaines images et (comme une miniature au fond d'un coffret) que les composer et les peindre sous les mots. Pour un rien qu'on lui avait envoyé, si ce rien lui était l'occasion d'en entrelacer quelques-unes, il se montrait prodigue dans l'expression de sa reconnaissance, alors qu'il n'en témoignait aucune pour un riche présent. Et s'il avait eu à se défendre devant un tribunal, malgré lui il aurait choisi ses paroles non selon l'effet qu'elles pouvaient produire sur le juge mais en vue d'images que le juge n'aurait certainement pas aperçues.
Ce premier jour où je le vis chez les parents de Gilberte, je racontai à Bergotte que j'avais entendu récemment la Berma dans Phèdre ; il me dit que dans la scène où elle reste le bras levé à la hauteur de l'épaule – précisément une des scènes où on avait tant applaudi – elle avait su évoquer avec un art très noble des chefs-d'oeuvre qu'elle n'avait peut-être d'ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce geste sur une métope d'Olympie, et aussi les belles vierges de l'ancien Érechthéion.
« Ce peut être une divination, je me figure pourtant qu'elle va dans les musées. Ce serait intéressant à “repérer” (repérer était une de ces expressions habituelles à Bergotte et que tels jeunes gens qui ne l'avaient jamais rencontré lui avaient prises, parlant comme lui par une sorte de suggestion à distance).
— Vous pensez aux Cariatides ? demanda Swann.
— Non, non, dit Bergotte, sauf dans la scène où elle avoue sa passion à oenone et où elle fait avec la main le mouvement d'Hêgêso dans la stèle du Céramique, c'est un art bien plus ancien qu'elle ranime. Je parlais des Koraï de l'ancien Érechthéion, et je reconnais qu'il n'y a peut-être rien qui soit aussi loin de l'art de Racine, mais il y a déjà tant de choses dans Phèdre…, une de plus… Oh ! et puis, si, elle est bien jolie la petite Phèdre du VIe siècle, la verticalité du bras, la boucle du cheveu qui “fait marbre”, si, tout de même, c'est très fort d'avoir trouvé tout ça. Il y a là beaucoup plus d'antiquité que dans bien des livres qu'on appelle, cette année, “antiques”. »
Comme Bergotte avait adressé dans un de ses livres une invocation célèbre à ces statues archaïques, les paroles qu'il prononçait en ce moment étaient fort claires pour moi et me donnaient une nouvelle raison de m'intéresser au jeu de la Berma. Je tâchais de la revoir dans mon souvenir, telle qu'elle avait été dans cette scène où je me rappelais qu'elle avait élevé le bras à hauteur de l'épaule. Et je me disais : « Voilà l'Hespéride d'Olympie ; voilà la soeur d'une de ces admirables orantes de l'Acropole ; voilà ce que c'est qu'un art noble. » Mais pour que ces pensées pussent m'embellir le geste de la Berma, il aurait fallu que Bergotte me les eût fournies avant la représentation. Alors pendant que cette attitude de l'actrice existait effectivement devant moi, à ce moment où la chose qui a lieu a encore la plénitude de la réalité, j'aurais pu essayer d'en extraire l'idée de sculpture archaïque. Mais de la Berma dans cette scène, ce que je gardais c'était un souvenir qui n'était plus modifiable, mince comme une image dépourvue de ces dessous profonds du présent qui se laissent creuser et d'où l'on peut tirer véridiquement quelque chose de nouveau, une image à laquelle on ne peut imposer rétroactivement une interprétation qui ne serait plus susceptible de vérification, de sanction objective. Pour se mêler à la conversation, Mme Swann me demanda si Gilberte avait pensé à me donner ce que Bergotte avait écrit sur Phèdre. « J'ai une fille si étourdie », ajouta-t-elle. Bergotte eut un sourire de modestie et protesta que c'était des pages sans importance. « Mais si, c'est ravissant ce petit opuscule, ce petit tract », dit Mme Swann pour se montrer bonne maîtresse de maison, pour faire croire qu'elle avait lu la brochure, et aussi parce qu'elle n'aimait pas seulement complimenter Bergotte, mais faire un choix entre les choses qu'il écrivait, le diriger. Et à vrai dire elle l'inspira, d'une autre façon du reste qu'elle ne crut. Mais enfin il y a entre ce que fut l'élégance du salon de Mme Swann et tout un côté de l'oeuvre de Bergotte des rapports tels que chacun des deux peut être alternativement pour les vieillards d'aujourd'hui, un commentaire de l'autre.
Je me laissais aller à raconter mes impressions. Souvent Bergotte ne les trouvait pas justes, mais il me laissait parler. Je lui dis que j'avais aimé cet éclairage vert qu'il y a au moment où Phèdre lève le bras. « Ah ! vous feriez très plaisir au décorateur qui est un grand artiste, je le lui raconterai parce qu'il est très fier de cette lumière-là. Moi je dois dire que je ne l'aime pas beaucoup, ça baigne tout dans une espèce de machine glauque, la petite Phèdre là-dedans fait trop branche de corail au fond d'un aquarium. Vous direz que ça fait ressortir le côté cosmique du drame. Ça c'est vrai. Tout de même ce serait mieux pour une pièce qui se passerait chez Neptune. Je sais bien qu'il y a là de la vengeance de Neptune. Mon Dieu je ne demande pas qu'on ne pense qu'à Port-Royal, mais enfin, tout de même, ce que Racine a raconté ce ne sont pas les amours des oursins. Mais enfin c'est ce que mon ami a voulu et c'est très fort tout de même et au fond c'est assez joli. Oui, enfin vous avez aimé ça, vous avez compris, n'est-ce pas, au fond nous pensons de même là-dessus, c'est un peu insensé ce qu'il a fait, n'est-ce pas, mais enfin c'est très intelligent. » Et quand l'avis de Bergotte était ainsi contraire au mien, il ne me réduisait nullement au silence, à l'impossibilité de rien répondre, comme eût fait celui de M. de Norpois. Cela ne prouve pas que les opinions de Bergotte fussent moins valables que celles de l'ambassadeur, au contraire. Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s'insère, se greffe en l'esprit de celui qu'elle réfute, au milieu d'idées adjacentes, à l'aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie ; si bien que la sentence finale est en quelque sorte l'oeuvre des deux personnes qui discutaient. C'est aux idées qui ne sont pas, à proprement parler, des idées, aux idées qui, ne tenant à rien, ne trouvent aucun point d'appui, aucun rameau fraternel dans l'esprit de l'adversaire, que celui-ci, aux prises avec le pur vide, ne trouve rien à répondre. Les arguments de M. de Norpois (en matière d'art) étaient sans réplique parce qu'ils étaient sans réalité.
Bergotte n'écartant pas mes objections, je lui avouai qu'elles avaient été méprisées par M. de Norpois. « Mais c'est un vieux serin, répondit-il ; il vous a donné des coups de bec parce qu'il croit toujours avoir devant lui un échaudé ou une seiche. – Comment ! vous connaissez Norpois ? me dit Swann. – Oh ! il est ennuyeux comme la pluie », interrompit sa femme qui avait grande confiance dans le jugement de Bergotte et craignait sans doute que M. de Norpois ne nous eût dit du mal d'elle. « J'ai voulu causer avec lui après le dîner, je ne sais pas si c'est l'âge ou la digestion, mais je l'ai trouvé d'un vaseux. Il semble qu'on aurait eu besoin de le doper ! – Oui, n'est-ce pas, dit Bergotte, il est bien obligé de se taire assez souvent pour ne pas épuiser avant la fin de la soirée la provision de sottises qui empèsent le jabot de la chemise et maintiennent le gilet blanc. – Je trouve Bergotte et ma femme bien sévères », dit Swann qui avait pris chez lui « l'emploi » d'homme de bon sens. « Je reconnais que Norpois ne peut pas vous intéresser beaucoup, mais à un autre point de vue » (car Swann aimait à recueillir les beautés de la « vie »), « il est quelqu'un d'assez curieux, d'assez curieux comme “amant”. Quand il était secrétaire à Rome », ajouta-t-il, après s'être assuré que Gilberte ne pouvait pas entendre, « il avait à Paris une maîtresse dont il était éperdu et il trouvait le moyen de faire le voyage deux fois par semaine pour la voir deux heures. C'était du reste une femme très intelligente et ravissante à ce moment-là, c'est une douairière maintenant. Et il en a eu beaucoup d'autres dans l'intervalle. Moi je serais devenu fou s'il avait fallu que la femme que j'aimais habitât Paris pendant que j'étais retenu à Rome. Pour les gens nerveux il faudrait toujours qu'ils aimassent, comme disent les gens du peuple, “au-dessous d'eux” afin qu'une question d'intérêt mît la femme qu'ils aiment à leur discrétion. » À ce moment Swann s'aperçut de l'application que je pouvais faire de cette maxime à lui et à Odette. Et comme même chez les êtres supérieurs, au moment où ils semblent planer avec vous au-dessus de la vie, l'amour-propre reste mesquin, il fut pris d'une grande mauvaise humeur contre moi. Mais cela ne se manifesta que par l'inquiétude de son regard. Il ne me dit rien au moment même. Il ne faut pas trop s'en étonner. Quand Racine, selon un récit d'ailleurs controuvé, mais dont la matière se répète tous les jours dans la vie de Paris, fit allusion à Scarron devant Louis XIV, le plus puissant roi du monde ne dit rien le soir même au poète. Et c'est le lendemain que celui-ci tomba en disgrâce.
Mais comme une théorie désire d'être exprimée entièrement, Swann après cette minute d'irritation et ayant essuyé le verre de son monocle, compléta sa pensée en ces mots qui devaient plus tard prendre dans mon souvenir la valeur d'un avertissement prophétique et duquel je ne sus pas tenir compte. « Cependant le danger de ce genre d'amours est que la sujétion de la femme calme un moment la jalousie de l'homme mais la rend aussi plus exigeante. Il arrive à faire vivre sa maîtresse comme ces prisonniers qui sont jour et nuit éclairés pour être mieux gardés. Et cela finit généralement par des drames. »
Je revins à M. de Norpois. « Ne vous y fiez pas, il est au contraire très mauvaise langue », dit Mme Swann avec un accent qui me parut d'autant plus signifier que M. de Norpois avait mal parlé d'elle, que Swann regarda sa femme d'un air de réprimande et comme pour l'empêcher d'en dire davantage.
Cependant Gilberte qu'on avait déjà priée deux fois d'aller se préparer pour sortir, restait à nous écouter, entre sa mère et son père à l'épaule duquel elle était câlinement appuyée. Rien, au premier aspect, ne faisait plus contraste avec Mme Swann qui était brune que cette jeune fille à la chevelure rousse, à la peau dorée. Mais au bout d'un instant on reconnaissait en Gilberte bien des traits – par exemple le nez arrêté avec une brusque et infaillible décision par le sculpteur invisible qui travaille de son ciseau pour plusieurs générations –, l'expression, les mouvements de sa mère ; pour prendre une comparaison dans un autre art, elle avait l'air d'un portrait peu ressemblant encore de Mme Swann que le peintre par un caprice de coloriste, eût fait poser à demi déguisée, prête à se rendre à un dîner de « têtes », en Vénitienne. Et comme elle n'avait pas qu'une perruque blonde, mais que tout atome sombre avait été expulsé de sa chair laquelle, dévêtue de ses voiles bruns, semblait plus nue, recouverte seulement des rayons dégagés par un soleil intérieur, le grimage n'était pas que superficiel, mais incarné ; Gilberte avait l'air de figurer quelque animal fabuleux, ou de porter un travesti mythologique. Cette peau rousse c'était celle de son père au point que la nature semblait avoir eu, quand Gilberte avait été créée, à résoudre le problème de refaire peu à peu Mme Swann, en n'ayant à sa disposition comme matière, que la peau de M. Swann. Et la nature l'avait utilisée parfaitement, comme un maître huchier qui tient à laisser apparents le grain, les noeuds du bois. Dans la figure de Gilberte, au coin du nez d'Odette parfaitement reproduit, la peau se soulevait pour garder intacts les deux grains de beauté de M. Swann. C'était une nouvelle variété de Mme Swann qui était obtenue là, à côté d'elle, comme un lilas blanc près d'un lilas violet. Il ne faudrait pourtant pas se représenter la ligne de démarcation entre les deux ressemblances comme absolument nette. Par moments, quand Gilberte riait on distinguait l'ovale de la joue de son père dans la figure de sa mère comme si on les avait mis ensemble pour voir ce que donnerait le mélange ; cet ovale se précisait comme un embryon se forme, il s'allongeait obliquement, se gonflait, au bout d'un instant il avait disparu. Dans les yeux de Gilberte il y avait le bon regard franc de son père ; c'est celui qu'elle avait eu quand elle m'avait donné la bille d'agate et m'avait dit : « Gardez-la en souvenir de notre amitié. » Mais, posait-on à Gilberte une question sur ce qu'elle avait fait, alors on voyait dans ces mêmes yeux l'embarras, l'incertitude, la dissimulation, la tristesse qu'avait autrefois Odette quand Swann lui demandait où elle était allée et qu'elle lui faisait une de ces réponses mensongères qui désespéraient l'amant et maintenant lui faisaient brusquement changer la conversation en mari incurieux et prudent. Souvent aux Champs-Élysées, j'avais été inquiet en voyant ce regard chez Gilberte. Mais la plupart du temps, c'était à tort. Car chez elle, survivance toute physique de sa mère, ce regard – celui-là du moins – ne correspondait plus à rien. C'est quand elle était allée à son cours, quand elle devait rentrer pour une leçon, que les pupilles de Gilberte exécutaient ce mouvement qui jadis en les yeux d'Odette était causé par la peur de révéler qu'elle avait reçu dans la journée un de ses amants ou qu'elle était pressée de se rendre à un rendez-vous. Telles on voyait ces deux natures de M. et de Mme Swann onduler, refluer, empiéter tour à tour l'une sur l'autre, dans le corps de cette Mélusine.
Sans doute on sait bien qu'un enfant tient de son père et de sa mère. Encore la distribution des qualités et des défauts dont il hérite se fait-elle si étrangement que, de deux qualités qui semblaient inséparables chez un des parents, on ne trouve plus que l'une chez l'enfant, et alliée à celui des défauts de l'autre parent qui semblait inconciliable avec elle. Même l'incarnation d'une qualité morale dans un défaut physique incompatible est souvent une des lois de la ressemblance filiale. De deux soeurs, l'une aura, avec la fière stature de son père, l'esprit mesquin de sa mère ; l'autre, toute remplie de l'intelligence paternelle, la présentera au monde sous l'aspect qu'a sa mère ; de sa mère, le gros nez, le ventre noueux, et jusqu'à la voix sont devenus les vêtements de dons qu'on connaissait sous une apparence superbe. De sorte que de chacune des deux soeurs on peut dire avec autant de raison que c'est elle qui tient le plus de tel de ses parents. Il est vrai que Gilberte était fille unique, mais il y avait, au moins, deux Gilberte. Les deux natures, de son père et de sa mère, ne faisaient pas que se mêler en elle ; elles se la disputaient, et encore ce serait parler inexactement et donnerait à supposer qu'une troisième Gilberte souffrait pendant ce temps-là d'être la proie des deux autres. Or, Gilberte était tour à tour l'une et puis l'autre, et à chaque moment rien de plus que l'une, c'est-à-dire incapable, quand elle était moins bonne, d'en souffrir, la meilleure Gilberte ne pouvant alors, du fait de son absence momentanée, constater cette déchéance. Aussi la moins bonne des deux était-elle libre de se réjouir de plaisirs peu nobles. Quand l'autre parlait avec le coeur de son père, elle avait des vues larges, on aurait voulu conduire avec elle une belle et bienfaisante entreprise, on le lui disait, mais au moment où l'on allait conclure, le coeur de sa mère avait déjà repris son tour ; et c'est lui qui vous répondait ; et on était déçu et irrité – presque intrigué comme devant une substitution de personne – par une réflexion mesquine, un ricanement fourbe, où Gilberte se complaisait, car ils sortaient de ce qu'elle-même était à ce moment-là. L'écart était même parfois tellement grand entre les deux Gilberte qu'on se demandait, vainement du reste, ce qu'on avait pu lui faire pour la retrouver si différente. Le rendez-vous qu'elle vous avait proposé, non seulement elle n'y était pas venue et ne s'excusait pas ensuite, mais quelle que fût l'influence qui eût pu faire changer sa détermination, elle se montrait si différente ensuite, qu'on aurait cru que, victime d'une ressemblance comme celle qui fait le fond des Ménechmes, on n'était pas devant la personne qui vous avait si gentiment demandé à vous voir, si elle ne vous eût témoigné une mauvaise humeur qui décelait qu'elle se sentait en faute et désirait éviter les explications.
« Allons, va, tu vas nous faire attendre, lui dit sa mère.
— Je suis si bien près de mon petit papa, je veux rester encore un moment », répondit Gilberte en cachant sa tête sous le bras de son père qui passa tendrement les doigts dans la chevelure blonde.
Swann était de ces hommes qui ayant vécu longtemps dans les illusions de l'amour, ont vu le bien-être qu'ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après leur mort. Quand il n'y aurait plus de Charles Swann, il y aurait encore une Mlle Swann, ou une Mme X, née Swann, qui continuerait à aimer le père disparu. Même à l'aimer trop peut-être, pensait sans doute Swann, car il répondit à Gilberte : « Tu es une bonne fille » de ce ton attendri par l'inquiétude que nous inspire pour l'avenir la tendresse trop passionnée d'un être destiné à nous survivre. Pour dissimuler son émotion, il se mêla à notre conversation sur la Berma. Il me fit remarquer mais d'un ton détaché, ennuyé, comme s'il voulait rester en quelque sorte en dehors de ce qu'il disait, avec quelle intelligence, quelle justesse imprévue l'actrice disait à oenone : « Tu le savais ! » Il avait raison : cette intonation-là du moins, avait une valeur vraiment intelligible et aurait dû par là satisfaire à mon désir de trouver des raisons irréfutables d'admirer la Berma. Mais c'est à cause de sa clarté même qu'elle ne le contentait point. L'intonation était si ingénieuse, d'une intention, d'un sens si définis, qu'elle semblait exister en elle-même et que toute artiste intelligente eût pu l'acquérir. C'était une belle idée ; mais quiconque la concevrait aussi pleinement la posséderait de même. Il restait à la Berma qu'elle l'avait trouvée, mais peut-on employer ce mot de « trouver », quand il s'agit de trouver quelque chose qui ne serait pas différent si on l'avait reçu, quelque chose qui ne tient pas essentiellement à votre être puisqu'un autre peut ensuite le reproduire ?
« Mon Dieu, mais comme votre présence élève le niveau de la conversation ! » me dit, comme pour s'excuser auprès de Bergotte, Swann qui avait pris dans le milieu Guermantes l'habitude de recevoir les grands artistes comme de bons amis à qui on cherche seulement à faire manger les plats qu'ils aiment, jouer aux jeux ou, à la campagne, se livrer aux sports qui leur plaisent. « Il me semble que nous parlons bien d'art, ajouta-t-il. – C'est très bien, j'aime beaucoup ça », dit Mme Swann en me jetant un regard reconnaissant, par bonté et aussi parce qu'elle avait gardé ses anciennes aspirations vers une conversation plus intellectuelle. Ce fut ensuite à d'autres personnes, à Gilberte en particulier, que parla Bergotte. J'avais dit à celui-ci tout ce que je ressentais avec une liberté qui m'avait étonné et qui tenait à ce qu'ayant pris avec lui, depuis des années (au cours de tant d'heures de solitude et de lecture, où il n'était pour moi que la meilleure partie de moi-même), l'habitude de la sincérité, de la franchise, de la confiance, il m'intimidait moins qu'une personne avec qui j'aurais causé pour la première fois. Et cependant pour la même raison j'étais fort inquiet de l'impression que j'avais dû produire sur lui, le mépris que j'avais supposé qu'il aurait pour mes idées ne datant pas d'aujourd'hui, mais des temps déjà anciens où j'avais commencé à lire ses livres, dans notre jardin de Combray. J'aurais peut-être dû pourtant me dire que puisque c'était sincèrement, en m'abandonnant à ma pensée, que, d'une part, j'avais tant sympathisé avec l'oeuvre de Bergotte et que, d'autre part, j'avais éprouvé au théâtre un désappointement dont je ne connaissais pas les raisons, ces deux mouvements instinctifs qui m'avaient entraîné ne devaient pas être si différents l'un de l'autre, mais obéir aux mêmes lois ; et que cet esprit de Bergotte, que j'avais aimé dans ses livres, ne devait pas être quelque chose d'entièrement étranger et hostile à ma déception et à mon incapacité de l'exprimer. Car mon intelligence devait être une, et peut-être même n'en existe-t-il qu'une seule dont tout le monde est co-locataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son corps particulier, porte ses regards, comme au théâtre où si chacun a sa place, en revanche, il n'y a qu'une seule scène. Sans doute, les idées que j'avais le goût de chercher à démêler n'étaient pas celles qu'approfondissait d'ordinaire Bergotte dans ses livres. Mais si c'était la même intelligence que nous avions lui et moi à notre disposition, il devait, en me les entendant exprimer, se les rappeler, les aimer, leur sourire, gardant probablement, malgré ce que je supposais, devant son oeil intérieur, une tout autre partie de l'intelligence que celle dont une découpure avait passé dans ses livres et d'après laquelle j'avais imaginé tout son univers mental. De même que les prêtres ayant la plus grande expérience du coeur, peuvent le mieux pardonner aux péchés qu'ils ne commettent pas, de même le génie ayant la plus grande expérience de l'intelligence peut le mieux comprendre les idées qui sont le plus opposées à celles qui forment le fond de ses propres oeuvres. J'aurais dû me dire tout cela (qui d'ailleurs n'a rien de très agréable, car la bienveillance des hauts esprits a pour corollaire l'incompréhension et l'hostilité des médiocres ; or, on est beaucoup moins heureux de l'amabilité d'un grand écrivain qu'on trouve à la rigueur dans ses livres qu'on ne souffre de l'hostilité d'une femme qu'on n'a pas choisie pour son intelligence, mais qu'on ne peut s'empêcher d'aimer). J'aurais dû me dire tout cela, mais ne me le disais pas, j'étais persuadé que j'avais paru stupide à Bergotte, quand Gilberte me chuchota à l'oreille :
« Je nage dans la joie, parce que vous avez fait la conquête de mon grand ami Bergotte. Il a dit à maman qu'il vous avait trouvé extrêmement intelligent. »
« Où allons-nous ? demandai-je à Gilberte.
— Oh ! où on voudra, moi, vous savez, aller ici ou là… »
Mais depuis l'incident qui avait eu lieu le jour de l'anniversaire de la mort de son grand-père, je me demandais si le caractère de Gilberte n'était pas autre que ce que j'avais cru, si cette indifférence à ce qu'on ferait, cette sagesse, ce calme, cette douce soumission constante, ne cachaient pas au contraire des désirs très passionnés que par amour-propre elle ne voulait pas laisser voir et qu'elle ne révélait que par sa soudaine résistance quand ils étaient par hasard contrariés.
Comme Bergotte habitait dans le même quartier que mes parents, nous partîmes ensemble ; en voiture il me parla de ma santé : « Nos amis m'ont dit que vous étiez souffrant. Je vous plains beaucoup. Et puis malgré cela je ne vous plains pas trop, parce que je vois bien que vous devez avoir les plaisirs de l'intelligence et c'est probablement ce qui compte surtout pour vous, comme pour tous ceux qui les connaissent. »
Hélas ! ce qu'il disait là, combien je sentais que c'était peu vrai pour moi que tout raisonnement, si élevé qu'il fût, laissait froid, qui n'étais heureux que dans des moments de simple flânerie, quand j'éprouvais du bien-être ; je sentais combien ce que je désirais dans la vie était purement matériel, et avec quelle facilité je me serais passé de l'intelligence. Comme je ne distinguais pas entre les plaisirs ceux qui me venaient de sources différentes, plus ou moins profondes et durables, je pensai, au moment de lui répondre, que j'aurais aimé une existence où j'aurais été lié avec la duchesse de Guermantes et où j'aurais souvent senti comme dans l'ancien bureau d'octroi des Champs-Élysées une fraîcheur qui m'eût rappelé Combray. Or, dans cet idéal de vie que je n'osais lui confier, les plaisirs de l'intelligence ne tenaient aucune place.
« Non monsieur, les plaisirs de l'intelligence sont bien peu de chose pour moi, ce n'est pas eux que je recherche, je ne sais même pas si je les ai jamais goûtés.
— Vous croyez vraiment ? me répondit-il. Eh bien, écoutez, si, tout de même, cela doit être cela que vous aimez le mieux, moi, je me le figure, voilà ce que crois. »
Il ne me persuadait certes pas ; pourtant je me sentais plus heureux, moins à l'étroit. À cause de ce que m'avait dit M. de Norpois, j'avais considéré mes moments de rêverie, d'enthousiasme, de confiance en moi, comme purement subjectifs et sans vérité. Or, selon Bergotte qui avait l'air de connaître mon cas, il semblait que le symptôme à négliger c'était au contraire mes doutes, mon dégoût de moi-même. Surtout ce qu'il avait dit de M. de Norpois ôtait beaucoup de sa force à une condamnation que j'avais crue sans appel.
« Êtes-vous bien soigné ? me demanda Bergotte. Qui est-ce qui s'occupe de votre santé ? » Je lui dis que j'avais vu et reverrais sans doute Cottard. « Mais ce n'est pas ce qu'il vous faut ! me répondit-il. Je ne le connais pas comme médecin. Mais je l'ai vu chez Mme Swann. C'est un imbécile. À supposer que cela n'empêche pas d'être un bon médecin, ce que j'ai peine à croire, cela empêche d'être un bon médecin pour artistes, pour gens intelligents. Les gens comme vous ont besoin de médecins appropriés, je dirais presque de régimes, de médicaments particuliers. Cottard vous ennuiera et rien que l'ennui empêchera son traitement d'être efficace. Et puis ce traitement ne peut pas être le même pour vous que pour un individu quelconque. Les trois quarts du mal des gens intelligents viennent de leur intelligence. Il leur faut au moins un médecin qui connaisse ce mal-là. Comment voulez-vous que Cottard puisse vous soigner ? Il a prévu la difficulté de digérer les sauces, l'embarras gastrique, mais il n'a pas prévu la lecture de Shakespeare… Aussi ses calculs ne sont plus justes avec vous, l'équilibre est rompu, c'est toujours le petit ludion qui remonte. Il vous trouvera une dilatation de l'estomac, il n'a pas besoin de vous examiner puisqu'il l'a d'avance dans son oeil. Vous pouvez la voir, elle se reflète dans son lorgnon. » Cette manière de parler me fatiguait beaucoup, je me disais avec la stupidité du bon sens : « Il n'y a pas plus de dilatation de l'estomac reflétée dans le lorgnon du professeur Cottard que de sottises cachées dans le gilet blanc de M. de Norpois. »« Je vous conseillerais plutôt, poursuivit Bergotte, le docteur du Boulbon, qui est tout à fait intelligent. – C'est un grand admirateur de vos oeuvres », lui répondis-je. Je vis que Bergotte le savait et j'en conclus que les esprits fraternels se rejoignent vite, qu'on a peu de vrais « amis inconnus ». Ce que Bergotte me dit au sujet de Cottard me frappa tout en étant contraire à tout ce que je croyais. Je ne m'inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux ; j'attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m'échappaient, il rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle en consultant mes entrailles. Et je ne tenais pas à ce que, à l'aide d'une intelligence où j'aurais pu le suppléer, il cherchât à comprendre la mienne, que je ne me représentais que comme un moyen indifférent en soi-même de tâcher d'atteindre des vérités extérieures. Je doutais beaucoup que les gens intelligents eussent besoin d'une autre hygiène que les imbéciles et j'étais tout prêt à me soumettre à celle de ces derniers. « Quelqu'un qui aurait besoin d'un bon médecin, c'est notre ami Swann », dit Bergotte. Et comme je demandais s'il était malade : « Hé bien, c'est l'homme qui a épousé une fille, qui avale par jour cinquante couleuvres de femmes qui ne veulent pas recevoir la sienne, ou d'hommes qui ont couché avec elle. On les voit, elles lui tordent la bouche. Regardez un jour le sourcil circonflexe qu'il a quand il rentre, pour voir qui il y a chez lui. »
La malveillance avec laquelle Bergotte parlait ainsi à un étranger d'amis chez qui il était reçu depuis si longtemps était aussi nouvelle pour moi que le ton presque tendre que chez les Swann il prenait à tous moments avec eux. Certes, une personne comme ma grand-tante, par exemple, eût été incapable, avec aucun de nous, de ces gentillesses que j'avais entendu Bergotte prodiguer à Swann. Même aux gens qu'elle aimait, elle se plaisait à dire des choses désagréables. Mais hors de leur présence elle n'aurait pas prononcé une parole qu'ils n'eussent pu entendre. Rien, moins que notre société de Combray, ne ressemblait au monde. Celle des Swann était déjà un acheminement vers lui, vers ses flots versatiles. Ce n'était pas encore la grande mer, c'était déjà la lagune. « Tout ceci de vous à moi », me dit Bergotte en me quittant devant ma porte. Quelques années plus tard, je lui aurais répondu : « Je ne répète jamais rien. » C'est la phrase rituelle des gens du monde, par laquelle chaque fois le médisant est faussement rassuré. C'est celle que j'aurais déjà ce jour-là adressée à Bergotte car on n'invente pas tout ce qu'on dit, surtout dans les moments où on agit comme personnage social. Mais je ne la connaissais pas encore. D'autre part, celle de ma grand-tante dans une occasion semblable eût été : « Si vous ne voulez pas que ce soit répété, pourquoi le dites-vous ? » C'est la réponse des gens insociables, des « mauvaises têtes ». Je ne l'étais pas : je m'inclinai en silence.
Des gens de lettres qui étaient pour moi des personnages considérables intriguaient pendant des années avant d'arriver à nouer avec Bergotte des relations qui restaient toujours obscurément littéraires et ne sortaient pas de son cabinet de travail, alors que moi, je venais de m'installer parmi les amis du grand écrivain, d'emblée et tranquillement, comme quelqu'un qui au lieu de faire la queue avec tout le monde pour avoir une mauvaise place, gagne les meilleures, ayant passé par un couloir fermé aux autres. Si Swann me l'avait ainsi ouvert, c'est sans doute parce que comme un roi se trouve naturellement inviter les amis de ses enfants dans la loge royale, sur le yacht royal, de même les parents de Gilberte recevaient les amis de leur fille au milieu des choses précieuses qu'ils possédaient et des intimités plus précieuses encore qui y étaient encadrées. Mais à cette époque je pensai, et peut-être avec raison, que cette amabilité de Swann était indirectement à l'adresse de mes parents. J'avais cru entendre autrefois à Combray qu'il leur avait offert, voyant mon admiration pour Bergotte, de m'emmener dîner chez lui, et que mes parents avaient refusé, disant que j'étais trop jeune et trop nerveux pour « sortir ». Sans doute, mes parents représentaient-ils pour certaines personnes, justement celles qui me semblaient le plus merveilleuses, quelque chose de tout autre qu'à moi, de sorte que, comme au temps où la dame en rose avait adressé à mon père des éloges dont il s'était montré si peu digne, j'aurais souhaité que mes parents comprissent quel inestimable présent je venais de recevoir et témoignassent leur reconnaissance à ce Swann généreux et courtois qui me l'avait, ou le leur avait, offert, sans avoir plus l'air de s'apercevoir de sa valeur que ne fait dans la fresque de Luini, le charmant roi mage, au nez busqué, aux cheveux blonds, et avec lequel on lui avait trouvé autrefois, paraît-il, une grande ressemblance.
Malheureusement, cette faveur que m'avait faite Swann et que, en rentrant, avant même d'ôter mon pardessus, j'annonçai à mes parents, avec l'espoir qu'elle éveillerait dans leur coeur un sentiment aussi ému que le mien et les déterminerait envers les Swann à quelque « politesse » énorme et décisive, cette faveur ne parut pas très appréciée par eux. « Swann t'a présenté à Bergotte ? Excellente connaissance, charmante relation ! s'écria ironiquement mon père. Il ne manquait plus que cela ! » Hélas, quand j'eus ajouté qu'il ne goûtait pas du tout M. de Norpois :
« Naturellement ! reprit-il. Cela prouve bien que c'est un esprit faux et malveillant. Mon pauvre fils, tu n'avais pas déjà beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tombé dans un milieu qui va achever de te détraquer. »
Déjà ma simple fréquentation chez les Swann avait été loin d'enchanter mes parents. La présentation à Bergotte leur apparut comme une conséquence néfaste, mais naturelle, d'une première faute, de la faiblesse qu'ils avaient eue et que mon grand-père eût appelée un « manque de circonspection ». Je sentis que je n'avais plus pour compléter leur mauvaise humeur qu'à dire que cet homme pervers et qui n'appréciait pas M. de Norpois, m'avait trouvé extrêmement intelligent. Quand mon père, en effet, trouvait qu'une personne, un de mes camarades par exemple, était dans une mauvaise voie – comme moi en ce moment – si celui-là avait alors l'approbation de quelqu'un que mon père n'estimait pas, il voyait dans ce suffrage la confirmation de son fâcheux diagnostic. Le mal ne lui en apparaissait que plus grand. Je l'entendais déjà qui allait s'écrier : « Nécessairement, c'est tout un ensemble ! », mot qui m'épouvantait par l'imprécision et l'immensité des réformes dont il semblait annoncer l'imminente introduction dans ma si douce vie. Mais comme, n'eussé-je pas raconté ce que Bergotte avait dit de moi, rien ne pouvait plus quand même effacer l'impression qu'avaient éprouvée mes parents, qu'elle fût encore un peu plus mauvaise n'avait pas grande importance. D'ailleurs ils me semblaient si injustes, tellement dans l'erreur, que non seulement je n'avais pas l'espoir, mais presque pas le désir de les ramener à une vue plus équitable. Pourtant sentant au moment où les mots sortaient de ma bouche, comme ils allaient être effrayés de penser que j'avais plu à quelqu'un qui trouvait les hommes intelligents bêtes, était l'objet du mépris des honnêtes gens, et duquel la louange en me paraissant enviable m'encouragerait au mal, ce fut à voix basse et d'un air un peu honteux que, achevant mon récit, je jetai le bouquet : « Il a dit aux Swann qu'il m'avait trouvé extrêmement intelligent. » Comme un chien empoisonné qui dans un champ se jette sans le savoir sur l'herbe qui est précisément l'antidote de la toxine qu'il a absorbée, je venais sans m'en douter de dire la seule parole qui fût au monde capable de vaincre chez mes parents ce préjugé à l'égard de Bergotte, préjugé contre lequel tous les plus beaux raisonnements que j'aurais pu faire, tous les éloges que je lui aurais décernés, seraient demeurés vains. Au même instant la situation changea de face :
« Ah !… Il a dit qu'il te trouvait intelligent ? dit ma mère. Cela me fait plaisir parce que c'est un homme de talent.
— Comment ! il a dit cela ? reprit mon père… Je ne nie en rien sa valeur littéraire devant laquelle tout le monde s'incline, seulement c'est ennuyeux qu'il ait cette existence peu honorable dont a parlé à mots couverts le père Norpois », ajouta-t-il sans s'apercevoir que, devant la vertu souveraine des mots magiques que je venais de prononcer, la dépravation des moeurs de Bergotte ne pouvait guère lutter plus longtemps que la fausseté de son jugement.
« Oh ! mon ami, interrompit maman, rien ne prouve que ce soit vrai. On dit tant de choses. D'ailleurs, M. de Norpois est tout ce qu'il y a de plus gentil, mais il n'est pas toujours très bienveillant, surtout pour les gens qui ne sont pas de son bord.
— C'est vrai, je l'avais aussi remarqué, répondit mon père.
— Et puis enfin il sera beaucoup pardonné à Bergotte puisqu'il a trouvé mon petit enfant gentil », reprit maman tout en caressant avec ses doigts mes cheveux et en attachant sur moi un long regard rêveur.
Ma mère d'ailleurs n'avait pas attendu ce verdict de Bergotte pour me dire que je pouvais inviter Gilberte à goûter quand j'aurais des amis. Mais je n'osais pas le faire pour deux raisons. La première est que chez Gilberte on ne servait jamais que du thé. À la maison au contraire, maman tenait à ce qu'à côté du thé il y eût du chocolat. J'avais peur que Gilberte ne trouvât cela commun et n'en conçût un grand mépris pour nous. L'autre raison fut une difficulté de protocole que je ne pus jamais réussir à lever. Quand j'arrivais chez Mme Swann elle me demandait :
« Comment va madame votre mère ? »
J'avais fait quelques ouvertures à maman pour savoir si elle ferait de même quand viendrait Gilberte, point qui me semblait plus grave qu'à la cour de Louis XIV le « Monseigneur ». Mais maman ne voulut rien entendre.
« Mais non, puisque je ne connais pas Mme Swann.
— Mais elle ne te connaît pas davantage.
— Je ne te dis pas, mais nous ne sommes pas obligées de faire exactement de même en tout. Moi, je ferai d'autres amabilités à Gilberte, que Mme Swann n'aura pas pour toi. »
Mais je ne fus pas convaincu et préférai ne pas inviter Gilberte.
Ayant quitté mes parents, j'allai changer de vêtements et en vidant mes poches je trouvai tout à coup l'enveloppe que m'avait remise le maître d'hôtel des Swann avant de m'introduire au salon. J'étais seul maintenant. Je l'ouvris, à l'intérieur était une carte sur laquelle on m'indiquait la dame à qui je devais offrir le bras pour aller à table.
Ce fut vers cette époque que Bloch bouleversa ma conception du monde, ouvrit pour moi des possibilités nouvelles de bonheur (qui devaient du reste se changer plus tard en possibilités de souffrance), en m'assurant que contrairement à ce que je croyais au temps de mes promenades du côté de Méséglise, les femmes ne demandaient jamais mieux que de faire l'amour. Il compléta ce service en m'en rendant un second que je ne devais apprécier que beaucoup plus tard : ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe. Il m'avait bien dit qu'il y avait beaucoup de jolies femmes qu'on peut posséder. Mais je leur attribuais une figure vague, que les maisons de passe devaient me permettre de remplacer par des visages particuliers. De sorte que si j'avais à Bloch – pour sa « bonne nouvelle » que le bonheur, la possession de la beauté, ne sont pas choses inaccessibles et que nous avons fait oeuvre inutile en y renonçant à jamais – une obligation de même genre qu'à tel médecin ou tel philosophe optimiste qui nous fait espérer la longévité dans ce monde, et de ne pas être entièrement séparé de lui quand on aura passé dans un autre, les maisons de rendez-vous que je fréquentai quelques années plus tard – en me fournissant des échantillons du bonheur, en me permettant d'ajouter à la beauté des femmes cet élément que nous ne pouvons inventer, qui n'est pas que le résumé des beautés anciennes, le présent vraiment divin, le seul que nous ne puissions recevoir de nous-même, devant lequel expirent toutes les créations logiques de notre intelligence et que nous ne pouvons demander qu'à la réalité : un charme individuel – méritèrent d'être classées par moi à côté de ces autres bienfaiteurs d'origine plus récente mais d'utilité analogue (avant lesquels nous imaginions sans ardeur la séduction de Mantegna, de Wagner, de Sienne, d'après d'autres peintres, d'autres musiciens, d'autres villes) : les éditions d'histoire de la peinture illustrées, les concerts symphoniques et les études sur les « Villes d'art ». Mais la maison où Bloch me conduisit et où il n'allait plus d'ailleurs lui-même depuis longtemps était d'un rang trop inférieur, le personnel était trop médiocre et trop peu renouvelé pour que j'y pusse satisfaire d'anciennes curiosités ou en contracter de nouvelles. La patronne de cette maison ne connaissait aucune des femmes qu'on lui demandait et en proposait toujours dont on n'aurait pas voulu. Elle m'en vantait surtout une, une dont, avec un sourire plein de promesses (comme si ç'avait été une rareté et un régal), elle disait : « C'est une Juive ! Ça ne vous dit rien ? » (C'est sans doute à cause de cela qu'elle l'appelait Rachel.) Et avec une exaltation niaise et factice qu'elle espérait être communicative et qui finissait sur un râle presque de jouissance : « Pensez donc, mon petit, une Juive, il me semble que ça doit être affolant ! Rah ! »
Cette Rachel, que j'aperçus sans qu'elle me vît, était brune, pas jolie, mais avait l'air intelligent, et non sans passer un bout de langue sur ses lèvres, souriait d'un air plein d'impertinence aux michés qu'on lui présentait et que j'entendais entamer la conversation avec elle. Son mince et étroit visage était entouré de cheveux noirs et frisés, irréguliers comme s'ils avaient été indiqués par des hachures dans un lavis, à l'encre de Chine. Chaque fois je promettais à la patronne, qui me la proposait avec une insistance particulière en vantant sa grande intelligence et son instruction, que je ne manquerais pas un jour de venir tout exprès pour faire la connaissance de Rachel, surnommée par moi « Rachel quand du Seigneur ». Mais le premier soir j'avais entendu celle-ci au moment où elle s'en allait dire à la patronne :
« Alors, c'est entendu, demain je suis libre, si vous avez quelqu'un vous n'oublierez pas de me faire chercher. »
Et ces mots m'avaient empêché de voir en elle une personne parce qu'ils me l'avaient fait classer immédiatement dans une catégorie générale de femmes dont l'habitude commune à toutes était de venir là le soir voir s'il n'y avait pas un louis ou deux à gagner. Elle variait seulement la forme de sa phrase en disant : « si vous avez besoin de moi » ou « si vous avez besoin de quelqu'un ».
La patronne qui ne connaissait pas l'opéra d'Halévy ignorait pourquoi j'avais pris l'habitude de dire : « Rachel quand du Seigneur ». Mais ne pas la comprendre n'a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle et c'est chaque fois en riant de tout son coeur qu'elle me disait :
« Alors, ce n'est pas encore pour ce soir que je vous unis à “Rachel quand du Seigneur” ? Comment dites-vous cela : “Rachel quand du Seigneur !” Ah ! ça c'est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas. »
Une fois je faillis me décider, mais elle était « sous presse », une autre fois entre les mains du « coiffeur », un vieux monsieur qui ne faisait rien d'autre aux femmes que verser de l'huile sur leurs cheveux déroulés et les peigner ensuite. Et je me lassai d'attendre bien que quelques habituées fort humbles, soi-disant ouvrières, mais toujours sans travail, fussent venues me faire de la tisane et tenir avec moi une longue conversation à laquelle – malgré le sérieux des sujets traités – la nudité partielle ou complète de mes interlocutrices donnait une savoureuse simplicité. Je cessai du reste d'aller dans cette maison parce que désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns – notamment un grand canapé – que j'avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d'eux, toutes les vertus qu'on respirait dans la chambre de ma tante à Combray, m'apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrées sans défense ! J'aurais fait violer une morte que je n'aurais pas souffert davantage. Je ne retournai plus chez l'entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d'un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D'ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d'habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l'ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c'était sur ce même canapé que, bien des années auparavant j'avais connu pour la première fois les plaisirs de l'amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre et qui m'avait donné le conseil assez dangereux de profiter d'une heure où ma tante Léonie était levée.
Toute une autre partie des meubles et surtout une magnifique argenterie ancienne de ma tante Léonie, je les vendis, malgré l'avis contraire de mes parents, pour pouvoir disposer de plus d'argent et envoyer plus de fleurs à Mme Swann qui me disait en recevant d'immenses corbeilles d'orchidées : « Si j'étais monsieur votre père je vous ferais donner un conseil judiciaire. » Comment pouvais-je supposer qu'un jour je pourrais regretter tout particulièrement cette argenterie et placer certains plaisirs plus hauts que celui, qui deviendrait peut-être absolument nul, de faire des politesses aux parents de Gilberte ? C'est de même en vue de Gilberte et pour ne pas la quitter que j'avais décidé de ne pas entrer dans les ambassades. Ce n'est jamais qu'à cause d'un état d'esprit qui n'est pas destiné à durer qu'on prend des résolutions définitives. J'imaginais à peine que cette substance étrange qui résidait en Gilberte et rayonnait en ses parents, en sa maison, me rendant indifférent à tout le reste, cette substance pourrait être libérée, émigrer dans un autre être. Vraiment la même substance et pourtant devant avoir sur moi de tout autres effets. Car la même maladie évolue ; et un délicieux poison n'est plus toléré de même, quand avec les années, a diminué la résistance du coeur.
Mes parents cependant auraient souhaité que l'intelligence que Bergotte m'avait reconnue se manifestât par quelque travail remarquable. Quand je ne connaissais pas les Swann je croyais que j'étais empêché de travailler par l'état d'agitation où me mettait l'impossibilité de voir librement Gilberte. Mais quand leur demeure me fut ouverte, à peine je m'étais assis à mon bureau de travail que je me levais et courais chez eux. Et une fois que je les avais quittés et que j'étais rentré à la maison, mon isolement n'était qu'apparent, ma pensée ne pouvait plus remonter le courant du flux de paroles par lequel je m'étais laissé machinalement entraîner pendant des heures. Seul je continuais à fabriquer les propos qui eussent été capables de plaire aux Swann et pour donner plus d'intérêt au jeu, je tenais la place de ces partenaires absents, je me posais à moi-même des questions fictives choisies de telle façon que mes traits brillants ne leur servissent que d'heureuse repartie. Silencieux, cet exercice était pourtant une conversation et non une méditation, ma solitude une vie de salon mentale où c'était non ma propre personne mais des interlocuteurs imaginaires qui gouvernaient mes paroles et où j'éprouvais à former, au lieu des pensées que je croyais vraies celles qui me venaient sans peine, sans régression du dehors vers le dedans, ce genre de plaisir tout passif que trouve à rester tranquille quelqu'un qui est alourdi par une mauvaise digestion.
Si j'avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail j'aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma résolution était formelle, et qu'avant vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si bien parce que je n'y étais pas encore, mes bonnes dispositions se réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où j'étais mal disposé pour un début auquel les jours suivants, hélas ! ne devaient pas se montrer plus propices. Mais j'étais raisonnable. De la part de qui avait attendu des années il eût été puéril de ne pas supporter un retard de trois jours. Certain que le surlendemain j'aurais déjà écrit quelques pages, je ne disais plus un seul mot à mes parents de ma décision ; j'aimais mieux patienter quelques heures, et apporter à ma grand-mère consolée et convaincue, de l'ouvrage en train. Malheureusement le lendemain n'était pas cette journée extérieure et vaste que j'avais attendue dans la fièvre. Quand il était fini, ma paresse et ma lutte pénible contre certains obstacles internes avaient simplement duré vingt-quatre heures de plus. Et au bout de quelques jours, mes plans n'ayant pas été réalisés, je n'avais plus le même espoir qu'ils le seraient immédiatement, partant, plus autant de courage pour subordonner tout à cette réalisation : je recommençais à veiller, n'ayant plus pour m'obliger à me coucher de bonne heure un soir, la vision certaine de voir l'oeuvre commencée le lendemain matin. Il me fallait avant de reprendre mon élan quelques jours de détente, et la seule fois où ma grand-mère osa d'un ton doux et désenchanté formuler ce reproche : « Hé bien, ce travail, on n'en parle même plus ? », je lui en voulus, persuadé que n'ayant pas su voir que mon parti était irrévocablement pris, elle venait d'en ajourner encore et pour longtemps peut-être, l'exécution, par l'énervement que son déni de justice me causait et sous l'empire duquel je ne voudrais pas commencer mon oeuvre. Elle sentit que son scepticisme venait de heurter à l'aveugle une volonté. Elle s'en excusa, me dit en m'embrassant : « Pardon, je ne dirai plus rien. » Et pour que je ne me décourageasse pas, m'assura que du jour où je serais bien portant, le travail viendrait tout seul par surcroît.
D'ailleurs, me disais-je, en passant ma vie chez les Swann ne fais-je pas comme Bergotte ? À mes parents il semblait presque que tout en étant paresseux, je menais, puisque c'était dans le même salon qu'un grand écrivain, la vie la plus favorable au talent. Et pourtant que quelqu'un puisse être dispensé de faire ce talent soi-même, par le dedans, et le reçoive d'autrui, est aussi impossible que se faire une bonne santé (malgré qu'on manque à toutes les règles de l'hygiène et qu'on commette les pires excès) rien qu'en dînant souvent en ville avec un médecin. La personne du reste qui était le plus complètement dupe de l'illusion qui m'abusait ainsi que mes parents, c'était Mme Swann. Quand je lui disais que je ne pouvais pas venir, qu'il fallait que je restasse à travailler, elle avait l'air de trouver que je faisais bien des embarras, qu'il y avait un peu de sottise et de prétention dans mes paroles :
« Mais Bergotte vient bien, lui ? Est-ce que vous trouvez que ce qu'il écrit n'est pas bien ? Cela sera même mieux bientôt, ajoutait-elle, car il est plus aigu, plus concentré dans le journal que dans le livre où il délaie un peu. J'ai obtenu qu'il fasse désormais le leader article dans Le Figaro. Ce sera tout à fait the right man in the right place. »
Et elle ajoutait :
« Venez, il vous dira mieux que personne ce qu'il faut faire. »
Et c'était comme on invite un engagé volontaire avec son colonel, c'était dans l'intérêt de ma carrière, et comme si les chefs-d'oeuvre se faisaient « par relations » qu'elle me disait de ne pas manquer de venir le lendemain dîner chez elle avec Bergotte.
Ainsi pas plus du côté des Swann que du côté de mes parents, c'est-à-dire de ceux qui, à des moments différents, avaient semblé devoir y mettre obstacle, aucune opposition n'était plus faite à cette douce vie où je pouvais voir Gilberte comme je voulais, avec ravissement, sinon avec calme. Il ne peut pas y en avoir dans l'amour, puisque ce qu'on a obtenu n'est jamais qu'un nouveau point de départ pour désirer davantage. Tant que je n'avais pu aller chez elle, les yeux fixés vers cet inaccessible bonheur, je ne pouvais même pas imaginer les causes nouvelles de trouble qui m'y attendaient. Une fois la résistance de ses parents brisée, et le problème enfin résolu, il recommença à se poser, chaque fois dans d'autres termes. En ce sens c'était bien en effet chaque jour une nouvelle amitié qui commençait. Chaque soir en rentrant je me rendais compte que j'avais à dire à Gilberte des choses capitales, desquelles notre amitié dépendait, et ces choses n'étaient jamais les mêmes. Mais enfin j'étais heureux et aucune menace ne s'élevait plus contre mon bonheur. Il allait en venir, hélas, d'un côté où je n'avais jamais aperçu aucun péril, du côté de Gilberte et de moi-même. J'aurais pourtant dû être tourmenté par ce qui, au contraire, me rassurait, par ce que je croyais du bonheur. C'est, dans l'amour, un état anormal, capable de donner tout de suite à l'accident le plus simple en apparence et qui peut toujours survenir, une gravité que par lui-même cet accident ne comporterait pas. Ce qui rend si heureux, c'est la présence dans le coeur de quelque chose d'instable, qu'on s'arrange perpétuellement à maintenir et dont on ne s'aperçoit presque plus tant qu'il n'est pas déplacé. En réalité, dans l'amour il y a une souffrance permanente, que la joie neutralise, rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment devenir ce qu'elle serait depuis longtemps si l'on n'avait pas obtenu ce qu'on souhaitait, atroce.
Plusieurs fois je sentis que Gilberte désirait éloigner mes visites. Il est vrai que quand je tenais trop à la voir je n'avais qu'à me faire inviter par ses parents qui étaient de plus en plus persuadés de mon excellente influence sur elle. Grâce à eux, pensais-je, mon amour ne court aucun risque ; du moment que je les ai pour moi, je peux être tranquille puisqu'ils ont toute autorité sur Gilberte. Malheureusement à certains signes d'impatience que celle-ci laissait échapper quand son père me faisait venir en quelque sorte malgré elle, je me demandai si ce que j'avais considéré comme une protection pour mon bonheur n'était pas au contraire la raison secrète pour laquelle il ne pourrait durer.
La dernière fois que je vins voir Gilberte, il pleuvait, elle était invitée à une leçon de danse chez des gens qu'elle connaissait trop peu pour pouvoir m'emmener avec elle. J'avais pris à cause de l'humidité plus de caféine que d'habitude. Peut-être à cause du mauvais temps, peut-être ayant quelque prévention contre la maison où cette matinée devait avoir lieu, Mme Swann, au moment où sa fille allait partir la rappela avec une extrême vivacité : « Gilberte ! » et me désigna pour signifier que j'étais venu pour la voir et qu'elle devait rester avec moi. Ce « Gilberte » avait été prononcé, crié plutôt, dans une bonne intention pour moi, mais au haussement d'épaules que fit Gilberte en ôtant ses affaires, je compris que sa mère avait involontairement accéléré l'évolution, peut-être jusque-là possible encore à arrêter, qui détachait peu à peu de moi mon amie. « On n'est pas obligé d'aller danser tous les jours » dit Odette à sa fille, avec une sagesse sans doute apprise autrefois de Swann. Puis, redevenant Odette, elle se mit à parler anglais à sa fille. Aussitôt ce fut comme si un mur m'avait caché une partie de la vie de Gilberte, comme si un génie malfaisant avait emmené loin de moi mon amie. Dans une langue que nous savons, nous avons substitué à l'opacité des sons la transparence des idées. Mais une langue que nous ne savons pas est un palais clos dans lequel celle que nous aimons peut nous tromper, sans que, restés au-dehors et désespérément crispés dans notre impuissance, nous parvenions à rien voir, à rien empêcher. Telle cette conversation en anglais dont je n'eusse que souri un mois auparavant et au milieu de laquelle quelques noms propres français ne laissaient pas d'accroître et d'orienter mes inquiétudes, avait, tenue à deux pas de moi par deux personnes immobiles, la même cruauté, me faisait aussi délaissé et seul, qu'un enlèvement. Enfin Mme Swann nous quitta. Ce jour-là peut-être par rancune contre moi, cause involontaire qu'elle n'allât pas s'amuser, peut-être aussi parce que la devinant fâchée, j'étais préventivement plus froid que d'habitude, le visage de Gilberte, dépouillé de toute joie, nu, saccagé, sembla tout l'après-midi vouer un regret mélancolique au pas de quatre que ma présence l'empêchait d'aller danser, et défier toutes les créatures, à commencer par moi, de comprendre les raisons subtiles qui avaient déterminé chez elle une inclination sentimentale pour le boston. Elle se borna à échanger, par moments, avec moi sur le temps qu'il faisait, la recrudescence de la pluie, l'avance de la pendule, une conversation ponctuée de silences et de monosyllabes où je m'entêtais moi-même, avec une sorte de rage désespérée, à détruire les instants que nous aurions pu donner à l'amitié et au bonheur. Et à tous nos propos une sorte de dureté suprême était conférée par le paroxysme de leur insignifiance paradoxale, lequel me consolait pourtant, car il empêchait Gilberte d'être dupe de la banalité de mes réflexions et de l'indifférence de mon accent. C'est en vain que je disais : « Il me semble que l'autre jour la pendule retardait plutôt », elle traduisait évidemment : « Comme vous êtes méchante ! » J'avais beau m'obstiner à prolonger, tout le long de ce jour pluvieux, ces paroles sans éclaircies, je savais que ma froideur n'était pas quelque chose d'aussi définitivement figé que je le feignais, et que Gilberte devait bien sentir que si, après le lui avoir déjà dit trois fois, je m'étais hasardé une quatrième à lui répéter que les jours diminuaient, j'aurais eu de la peine à me retenir de fondre en larmes. Quand elle était ainsi, quand un sourire ne remplissait pas ses yeux et ne découvrait pas son visage, on ne peut dire de quelle désolante monotonie étaient empreints ses yeux tristes et ses traits maussades. Sa figure, devenue presque laide, ressemblait alors à ces plages ennuyeuses où la mer, retirée très loin, vous fatigue d'un reflet toujours pareil que cerne un horizon immuable et borné. À la fin ne voyant pas se produire de la part de Gilberte le changement heureux que j'attendais depuis plusieurs heures, je lui dis qu'elle n'était pas gentille : « C'est vous qui n'êtes pas gentil », me répondit-elle. « Mais si ! » Je me demandai ce que j'avais fait, et ne le trouvant pas, le lui demandai à elle-même. « Naturellement, vous vous trouvez gentil ! », me dit-elle en riant longuement. Alors je sentis ce qu'il y avait de douloureux pour moi à ne pouvoir atteindre cet autre plan, plus insaisissable, de sa pensée, que décrivait son rire. Ce rire avait l'air de signifier : « Non, non, je ne me laisse pas prendre à tout ce que vous me dites, je sais que vous êtes fou de moi, mais cela ne me fait ni chaud ni froid, car je me fiche de vous. » Mais je me disais qu'après tout le rire n'est pas un langage assez déterminé pour que je pusse être assuré de bien comprendre celui-là. Et les paroles de Gilberte étaient affectueuses. « Mais en quoi ne suis-je pas gentil ? lui demandai-je, dites-le-moi, je ferai tout ce que vous voudrez. – Non cela ne servirait à rien, je ne peux pas vous expliquer. » Un instant j'eus peur qu'elle crût que je ne l'aimasse pas, et ce fut pour moi une autre souffrance, non moins vive, mais qui réclamait une dialectique différente. « Si vous saviez le chagrin que vous me faites, vous me le diriez. » Mais ce chagrin qui, si elle avait douté de mon amour eût dû la réjouir, l'irrita au contraire. Alors, comprenant mon erreur, décidé à ne plus tenir compte de ses paroles, la laissant sans la croire, me dire : « Je vous aimais vraiment, vous verrez cela un jour » (ce jour, où les coupables assurent que leur innocence sera reconnue et qui, pour des raisons mystérieuses, n'est jamais celui où on les interroge), j'eus le courage de prendre subitement la résolution de ne plus la voir, et sans le lui annoncer encore, parce qu'elle ne m'aurait pas cru.
Un chagrin causé par une personne qu'on aime peut être amer, même quand il est inséré au milieu de préoccupations, d'occupations, de joies, qui n'ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir à lui. Mais quand un tel chagrin naît – comme c'était le cas pour celui-ci – à un moment où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu'au bout. Celle qui soufflait sur mon coeur était si violente que je revins vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne pourrais retrouver la respiration qu'en rebroussant chemin, qu'en retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte. Mais elle se serait dit : « Encore lui ! Décidément je peux tout me permettre, il reviendra chaque fois d'autant plus docile qu'il m'aura quittée plus malheureux. » Puis j'étais irrésistiblement ramené vers elle par ma pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la boussole intérieure persistèrent quand je fus rentré, et se traduisirent par les brouillons des lettres contradictoires que j'écrivis à Gilberte.
J'allais passer par une de ces conjonctures difficiles en face desquelles il arrive généralement qu'on se trouve à plusieurs reprises dans la vie et auxquelles bien qu'on n'ait pas changé de caractère, de nature – notre nature qui crée elle-même nos amours, et presque les femmes que nous aimons, et jusqu'à leurs fautes – on ne fait pas face de la même manière à chaque fois, c'est-à-dire à tout âge. À ces moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée dans une balance, en deux plateaux opposés où elle tient tout entière. Dans l'un, il y a notre désir de ne pas déplaire, de ne pas paraître trop humble à l'être que nous aimons sans parvenir à le comprendre, mais que nous trouvons plus habile de laisser un peu de côté pour qu'il n'ait pas ce sentiment de se croire indispensable, qui le dégoûterait de nous ; de l'autre côté, il y a une souffrance – non pas une souffrance localisée et partielle – qui ne pourrait au contraire être apaisée que si renonçant à plaire à cette femme et à lui faire croire que nous pouvons nous passer d'elle, nous allions la retrouver. Qu'on retire du plateau où est la fierté une petite quantité de volonté qu'on a eu la faiblesse de laisser s'user avec l'âge, qu'on ajoute dans le plateau où est le chagrin une souffrance physique acquise et à qui on a permis de s'aggraver, et au lieu de la solution courageuse qui l'aurait emporté à vingt ans, c'est l'autre, devenue trop lourde et sans assez de contre-poids, qui nous abaisse à cinquante. D'autant plus que les situations tout en se répétant, changent, et qu'il y a chance pour qu'au milieu ou à la fin de la vie, on ait eu pour soi-même la funeste complaisance de compliquer l'amour d'une part d'habitude que l'adolescence, retenue par trop d'autres devoirs, moins libre de soi-même, ne connaît pas.
Je venais d'écrire à Gilberte une lettre où je laissais tonner ma fureur, non sans pourtant jeter la bouée de quelques mots placés comme au hasard, et où mon amie pourrait accrocher une réconciliation ; un instant après, le vent ayant tourné, c'était des phrases tendres que je lui adressais pour la douceur de certaines expressions désolées, de tels « jamais plus » si attendrissants pour ceux qui les emploient, si fastidieux pour celle qui les lira, soit qu'elle les croie mensongers et traduise « jamais plus » par « ce soir-même, si vous voulez bien de moi » ou qu'elle les croie vrais et lui annonçant alors une de ces séparations définitives qui nous sont si parfaitement égales dans la vie quand il s'agit d'êtres dont nous ne sommes pas épris. Mais puisque nous sommes incapables tandis que nous aimons d'agir en dignes prédécesseurs de l'être prochain que nous serons et qui n'aimera plus, comment pourrions-nous tout à fait imaginer l'état d'esprit d'une femme à qui même si nous savions que nous lui sommes indifférents, nous avons perpétuellement fait tenir dans nos rêveries, pour nous bercer d'un beau songe ou nous consoler d'un gros chagrin, les mêmes propos que si elle nous aimait ? Devant les pensées, les actions d'une femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés que le pouvaient être devant les phénomènes de la nature, les premiers physiciens (avant que la science fût constituée et eût mis un peu de lumière dans l'inconnu). Ou pis encore comme un être pour l'esprit de qui le principe de causalité existerait à peine, un être qui ne serait pas capable d'établir un lien entre un phénomène et un autre et devant qui le spectacle du monde serait incertain comme un rêve. Certes je m'efforçais de sortir de cette incohérence, de trouver des causes. Je tâchais même d'être « objectif » et pour cela de bien tenir compte de la disproportion qui existait entre l'importance qu'avait pour moi Gilberte et celle non seulement que j'avais pour elle, mais qu'elle-même avait pour les autres êtres que moi, disproportion qui si je l'eusse omise eût risqué de me faire prendre une simple amabilité de mon amie pour un aveu passionné, une démarche grotesque et avilissante de ma part pour le simple et gracieux mouvement qui vous dirige vers de beaux yeux. Mais je craignais aussi de tomber dans l'excès contraire, où j'aurais vu dans l'arrivée inexacte de Gilberte à un rendez-vous, dans un mouvement de mauvaise humeur, une hostilité irrémédiable. Je tâchais de trouver entre ces deux optiques également déformantes celle qui me donnerait la vision juste des choses ; les calculs qu'il me fallait faire pour cela me distrayaient un peu de ma souffrance ; et soit par obéissance à la réponse des nombres, soit que je leur eusse fait dire ce que je désirais, je me décidai le lendemain à aller chez les Swann, heureux, mais de la même façon que ceux qui, s'étant tourmentés longtemps à cause d'un voyage qu'ils ne voulaient pas faire, ne vont pas plus loin que la gare, et rentrent chez eux défaire leur malle. Et, comme, pendant qu'on hésite, la seule idée d'une résolution possible (à moins d'avoir rendu cette idée inerte en décidant qu'on ne prendra pas la résolution) développe, comme une graine vivace, les linéaments, tout le détail des émotions qui naîtraient de l'acte exécuté, je me dis que j'avais été bien absurde de me faire, en projetant de ne plus voir Gilberte, autant de mal que si j'eusse dû réaliser ce projet et que, puisque au contraire c'était pour finir par retourner chez elle, j'aurais pu faire l'économie de tant de velléités et d'acceptations douloureuses. Mais cette reprise des relations d'amitié ne dura que le temps d'aller jusque chez les Swann : non pas parce que leur maître d'hôtel, lequel m'aimait beaucoup, me dit que Gilberte était sortie (je sus en effet, dès le soir même, que c'était vrai, par des gens qui l'avaient rencontrée), mais à cause de la façon dont il me le dit : « Monsieur, Mademoiselle est sortie, je peux affirmer à Monsieur que je ne mens pas. Si Monsieur veut se renseigner, je peux faire venir la femme de chambre. Monsieur pense bien que je ferais tout ce que je pourrais pour lui faire plaisir et que si Mademoiselle était là, je mènerais tout de suite Monsieur auprès d'elle. » Ces paroles, de la sorte qui est la seule importante, involontaires, nous donnant la radiographie au moins sommaire de la réalité insoupçonnable que cacherait un discours étudié, prouvaient que dans l'entourage de Gilberte on avait l'impression que je lui étais importun ; aussi, à peine le maître d'hôtel les eut-il prononcées, qu'elles engendrèrent chez moi de la haine à laquelle je préférai donner comme objet au lieu de Gilberte, le maître d'hôtel ; il concentra sur lui tous les sentiments de colère que j'avais pu avoir pour mon amie ; débarrassé d'eux grâce à ces paroles, mon amour subsista seul ; mais elles m'avaient montré en même temps que je devais pendant quelque temps ne pas chercher à voir Gilberte. Elle allait certainement m'écrire pour s'excuser. Malgré cela, je ne retournerais pas tout de suite la voir, afin de lui prouver que je pouvais vivre sans elle. D'ailleurs, une fois que j'aurais reçu sa lettre, fréquenter Gilberte serait une chose dont je pourrais plus aisément me priver pendant quelque temps, parce que je serais sûr de la retrouver dès que je le voudrais. Ce qu'il me fallait pour supporter moins tristement l'absence volontaire, c'était sentir mon coeur débarrassé de la terrible incertitude si nous n'étions pas brouillés pour toujours, si elle n'était pas fiancée, partie, enlevée. Les jours qui suivirent ressemblèrent à ceux de cette ancienne semaine du jour de l'An que j'avais dû passer sans Gilberte. Mais cette semaine-là finie, jadis, d'une part mon amie reviendrait aux Champs-Élysées, je la reverrais comme auparavant, j'en étais sûr ; et, d'autre part, je savais avec non moins de certitude que tant que dureraient les vacances du jour de l'An, ce n'était pas la peine d'aller aux Champs-Élysées. De sorte que durant cette triste semaine déjà lointaine, j'avais supporté ma tristesse avec calme, parce qu'elle n'était mêlée ni de crainte ni d'espérance. Maintenant, au contraire, c'était ce dernier sentiment qui, presque autant que la crainte, rendait ma souffrance intolérable. N'ayant pas eu de lettre de Gilberte le soir même, j'avais fait la part de sa négligence, de ses occupations, je ne doutais pas d'en trouver une d'elle dans le courrier du matin. Il fut attendu par moi, chaque jour, avec des palpitations de coeur auxquelles succédait un état d'abattement quand je n'y avais trouvé que des lettres de personnes qui n'étaient pas Gilberte, ou bien rien, ce qui n'était pas pire, les preuves d'amitié d'une autre me rendant plus cruelles celles de son indifférence. Je me remettais à espérer pour le courrier de l'après-midi. Même entre les heures des levées des lettres je n'osais pas sortir, car elle eût pu faire porter la sienne. Puis le moment finissait par arriver où ni facteur ni valet de pied des Swann ne pouvant plus venir, il fallait remettre au lendemain matin l'espoir d'être rassuré, et ainsi parce que je croyais que ma souffrance ne durerait pas, j'étais obligé pour ainsi dire de la renouveler sans cesse. Le chagrin était peut-être le même, mais au lieu de ne faire, comme autrefois, que prolonger uniformément une émotion initiale, recommençait plusieurs fois par jour en débutant par une émotion si fréquemment renouvelée qu'elle finissait – elle, état tout physique, si momentané – par se stabiliser, si bien que les troubles causés par l'attente ayant à peine le temps de se calmer avant qu'une nouvelle raison d'attendre survînt, il n'y avait plus une seule minute par jour où je ne fusse dans cette anxiété qu'il est pourtant si difficile de supporter pendant une heure. Ainsi ma souffrance était infiniment plus cruelle qu'au temps de cet ancien 1er janvier parce que cette fois il y avait en moi au lieu de l'acceptation pure et simple de cette souffrance, l'espoir, à chaque instant, de la voir cesser.
À cette acceptation, je finis pourtant par arriver, alors je compris qu'elle devait être définitive et je renonçai pour toujours à Gilberte, dans l'intérêt même de mon amour, et parce que je souhaitais avant tout qu'elle ne conservât pas de moi un souvenir dédaigneux. Même, à partir de ce moment-là, et pour qu'elle ne pût former la supposition d'une sorte de dépit amoureux de ma part, quand dans la suite, elle me fixa des rendez-vous, je les acceptais souvent et au dernier moment, je lui écrivais que je ne pouvais pas venir, mais en protestant que j'en étais désolé comme j'aurais fait avec quelqu'un que je n'aurais pas désiré voir. Ces expressions de regret qu'on réserve d'ordinaire aux indifférents, persuaderaient mieux Gilberte de mon indifférence, me semblait-il, que ne ferait le ton d'indifférence qu'on affecte seulement envers celle qu'on aime. Quand mieux qu'avec des paroles, par des actions indéfiniment répétées, je lui aurais prouvé que je n'avais pas de goût à la voir, peut-être en retrouverait-elle pour moi. Hélas ! ce serait en vain : chercher en ne la voyant plus à ranimer en elle ce goût de me voir, c'était la perdre pour toujours ; d'abord parce que quand il commencerait à renaître, si je voulais qu'il durât, il ne faudrait pas y céder tout de suite ; d'ailleurs, les heures les plus cruelles seraient passées ; c'était en ce moment qu'elle m'était indispensable et j'aurais voulu pouvoir l'avertir que bientôt elle ne calmerait, en me revoyant, qu'une douleur tellement diminuée qu'elle ne serait plus, comme elle l'eût été encore en ce moment même, et pour y mettre fin, un motif de capitulation, de se réconcilier et de se revoir. Et plus tard quand je pourrais enfin avouer sans péril à Gilberte, tant son goût pour moi aurait repris de force, le mien pour elle, celui-ci n'aurait pu résister à une si longue absence et n'existerait plus ; Gilberte me serait devenue indifférente. Je le savais, mais je ne pouvais pas le lui dire ; elle aurait cru que si je prétendais que je cesserais de l'aimer en restant trop longtemps sans la voir, c'était à seule fin qu'elle me dît de revenir vite auprès d'elle. En attendant, ce qui me rendait plus aisé de me condamner à cette séparation, c'est que (afin qu'elle se rendît bien compte que malgré mes affirmations contraires, c'était ma volonté, et non un empêchement, non mon état de santé, qui me privaient de la voir) toutes les fois où je savais d'avance que Gilberte ne serait pas chez ses parents, devait sortir avec une amie et ne rentrerait pas dîner, j'allais voir Mme Swann (laquelle était redevenue pour moi ce qu'elle était au temps où je voyais si difficilement sa fille et où les jours où celle-ci ne venait pas aux Champs-Élysées, j'allais me promener avenue des Acacias). De cette façon j'entendrais parler de Gilberte et j'étais sûr qu'elle entendrait ensuite parler de moi et d'une façon qui lui montrerait que je ne tenais pas à elle. Et je trouvais, comme tous ceux qui souffrent, que ma triste situation aurait pu être pire. Car ayant libre entrée dans la demeure où habitait Gilberte, je me disais toujours, bien que décidé à ne pas user de cette faculté, que si jamais ma douleur était trop vive, je pourrais la faire cesser. Je n'étais malheureux qu'au jour le jour. Et c'est trop dire encore. Combien de fois par heure (mais maintenant sans l'anxieuse attente qui m'avait étreint les premières semaines après notre brouille, avant d'être retourné chez les Swann) ne me récitais-je pas la lettre que Gilberte m'enverrait bien un jour, m'apporterait peut-être elle-même ! La constante vision de ce bonheur imaginaire m'aidait à supporter la destruction du bonheur réel. Pour les femmes qui ne nous aiment pas, comme pour les « disparus », savoir qu'on n'a plus rien à espérer n'empêche pas de continuer à attendre. On vit aux aguets, aux écoutes ; des mères dont le fils est parti en mer pour une exploration dangereuse se figurent à toute minute et alors que la certitude qu'il a péri est acquise depuis longtemps, qu'il va entrer, miraculeusement sauvé, et bien portant. Et cette attente, selon la force du souvenir et la résistance des organes, ou bien leur permet de traverser les années au bout desquelles elles supporteront que leur fils ne soit plus, d'oublier peu à peu et de survivre – ou bien les fait mourir. D'autre part, mon chagrin était un peu consolé par l'idée qu'il profitait à mon amour. Chaque visite que je faisais à Mme Swann sans voir Gilberte, m'était cruelle, mais je sentais qu'elle améliorait d'autant l'idée que Gilberte avait de moi.
D'ailleurs si je m'arrangeais toujours, avant d'aller chez Mme Swann, à être certain de l'absence de sa fille, cela tenait peut-être autant qu'à ma résolution d'être brouillé avec elle, à cet espoir de réconciliation qui se superposait à ma volonté de renoncement (bien peu sont absolus, au moins d'une façon continue, dans cette âme humaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés de souvenirs différents, est l'intermittence) et me masquait ce qu'elle avait de trop cruel. Cet espoir je savais bien ce qu'il avait de chimérique. J'étais comme un pauvre qui mêle moins de larmes à son pain sec s'il se dit que tout à l'heure peut-être un étranger va lui laisser toute sa fortune. Nous sommes tous obligés pour rendre la réalité supportable d'entretenir en nous quelques petites folies. Or mon espérance restait plus intacte – tout en même temps que la séparation s'effectuait mieux – si je ne rencontrais pas Gilberte. Si je m'étais trouvé face à face avec elle chez sa mère, nous aurions peut-être échangé des paroles irréparables qui eussent rendu définitive notre brouille, tué mon espérance et, d'autre part, en créant une anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus difficile ma résignation.
Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille, Mme Swann m'avait dit : « C'est très bien de venir voir Gilberte, mais j'aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour moi, pas à mon Choufleury, où vous vous ennuieriez parce que j'ai trop de monde, mais les autres jours où vous me trouverez toujours un peu tard. » J'avais donc l'air, en allant la voir, de n'obéir que longtemps après à un désir anciennement exprimé par elle. Et très tard, déjà dans la nuit, presque au moment où mes parents se mettaient à table, je partais faire à Mme Swann une visite pendant laquelle je savais que je ne verrais pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu'à elle. Dans ce quartier, considéré alors comme éloigné, d'un Paris plus sombre qu'aujourd'hui, et qui, même dans le centre, n'avait pas d'électricité sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d'un salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu'était celui de ses appartements où recevait habituellement Mme Swann) suffisaient à illuminer la rue et à faire lever les yeux au passant qui rattachait à leur clarté, comme à sa cause apparente et voilée, la présence devant la porte de quelques coupés bien attelés. Le passant croyait, et non sans un certain émoi, à une modification survenue dans cette cause mystérieuse, quand il voyait l'un de ces coupés se mettre en mouvement ; mais c'était seulement un cocher qui, craignant que ses bêtes prissent froid, leur faisait faire de temps à autre des allées et venues d'autant plus impressionnantes que les roues caoutchoutées donnaient au pas des chevaux un fond de silence sur lequel il se détachait plus distinct et plus explicite.
Le « jardin d'hiver », que dans ces années-là le passant apercevait d'ordinaire, quelle que fût la rue, si l'appartement n'était pas à un niveau trop élevé au-dessus du trottoir, ne se voit plus que dans les héliogravures des livres d'étrennes de P.-J. Stahl où, en contraste avec les rares ornements floraux des salons Louis XVI d'aujourd'hui – une rose ou un iris du Japon dans un vase de cristal à long col qui ne pourrait pas contenir une fleur de plus –, il semble, à cause de la profusion des plantes d'appartement qu'on avait alors et du manque absolu de stylisation dans leur arrangement, avoir dû, chez les maîtresses de maison, répondre plutôt à quelque vivante et délicieuse passion pour la botanique qu'à un froid souci de morte décoration. Il faisait penser en plus grand, dans les hôtels d'alors, à ces serres minuscules et portatives posées au matin du 1er janvier sous la lampe allumée – les enfants n'ayant pas eu la patience d'attendre qu'il fît jour – parmi les autres cadeaux du jour de l'An, mais le plus beau d'entre eux, consolant avec les plantes qu'on va pouvoir cultiver, de la nudité de l'hiver ; plus encore qu'à ces serres-là elles-mêmes, ces jardins d'hiver ressemblaient à celle qu'on voyait tout auprès d'elles, figurée dans un beau livre, autre cadeau du jour de l'An, et qui, bien qu'elle fût donnée non aux enfants, mais à Mlle Lili, l'héroïne de l'ouvrage, les enchantait à tel point que, devenus maintenant presque vieillards, ils se demandent si dans ces années fortunées l'hiver n'était pas la plus belle des saisons. Enfin au fond de ce jardin d'hiver, à travers les arborescences d'espèces variées qui de la rue faisaient ressembler la fenêtre éclairée au vitrage de ces serres d'enfants, dessinées ou réelles, le passant, se hissant sur ses pointes, apercevait généralement un homme en redingote, un gardénia ou un oeillet à la boutonnière, debout devant une femme assise, tous deux vagues, comme deux intailles dans une topaze, au fond de l'atmosphère du salon, ambrée par le samovar – importation récente alors – de vapeurs qui s'en échappent peut-être encore aujourd'hui, mais qu'à cause de l'habitude personne ne voit plus. Mme Swann tenait beaucoup à ce « thé » ; elle croyait montrer de l'originalité et dégager du charme en disant à un homme : « Vous me trouverez tous les jours un peu tard, venez prendre le thé », de sorte qu'elle accompagnait d'un sourire fin et doux ces mots prononcés par elle avec un accent anglais momentané et desquels son interlocuteur prenait bonne note en saluant d'un air grave, comme s'ils avaient été quelque chose d'important et de singulier qui commandât la déférence et exigeât de l'attention. Il y avait une autre raison que celles données plus haut et pour laquelle les fleurs n'avaient pas qu'un caractère d'ornement dans le salon de Mme Swann et cette raison-là ne tenait pas à l'époque, mais en partie à l'existence qu'avait menée jadis Odette. Une grande cocotte, comme elle avait été, vit beaucoup pour ses amants, c'est-à-dire chez elle, ce qui peut la conduire à vivre pour elle. Les choses que chez une honnête femme on voit et qui certes peuvent lui paraître, à elle aussi, avoir de l'importance, sont celles, en tous cas, qui pour la cocotte en ont le plus. Le point culminant de sa journée est celui non pas où elle s'habille pour le monde, mais où elle se déshabille pour un homme. Il lui faut être aussi élégante en robe de chambre, en chemise de nuit, qu'en toilette de ville. D'autres femmes montrent leurs bijoux, elle, elle vit dans l'intimité de ses perles. Ce genre d'existence impose l'obligation, et finit par donner le goût, d'un luxe secret, c'est-à-dire bien près d'être désintéressé. Mme Swann l'étendait aux fleurs. Il y avait toujours près de son fauteuil une immense coupe de cristal remplie entièrement de violettes de Parme ou de marguerites effeuillées dans l'eau, et qui semblait témoigner aux yeux de l'arrivant de quelque occupation préférée et interrompue, comme eût été la tasse de thé que Mme Swann eût bue seule, pour son plaisir ; d'une occupation plus intime même et plus mystérieuse, si bien qu'on avait envie de s'excuser en voyant les fleurs étalées là, comme on l'eût fait de regarder le titre du volume encore ouvert qui eût révélé la lecture récente, donc peut-être la pensée actuelle d'Odette. Et plus que le livre, les fleurs vivaient ; on était gêné si on entrait faire une visite à Mme Swann de s'apercevoir qu'elle n'était pas seule, ou si on rentrait avec elle de ne pas trouver le salon vide, tant y tenaient une place énigmatique et se rapportant à des heures de la vie de la maîtresse de maison qu'on ne connaissait pas, ces fleurs qui n'avaient pas été préparées pour les visiteurs d'Odette mais comme oubliées là par elle, avaient eu et auraient encore avec elle des entretiens particuliers qu'on avait peur de déranger et dont on essayait en vain de lire le secret, en fixant des yeux la couleur délavée, liquide, mauve et dissolue des violettes de Parme.
Dès la fin d'octobre Odette rentrait le plus régulièrement qu'elle pouvait pour le thé, qu'on appelait encore dans ce temps-là le five o'clock tea, ayant entendu dire (et aimant à répéter) que si Mme Verdurin s'était fait un salon c'était parce qu'on était toujours sûr de pouvoir la rencontrer chez elle à la même heure. Elle s'imaginait elle-même en avoir un, du même genre, mais plus libre, senza rigore, aimait-elle à dire. Elle se voyait ainsi comme une espèce de Lespinasse et croyait avoir fondé un salon rival en enlevant à la du Deffand du petit groupe ses hommes les plus agréables, en particulier Swann qui l'avait suivie dans sa sécession et sa retraite, selon une version qu'on comprend qu'elle eût réussi à accréditer auprès de nouveaux venus, ignorants du passé, mais non auprès d'elle-même. Mais certains rôles favoris sont par nous joués tant de fois devant le monde, et repassés en nous-mêmes, que nous nous référons plus aisément à leur témoignage fictif qu'à celui d'une réalité presque complètement oubliée. Les jours où Mme Swann n'était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu'une jonchée de pétales roses ou blancs et qu'on trouverait aujourd'hui peu appropriés à l'hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme – dans la grande chaleur des salons d'alors fermés de portières et desquels ce que les romanciers mondains de l'époque trouvaient à dire de plus élégant, c'est qu'ils étaient « douillettement capitonnés » – le même air frileux qu'aux roses qui pouvaient y rester à côté d'elle, malgré l'hiver, dans l'incarnat de leur nudité, comme au printemps. À cause de cet étouffement des sons par les tapis et de sa retraite dans des enfoncements, la maîtresse de la maison, n'étant pas avertie de votre entrée comme aujourd'hui, continuait à lire pendant que vous étiez déjà presque devant elle, ce qui ajoutait encore à cette impression de romanesque, à ce charme d'une sorte de secret surpris, que nous retrouvons aujourd'hui dans le souvenir de ces robes déjà démodées alors, que Mme Swann était peut-être la seule à ne pas avoir encore abandonnées et qui nous donnent l'idée que la femme qui les portait devait être une héroïne de roman parce que nous, pour la plupart, ne les avons guère vues que dans certains romans d'Henry Gréville. Odette avait maintenant, dans son salon, au commencement de l'hiver, des chrysanthèmes énormes et d'une variété de couleurs comme Swann jadis n'eût pu en voir chez elle. Mon admiration pour eux – quand j'allais faire à Mme Swann une de ces tristes visites où, lui ayant de par mon chagrin, retrouvé toute sa mystérieuse poésie de mère de cette Gilberte à qui elle dirait le lendemain : « Ton ami m'a fait une visite » – venait sans doute de ce que, rose pâle comme la soie Louis XV de ses fauteuils, blanc de neige comme sa robe de chambre en crêpe de Chine, ou d'un rouge métallique comme son samovar, ils superposaient à celle du salon une décoration supplémentaire, d'un coloris aussi riche, aussi raffiné, mais vivante et qui ne durerait que quelques jours. Mais j'étais touché par ce que ces chrysanthèmes avaient moins d'éphémère que de relativement durable par rapport à ces tons, aussi roses ou aussi cuivrés, que le soleil couché exalte si somptueusement dans la brume des fins d'après-midi de novembre et qu'après les avoir aperçus avant que j'entrasse chez Mme Swann, s'éteignant dans le ciel, je retrouvais prolongés, transposés dans la palette enflammée des fleurs. Comme des feux arrachés par un grand coloriste à l'instabilité de l'atmosphère et du soleil, afin qu'ils vinssent orner une demeure humaine, ils m'invitaient, ces chrysanthèmes, et malgré toute ma tristesse à goûter avidement pendant cette heure du thé les plaisirs si courts de novembre dont ils faisaient flamboyer près de moi la splendeur intime et mystérieuse. Hélas, ce n'était pas dans les conversations que j'entendais que je pouvais l'atteindre ; elles lui ressemblaient bien peu. Même avec Mme Cottard, et quoique l'heure fût avancée, Mme Swann se faisait caressante pour dire : « Mais non, il n'est pas tard, ne regardez pas la pendule, ce n'est pas l'heure, elle ne va pas ; qu'est-ce que vous pouvez avoir de si pressé à faire ? » et elle offrait une tartelette de plus à la femme du professeur qui gardait son porte-cartes à la main.
« On ne peut pas s'en aller de cette maison », disait Mme Bontemps à Mme Swann, tandis que Mme Cottard, dans sa surprise d'entendre exprimer sa propre impression s'écriait : « C'est ce que je me dis toujours, avec ma petite jugeote, dans mon for intérieur ! », approuvée par des messieurs du Jockey qui s'étaient confondus en saluts, et comme comblés par tant d'honneur, quand Mme Swann les avait présentés à cette petite bourgeoise peu aimable, qui restait devant les brillants amis d'Odette sur la réserve, sinon sur ce qu'elle appelait la « défensive », car elle employait toujours un langage noble pour les choses les plus simples. « On ne le dirait pas, voilà trois mercredis que vous me faites faux bond », disait Mme Swann à Mme Cottard. « C'est vrai, Odette, il y a des siècles, des éternités que je ne vous ai vue. Vous voyez que je plaide coupable, mais il faut vous dire », ajoutait-elle d'un air pudibond et vague, car quoique femme de médecin, elle n'aurait pas osé parler sans périphrases de rhumatisme ou de coliques néphrétiques, « que j'ai eu bien des petites misères. Chacun a les siennes. Et puis j'ai eu une crise dans ma domesticité mâle. Sans être plus qu'une autre très imbue de mon autorité, j'ai dû, pour faire un exemple, renvoyer mon Vatel qui je crois cherchait d'ailleurs une place plus lucrative. Mais son départ a failli entraîner la démission de tout le ministère. Ma femme de chambre ne voulait pas rester non plus, il y a eu des scènes homériques. Malgré tout, j'ai tenu ferme le gouvernail, et c'est une véritable leçon de choses qui n'aura pas été perdue pour moi. Je vous ennuie avec ces histoires de serviteurs, mais vous savez comme moi quel tracas c'est d'être obligée de procéder à des remaniements dans son personnel. Et nous ne verrons pas votre délicieuse fille ? demandait-elle. – Non, ma délicieuse fille dîne chez une amie », répondait Mme Swann, et elle ajoutait en se tournant vers moi : « Je crois qu'elle vous a écrit pour que vous veniez la voir demain. Et vos babys ? » demandait-elle à la femme du professeur. Je respirais largement. Ces mots de Mme Swann qui me prouvaient que je pourrais voir Gilberte quand je voudrais, me faisaient justement le bien que j'étais venu chercher et qui me rendait à cette époque-là les visites à Mme Swann si nécessaires. « Non, je lui écrirai un mot ce soir. Du reste, Gilberte et moi nous ne pouvons plus nous voir », ajoutais-je, ayant l'air d'attribuer notre séparation à une cause mystérieuse, ce qui me donnait encore une illusion d'amour, entretenue aussi par la manière tendre dont je parlais de Gilberte et dont elle parlait de moi. « Vous savez qu'elle vous aime infiniment, me disait Mme Swann. Vraiment vous ne voulez pas demain ? » Tout d'un coup une allégresse me soulevait, je venais de me dire : « Mais après tout pourquoi pas, puisque c'est sa mère elle-même qui me le propose ? » Mais aussitôt je retombais dans ma tristesse. Je craignais qu'en me voyant Gilberte pensât que mon indifférence de ces derniers temps avait été simulée et j'aimais mieux prolonger la séparation. Pendant ces apartés Mme Bontemps se plaignait de l'ennui que lui causaient les femmes des hommes politiques, car elle affectait de trouver tout le monde assommant et ridicule, et d'être désolée de la position de son mari : « Alors vous pouvez comme ça recevoir cinquante femmes de médecins de suite », disait-elle à Mme Cottard qui elle, au contraire, était pleine de bienveillance pour chacun et de respect pour toutes les obligations. « Ah, vous avez de la vertu ! Moi, au ministère, n'est-ce pas, je suis obligée, naturellement. Hé bien ! c'est plus fort que moi, vous savez, ces femmes de fonctionnaires, je ne peux pas m'empêcher de leur tirer la langue. Et ma nièce Albertine est comme moi. Vous ne savez pas ce qu'elle est effrontée cette petite. La semaine dernière il y avait à mon jour la femme du sous-secrétaire d'État aux Finances qui disait qu'elle ne s'y connaissait pas en cuisine. “Mais, madame, lui a répondu ma nièce avec son plus gracieux sourire, vous devriez pourtant savoir ce que c'est, puisque votre père était marmiton”. – Oh ! j'aime beaucoup cette histoire, je trouve cela exquis, disait Mme Swann. Mais au moins pour les jours de consultation du docteur vous devriez avoir un petit home, avec vos fleurs, vos livres, les choses que vous aimez », conseillait-elle à Mme Cottard. « Comme ça, v'lan dans la figure, v'lan, elle ne lui a pas envoyé dire. Et elle ne m'avait prévenue de rien cette petite masque, elle est rusée comme un singe. Vous avez de la chance de pouvoir vous retenir ; j'envie les gens qui savent déguiser leur pensée. – Mais je n'en ai pas besoin, madame : je ne suis pas si difficile, répondait avec douceur Mme Cottard. D'abord, je n'y ai pas les mêmes droits que vous », ajoutait-elle d'une voix un peu plus forte qu'elle prenait, afin de les souligner, chaque fois qu'elle glissait dans la conversation quelqu'une de ces amabilités délicates, de ces ingénieuses flatteries qui faisaient l'admiration et aidaient à la carrière de son mari. « Et puis je fais avec plaisir tout ce qui peut être utile au professeur.
— Mais madame, il faut pouvoir. Probablement vous n'êtes pas nerveuse. Moi, quand je vois la femme du ministre de la Guerre faire des grimaces, immédiatement je me mets à l'imiter. C'est terrible d'avoir un tempérament comme ça.
— Ah ! oui, dit Mme Cottard, j'ai entendu dire qu'elle avait des tics ; mon mari connaît aussi quelqu'un de très haut placé, et naturellement, quand ces messieurs causent entre eux…
— Mais tenez, madame, c'est encore comme le chef du Protocole qui est bossu, c'est réglé, il n'est pas depuis cinq minutes chez moi que je vais toucher sa bosse. Mon mari dit que je le ferai révoquer. Eh bien ! zut pour le ministère ! Oui, zut pour le ministère ! je voulais faire mettre ça comme devise sur mon papier à lettres. Je suis sûre que je vous scandalise, parce que vous êtes bonne, moi j'avoue que rien ne m'amuse comme les petites méchancetés. Sans cela la vie serait bien monotone. »
Et elle continuait à parler tout le temps du ministère comme si ç'avait été l'Olympe. Pour changer la conversation, Mme Swann se tournant vers Mme Cottard :
« Mais vous me semblez bien belle ? Redfern fecit ?
— Non, vous savez que je suis une fervente de Raudnitz. Du reste c'est un retapage.
— Eh bien ! cela a un chic !
— Combien croyez-vous ?… Non, changez le premier chiffre.
— Comment, mais c'est pour rien, c'est donné. On m'avait dit trois fois autant.
— Voilà comme on écrit l'Histoire », concluait la femme du docteur. Et montrant à Mme Swann un tour de cou dont celle-ci lui avait fait présent :
« Regardez, Odette. Vous reconnaissez ? »
Dans l'entrebâillement d'une tenture une tête se montrait, cérémonieusement déférente, feignant par plaisanterie la peur de déranger : c'était Swann. « Odette, le prince d'Agrigente qui est avec moi dans mon cabinet demande s'il pourrait venir vous présenter ses hommages. Que dois-je aller lui répondre ? – Mais que je serai enchantée », disait Odette avec satisfaction sans se départir d'un calme qui lui était d'autant plus facile qu'elle avait toujours, même comme cocotte, reçu des hommes élégants. Swann partait transmettre l'autorisation et, accompagné du prince, il revenait auprès de sa femme à moins que dans l'intervalle ne fût entrée Mme Verdurin. Quand il avait épousé Odette il lui avait demandé de ne plus fréquenter le petit clan (il avait pour cela bien des raisons et s'il n'en avait pas eu, l'eût fait tout de même par obéissance à une loi d'ingratitude qui ne souffre pas d'exception et qui fait ressortir l'imprévoyance de tous les entremetteurs ou leur désintéressement). Il avait seulement permis qu'Odette échangeât avec Mme Verdurin deux visites par an, ce qui semblait encore excessif à certains fidèles indignés de l'injure faite à la Patronne qui avait pendant tant d'années traité Odette et même Swann comme les enfants chéris de la maison. Car s'il contenait des faux frères qui lâchaient certains soirs pour se rendre sans le dire à une invitation d'Odette, prêts, dans le cas où ils seraient découverts, à s'excuser sur la curiosité de rencontrer Bergotte (quoique la Patronne prétendît qu'il ne fréquentait pas chez les Swann, était dépourvu de talent, et malgré cela elle cherchait suivant une expression qui lui était chère, à l'attirer), le petit groupe avait aussi ses « ultras ». Et ceux-ci, ignorants des convenances particulières qui détournent souvent les gens de l'attitude extrême qu'on aimerait à leur voir prendre pour ennuyer quelqu'un, auraient souhaité et n'avaient pas obtenu que Mme Verdurin cessât toutes relations avec Odette et lui ôtât ainsi la satisfaction de dire en riant : « Nous allons très rarement chez la Patronne depuis le Schisme. C'était encore possible quand mon mari était garçon, mais pour un ménage ce n'est toujours pas très facile… M. Swann pour vous dire la vérité n'avale pas la mère Verdurin et il n'apprécierait pas beaucoup que j'en fasse ma fréquentation habituelle. Et moi, fidèle épouse… » Swann y accompagnait sa femme en soirée, mais évitait d'être là quand Mme Verdurin venait chez Odette en visite. Aussi si la Patronne était dans le salon, le prince d'Agrigente entrait seul. Seul aussi d'ailleurs il était présenté par Odette qui préférait que Mme Verdurin n'entendît pas de noms obscurs et voyant plus d'un visage inconnu d'elle, pût se croire au milieu de notabilités aristocratiques, calcul qui réussissait si bien que le soir Mme Verdurin disait avec dégoût à son mari : « Charmant milieu ! Il y avait toute la fleur de la Réaction ! » Odette vivait à l'égard de Mme Verdurin dans une illusion inverse. Non que ce salon eût même seulement commencé alors de devenir ce que nous le verrons être un jour. Mme Verdurin n'en était même pas encore à la période d'incubation où on suspend les grandes fêtes dans lesquelles les rares éléments brillants récemment acquis seraient noyés dans trop de tourbe et où on préfère attendre que le pouvoir générateur des dix justes qu'on a réussi à attirer en ait produit septante fois dix.
Comme Odette n'allait pas tarder à le faire, Mme Verdurin se proposait bien le « monde » comme objectif, mais ses zones d'attaque étaient encore si limitées et d'ailleurs si éloignées de celles par où Odette avait quelque chance d'arriver à un résultat identique, à percer, que celle-ci vivait dans la plus complète ignorance des plans stratégiques qu'élaborait la Patronne. Et c'était de la meilleure foi du monde que quand on parlait à Odette de Mme Verdurin comme d'une snob, Odette se mettait à rire et disait : « C'est tout le contraire. D'abord elle n'en a pas les éléments, elle ne connaît personne. Ensuite il faut lui rendre cette justice que cela lui plaît ainsi. Non, ce qu'elle aime ce sont ses mercredis, les causeurs agréables. » Et secrètement elle enviait à Mme Verdurin (bien qu'elle ne désespérât pas d'avoir elle-même à une si grande école fini par les apprendre) ces arts auxquels la Patronne attachait une telle importance bien qu'ils ne fassent que nuancer l'inexistant, sculpter le vide, et soient à proprement parler les Arts du Néant : l'art (pour une maîtresse de maison) de savoir « réunir », de s'entendre à « grouper », de « mettre en valeur », de « s'effacer », de servir de « trait d'union ».
En tout cas les amies de Mme Swann étaient impressionnées de voir chez elle une femme qu'on ne se représentait habituellement que dans son propre salon, entourée d'un cadre inséparable d'invités, de tout un petit groupe qu'on s'émerveillait de voir ainsi, évoqué, résumé, resserré, dans un seul fauteuil, sous les espèces de la Patronne devenue visiteuse dans l'emmitouflement de son manteau fourré de grèbe, aussi duveteux que les blanches fourrures qui tapissaient ce salon au sein duquel Mme Verdurin était elle-même un salon. Les femmes les plus timides voulaient se retirer par discrétion et employant le pluriel comme quand on veut faire comprendre aux autres qu'il est plus sage de ne pas trop fatiguer une convalescente qui se lève pour la première fois, disaient : « Odette, nous allons vous laisser. » On enviait Mme Cottard que la Patronne appelait par son prénom. « Est-ce que je vous enlève ? » lui disait Mme Verdurin qui ne pouvait supporter la pensée qu'une fidèle allait rester là au lieu de la suivre. « Mais Madame est assez aimable pour me ramener », répondait Mme Cottard ne voulant pas avoir l'air d'oublier, en faveur d'une personne plus célèbre, qu'elle avait accepté l'offre que Mme Bontemps lui avait faite de la ramener dans sa voiture à cocarde.
« J'avoue que je suis particulièrement reconnaissante aux amies qui veulent bien me prendre avec elles dans leur véhicule. C'est une véritable aubaine pour moi qui n'ai pas d'automédon. – D'autant plus, répondait la Patronne (n'osant trop rien dire, car elle connaissait un peu Mme Bontemps et venait de l'inviter à ses mercredis), que chez Mme de Crécy vous n'êtes pas près de chez vous. Oh ! mon Dieu, je n'arriverai jamais à dire Mme Swann. » C'était une plaisanterie dans le petit clan, pour des gens qui n'avaient pas beaucoup d'esprit, de faire semblant de ne pas pouvoir s'habituer à dire Mme Swann : « J'avais tellement l'habitude de dire Mme de Crécy, j'ai encore failli de me tromper. » Seule Mme Verdurin, quand elle parlait à Odette, ne faisait pas que faillir et se trompait exprès. « Cela ne vous fait pas peur, Odette, d'habiter ce quartier perdu ? Il me semble que je ne serais qu'à moitié tranquille le soir pour rentrer. Et puis c'est si humide. Ça ne doit rien valoir pour l'eczéma de votre mari. Vous n'avez pas de rats au moins ? – Mais non ! Quelle horreur ! – Tant mieux, on m'avait dit cela. Je suis bien aise de savoir que ce n'est pas vrai, parce que j'en ai une peur épouvantable et que je ne serais pas revenue chez vous. Au revoir, ma bonne chérie, à bientôt, vous savez comme je suis heureuse de vous voir. Vous ne savez pas arranger les chrysanthèmes », disait-elle en s'en allant, tandis que Mme Swann se levait pour la reconduire. « Ce sont des fleurs japonaises, il faut les disposer comme font les Japonais. – Je ne suis pas de l'avis de madame Verdurin, bien qu'en toutes choses elle soit pour moi la Loi et les Prophètes. Il n'y a que vous, Odette, pour trouver des chrysanthèmes si belles, ou plutôt si beaux puisqu'il paraît que c'est ainsi qu'on dit maintenant, déclarait Mme Cottard, quand la Patronne avait refermé la porte. – Chère madame Verdurin n'est pas toujours très bienveillante pour les fleurs des autres, répondait doucement Mme Swann. – Qui cultivez-vous, Odette ? » demandait Mme Cottard, pour ne pas laisser se prolonger les critiques à l'adresse de la Patronne…
« Lemaître ? J'avoue que devant chez Lemaître il y avait l'autre jour un grand arbuste rose qui m'a fait faire une folie. » Mais par pudeur elle se refusa à donner des renseignements plus précis sur le prix de l'arbuste et dit seulement que le professeur « qui n'avait pourtant pas la tête près du bonnet » avait tiré flamberge au vent et lui avait dit qu'elle ne savait pas la valeur de l'argent. « Non, non, je n'ai de fleuriste attitré que Debac. – Moi aussi, disait Mme Cottard, mais je confesse que je lui fais des infidélités avec Lachaume. – Ah ! vous le trompez avec Lachaume, je le lui dirai », répondait Odette qui s'efforçait d'avoir de l'esprit et de conduire la conversation chez elle, où elle se sentait plus à l'aise que dans le petit clan. « Du reste Lachaume devient vraiment trop cher ; ses prix sont excessifs, savez-vous, ses prix je les trouve inconvenants ! » ajoutait-elle en riant.
Cependant Mme Bontemps, qui avait dit cent fois qu'elle ne voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d'être invitée aux mercredis, était en train de calculer comment elle pourrait s'y rendre le plus de fois possible. Elle ignorait que Mme Verdurin souhaitait qu'on n'en manquât aucun ; d'autre part, elle était de ces personnes peu recherchées, qui quand elles sont conviées à des « séries » par une maîtresse de maison, ne vont pas chez elle, comme ceux qui savent faire toujours plaisir, quand ils ont un moment et le désir de sortir ; elles, au contraire, se privent par exemple de la première soirée et de la troisième, s'imaginant que leur absence sera remarquée, et se réservent pour la deuxième et la quatrième ; à moins que leurs informations ne leur ayant appris que la troisième sera particulièrement brillante, elles ne suivent un ordre inverse, alléguant que « malheureusement la dernière fois elles n'étaient pas libres ». Telle Mme Bontemps supputait combien il pouvait y avoir encore de mercredis avant Pâques et de quelle façon elle arriverait à en avoir un de plus, sans pourtant paraître s'imposer. Elle comptait sur Mme Cottard, avec laquelle elle allait revenir, pour lui donner quelques indications. « Oh ! madame Bontemps, je vois que vous vous levez, c'est très mal de donner ainsi le signal de la fuite. Vous me devez une compensation pour n'être pas venue jeudi dernier… Allons, rasseyez-vous un moment. Vous ne ferez tout de même plus d'autre visite avant le dîner. Vraiment, vous ne vous laissez pas tenter ? » ajoutait Mme Swann et tout en tendant une assiette de gâteaux : « Vous savez que ce n'est pas mauvais du tout, ces petites saletés-là. Ça ne paye pas de mine, mais goûtez-en, vous m'en direz des nouvelles. – Au contraire ça a l'air délicieux, répondait Mme Cottard, chez vous, Odette, on n'est jamais à court de victuailles. Je n'ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que vous faites tout venir de chez Rebattet. Je dois dire que je suis plus éclectique. Pour les petits fours, pour toutes les friandises, je m'adresse souvent à Bourbonneux. Mais je reconnais qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'une glace. Rebattet pour tout ce qui est glace, bavaroise ou sorbet, c'est le grand art. Comme dirait mon mari, c'est le nec plus ultra. – Mais ceci est tout simplement fait ici. Vraiment non ? – Je ne pourrai pas dîner, répondait Mme Bontemps, mais je me rassieds un instant ; vous savez, moi, j'adore causer avec une femme intelligente comme vous. – Vous allez me trouver indiscrète, Odette, mais j'aimerais savoir comment vous jugez le chapeau qu'avait Mme Trombert. Je sais bien que la mode est aux grands chapeaux. Tout de même n'y a-t-il pas un peu d'exagération ? Et à côté de celui avec lequel elle est venue l'autre jour chez moi, celui qu'elle portait tantôt était microscopique. – Mais non, je ne suis pas intelligente, disait Odette, pensant que cela faisait bien. Je suis au fond une gobeuse, qui croit tout ce qu'on lui dit, qui se fait du chagrin pour un rien. » Et elle insinuait qu'elle avait, au commencement, beaucoup souffert d'avoir épousé un homme comme Swann qui avait une vie de son côté et qui la trompait. Cependant le prince d'Agrigente ayant entendu les mots « je ne suis pas intelligente », trouvait de son devoir de protester, mais il n'avait pas d'esprit de repartie. « Taratata, s'écriait Mme Bontemps, vous, pas intelligente ! – En effet je me disais : “Qu'est-ce que j'entends ?” disait le prince en saisissant cette perche. Il faut que mes oreilles m'aient trompé. – Mais non, je vous assure, disait Odette, je suis au fond une petite bourgeoise très choquable, pleine de préjugés, vivant dans son trou, surtout très ignorante. » Et pour demander des nouvelles du baron de Charlus : « Avez-vous vu cher baronet ? lui disait-elle. – Vous ignorante, s'écriait Mme Bontemps ! Hé bien alors, qu'est-ce que vous diriez du monde officiel, toutes ces femmes d'Excellences qui ne savent parler que de chiffons !… Tenez, madame, pas plus tard qu'il y a huit jours je mets sur Lohengrin la ministresse de l'Instruction publique. Elle me répond : “Lohengrin ? Ah ! oui, la dernière revue des Folies-Bergère, il paraît que c'est tordant.” Hé bien, madame, qu'est-ce que vous voulez, quand on entend des choses comme ça, ça vous fait bouillir. J'avais envie de la gifler. Parce que j'ai mon petit caractère, vous savez. Voyons, monsieur, disait-elle en se tournant vers moi, est-ce que je n'ai pas raison ? – Écoutez, disait Mme Cottard, on est excusable de répondre un peu de travers quand on est interrogée ainsi de but en blanc, sans être prévenue. J'en sais quelque chose car Mme Verdurin a l'habitude de nous mettre ainsi le couteau sur la gorge. – À propos de Mme Verdurin, demandait Mme Bontemps à Mme Cottard, savez-vous qui il y aura mercredi chez elle ?… Ah ! je me rappelle maintenant que nous avons accepté une invitation pour mercredi prochain. Vous ne voulez pas dîner de mercredi en huit avec nous ? Nous irions ensemble chez Mme Verdurin. Cela m'intimide d'entrer seule, je ne sais pas pourquoi cette grande femme m'a toujours fait peur. – Je vais vous le dire, répondait Mme Cottard, ce qui vous effraye chez Mme Verdurin, c'est son organe. Que voulez-vous ? tout le monde n'a pas un aussi joli organe que Mme Swann. Mais le temps de prendre langue, comme dit la Patronne, et la glace sera bientôt rompue. Car dans le fond elle est très accueillante. Mais je comprends très bien votre sensation, ce n'est jamais agréable de se trouver la première fois en pays perdu. – Vous pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps à Mme Swann. Après dîner on irait tous ensemble en Verdurin, faire Verdurin ; et même si ce devait avoir pour effet que la Patronne me fasse les gros yeux et ne m'invite plus, une fois chez elle nous resterons toutes les trois à causer entre nous, je sens que c'est ce qui m'amusera le plus. » Mais cette affirmation ne devait pas être très véridique car Mme Bontemps demandait : « Qui pensez-vous qu'il y aura de mercredi en huit ? Qu'est-ce qui se passera ? Il n'y aura pas trop de monde, au moins ? – Moi, je n'irai certainement pas, disait Odette. Nous ne ferons qu'une petite apparition au mercredi final. Si cela vous est égal d'attendre jusque-là… » Mais Mme Bontemps ne semblait pas séduite par cette proposition d'ajournement.
Bien que les mérites spirituels d'un salon et son élégance soient généralement en rapports inverses plutôt que directs, il faut croire, puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute déchéance acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance. Un des effets de cette indulgence est d'aggraver la tendance qu'à partir d'un certain âge on a à trouver agréables les paroles qui sont un hommage à notre propre tour d'esprit, à nos penchants, un encouragement à nous y livrer ; cet âge-là est celui où un grand artiste préfère à la société de génies originaux celle d'élèves qui n'ont en commun avec lui que la lettre de sa doctrine et par qui il est encensé, écouté ; où un homme ou une femme remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus intelligente dans une réunion la personne peut-être inférieure, mais dont une phrase aura montré qu'elle sait comprendre et approuver ce qu'est une existence vouée à la galanterie, et aura ainsi chatouillé agréablement la tendance voluptueuse de l'amant ou de la maîtresse ; c'était l'âge aussi où Swann, en tant qu'il était devenu le mari d'Odette se plaisait à entendre dire à Mme Bontemps que c'est ridicule de ne recevoir que des duchesses (concluant de là, au contraire de ce qu'il eût fait jadis chez les Verdurin, que c'était une bonne femme, très spirituelle et qui n'était pas snob) et à lui raconter des histoires qui la faisaient « tordre », parce qu'elle ne les connaissait pas et que d'ailleurs elle « saisissait » vite, aimait à flatter et à s'amuser. « Alors le docteur ne raffole pas, comme vous, des fleurs ? demandait Mme Swann à Mme Cottard. – Oh ! vous savez que mon mari est un sage ; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une passion. » L'oeil brillant de malveillance, de joie et de curiosité : « Laquelle, madame ? » demandait Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme Cottard répondait : « La lecture. – Oh ! c'est une passion de tout repos chez un mari ! s'écriait Mme Bontemps, en étouffant un rire satanique – Quand le docteur est dans un livre, vous savez ! – Hé bien, madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup… – Mais si !… pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je reviendrai au premier jour frapper à votre porte. À propos de vue, vous a-t-on dit que l'hôtel particulier que vient d'acheter Mme Verdurin sera éclairé à l'électricité ? Je ne le tiens pas de ma petite police particulière, mais d'une autre source : c'est l'électricien lui-même, Mildé, qui me l'a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs ! Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant. D'ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n'en fût-il plus au monde. Il y a la belle-soeur d'une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement ! J'avoue que j'ai platement intrigué pour avoir la permission de venir un jour pour parler devant l'appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez moi. Il me semble que je n'aimerais pas avoir le téléphone à domicile. Le premier amusement passé, cela doit être un vrai casse-tête. Allons, Odette, je me sauve, ne retenez plus Mme Bontemps puisqu'elle se charge de moi, il faut absolument que je m'arrache, vous me faites faire du joli, je vais être rentrée après mon mari ! »
Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant d'avoir goûté à ces plaisirs de l'hiver, desquels les chrysanthèmes m'avaient semblé être l'enveloppe éclatante. Ces plaisirs n'étaient pas venus et cependant Mme Swann n'avait pas l'air d'attendre encore quelque chose. Elle laissait les domestiques emporter le thé comme elle aurait annoncé : « On ferme ! » Et elle finissait par me dire : « Alors, vraiment, vous partez ? Hé bien, good bye ! » Je sentais que j'aurais pu rester sans rencontrer ces plaisirs inconnus et que ma tristesse n'était pas seule à m'avoir privé d'eux. Ne se trouvaient-ils donc pas situés sur cette route battue des heures qui mènent toujours si vite à l'instant du départ, mais plutôt sur quelque chemin de traverse inconnu de moi et par où il eût fallu bifurquer ? Du moins le but de ma visite était atteint, Gilberte saurait que j'étais venu chez ses parents quand elle n'était pas là, et que j'y avais, comme n'avait cessé de le répéter Mme Cottard, « fait d'emblée, de prime abord, la conquête de Mme Verdurin », laquelle ajoutait la femme du docteur, qui ne l'avait jamais vue faire « autant de frais ». « Il faut, avait-elle dit, que vous ayez ensemble des atomes crochus. » Elle saurait que j'avais parlé d'elle comme je devais le faire, avec tendresse, mais que je n'avais pas cette incapacité de vivre sans que nous nous vissions que je croyais à la base de l'ennui qu'elle avait éprouvé ces derniers temps auprès de moi. J'avais dit à Mme Swann que je ne pouvais plus me trouver avec Gilberte. Je l'avais dit, comme si j'avais décidé pour toujours de ne plus la voir. Et la lettre que j'allais envoyer à Gilberte serait conçue dans le même sens. Seulement à moi-même pour me donner courage, je ne me proposais qu'un suprême et court effort de peu de jours. Je me disais : « C'est le dernier rendez-vous d'elle que je refuse, j'accepterai le prochain. » Pour me rendre la séparation moins difficile à réaliser, je ne me la présentais pas comme définitive. Mais je sentais bien qu'elle le serait.
Le 1er janvier me fut particulièrement douloureux cette année-là. Tout l'est sans doute, qui fait date et anniversaire, quand on est malheureux. Mais si c'est par exemple d'avoir perdu un être cher, la souffrance consiste seulement dans une comparaison plus vive avec le passé. Il s'y ajoutait dans mon cas l'espoir informulé que Gilberte, ayant voulu me laisser l'initiative des premiers pas et constatant que je ne les avais pas faits, n'avait attendu que le prétexte du 1er janvier pour m'écrire : « Enfin, qu'y a-t-il ? je suis folle de vous, venez que nous nous expliquions franchement, je ne peux pas vivre sans vous voir. » Dès les derniers jours de l'année cette lettre me parut probable. Elle ne l'était peut-être pas, mais, pour que nous la croyions telle, le désir, le besoin que nous en avons suffit. Le soldat est persuadé qu'un certain délai indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant qu'il soit tué, le voleur, avant qu'il soit pris, les hommes en général avant qu'ils aient à mourir. C'est là l'amulette qui préserve les individus – et parfois les peuples – non du danger mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de les braver sans qu'il soit besoin d'être brave. Une confiance de ce genre et aussi peu fondée, soutient l'amoureux qui compte sur une réconciliation, sur une lettre. Pour que je n'eusse pas attendu celle-là, il eût suffi que j'eusse cessé de la souhaiter. Si indifférent qu'on sache que l'on est à celle qu'on aime encore, on lui prête une série de pensées – fussent-elles d'indifférence –, une intention de les manifester, une complication de vie intérieure où l'on est l'objet peut-être d'une antipathie, mais aussi d'une attention permanentes. Pour imaginer au contraire ce qui se passait en Gilberte, il eût fallu que je pusse tout simplement anticiper dès ce 1er janvier-là ce que j'eusse ressenti celui d'une des années suivantes, et où l'attention, ou le silence, ou la tendresse ou la froideur de Gilberte eussent passé à peu près inaperçus à mes yeux et où je n'eusse pas songé, pas même pu songer à chercher la solution de problèmes qui auraient cessé de se poser pour moi. Quand on aime, l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de départ et c'est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne reconnaissons pas qu'elle vient de nous. Le 1er janvier sonna toutes ses heures sans qu'arrivât cette lettre de Gilberte. Et comme j'en reçus quelques-unes de voeux tardifs ou retardés par l'encombrement des courriers à ces dates-là, le 3 et le 4 janvier j'espérais encore, de moins en moins pourtant. Les jours qui suivirent, je pleurai beaucoup. Certes, cela tenait à ce qu'ayant été moins sincère que je ne l'avais cru quand j'avais renoncé à Gilberte, j'avais gardé cet espoir d'une lettre d'elle pour la nouvelle année. Et le voyant épuisé avant que j'eusse eu le temps de me précautionner d'un autre, je souffrais comme un malade qui a vidé sa fiole de morphine sans en avoir sous la main une seconde. Mais peut-être en moi – et ces deux explications ne s'excluent pas car un seul sentiment est quelquefois fait de contraires – l'espérance que j'avais de recevoir enfin une lettre avait-elle rapproché de moi l'image de Gilberte, recréé les émotions que l'attente de me trouver près d'elle, sa vue, sa manière d'être avec moi, me causaient autrefois. La possibilité immédiate d'une réconciliation avait supprimé cette chose de l'énormité de laquelle nous ne nous rendons pas compte – la résignation. Les neurasthéniques ne peuvent croire les gens qui leur assurent qu'ils seront peu à peu calmés en restant au lit sans recevoir de lettres, sans lire de journaux. Ils se figurent que ce régime ne fera qu'exaspérer leur nervosité. De même les amoureux, le considérant du sein d'un état contraire, n'ayant pas commencé de l'expérimenter, ne peuvent croire à la puissance bienfaisante du renoncement.
À cause de la violence de mes battements de coeur on me fit diminuer la caféine, ils cessèrent. Alors je me demandai si ce n'était pas un peu à elle qu'était due cette angoisse que j'avais éprouvée quand je m'étais à peu près brouillé avec Gilberte, et que j'avais attribuée, chaque fois qu'elle se renouvelait, à la souffrance de ne plus voir mon amie, ou de risquer de ne la voir qu'en proie à la même mauvaise humeur. Mais si ce médicament avait été à l'origine des souffrances que mon imagination eût alors faussement interprétées (ce qui n'aurait rien d'extraordinaire, les plus cruelles peines morales ayant souvent pour cause chez les amants l'habitude physique de la femme avec qui ils vivent), c'était à la façon du philtre qui longtemps après avoir été absorbé continue à lier Tristan à Yseult. Car l'amélioration physique que la diminution de la caféine amena presque immédiatement chez moi n'arrêta pas l'évolution du chagrin que l'absorption du toxique avait peut-être sinon créé, du moins su rendre plus aigu.
Seulement, quand le milieu du mois de janvier approcha, une fois déçues mes espérances d'une lettre pour le jour de l'An, et la douleur supplémentaire qui avait accompagné leur déception une fois calmée, ce fut mon chagrin d'avant « les Fêtes » qui recommença. Ce qu'il y avait peut-être encore en lui de plus cruel, c'est que j'en fusse moi-même l'artisan conscient, volontaire, impitoyable et patient. La seule chose à laquelle je tinsse, mes relations avec Gilberte, c'est moi qui travaillais à les rendre impossibles en créant peu à peu, par la séparation prolongée d'avec mon amie, non pas son indifférence, mais ce qui reviendrait finalement au même, la mienne. C'était à un long et cruel suicide du moi qui en moi-même aimait Gilberte que je m'acharnais avec continuité, avec la clairvoyance non seulement de ce que je faisais dans le présent, mais de ce qui en résulterait pour l'avenir : je savais non pas seulement que dans un certain temps je n'aimerais plus Gilberte, mais encore qu'elle-même le regretterait, et que les tentatives qu'elle ferait alors pour me voir seraient aussi vaines que celles d'aujourd'hui, non plus parce que je l'aimerais trop, mais parce que j'aimerais certainement une autre femme que je resterais à désirer, à attendre, pendant des heures dont je n'oserais pas distraire une parcelle pour Gilberte qui ne me serait plus rien. Et sans doute en ce moment même où (puisque j'étais résolu à ne plus la voir, à moins d'une demande formelle d'explications, d'une complète déclaration d'amour de sa part, lesquelles n'avaient plus aucune chance de venir) j'avais déjà perdu Gilberte et l'aimais davantage (je sentais tout ce qu'elle était pour moi mieux que l'année précédente quand, passant tous mes après-midi avec elle, selon que je voulais, je croyais que rien ne menaçait notre amitié), sans doute en ce moment l'idée que j'éprouverais un jour les mêmes sentiments pour une autre m'était odieuse, car cette idée m'enlevait outre Gilberte, mon amour et ma souffrance : mon amour, ma souffrance, où en pleurant j'essayais de saisir justement ce qu'était Gilberte, et desquels il me fallait reconnaître qu'ils ne lui appartenaient pas spécialement et seraient, tôt ou tard, le lot de telle ou telle femme. De sorte – c'était du moins alors ma manière de penser – qu'on est toujours détaché des êtres : quand on aime, on sent que cet amour ne porte pas leur nom, pourra dans l'avenir renaître, aurait même pu, dans le passé, naître, pour une autre et non pour celle-là ; et dans le temps où l'on n'aime pas, si l'on prend philosophiquement son parti de ce qu'il y a de contradictoire dans l'amour, c'est que cet amour dont on parle à son aise, on ne l'éprouve pas alors, donc on ne le connaît pas, la connaissance en ces matières étant intermittente et ne survivant pas à la présence effective du sentiment. Cet avenir où je n'aimerais plus Gilberte et que ma souffrance m'aidait à deviner sans que mon imagination pût encore se le représenter clairement, certes il eût été temps encore d'avertir Gilberte qu'il se formerait peu à peu, que sa venue était sinon imminente, du moins inéluctable, si elle-même, Gilberte, ne venait pas à mon aide et ne détruisait pas dans son germe ma future indifférence. Combien de fois ne fus-je pas sur le point d'écrire, ou d'aller dire à Gilberte : « Prenez garde, j'en ai pris la résolution, la démarche que je fais est une démarche suprême. Je vous vois pour la dernière fois. Bientôt je ne vous aimerai plus ! » À quoi bon ? De quel droit eussé-je reproché à Gilberte une indifférence que, sans me croire coupable pour cela, je manifestais à tout ce qui n'était pas elle ? La dernière fois ! À moi, cela me paraissait quelque chose d'immense, parce que j'aimais Gilberte. À elle cela lui eût fait sans doute autant d'impression que ces lettres où des amis demandent à nous faire une visite avant de s'expatrier, visite que, comme aux ennuyeuses femmes qui nous aiment, nous leur refusons parce que nous avons des plaisirs devant nous. Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l'habitude le remplit.
D'ailleurs, j'aurais eu beau parler à Gilberte, elle ne m'aurait pas entendu. Nous nous imaginons toujours quand nous parlons, que ce sont nos oreilles, notre esprit qui écoutent. Mes paroles ne seraient parvenues à Gilberte que déviées, comme si elles avaient eu à traverser le rideau mouvant d'une cataracte avant d'arriver à mon amie, méconnaissables, rendant un son ridicule, n'ayant plus aucune espèce de sens. La vérité qu'on met dans les mots ne se fraye pas son chemin directement, n'est pas douée d'une évidence irrésistible. Il faut qu'assez de temps passe pour qu'une vérité de même ordre ait pu se former en eux. Alors l'adversaire politique qui, malgré tous les raisonnements et toutes les preuves, tenait le sectateur de la doctrine opposée pour un traître, partage lui-même la conviction détestée à laquelle celui qui cherchait inutilement à la répandre ne tient plus. Alors le chef-d'oeuvre qui pour les admirateurs qui le lisaient haut semblait montrer en soi les preuves de son excellence et n'offrait à ceux qui écoutaient qu'une image insane ou médiocre, sera par eux proclamé chef-d'oeuvre, trop tard pour que l'auteur puisse l'apprendre. Pareillement en amour les barrières, quoi qu'on fasse, ne peuvent être brisées du dehors par celui qu'elles désespèrent ; et c'est quand il ne se souciera plus d'elles que, tout à coup, par l'effet du travail venu d'un autre côté, accompli à l'intérieur de celle qui n'aimait pas, ces barrières, attaquées jadis sans succès, tomberont sans utilité. Si j'étais venu annoncer à Gilberte mon indifférence future et le moyen de la prévenir, elle aurait induit de cette démarche que mon amour pour elle, le besoin que j'avais d'elle, étaient encore plus grands qu'elle n'avait cru, et son ennui de me voir en eût été augmenté. Et il est bien vrai, du reste, que c'est cet amour qui m'aidait, par les états d'esprit disparates qu'il faisait se succéder en moi, à prévoir, mieux qu'elle, la fin de cet amour. Pourtant, un tel avertissement, je l'eusse peut-être adressé, par lettre ou de vive voix, à Gilberte, quand assez de temps eût passé, me la rendant ainsi, il est vrai, moins indispensable, mais aussi ayant pu lui prouver qu'elle ne me l'était pas. Malheureusement, certaines personnes bien ou mal intentionnées lui parlèrent de moi d'une façon qui dut lui laisser croire qu'elles le faisaient à ma prière. Chaque fois que j'appris ainsi que Cottard, ma mère elle-même, et jusqu'à M. de Norpois avaient, par de maladroites paroles, rendu inutile tout le sacrifice que je venais d'accomplir, gâché tout le résultat de ma réserve en me donnant faussement l'air d'en être sorti, j'avais un double ennui. D'abord je ne pouvais plus faire dater que de ce jour-là ma pénible et fructueuse abstention que les fâcheux avaient à mon insu interrompue et, par conséquent, annihilée. Mais, de plus, j'eusse eu moins de plaisir à voir Gilberte qui me croyait maintenant non plus dignement résigné, mais manoeuvrant dans l'ombre pour une entrevue qu'elle avait dédaigné d'accorder. Je maudissais ces vains bavardages de gens qui souvent, sans même l'intention de nuire ou de rendre service, pour rien, pour parler, quelquefois parce que nous n'avons pas pu nous empêcher de le faire devant eux et qu'ils sont indiscrets (comme nous), nous causent, à point nommé, tant de mal. Il est vrai que dans la funeste besogne accomplie pour la destruction de notre amour, ils sont loin de jouer un rôle égal à deux personnes qui ont pour habitude, l'une par excès de bonté et l'autre de méchanceté, de tout défaire au moment que tout allait s'arranger. Mais ces deux personnes-là nous ne leur en voulons pas comme aux inopportuns Cottard, car la dernière c'est la personne que nous aimons et la première, c'est nous-même.
Cependant comme, presque chaque fois que j'allais la voir, Mme Swann m'invitait à venir goûter avec sa fille et me disait de répondre directement à celle-ci, j'écrivais souvent à Gilberte, et dans cette correspondance je ne choisissais pas les phrases qui eussent pu, me semblait-il, la persuader, je cherchais seulement à frayer le lit le plus doux au ruissellement de mes pleurs. Car le regret comme le désir ne cherche pas à s'analyser, mais à se satisfaire ; quand on commence d'aimer, on passe le temps non à savoir ce qu'est son amour, mais à préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain. Quand on renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui à celle qui le cause l'expression qui nous paraît la plus tendre. On dit les choses qu'on éprouve le besoin de dire et que l'autre ne comprendra pas, on ne parle que pour soi-même. J'écrivais : « J'avais cru que ce ne serait pas possible. Hélas, je vois que ce n'est pas si difficile. » Je disais aussi : « Je ne vous verrai probablement plus », je le disais en continuant à me garder d'une froideur qu'elle eût pu croire affectée, et ces mots, en les écrivant, me faisaient pleurer, parce que je sentais qu'ils exprimaient non ce que j'aurais voulu croire, mais ce qui arriverait en réalité. Car à la prochaine demande de rendez-vous qu'elle me ferait adresser, j'aurais encore comme cette fois le courage de ne pas céder et, de refus en refus, j'arriverais peu à peu au moment où à force de ne plus l'avoir vue je ne désirerais pas la voir. Je pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais la douceur, de sacrifier le bonheur d'être auprès d'elle à la possibilité de lui paraître agréable un jour, un jour où, hélas ! lui paraître agréable me serait indifférent. L'hypothèse même, pourtant si peu vraisemblable, qu'en ce moment, comme elle l'avait prétendu pendant la dernière visite que je lui avais faite, elle m'aimât, que ce que je prenais pour l'ennui qu'on éprouve auprès de quelqu'un dont on est las, ne fût dû qu'à une susceptibilité jalouse, à une feinte d'indifférence analogue à la mienne, ne faisait que rendre ma résolution moins cruelle. Il me semblait alors que dans quelques années, après que nous nous serions oubliés l'un l'autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu'en ce moment j'étais en train de lui écrire n'avait été nullement sincère, elle me répondrait : « Comment, vous, vous m'aimiez ? Si vous saviez comme je l'attendais, cette lettre, comme j'espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer ! » La pensée, pendant que je lui écrivais, aussitôt rentré de chez sa mère, que j'étais peut-être en train de consommer précisément ce malentendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par le plaisir d'imaginer que j'étais aimé de Gilberte, me poussait à continuer ma lettre.
Si, au moment de quitter Mme Swann quand son « thé » finissait, je pensais à ce que j'allais écrire à sa fille, Mme Cottard, elle, en s'en allant, avait eu des pensées d'un caractère tout différent. Faisant sa « petite inspection », elle n'avait pas manqué de féliciter Mme Swann sur les meubles nouveaux, les récentes « acquisitions » remarquées dans le salon. Elle pouvait d'ailleurs y retrouver quoique en bien petit nombre quelques-uns des objets qu'Odette avait autrefois dans l'hôtel de la rue La Pérouse, notamment ses animaux en matières précieuses, ses fétiches.
Mais Mme Swann, ayant appris d'un ami qu'elle vénérait le mot « tocard » – lequel lui avait ouvert de nouveaux horizons parce qu'il désignait précisément les choses que quelques années auparavant elle avait trouvées « chic » – toutes ces choses-là successivement avaient suivi dans leur retraite le treillage doré qui servait d'appui aux chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et le papier à lettres à couronne (pour ne pas parler des louis en carton semés sur les cheminées et que, bien avant qu'elle connût Swann, un homme de goût lui avait conseillé de sacrifier). D'ailleurs dans le désordre artiste, dans le pêle-mêle d'atelier, des pièces aux murs encore peints de couleurs sombres qui les faisaient aussi différentes que possible des salons blancs que Mme Swann eut un peu plus tard, l'Extrême-Orient reculait de plus en plus devant l'invasion du XVIIIe siècle ; et les coussins que, afin que je fusse plus « confortable », Mme Swann entassait et pétrissait derrière mon dos étaient semés de bouquets Louis XV, et non plus comme autrefois de dragons chinois. Dans la chambre où on la trouvait le plus souvent et dont elle disait : « Oui, je l'aime assez, je m'y tiens beaucoup ; je ne pourrais pas vivre au milieu de choses hostiles et pompier ; c'est ici que je travaille » (sans d'ailleurs préciser si c'était à un tableau, peut-être à un livre, le goût d'en écrire commençait à venir aux femmes qui aiment à faire quelque chose et à ne pas être inutiles), elle était entourée de Saxe (aimant cette dernière sorte de porcelaine, dont elle prononçait le nom avec un accent anglais, jusqu'à dire à propos de tout : C'est joli, cela ressemble à des fleurs de Saxe) ; elle redoutait pour eux, plus encore que jadis pour ses magots et ses potiches, le toucher ignorant des domestiques auxquels elle faisait expier les transes qu'ils lui avaient données par des emportements auxquels Swann, maître si poli et doux, assistait sans en être choqué. La vue lucide de certaines infériorités n'ôte d'ailleurs rien à la tendresse ; celle-ci les fait au contraire trouver charmantes. Maintenant c'était plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu'Odette recevait ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses seins l'écume fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se prélassait, s'ébattait avec un tel air de bien-être, de rafraîchissement de la peau, et des respirations si profondes, qu'elle semblait les considérer non pas comme décoratives à la façon d'un cadre, mais comme nécessaires de la même manière que le « tub » et le « footing », pour contenter les exigences de sa physionomie et les raffinements de son hygiène. Elle avait l'habitude de dire qu'elle se passerait plus aisément de pain que d'art et de propreté, et qu'elle eût été plus triste de voir brûler La Joconde que des « foultitudes » de personnes qu'elle connaissait. Théories qui semblaient paradoxales à ses amies, mais la faisaient passer pour une femme supérieure auprès d'elles et lui valaient une fois par semaine la visite du ministre de Belgique, de sorte que dans le petit monde dont elle était le soleil, chacun eût été bien étonné si l'on avait appris qu'ailleurs, chez les Verdurin par exemple, elle passât pour bête. À cause de cette vivacité d'esprit, Mme Swann préférait la société des hommes à celle des femmes. Mais quand elle critiquait celles-ci c'était toujours en cocotte, signalant en elles les défauts qui pouvaient leur nuire auprès des hommes, de grosses attaches, un vilain teint, pas d'orthographe, des poils aux jambes, une odeur pestilentielle, de faux sourcils. Pour telle au contraire qui lui avait jadis montré de l'indulgence et de l'amabilité, elle était plus tendre, surtout si celle-là était malheureuse. Elle la défendait avec adresse et disait : « On est injuste pour elle, car c'est une gentille femme, je vous assure. »
Ce n'était pas seulement l'ameublement du salon d'Odette, c'était Odette elle-même que Mme Cottard et tous ceux qui avaient fréquenté Mme de Crécy auraient eu peine s'ils ne l'avaient pas vue depuis longtemps à reconnaître. Elle semblait avoir tant d'années de moins qu'autrefois ! Sans doute, cela tenait en partie à ce qu'elle avait engraissé, et devenue mieux portante, avait l'air plus calme, frais, reposé et d'autre part à ce que les coiffures nouvelles, aux cheveux lissés, donnaient plus d'extension à son visage qu'une poudre rose animait, et où ses yeux et son profil, jadis trop saillants, semblaient maintenant résorbés. Mais une autre raison de ce changement consistait en ceci que, arrivée au milieu de la vie, Odette s'était enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un « caractère » immuable, un « genre de beauté », et sur ses traits décousus – qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant à la moindre fatigue pour un instant des années, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant – avait appliqué ce type fixe, comme une jeunesse immortelle.
Swann avait dans sa chambre, au lieu des belles photographies qu'on faisait maintenant de sa femme, et où la même expression énigmatique et victorieuse laissait reconnaître, quels que fussent la robe et le chapeau, sa silhouette et son visage triomphants, un petit daguerréotype ancien tout simple, antérieur à ce type, et duquel la jeunesse et la beauté d'Odette, non encore trouvées par elle, semblaient absentes. Mais sans doute Swann, fidèle ou revenu à une conception différente, goûtait-il dans la jeune femme grêle aux yeux pensifs, aux traits las, à l'attitude suspendue entre la marche et l'immobilité, une grâce plus botticellienne. Il aimait encore en effet à voir en sa femme un Botticelli. Odette qui au contraire cherchait non à faire ressortir, mais à compenser, à dissimuler ce qui, en elle-même, ne lui plaisait pas, ce qui était peut-être, pour un artiste, son « caractère », mais que comme femme elle trouvait des défauts, ne voulait pas entendre parler de ce peintre. Swann possédait une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu'il avait achetée parce que c'était exactement celle de la Vierge du Magnificat. Mais Mme Swann ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa son mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de bluets, de myosotis et de campanules d'après la Primavera du Printemps. Parfois, le soir, quand elle était fatiguée, il me faisait remarquer tout bas comme elle donnait sans s'en rendre compte à ses mains pensives, le mouvement délié, un peu tourmenté de la Vierge qui trempe sa plume dans l'encrier que lui tend l'ange, avant d'écrire sur le livre saint où est déjà tracé le mot « Magnificat ». Mais il ajoutait : « Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu'elle le sût pour qu'elle fît autrement. »
Sauf à ces moments d'involontaire fléchissement où Swann essayait de retrouver la mélancolique cadence botticellienne, le corps d'Odette était maintenant découpé en une seule silhouette, cernée tout entière par une « ligne » qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants factices, les lacis, l'éparpillement composite des modes d'autrefois, mais qui aussi, là où c'était l'anatomie qui se trompait en faisant des détours inutiles en deçà ou au-delà du tracé idéal, savait rectifier d'un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair que des étoffes. Les coussins, le « strapontin » de l'affreuse « tournure » avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui, dépassant la jupe et raidis par des baleines avaient ajouté si longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l'air d'être composée de pièces disparates qu'aucune individualité ne reliait. La verticale des « effilés » et la courbe des ruches avaient cédé la place à l'inflexion d'un corps qui faisait palpiter la soie comme la sirène bat l'onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu'il s'était dégagé, comme une forme organisée et vivante, du long chaos et de l'enveloppement nébuleux des modes détrônées. Mais Mme Swann cependant avait voulu, avait su garder un vestige de certaines d'entre elles, au milieu même de celles qui les avaient remplacées. Quand le soir, ne pouvant travailler et étant assuré que Gilberte était au théâtre avec des amies, j'allais à l'improviste chez ses parents, je trouvais souvent Mme Swann dans quelque élégant déshabillé dont la jupe, d'un de ces beaux tons sombres, rouge foncé ou orange qui avaient l'air d'avoir une signification particulière parce qu'ils n'étaient plus à la mode, était obliquement traversée d'une rampe ajourée et large de dentelle noire qui faisait penser aux volants d'autrefois. Quand par un jour encore froid de printemps, elle m'avait, avant ma brouille avec sa fille, emmené au jardin d'Acclimatation, sous sa veste qu'elle entrouvrait plus ou moins selon qu'elle se réchauffait en marchant, le « dépassant » en dents de scie de sa chemisette avait l'air du revers entrevu de quelque gilet absent, pareil à l'un de ceux qu'elle avait portés quelques années plus tôt et dont elle aimait que les bords eussent ce léger déchiquetage ; et sa cravate – de cet « écossais » auquel elle était restée fidèle, mais en adoucissant tellement les tons (le rouge devenu rose et le bleu, lilas) que l'on aurait presque cru à un de ces taffetas gorge de pigeon qui étaient la dernière nouveauté – était nouée de telle façon sous son menton, sans qu'on pût voir où elle était attachée, qu'on pensait invinciblement à ces « brides » de chapeaux qui ne se portaient plus. Pour peu qu'elle sût « durer » encore quelque temps ainsi, les jeunes gens, essayant de comprendre ses toilettes, diraient : « Madame Swann, n'est-ce pas, c'est toute une époque ? » Comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles, parfois une tendance aussitôt réprimée au « saute en barque » et jusqu'à une allusion lointaine et vague au « suivez-moi jeune homme », faisaient circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d'autres plus anciennes qu'on n'aurait pu y trouver effectivement réalisées par la couturière ou la modiste, mais auxquelles on pensait sans cesse, et enveloppaient Mme Swann de quelque chose de noble – peut-être parce que l'inutilité même de ces atours faisait qu'ils semblaient répondre à un but plus qu'utilitaire, peut-être à cause du vestige conservé des années passées, ou encore d'une sorte d'individualité vestimentaire, particulière à cette femme, et qui donnait à ses mises les plus différentes un même air de famille. On sentait qu'elle ne s'habillait pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps ; elle était entourée de sa toilette comme de l'appareil délicat et spiritualisé d'une civilisation.
Quand Gilberte qui d'habitude donnait ses goûters le jour où recevait sa mère, devait au contraire être absente et qu'à cause de cela je pouvais aller au « Choufleury » de Mme Swann, je la trouvais vêtue de quelque belle robe, certaines en taffetas, d'autres en faille, ou en velours, ou en crêpe de Chine, ou en satin, ou en soie, et qui non point lâches comme les déshabillés qu'elle revêtait ordinairement à la maison, mais combinées comme pour la sortie au dehors, donnaient cet après-midi-là à son oisiveté chez elle quelque chose d'alerte et d'agissant. Et sans doute la simplicité hardie de leur coupe, était bien appropriée à sa taille et à ses mouvements dont les manches avaient l'air d'être la couleur, changeante selon les jours ; on aurait dit qu'il y avait soudain de la décision dans le velours bleu, une humeur facile dans le taffetas blanc, et qu'une sorte de réserve suprême et pleine de distinction dans la façon d'avancer le bras avait, pour devenir visible, revêtu l'apparence, brillante du sourire des grands sacrifices, du crêpe de Chine noir. Mais en même temps à ces robes si vives la complication des « garnitures » sans utilité pratique, sans raison d'être visible, ajoutait quelque chose de désintéressé, de pensif, de secret, qui s'accordait à la mélancolie que Mme Swann gardait toujours au moins dans la cernure de ses yeux et les phalanges de ses mains. Sous la profusion des porte-bonheur en saphir, des trèfles à quatre feuilles d'émail, des médailles d'argent, des médaillons d'or, des amulettes de turquoise, des chaînettes de rubis, des châtaignes de topaze, il y avait dans la robe elle-même tel dessin colorié poursuivant sur un empiècement rapporté son existence antérieure, telle rangée de petits boutons de satin qui ne boutonnaient rien et ne pouvaient pas se déboutonner, une soutache cherchant à faire plaisir avec la minutie, la discrétion d'un rappel délicat, lesquels, tout autant que les bijoux, avaient l'air – n'ayant sans cela aucune justification possible – de déceler une intention, d'être un gage de tendresse, de retenir une confidence, de répondre à une superstition, de garder le souvenir d'une guérison, d'un voeu, d'un amour ou d'une philippine. Et parfois, dans le velours bleu du corsage un soupçon de crevé Henri II, dans la robe de satin noir un léger renflement qui soit aux manches, près des épaules, faisaient penser aux « gigots » 1830, soit au contraire sous la jupe aux « paniers » Louis XV, donnaient à la robe un air imperceptible d'être un costume et en insinuant sous la vie présente comme une réminiscence indiscernable du passé, mêlaient à la personne de Mme Swann le charme de certaines héroïnes historiques ou romanesques. Et si je le lui faisais remarquer : « Je ne joue pas au golf comme plusieurs de mes amies, disait-elle. Je n'aurais aucune excuse à être, comme elles, vêtue de sweaters. »
Dans la confusion du salon, revenant de reconduire une visite, ou prenant une assiette de gâteaux pour les offrir à une autre, Mme Swann en passant près de moi, me prenait une seconde à part : « Je suis spécialement chargée par Gilberte de vous inviter à déjeuner pour après-demain. Comme je n'étais pas certaine de vous voir, j'allais vous écrire si vous n'étiez pas venu. » Je continuais à résister. Et cette résistance me coûtait de moins en moins, parce qu'on a beau aimer le poison qui vous fait du mal, quand on en est privé par quelque nécessité depuis déjà un certain temps, on ne peut pas ne pas attacher quelque prix au repos qu'on ne connaissait plus, à l'absence d'émotions et de souffrances. Si l'on n'est pas tout à fait sincère en se disant qu'on ne voudra jamais revoir celle qu'on aime, on ne le serait pas non plus en disant qu'on veut la revoir. Car, sans doute, on ne peut supporter son absence qu'en se la promettant courte, en pensant au jour où on se retrouvera, mais d'autre part on sent à quel point ces rêves quotidiens d'une réunion prochaine et sans cesse ajournée sont moins douloureux que ne serait une entrevue qui pourrait être suivie de jalousie, de sorte que la nouvelle qu'on va revoir celle qu'on aime donnerait une commotion peu agréable. Ce qu'on recule maintenant de jour en jour, ce n'est plus la fin de l'intolérable anxiété causée par la séparation, c'est le recommencement redouté d'émotions sans issue. Comme à une telle entrevue on préfère le souvenir docile, qu'on complète à son gré de rêveries où celle qui, dans la réalité, ne vous aime pas, vous fait au contraire, des déclarations, quand vous êtes tout seul ! Ce souvenir qu'on peut arriver en y mêlant peu à peu beaucoup de ce qu'on désire à rendre aussi doux qu'on veut, comme on le préfère à l'entretien ajourné où on aurait affaire à un être à qui on ne dicterait plus à son gré les paroles qu'on désire, mais dont on subirait les nouvelles froideurs, les violences inattendues ! Nous savons tous, quand nous n'aimons plus, que l'oubli, même le souvenir vague ne causent pas tant de souffrances que l'amour malheureux. C'est d'un tel oubli anticipé que je préférais, sans me l'avouer, la reposante douceur.
D'ailleurs, ce qu'une telle cure de détachement psychique et d'isolement peut avoir de pénible, le devient de moins en moins pour une autre raison, c'est qu'elle affaiblit, en attendant de la guérir, cette idée fixe qu'est un amour. Le mien était encore assez fort pour que je tinsse à reconquérir tout mon prestige aux yeux de Gilberte, lequel, par ma séparation volontaire, devait, me semblait-il, grandir progressivement, de sorte que chacune de ces calmes et tristes journées où je ne la voyais pas, venant chacune après l'autre, sans interruption, sans prescription (quand un fâcheux ne se mêlait pas de mes affaires), était une journée non pas perdue, mais gagnée. Inutilement gagnée peut-être, car bientôt on pourrait me déclarer guéri. La résignation, modalité de l'habitude, permet à certaines forces de s'accroître indéfiniment. Celles, si infimes, que j'avais pour supporter mon chagrin, le premier soir de ma brouille avec Gilberte, avaient été portées depuis lors à une puissance incalculable. Seulement la tendance de tout ce qui existe à se prolonger, est parfois coupée de brusques impulsions auxquelles nous nous concédons avec d'autant moins de scrupules de nous laisser aller que nous savons pendant combien de jours, de mois, nous avons su, nous saurions encore, nous priver. Et souvent, c'est quand la bourse où l'on épargne va être pleine qu'on la vide tout d'un coup, c'est sans attendre le résultat du traitement et quand déjà on s'est habitué à lui, qu'on le cesse. Et un jour où Mme Swann me redisait ses habituelles paroles sur le plaisir que Gilberte aurait à me voir, mettant ainsi le bonheur dont je me privais déjà depuis si longtemps comme à la portée de ma main, je fus bouleversé en comprenant qu'il était encore possible de le goûter ; et j'eus peine à attendre le lendemain ; je venais de me résoudre à aller surprendre Gilberte avant son dîner.
Ce qui m'aida à patienter tout l'espace d'une journée fut un projet que je fis. Du moment que tout était oublié, que j'étais réconcilié avec Gilberte, je ne voulais plus la voir qu'en amoureux. Tous les jours, elle recevrait de moi les plus belles fleurs qui fussent. Et si Mme Swann, bien qu'elle n'eût pas le droit d'être une mère trop sévère, ne me permettait pas des envois de fleurs quotidiens, je trouverais des cadeaux plus précieux et moins fréquents. Mes parents ne me donnaient pas assez d'argent pour acheter des choses chères. Je songeai à une grande potiche de vieux Chine qui me venait de ma tante Léonie et dont maman prédisait chaque jour que Françoise allait venir en lui disant : « À s'est décollée » et qu'il n'en resterait rien. Dans ces conditions n'était-il pas plus sage de la vendre, de la vendre pour pouvoir faire tout le plaisir que je voudrais à Gilberte ? Il me semblait que je pourrais bien en tirer mille francs. Je la fis envelopper, l'habitude m'avait empêché de jamais la voir ; m'en séparer eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa connaissance. Je l'emportai avec moi avant d'aller chez les Swann, et en donnant leur adresse au cocher, je lui dis de prendre par les Champs-Élysées, au coin desquels était le magasin d'un grand marchand de chinoiseries que connaissait mon père. À ma grande surprise, il m'offrit séance tenante de la potiche non pas mille, mais dix mille francs. Je pris ces billets avec ravissement ; pendant toute une année, je pourrais combler chaque jour Gilberte de roses et de lilas. Quand je fus remonté dans la voiture en quittant le marchand, le cocher, tout naturellement, comme les Swann demeuraient près du Bois, se trouva, au lieu du chemin habituel, descendre l'avenue des Champs-Élysées. Il avait déjà dépassé le coin de la rue de Berri, quand, dans le crépuscule, je crus reconnaître, très près de la maison des Swann, mais allant dans la direction inverse et s'en éloignant, Gilberte qui marchait lentement, quoique d'un pas délibéré, à côté d'un jeune homme avec qui elle causait et duquel je ne pus distinguer le visage. Je me soulevai dans la voiture, voulant faire arrêter, puis j'hésitai. Les deux promeneurs étaient déjà un peu loin, et les deux lignes douces et parallèles que traçait leur lente promenade allaient s'estompant dans l'ombre élyséenne. Bientôt j'arrivai devant la maison de Gilberte. Je fus reçu par Mme Swann : « Oh ! elle va être désolée, me dit-elle, je ne sais pas comment elle n'est pas là. Elle a eu très chaud tantôt à un cours, elle m'a dit qu'elle voulait aller prendre un peu l'air avec une de ses amies. – Je crois que je l'ai aperçue avenue des Champs-Élysées. – Je ne pense pas que ce fût elle. En tous cas, ne le dites pas à son père, il n'aime pas qu'elle sorte à ces heures-là. Good evening. » Je partis, dis au cocher de reprendre le même chemin, mais ne retrouvai pas les deux promeneurs. Où avaient-ils été ? Que se disaient-ils dans le soir, de cet air confidentiel ?
Je rentrai, tenant avec désespoir les dix mille francs inespérés qui avaient dû me permettre de faire tant de petits plaisirs à cette Gilberte que, maintenant, j'étais décidé à ne plus revoir. Sans doute, cet arrêt chez le marchand de chinoiseries m'avait réjoui en me faisant espérer que je ne verrais plus jamais mon amie que contente de moi et reconnaissante. Mais si je n'avais pas fait cet arrêt, si la voiture n'avait pas pris par l'avenue des Champs-Élysées, je n'eusse pas rencontré Gilberte et ce jeune homme. Ainsi un même fait porte des rameaux opposites et le malheur qu'il engendre annule le bonheur qu'il avait causé. Il m'était arrivé le contraire de ce qui se produit si fréquemment. On désire une joie, et le moyen matériel de l'atteindre fait défaut. « Il est triste, a dit La Bruyère, d'aimer sans une grande fortune. » Il ne reste plus qu'à essayer d'anéantir peu à peu le désir de cette joie. Pour moi, au contraire, le moyen matériel avait été obtenu, mais, au même moment, sinon par un effet logique, du moins par une conséquence fortuite de cette réussite première, la joie avait été dérobée. Il semble, d'ailleurs, qu'elle doive nous l'être toujours. D'ordinaire, il est vrai, pas dans la même soirée où nous avons acquis ce qui la rend possible. Le plus souvent nous continuons de nous évertuer et d'espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être surmontées, être vaincues, la nature transporte la lutte du dehors au dedans et fait peu à peu changer assez notre coeur pour qu'il désire autre chose que ce qu'il va posséder. Et si la péripétie a été si rapide que notre coeur n'a pas eu le temps de changer, la nature ne désespère pas pour cela de nous vaincre, d'une manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais aussi efficace. C'est alors à la dernière seconde que la possession du bonheur nous est enlevée, ou plutôt c'est cette possession même que par une ruse diabolique la nature charge de détruire le bonheur. Ayant échoué dans tout ce qui était du domaine des faits et de la vie, c'est une impossibilité dernière, l'impossibilité psychologique du bonheur que la nature crée. Le phénomène du bonheur ne se produit pas ou donne lieu aux réactions les plus amères.
Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient plus à rien. Je les dépensai du reste encore plus vite que si j'eusse envoyé tous les jours des fleurs à Gilberte, car quand le soir venait, j'étais si malheureux que je ne pouvais rester chez moi et allais pleurer dans les bras de femmes que je n'aimais pas. Quant à chercher à faire un plaisir quelconque à Gilberte, je ne le souhaitais plus ; maintenant retourner dans la maison de Gilberte n'eût pu que me faire souffrir. Même revoir Gilberte qui m'eût été si délicieux la veille ne m'eût plus suffi. Car j'aurais été inquiet tout le temps où je n'aurais pas été près d'elle. C'est ce qui fait qu'une femme par toute nouvelle souffrance qu'elle nous inflige, souvent sans le savoir, augmente son pouvoir sur nous, mais aussi nos exigences envers elle. Par ce mal qu'elle nous a fait, la femme nous cerne de plus en plus, redouble nos chaînes, mais aussi celles dont il nous aurait jusque-là semblé suffisant de la garrotter pour que nous nous sentions tranquilles. La veille encore, si je n'avais pas cru ennuyer Gilberte, je me serais contenté de réclamer de rares entrevues, lesquelles maintenant ne m'eussent plus contenté et que j'eusse remplacées par bien d'autres conditions. Car en amour, au contraire de ce qui se passe après les combats, on les fait plus dures, on ne cesse de les aggraver, plus on est vaincu, si toutefois on est en situation de les imposer. Ce n'était pas mon cas à l'égard de Gilberte. Aussi je préférai d'abord ne pas retourner chez sa mère. Je continuais bien à me dire que Gilberte ne m'aimait pas, que je le savais depuis assez longtemps, que je pouvais la revoir si je voulais, et, si je ne le voulais pas, l'oublier à la longue. Mais ces idées, comme un remède qui n'agit pas contre certaines affections, étaient sans aucune espèce de pouvoir efficace contre ces deux lignes parallèles que je revoyais de temps à autre, de Gilberte et du jeune homme s'enfonçant à petits pas dans l'avenue des Champs-Élysées. C'était un mal nouveau, qui lui aussi finirait par s'user, c'était une image qui un jour se présenterait à mon esprit entièrement décantée de tout ce qu'elle contenait de nocif, comme ces poisons mortels qu'on manie sans danger, comme un peu de dynamite à quoi on peut allumer sa cigarette sans crainte d'explosion. En attendant, il y avait en moi une autre force qui luttait de toute sa puissance contre cette force malsaine qui me représentait sans changement la promenade de Gilberte dans le crépuscule : pour briser les assauts renouvelés de ma mémoire, travaillait utilement en sens inverse mon imagination. La première de ces deux forces, certes, continuait à me montrer ces deux promeneurs de l'avenue des Champs-Élysées, et m'offrait d'autres images désagréables, tirées du passé, par exemple Gilberte haussant les épaules quand sa mère lui demandait de rester avec moi. Mais la seconde force travaillant sur le canevas de mes espérances, dessinait un avenir bien plus complaisamment développé que ce pauvre passé en somme si restreint. Pour une minute où je revoyais Gilberte maussade, combien n'y en avait-il pas où je combinais une démarche qu'elle ferait faire pour notre réconciliation, pour nos fiançailles peut-être ! Il est vrai que cette force que l'imagination dirigeait vers l'avenir, elle la puisait malgré tout dans le passé. Au fur et à mesure que s'effacerait mon ennui que Gilberte eût haussé les épaules, diminuerait aussi le souvenir de son charme, souvenir qui me faisait souhaiter qu'elle revînt vers moi. Mais j'étais encore bien loin de cette mort du passé. J'aimais toujours celle qu'il est vrai que je croyais détester. Mais chaque fois qu'on me trouvait bien coiffé, ayant bonne mine, j'aurais voulu qu'elle fût là. J'étais irrité du désir que beaucoup de gens manifestèrent à cette époque de me recevoir et chez lesquels je refusai d'aller. Il y eut une scène à la maison parce que je n'accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il devait y avoir les Bontemps avec leur nièce Albertine, petite jeune fille presque encore enfant. Les différentes périodes de notre vie se chevauchent ainsi l'une l'autre. On refuse dédaigneusement, à cause de ce qu'on aime et qui vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est égal aujourd'hui, qu'on aimera demain, qu'on aurait peut-être pu, si on avait consenti à le voir, aimer plus tôt, et qui eût ainsi abrégé vos souffrances actuelles, pour les remplacer il est vrai par d'autres. Les miennes allaient se modifiant. J'avais l'étonnement d'apercevoir au fond de moi-même, un jour un sentiment, le jour suivant un autre, généralement inspirés par telle espérance ou telle crainte relatives à Gilberte. À la Gilberte que je portais en moi. J'aurais dû me dire que l'autre, la réelle, était peut-être entièrement différente de celle-là, ignorait tous les regrets que je lui prêtais, pensait probablement beaucoup moins à moi non seulement que moi à elle, mais que je ne la faisais elle-même penser à moi quand j'étais seul en tête à tête avec ma Gilberte fictive, cherchais quelles pouvaient être ses vraies intentions à mon égard et l'imaginais ainsi, son attention toujours tournée vers moi.
Pendant ces périodes où, tout en s'affaiblissant, persiste le chagrin, il faut distinguer entre celui que nous cause la pensée constante de la personne elle-même, et celui que raniment certains souvenirs, telle phrase méchante dite, tel verbe employé dans une lettre qu'on a reçue. En réservant de décrire à l'occasion d'un amour ultérieur les formes diverses du chagrin, disons que de ces deux-là, la première est infiniment moins cruelle que la seconde. Cela tient à ce que notre notion de la personne vivant toujours en nous, y est embellie de l'auréole que nous ne tardons pas à lui rendre, et s'empreint sinon des douceurs fréquentes de l'espoir, tout au moins du calme d'une tristesse permanente. (D'ailleurs, il est à remarquer que l'image d'une personne qui nous fait souffrir tient peu de place dans ces complications qui aggravent un chagrin d'amour, le prolongent et l'empêchent de guérir, comme dans certaines maladies la cause est hors de proportions avec la fièvre consécutive et la lenteur à entrer en convalescence.) Mais si l'idée de la personne que nous aimons reçoit le reflet d'une intelligence généralement optimiste, il n'en est pas de même de ces souvenirs particuliers, de ces propos méchants, de cette lettre hostile (je n'en reçus qu'une seule qui le fût, de Gilberte), on dirait que la personne elle-même réside dans ces fragments pourtant si restreints, et portée à une puissance qu'elle est bien loin d'avoir dans l'idée habituelle que nous formons d'elle tout entière. C'est que la lettre nous ne l'avons pas, comme l'image de l'être aimé, contemplée dans le calme mélancolique du regret ; nous l'avons lue, dévorée, dans l'angoisse affreuse dont nous étreignait un malheur inattendu. La formation de cette sorte de chagrins est autre ; ils nous viennent du dehors et c'est par le chemin de la plus cruelle souffrance qu'ils sont allés jusqu'à notre coeur. L'image de notre amie que nous croyons ancienne, authentique, a été en réalité refaite par nous bien des fois. Le souvenir cruel, lui, n'est pas contemporain de cette image restaurée, il est d'un autre âge, il est un des rares témoins d'un monstrueux passé. Mais comme ce passé continue à exister, sauf en nous à qui il a plu de lui substituer un merveilleux âge d'or, un paradis où tout le monde sera réconcilié, ces souvenirs, ces lettres sont un rappel à la réalité et devraient nous faire sentir par le brusque mal qu'ils nous font, combien nous nous sommes éloignés d'elle dans les folles espérances de notre attente quotidienne. Ce n'est pas que cette réalité doive toujours rester la même bien que cela arrive parfois. Il y a dans notre vie bien des femmes que nous n'avons jamais cherché à revoir et qui ont tout naturellement répondu à notre silence nullement voulu par un silence pareil. Seulement celles-là, comme nous ne les aimions pas, nous n'avons pas compté les années passées loin d'elles, et cet exemple qui l'infirmerait est négligé par nous quand nous raisonnons sur l'efficacité de l'isolement, comme le sont, par ceux qui croient aux pressentiments, tous les cas où les leurs ne furent pas vérifiés.
Mais enfin l'éloignement peut être efficace. Le désir, l'appétit de nous revoir finissent par renaître dans le coeur qui actuellement nous méconnaît. Seulement il y faut du temps. Or, nos exigences en ce qui concerne le temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées par le coeur pour changer. D'abord, du temps, c'est précisément ce que nous accordons le moins aisément, car notre souffrance est cruelle et nous sommes pressés de la voir finir. Ensuite, ce temps dont l'autre coeur aura besoin pour changer, le nôtre s'en servira pour changer lui aussi, de sorte que quand le but que nous nous proposions deviendra accessible, il aura cessé d'être un but pour nous. D'ailleurs, l'idée même qu'il sera accessible, qu'il n'est pas de bonheur que, lorsqu'il ne sera plus un bonheur pour nous, nous ne finissions par atteindre, cette idée comporte une part, mais une part seulement de vérité. Il nous échoit quand nous y sommes devenus indifférents. Mais précisément cette indifférence nous a rendus moins exigeants et nous permet de croire rétrospectivement qu'il nous eût ravis à une époque où il nous eût peut-être semblé fort incomplet. On n'est pas très difficile ni très bon juge sur ce dont on ne se soucie point. L'amabilité d'un être que nous n'aimons plus et qui semble encore excessive à notre indifférence eût peut-être été bien loin de suffire à notre amour. Ces tendres paroles, cette offre d'un rendez-vous, nous pensons au plaisir qu'elles nous auraient causé, non à toutes celles dont nous les aurions voulu voir immédiatement suivies et que par cette avidité nous aurions peut-être empêché de se produire. De sorte qu'il n'est pas certain que le bonheur survenu trop tard, quand on ne peut plus en jouir, quand on n'aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le manque nous rendit jadis si malheureux. Une seule personne pourrait en décider, notre moi d'alors ; il n'est plus là ; et sans doute suffirait-il qu'il revînt pour que, identique ou non, le bonheur s'évanouît.
En attendant ces réalisations après coup d'un rêve auquel je ne tiendrais plus, à force d'inventer, comme au temps où je connaissais à peine Gilberte, des paroles, des lettres où elle implorait mon pardon, avouait n'avoir jamais aimé que moi et demandait à m'épouser, une série de douces images incessamment recréées finirent par prendre plus de place dans mon esprit que la vision de Gilberte et du jeune homme, laquelle n'était plus alimentée par rien. Je serais peut-être dès lors retourné chez Mme Swann sans un rêve que je fis et où un de mes amis, lequel n'était pourtant pas de ceux que je me connaissais, agissait envers moi, avec la plus grande fausseté et croyait à la mienne. Brusquement réveillé par la souffrance que venait de me causer ce rêve et voyant qu'elle persistait, je repensai à lui, cherchai à me rappeler quel était l'ami que j'avais vu en dormant et dont le nom espagnol n'était déjà plus distinct. À la fois Joseph et Pharaon, je me mis à interpréter mon rêve. Je savais que dans beaucoup d'entre eux il ne faut tenir compte ni de l'apparence des personnes, lesquelles peuvent être déguisées et avoir interchangé leurs visages, comme ces saints mutilés des cathédrales que des archéologues ignorants ont refaits, en mettant sur le corps de l'un la tête de l'autre, et en mêlant les attributs et les noms. Ceux que les êtres portent dans un rêve peuvent nous abuser. La personne que nous aimons doit y être reconnue seulement à la force de la douleur éprouvée. La mienne m'apprit que devenue pendant mon sommeil un jeune homme, la personne dont la fausseté récente me faisait encore mal était Gilberte. Je me rappelai alors que, la dernière fois que je l'avais vue, le jour où sa mère l'avait empêchée d'aller à une matinée de danse, elle avait soit sincèrement, soit en le feignant, refusé tout en riant d'une façon étrange, de croire à mes bonnes intentions pour elle.
Par association, ce souvenir en ramena un autre dans ma mémoire. Longtemps auparavant, ç'avait été Swann qui n'avait pas voulu croire à ma sincérité, ni que je fusse un bon ami pour Gilberte. Inutilement je lui avais écrit, Gilberte m'avait rapporté ma lettre et me l'avait rendue avec le même rire incompréhensible. Elle ne me l'avait pas rendue tout de suite, je me rappelai toute la scène derrière le massif de lauriers. On devient moral dès qu'on est malheureux. L'antipathie actuelle de Gilberte pour moi me sembla comme un châtiment infligé par la vie à cause de la conduite que j'avais eue ce jour-là. Les châtiments on croit les éviter, parce qu'on fait attention aux voitures en traversant, qu'on évite les dangers. Mais il en est d'internes. L'accident vient du côté auquel on ne songeait pas, du dedans, du coeur. Les mots de Gilberte : « Si vous voulez, continuons à lutter » me firent horreur. Je l'imaginai telle, chez elle peut-être, dans la lingerie, avec le jeune homme que j'avais vu l'accompagnant dans l'avenue des Champs-Élysées. Ainsi, autant que (il y avait quelque temps) de croire que j'étais tranquillement installé dans le bonheur, j'avais été insensé, maintenant que j'avais renoncé à être heureux, de tenir pour assuré que du moins j'étais devenu, je pourrais rester calme. Car tant que notre coeur enferme d'une façon permanente l'image d'un autre être, ce n'est pas seulement notre bonheur qui peut à tout moment être détruit ; quand ce bonheur est évanoui, quand nous avons souffert, puis, que nous avons réussi à endormir notre souffrance, ce qui est aussi trompeur et précaire qu'avait été le bonheur même, c'est le calme. Le mien finit par revenir, car ce qui, modifiant notre état moral, nos désirs, est entré, à la faveur d'un rêve, dans notre esprit, cela aussi peu à peu se dissipe, la permanence et la durée ne sont promises à rien, pas même à la douleur. D'ailleurs, ceux qui souffrent par l'amour sont, comme on dit de certains malades, leur propre médecin. Comme il ne peut leur venir de consolation que de l'être qui cause leur douleur et que cette douleur est une émanation de lui, c'est en elle qu'ils finissent par trouver un remède. Elle le leur découvre elle-même à un moment donné, car au fur et à mesure qu'ils la retournent en eux, cette douleur leur montre un autre aspect de la personne regrettée, tantôt si haïssable qu'on n'a même plus le désir de la revoir parce qu'avant de se plaire avec elle il faudrait la faire souffrir, tantôt si douce que la douceur qu'on lui prête on lui en fait un mérite et on en tire une raison d'espérer. Mais la souffrance qui s'était renouvelée en moi eut beau finir par s'apaiser, je ne voulus plus retourner que rarement chez Mme Swann. C'est d'abord que chez ceux qui aiment et sont abandonnés, le sentiment d'attente – même d'attente inavouée – dans lequel ils vivent se transforme de lui-même, et bien qu'en apparence identique, fait succéder à un premier état, un second exactement contraire. Le premier était la suite, le reflet des incidents douloureux qui nous avaient bouleversés. L'attente de ce qui pourrait se produire est mêlée d'effroi, d'autant plus que nous désirons à ce moment-là, si rien de nouveau ne nous vient du côté de celle que nous aimons, agir nous-mêmes, et nous ne savons trop quel sera le succès d'une démarche après laquelle il ne sera peut-être plus possible d'en entamer d'autre. Mais bientôt, sans que nous nous en rendions compte, notre attente qui continue est déterminée, nous l'avons vu, non plus par le souvenir du passé que nous avons subi, mais par l'espérance d'un avenir imaginaire. Dès lors, elle est presque agréable. Puis la première, en durant un peu, nous a habitués à vivre dans l'expectative. La souffrance que nous avons éprouvée durant nos derniers rendez-vous, survit encore en nous, mais déjà ensommeillée. Nous ne sommes pas trop pressés de la renouveler, d'autant plus que nous ne voyons pas bien ce que nous demanderions maintenant. La possession d'un peu plus de la femme que nous aimons ne ferait que nous rendre plus nécessaire ce que nous ne possédons pas, et qui resterait malgré tout, nos besoins naissant de nos satisfactions, quelque chose d'irréductible.
Enfin une dernière raison s'ajouta plus tard à celle-ci pour me faire cesser complètement mes visites à Mme Swann. Cette raison, plus tardive, n'était pas que j'eusse encore oublié Gilberte, mais de tâcher de l'oublier plus vite. Sans doute, depuis que ma grande souffrance était finie, mes visites chez Mme Swann étaient redevenues pour ce qui me restait de tristesse, le calmant et la distraction qui m'avaient été si précieux au début. Mais la raison de l'efficacité du premier faisait aussi l'inconvénient de la seconde, à savoir qu'à ces visites le souvenir de Gilberte était intimement mêlé. La distraction ne m'eût été utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que la présence de Gilberte n'alimentait plus, des pensées, des intérêts, des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien. Ces états de conscience auxquels l'être qu'on aime reste étranger occupent alors une place qui, si petite qu'elle soit d'abord est autant de retranché à l'amour qui occupait l'âme tout entière. Il faut chercher à nourrir, à faire croître ces pensées, cependant que décline le sentiment qui n'est plus qu'un souvenir, de façon que les éléments nouveaux introduits dans l'esprit lui disputent, lui arrachent une part de plus en plus grande de l'âme, et finalement la lui dérobent toute. Je me rendais compte que c'était la seule manière de tuer un amour et j'étais encore assez jeune, assez courageux pour entreprendre de le faire, pour assumer la plus cruelle des douleurs qui naît de la certitude que, quelque temps qu'on doive y mettre, on réussira. La raison que je donnais maintenant dans mes lettres à Gilberte, de mon refus de la voir, c'était une allusion à quelque mystérieux malentendu, parfaitement fictif, qu'il y aurait eu entre elle et moi et sur lequel j'avais espéré d'abord que Gilberte me demanderait des explications. Mais, en fait jamais, même dans les relations les plus insignifiantes de la vie, un éclaircissement n'est sollicité par un correspondant qui sait qu'une phrase obscure, mensongère, incriminatrice, est mise à dessein pour qu'il proteste, et qui est trop heureux de sentir par là qu'il possède – et de garder – la maîtrise et l'initiative des opérations. À plus forte raison en est-il de même dans des relations plus tendres, où l'amour a tant d'éloquence, l'indifférence si peu de curiosité. Gilberte n'ayant pas mis en doute ni cherché à connaître ce malentendu, il devint pour moi quelque chose de réel auquel je me référais dans chaque lettre. Et il y a dans ces situations prises à faux, dans l'affectation de la froideur, un sortilège qui vous y fait persévérer. À force d'écrire : « Depuis que nos coeurs sont désunis » pour que Gilberte me répondît : « Mais ils ne le sont pas, expliquons-nous », j'avais fini par me persuader qu'ils l'étaient. En répétant toujours : « La vie a pu changer pour nous, elle n'effacera pas le sentiment que nous eûmes », par désir de m'entendre dire enfin : « Mais il n'y a rien de changé, ce sentiment est plus fort que jamais », je vivais avec l'idée que la vie avait changé en effet, que nous garderions le souvenir du sentiment qui n'était plus, comme certains nerveux pour avoir simulé une maladie finissent par rester toujours malades. Maintenant chaque fois que j'avais à écrire à Gilberte, je me reportais à ce changement imaginé et dont l'existence désormais tacitement reconnue par le silence qu'elle gardait à ce sujet dans ses réponses, subsisterait entre nous. Puis Gilberte cessa de s'en tenir à la prétérition. Elle-même adopta mon point de vue ; et, comme dans les toasts officiels où le chef d'État qui est reçu reprend à peu près les mêmes expressions dont vient d'user le chef d'État qui le reçoit, chaque fois que j'écrivais à Gilberte : « La vie a pu nous séparer, le souvenir du temps où nous nous connûmes durera », elle ne manqua pas de répondre : « La vie a pu nous séparer, elle ne pourra nous faire oublier les bonnes heures qui nous seront toujours chères » (nous aurions été bien embarrassés de dire pourquoi « la vie » nous avait séparés, quel changement s'était produit). Je ne souffrais plus trop. Pourtant un jour où je lui disais dans une lettre que j'avais appris la mort de notre vieille marchande de sucre d'orge des Champs-Élysées, comme je venais d'écrire ces mots : « J'ai pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela a remué bien des souvenirs », je ne pus m'empêcher de fondre en larmes en voyant que je parlais au passé, et comme s'il s'agissait d'un mort déjà presque oublié, de cet amour auquel malgré moi je n'avais jamais cessé de penser comme étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de plus tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient plus se voir. Les lettres de Gilberte avaient la délicatesse de celles que j'écrivais aux indifférents et me donnaient les mêmes marques apparentes d'affection si douces pour moi à recevoir d'elle.
D'ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins de peine. Et comme elle me devenait moins chère, mes souvenirs douloureux n'avaient plus assez de force pour détruire dans leur retour incessant la formation du plaisir que j'avais à penser à Florence, à Venise. Je regrettais, à ces moments-là d'avoir renoncé à entrer dans la diplomatie et de m'être fait une existence sédentaire, pour ne pas m'éloigner d'une jeune fille que je ne verrais plus et que j'avais déjà presque oubliée. On construit sa vie pour une personne et quand enfin on peut l'y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour nous et on vit prisonnier, dans ce qui n'était destiné qu'à elle. Si Venise semblait à mes parents bien lointain et bien fiévreux pour moi, il était du moins facile d'aller sans fatigue s'installer à Balbec. Mais pour cela il eût fallu quitter Paris, renoncer à ces visites, grâce auxquelles, si rares qu'elles fussent, j'entendais quelquefois Mme Swann me parler de sa fille. Je commençais du reste à y trouver tel ou tel plaisir où Gilberte n'était pour rien.
Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de glace et des giboulées de la Semaine sainte, comme Mme Swann trouvait qu'on gelait chez elle, il m'arrivait souvent de la voir recevant dans des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparaissant sous le blanc et brillant tapis d'un immense manchon plat et d'un collet, tous deux de zibeline, qu'elle n'avait pas quittés en rentrant et qui avaient l'air des derniers carrés des neiges de l'hiver plus persistants que les autres et que la chaleur du feu ni le progrès de la saison n'avaient réussi à fondre. Et la vérité totale de ces semaines glaciales mais déjà fleurissantes était suggérée pour moi dans ce salon, où bientôt je n'irais plus, par d'autres blancheurs plus enivrantes, celles, par exemple, des « boules de neige » assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des préraphaélites, leurs globes parcellés mais unis, blancs comme des anges annonciateurs et qu'entourait une odeur de citron. Car la châtelaine de Tansonville savait qu'avril, même glacé, n'est pas dépourvu de fleurs, que l'hiver, le printemps, l'été, ne sont pas séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le boulevardier qui jusqu'aux premières chaleurs s'imagine le monde comme renfermant seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et que par l'intermédiaire de sa fleuriste « attitrée », elle ne comblât pas les lacunes d'une insuffisante évocation à l'aide d'emprunts faits à la précocité méditerranéenne, je suis loin de le prétendre et je ne m'en souciais pas. Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne, qu'à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de neige (qui n'avaient peut-être dans la pensée de la maîtresse de la maison d'autre but que de faire, sur les conseils de Bergotte, « symphonie en blanc majeur » avec son ameublement et sa toilette) me rappelassent que l'Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l'on était plus sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d'autres espèces dont j'ignorais les noms et qui m'avait fait rester tant de fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille, aussi surchargé d'odeurs authentiques, que le petit raidillon de Tansonville.
Mais c'était encore trop que celui-ci me fût rappelé. Son souvenir risquait d'entretenir le peu qui subsistait de mon amour pour Gilberte. Aussi, bien que je ne souffrisse plus du tout durant ces visites à Mme Swann, je les espaçai encore et cherchai à la voir le moins possible. Tout au plus, comme je continuais à ne pas quitter Paris, me concédai-je certaines promenades avec elle. Les beaux jours étaient enfin revenus, et la chaleur. Comme je savais qu'avant le déjeuner Mme Swann sortait pendant une heure et allait faire quelques pas avenue du Bois, près de l'Étoile, et de l'endroit qu'on appelait alors, à cause des gens qui venaient regarder les riches qu'ils ne connaissaient que de nom, le « club des Pannés », j'obtins de mes parents que le dimanche – car je n'étais pas libre en semaine à cette heure-là – je pourrais ne déjeuner que bien après eux, à une heure un quart, et aller faire un tour auparavant. Je n'y manquai jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez des amies. J'arrivais à l'Arc de Triomphe vers midi. Je faisais le guet à l'entrée de l'avenue, ne perdant pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme Swann, qui n'avait que quelques mètres à franchir, venait de chez elle. Comme c'était déjà l'heure où beaucoup de promeneurs rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d'un coup, sur le sable de l'allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s'ouvrirait qu'à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d'elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d'une large ombrelle de la même nuance que l'effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite l'environnait ; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus la voir le matin chez elle ou qu'elle avait rencontrés : et leur noire ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque mécaniques d'un cadre inerte autour d'Odette, donnait l'air à cette femme qui seule avait de l'intensité dans les yeux, de regarder devant elle, d'entre tous ces hommes, comme d'une fenêtre dont elle se fût approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité de ses tendres couleurs, comme l'apparition d'un être d'une espèce différente, d'une race inconnue, et d'une puissance presque guerrière, grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte. Souriante, heureuse du beau temps, du soleil qui n'incommodait pas encore, ayant l'air d'assurance et de calme du créateur qui a accompli son oeuvre et ne se soucie plus du reste, certaine que sa toilette – dussent des passants vulgaires ne pas l'apprécier – était la plus élégante de toutes, elle la portait pour soi-même et pour ses amis, naturellement, sans attention exagérée, mais aussi sans détachement complet, n'empêchant pas les petits noeuds de son corsage et de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle n'ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer à leurs jeux, selon leur rythme propre, pourvu qu'ils suivissent sa marche, et même sur son ombrelle mauve que souvent elle tenait encore fermée quand elle arrivait, elle laissait tomber par moment comme sur un bouquet de violettes de Parme, son regard heureux et si doux que quand il ne s'attachait plus à ses amis mais à un objet inanimé, il avait l'air de sourire encore. Elle réservait ainsi, elle faisait occuper à sa toilette cet intervalle d'élégance dont les hommes à qui Mme Swann parlait le plus en camarade, respectaient l'espace et la nécessité, non sans une certaine déférence de profanes, un aveu de leur propre ignorance, et sur lequel ils reconnaissaient à leur amie, comme à un malade sur les soins spéciaux qu'il doit prendre, ou comme à une mère sur l'éducation de ses enfants, compétence et juridiction. Non moins que par la cour qui l'entourait et ne semblait pas voir les passants, Mme Swann, à cause de l'heure tardive de son apparition, évoquait cet appartement où elle avait passé une matinée si longue et où il faudrait qu'elle rentrât bientôt déjeuner ; elle semblait en indiquer la proximité par la tranquillité flâneuse de sa promenade, pareille à celle qu'on fait à petits pas dans son jardin ; de cet appartement on aurait dit qu'elle portait encore autour d'elle l'ombre intérieure et fraîche. Mais, par tout cela même, sa vue ne me donnait que davantage la sensation du plein air et de la chaleur. D'autant plus que déjà persuadé qu'en vertu de la liturgie et des rites dans lesquels Mme Swann était profondément versée, sa toilette était unie à la saison et à l'heure par un lien nécessaire, unique, les fleurs de son flexible chapeau de paille, les petits rubans de sa robe me semblaient naître du mois de mai plus naturellement encore que les fleurs des jardins et des bois ; et pour connaître le trouble nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut que son ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus proche, clément, mobile et bleu. Car ces rites, s'ils étaient souverains, mettaient leur gloire, et par conséquent Mme Swann mettait la sienne, à obéir avec condescendance au matin, au printemps, au soleil, lesquels ne me semblaient pas assez flattés qu'une femme si élégante voulût bien ne pas les ignorer et eût choisi à cause d'eux une robe d'une étoffe plus claire, plus légère, faisant penser, par son évasement au col et aux manches, à la moiteur du cou et des poignets, fît enfin pour eux tous les frais d'une grande dame qui s'étant gaiement abaissée à aller voir à la campagne des gens communs et que tout le monde, même le vulgaire, connaît, n'en a pas moins tenu à revêtir spécialement pour ce jour-là une toilette champêtre.
Dès son arrivée, je saluais Mme Swann, elle m'arrêtait et me disait : « Good morning » en souriant. Nous faisions quelques pas. Et je comprenais que ces canons selon lesquels elle s'habillait, c'était pour elle-même qu'elle y obéissait, comme à une sagesse supérieure dont elle eût été la grande prêtresse : car s'il lui arrivait qu'ayant trop chaud, elle entrouvrît, ou même ôtât tout à fait et me donnât à porter sa jaquette qu'elle avait cru garder fermée, je découvrais dans la chemisette mille détails d'exécution qui avaient eu grande chance de rester inaperçus, comme ces parties d'orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses soins, bien qu'elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public ; ou dans les manches de la jaquette pliée sur mon bras je voyais, je regardais longuement, par plaisir ou par amabilité, quelque détail exquis, une bande d'une teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement travaillées que les parties extérieures, comme ces sculptures gothiques d'une cathédrale dissimulées au revers d'une balustrade à quatre-vingts pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche mais que personne n'avait jamais vues avant qu'au hasard d'un voyage, un artiste n'eût obtenu de monter se promener en plein ciel, pour dominer toute la ville, entre les deux tours.
Ce qui augmentait cette impression que Mme Swann se promenait dans l'avenue du Bois comme dans l'allée d'un jardin à elle, c'était – pour ces gens qui ignoraient ses habitudes de « footing » – qu'elle fût venue à pied, sans voiture qui suivît, elle que dès le mois de mai, on avait l'habitude de voir passer avec l'attelage le plus soigné, la livrée la mieux tenue de Paris, mollement et majestueusement assise comme une déesse, dans le tiède plein air d'une immense victoria à huit ressorts. À pied, Mme Swann avait l'air, surtout avec sa démarche que ralentissait la chaleur, d'avoir cédé à une curiosité, de commettre une élégante infraction aux règles du protocole, comme ces souverains qui sans consulter personne, accompagnés par l'admiration un peu scandalisée d'une suite qui n'ose formuler une critique, sortent de leur loge pendant un gala et visitent le foyer en se mêlant pendant quelques instants aux autres spectateurs. Ainsi, entre Mme Swann et la foule, celle-ci sentait ces barrières d'une certaine sorte de richesse, lesquelles lui semblent les plus infranchissables de toutes. Le faubourg Saint-Germain a bien aussi les siennes, mais moins parlantes aux yeux et à l'imagination des « pannés ». Ceux-ci auprès d'une grande dame plus simple, plus facile à confondre avec une petite bourgeoise, moins éloignée du peuple, n'éprouveront pas ce sentiment de leur inégalité, presque de leur indignité, qu'ils ont devant une Mme Swann. Sans doute, ces sortes de femmes ne sont pas elles-mêmes frappées comme eux du brillant appareil dont elles sont entourées, elles n'y font plus attention, mais c'est à force d'y être habituées, c'est-à-dire d'avoir fini par le trouver d'autant plus naturel, d'autant plus nécessaire, par juger les autres êtres selon qu'ils sont plus ou moins initiés à ces habitudes du luxe : de sorte que (la grandeur qu'elles laissent éclater en elles, qu'elles découvrent chez les autres, étant toute matérielle, facile à constater, longue à acquérir, difficile à compenser), si ces femmes mettent un passant au rang le plus bas, c'est de la même manière qu'elles lui sont apparues au plus haut, à savoir immédiatement, à première vue, sans appel. Peut-être cette classe sociale particulière qui comptait alors des femmes comme Lady Israels, mêlée à celles de l'aristocratie, et Mme Swann qui devait les fréquenter un jour, cette classe intermédiaire, inférieure au faubourg Saint-Germain, puisqu'elle le courtisait, mais supérieure à ce qui n'est pas du faubourg Saint-Germain, et qui avait ceci de particulier que déjà dégagée du monde des riches, elle était la richesse encore, mais la richesse devenue ductile, obéissant à une destination, à une pensée artistiques, l'argent malléable, poétiquement ciselé et qui sait sourire, peut-être cette classe, du moins avec le même caractère et le même charme, n'existe-t-elle plus. D'ailleurs, les femmes qui en faisaient partie n'auraient plus aujourd'hui ce qui était la première condition de leur règne, puisque avec l'âge elles ont, presque toutes, perdu leur beauté. Or, autant que du faîte de sa noble richesse, c'était du comble glorieux de son été mûr et si savoureux encore, que Mme Swann, majestueuse, souriante et bonne, s'avançant dans l'avenue du Bois, voyait comme Hypatie, sous la lente marche de ses pieds, rouler les mondes. Des jeunes gens qui passaient la regardaient anxieusement, incertains si leurs vagues relations avec elle (d'autant plus qu'ayant à peine été présentés une fois à Swann ils craignaient qu'il ne les reconnût pas) étaient suffisantes pour qu'ils se permissent de la saluer. Et ce n'était qu'en tremblant devant les conséquences, qu'ils s'y décidaient, se demandant si leur geste audacieusement provocateur et sacrilège, attentant à l'inviolable suprématie d'une caste, n'allait pas déchaîner des catastrophes ou faire descendre le châtiment d'un dieu. Il déclenchait seulement, comme un mouvement d'horlogerie, la gesticulation de petits personnages salueurs qui n'étaient autres que l'entourage d'Odette, à commencer par Swann, lequel soulevait son tube doublé de cuir vert, avec une grâce souriante, apprise dans le faubourg Saint-Germain, mais à laquelle ne s'alliait plus l'indifférence qu'il aurait eue autrefois. Elle était remplacée (comme il s'était dans une certaine mesure pénétré des préjugés d'Odette) à la fois par l'ennui d'avoir à répondre à quelqu'un d'assez mal habillé et par la satisfaction que sa femme connût tant de monde, sentiment mixte qu'il traduisait en disant aux amis élégants qui l'accompagnaient : « Encore un ! Ma parole, je me demande où Odette va chercher tous ces gens-là ! » Cependant, ayant répondu par un signe de tête au passant alarmé déjà hors de vue, mais dont le coeur battait encore, Mme Swann se tournait vers moi : « Alors, me disait-elle, c'est fini ? Vous ne viendrez plus jamais voir Gilberte ? Je suis contente d'être exceptée et que vous ne me “dropiez” pas tout à fait. J'aime vous voir, mais j'aimais aussi l'influence que vous aviez sur ma fille. Je crois qu'elle le regrette beaucoup aussi. Enfin, je ne veux pas vous tyranniser, parce que vous n'auriez qu'à ne plus vouloir me voir non plus ! – Odette, Sagan qui vous dit bonjour », faisait remarquer Swann à sa femme. Et, en effet, le prince, faisant comme dans une apothéose de théâtre, de cirque, ou dans un tableau ancien, faire front à son cheval, adressait à Odette un grand salut théâtral et comme allégorique, où s'amplifiait toute la chevaleresque courtoisie du grand seigneur inclinant son respect devant la Femme, fût-elle incarnée en une femme que sa mère ou sa soeur ne pourraient pas fréquenter. D'ailleurs à tout moment, reconnue au fond de la transparence liquide et du vernis lumineux de l'ombre que versait sur elle son ombrelle, Mme Swann était saluée par les derniers cavaliers attardés, comme cinématographiés au galop sur l'ensoleillement blanc de l'avenue, hommes de cercle dont les noms, célèbres pour le public – Antoine de Castellane, Adalbert de Montmorency et tant d'autres – étaient pour Mme Swann des noms familiers d'amis. Et, comme la durée moyenne de la vie – la longévité relative – est beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations poétiques que pour ceux des souffrances du coeur, depuis si longtemps que se sont évanouis les chagrins que j'avais alors à cause de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que j'éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de cadran solaire, les minutes qu'il y a entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet d'un berceau de glycines.
A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs
Deuxième partie : Noms de pays : le pays
J'étais arrivé à une presque complète indifférence à l'égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand-mère pour Balbec. Quand je subissais le charme d'un visage nouveau, quand c'était à l'aide d'une autre jeune fille que j'espérais connaître les cathédrales gothiques, les palais et les jardins de l'Italie, je me disais tristement que notre amour, en tant qu'il est l'amour d'une certaine créature, n'est peut-être pas quelque chose de bien réel, puisque si des associations de rêveries agréables ou douloureuses peuvent le lier pendant quelque temps à une femme jusqu'à nous faire penser qu'il a été inspiré par elle d'une façon nécessaire, en revanche si nous nous dégageons volontairement ou à notre insu de ces associations, cet amour, comme s'il était au contraire spontané et venait de nous seuls, renaît pour se donner à une autre femme. Pourtant au moment de ce départ pour Balbec et pendant les premiers temps de mon séjour, mon indifférence n'était encore qu'intermittente. Souvent (notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d'anachronismes dans la suite des jours), je vivais dans ceux, plus anciens que la veille ou l'avant-veille, où j'aimais Gilberte. Alors ne plus la voir m'était soudain douloureux, comme c'eût été dans ce temps-là. Le moi qui l'avait aimée, remplacé déjà presque entièrement par un autre, resurgissait, et il m'était rendu beaucoup plus fréquemment par une chose futile que par une chose importante. Par exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie, j'entendis à Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire : « La famille du directeur du ministère des Postes. » Or (comme je ne savais pas alors l'influence que cette famille devait avoir sur ma vie), ce propos aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une vive souffrance, celle qu'éprouvait un moi, aboli pour une grande part depuis longtemps, à être séparé de Gilberte. C'est que jamais je n'avais repensé à une conversation que Gilberte avait eue devant moi avec son père, relativement à la famille du « directeur du ministère des Postes ». Or, les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l'habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c'est justement ce que nous avions oublié (parce que c'était insignifiant, et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C'est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C'est grâce à cet oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l'être que nous fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l'était, souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu'il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand jour de la mémoire habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu, s'effacent, il ne reste plus rien d'elles, nous ne le retrouverons plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme « directeur au ministère des Postes ») n'avaient été soigneusement enfermés dans l'oubli, de même qu'on dépose à la Bibliothèque nationale un exemplaire d'un livre qui sans cela risquerait de devenir introuvable.
Mais cette souffrance et ce regain d'amour pour Gilberte ne furent pas plus longs que ceux qu'on a en rêve, et cette fois au contraire parce qu'à Balbec, l'Habitude ancienne n'était plus là pour les faire durer. Et si ces effets de l'Habitude semblent contradictoires, c'est qu'elle obéit à des lois multiples. À Paris, j'étais devenu de plus en plus indifférent à Gilberte, grâce à l'Habitude. Le changement d'habitude, c'est-à-dire la cessation momentanée de l'Habitude, paracheva l'oeuvre de l'Habitude quand je partis pour Balbec. Elle affaiblit mais stabilise, elle amène la désagrégation mais la fait durer indéfiniment. Chaque jour depuis des années je calquais tant bien que mal mon état d'âme sur celui de la veille. À Balbec un lit nouveau, à côté duquel on m'apportait le matin un petit déjeuner différent de celui de Paris, ne devait plus soutenir les pensées dont s'était nourri mon amour pour Gilberte : il y a des cas (assez rares il est vrai) où la sédentarité immobilisant les jours, le meilleur moyen de gagner du temps, c'est de changer de place. Mon voyage à Balbec fut comme la première sortie d'un convalescent qui n'attendait plus qu'elle pour s'apercevoir qu'il est guéri.
Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd'hui en automobile, croyant le rendre ainsi plus agréable. On verra qu'accompli de cette façon, il serait même en un sens plus vrai puisqu'on y suivrait de plus près, dans une intimité plus étroite, les diverses gradations par lesquelles change la surface de la terre. Mais enfin le plaisir spécifique du voyage n'est pas de pouvoir descendre en route et s'arrêter quand on est fatigué, c'est de rendre la différence entre le départ et l'arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu'on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle qu'elle était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu'au coeur d'un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu'il franchissait une distance que parce qu'il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu'il nous menait d'un nom à un autre nom, et que schématise (mieux qu'une promenade où, comme on débarque où l'on veut, il n'y a guère plus d'arrivée) l'opération mystérieuse qui s'accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie pour ainsi dire de la ville mais contiennent l'essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom.
Mais en tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les choses qu'avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de supprimer l'essentiel, l'acte de l'esprit qui les isola d'elle. On « présente » un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures de la même époque, fade décor qu'excelle à composer dans les hôtels d'aujourd'hui la maîtresse de maison la plus ignorante la veille, passant maintenant ses journées dans les archives et les bibliothèques et au milieu duquel le chef-d'oeuvre qu'on regarde tout en dînant ne nous donne pas la même enivrante joie qu'on ne doit lui demander que dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux par sa nudité et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs où l'artiste s'est abstrait pour créer.
Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient encore d'existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle d'attente, à retrouver tout à l'heure la chambre familière où l'on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère, dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j'allai chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d'une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l'érection de la Croix.
Tant que je m'étais contenté d'apercevoir du fond de mon lit de Paris l'église persane de Balbec au milieu des flocons de la tempête, aucune objection à ce voyage n'avait été faite par mon corps. Elles avaient commencé seulement quand il avait compris qu'il serait de la partie et que le soir de l'arrivée on me conduirait à « ma » chambre qui lui serait inconnue. Sa révolte était d'autant plus profonde que la veille même du départ j'avais appris que ma mère ne nous accompagnerait pas, mon père, retenu au ministère jusqu'au moment où il partirait pour l'Espagne avec M. de Norpois, ayant préféré louer une maison dans les environs de Paris. D'ailleurs la contemplation de Balbec ne me semblait pas moins désirable parce qu'il fallait l'acheter au prix d'un mal qui au contraire me semblait figurer et garantir la réalité de l'impression que j'allais chercher, impression que n'aurait remplacée aucun spectacle prétendu équivalent, aucun « panorama » que j'eusse pu aller voir sans être empêché par cela même de rentrer dormir dans mon lit. Ce n'était pas la première fois que je sentais que ceux qui aiment et ceux qui ont du plaisir ne sont pas les mêmes. Je croyais désirer aussi profondément Balbec que le docteur qui me soignait et qui me dit s'étonnant, le matin du départ, de mon air malheureux : « Je vous réponds que si je pouvais seulement trouver huit jours pour aller prendre le frais au bord de la mer, je ne me ferais pas prier. Vous allez avoir les courses, les régates, ce sera exquis. » Pour moi j'avais déjà appris et même bien avant d'aller entendre la Berma, que quelle que fût la chose que j'aimerais, elle ne serait jamais placée qu'au terme d'une poursuite douloureuse au cours de laquelle il me faudrait d'abord sacrifier mon plaisir à ce bien suprême, au lieu de l'y chercher.
Ma grand-mère concevait naturellement notre départ d'une façon un peu différente et toujours aussi désireuse qu'autrefois de donner aux présents qu'on me faisait un caractère artistique, avait voulu, pour m'offrir de ce voyage une « épreuve » en partie ancienne, que nous refissions moitié en chemin de fer, moitié en voiture le trajet qu'avait suivi Mme de Sévigné quand elle était allée de Paris à « L'Orient » en passant par Chaulnes et par « le Pont-Audemer ». Mais ma grand-mère avait été obligée de renoncer à ce projet, sur la défense de mon père, qui savait, quand elle organisait un déplacement en vue de lui faire rendre tout le profit intellectuel qu'il pouvait comporter, combien on pouvait pronostiquer de trains manqués, de bagages perdus, de maux de gorge et de contraventions. Elle se réjouissait du moins à la pensée que jamais au moment d'aller sur la plage, nous ne serions exposés à en être empêchés par la survenue de ce que sa chère Sévigné appelle une chienne de carrossée, puisque nous ne connaîtrions personne à Balbec, Legrandin ne nous ayant pas offert de lettre d'introduction pour sa soeur. (Abstention qui n'avait pas été appréciée de même par mes tantes Céline et Victoire, lesquelles ayant connu jeune fille celle qu'elles n'avaient appelée jusqu'ici, pour marquer cette intimité d'autrefois, que « Renée de Cambremer », et possédant encore d'elle de ces cadeaux qui meublent une chambre et la conversation mais auxquels la réalité actuelle ne correspond pas, croyaient venger notre affront en ne prononçant plus jamais, chez Mme Legrandin mère, le nom de sa fille, et se bornant à se congratuler une fois sorties par des phrases comme : « Je n'ai pas fait allusion à qui tu sais », « Je crois qu'on aura compris. »)
Donc nous partirions simplement de Paris par ce train de une heure vingt-deux que je m'étais plu trop longtemps à chercher dans l'indicateur des chemins de fer où il me donnait chaque fois l'émotion, presque la bienheureuse illusion du départ, pour ne pas me figurer que je le connaissais. Comme la détermination dans notre imagination des traits d'un bonheur tient plutôt à l'identité des désirs qu'il nous inspire qu'à la précision des renseignements que nous avons sur lui, je croyais connaître celui-là dans ses détails, et je ne doutais pas que j'éprouverais dans le wagon un plaisir spécial quand la journée commencerait à fraîchir, que je contemplerais tel effet à l'approche d'une certaine station ; si bien que ce train réveillant toujours en moi les images des mêmes villes que j'enveloppais dans la lumière de ces heures de l'après-midi qu'il traverse, me semblait différent de tous les autres trains ; et j'avais fini, comme on fait souvent pour un être qu'on n'a jamais vu mais dont on se plaît à s'imaginer qu'on a conquis l'amitié, par donner une physionomie particulière et immuable à ce voyageur artiste et blond qui m'aurait emmené sur sa route, et à qui j'aurais dit adieu au pied de la cathédrale de Saint-Lô, avant qu'il se fût éloigné vers le couchant.
Comme ma grand-mère ne pouvait se résoudre à aller « tout bêtement » à Balbec, elle s'arrêterait vingt-quatre heures chez une de ses amies, de chez laquelle je repartirais le soir même pour ne pas déranger, et aussi de façon à voir dans la journée du lendemain l'église de Balbec, qui, avions-nous appris, était assez éloignée de Balbec-Plage, et où je ne pourrais peut-être pas aller ensuite au début de mon traitement de bains. Et peut-être était-il moins pénible pour moi de sentir l'objet admirable de mon voyage placé avant la cruelle première nuit où j'entrerais dans une demeure nouvelle et accepterais d'y vivre. Mais il avait fallu d'abord quitter l'ancienne ; ma mère avait arrangé de s'installer ce jour-là même à Saint-Cloud, et elle avait pris, ou feint de prendre, toutes ses dispositions pour y aller directement après nous avoir conduits à la gare, sans avoir à repasser par la maison où elle craignait que je ne voulusse, au lieu de partir pour Balbec, rentrer avec elle. Et même, sous le prétexte d'avoir beaucoup à faire dans la maison qu'elle venait de louer et d'être à court de temps, en réalité pour m'éviter la cruauté de ce genre d'adieux, elle avait décidé de ne pas rester avec nous jusqu'à ce départ du train où, dissimulée auparavant dans des allées et venues et des préparatifs qui n'engagent pas définitivement, une séparation apparaît brusquement impossible à souffrir, alors qu'elle n'est déjà plus possible à éviter, concentrée tout entière dans un instant immense de lucidité impuissante et suprême.
Pour la première fois je sentais qu'il était possible que ma mère vécût sans moi, autrement que pour moi, d'une autre vie. Elle allait habiter de son côté avec mon père à qui peut-être elle trouvait que ma mauvaise santé, ma nervosité, rendaient l'existence un peu compliquée et triste. Cette séparation me désolait davantage parce que je me disais qu'elle était probablement pour ma mère le terme des déceptions successives que je lui avais causées, qu'elle m'avait tues et après lesquelles elle avait compris la difficulté de vacances communes ; et peut-être aussi le premier essai d'une existence à laquelle elle commençait à se résigner pour l'avenir, au fur et à mesure que les années viendraient pour mon père et pour elle, d'une existence où je la verrais moins, où, ce qui même dans mes cauchemars ne m'était jamais apparu, elle serait déjà pour moi un peu étrangère, une dame qu'on verrait rentrer seule dans une maison où je ne serais pas, demandant au concierge s'il n'y avait pas de lettres de moi.
Je pus à peine répondre à l'employé qui voulut me prendre ma valise. Ma mère essayait pour me consoler des moyens qui lui paraissaient les plus efficaces. Elle croyait inutile d'avoir l'air de ne pas voir mon chagrin, elle le plaisantait doucement :
« Eh bien, qu'est-ce que dirait l'église de Balbec si elle savait que c'est avec cet air malheureux qu'on s'apprête à aller la voir ? Est-ce cela le voyageur ravi dont parle Ruskin ? D'ailleurs, je saurai si tu as été à la hauteur des circonstances, même loin je serai encore avec mon petit loup. Tu auras demain une lettre de ta maman.
— Ma fille, dit ma grand-mère, je te vois comme Mme de Sévigné, une carte devant les yeux et ne nous quittant pas un instant. »
Puis maman cherchait à me distraire, elle me demandait ce que je commanderais pour dîner, elle admirait Françoise, lui faisait compliment d'un chapeau et d'un manteau qu'elle ne reconnaissait pas, bien qu'ils eussent jadis excité son horreur quand elle les avait vus neufs sur ma grand-tante, l'un avec l'immense oiseau qui le surmontait, l'autre surchargé de dessins affreux et de jais. Mais le manteau étant hors d'usage, Françoise l'avait fait retourner et exhibait un envers de drap uni d'un beau ton. Quant à l'oiseau, il y avait longtemps que, cassé, il avait été mis au rancart. Et, de même qu'il est quelquefois troublant de rencontrer les raffinements vers lesquels les artistes les plus conscients s'efforcent, dans une chanson populaire, à la façade de quelque maison de paysan qui fait épanouir au-dessus de la porte une rose blanche ou soufrée juste à la place qu'il fallait – de même le noeud de velours, la coque de ruban qui eussent ravi dans un portrait de Chardin ou de Whistler, Françoise les avait placés avec un goût infaillible et naïf sur le chapeau devenu charmant.
Pour remonter à un temps plus ancien, la modestie et l'honnêteté qui donnaient souvent de la noblesse au visage de notre vieille servante ayant gagné les vêtements que, en femme réservée mais sans bassesse, qui sait « tenir son rang et garder sa place », elle avait revêtus pour le voyage afin d'être digne d'être vue avec nous sans avoir l'air de chercher à se faire voir, Françoise, dans le drap cerise mais passé de son manteau et les poils sans rudesse de son collet de fourrure, faisait penser à quelqu'une de ces images d'Anne de Bretagne peintes dans des livres d'heures par un vieux maître, et dans lesquelles tout est si bien en place, le sentiment de l'ensemble s'est si également répandu dans toutes les parties que la riche et désuète singularité du costume exprime la même gravité pieuse que les yeux, les lèvres et les mains.
On n'aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le coeur est capable d'atteindre directement. Le monde immense des idées n'existait pas pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d'êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d'un esprit d'élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d'un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se demander s'il n'y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples d'esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre parmi les simples d'esprit, privés de lumière, mais pourtant plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d'élite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels – comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s'applique à rien – il n'a manqué, pour avoir du talent, que du savoir.
Ma mère, voyant que j'avais peine à contenir mes larmes, me disait : « Régulus avait coutume dans les grandes circonstances… Et puis ce n'est pas gentil pour ta maman. Citons Mme de Sévigné, comme ta grand-mère : “Je vais être obligée de me servir de tout le courage que tu n'as pas”. » Et se rappelant que l'affection pour autrui détourne des douleurs égoïstes, elle tâchait de me faire plaisir en me disant qu'elle croyait que son trajet de Saint-Cloud s'effectuerait bien, qu'elle était contente du fiacre qu'elle avait gardé, que le cocher était poli et la voiture confortable. Je m'efforçais de sourire à ces détails et j'inclinais la tête d'un air d'acquiescement et de satisfaction. Mais ils ne m'aidaient qu'à me représenter avec plus de vérité le départ de maman et c'est le coeur serré que je la regardais comme si elle était déjà séparée de moi, sous ce chapeau de paille rond qu'elle avait acheté pour la campagne, dans une robe légère qu'elle avait mise à cause de cette longue course par la pleine chaleur, et qui la faisaient autre, appartenant déjà à la villa de « Mont retout » où je ne la verrais pas.
Pour éviter les crises de suffocation que me donnerait le voyage, le médecin m'avait conseillé de prendre au moment du départ un peu trop de bière ou de cognac, afin d'être dans cet état qu'il appelait « euphorie », où le système nerveux est momentanément moins vulnérable. J'étais encore incertain si je le ferais, mais je voulais au moins que ma grand-mère reconnût qu'au cas où je m'y déciderais, j'aurais pour moi le droit et la sagesse. Aussi j'en parlais comme si mon hésitation ne portait que sur l'endroit où je boirais de l'alcool, buffet ou wagon-bar. Mais aussitôt, à l'air de blâme que prit le visage de ma grand-mère et de ne pas même vouloir s'arrêter à cette idée : « Comment », m'écriai-je, me résolvant soudain à cette action d'aller boire, dont l'exécution devenait nécessaire à prouver ma liberté puisque son annonce verbale n'avait pu passer sans protestation, « comment, tu sais combien je suis malade, tu sais ce que le médecin m'a dit, et voilà le conseil que tu me donnes ! »
Quand j'eus expliqué mon malaise à ma grand-mère, elle eut un air si désolé, si bon, en répondant : « Mais alors, va vite chercher de la bière ou une liqueur, si cela doit te faire du bien » que je me jetai sur elle et la couvris de baisers. Et si j'allai cependant boire beaucoup trop dans le bar du train, ce fut parce que je sentais que sans cela j'aurais un accès trop violent et que c'est encore ce qui la peinerait le plus. Quand, à la première station, je remontai dans notre wagon, je dis à ma grand-mère combien j'étais heureux d'aller à Balbec, que je sentais que tout s'arrangerait bien, qu'au fond je m'habituerais vite à être loin de maman, que ce train était agréable, l'homme du bar et les employés si charmants que j'aurais voulu refaire souvent ce trajet pour avoir la possibilité de les revoir. Ma grand-mère cependant ne paraissait pas éprouver la même joie que moi de toutes ces bonnes nouvelles. Elle me répondit en évitant de me regarder : « Tu devrais peut-être essayer de dormir un peu », et tourna les yeux vers la fenêtre dont nous avions abaissé le rideau qui ne remplissait pas tout le cadre de la vitre, de sorte que le soleil pouvait glisser sur le chêne ciré de la portière et le drap de la banquette (comme une réclame beaucoup plus persuasive pour une vie mêlée à la nature que celles accrochées trop haut dans le wagon, par les soins de la Compagnie, et représentant des paysages dont je ne pouvais pas lire les noms) la même clarté tiède et dormante qui faisait la sieste dans les clairières.
Mais quand ma grand-mère croyait que j'avais les yeux fermés, je la voyais par moments sous son voile à gros pois jeter un regard sur moi puis le retirer, puis recommencer, comme quelqu'un qui cherche à s'efforcer, pour s'y habituer, à un exercice qui lui est pénible.
Alors je lui parlais, mais cela ne semblait pas lui être agréable. Et à moi pourtant ma propre voix me donnait du plaisir, et de même les mouvements les plus insensibles, les plus intérieurs de mon corps. Aussi je tâchais de les faire durer, je laissais chacune de mes inflexions s'attarder longtemps aux mots, je sentais chacun de mes regards se trouver bien là où il s'était posé et y rester au-delà du temps habituel. « Allons, repose-toi, me dit ma grand-mère. Si tu ne peux pas dormir, lis quelque chose. » Et elle me passa un volume de Mme de Sévigné que j'ouvris, pendant qu'elle-même s'absorbait dans les Mémoires de Mme de Beausergent. Elle ne voyageait jamais sans un tome de l'une et de l'autre. C'était ses deux auteurs de prédilection. Ne bougeant pas volontiers ma tête en ce moment et éprouvant un grand plaisir à garder une position une fois que je l'avais prise, je restai à tenir le volume de Mme de Sévigné sans l'ouvrir, et je n'abaissai pas sur lui mon regard qui n'avait devant lui que le store bleu de la fenêtre. Mais contempler ce store me paraissait admirable et je n'eusse pas pris la peine de répondre à qui eût voulu me détourner de ma contemplation. La couleur bleue du store me semblait non peut-être par sa beauté mais par sa vivacité intense, effacer à tel point toutes les couleurs qui avaient été devant mes yeux depuis le jour de ma naissance jusqu'au moment où j'avais fini d'avaler ma boisson et où elle avait commencé de faire son effet, qu'à côté de ce bleu du store, elles étaient pour moi aussi ternes, aussi nulles, que peut l'être rétrospectivement l'obscurité où ils ont vécu pour les aveugles-nés qu'on opère sur le tard et qui voient enfin les couleurs. Un vieil employé vint nous demander nos billets. Les reflets argentés qu'avaient les boutons en métal de sa tunique ne laissèrent pas de me charmer. Je voulus lui demander de s'asseoir à côté de nous. Mais il passa dans un autre wagon, et je songeai avec nostalgie à la vie des cheminots, lesquels, passant tout leur temps en chemin de fer, ne devaient guère manquer un seul jour de voir ce vieil employé. Le plaisir que j'éprouvais à regarder le store bleu et à sentir que ma bouche était à demi ouverte commença enfin à diminuer. Je devins plus mobile ; je remuai un peu ; j'ouvris le volume que ma grand-mère m'avait tendu et je pus fixer mon attention sur les pages que je choisis çà et là. Tout en lisant je sentais grandir mon admiration pour Mme de Sévigné.
Il ne faut pas se laisser tromper par des particularités purement formelles qui tiennent à l'époque, à la vie de salon et qui font que certaines personnes croient qu'elles ont fait leur Sévigné quand elles ont dit : « Mandez-moi, ma bonne » ou « Ce comte me parut avoir bien de l'esprit », ou « Faner est la plus jolie chose du monde ». Déjà Mme de Simiane s'imagine ressembler à sa grand-mère, parce qu'elle écrit : « M. de la Boulie se porte à merveille, Monsieur, et il est fort en état d'entendre des nouvelles de sa mort », ou « Oh ! mon cher marquis, que votre lettre me plaît ! Le moyen de ne pas y répondre », ou encore : « Il me semble, Monsieur, que vous me devez une réponse, et moi des tabatières de bergamote. Je m'en acquitte pour huit, il en viendra d'autres… ; jamais la terre n'en avait tant porté. C'est apparemment pour vous plaire. » Et elle écrit dans ce même genre la lettre sur la saignée, sur les citrons, etc., qu'elle se figure être des lettres de Mme de Sévigné. Mais ma grand-mère qui était venue à celle-ci par le dedans, par l'amour pour les siens, pour la nature, m'avait appris à en aimer les vraies beautés, qui sont tout autres. Elles devaient bientôt me frapper d'autant plus que Mme de Sévigné est une grande artiste de la même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses, Elstir. Je me rendis compte à Balbec que c'est de la même façon que lui qu'elle nous présente les choses, dans l'ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d'abord par leur cause. Mais déjà cet après-midi-là, dans ce wagon, en relisant la lettre où apparaît le clair de lune : « Je ne pus résister à la tentation, je mets toutes mes coiffes et casaques qui n'étaient pas nécessaires, je vais dans ce mail dont l'air est bon comme celui de ma chambre ; je trouve mille coquecigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci par-là, des hommes ensevelis tout droits contre des arbres, etc. », je fus ravi par ce que j'eusse appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même façon que lui, les caractères ?) le côté Dostoïevski des Lettres de Madame de Sévigné.
Quand le soir, après avoir conduit ma grand-mère et être resté quelques heures chez son amie, j'eus repris seul le train, du moins je ne trouvai pas pénible la nuit qui vint ; c'est que je n'avais pas à la passer dans la prison d'une chambre dont l'ensommeillement me tiendrait éveillé ; j'étais entouré par la calmante activité de tous ces mouvements du train, qui me tenaient compagnie, s'offraient à causer avec moi si je ne trouvais pas le sommeil, me berçaient de leurs bruits que j'accouplais comme le son des cloches à Combray tantôt sur un rythme tantôt sur un autre (entendant selon ma fantaisie d'abord quatre doubles croches égales, puis une double croche furieusement précipitée contre une noire) ; ils neutralisaient la force centrifuge de mon insomnie en exerçant sur elle des pressions contraires qui me maintenaient en équilibre et sur lesquelles mon immobilité et bientôt mon sommeil se sentirent portés avec la même impression rafraîchissante que m'aurait donnée un repos dû à la vigilance de forces puissantes au sein de la nature et de la vie, si j'avais pu pour un moment m'incarner en quelque poisson qui dort dans la mer, promené dans son assoupissement par les courants et la vague, ou en quelque aigle étendu sur le seul appui de la tempête.
Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en chemin de fer, comme les oeufs durs, les journaux illustrés, les jeux de cartes, les rivières où des barques s'évertuent sans avancer. À un moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou non de dormir (et où l'incertitude même qui me faisait me poser la question était en train de me fournir une réponse affirmative), dans le carreau de la fenêtre, au-dessus d'un petit bois noir, je vis des nuages échancrés dont le doux duvet était d'un rose fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint les plumes de l'aile qui l'a assimilé ou le pastel sur lequel l'a déposé la fantaisie du peintre. Mais je sentais qu'au contraire cette couleur n'était ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie. Bientôt s'amoncelèrent derrière elle des réserves de lumière. Elle s'aviva, le ciel devint d'un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux voir car je le sentais en rapport avec l'existence profonde de la nature, mais la ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de toutes ses étoiles, et je me désolais d'avoir perdu ma bande de ciel rose quand je l'aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la fenêtre d'en face qu'elle abandonna à un deuxième coude de la voie ferrée ; si bien que je passais mon temps à courir d'une fenêtre à l'autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu.
Le paysage devint accidenté, abrupt, le train s'arrêta à une petite gare entre deux montagnes. On ne voyait au fond de la gorge, au bord du torrent, qu'une maison de garde enfoncée dans l'eau qui coulait au ras des fenêtres. Si un être peut être le produit d'un sol dont on goûte en lui le charme particulier, plus encore que la paysanne que j'avais tant désiré voir apparaître quand j'errais seul du côté de Méséglise, dans les bois de Roussainville, ce devait être la grande fille que je vis sortir de cette maison et, sur le sentier qu'illuminait obliquement le soleil levant, venir vers la gare en portant une jarre de lait. Dans la vallée à qui ces hauteurs cachaient le reste du monde, elle ne devait jamais voir personne que dans ces trains qui ne s'arrêtaient qu'un instant. Elle longea les wagons, offrant du café au lait à quelques voyageurs réveillés. Empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur. Nous oublions toujours qu'ils sont individuels et, leur substituant dans notre esprit un type de convention que nous formons en faisant une sorte de moyenne entre les différents visages qui nous ont plu, entre les plaisirs que nous avons connus, nous n'avons que des images abstraites qui sont languissantes et fades parce qu'il leur manque précisément ce caractère d'une chose nouvelle, différente de ce que nous avons connu, ce caractère qui est propre à la beauté et au bonheur. Et nous portons sur la vie un jugement pessimiste et que nous supposons juste, car nous avons cru y faire entrer en ligne de compte le bonheur et la beauté, quand nous les avons omis et remplacés par des synthèses où d'eux il n'y a pas un seul atome. C'est ainsi que bâille d'avance d'ennui un lettré à qui on parle d'un nouveau « beau livre », parce qu'il imagine une sorte de composé de tous les beaux livres qu'il a lus, tandis qu'un beau livre est particulier, imprévisible, et n'est pas fait de la somme de tous les chefs-d'oeuvre précédents mais de quelque chose que s'être parfaitement assimilé cette somme ne suffit nullement à faire trouver, car c'est justement en dehors d'elle. Dès qu'il a eu connaissance de cette nouvelle oeuvre, le lettré, tout à l'heure blasé, se sent de l'intérêt pour la réalité qu'elle dépeint. Telle, étrangère aux modèles de beauté que dessinait ma pensée quand je me trouvais seul, la belle fille me donna aussitôt le goût d'un certain bonheur (seule forme, toujours particulière, sous laquelle nous puissions connaître le goût du bonheur), d'un bonheur qui se réaliserait en vivant auprès d'elle. Mais ici encore la cessation momentanée de l'Habitude agissait pour une grande part. Je faisais bénéficier la marchande de lait de ce que c'était mon être au complet, apte à goûter de vives jouissances, qui était en face d'elle. C'est d'ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons ; la plupart de nos facultés restent endormies, parce qu'elles se reposent sur l'habitude qui sait ce qu'il y a à faire et n'a pas besoin d'elles. Mais par ce matin de voyage l'interruption de la routine de mon existence, le changement de lieu et d'heure avaient rendu leur présence indispensable. Mon habitude qui était sédentaire et n'était pas matinale, faisait défaut, et toutes mes facultés étaient accourues pour la remplacer, rivalisant entre elles de zèle – s'élevant toutes, comme des vagues, à un même niveau inaccoutumé – de la plus basse à la plus noble, de la respiration, de l'appétit, et de la circulation sanguine à la sensibilité et à l'imagination. Je ne sais si, en me faisant croire que cette fille n'était pas pareille aux autres femmes, le charme sauvage de ces lieux ajoutait au sien, mais elle le leur rendait. La vie m'aurait paru délicieuse si seulement j'avais pu, heure par heure, la passer avec elle, l'accompagner jusqu'au torrent, jusqu'à la vache, jusqu'au train, être toujours à ses côtés, me sentir connu d'elle, ayant ma place dans sa pensée. Elle m'aurait initié aux charmes de la vie rustique et des premières heures du jour. Je lui fis signe qu'elle vînt me donner du café au lait. J'avais besoin d'être remarqué d'elle. Elle ne me vit pas, je l'appelai. Au-dessus de son corps très grand, le teint de sa figure était si doré et si rose qu'elle avait l'air d'être vue à travers un vitrail illuminé. Elle revint sur ses pas, je ne pouvais détacher mes yeux de son visage de plus en plus large, pareil à un soleil qu'on pourrait fixer et qui s'approcherait jusqu'à venir tout près de vous, se laissant regarder de près, vous éblouissant d'or et de rouge. Elle posa sur moi son regard perçant, mais comme les employés fermaient les portières, le train se mit en marche ; je la vis quitter la gare et reprendre le sentier, il faisait grand jour maintenant : je m'éloignais de l'aurore. Que mon exaltation eût été produite par cette fille, ou au contraire eût causé la plus grande partie du plaisir que j'avais eu à me trouver près d'elle, en tout cas elle était si mêlée à lui que mon désir de la revoir était avant tout le désir moral de ne pas laisser cet état d'excitation périr entièrement, de ne pas être séparé à jamais de l'être qui y avait, même à son insu, participé. Ce n'est pas seulement que cet état fût agréable. C'est surtout que (comme la tension plus grande d'une corde ou la vibration plus rapide d'un nerf produit une sonorité ou une couleur différente) il donnait une autre tonalité à ce que je voyais, il m'introduisait comme acteur dans un univers inconnu et infiniment plus intéressant ; cette belle fille que j'apercevais encore, tandis que le train accélérait sa marche, c'était comme une partie d'une vie autre que celle que je connaissais, séparée d'elle par un liséré, et où les sensations qu'éveillaient les objets n'étaient plus les mêmes, et d'où sortir maintenant eût été comme mourir à moi-même. Pour avoir la douceur de me sentir du moins rattaché à cette vie, il eût suffi que j'habitasse assez près de la petite station pour pouvoir venir tous les matins demander du café au lait à cette paysanne. Mais, hélas ! elle serait toujours absente de l'autre vie vers laquelle je m'en allais de plus en plus vite et que je ne me résignais à accepter qu'en combinant des plans qui me permettraient un jour de reprendre ce même train et de m'arrêter à cette même gare, projet qui avait aussi l'avantage de fournir un aliment à la disposition intéressée, active, pratique, machinale, paresseuse, centrifuge qui est celle de notre esprit car il se détourne volontiers de l'effort qu'il faut pour approfondir en soi-même, d'une façon générale et désintéressée, une impression agréable que nous avons eue. Et comme d'autre part nous voulons continuer à penser à elle, il préfère l'imaginer dans l'avenir, préparer habilement les circonstances qui pourront la faire renaître, ce qui ne nous apprend rien sur son essence, mais nous évite la fatigue de la recréer en nous-même et nous permet d'espérer la recevoir de nouveau du dehors.
Certains noms de villes, Vézelay ou Chartres, Bourges ou Beauvais servent à désigner, par abréviation, leur église principale. Cette acception partielle où nous le prenons si souvent, finit – s'il s'agit de lieux que nous ne connaissons pas encore – par sculpter le nom tout entier qui dès lors, quand nous voudrons y faire entrer l'idée de la ville – de la ville que nous n'avons jamais vue, – lui imposera – comme un moule – les mêmes ciselures, et du même style, en fera une sorte de grande cathédrale. Ce fut pourtant à une station de chemin de fer, au-dessus d'un buffet, en lettres blanches sur un avertisseur bleu, que je lus le nom, presque de style persan, de Balbec. Je traversai vivement la gare et le boulevard qui y aboutissait, je demandai la grève pour ne voir que l'église et la mer ; on n'avait pas l'air de comprendre ce que je voulais dire. Balbec-le-Vieux, Balbec-en-Terre, où je me trouvais, n'était ni une plage ni un port. Certes, c'était bien dans la mer que les pêcheurs avaient trouvé, selon la légende, le Christ miraculeux dont un vitrail de cette église qui était à quelques mètres de moi racontait la découverte ; c'était bien de falaises battues par les flots qu'avait été tirée la pierre de la nef et des tours. Mais cette mer, qu'à cause de cela j'avais imaginée venant mourir au pied du vitrail, était à plus de cinq lieues de distance, à Balbec-Plage, et, à côté de sa coupole, ce clocher que, parce que j'avais lu qu'il était lui-même une âpre falaise normande où s'amassaient les grains, où tournoyaient les oiseaux, je m'étais toujours représenté comme recevant à sa base la dernière écume des vagues soulevées, il se dressait sur une place où était l'embranchement de deux lignes de tramways, en face d'un café qui portait, écrit en lettres d'or, le mot « Billard » ; il se détachait sur un fond de maisons aux toits desquelles ne se mêlait aucun mât. Et l'église – entrant dans mon attention avec le café, avec le passant à qui il avait fallu demander mon chemin, avec la gare où j'allais retourner – faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin d'après-midi, dans laquelle la coupole moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau rose, dorée et fondante. Mais je ne voulus plus penser qu'à la signification éternelle des sculptures, quand je reconnus les Apôtres dont j'avais vu les statues moulées au musée du Trocadéro et qui des deux côtés de la Vierge, devant la baie profonde du porche, m'attendaient comme pour me faire honneur. La figure bienveillante, camuse et douce, le dos voûté, ils semblaient s'avancer d'un air de bienvenue en chantant l'Alleluia d'un beau jour. Mais on s'apercevait que leur expression était immuable comme celle d'un mort et ne se modifiait que si on tournait autour d'eux. Je me disais : C'est ici, c'est l'église de Balbec. Cette place qui a l'air de savoir sa gloire, est le seul lieu du monde qui possède l'église de Balbec.
Ce que j'ai vu jusqu'ici c'était des photographies de cette église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du porche si célèbres, les moulages seulement. Maintenant c'est l'église elle-même, c'est la statue elle-même, ce sont elles ; elles, les uniques, c'est bien plus.
C'était moins aussi peut-être. Comme un jeune homme, un jour d'examen ou de duel, trouve le fait sur lequel on l'a interrogé, la balle qu'il a tirée, bien peu de chose quand il pense aux réserves de science et de courage qu'il possède et dont il aurait voulu faire preuve, de même mon esprit qui avait dressé la Vierge du porche hors des reproductions que j'en avais eues sous les yeux, inaccessible aux vicissitudes qui pouvaient menacer celles-ci, intacte si on les détruisait, idéale, ayant une valeur universelle, s'étonnait de voir la statue qu'il avait mille fois sculptée réduite maintenant à sa propre apparence de pierre, occupant par rapport à la portée de mon bras une place où elle avait pour rivales une affiche électorale et la pointe de ma canne, enchaînée à la Place, inséparable du débouché de la grand-rue, ne pouvant fuir les regards du café et du bureau d'omnibus, recevant sur son visage la moitié du rayon de soleil couchant – et bientôt, dans quelques heures, de la clarté du réverbère – dont le bureau du Comptoir d'escompte recevait l'autre moitié, gagnée, en même temps que cette succursale d'un établissement de crédit, par le relent des cuisines du pâtissier, soumise à la tyrannie du Particulier au point que, si j'avais voulu tracer ma signature sur cette pierre, c'est elle, la Vierge illustre que jusque-là j'avais douée d'une existence générale et d'une intangible beauté, la Vierge de Balbec, l'unique (ce qui, hélas ! voulait dire la seule), qui, sur son corps encrassé de la même suie que les maisons voisines, aurait, sans pouvoir s'en défaire, montré à tous les admirateurs venus là pour la contempler, la trace de mon morceau de craie et les lettres de mon nom, et c'était elle enfin, l'oeuvre d'art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais métamorphosée, ainsi que l'église elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides. L'heure passait, il fallait retourner à la gare où je devais attendre ma grand-mère et Françoise pour gagner ensemble Balbec-Plage. Je me rappelais ce que j'avais lu sur Balbec, les paroles de Swann : « C'est délicieux, c'est aussi beau que Sienne. » Et n'accusant de ma déception que des contingences, la mauvaise disposition où j'étais, ma fatigue, mon incapacité de savoir regarder, j'essayais de me consoler en pensant qu'il restait d'autres villes encore intactes pour moi, que je pourrais prochainement peut-être pénétrer, comme au milieu d'une pluie de perles, dans le frais gazouillis des égouttements de Quimperlé, traverser le reflet verdissant et rose qui baignait Pont-Aven ; mais pour Balbec, dès que j'y étais entré, ç'avait été comme si j'avais entrouvert un nom, qu'il eût fallu tenir hermétiquement clos et où, profitant de l'issue que je leur avais imprudemment offerte en chassant toutes les images qui y vivaient jusque-là, un tramway, un café, les gens qui passaient sur la place, la succursale du Comptoir d'escompte, irrésistiblement poussés par une pression externe et une force pneumatique, s'étaient engouffrés à l'intérieur des syllabes qui, refermées sur eux, les laissaient maintenant encadrer le porche de l'église persane et ne cesseraient plus de les contenir.
Dans le petit chemin de fer d'intérêt local qui devait nous conduire à Balbec-Plage, je retrouvai ma grand-mère, mais l'y retrouvai seule – car elle avait imaginé de faire partir avant elle pour que tout fût préparé d'avance (mais lui ayant donné un renseignement faux n'avait réussi qu'à faire partir dans une mauvaise direction) Françoise qui en ce moment sans s'en douter filait à toute vitesse sur Nantes et se réveillerait peut-être à Bordeaux. À peine fus-je assis dans le wagon rempli par la lumière fugitive du couchant et par la chaleur persistante de l'après-midi (la première, hélas ! me permettant de voir en plein sur le visage de ma grand-mère combien la seconde l'avait fatiguée), elle me demanda : « Hé bien, Balbec ? » avec un sourire si ardemment éclairé par l'espérance du grand plaisir qu'elle pensait que j'avais éprouvé, que je n'osai pas lui avouer tout d'un coup ma déception. D'ailleurs, l'impression que mon esprit avait recherchée m'occupait moins au fur et à mesure que se rapprochait le lieu auquel mon corps aurait à s'accoutumer. Au terme, encore éloigné de plus d'une heure, de ce trajet, je cherchais à imaginer le directeur de l'hôtel de Balbec pour qui j'étais, en ce moment, inexistant et j'aurais voulu me présenter à lui dans une compagnie plus prestigieuse que celle de ma grand-mère qui allait certainement lui demander des rabais. Il m'apparaissait empreint d'une morgue certaine, mais très vague de contours.
À tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l'une des stations qui précédaient Balbec-Plage et dont les noms mêmes (Incarville, Marcouville, Doville, Pont-à-Couleuvre, Arambouville, Saint-Mars-le-Vieux, Hermonville, Maineville) me semblaient étranges, alors que lus dans un livre ils auraient eu quelque rapport avec les noms de certaines localités qui étaient voisines de Combray. Mais à l'oreille d'un musicien deux motifs, matériellement composés de plusieurs des mêmes notes, peuvent ne présenter aucune ressemblance, s'ils diffèrent par la couleur de l'harmonie et de l'orchestration. De même, rien moins que ces tristes noms faits de sable, d'espace trop aéré et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot « ville » s'échappait comme vole dans Pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de Roussainville ou de Martinville qui, parce que je les avais entendu prononcer si souvent par ma grand-tante à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où s'étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l'odeur du feu de bois et du papier d'un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d'en face, et qui, aujourd'hui encore, quand ils remontent comme une bulle gazeuse du fond de ma mémoire, conservent leur vertu spécifique à travers les couches superposées de milieux différents qu'ils ont à franchir avant d'atteindre jusqu'à la surface.
C'était, dominant la mer lointaine du haut de leur dune ou s'accommodant déjà pour la nuit au pied de collines d'un vert cru et d'une forme désobligeante, comme celle du canapé d'une chambre d'hôtel où l'on vient d'arriver, composées de quelques villas que prolongeait un terrain de tennis et quelquefois un casino dont le drapeau claquait au vent fraîchissant, évidé et anxieux, de petites stations qui me montraient pour la première fois leurs hôtes habituels, mais me les montraient par leur dehors – des joueurs de tennis en casquettes blanches, le chef de gare vivant là, près de ses tamaris et de ses roses, une dame coiffée d'un « canotier », qui, décrivant le tracé quotidien d'une vie que je ne connaîtrais jamais, rappelait son lévrier qui s'attardait, et rentrait dans son chalet où la lampe était déjà allumée – et qui blessaient cruellement de ces images étrangement usuelles et dédaigneusement familières mes regards inconnus et mon coeur dépaysé. Mais combien ma souffrance s'aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall du Grand-Hôtel de Balbec, en face de l'escalier monumental qui imitait le marbre, et pendant que ma grand-mère, sans souci d'accroître l'hostilité et le mépris des étrangers au milieu desquels nous allions vivre, discutait les « conditions » avec le directeur, sorte de poussah à la figure et à la voix pleines de cicatrices (qu'avait laissées l'extirpation sur l'une, de nombreux boutons, sur l'autre des divers accents dus à des origines lointaines et à une enfance cosmopolite), au smoking de mondain, au regard de psychologue prenant généralement, à l'arrivée de l'« omnibus », les grands seigneurs pour des râleux et les rats d'hôtels pour des grands seigneurs ! Oubliant sans doute que lui-même ne touchait pas cinq cents francs d'appointements mensuels, il méprisait profondément les personnes pour qui cinq cents francs, ou plutôt comme il disait « vingt-cinq louis » est « une somme » et les considérait comme faisant partie d'une race de parias à qui n'était pas destiné le Grand-Hôtel. Il est vrai que dans ce Palace même, il y avait des gens qui ne payaient pas très cher tout en étant estimés du directeur, à condition que celui-ci fût certain qu'ils regardaient à dépenser non pas par pauvreté mais par avarice. Elle ne saurait en effet rien ôter au prestige, puisqu'elle est un vice et peut par conséquent se rencontrer dans toutes les situations sociales. La situation sociale était la seule chose à laquelle le directeur fît attention, la situation sociale, ou plutôt les signes qui lui paraissaient impliquer qu'elle était élevée, comme de ne pas se découvrir en entrant dans le hall, de porter des knickerbockers, un paletot à taille, et de sortir un cigare ceint de pourpre et d'or d'un étui en maroquin écrasé (tous avantages, hélas ! qui me faisaient défaut). Il émaillait ses propos commerciaux d'expressions choisies, mais à contresens.
Tandis que j'entendais ma grand-mère, sans se froisser qu'il l'écoutât son chapeau sur la tête et tout en sifflotant, lui demander sur une intonation artificielle : « Et quels sont… vos prix ?… Oh ! beaucoup trop élevés pour mon petit budget », attendant sur une banquette, je me réfugiais au plus profond de moi-même, je m'efforçais d'émigrer dans des pensées éternelles, de ne laisser rien de moi, rien de vivant, à la surface de mon corps – insensibilisée comme l'est celle des animaux qui par inhibition font les morts quand on les blesse –, afin de ne pas trop souffrir dans ce lieu où mon manque total d'habitude m'était rendu plus sensible encore par la vue de celle que semblaient en avoir au même moment une dame élégante à qui le directeur témoignait son respect en prenant des familiarités avec le petit chien dont elle était suivie, le jeune gandin qui, la plume au chapeau, rentrait en demandant « s'il avait des lettres », tous ces gens pour qui c'était regagner leur home que de gravir les degrés en faux marbre. Et en même temps le regard de Minos, Éaque et Rhadamante (regard dans lequel je plongeai mon âme dépouillée, comme dans un inconnu où plus rien ne la protégeait) me fut jeté sévèrement par des messieurs qui, peu versés peut-être dans l'art de « recevoir », portaient le titre de « chefs de réception » ; plus loin, derrière un vitrage clos, des gens étaient assis dans un salon de lecture pour la description duquel il m'aurait fallu choisir dans le Dante tour à tour les couleurs qu'il prête au Paradis et à l'Enfer, selon que je pensais au bonheur des élus qui avaient le droit d'y lire en toute tranquillité, ou à la terreur que m'eût causée ma grand-mère si dans son insouci de ce genre d'impressions, elle m'eût ordonné d'y pénétrer.
Mon impression de solitude s'accrut encore un moment après. Comme j'avais avoué à ma grand-mère que je n'étais pas bien, que je croyais que nous allions être obligés de revenir à Paris, sans protester elle avait dit qu'elle sortait pour quelques emplettes, utiles aussi bien si nous partions que si nous restions (et que je sus ensuite m'être toutes destinées, Françoise ayant avec elle des affaires qui m'eussent manqué) ; en l'attendant j'étais allé faire les cent pas dans les rues encombrées d'une foule qui y maintenait une chaleur d'appartement et où étaient encore ouverts la boutique du coiffeur et le salon d'un pâtissier chez lequel des habitués prenaient des glaces, devant la statue de Duguay-Trouin. Elle me causa à peu près autant de plaisir que son image au milieu d'un « illustré » peut en procurer au malade qui le feuillette dans le cabinet d'attente d'un chirurgien. Je m'étonnais qu'il y eût des gens assez différents de moi pour que, cette promenade dans la ville, le directeur eût pu me la conseiller comme une distraction, et aussi pour que le lieu de supplice qu'est une demeure nouvelle pût paraître à certains « un séjour de délices » comme disait le prospectus de l'hôtel qui pouvait exagérer, mais pourtant s'adressait à toute une clientèle dont il flattait les goûts. Il est vrai qu'il invoquait, pour la faire venir au Grand-Hôtel de Balbec, non seulement « la chère exquise » et le « coup d'oeil féerique des jardins du Casino », mais encore les « arrêts de Sa Majesté la Mode, qu'on ne peut violer impunément sans passer pour un béotien, ce à quoi aucun homme bien élevé ne voudrait s'exposer ».
Le besoin que j'avais de ma grand-mère était grandi par ma crainte de lui avoir causé une désillusion. Elle devait être découragée, sentir que si je ne supportais pas cette fatigue c'était à désespérer qu'aucun voyage pût me faire du bien. Je me décidai à rentrer l'attendre ; le directeur vint lui-même pousser un bouton : et un personnage encore inconnu de moi, qu'on appelait « lift » (et qui au point le plus haut de l'hôtel, là où serait le lanternon d'une église normande, était installé comme un photographe derrière son vitrage ou comme un organiste dans sa chambre), se mit à descendre vers moi avec l'agilité d'un écureuil domestique, industrieux et captif. Puis en glissant de nouveau le long d'un pilier il m'entraîna à sa suite vers le dôme de la nef commerciale. À chaque étage, des deux côtés de petits escaliers de communication, se dépliaient en éventails de sombres galeries, dans lesquelles, portant un traversin, passait une femme de chambre. J'appliquais à son visage rendu indécis par le crépuscule, le masque de mes rêves les plus passionnés, mais lisais dans son regard tourné vers moi l'horreur de mon néant. Cependant pour dissiper, au cours de l'interminable ascension, l'angoisse mortelle que j'éprouvais à traverser en silence le mystère de ce clair-obscur sans poésie, éclairé d'une seule rangée verticale de verrières que faisait l'unique water-closet de chaque étage, j'adressai la parole au jeune organiste, artisan de mon voyage et compagnon de ma captivité, lequel continuait à tirer les registres de son instrument et à pousser les tuyaux. Je m'excusai de tenir autant de place, de lui donner tellement de peine, et lui demandai si je ne le gênais pas dans l'exercice d'un art à l'endroit duquel, pour flatter le virtuose, je fis plus que manifester de la curiosité, je confessai ma prédilection. Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l'étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d'intelligence ou consigne du directeur.
Il n'est peut-être rien qui donne plus l'impression de la réalité de ce qui nous est extérieur, que le changement de la position, par rapport à nous, d'une personne même insignifiante, avant que nous l'ayons connue, et après. J'étais le même homme qui avait pris à la fin de l'après-midi le petit chemin de fer de Balbec, je portais en moi la même âme. Mais dans cette âme, à l'endroit où, à six heures, il y avait, avec l'impossibilité d'imaginer le directeur, le Palace, son personnel, une attente vague et craintive du moment où j'arriverais, se trouvaient maintenant les boutons extirpés dans la figure du directeur cosmopolite (en réalité naturalisé Monégasque, bien qu'il fût – comme il disait parce qu'il employait toujours des expressions qu'il croyait distinguées, sans s'apercevoir qu'elles étaient vicieuses – « d'originalité roumaine »), son geste pour sonner le lift, le lift lui-même, toute une frise de personnages de guignol sortis de cette boîte de Pandore qu'était le Grand-Hôtel, indéniables, inamovibles, et comme tout ce qui est réalisé, stérilisants. Mais du moins ce changement dans lequel je n'étais pas intervenu me prouvait qu'il s'était passé quelque chose d'extérieur à moi – si dénuée d'intérêt que cette chose fût en soi – et j'étais comme le voyageur qui ayant eu le soleil devant lui en commençant une course, constate que les heures ont passé quand il le voit derrière lui. J'étais brisé par la fatigue, j'avais la fièvre, je me serais bien couché, mais je n'avais rien de ce qu'il eût fallu pour cela. J'aurais voulu au moins m'étendre un instant sur le lit, mais à quoi bon puisque je n'aurais pu y faire trouver de repos à cet ensemble de sensations qui est pour chacun de nous son corps conscient, sinon son corps matériel, et puisque les objets inconnus qui l'encerclaient, en le forçant à mettre ses perceptions sur le pied permanent d'une défensive vigilante, auraient maintenu mes regards, mon ouïe, tous mes sens, dans une position aussi réduite et incommode (même si j'avais allongé mes jambes) que celle du cardinal La Balue dans la cage où il ne pouvait ni se tenir debout ni s'asseoir. C'est notre attention qui met des objets dans une chambre, et l'habitude qui les en retire et nous y fait de la place. De la place, il n'y en avait pas pour moi dans ma chambre de Balbec (mienne de nom seulement), elle était pleine de choses qui ne me connaissaient pas, me rendirent le coup d'oeil méfiant que je leur jetai et sans tenir aucun compte de mon existence, témoignèrent que je dérangeais le train-train de la leur. La pendule – alors qu'à la maison je n'entendais la mienne que quelques secondes par semaine, seulement quand je sortais d'une profonde méditation – continua sans s'interrompre un instant à tenir dans une langue inconnue des propos qui devaient être désobligeants pour moi, car les grands rideaux violets l'écoutaient sans répondre mais dans une attitude analogue à celle des gens qui haussent les épaules pour montrer que la vue d'un tiers les irrite. Ils donnaient à cette chambre si haute un caractère quasi historique qui eût pu la rendre appropriée à l'assassinat du duc de Guise, et plus tard à une visite de touristes conduits par un guide de l'agence Cook, – mais nullement à mon sommeil. J'étais tourmenté par la présence de petites bibliothèques à vitrines, qui couraient le long des murs, mais surtout par une grande glace à pieds, arrêtée en travers de la pièce et avant le départ de laquelle je sentais qu'il n'y aurait pas pour moi de détente possible. Je levais à tout moment mes regards – que les objets de ma chambre de Paris ne gênaient pas plus que ne faisaient mes propres prunelles, car ils n'étaient plus que des annexes de mes organes, un agrandissement de moi-même – vers le plafond surélevé de ce belvédère situé au sommet de l'hôtel et que ma grand-mère avait choisi pour moi ; et, jusque dans cette région plus intime que celle où nous voyons et où nous entendons, dans cette région où nous éprouvons la qualité des odeurs, c'était presque à l'intérieur de mon moi que celle du vétiver venait pousser dans mes derniers retranchements son offensive, à laquelle j'opposais non sans fatigue la riposte inutile et incessante d'un reniflement alarmé. N'ayant plus d'univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m'entouraient, qu'envahi jusque dans les os par la fièvre, j'étais seul, j'avais envie de mourir. Alors ma grand-mère entra ; et à l'expansion de mon coeur refoulé s'ouvrirent aussitôt des espaces infinis.
Elle portait une robe de chambre de percale qu'elle revêtait à la maison chaque fois que l'un de nous était malade (parce qu'elle s'y sentait plus à l'aise, disait-elle, attribuant toujours à ce qu'elle faisait des mobiles égoïstes), et qui était pour nous soigner, pour nous veiller, sa blouse de servante et de garde, son habit de religieuse. Mais tandis que les soins de celles-là, la bonté qu'elles ont, le mérite qu'on leur trouve et la reconnaissance qu'on leur doit, augmentent encore l'impression qu'on a d'être, pour elles, un autre, de se sentir seul, gardant pour soi la charge de ses pensées, de son propre désir de vivre, je savais, quand j'étais avec ma grand-mère, si grand chagrin qu'il y eût en moi, qu'il serait reçu dans une pitié plus vaste encore ; que tout ce qui était mien, mes soucis, mon vouloir, serait, en ma grand-mère, étayé sur un désir de conservation et d'accroissement de ma propre vie autrement fort que celui que j'avais moi-même ; et mes pensées se prolongeaient en elle sans subir de déviation parce qu'elles passaient de mon esprit dans le sien sans changer de milieu, de personne. Et – comme quelqu'un qui veut nouer sa cravate devant une glace sans comprendre que le bout qu'il voit n'est pas placé par rapport à lui du côté où il dirige sa main, ou comme un chien qui poursuit à terre l'ombre dansante d'un insecte – trompé par l'apparence du corps comme on l'est dans ce monde où nous ne percevons pas directement les âmes, je me jetai dans les bras de ma grand-mère et je suspendis mes lèvres à sa figure comme si j'accédais ainsi à ce coeur immense qu'elle m'ouvrait. Quand j'avais ainsi ma bouche collée à ses joues, à son front, j'y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais l'immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d'un enfant qui tète.
Je regardais ensuite sans me lasser son grand visage découpé comme un beau nuage ardent et calme, derrière lequel on sentait rayonner la tendresse. Et tout ce qui recevait encore, si faiblement que ce fût, un peu de ses sensations, tout ce qui pouvait ainsi être dit encore à elle, en était aussitôt si spiritualisé, si sanctifié que de mes paumes je lissais ses beaux cheveux à peine gris avec autant de respect, de précaution et de douceur que si j'y avais caressé sa bonté. Elle trouvait un tel plaisir dans toute peine qui m'en épargnait une, et, dans un moment d'immobilité et de calme pour mes membres fatigués, quelque chose de si délicieux, que quand, ayant vu qu'elle voulait m'aider à me coucher et me déchausser, je fis le geste de l'en empêcher et de commencer à me déshabiller moi-même, elle arrêta d'un regard suppliant mes mains qui touchaient aux premiers boutons de ma veste et de mes bottines.
« Oh, je t'en prie, me dit-elle. C'est une telle joie pour ta grand-mère. Et surtout ne manque pas de frapper au mur si tu as besoin de quelque chose cette nuit, mon lit est adossé au tien, la cloison est très mince. D'ici un moment quand tu seras couché, fais-le, pour voir si nous nous comprenons bien. »
Et, en effet, ce soir-là, je frappai trois coups – que, une semaine plus tard quand je fus souffrant je renouvelai pendant quelques jours tous les matins parce que ma grand-mère voulait me donner du lait de bonne heure. Alors quand je croyais entendre qu'elle était réveillée – pour qu'elle n'attendît pas et pût, tout de suite après, se rendormir – je risquais trois petits coups, timidement, faiblement, distinctement malgré tout, car si je craignais d'interrompre son sommeil dans le cas où je me serais trompé et où elle eût dormi, je n'aurais pas voulu non plus qu'elle continuât d'épier un appel qu'elle n'aurait pas distingué d'abord et que je n'oserais pas renouveler. Et à peine j'avais frappé mes coups que j'en entendais trois autres, d'une intonation différente ceux-là, empreints d'une calme autorité, répétés à deux reprises pour plus de clarté et qui disaient : « Ne t'agite pas, j'ai entendu ; dans quelques instants je serai là » ; et bientôt après ma grand-mère arrivait. Je lui disais que j'avais eu peur qu'elle ne m'entendît pas ou crût que c'était un voisin qui avait frappé ; elle riait :
« Confondre les coups de mon pauvre chou avec d'autres, mais entre mille sa grand-mère les reconnaîtrait ! Crois-tu donc qu'il y en ait d'autres au monde qui soient aussi bêtas, aussi fébriles, aussi partagés entre la crainte de me réveiller et de ne pas être compris ? Mais quand même elle se contenterait d'un grattement on reconnaîtrait tout de suite sa petite souris, surtout quand elle est aussi unique et à plaindre que la mienne. Je l'entendais déjà depuis un moment qui hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses manèges. »
Elle entrouvrait les persiennes ; à l'annexe en saillie de l'hôtel, le soleil était déjà installé sur les toits comme un couvreur matinal qui commence tôt son ouvrage et l'accomplit en silence pour ne pas réveiller la ville qui dort encore et de laquelle l'immobilité le fait paraître plus agile. Elle me disait l'heure, le temps qu'il ferait, que ce n'était pas la peine que j'allasse jusqu'à la fenêtre, qu'il y avait de la brume sur la mer, si la boulangerie était déjà ouverte, quelle était cette voiture qu'on entendait : tout cet insignifiant lever de rideau, ce négligeable introït du jour auquel personne n'assiste, petit morceau de vie qui n'était qu'à nous deux, que j'évoquerais volontiers dans la journée devant Françoise ou des étrangers en parlant du brouillard à couper au couteau qu'il y avait eu le matin à six heures, avec l'ostentation non d'un savoir acquis, mais d'une marque d'affection reçue par moi seul ; doux instant matinal qui s'ouvrait comme une symphonie par le dialogue rythmé de mes trois coups auquel la cloison pénétrée de tendresse et de joie, devenue harmonieuse, immatérielle, chantant comme les anges, répondait par trois autres coups, ardemment attendus, deux fois répétés, et où elle savait transporter l'âme de ma grand-mère tout entière et la promesse de sa venue, avec une allégresse d'annonciation et une fidélité musicale. Mais cette première nuit d'arrivée, quand ma grand-mère m'eut quitté, je recommençai à souffrir, comme j'avais déjà souffert à Paris au moment de quitter la maison. Peut-être cet effroi que j'avais – qu'ont tant d'autres – de coucher dans une chambre inconnue, peut-être cet effroi n'est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus désespéré qu'opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule d'un avenir où elles ne figurent pas ; refus qui était au fond de l'horreur que m'avait fait si souvent éprouver la pensée que mes parents mourraient un jour, que les nécessités de la vie pourraient m'obliger à vivre loin de Gilberte, ou simplement à me fixer définitivement dans un pays où je ne verrais plus jamais mes amis ; refus qui était encore au fond de la difficulté que j'avais à penser à ma propre mort ou à une survie comme celle que Bergotte promettait aux hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter mes souvenirs, mes défauts, mon caractère qui ne se résignaient pas à l'idée de ne plus être et ne voulaient pour moi ni du néant, ni d'une éternité où ils ne seraient plus.
Quand Swann m'avait dit à Paris, un jour que j'étais particulièrement souffrant : « Vous devriez partir pour ces délicieuses îles de l'Océanie, vous verrez que vous n'en reviendrez plus », j'aurais voulu lui répondre : « Mais alors je ne verrai plus votre fille, je vivrai au milieu de choses et de gens qu'elle n'a jamais vus. » Et pourtant ma raison me disait : « Qu'est-ce que cela peut faire, puisque tu n'en seras pas affligé ? Quand M. Swann te dit que tu ne reviendras pas, il entend par là que tu ne voudras pas revenir, et puisque tu ne le voudras pas, c'est que, là-bas, tu seras heureux. » Car ma raison savait que l'habitude – l'habitude qui allait assumer maintenant l'entreprise de me faire aimer ce logis inconnu, de changer la place de la glace, la nuance des rideaux, d'arrêter la pendule – se charge aussi bien de nous rendre chers les compagnons qui nous avaient déplu d'abord, de donner une autre forme aux visages, de rendre sympathique le son d'une voix, de modifier l'inclination des coeurs. Certes ces amitiés nouvelles pour des lieux et des gens ont pour trame l'oubli des anciennes ; mais justement ma raison pensait que je pouvais envisager sans terreur la perspective d'une vie où je serais à jamais séparé d'êtres dont je perdrais le souvenir, et c'est comme une consolation qu'elle offrait à mon coeur une promesse d'oubli qui ne faisait au contraire qu'affoler son désespoir. Ce n'est pas que notre coeur ne doive éprouver, lui aussi, quand la séparation sera consommée, les effets analgésiques de l'habitude ; mais jusque-là il continuera de souffrir. Et la crainte d'un avenir où nous seront enlevés la vue et l'entretien de ceux que nous aimons et d'où nous tirons aujourd'hui notre plus chère joie, cette crainte, loin de se dissiper, s'accroît, si à la douleur d'une telle privation nous pensons que s'ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la ressentir comme une douleur, y rester indifférent ; car alors notre moi serait changé : ce ne serait plus seulement le charme de nos parents, de notre maîtresse, de nos amis, qui ne serait plus autour de nous ; notre affection pour eux aurait été si parfaitement arrachée de notre coeur dont elle est aujourd'hui une notable part, que nous pourrions nous plaire à cette vie séparée d'eux dont la pensée nous fait horreur aujourd'hui ; ce serait donc une vraie mort de nous-même, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent et jusqu'à l'amour duquel ne peuvent s'élever les parties de l'ancien moi condamnées à mourir. Ce sont elles – même les plus chétives, comme les obscurs attachements aux dimensions, à l'atmosphère d'une chambre – qui s'effarent et refusent, en des rébellions où il faut voir un mode secret, partiel, tangible et vrai de la résistance à la mort, de la longue résistance désespérée et quotidienne à la mort fragmentaire et successive telle qu'elle s'insère dans toute la durée de notre vie, détachant de nous à chaque moment des lambeaux de nous-mêmes sur la mortification desquels des cellules nouvelles multiplieront. Et pour une nature nerveuse comme était la mienne (c'est-à-dire chez qui les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n'arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l'anxieuse alarme que j'éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n'était que la protestation d'une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d'Habitude, accompli leur oeuvre double) ; mais jusqu'à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d'un avenir déjà réalisé où il n'y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.
Mais le lendemain matin ! – après qu'un domestique fut venu m'éveiller et m'apporter de l'eau chaude, et pendant que je faisais ma toilette et essayais vainement de trouver les affaires dont j'avais besoin dans ma malle d'où je ne tirais, pêle-mêle, que celles qui ne pouvaient me servir à rien, quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuner et de la promenade, de voir dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des bibliothèques, comme dans les hublots d'une cabine de navire, la mer nue, sans ombrages et pourtant à l'ombre sur une moitié de son étendue que délimitait une ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui s'élançaient l'un après l'autre comme des sauteurs sur un tremplin ! À tous moments, tenant à la main la serviette raide et empesée où était écrit le nom de l'hôtel et avec laquelle je faisais d'inutiles efforts pour me sécher, je retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ses vagues en pierre d'émeraude çà et là polie et translucide, lesquelles avec une placide violence et un froncement léonin laissaient s'accomplir et dévaler l'écroulement de leurs pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans visage. Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin comme au carreau d'une diligence dans laquelle on a dormi, pour voir si pendant la nuit s'est rapprochée ou éloignée une chaîne désirée – ici ces collines de la mer qui avant de revenir vers nous en dansant, peuvent reculer si loin que souvent ce n'était qu'après une longue plaine sablonneuse que j'apercevais à une grande distance leurs premières ondulations, dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre comme ces glaciers qu'on voit au fond des tableaux des primitifs toscans. D'autres fois c'était tout près de moi que le soleil riait sur ces flots d'un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le soleil s'étale çà et là comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes) moins l'humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière. Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du reste du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière, c'est elle surtout, selon la direction d'où elle vient et que suit notre oeil, c'est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. La diversité de l'éclairage ne modifie pas moins l'orientation d'un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts qu'il nous donne le désir d'atteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. Quand, le matin, le soleil venait de derrière l'hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusqu'aux premiers contreforts de la mer, il semblait m'en montrer un autre versant et m'engager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. Et dès ce premier matin le soleil me désignait au loin d'un doigt souriant ces cimes bleues de la mer qui n'ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu'à ce qu'étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à l'abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l'impression du désordre. Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger – tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir d'un citron, nous répandions quelques gouttes d'or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare – il parut cruel à ma grand-mère de n'en pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait l'air d'être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs, un défaut du verre. Me persuadant que j'étais « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle Baudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer », ce n'était pas – bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant – celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments s'y promenaient çà et là de grandes ombres bleues que quelque dieu semblait s'amuser à déplacer, en bougeant un miroir dans le ciel. Malheureusement ce n'était pas seulement par son aspect que différait de la « salle » de Combray donnant sur les maisons d'en face, cette salle à manger de Balbec, nue, emplie de soleil vert comme l'eau d'une piscine, et à quelques mètres de laquelle la marée pleine et le grand jour élevaient, comme devant la cité céleste, un rempart indestructible et mobile d'émeraude et d'or. À Combray, comme nous étions connus de tout le monde, je ne me souciais de personne. Dans la vie de bains de mer on ne connaît pas ses voisins. Je n'étais pas encore assez âgé et j'étais resté trop sensible pour avoir renoncé au désir de plaire aux êtres et de les posséder. Je n'avais pas l'indifférence plus noble qu'aurait éprouvée un homme du monde à l'égard des personnes qui déjeunaient dans la salle à manger, ni des jeunes gens et des jeunes filles passant sur la digue, avec lesquels je souffrais de penser que je ne pourrais pas faire d'excursions, moins pourtant que si ma grand-mère, dédaigneuse des formes mondaines et ne s'occupant que de ma santé, leur avait adressé la demande, humiliante pour moi, de m'agréer comme compagnon de promenade. Soit qu'ils rentrassent vers quelque chalet inconnu, soit qu'ils en sortissent pour se rendre raquette en main à un terrain de tennis, ou montassent sur des chevaux dont les sabots me piétinaient le coeur, je les regardais avec une curiosité passionnée, dans cet éclairage aveuglant de la plage où les proportions sociales sont changées, je suivais tous leurs mouvements à travers la transparence de cette grande baie vitrée qui laissait passer tant de lumière. Mais elle interceptait le vent et c'était un défaut à l'avis de ma grand-mère qui ne pouvant supporter l'idée que je perdisse le bénéfice d'une heure d'air, ouvrit subrepticement un carreau et fit envoler du même coup, avec les menus, les journaux, voiles et casquettes de toutes les personnes qui étaient en train de déjeuner ; elle-même, soutenue par le souffle céleste, restait calme et souriante comme sainte Blandine, au milieu des invectives qui, augmentant mon impression d'isolement et de tristesse, réunissaient contre nous les touristes méprisants, dépeignés et furieux.
Pour une certaine partie – ce qui, à Balbec, donnait à la population, d'ordinaire banalement riche et cosmopolite, de ces sortes d'hôtels de grand luxe, un caractère régional assez accentué – ils se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d'un premier président de Caen, d'un bâtonnier de Cherbourg, d'un grand notaire du Mans qui à l'époque des vacances, partant des points sur lesquels toute l'année ils étaient disséminés en tirailleurs ou comme des pions au jeu de dames, venaient se concentrer dans cet hôtel. Ils y conservaient toujours les mêmes chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions à l'aristocratie, formaient un petit groupe, auquel s'étaient adjoints un grand avocat et un grand médecin de Paris qui le jour du départ leur disaient :
« Ah ! c'est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous, vous êtes privilégiés, vous serez rendus pour le déjeuner.
— Comment privilégiés ? Vous qui habitez la capitale, Paris, la grand-ville, tandis que j'habite un pauvre chef-lieu de cent mille âmes, il est vrai cent deux mille au dernier recensement ; mais qu'est-ce à côté de vous qui en comptez deux millions cinq cent mille, et qui allez retrouver l'asphalte et tout l'éclat du monde parisien ? »
Ils le disaient avec un roulement d'r paysan, sans y mettre d'aigreur, car c'étaient des lumières de leur province qui auraient pu comme d'autres venir à Paris – on avait plusieurs fois offert au premier président de Caen un siège à la Cour de cassation – mais avaient préféré rester sur place, par amour de leur ville, ou de l'obscurité, ou de la gloire, ou parce qu'ils étaient réactionnaires, et pour l'agrément des relations de voisinage avec les châteaux. Plusieurs d'ailleurs ne regagnaient pas tout de suite leur chef-lieu.
Car – comme la baie de Balbec était un petit univers à part au milieu du grand, une corbeille des saisons où étaient rassemblés en cercle les jours variés et les mois successifs, si bien que, non seulement les jours où on apercevait Rivebelle, ce qui était signe d'orage, on y distinguait du soleil sur les maisons pendant qu'il faisait noir à Balbec, mais encore que quand les froids avaient gagné Balbec, on était certain de trouver sur cette autre rive deux ou trois mois supplémentaires de chaleur – ceux de ces habitués du Grand-Hôtel dont les vacances commençaient tard ou duraient longtemps faisaient, quand arrivaient les pluies et les brumes, à l'approche de l'automne, charger leurs malles sur une barque, et traversaient rejoindre l'été à Rivebelle ou à Costedor. Ce petit groupe de l'hôtel de Balbec regardait d'un air méfiant chaque nouveau venu, et, en ayant l'air de ne pas s'intéresser à lui, tous interrogeaient sur son compte leur ami le maître d'hôtel. Car c'était le même – Aimé – qui revenait tous les ans faire la saison et leur gardait leurs tables ; et mesdames leurs épouses, sachant que sa femme attendait un bébé, travaillaient après les repas chacune à une pièce de la layette, tout en nous toisant avec leur face-à-main, ma grand-mère et moi, parce que nous mangions des oeufs durs dans la salade, ce qui était réputé commun et ne se faisait pas dans la bonne société d'Alençon. Ils affectaient une attitude de méprisante ironie à l'égard d'un Français qu'on appelait Majesté et qui s'était, en effet, proclamé lui-même roi d'un petit îlot de l'Océanie peuplé par quelques sauvages. Il habitait l'hôtel avec sa jolie maîtresse, sur le passage de qui, quand elle allait se baigner, les gamins criaient : « Vive la reine ! » parce qu'elle faisait pleuvoir sur eux des pièces de cinquante centimes. Le premier président et le bâtonnier ne voulaient même pas avoir l'air de la voir, et si quelqu'un de leurs amis la regardait, ils croyaient devoir le prévenir que c'était une petite ouvrière.
« Mais on m'avait assuré qu'à Ostende ils usaient de la cabine royale.
— Naturellement ! On la loue pour vingt francs. Vous pouvez la prendre si cela vous fait plaisir. Et je sais pertinemment que, lui, avait fait demander une audience au roi qui lui a fait savoir qu'il n'avait pas à connaître ce souverain de Guignol.
— Ah, vraiment, c'est intéressant ! il y a tout de même des gens !… »
Et sans doute tout cela était vrai, mais c'était aussi par ennui de sentir que pour une bonne partie de la foule ils n'étaient, eux, que de bons bourgeois qui ne connaissaient pas ce roi et cette reine prodigues de leur monnaie, que le notaire, le président, le bâtonnier, au passage de ce qu'ils appelaient un carnaval, éprouvaient tant de mauvaise humeur et manifestaient tout haut une indignation au courant de laquelle était leur ami le maître d'hôtel, qui, obligé de faire bon visage aux souverains plus généreux qu'authentiques, cependant tout en prenant leur commande, adressait de loin à ses vieux clients un clignement d'oeil significatif. Peut-être y avait-il aussi un peu de ce même ennui d'être par erreur crus moins « chic » et de ne pouvoir expliquer qu'ils l'étaient davantage, au fond du « Joli Monsieur ! » dont ils qualifiaient un jeune gommeux, fils poitrinaire et fêtard d'un grand industriel et qui, tous les jours, dans un veston nouveau, une orchidée à la boutonnière, déjeunait au champagne, et allait, pâle, impassible, un sourire d'indifférence aux lèvres, jeter au Casino sur la table de baccara des sommes énormes « qu'il n'a pas les moyens de perdre », disait d'un air renseigné le notaire au premier président duquel la femme « tenait de bonne source » que ce jeune homme « fin de siècle » faisait mourir de chagrin ses parents.
D'autre part, le bâtonnier et ses amis ne tarissaient pas de sarcasmes au sujet d'une vieille dame riche et titrée, parce qu'elle ne se déplaçait qu'avec tout son train de maison. Chaque fois que la femme du notaire et la femme du premier président la voyaient dans la salle à manger au moment des repas, elles l'inspectaient insolemment avec leur face-à-main du même air minutieux et défiant que si elle avait été quelque plat au nom pompeux mais à l'apparence suspecte qu'après le résultat défavorable d'une observation méthodique on fait éloigner, avec un geste distant et une grimace de dégoût.
Sans doute par là voulaient-elles seulement montrer que s'il y avait certaines choses dont elles manquaient – dans l'espèce certaines prérogatives de la vieille dame, et être en relations avec elle –, c'était non pas parce qu'elles ne pouvaient, mais ne voulaient pas les posséder. Mais elles avaient fini par s'en convaincre elles-mêmes ; et c'est la suppression de tout désir, de la curiosité pour les formes de la vie qu'on ne connaît pas, de l'espoir de plaire à de nouveaux êtres, remplacés chez ces femmes par un dédain simulé, par une allégresse factice, qui avait l'inconvénient de leur faire mettre du déplaisir sous l'étiquette de contentement et se mentir perpétuellement à elles-mêmes, deux conditions pour qu'elles fussent malheureuses. Mais tout le monde dans cet hôtel agissait sans doute de la même manière qu'elles, bien que sous d'autres formes, et sacrifiait, sinon à l'amour propre, du moins à certains principes d'éducation ou à des habitudes intellectuelles, le trouble délicieux de se mêler à une vie inconnue. Sans doute le microcosme dans lequel s'isolait la vieille dame n'était pas empoisonné de virulentes aigreurs comme le groupe où ricanaient de rage la femme du notaire et du premier président. Il était au contraire, embaumé d'un parfum fin et vieillot mais qui n'était pas moins factice. Car au fond, la vieille dame eût probablement trouvé, à séduire, à s'attacher (en se renouvelant pour cela elle-même) la sympathie mystérieuse d'êtres nouveaux, un charme dont est dénué le plaisir qu'il y a à ne fréquenter que des gens de son monde et à se rappeler que, ce monde étant le meilleur qui soit, le dédain mal informé d'autrui est négligeable. Peut-être sentait-elle que, si elle était arrivée inconnue au Grand-Hôtel de Balbec, elle eût avec sa robe de laine noire et son bonnet démodé fait sourire quelque noceur qui de son « rocking » eût murmuré « quelle purée ! » ou surtout quelque homme de valeur ayant gardé, comme le premier président entre ses favoris poivre et sel, un visage frais et des yeux spirituels comme elle les aimait, et qui eût aussitôt désigné à la lentille rapprochante du face-à-main conjugal l'apparition de ce phénomène insolite ; et peut-être était-ce par inconsciente appréhension de cette première minute qu'on sait courte mais qui n'est pas moins redoutée – comme la première tête qu'on pique dans l'eau – que cette dame envoyait d'avance un domestique mettre l'hôtel au courant de sa personnalité et de ses habitudes, et coupant court aux salutations du directeur gagnait avec une brièveté où il y avait plus de timidité que d'orgueil sa chambre où des rideaux personnels, remplaçant ceux qui pendaient aux fenêtres, des paravents, des photographies, mettaient si bien, entre elle et le monde extérieur auquel il eût fallu s'adapter, la cloison de ses habitudes, que c'était son chez elle, au sein duquel elle était restée, qui voyageait plutôt qu'elle-même.
Dès lors, ayant placé entre elle d'une part, le personnel de l'hôtel et les fournisseurs de l'autre, ses domestiques qui recevaient à sa place le contact de cette humanité nouvelle et entretenaient autour de leur maîtresse l'atmosphère accoutumée, ayant mis ses préjugés entre elle et les baigneurs, insoucieuse de déplaire à des gens que ses amis n'auraient pas reçus, c'est dans son monde qu'elle continuait à vivre par la correspondance avec ses amies, par le souvenir, par la conscience intime qu'elle avait de sa situation, de la qualité de ses manières, de la compétence de sa politesse. Et tous les jours, quand elle descendait pour aller dans sa calèche faire une promenade, sa femme de chambre qui portait ses affaires derrière elle, son valet de pied qui la devançait semblaient comme ces sentinelles qui, aux portes d'une ambassade pavoisée aux couleurs du pays dont elle dépend, garantissent pour elle, au milieu d'un sol étranger, le privilège de son exterritorialité. Elle ne quitta pas sa chambre avant le milieu de l'après-midi, le jour de notre arrivée, et nous ne l'aperçûmes pas dans la salle à manger où le directeur, comme nous étions nouveaux venus, nous conduisit, sous sa protection, à l'heure du déjeuner, comme un gradé qui mène des bleus chez le caporal tailleur pour les faire habiller ; mais nous y vîmes, en revanche, au bout d'un instant un hobereau et sa fille, d'une obscure mais très ancienne famille de Bretagne, M. et Mlle de Stermaria, dont on nous avait fait donner la table, croyant qu'ils ne rentreraient que le soir. Venus seulement à Balbec pour retrouver des châtelains qu'ils connaissaient dans le voisinage, ils ne passaient dans la salle à manger de l'hôtel, entre les invitations acceptées au-dehors et les visites rendues, que le temps strictement nécessaire. C'était leur morgue qui les préservait de toute sympathie humaine, de tout intérêt pour les inconnus assis autour d'eux, et au milieu desquels M. de Stermaria gardait l'air glacial, pressé, distant, rude, pointilleux et malintentionné, qu'on a dans un buffet de chemin de fer au milieu des voyageurs qu'on n'a jamais vus, qu'on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d'autres rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin dans le wagon. À peine commencions-nous à déjeuner qu'on vint nous faire lever sur l'ordre de M. de Stermaria, lequel venait d'arriver et sans le moindre geste d'excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d'hôtel de veiller à ce qu'une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que « des gens qu'il ne connaissait pas » eussent pris sa table.
Et certes dans le sentiment qui poussait une certaine actrice (plus connue d'ailleurs à cause de son élégance, de son esprit, de ses belles collections de porcelaine allemande que pour quelques rôles joués à l'Odéon), son amant, jeune homme très riche pour lequel elle s'était cultivée, et deux hommes très en vue de l'aristocratie à faire dans la vie bande à part, à ne voyager qu'ensemble, à prendre à Balbec leur déjeuner, très tard, quand tout le monde avait fini, à passer la journée dans leur salon à jouer aux cartes, il n'entrait aucune malveillance, mais seulement les exigences du goût qu'ils avaient pour certaines formes spirituelles de conversation, pour certains raffinements de bonne chère, lequel leur faisait trouver plaisir à ne vivre, à ne prendre leurs repas qu'ensemble, et leur eût rendu insupportable la vie en commun avec des gens qui n'y avaient pas été initiés. Même devant une table servie ou devant une table à jeu, chacun d'eux avait besoin de savoir que dans le convive ou le partenaire qui était assis en face de lui, reposaient en suspens et inutilisés un certain savoir qui permet de reconnaître la camelote dont tant de demeures parisiennes se parent comme d'un « Moyen Âge » ou d'une « Renaissance » authentiques et, en toutes choses, des critériums communs à eux pour distinguer le bon et le mauvais. Sans doute ce n'était plus, dans ces moments-là, que par quelque rare et drôle interjection jetée au milieu du silence du repas ou de la partie, ou par la robe charmante et nouvelle que la jeune actrice avait revêtue pour déjeuner ou faire un poker, que se manifestait l'existence spéciale dans laquelle ces amis voulaient partout rester plongés. Mais en les enveloppant ainsi d'habitudes qu'ils connaissaient à fond, elle suffisait à les protéger contre le mystère de la vie ambiante. Pendant les longs après-midi, la mer n'était suspendue en face d'eux que comme une toile d'une couleur agréable accrochée dans le boudoir d'un riche célibataire, et ce n'était que dans l'intervalle des coups qu'un des joueurs, n'ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l'heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à l'hôtel où, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d'ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu'une vieille dame serbe dont l'appendice buccal est d'un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld.
À cette heure-là on apercevait les trois hommes en smoking attendant la femme en retard, laquelle bientôt, en une robe presque chaque fois nouvelle et des écharpes choisies selon un goût particulier à son amant, après avoir, de son étage, sonné le lift, sortait de l'ascenseur comme d'une boîte de joujoux. Et tous les quatre qui trouvaient que le phénomène international du Palace, implanté à Balbec, y avait fait fleurir le luxe plus que la bonne cuisine, s'engouffrant dans une voiture, allaient dîner à une demi-lieue de là dans un petit restaurant réputé où ils avaient avec le cuisinier d'interminables conférences sur la composition du menu et la confection des plats. Pendant ce trajet la route bordée de pommiers qui part de Balbec n'était pour eux que la distance qu'il fallait franchir – peu distincte dans la nuit noire de celle qui séparait leurs domiciles parisiens du Café Anglais ou de la Tour d'Argent – avant d'arriver au petit restaurant élégant où, tandis que les amis du jeune homme riche l'enviaient d'avoir une maîtresse si bien habillée, les écharpes de celle-ci tendaient devant la petite société comme un voile parfumé et souple, mais qui la séparait du monde.
Malheureusement pour ma tranquillité, j'étais bien loin d'être comme tous ces gens. De beaucoup d'entre eux je me souciais ; j'aurais voulu ne pas être ignoré d'un homme au front déprimé, au regard fuyant entre les oeillères de ses préjugés et de son éducation, le grand seigneur de la contrée, lequel n'était autre que le beau-frère de Legrandin qui venait quelquefois en visite à Balbec et, le dimanche, par la garden-party hebdomadaire que sa femme et lui donnaient, dépeuplait l'hôtel d'une partie de ses habitants, parce qu'un ou deux d'entre eux étaient invités à ces fêtes et parce que les autres, pour ne pas avoir l'air de ne pas l'être, choisissaient ce jour-là pour faire une excursion éloignée. Il avait, d'ailleurs, été le premier jour fort mal reçu à l'hôtel quand le personnel, frais débarqué de la Côte d'Azur, ne savait pas encore qui il était. Non seulement il n'était pas habillé en flanelle blanche, mais par vieille manière française et ignorance de la vie des Palaces, entrant dans un hall où il y avait des femmes, il avait ôté son chapeau dès la porte, ce qui avait fait que le directeur n'avait même pas touché le sien pour lui répondre, estimant que ce devait être quelqu'un de la plus humble extraction, ce qu'il appelait un homme « sortant de l'ordinaire ». Seule la femme du notaire s'était sentie attirée vers le nouveau venu qui fleurait toute la vulgarité gourmée des gens comme il faut et elle avait déclaré, avec le fond de discernement infaillible et d'autorité sans réplique d'une personne pour qui la première société du Mans n'a pas de secrets, qu'on se sentait devant lui en présence d'un homme d'une haute distinction, parfaitement bien élevé et qui tranchait sur tout ce qu'on rencontrait à Balbec et qu'elle jugeait infréquentable tant qu'elle ne le fréquentait pas. Ce jugement favorable qu'elle avait porté sur le beau-frère de Legrandin tenait peut-être au terne aspect de quelqu'un qui n'avait rien d'intimidant, peut-être à ce qu'elle avait reconnu dans ce gentilhomme-fermier à allure de sacristain les signes maçonniques de son propre cléricalisme.
J'avais beau avoir appris que les jeunes gens qui montaient tous les jours à cheval devant l'hôtel étaient les fils du propriétaire véreux d'un magasin de nouveautés et que mon père n'eût jamais consenti à connaître, la « vie de bains de mer » les dressait, à mes yeux, en statues équestres de demi-dieux, et le mieux que je pouvais espérer était qu'ils ne laissassent jamais tomber leurs regards sur le pauvre garçon que j'étais, qui ne quittait la salle à manger de l'hôtel que pour aller s'asseoir sur le sable. J'aurais voulu inspirer de la sympathie même à l'aventurier qui avait été roi d'une île déserte en Océanie, même au jeune tuberculeux dont j'aimais à supposer qu'il cachait sous ses dehors insolents une âme craintive et tendre qui eût peut-être prodigué pour moi seul des trésors d'affection. D'ailleurs (au contraire de ce qu'on dit d'habitude des relations de voyage) comme être vu avec certaines personnes peut vous ajouter, sur une plage où l'on retourne quelquefois, un coefficient sans équivalent dans la vraie vie mondaine, il n'y a rien, non pas qu'on tienne aussi à distance, mais qu'on cultive si soigneusement dans la vie de Paris, que les amitiés de bains de mer. Je me souciais de l'opinion que pouvaient avoir de moi toutes ces notabilités momentanées ou locales que ma disposition à me mettre à la place des gens et à recréer leur état d'esprit me faisait situer non à leur rang réel, à celui qu'ils auraient occupé à Paris par exemple et qui eût été fort bas, mais à celui qu'ils devaient croire le leur, et qui l'était à vrai dire à Balbec où l'absence de commune mesure leur donnait une sorte de supériorité relative et d'intérêt singulier. Hélas, d'aucune de ces personnes le mépris ne m'était aussi pénible que celui de M. de Stermaria.
Car j'avais remarqué sa fille dès son entrée, son joli visage pâle et presque bleuté, ce qu'il y avait de particulier dans le port de sa haute taille, dans sa démarche, et qui m'évoquait avec raison son hérédité, son éducation aristocratique et d'autant plus clairement que je savais son nom, – comme ces thèmes expressifs inventés par des musiciens de génie et qui peignent splendidement le scintillement de la flamme, le bruissement du fleuve et la paix de la campagne, pour les auditeurs qui en parcourant préalablement le livret, ont aiguillé leur imagination dans la bonne voie. La « race » en ajoutant aux charmes de Mlle de Stermaria l'idée de leur cause les rendait plus intelligibles, plus complets. Elle les faisait aussi plus désirables, annonçant qu'ils étaient peu accessibles, comme un prix élevé ajoute à la valeur d'un objet qui nous a plu. Et la tige héréditaire donnait à ce teint composé de sucs choisis la saveur d'un fruit exotique ou d'un cru célèbre.
Or, un hasard mit tout d'un coup entre nos mains le moyen de nous donner à ma grand-mère et à moi, pour tous les habitants de l'hôtel un prestige immédiat. En effet, dès ce premier jour, au moment où la vieille dame descendait de chez elle, exerçant, grâce au valet de pied qui la précédait, à la femme de chambre qui courait derrière avec un livre et une couverture oubliés, une action sur les âmes et excitant chez tous une curiosité et un respect auxquels il fut visible qu'échappait moins que personne M. de Stermaria, le directeur se pencha vers ma grand-mère, et par amabilité (comme on montre le shah de Perse ou la reine Ranavalo à un spectateur obscur qui ne peut évidemment avoir aucune relation avec le puissant souverain, mais peut trouver intéressant de l'avoir vu à quelques pas) il lui coula dans l'oreille : « La marquise de Villeparisis », cependant qu'au même moment cette dame apercevant ma grand-mère ne pouvait retenir un regard de joyeuse surprise.
On peut penser que l'apparition soudaine, sous les traits d'une petite vieille, de la plus puissante des fées ne m'aurait pas causé plus de plaisir, dénué comme j'étais de tout recours pour m'approcher de Mlle de Stermaria, dans un pays où je ne connaissais personne. J'entends personne au point de vue pratique. Esthétiquement, le nombre des types humains est trop restreint pour qu'on n'ait pas bien souvent, dans quelque endroit qu'on aille, la joie de revoir des gens de connaissance, même sans les chercher dans les tableaux des vieux maîtres, comme faisait Swann. C'est ainsi que dès les premiers jours de notre séjour à Balbec, il m'était arrivé de rencontrer Legrandin, le concierge de Swann, et Mme Swann elle-même, devenus le premier un garçon de café, le second un étranger de passage que je ne revis pas, et la dernière un maître baigneur. Et une sorte d'aimantation attire et retient si inséparablement les uns auprès des autres certains caractères de physionomie et de mentalité que quand la nature introduit ainsi une personne dans un nouveau corps, elle ne la mutile pas trop. Legrandin changé en garçon de café gardait intacts sa stature, le profil de son nez et une partie du menton ; Mme Swann dans le sexe masculin et la condition de maître baigneur avait été suivie non seulement par sa physionomie habituelle, mais même par une certaine manière de parler. Seulement elle ne pouvait pas m'être de plus d'utilité entourée de sa ceinture rouge, et hissant, à la moindre houle, le drapeau qui interdit les bains (car les maîtres baigneurs sont prudents, sachant rarement nager), qu'elle ne l'eût pu dans la fresque de la Vie de Moïse où Swann l'avait reconnue jadis sous les traits de la fille de Jethro. Tandis que cette Mme de Villeparisis était bien la véritable, elle n'avait pas été victime d'un enchantement qui l'eût dépouillée de sa puissance, mais était capable au contraire d'en mettre un à la disposition de la mienne qu'il centuplerait, et grâce auquel, comme si j'avais été porté par les ailes d'un oiseau fabuleux, j'allais franchir en quelques instants les distances sociales infinies – au moins à Balbec – qui me séparaient de Mlle de Stermaria.
Malheureusement, s'il y avait quelqu'un qui, plus que quiconque, vécût enfermé dans son univers particulier, c'était ma grand-mère. Elle ne m'aurait même pas méprisé, elle ne m'aurait pas compris, si elle avait su que j'attachais de l'importance à l'opinion, que j'éprouvais de l'intérêt pour la personne, de gens dont elle ne remarquait seulement pas l'existence et dont elle devait quitter Balbec sans avoir retenu le nom ; je n'osais pas lui avouer que si ces mêmes gens l'avaient vue causer avec Mme de Villeparisis, j'en aurais eu un grand plaisir, parce que je sentais que la marquise avait du prestige dans l'hôtel et que son amitié nous eût posés aux yeux de M. de Stermaria. Non d'ailleurs que l'amie de ma grand-mère me représentât le moins du monde une personne de l'aristocratie : j'étais trop habitué à son nom devenu familier à mes oreilles avant que mon esprit s'arrêtât sur lui, quand tout enfant je l'entendais prononcer à la maison ; et son titre n'y ajoutait qu'une particularité bizarre comme aurait fait un prénom peu usité, ainsi qu'il arrive dans les noms de rue où on n'aperçoit rien de plus noble dans la rue Lord-Byron, dans la si populaire et vulgaire rue Rochechouart, ou dans la rue de Gramont que dans la rue Léonce-Reynaud ou la rue Hippolyte-Lebas. Mme de Villeparisis ne me faisait pas plus penser à une personne d'un monde spécial que son cousin Mac-Mahon que je ne différenciais pas de M. Carnot, président de la République comme lui, et de Raspail dont Françoise avait acheté la photographie avec celle de Pie IX. Ma grand-mère avait pour principe qu'en voyage on ne doit plus avoir de relations, qu'on ne va pas au bord de la mer pour voir des gens, qu'on a tout le temps pour cela à Paris, qu'ils vous feraient perdre en politesses, en banalités, le temps précieux qu'il faut passer tout entier au grand air, devant les vagues ; et trouvant plus commode de supposer que cette opinion était partagée par tout le monde et qu'elle autorisait entre de vieux amis que le hasard mettait en présence dans le même hôtel la fiction d'un incognito réciproque, au nom que lui cita le directeur, elle se contenta de détourner les yeux et eut l'air de ne pas voir Mme de Villeparisis qui, comprenant que ma grand-mère ne tenait pas à faire de reconnaissances, regarda à son tour dans le vague. Elle s'éloigna, et je restai dans mon isolement comme un naufragé de qui a paru s'approcher un vaisseau, lequel a disparu ensuite sans s'être arrêté.
Elle prenait aussi ses repas dans la salle à manger, mais à l'autre bout. Elle ne connaissait aucune des personnes qui habitaient l'hôtel ou y venaient en visite, pas même M. de Cambremer ; en effet, je vis qu'il ne la saluait pas, un jour où il avait accepté avec sa femme une invitation à déjeuner du bâtonnier, lequel, ivre de l'honneur d'avoir le gentilhomme à sa table, évitait ses amis des autres jours et se contentait de leur adresser de loin un clignement d'oeil pour faire à cet événement historique une allusion toutefois assez discrète pour qu'elle ne pût être interprétée comme une invite à s'approcher.
« Eh bien, j'espère que vous vous mettez bien, que vous êtes un homme chic, lui dit le soir la femme du premier président.
— Chic ? pourquoi ? » demanda le bâtonnier, dissimulant sa joie sous un étonnement exagéré ; « à cause de mes invités ? » dit-il en sentant qu'il était incapable de feindre plus longtemps ; « mais qu'est-ce que ça a de chic d'avoir des amis à déjeuner ? Faut bien qu'ils déjeunent quelque part !
— Mais si, c'est chic ! C'était bien les de Cambremer, n'est-ce pas ? Je les ai bien reconnus. C'est une marquise. Et authentique. Pas par les femmes.
— Oh ! c'est une femme bien simple, elle est charmante, on ne fait pas moins de façons. Je pensais que vous alliez venir, je vous faisais des signes… je vous aurais présenté ! » dit-il en corrigeant par une légère ironie l'énormité de cette proposition, comme Assuérus quand il dit à Esther : « Faut-il de mes États vous donner la moitié ? »
« Non, non, non, non, nous restons cachés, comme l'humble violette.
— Mais vous avez eu tort, je vous le répète », répondit le bâtonnier, enhardi maintenant que le danger était passé. « Ils ne vous auraient pas mangés. Allons-nous faire notre petit bésigue ?
— Mais volontiers, nous n'osions pas vous le proposer, maintenant que vous traitez des marquises !
— Oh ! allez, elles n'ont rien de si extraordinaire. Tenez, j'y dîne demain soir. Voulez-vous y aller à ma place ? C'est de grand coeur. Franchement, j'aime autant rester ici.
— Non, non !… on me révoquerait comme réactionnaire, s'écria le président, riant aux larmes de sa plaisanterie. Mais vous aussi, vous êtes reçu à Féterne, ajouta-t-il en se tournant vers le notaire.
— Oh ! je vais là les dimanches, on entre par une porte, on sort par l'autre. Mais ils ne déjeunent pas chez moi comme chez le bâtonnier. »
M. de Stermaria n'était pas ce jour-là à Balbec, au grand regret du bâtonnier. Mais insidieusement il dit au maître d'hôtel :
« Aimé, vous pourrez dire à M. de Stermaria qu'il n'est pas le seul noble qu'il y ait eu dans cette salle à manger. Vous avez bien vu ce monsieur qui a déjeuné avec moi ce matin ? Hein ? petites moustaches, air militaire ? Eh bien, c'est le marquis de Cambremer.
— Ah, vraiment ? cela ne m'étonne pas !
— Ça lui montrera qu'il n'est pas le seul homme titré. Et attrape donc ! Il n'est pas mal de leur rabattre leur caquet à ces nobles. Vous savez, Aimé, ne lui dites rien si vous voulez, moi, ce que j'en dis, ce n'est pas pour moi ; du reste, il le connaît bien. »
Et le lendemain, M. de Stermaria qui savait que le bâtonnier avait plaidé pour un de ses amis, alla se présenter lui-même.
« Nos amis communs, les de Cambremer, voulaient justement nous réunir, nos jours n'ont pas coïncidé, enfin je ne sais plus », dit le bâtonnier, qui comme beaucoup de menteurs s'imaginent qu'on ne cherchera pas à élucider un détail insignifiant qui suffit pourtant (si le hasard vous met en possession de l'humble réalité qui est en contradiction avec lui) pour dénoncer un caractère et inspirer à jamais la méfiance.
Comme toujours, mais plus facilement pendant que son père s'était éloigné pour causer avec le bâtonnier, je regardais Mlle de Stermaria. Autant que la singularité hardie et toujours belle de ses attitudes, comme quand, les deux coudes posés sur la table, elle élevait son verre au-dessus de ses deux avant-bras, la sécheresse d'un regard vite épuisé, la dureté foncière, familiale, qu'on sentait, mal recouverte sous ses inflexions personnelles, au fond de sa voix, et qui avait choqué ma grand-mère, une sorte de cran d'arrêt atavique auquel elle revenait dès que dans un coup d'oeil ou une intonation elle avait achevé de donner sa pensée propre ; tout cela ramenait la pensée de celui qui la regardait vers la lignée qui lui avait légué cette insuffisance de sympathie humaine, des lacunes de sensibilité, un manque d'ampleur dans l'étoffe qui à tout moment faisait faute. Mais à certains regards qui passaient un instant sur le fond si vite à sec de sa prunelle et dans lesquels on sentait cette douceur presque humble que le goût prédominant des plaisirs des sens donne à la plus fière, laquelle bientôt ne reconnaît plus qu'un prestige, celui qu'a pour elle tout être qui peut les lui faire éprouver, fût-ce un comédien ou un saltimbanque pour lequel elle quittera peut-être un jour son mari ; à certaine teinte d'un rose sensuel et vif qui s'épanouissait dans ses joues pâles, pareille à celle qui mettait son incarnat au coeur des nymphéas blancs de la Vivonne, je croyais sentir qu'elle eût facilement permis que je vinsse chercher sur elle le goût de cette vie si poétique qu'elle menait en Bretagne, vie à laquelle, soit par trop d'habitude, soit par distinction innée, soit par dégoût de la pauvreté ou de l'avarice des siens, elle ne semblait pas trouver grand prix, mais que pourtant elle contenait enclose en son corps. Dans la chétive réserve de volonté qui lui avait été transmise et qui donnait à son expression quelque chose de lâche, peut-être n'eût-elle pas trouvé les ressources d'une résistance. Et surmonté d'une plume un peu démodée et prétentieuse, le feutre gris qu'elle portait invariablement à chaque repas me la rendait plus douce, non parce qu'il s'harmonisait avec son teint d'argent et de rose, mais parce qu'en me la faisant supposer pauvre, il la rapprochait de moi. Obligée à une attitude de convention par la présence de son père, mais apportant déjà à la perception et au classement des êtres qui étaient devant elle des principes autres que lui, peut-être voyait-elle en moi non le rang insignifiant, mais le sexe et l'âge. Si un jour M. de Stermaria était sorti sans elle, surtout si Mme de Villeparisis en venant s'asseoir à notre table lui avait donné de nous une opinion qui m'eût enhardi à m'approcher d'elle, peut-être aurions-nous pu échanger quelques paroles, prendre un rendez-vous, nous lier davantage. Et, un mois où elle serait restée seule sans ses parents dans son château romanesque, peut-être aurions-nous pu nous promener seuls le soir tous deux dans le crépuscule où luiraient plus doucement au-dessus de l'eau assombrie les fleurs roses des bruyères, sous les chênes battus par le clapotement des vagues. Ensemble nous aurions parcouru cette île empreinte pour moi de tant de charme parce qu'elle avait enfermé la vie habituelle de Mlle de Stermaria et qu'elle reposait dans la mémoire de ses yeux. Car il me semblait que je ne l'aurais vraiment possédée que là, quand j'aurais traversé ces lieux qui l'enveloppaient de tant de souvenirs – voile que mon désir voulait arracher et de ceux que la nature interpose entre la femme et quelques êtres (dans la même intention qui lui fait, pour tous, mettre l'acte de la reproduction entre eux et le plus vif plaisir, et pour les insectes, placer devant le nectar le pollen qu'ils doivent emporter) afin que trompés par l'illusion de la posséder ainsi plus entière ils soient forçés de s'emparer d'abord des paysages au milieu desquels elle vit et qui plus utiles pour leur imagination que le plaisir sensuel, n'eussent pas suffi pourtant, sans lui, à les attirer.
Mais je dus détourner mes regards de Mlle de Stermaria, car déjà, considérant sans doute que faire la connaissance d'une personnalité importante était un acte curieux et bref qui se suffisait à lui-même et qui pour développer tout l'intérêt qu'il comportait n'exigeait qu'une poignée de main et un coup d'oeil pénétrant sans conversation immédiate ni relations ultérieures, son père avait pris congé du bâtonnier et retournait s'asseoir en face d'elle, en se frottant les mains comme un homme qui vient de faire une précieuse acquisition. Quant au bâtonnier, la première émotion de cette entrevue une fois passée, comme les autres jours, on l'entendait par moments, s'adressant au maître d'hôtel :
« Mais moi je ne suis pas roi, Aimé ; allez donc près du roi… Dites, Premier, cela a l'air très bon, ces petites truites-là, nous allons en demander à Aimé. Aimé, cela me semble tout à fait recommandable, ce petit poisson que vous avez là-bas : vous allez nous apporter de cela, Aimé, et à discrétion. »
Il répétait tout le temps le nom d'Aimé, ce qui faisait que quand il avait quelqu'un à dîner, son invité lui disait : « Je vois que vous êtes tout à fait bien dans la maison » et croyait devoir aussi prononcer constamment « Aimé » par cette disposition, où il entre à la fois de la timidité, de la vulgarité et de la sottise, qu'ont certaines personnes à croire qu'il est spirituel et élégant d'imiter à la lettre les gens avec qui elles se trouvent. Il le répétait sans cesse, mais avec un sourire, car il tenait à étaler à la fois ses bonnes relations avec le maître d'hôtel et sa supériorité sur lui. Et le maître d'hôtel lui aussi, chaque fois que revenait son nom, souriait d'un air attendri et fier, montrant qu'il ressentait l'honneur et comprenait la plaisanterie.
Si intimidants que fussent toujours pour moi les repas, dans ce vaste restaurant, habituellement comble, du Grand-Hôtel, ils le devenaient davantage encore quand arrivait pour quelques jours le propriétaire (ou directeur général élu par une société de commanditaires, je ne sais) non seulement de ce palace, mais de sept ou huit autres situés aux quatre coins de la France et dans chacun desquels, faisant entre eux la navette, il venait passer, de temps en temps, une semaine. Alors, presque au commencement du dîner, apparaissait chaque soir, à l'entrée de la salle à manger, cet homme petit, à cheveux blancs, à nez rouge, d'une impassibilité et d'une correction extraordinaires, et qui était connu, paraît-il, à Londres aussi bien qu'à Monte-Carlo, pour un des premiers hôteliers de l'Europe. Une fois que j'étais sorti un instant au commencement du dîner, comme en rentrant je passai devant lui, il me salua, sans doute pour montrer que j'étais chez lui, mais avec une froideur dont je ne pus démêler si la cause était la réserve de quelqu'un qui n'oublie pas ce qu'il est, ou le dédain pour un client sans importance. Devant ceux qui en avaient au contraire une très grande, le Directeur général s'inclinait avec autant de froideur mais plus profondément, les paupières abaissées par une sorte de respect pudique, comme s'il eût eu devant lui, à un enterrement, le père de la défunte ou le Saint Sacrement. Sauf pour ces saluts glacés et rares, il ne faisait pas un mouvement, comme pour montrer que ses yeux étincelants qui semblaient lui sortir de la figure, voyaient tout, réglaient tout, assuraient dans « le Dîner au Grand-Hôtel » aussi bien le fini des détails que l'harmonie de l'ensemble. Il se sentait évidemment plus que metteur en scène, que chef d'orchestre, véritable généralissime. Jugeant qu'une contemplation portée à son maximum d'intensité lui suffisait pour s'assurer que tout était prêt, qu'aucune faute commise ne pouvait entraîner la déroute et pour prendre enfin ses responsabilités, il s'abstenait non seulement de tout geste, même de bouger ses yeux pétrifiés par l'attention qui embrassaient et dirigeaient la totalité des opérations. Je sentais que les mouvements de ma cuiller eux-mêmes ne lui échappaient pas, et s'éclipsât-il dès après le potage, pour tout le dîner la revue qu'il venait de passer m'avait coupé l'appétit. Le sien était fort bon, comme on pouvait le voir au déjeuner qu'il prenait comme un simple particulier, à la même heure que tout le monde, dans la salle à manger. Sa table n'avait qu'une particularité, c'est qu'à côté, pendant qu'il mangeait, l'autre directeur, l'habituel, restait debout tout le temps à faire la conversation. Car étant le subordonné du directeur général, il cherchait à le flatter et avait de lui une grande peur. La mienne était moindre pendant ces déjeuners, car perdu alors au milieu des clients, il mettait la discrétion d'un général assis dans un restaurant où se trouvent aussi des soldats, à ne pas avoir l'air de s'occuper d'eux. Néanmoins quand le concierge, entouré de ses « chasseurs », m'annonçait : « Il repart demain matin pour Dinard. De là il va à Biarritz et après à Cannes », je respirais plus librement.
Ma vie dans l'hôtel était rendue non seulement triste parce que je n'y avais pas de relations, mais incommode, parce que Françoise en avait noué de nombreuses. Il peut sembler qu'elles auraient dû nous faciliter bien des choses. C'était tout le contraire. Les prolétaires, s'ils avaient quelque peine à être traités en personnes de connaissance par Françoise et ne le pouvaient qu'à de certaines conditions de grande politesse envers elle, en revanche, une fois qu'ils y étaient arrivés, étaient les seules gens qui comptassent pour elle. Son vieux code lui enseignait qu'elle n'était tenue à rien envers les amis de ses maîtres, qu'elle pouvait si elle était pressée envoyer promener une dame venue pour voir ma grand-mère. Mais envers ses relations à elle, c'est-à-dire avec les rares gens du peuple admis à sa difficile amitié, le protocole le plus subtil et le plus absolu réglait ses actions. Ainsi Françoise ayant fait la connaissance du cafetier et d'une petite femme de chambre qui faisait des robes pour une dame belge, ne remontait plus préparer les affaires de ma grand-mère tout de suite après déjeuner, mais seulement une heure plus tard parce que le cafetier voulait lui faire du café ou une tisane à la caféterie, que la femme de chambre lui demandait de venir la regarder coudre et que leur refuser eût été impossible et de ces choses qui ne se font pas. D'ailleurs des égards particuliers étaient dus à la petite femme de chambre qui était orpheline et avait été élevée chez des étrangers auprès desquels elle allait passer parfois quelques jours. Cette situation excitait la pitié de Françoise et aussi son dédain bienveillant. Elle qui avait de la famille, une petite maison qui lui venait de ses parents et où son frère élevait quelques vaches, elle ne pouvait pas considérer comme son égale une déracinée. Et comme cette petite espérait pour le 15 août aller voir ses bienfaiteurs, Françoise ne pouvait se tenir de répéter : « Elle me fait rire. Elle dit : j'espère d'aller chez moi pour le 15 août. Chez moi, qu'elle dit ! C'est seulement pas son pays, c'est des gens qui l'ont recueillie, et ça dit chez moi comme si c'était vraiment chez elle. Pauvre petite ! quelle misère qu'elle peut bien avoir pour qu'elle ne connaisse pas ce que c'est que d'avoir un chez soi. » Mais si encore Françoise ne s'était liée qu'avec des femmes de chambre amenées par des clients, lesquelles dînaient avec elle aux « courriers » et devant son beau bonnet de dentelles et son fin profil la prenaient pour quelque dame, noble peut-être, réduite par les circonstances ou poussée par l'attachement à servir de dame de compagnie à ma grand-mère, si en un mot Françoise n'eût connu que des gens qui n'étaient pas de l'hôtel, le mal n'eût pas été grand, parce qu'elle n'eût pu les empêcher de nous servir à quelque chose, pour la raison qu'en aucun cas, et même inconnus d'elle, ils n'auraient pu nous servir à rien. Mais elle s'était liée aussi avec un sommelier, avec un homme de la cuisine, avec une gouvernante d'étage. Et il en résultait en ce qui concernait notre vie de tous les jours que Françoise qui le jour de son arrivée, quand elle ne connaissait encore personne, sonnait à tort et à travers pour la moindre chose, à des heures où ma grand-mère et moi nous n'aurions pas osé le faire, et si nous lui en faisions une légère observation, répondait : « Mais on paye assez cher pour ça », comme si elle avait payé elle-même, maintenant depuis qu'elle était amie d'une personnalité de la cuisine, ce qui nous avait paru de bon augure pour notre commodité, si ma grand-mère ou moi nous avions froid aux pieds, Françoise, fût-il une heure tout à fait normale, n'osait pas sonner ; elle assurait que ce serait mal vu parce que cela obligerait à rallumer les fourneaux ou gênerait le dîner des domestiques qui seraient mécontents. Et elle finissait par une locution qui malgré la façon incertaine dont elle la prononçait, n'en était pas moins claire et nous donnait nettement tort : « Le fait est… » Nous n'insistions pas, de peur de nous en faire infliger une, bien plus grave : « C'est quelque chose !… » De sorte qu'en somme nous ne pouvions plus avoir d'eau chaude parce que Françoise était devenue l'amie de celui qui la faisait chauffer.
À la fin, nous aussi, nous fîmes une relation, malgré mais par ma grand-mère, car elle et Mme de Villeparisis tombèrent un matin l'une sur l'autre dans une porte et furent obligées de s'aborder non sans échanger au préalable des gestes de surprise, d'hésitation, exécuter des mouvements de recul, de doute et enfin des protestations de politesse et de joie comme dans certaines scènes de Molière où deux acteurs monologuant depuis longtemps chacun de son côté à quelques pas l'un de l'autre, sont censés ne pas s'être vus encore, et tout à coup s'aperçoivent, n'en peuvent croire leurs yeux, entrecoupent leurs propos, finalement parlent ensemble, le choeur ayant suivi le dialogue, et se jettent dans les bras l'un de l'autre. Mme de Villeparisis par discrétion voulut au bout d'un instant quitter ma grand-mère qui, au contraire, préféra la retenir jusqu'au déjeuner, désirant apprendre comment elle faisait pour avoir son courrier plus tôt que nous et de bonnes grillades (car Mme de Villeparisis, très gourmande, goûtait fort peu la cuisine de l'hôtel où l'on nous servait des repas que ma grand-mère, citant toujours Mme de Sévigné, prétendait être « d'une magnificence à mourir de faim »). Et la marquise prit l'habitude de venir tous les jours en attendant qu'on la servît, s'asseoir un moment près de nous dans la salle à manger, sans permettre que nous nous levions, que nous nous dérangions en rien. Tout au plus nous attardions-nous souvent à causer avec elle, notre déjeuner fini, à ce moment sordide où les couteaux traînent sur la nappe à côté des serviettes défaites. Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l'idée que j'étais sur la pointe extrême de la terre, je m'efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d'y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson, monstre marin qui au contraire des couteaux et des fourchettes était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l'Océan, au temps des Cimmériens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer.
Comme un coiffeur, voyant un officier qu'il sert avec une considération particulière reconnaître un client qui vient d'entrer et entamer un bout de causette avec lui, se réjouit en comprenant qu'ils sont du même monde et ne peut s'empêcher de sourire en allant chercher le bol de savon, car il sait que dans son établissement, aux besognes vulgaires du simple salon de coiffure s'ajoutent des plaisirs sociaux, voire aristocratiques, tel Aimé, voyant que Mme de Villeparisis avait retrouvé en nous d'anciennes relations, s'en allait chercher nos rince-bouches avec le même sourire orgueilleusement modeste et savamment discret de maîtresse de maison qui sait se retirer à propos. On eût dit aussi un père heureux et attendri qui veille sans le troubler sur le bonheur de fiançailles qui se sont nouées à sa table. Du reste, il suffisait qu'on prononçât le nom d'une personne titrée pour qu'Aimé parût heureux, au contraire de Françoise devant qui on ne pouvait dire « le comte Un tel » sans que son visage s'assombrît et que sa parole devînt sèche et brève, ce qui signifiait qu'elle chérissait la noblesse, non pas moins que ne faisait Aimé, mais davantage. Puis Françoise avait la qualité qu'elle trouvait chez les autres le plus grand des défauts, elle était fière. Elle n'était pas de la race agréable et pleine de bonhomie dont Aimé faisait partie. Ils éprouvent, ils manifestent un vif plaisir quand on leur raconte un fait plus ou moins piquant, mais inédit qui n'est pas dans le journal. Françoise ne voulait pas avoir l'air étonné. On aurait dit devant elle que l'archiduc Rodolphe, dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence, était non pas mort comme cela passait pour assuré, mais vivant, qu'elle eût répondu « Oui », comme si elle le savait depuis longtemps. Il est, d'ailleurs, à croire que, pour que même de notre bouche à nous, qu'elle appelait si humblement ses maîtres et qui l'avions presque si entièrement domptée, elle ne pût entendre, sans avoir à réprimer un mouvement de colère, le nom d'un noble, il fallait que la famille dont elle était sortie occupât dans son village une situation aisée, indépendante, et qui ne devait être troublée dans la considération dont elle jouissait que par ces mêmes nobles chez lesquels au contraire, dès l'enfance, un Aimé a servi comme domestique, s'il n'y a pas été élevé par charité. Pour Françoise, Mme de Villeparisis avait donc à se faire pardonner d'être noble. Mais, en France du moins, c'est justement le talent, comme la seule occupation, des grands seigneurs et des grandes dames. Françoise, obéissant à la tendance des domestiques qui recueillent sans cesse sur les rapports de leurs maîtres avec les autres personnes des observations fragmentaires dont ils tirent parfois des inductions erronées – comme font les humains sur la vie des animaux –, trouvait à tout moment qu'on nous avait « manqué », conclusion à laquelle l'amenait facilement, d'ailleurs, autant que son amour excessif pour nous, le plaisir qu'elle avait à nous être désagréable. Mais ayant constaté, sans erreur possible, les mille prévenances dont nous entourait et dont l'entourait elle-même Mme de Villeparisis, Françoise l'excusa d'être marquise et comme elle n'avait jamais cessé de lui savoir gré de l'être, elle la préféra à toutes les personnes que nous connaissions. C'est qu'aussi aucune ne s'efforçait d'être aussi continuellement aimable. Chaque fois que ma grand-mère remarquait un livre que Mme de Villeparisis lisait, ou disait avoir trouvé beaux des fruits que celle-ci avait reçus d'une amie, une heure après un valet de chambre montait nous remettre livre ou fruits. Et quand nous la voyions ensuite, pour répondre à nos remerciements, elle se contentait de dire, ayant l'air de chercher une excuse à son présent dans quelque utilité spéciale : « Ce n'est pas un chef d'oeuvre, mais les journaux arrivent si tard, il faut bien avoir quelque chose à lire » ou : « C'est toujours plus prudent d'avoir du fruit dont on est sûr au bord de la mer. »
« Mais il me semble que vous ne mangez jamais d'huîtres, nous dit Mme de Villeparisis (augmentant l'impression de dégoût que j'avais à cette heure-là, car la chair vivante des huîtres me répugnait encore plus que la viscosité des méduses ne me ternissait la plage de Balbec) ; elles sont exquises sur cette côte ! Ah ! je dirai à ma femme de chambre d'aller prendre vos lettres en même temps que les miennes. Comment, votre fille vous écrit tous les jours ? Mais qu'est-ce que vous pouvez trouver à vous dire ! » Ma grand-mère se tut, mais on peut croire que ce fut par dédain, elle qui répétait pour maman les mots de Mme de Sévigné : « Dès que j'ai reçu une lettre, j'en voudrais tout à l'heure une autre, je ne respire que d'en recevoir. Peu de gens sont dignes de comprendre ce que je sens. » Et je craignais qu'elle n'appliquât à Mme de Villeparisis la conclusion : « Je cherche ceux qui sont de ce petit nombre, et j'évite les autres. » Elle se rabattit sur l'éloge des fruits que Mme de Villeparisis nous avait fait porter la veille. Et ils étaient en effet si beaux que le directeur, malgré la jalousie de ses compotiers dédaignés, m'avait dit : « Je suis comme vous, je suis plus frivole de fruit que de tout autre dessert. » Ma grand-mère dit à son amie qu'elle les avait d'autant plus appréciés que ceux qu'on servait à l'hôtel étaient généralement détestables. « Je ne peux pas, ajouta-t-elle, dire comme Mme de Sévigné que si nous voulions par fantaisie trouver un mauvais fruit, nous serions obligés de le faire venir de Paris. – Ah, oui, vous lisez Mme de Sévigné. Je vous vois depuis le premier jour avec ses Lettres (elle oubliait qu'elle n'avait jamais aperçu ma grand-mère dans l'hôtel avant de la rencontrer dans cette porte). Est-ce que vous ne trouvez pas que c'est un peu exagéré ce souci constant de sa fille, elle en parle trop pour que ce soit bien sincère. Elle manque de naturel. » Ma grand-mère trouva la discussion inutile et pour éviter d'avoir à parler des choses qu'elle aimait devant quelqu'un qui ne pouvait les comprendre, elle cacha, en posant son sac sur eux, les Mémoires de Mme de Beausergent.
Quand Mme de Villeparisis rencontrait Françoise au moment (que celle-ci appelait « le midi ») où, coiffée d'un beau bonnet et entourée de la considération générale, elle descendait « manger aux courriers », Mme de Villeparisis l'arrêtait pour lui demander de nos nouvelles. Et Françoise, nous transmettant les commissions de la marquise : « Elle a dit : Vous leur donnerez bien le bonjour », contrefaisant la voix de Mme de Villeparisis de laquelle elle croyait citer textuellement les paroles, tout en ne les déformant pas moins que Platon celles de Socrate ou saint Jean celles de Jésus. Françoise était naturellement très touchée de ces attentions. Tout au plus ne croyait-elle pas ma grand-mère et pensait-elle que celle-ci mentait dans un intérêt de classe, les gens riches se soutenant les uns les autres, quand elle assurait que Mme de Villeparisis avait été autrefois ravissante. Il est vrai qu'il n'en subsistait que de bien faibles restes dont on n'eût pu, à moins d'être plus artiste que Françoise, restituer la beauté détruite. Car, pour comprendre combien une vieille femme a pu être jolie, il ne faut pas seulement regarder, mais traduire chaque trait.
« Il faudra que je pense une fois à lui demander si je me trompe et si elle n'a pas quelque parenté avec des Guermantes », me dit ma grand-mère qui excita par là mon indignation. Comment aurais-je pu croire à une communauté d'origine entre deux noms qui étaient entrés en moi, l'un par la porte basse et honteuse de l'expérience, l'autre par la porte d'or de l'imagination ?
On voyait souvent passer depuis quelques jours, en pompeux équipage, grande, rousse, belle, avec un nez un peu fort, la princesse de Luxembourg qui était en villégiature pour quelques semaines dans le pays. Sa calèche s'était arrêtée devant l'hôtel, un valet de pied était venu parler au directeur, était retourné à la voiture et avait rapporté des fruits merveilleux (qui unissaient dans une seule corbeille, comme la baie elle-même, diverses saisons), avec une carte : « La princesse de Luxembourg », où étaient écrits quelques mots au crayon. À quel voyageur princier demeurant ici incognito, pouvaient être destinés ces prunes glauques, lumineuses et sphériques comme était à ce moment-là la rotondité de la mer, des raisins transparents suspendus au bois desséché comme une claire journée d'automne, des poires d'un outremer céleste ? Car ce ne pouvait être à l'amie de ma grand-mère que la princesse avait voulu faire visite. Pourtant le lendemain soir Mme de Villeparisis nous envoya la grappe de raisins fraîche et dorée et des prunes et des poires que nous reconnûmes aussi, quoique les prunes eussent passé comme la mer à l'heure de notre dîner, au mauve et que dans l'outremer des poires flottassent quelques formes de nuages roses. Quelques jours après nous rencontrâmes Mme de Villeparisis en sortant du concert symphonique qui se donnait le matin sur la plage. Persuadé que les oeuvres que j'y entendais (le prélude de Lohengrin. l'ouverture de Tannhaüser. etc.) exprimaient les vérités les plus hautes, je tâchais de m'élever autant que je pouvais pour atteindre jusqu'à elles, je tirais de moi pour les comprendre, je leur remettais tout ce que je recelais alors de meilleur, de plus profond.
Or, en sortant du concert, comme, en reprenant le chemin qui va vers l'hôtel, nous nous étions arrêtés un instant sur la digue, ma grand-mère et moi, pour échanger quelques mots avec Mme de Villeparisis qui nous annonçait qu'elle avait commandé pour nous à l'hôtel des « croque-monsieur » et des oeufs à la crème, je vis de loin venir dans notre direction la princesse de Luxembourg, à demi appuyée sur une ombrelle de façon à imprimer à son grand et merveilleux corps cette légère inclinaison, à lui faire dessiner cette arabesque si chère aux femmes qui avaient été belles sous l'Empire et qui savaient, les épaules tombantes, le dos remonté, la hanche creuse, la jambe tendue, faire flotter mollement leur corps comme un foulard, autour de l'armature d'une invisible tige inflexible et oblique qui l'aurait traversé. Elle sortait tous les matins faire son tour de plage presque à l'heure où tout le monde après le bain remontait pour le déjeuner et comme le sien était seulement à une heure et demie, elle ne rentrait à sa villa que longtemps après que les baigneurs avaient abandonné la digue déserte et brûlante. Mme de Villeparisis présenta ma grand-mère, voulut me présenter, mais dut me demander mon nom, car elle ne se le rappelait pas. Elle ne l'avait peut-être jamais su ou, en tous cas, avait oublié depuis bien des années à qui ma grand-mère avait marié sa fille. Ce nom parut faire une vive impression sur Mme de Villeparisis. Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards sur ma grand-mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu'on ajoute au sourire quand celui-ci s'adresse à un bébé avec sa nounou. Même dans son désir de ne pas avoir l'air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s'imprégnèrent d'une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au jardin d'Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d'animaux et de bois de Boulogne prit plus de consistance pour moi. C'était l'heure où la digue est parcourue par des marchands ambulants et criards qui vendent des gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier qui passa ; il n'avait plus qu'un pain de seigle, du genre de ceux qu'on jette aux canards. La princesse le prit et me dit : « C'est pour votre grand-mère. » Pourtant, ce fut à moi qu'elle le tendit, en me disant avec un fin sourire : « Vous le lui donnerez vous-même », pensant qu'ainsi mon plaisir serait plus complet s'il n'y avait pas d'intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands s'approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu'ils avaient, de paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d'orge. Elle me dit : « Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre grand-mère » et elle fit payer les marchands par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l'émerveillement de la plage. Puis elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit la main avec l'intention de nous traiter de la même manière que son amie, en intimes, et de se mettre à notre portée. Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu moins bas dans l'échelle des êtres, car son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma grand-mère au moyen de ce tendre et maternel sourire qu'on adresse à un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande personne. Par un merveilleux progrès de l'évolution, ma grand-mère n'était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un « baby ». Enfin, nous ayant quittés tous trois, la princesse reprit sa promenade sur la digue ensoleillée en incurvant sa taille magnifique qui comme un serpent autour d'une baguette s'enlaçait à l'ombrelle blanche imprimée de bleu que Mme de Luxembourg tenait fermée à la main. C'était ma première altesse, je dis la première, car la princesse Mathilde n'était pas altesse du tout de façons. La seconde, on le verra plus tard, ne devait pas moins m'étonner par sa bonne grâce. Une forme de l'amabilité des grands seigneurs, intermédiaires bénévoles entre les souverains et les bourgeois, me fut apprise le lendemain quand Mme de Villeparisis nous dit : « Elle vous a trouvés charmants. C'est une femme d'un grand jugement, de beaucoup de coeur. Elle n'est pas comme tant de souveraines ou d'altesses. Elle a une vraie valeur. » Et Mme de Villeparisis ajouta d'un air convaincu, et toute ravie de pouvoir nous le dire : « Je crois qu'elle serait enchantée de vous revoir. »
Mais ce matin-là même, en quittant la princesse de Luxembourg, Mme de Villeparisis me dit une chose qui me frappa davantage et qui n'était pas du domaine de l'amabilité.
« Est-ce que vous êtes le fils du directeur au ministère ? me demanda-t-elle. Ah ! il paraît que votre père est un homme charmant. Il fait un bien beau voyage en ce moment. »
Quelques jours auparavant nous avions appris par une lettre de Maman que mon père et son compagnon M. de Norpois avaient perdu leurs bagages.
« Ils sont retrouvés, ou plutôt ils n'ont jamais été perdus, voici ce qui était arrivé », nous dit Mme de Villeparisis, qui, sans que nous sussions comment, avait l'air beaucoup plus renseigné que nous sur les détails du voyage. « Je crois que votre père avancera son retour à la semaine prochaine, car il renoncera probablement à aller à Algésiras. Mais il a envie de consacrer un jour de plus à Tolède, car il est admirateur d'un élève de Titien dont je ne me rappelle pas le nom et qu'on ne voit bien que là. »
Et je me demandais par quel hasard, dans la lunette indifférente à travers laquelle Mme de Villeparisis considérait d'assez loin l'agitation sommaire, minuscule et vague de la foule des gens qu'elle connaissait, se trouvait intercalé à l'endroit où elle considérait mon père un morceau de verre prodigieusement grossissant qui lui faisait voir avec tant de relief et dans le plus grand détail tout ce qu'il avait d'agréable, les contingences qui le forçaient à revenir, ses ennuis de douane, son goût pour le Greco, et changeant pour elle l'échelle de sa vision, lui montrait ce seul homme si grand au milieu des autres, tout petits, comme ce Jupiter à qui Gustave Moreau a donné, quand il l'a peint à côté d'une faible mortelle, une stature plus qu'humaine.
Ma grand-mère prit congé de Mme de Villeparisis pour que nous pussions rester à respirer l'air un instant de plus devant l'hôtel, en attendant qu'on nous fît signe à travers le vitrage que notre déjeuner était servi. On entendit un tumulte. C'était la jeune maîtresse du roi des sauvages, qui venait de prendre son bain et rentrait déjeuner.
« Vraiment c'est un fléau, c'est à quitter la France ! » s'écria rageusement le bâtonnier qui passait à ce moment.
Cependant la femme du notaire attachait des yeux écarquillés sur la fausse souveraine.
« Je ne peux pas vous dire comme Mme Blandais m'agace en regardant ces gens-là comme cela, dit le bâtonnier au président. Je voudrais pouvoir lui donner une gifle. C'est comme cela qu'on donne de l'importance à cette canaille qui naturellement ne demande qu'à ce que l'on s'occupe d'elle. Dites donc à son mari de l'avertir que c'est ridicule ; moi, je ne sors plus avec eux s'ils ont l'air de faire attention aux déguisés. »
Quant à la venue de la princesse de Luxembourg, dont l'équipage, le jour où elle avait apporté des fruits, s'était arrêté devant l'hôtel, elle n'avait pas échappé au groupe de la femme du notaire, du bâtonnier et du premier président, déjà depuis quelque temps fort agitées de savoir si c'était une marquise authentique et non une aventurière que cette Mme de Villeparisis qu'on traitait avec tant d'égards, desquels toutes ces dames brûlaient d'apprendre qu'elle était indigne. Quand Mme de Villeparisis traversait le hall, la femme du premier président, qui flairait partout des irrégulières, levait son nez de sur son ouvrage et la regardait d'une façon qui faisait mourir de rire ses amies.
« Oh ! moi, vous savez, disait-elle avec orgueil, je commence toujours par croire le mal. Je ne consens à admettre qu'une femme est vraiment mariée que quand on m'a sorti les extraits de naissance et les actes notariés. Du reste, n'ayez crainte, je vais procéder à ma petite enquête. »
Et chaque jour toutes ces dames accouraient en riant.
« Nous venons aux nouvelles. »
Mais le soir de la visite de la princesse du Luxembourg, la femme du Premier mit un doigt sur sa bouche.
« Il y a du nouveau.
— Oh ! elle est extraordinaire, Mme Poncin ! je n'ai jamais vu… mais dites, qu'y a-t-il ?
— Hé bien, il y a qu'une femme aux cheveux jaunes, avec un pied de rouge sur la figure, une voiture qui sentait l'horizontale d'une lieue, et comme n'en ont que ces demoiselles, est venue tantôt pour voir la prétendue marquise.
— Ouil you uouil ! patatras ! Voyez-vous ça ! mais c'est cette dame que nous avons vue, vous vous rappelez, bâtonnier, nous avons bien trouvé qu'elle marquait très mal mais nous ne savions pas qu'elle était venue pour la marquise. Une femme avec un nègre, n'est-ce pas ?
— C'est cela même.
— Ah ! vous m'en direz tant. Vous ne savez pas son nom ?
— Si, j'ai fait semblant de me tromper, j'ai pris la carte, elle a comme nom de guerre la princesse de Luxembourg ! Avais-je raison de me méfier ! C'est agréable d'avoir ici une promiscuité avec cette espèce de baronne d'Ange. » Le bâtonnier cita Mathurin Régnier et Macette au premier président.
Il ne faut, d'ailleurs, pas croire que ce malentendu fut momentané comme ceux qui se forment au deuxième acte d'un vaudeville pour se dissiper au dernier. Mme de Luxembourg, nièce du roi d'Angleterre et de l'empereur d'Autriche, et Mme de Villeparisis parurent toujours quand la première venait chercher la seconde pour se promener en voiture deux drôlesses de l'espèce de celles dont on se gare difficilement dans les villes d'eaux. Les trois quarts des hommes du faubourg Saint-Germain passent aux yeux d'une bonne partie de la bourgeoisie pour des décavés crapuleux (qu'ils sont d'ailleurs quelquefois individuellement) et que, par conséquent, personne ne reçoit. La bourgeoisie est trop honnête en cela car leurs tares ne les empêcheraient nullement d'être reçus avec la plus grande faveur là où elle ne le sera jamais. Et eux s'imaginent tellement que la bourgeoisie le sait qu'ils affectent une simplicité en ce qui les concerne, un dénigrement pour leurs amis particulièrement « à la côte », qui achève le malentendu. Si par hasard un homme du grand monde est en rapports avec la petite bourgeoisie parce qu'il se trouve, étant extrêmement riche, avoir la présidence des plus importantes sociétés financières, la bourgeoisie qui voit enfin un noble digne d'être grand bourgeois jurerait qu'il ne fraye pas avec le marquis joueur et ruiné qu'elle croit d'autant plus dénué de relations qu'il est plus aimable. Et elle n'en revient pas quand le duc, président du conseil d'administration de la colossale Affaire, donne pour femme à son fils la fille du marquis joueur, mais dont le nom est le plus ancien de France, de même qu'un souverain fera plutôt épouser à son fils la fille d'un roi détrôné que d'un président de la république en fonctions. C'est dire que les deux mondes ont l'un de l'autre une vue aussi chimérique que les habitants d'une plage située à une des extrémités de la baie de Balbec, ont de la plage située à l'autre extrémité : de Rivebelle on voit un peu Marcouville-l'Orgueilleuse ; mais cela même trompe, car on croit qu'on est vu de Marcouville, d'où au contraire les splendeurs de Rivebelle sont en grande partie invisibles.
Le médecin de Balbec appelé pour un accès de fièvre que j'avais eu, ayant estimé que je ne devrais pas rester toute la journée au bord de la mer, en plein soleil, par les grandes chaleurs, et rédigé à mon usage quelques ordonnances pharmaceutiques, ma grand-mère prit les ordonnances avec un respect apparent où je reconnus tout de suite sa ferme décision de n'en faire exécuter aucune, mais tint compte du conseil en matière d'hygiène et accepta l'offre de Mme de Villeparisis de nous faire faire quelques promenades en voiture. J'allais et je venais, jusqu'à l'heure du déjeuner, de ma chambre à celle de ma grand-mère. Elle ne donnait pas directement sur la mer comme la mienne mais prenait jour de trois côtés différents : sur un coin de la digue, sur une cour et sur la campagne, et était meublée autrement, avec des fauteuils brodés de filigranes métalliques et de fleurs roses d'où semblait émaner l'agréable et fraîche odeur qu'on trouvait en entrant. Et à cette heure où des rayons venus d'expositions et comme d'heures différentes, brisaient les angles du mur, à côté d'un reflet de la plage mettaient sur la commode un reposoir diapré comme les fleurs du sentier, suspendaient à la paroi les ailes repliées, tremblantes et tièdes d'une clarté prête à reprendre son vol, chauffaient comme un bain un carré de tapis provincial devant la fenêtre de la courette que le soleil festonnait comme une vigne, ajoutaient au charme et à la complexité de la décoration mobilière en semblant exfolier la soie fleurie des fauteuils et détacher leur passementerie, cette chambre que je traversais un moment avant de m'habiller pour la promenade, avait l'air d'un prisme où se décomposaient les couleurs de la lumière du dehors, d'une ruche où les sucs de la journée que j'allais goûter étaient dissociés, épars, enivrants et visibles, d'un jardin de l'espérance qui se dissolvait en une palpitation de rayons d'argent et de pétales de rose. Mais avant tout j'avais ouvert mes rideaux dans l'impatience de savoir quelle était la Mer qui jouait ce matin-là au bord du rivage, comme une Néréide. Car chacune de ces Mers ne restait jamais plus d'un jour. Le lendemain il y en avait une autre qui parfois lui ressemblait. Mais je ne vis jamais deux fois la même.
Il y en avait qui étaient d'une beauté si rare qu'en les apercevant mon plaisir était encore accru par la surprise. Par quel privilège, un matin plutôt qu'un autre, la fenêtre en s'entrouvrant découvrit-elle à mes yeux émerveillés la nymphe Glaukonomè, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement, avait la transparence d'une vaporeuse émeraude à travers laquelle je voyais affluer les éléments pondérables qui la coloraient ? Elle faisait jouer le soleil avec un sourire alangui par une brume invisible qui n'était qu'un espace vide réservé autour de sa surface translucide rendue ainsi plus abrégée et plus saisissante, comme ces déesses que le sculpteur détache sur le reste du bloc qu'il ne daigne pas dégrossir. Telle, dans sa couleur unique, elle nous invitait à la promenade sur ces routes grossières et terriennes, d'où, installés dans la calèche de Mme de Villeparisis, nous apercevrions tout le jour et sans jamais l'atteindre la fraîcheur de sa molle palpitation.
Mme de Villeparisis faisait atteler de bonne heure, pour que nous eussions le temps d'aller soit jusqu'à Saint-Mars-le-Vêtu, soit jusqu'aux rochers de Quetteholme ou à quelque autre but d'excursion qui, pour une voiture assez lente, était fort lointain et demandait toute la journée. Dans ma joie de la longue promenade que nous allions entreprendre, je fredonnais quelque air récemment écouté, et je faisais les cent pas en attendant que Mme de Villeparisis fût prête. Si c'était dimanche, sa voiture n'était pas seule devant l'hôtel ; plusieurs fiacres loués attendaient non seulement les personnes qui étaient invitées au château de Féterne chez Mme de Cambremer, mais celles qui plutôt que de rester là comme des enfants punis déclaraient que le dimanche était un jour assommant à Balbec et partaient dès après déjeuner se cacher dans une plage voisine ou visiter quelque site. Et même souvent quand on demandait à Mme Blandais si elle avait été chez les Cambremer, elle répondait péremptoirement : « Non, nous étions aux cascades du Bec », comme si c'était là la seule raison pour laquelle elle n'avait pas passé la journée à Féterne. Et le bâtonnier disait charitablement :
« Je vous envie, j'aurais bien changé avec vous, c'est autrement intéressant. »
À côté des voitures, devant le porche où j'attendais, était planté comme un arbrisseau d'une espèce rare un jeune chasseur qui ne frappait pas moins les yeux par l'harmonie singulière de ses cheveux colorés que par son épiderme de plante. À l'intérieur, dans le hall qui correspondait au narthex ou église des catéchumènes des églises romanes, et où les personnes qui n'habitaient pas l'hôtel avaient le droit de passer, les camarades du groom « extérieur » ne travaillaient pas beaucoup plus que lui mais exécutaient du moins quelques mouvements. Il est probable que le matin ils aidaient au nettoyage. Mais l'après-midi ils restaient là seulement comme des choristes qui, même quand ils ne servent à rien, demeurent en scène pour ajouter à la figuration. Le directeur général, celui qui me faisait si peur, comptait augmenter considérablement leur nombre l'année suivante, car il « voyait grand ». Et sa décision affligeait beaucoup le directeur de l'hôtel, lequel trouvait que tous ces enfants n'étaient que des « faiseurs d'embarras », entendant par là qu'ils embarrassaient le passage et ne servaient à rien. Du moins, entre le déjeuner et le dîner, entre les sorties et les rentrées des clients, remplissaient-ils le vide de l'action, comme ces élèves de Mme de Maintenon qui sous le costume de jeunes Israélites, font intermède chaque fois qu'Esther ou Joad s'en vont. Mais le chasseur du dehors, aux nuances précieuses, à la taille élancée et frêle, non loin duquel j'attendais que la marquise descendît, gardait une immobilité à laquelle s'ajoutait de la mélancolie, car ses frères aînés avaient quitté l'hôtel pour des destinées plus brillantes et il se sentait isolé sur cette terre étrangère. Enfin Mme de Villeparisis arrivait. S'occuper de sa voiture et l'y faire monter eût peut-être dû faire partie des fonctions du chasseur. Mais il savait d'une part qu'une personne qui amène ses gens avec soi se fait servir par eux et d'habitude donne peu de pourboires dans un hôtel, que les nobles de l'ancien faubourg Saint-Germain agissent de même. Mme de Villeparisis appartenait à la fois à ces deux catégories. Le chasseur arborescent en concluait qu'il n'avait rien à attendre de la marquise et laissant le maître d'hôtel et la femme de chambre de celle-ci l'installer avec ses affaires, il rêvait tristement au sort envié de ses frères et conservait son immobilité végétale.
Nous partions ; quelque temps après avoir contourné la station du chemin de fer, nous entrions dans une route campagnarde qui me devint bientôt aussi familière que celle de Combray, depuis le coude où elle s'amorçait entre des clos charmants jusqu'au tournant où nous la quittions et qui avait de chaque côté des terres labourées. Au milieu d'elles, on voyait çà et là un pommier, privé il est vrai de ses fleurs et ne portant plus qu'un bouquet de pistils, mais qui suffisait à m'enchanter parce que je reconnaissais ces feuilles inimitables dont la large étendue, comme le tapis d'estrade d'une fête nuptiale maintenant terminée, avait été tout récemment foulée par la traîne de satin blanc des fleurs rougissantes.
Combien de fois à Paris, dans le mois de mai de l'année suivante, il m'arriva d'acheter une branche de pommier chez le fleuriste et de passer ensuite la nuit devant ses fleurs où s'épanouissait la même essence crémeuse qui poudrait encore de son écume les bourgeons de feuilles et entre les blanches corolles desquelles il semblait que ce fût le marchand qui par générosité envers moi, par goût inventif aussi et contraste ingénieux, eût ajouté de chaque côté, en surplus, un seyant bouton rose ; je les regardais, je les faisais poser sous ma lampe – si longtemps que j'étais souvent encore là quand l'aurore leur apportait la même rougeur qu'elle devait faire en même temps à Balbec – et je cherchais à les reporter sur cette route par l'imagination, à les multiplier, à les étendre dans le cadre préparé, sur la toile toute prête, de ces clos dont je savais le dessin par coeur et que j'aurais tant voulu, qu'un jour je devais, revoir, au moment où avec la verve ravissante du génie, le printemps couvre leur canevas de ses couleurs.
Avant de monter en voiture, j'avais composé le tableau de mer que j'allais chercher, que j'espérais voir avec le « soleil rayonnant », et qu'à Balbec je n'apercevais que trop morcelé entre tant d'enclaves vulgaires et que mon rêve n'admettait pas, de baigneurs, de cabines, de yachts de plaisance. Mais quand, la voiture de Mme de Villeparisis étant parvenue en haut d'une côte, j'apercevais la mer entre les feuillages des arbres, alors sans doute de si loin disparaissaient ces détails contemporains qui l'avaient mise comme en dehors de la nature et de l'histoire, et je pouvais en regardant les flots m'efforcer de penser que c'était les mêmes que Leconte de Lisle nous peint dans L'Orestie quand « tel qu'un vol d'oiseaux carnassiers dans l'aurore », les guerriers chevelus de l'héroïque Hellas « de cent mille avirons battaient le flot sonore ». Mais en revanche je n'étais plus assez près de la mer qui ne me semblait pas vivante, mais figée, je ne sentais plus de puissance sous ses couleurs étendues comme celles d'une peinture entre les feuilles où elle apparaissait aussi inconsistante que le ciel, et seulement plus foncée que lui.
Mme de Villeparisis voyant que j'aimais les églises me promettait que nous irions voir une fois l'une, une fois l'autre, et surtout celle de Carqueville « toute cachée sous son vieux lierre », dit-elle avec un mouvement de la main qui semblait envelopper avec goût la façade absente dans un feuillage invisible et délicat. Mme de Villeparisis avait souvent, avec ce petit geste descriptif, un mot juste pour définir le charme et la particularité d'un monument, évitant toujours les termes techniques, mais ne pouvant dissimuler qu'elle savait très bien les choses dont elle parlait. Elle semblait chercher à s'en excuser sur ce qu'un des châteaux de son père, et où elle avait été élevée, étant situé dans une région où il y avait des églises du même style qu'autour de Balbec, il eût été honteux qu'elle n'eût pas pris le goût de l'architecture, ce château étant d'ailleurs le plus bel exemplaire de celle de la Renaissance. Mais comme il était aussi un vrai musée, comme d'autre part Chopin et Liszt y avaient joué, Lamartine récité des vers, tous les artistes connus de tout un siècle écrit des pensées, des mélodies, fait des croquis sur l'album familial, Mme de Villeparisis ne donnait, par grâce, bonne éducation, modestie réelle, ou manque d'esprit philosophique, que cette origine purement matérielle à sa connaissance de tous les arts, et finissait par avoir l'air de considérer la peinture, la musique, la littérature et la philosophie comme l'apanage d'une jeune fille élevée de la façon la plus aristocratique dans un monument classé et illustre. On aurait dit qu'il n'y avait pas pour elle d'autres tableaux que ceux dont on a hérité. Elle fut contente que ma grand-mère aimât un collier qu'elle portait et qui dépassait de sa robe. Il était dans le portrait d'une bisaïeule à elle, par Titien, et qui n'était jamais sorti de la famille. Comme cela on était sûr que c'était un vrai. Elle ne voulait pas entendre parler des tableaux achetés on ne sait comment par un Crésus, elle était d'avance persuadée qu'ils étaient faux et n'avait aucun désir de les voir. Nous savions qu'elle-même faisait des aquarelles de fleurs, et ma grand-mère qui les avait entendu vanter lui en parla. Mme de Villeparisis changea de conversation par modestie, mais sans montrer plus d'étonnement ni de plaisir qu'une artiste suffisamment connue à qui les compliments n'apprennent rien. Elle se contenta de dire que c'était un passe-temps charmant parce que si les fleurs nées du pinceau n'étaient pas fameuses, du moins les peindre vous faisait vivre dans la société des fleurs naturelles, de la beauté desquelles, surtout quand on était obligé de les regarder de plus près pour les imiter, on ne se lassait pas. Mais à Balbec Mme de Villeparisis se donnait congé pour laisser reposer ses yeux.
Nous fûmes étonnés, ma grand-mère et moi, de voir combien elle était plus « libérale » que même la plus grande partie de la bourgeoisie. Elle s'étonnait qu'on fût scandalisé des expulsions des jésuites, disant que cela s'était toujours fait, même sous la monarchie, même en Espagne. Elle défendait la République à laquelle elle ne reprochait son anticléricalisme que dans cette mesure : « Je trouverais tout aussi mauvais qu'on m'empêchât d'aller à la messe si j'en ai envie que d'être forcée d'y aller si je ne le veux pas », lançant même certains mots comme : « Oh ! la noblesse aujourd'hui, qu'est-ce que c'est ! »« Pour moi, un homme qui ne travaille pas, ce n'est rien », peut-être seulement parce qu'elle sentait ce qu'ils prenaient de piquant, de savoureux, de mémorable dans sa bouche.
En entendant souvent exprimer avec franchise des opinions avancées – pas jusqu'au socialisme cependant, qui était la bête noire de Mme de Villeparisis – précisément par une de ces personnes en considération de l'esprit desquelles notre scrupuleuse et timide impartialité se refuse à condamner les idées des conservateurs, nous n'étions pas loin, ma grand-mère et moi, de croire qu'en notre agréable compagne se trouvaient la mesure et le modèle de la vérité en toutes choses. Nous la croyions sur parole tandis qu'elle jugeait ses Titiens, la colonnade de son château, l'esprit de conversation de Louis-Philippe. Mais – comme ces érudits qui émerveillent quand on les met sur la peinture égyptienne et les inscriptions étrusques et qui parlent d'une façon si banale des oeuvres modernes que nous nous demandons si nous n'avons pas surfait l'intérêt des sciences où ils sont versés, puisque n'y apparaît pas cette même médiocrité qu'ils ont pourtant dû y apporter aussi bien que dans leurs niaises études sur Baudelaire – Mme de Villeparisis, interrogée par moi sur Chateaubriand, sur Balzac, sur Victor Hugo, tous reçus jadis par ses parents et entrevus par elle-même, riait de mon admiration, racontait sur eux des traits piquants comme elle venait de faire sur des grands seigneurs ou des hommes politiques, et jugeait sévèrement ces écrivains, précisément parce qu'ils avaient manqué de cette modestie, de cet effacement de soi, de cet art sobre qui se contente d'un seul trait juste et n'appuie pas, qui fuit plus que tout le ridicule de la grandiloquence, de cet à-propos, de ces qualités de modération de jugement et de simplicité, auxquelles on lui avait appris qu'atteint la vraie valeur ; on voyait qu'elle n'hésitait pas à leur préférer des hommes qui, peut-être, en effet, avaient eu, à cause d'elles, l'avantage sur un Balzac, un Hugo, un Vigny, dans un salon, une académie, un conseil des ministres, Molé, Fontanes, Vitrolles, Bersot, Pasquier, Lebrun, Salvandy ou Daru.
« C'est comme les romans de Stendhal pour qui vous aviez l'air d'avoir de l'admiration. Vous l'auriez beaucoup étonné en lui parlant sur ce ton. Mon père qui le voyait chez M. Mérimée – un homme de talent, au moins, celui-là – m'a souvent dit que Beyle (c'était son nom) était d'une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un dîner, et ne s'en faisant pas accroire pour ses livres. Du reste, vous avez pu voir vous-même par quel haussement d'épaules il a répondu aux éloges outrés de M. de Balzac. En cela, du moins, il était homme de bonne compagnie. » Elle avait de tous ces grands hommes des autographes, et semblait, se prévalant des relations particulières que sa famille avait eues avec eux, penser que son jugement à leur égard était plus juste que celui de jeunes gens qui comme moi n'avaient pas pu les fréquenter.
« Je crois que je peux en parler, car ils venaient chez mon père, et, comme disait M. Sainte-Beuve qui avait bien de l'esprit, il faut croire sur eux ceux qui les ont vus de près et ont pu juger plus exactement de ce qu'ils valaient. »
Parfois, comme la voiture gravissait une route montante entre des terres labourées, rendant les champs plus réels, leur ajoutant une marque d'authenticité, comme la précieuse fleurette dont certains maîtres anciens signaient leurs tableaux, quelques bleuets hésitants pareils à ceux de Combray suivaient notre voiture. Bientôt nos chevaux les distançaient, mais après quelques pas, nous en apercevions un autre qui en nous attendant avait piqué devant nous dans l'herbe son étoile bleue ; plusieurs s'enhardissaient jusqu'à venir se poser au bord de la route et c'était toute une nébuleuse qui se formait avec mes souvenirs lointains et les fleurs apprivoisées.
Nous redescendions la côte ; alors nous croisions, la montant à pied, à bicyclette, en carriole ou en voiture, quelqu'une de ces créatures – fleurs de la belle journée, mais qui ne sont pas comme les fleurs des champs, car chacune recèle quelque chose qui n'est pas dans une autre et qui empêchera que nous puissions contenter avec ses pareilles le désir qu'elle a fait naître en nous –, quelque fille de ferme poussant sa vache ou à demi couchée sur une charrette, quelque fille de boutiquier en promenade, quelque élégante demoiselle assise sur le strapontin d'un landau, en face de ses parents. Certes Bloch m'avait ouvert une ère nouvelle et avait changé pour moi la valeur de la vie, le jour où il m'avait appris que les rêves que j'avais promenés solitairement du côté de Méséglise quand je souhaitais que passât une paysanne que je prendrais dans mes bras, n'étaient pas une chimère qui ne correspondait à rien d'extérieur à moi, mais que toutes les filles qu'on rencontrait, villageoises ou demoiselles, étaient toutes prêtes à en exaucer de pareils. Et dussé-je, maintenant que j'étais souffrant et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir faire l'amour avec elles, j'étais tout de même heureux comme un enfant né dans une prison ou dans un hôpital et qui ayant cru longtemps que l'organisme humain ne peut digérer que du pain sec et des médicaments, a appris tout d'un coup que les pêches, les abricots, le raisin, ne sont pas une simple parure de la campagne, mais des aliments délicieux et assimilables. Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui permettent pas de cueillir ces beaux fruits, le monde cependant lui paraît meilleur et l'existence plus clémente. Car un désir nous semble plus beau, nous nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu'en dehors de nous la réalité s'y conforme, même si pour nous il n'est pas réalisable. Et nous pensons avec plus de joie à une vie où, à condition que nous écartions pour un instant de notre pensée le petit obstacle accidentel et particulier qui nous empêche personnellement de le faire, nous pouvons nous imaginer l'assouvissant. Pour les belles filles qui passaient, du jour où j'avais su que leurs joues pouvaient être embrassées, j'étais devenu curieux de leur âme. Et l'univers m'avait paru plus intéressant.
La voiture de Mme de Villeparisis allait vite. À peine avais-je le temps de voir la fillette qui venait dans notre direction ; et pourtant – comme la beauté des êtres n'est pas comme celle des choses, et que nous sentons qu'elle est celle d'une créature unique, consciente et volontaire – dès que son individualité, âme vague, volonté inconnue de moi, se peignait en une petite image prodigieusement réduite, mais complète, au fond de son regard distrait, aussitôt, mystérieuse réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais saillir en moi l'embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne pas laisser passer cette fille sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j'empêchasse ses désirs d'aller à quelqu'un d'autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son coeur. Cependant notre voiture s'éloignait, la belle fille était déjà derrière nous et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux, qui m'avaient à peine vu, m'avaient déjà oublié. Était-ce parce que je ne l'avais qu'entr'aperçue que je l'avais trouvée si belle ? Peut-être. D'abord l'impossibilité de s'arrêter auprès d'une femme, le risque de ne pas la retrouver un autre jour lui donnent brusquement le même charme qu'à un pays la maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu'aux jours si ternes qui nous restaient à vivre le combat où nous succomberons sans doute. De sorte que s'il n'y avait pas l'habitude, la vie devrait paraître délicieuse à des êtres qui seraient à chaque heure menacés de mourir, – c'est-à-dire à tous les hommes. Puis si l'imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons posséder, son essor n'est pas limité par une réalité complètement perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n'y a pas un torse féminin, mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre coeur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu'ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret.
Si j'avais pu descendre parler à la fille que nous croisions, peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n'avais pas distingué ? (Et alors, tout effort pour pénétrer dans sa vie m'eût semblé soudain impossible. Car la beauté est une suite d'hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route que nous voyions déjà s'ouvrir sur l'inconnu.) Peut-être un seul mot qu'elle eût dit, un sourire, m'eussent fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l'expression de sa figure et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales. C'est possible, car je n'ai jamais rencontré dans la vie des filles aussi désirables que les jours où j'étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que j'inventais je ne pouvais quitter : quelques années après celle où j'allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu'il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu'il y ait sans doute, et sautant à terre sans m'excuser, je me mis à la recherche de l'inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j'évitais partout et qui, heureuse et surprise, s'écria : « Oh ! comme c'est aimable d'avoir couru pour me dire bonjour ! ».
Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j'assurais à ma grand-mère, à Mme de Villeparisis qu'à cause d'un grand mal de tête il valait mieux que je rentrasse seul à pied. Elles refusaient de me laisser descendre. Et j'ajoutais la belle fille (bien plus difficile à retrouver que ne l'est un monument, car elle était anonyme et mobile) à la collection de toutes celles que je me promettais de voir de près. Une pourtant se trouva repasser sous mes yeux, dans des conditions telles que je crus que je pourrais la connaître comme je voudrais. C'était une laitière qui vint d'une ferme apporter un supplément de crème à l'hôtel. Je pensai qu'elle m'avait aussi reconnu et elle me regardait, en effet, avec une attention qui n'était peut-être causée que par l'étonnement que lui causait la mienne. Or le lendemain, jour où je m'étais reposé toute la matinée, quand Françoise vint ouvrir les rideaux vers midi, elle me remit une lettre qui avait été déposée pour moi à l'hôtel. Je ne connaissais personne à Balbec. Je ne doutai pas que la lettre ne fût de la laitière. Hélas, elle n'était que de Bergotte qui, de passage, avait essayé de me voir, mais ayant su que je dormais m'avait laissé un mot charmant pour lequel le liftman avait fait une enveloppe que j'avais crue écrite par la laitière. J'étais affreusement déçu, et l'idée qu'il était plus difficile et plus flatteur d'avoir une lettre de Bergotte, ne me consolait en rien qu'elle ne fût pas de la laitière. Cette fille-là même, je ne la retrouvai pas plus que celles que j'apercevais seulement de la voiture de Mme de Villeparisis. La vue et la perte de toutes accroissaient l'état d'agitation où je vivais et je trouvais quelque sagesse aux philosophes qui nous recommandent de borner nos désirs (si toutefois ils veulent parler du désir des êtres, car c'est le seul qui puisse laisser de l'anxiété, s'appliquant à de l'inconnu conscient. Supposer que la philosophie veut parler du désir des richesses serait trop absurde). Pourtant j'étais disposé à juger cette sagesse incomplète, car je me disais que ces rencontres me faisaient trouver encore plus beau un monde qui fait ainsi croître sur toutes les routes campagnardes des fleurs à la fois singulières et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont des circonstances contingentes qui ne se reproduiraient peut-être pas toujours m'avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût nouveau à la vie.
Mais peut-être, en espérant qu'un jour, plus libre, je pourrais trouver sur d'autres routes de semblables filles, je commençais déjà à fausser ce qu'a d'exclusivement individuel le désir de vivre auprès d'une femme qu'on a trouvée jolie, et du seul fait que j'admettais la possibilité de le faire naître artificiellement, j'en avais implicitement reconnu l'illusion.
Le jour que Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville où était cette église couverte de lierre dont elle nous avait parlé et qui, bâtie sur un tertre, domine le village, la rivière qui le traverse et qui a conservé son petit pont du Moyen Âge, ma grand-mère, pensant que je serais content d'être seul pour regarder le monument, proposa à son amie d'aller goûter chez le pâtissier, sur la place qu'on apercevait distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie d'un objet tout entier ancien. Il fut convenu que j'irais les y retrouver. Dans le bloc de verdure devant lequel on me laissa, il fallait pour reconnaître une église faire un effort qui me fît serrer de plus près l'idée d'église ; en effet, comme il arrive aux élèves qui saisissent plus complètement le sens d'une phrase quand on les oblige par la version ou par le thème à la dévêtir des formes auxquelles ils sont accoutumés, cette idée d'église dont je n'avais guère besoin d'habitude devant des clochers qui se faisaient reconnaître d'eux-mêmes, j'étais obligé d'y faire perpétuellement appel pour ne pas oublier, ici que le cintre de cette touffe de lierre était celui d'une verrière ogivale, là, que la saillie des feuilles était due au relief d'un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait, faisait frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et tremblants comme une clarté ; les feuilles déferlaient les unes contre les autres ; et frissonnante, la façade végétale entraînait avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants.
Comme je quittais l'église, je vis devant le vieux pont des filles du village qui, sans doute parce que c'était un dimanche, se tenaient attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant – car elle répondait à peine à ce qu'elles lui disaient –, l'air plus grave et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à demi sur le rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit pot plein de poissons qu'elle venait probablement de pêcher. Elle avait un teint bruni, des yeux doux, mais un regard dédaigneux de ce qui l'entourait, un nez petit, d'une forme fine et charmante. Mes regards se posaient sur sa peau et mes lèvres à la rigueur pouvaient croire qu'elles avaient suivi mes regards. Mais ce n'est pas seulement son corps que j'aurais voulu atteindre, c'était aussi la personne qui vivait en lui et avec laquelle il n'est qu'une sorte d'attouchement, qui est d'attirer son attention, qu'une sorte de pénétration, y éveiller une idée.
Et cet être intérieur de la belle pêcheuse semblait m'être clos encore, je doutais si j'y étais entré, même après que j'eus aperçu ma propre image se refléter furtivement dans le miroir de son regard, suivant un indice de réfraction qui m'était aussi inconnu que si je me fusse placé dans le champ visuel d'une biche. Mais de même qu'il ne m'eût pas suffi que mes lèvres prissent du plaisir sur les siennes mais leur en donnassent, de même j'aurais voulu que l'idée de moi qui entrerait en cet être, qui s'y accrocherait, n'amenât pas à moi seulement son attention, mais son admiration, son désir, et le forçât à garder mon souvenir jusqu'au jour où je pourrais le retrouver. Cependant, j'apercevais à quelques pas la place où devait m'attendre la voiture de Mme de Villeparisis. Je n'avais qu'un instant ; et déjà je sentais que les filles commençaient à rire de me voir ainsi arrêté. J'avais cinq francs dans ma poche. Je les en sortis, et avant d'expliquer à la belle fille la commission dont je la chargeais, pour avoir plus de chance qu'elle m'écoutât je tins un instant la pièce devant ses yeux :
« Puisque vous avez l'air d'être du pays, dis-je à la pêcheuse, est-ce que vous auriez la bonté de faire une petite course pour moi ? Il faudrait aller devant un pâtissier qui est, paraît-il, sur une place, mais je ne sais pas où c'est, et où une voiture m'attend. Attendez !… pour ne pas confondre vous demanderez si c'est la voiture de la marquise de Villeparisis. Du reste vous verrez bien, elle a deux chevaux. »
C'était cela que je voulais qu'elle sût pour prendre une grande idée de moi. Mais quand j'eus prononcé les mots « marquise » et « deux chevaux », soudain j'éprouvai un grand apaisement. Je sentis que la pêcheuse se souviendrait de moi et se dissiper avec mon effroi de ne pouvoir la retrouver une partie de mon désir de la retrouver. Il me semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère autant que fait la possession physique.
Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d'un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n'avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m'avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d'apercevoir, en retrait de la route en dos d'âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d'entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés mais je sentais qu'il m'avait été familier autrefois ; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n'était pas une fiction, Balbec un endroit où je n'étais jamais allé que par l'imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu'on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu'on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.
Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu'ils recouvraient quelque chose sur quoi il n'avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts, allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l'enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d'un élan plus fort et tâcher d'atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m'eût fallu être seul. Que j'aurais voulu pouvoir m'écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m'isolais de mes parents ! Il me semblait même que j'aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l'objet n'était que pressenti, que j'avais à créer moi-même, je ne l'éprouvais que de rares fois, mais à chacune d'elles il me semblait que les choses qui s'étaient passées dans l'intervalle n'avaient guère d'importance et qu'en m'attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s'en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s'approcher. Où les avais-je déjà regardés ? Il n'y avait aucun lieu autour de Combray où une allée s'ouvrît ainsi. Le site qu'ils me rappelaient, il n'y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j'étais allé une année avec ma grand-mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu'ils venaient d'années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que comme ces pages qu'on est tout d'un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu'on s'imaginait n'avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance ? N'appartenaient-ils au contraire qu'à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n'était que l'objectivation dans mon sommeil de l'effort que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l'apparence duquel je le pressentais, comme cela m'était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j'avais désiré connaître et qui du jour où je l'avais connu m'avait paru tout superficiel, comme Balbec ? N'étaient-ils qu'une image toute nouvelle détachée d'un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu'elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d'herbe que j'avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu'un passé lointain de sorte que, sollicité par eux d'approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir ? Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensée et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l'espace ? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c'étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d'un être aimé qui a perdu l'usage de la parole, sent qu'il ne pourra nous dire ce qu'il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt, à un croisement de routes, la voiture les abandonna. Elle m'entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m'eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.
Je vis les arbres s'éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : « Ce que tu n'apprends pas de nous aujourd'hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d'où nous cherchions à nous hisser jusqu'à toi, toute une partie de toi-même que nous t'apportions tombera pour jamais au néant. » En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d'inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir – trop tard, mais pour toujours – je m'attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu'ils avaient voulu m'apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis me demandait pourquoi j'avais l'air rêveur, j'étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu.
Il fallait songer au retour. Mme de Villeparisis qui avait un certain sens de la nature, plus froid que celui de ma grand-mère, mais qui savait reconnaître, même en dehors des musées et des demeures aristocratiques, la beauté simple et majestueuse de certaines choses anciennes, disait au cocher de prendre la vieille route de Balbec, peu fréquentée, mais plantée de vieux ormes qui nous semblaient admirables.
Une fois que nous connûmes cette vieille route, pour changer, nous revînmes, à moins que nous ne l'eussions prise à l'aller, par une autre qui traversait les bois de Chantereine et de Canteloup. L'invisibilité des innombrables oiseaux qui s'y répondaient tout à côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu'on a les yeux fermés. Enchaîné à mon strapontin comme Prométhée sur son rocher, j'écoutais mes Océanides. Et quand, par hasard, j'apercevais l'un de ces oiseaux qui passait d'une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ces chants, que je ne croyais pas voir la cause de ceux-ci dans ce petit corps sautillant, étonné et sans regard.
Cette route était pareille à bien d'autres de ce genre qu'on rencontre en France, montant en pente assez raide, puis redescendant sur une grande longueur. Au moment même, je ne lui trouvais pas un grand charme, j'étais seulement content de rentrer. Mais elle devint pour moi dans la suite une cause de joies en restant dans ma mémoire comme une amorce où toutes les routes semblables sur lesquelles je passerais plus tard au cours d'une promenade ou d'un voyage s'embrancheraient aussitôt sans solution de continuité et pourraient, grâce à elle, communiquer immédiatement avec mon coeur. Car dès que la voiture ou l'automobile s'engagerait dans une de ces routes qui auraient l'air d'être la continuation de celle que j'avais parcourue avec Mme de Villeparisis, ce à quoi ma conscience actuelle se trouverait immédiatement appuyée comme à mon passé le plus récent, ce serait (toutes les années intermédiaires se trouvant abolies) les impressions que j'avais eues par ces fins d'après-midi-là, en promenade près de Balbec, quand les feuilles sentaient bon, que la brume s'élevait et qu'au-delà du prochain village, on apercevait entre les arbres le coucher du soleil comme s'il avait été quelque localité suivante, forestière, distante et qu'on n'atteindra pas le soir même. Raccordées à celles que j'éprouvais maintenant dans un autre pays, sur une route semblable, s'entourant de toutes les sensations accessoires de libre respiration, de curiosité, d'indolence, d'appétit, de gaieté qui leur étaient communes, excluant toutes les autres, ces impressions se renforceraient, prendraient la consistance d'un type particulier de plaisir, et presque d'un cadre d'existence que j'avais d'ailleurs rarement l'occasion de retrouver, mais dans lequel le réveil des souvenirs mettait au milieu de la réalité matériellement perçue une part assez grande de réalité évoquée, songée, insaisissable, pour me donner, au milieu de ces régions où je passais, plus qu'un sentiment esthétique, un désir fugitif mais exalté, d'y vivre désormais pour toujours. Que de fois, pour avoir simplement senti une odeur de feuillée, être assis sur un strapontin en face de Mme de Villeparisis, croiser la princesse de Luxembourg qui lui envoyait des bonjours de sa voiture, rentrer dîner au Grand-Hôtel, ne m'est-il pas apparu comme un de ces bonheurs ineffables que ni le présent ni l'avenir ne peuvent nous rendre et qu'on ne goûte qu'une fois dans la vie !
Souvent le jour était tombé avant que nous fussions de retour. Timidement je citais à Mme de Villeparisis, en lui montrant la lune dans le ciel, quelque belle expression de Chateaubriand ou de Vigny ou de Victor Hugo : « Elle répandait ce vieux secret de mélancolie » ou « pleurant comme Diane au bord de ses fontaines » ou « L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle. »
« Et vous trouvez cela beau ? me demandait-elle, “génial”, comme vous dites ? Je vous dirai que je suis toujours étonnée de voir qu'on prend maintenant très au sérieux des choses que les amis de ces messieurs, tout en rendant pleine justice à leurs qualités, étaient les premiers à plaisanter. On ne prodiguait pas le nom de génie comme aujourd'hui, où si vous dites à un écrivain qu'il n'a que du talent il prend cela pour une injure. Vous me citez une grande phrase de M. de Chateaubriand sur le clair de lune. Vous allez voir que j'ai mes raisons pour y être réfractaire. M. de Chateaubriand venait bien souvent chez mon père. Il était du reste agréable quand on était seul parce qu'alors il était simple et amusant, mais dès qu'il y avait du monde il se mettait à poser et devenait ridicule ; devant mon père, il prétendait avoir jeté sa démission à la face du roi et dirigé le conclave, oubliant que mon père avait été chargé par lui de supplier le roi de le reprendre, et l'avait entendu faire sur l'élection du pape les pronostics les plus insensés. Il fallait entendre sur ce fameux conclave M. de Blacas, qui était un autre homme que M. de Chateaubriand. Quant aux phrases de celui-ci sur le clair de lune, elles étaient tout simplement devenues une charge à la maison. Chaque fois qu'il faisait clair de lune autour du château, s'il y avait quelque invité nouveau, on lui conseillait d'emmener M. de Chateaubriand prendre l'air après le dîner. Quand ils revenaient, mon père ne manquait pas de prendre à part l'invité : “M. de Chateaubriand a été bien éloquent ? – Oh ! oui. – Il vous a parlé du clair de lune. – Oui, comment savez-vous ? – Attendez, ne vous a-t-il pas dit, et il lui citait la phrase. – Oui, mais par quel mystère ? – Et il vous a parlé même du clair de lune dans la campagne romaine. – Mais vous êtes sorcier.” Mon père n'était pas sorcier, mais M. de Chateaubriand se contentait de servir toujours un même morceau tout préparé. »
Au nom de Vigny elle se mit à rire.
« Celui qui disait : “Je suis le comte Alfred de Vigny.” On est comte ou on n'est pas comte, ça n'a aucune espèce d'importance. »
Et peut-être trouvait-elle que cela en avait tout de même un peu, car elle ajoutait :
« D'abord je ne suis pas sûre qu'il le fût, et il était en tout cas de très petite souche, ce monsieur qui a parlé dans ses vers de son “cimier de gentilhomme”. Comme c'est de bon goût et comme c'est intéressant pour le lecteur ! C'est comme Musset, simple bourgeois de Paris, qui disait emphatiquement : “L'épervier d'or dont mon casque est armé.” Jamais un vrai grand seigneur ne dit de ces choses-là. Au moins Musset avait du talent comme poète. Mais à part Cinq-Mars, je n'ai jamais rien pu lire de M. de Vigny, l'ennui me fait tomber le livre des mains. M. Molé, qui avait autant d'esprit et de tact que M. de Vigny en avait peu, l'a arrangé de belle façon en le recevant à l'Académie. Comment, vous ne connaissez pas son discours ? C'est un chef-d'oeuvre de malice et d'impertinence. »
Elle reprochait à Balzac, qu'elle s'étonnait de voir admiré par ses neveux, d'avoir prétendu peindre une société « où il n'était pas reçu », et dont il a raconté mille invraisemblances. Quant à Victor Hugo, elle nous disait que M. de Bouillon, son père, qui avait des camarades dans la jeunesse romantique, était entré grâce à eux à la première d'Hernani mais qu'il n'avait pu rester jusqu'au bout, tant il avait trouvé ridicules les vers de cet écrivain doué mais exagéré et qui n'a reçu le titre de grand poète qu'en vertu d'un marché fait, et comme récompense de l'indulgence intéressée qu'il a professée pour les dangereuses divagations des socialistes.
Nous apercevions déjà l'hôtel, ses lumières si hostiles le premier soir, à l'arrivée, maintenant protectrices et douces, annonciatrices du foyer. Et quand la voiture arrivait près de la porte, le concierge, les grooms, le lift, empressés, naïfs, vaguement inquiets de notre retard, massés sur les degrés à nous attendre, étaient, devenus familiers, de ces êtres qui changent tant de fois au cours de notre vie, comme nous changeons nous-mêmes, mais dans lesquels au moment où ils sont pour un temps le miroir de nos habitudes, nous trouvons de la douceur à nous sentir fidèlement et amicalement reflétés. Nous les préférons à des amis que nous n'avons pas vus depuis longtemps, car ils contiennent davantage de ce que nous sommes actuellement. Seul le « chasseur », exposé au soleil dans la journée, avait été rentré pour ne pas supporter la rigueur du soir, et emmailloté de lainages, lesquels joints à l'éplorement orangé de sa chevelure et à la fleur curieusement rose de ses joues, faisaient, au milieu du hall vitré, penser à une plante de serre qu'on protège contre le froid. Nous descendions de voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu'il n'était nécessaire, mais ils sentaient l'importance de la scène et se croyaient obligés d'y jouer un rôle. J'étais affamé. Aussi, souvent, pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais pas dans la chambre qui avait fini par devenir si réellement mienne que revoir les grands rideaux violets et les bibliothèques basses, c'était me retrouver seul avec ce moi-même dont les choses, comme les gens, m'offraient l'image, et nous attendions tous ensemble dans le hall que le maître d'hôtel vînt nous dire que nous étions servis. C'était encore l'occasion pour nous d'écouter Mme de Villeparisis.
« Nous abusons de vous, disait ma grand-mère.
— Mais comment, je suis ravie, cela m'enchante », répondait son amie avec un sourire câlin, en filant les sons, sur un ton mélodieux qui contrastait avec sa simplicité coutumière.
C'est qu'en effet dans ces moments-là elle n'était pas naturelle, elle se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu'elle est heureuse de se trouver avec eux, qu'elle est sans morgue. Et le seul manque de véritable politesse qu'il y eût en elle était dans l'excès de ses politesses ; car on y reconnaissait ce pli professionnel d'une dame du faubourg Saint-Germain, laquelle, voyant toujours dans certains bourgeois les mécontents qu'elle est destinée à faire certains jours, profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans le livre de comptes de son amabilité avec eux, de prendre l'avance d'un solde créditeur, qui lui permettra prochainement d'inscrire à son débit le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. Ainsi, ayant agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant les circonstances étaient autres, les personnes différentes, et qu'à Paris elle souhaiterait de nous voir chez elle souvent, le génie de sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis et comme si le temps qui lui était concédé pour être aimable était court, à multiplier avec nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de roses et de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et les effusions verbales. Et par là – tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons d'équitation par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés comme Alexandre de Macédoine – les amabilités quotidiennes de Mme de Villeparisis, et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grand-mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer.
« Donnez donc vos manteaux pour qu'on les remonte. »
Ma grand-mère les passait au directeur, et à cause de ses gentillesses pour moi, j'étais désolé de ce manque d'égards dont il paraissait souffrir.
« Je crois que ce monsieur est froissé, disait la marquise. Il se croit probablement trop grand seigneur pour prendre vos châles. Je me rappelle le duc de Nemours, quand j'étais encore bien petite, entrant chez mon père qui habitait le dernier étage de l'hôtel Bouillon, avec un gros paquet sous le bras, des lettres et des journaux. Je crois voir le prince dans son habit bleu sous l'encadrement de notre porte qui avait de jolies boiseries, je crois que c'est Bagard qui faisait cela, vous savez ces fines baguettes si souples que l'ébéniste parfois leur faisait former des petites coques, et des fleurs, comme des rubans qui nouent un bouquet. “Tenez, Cyrus, dit-il à mon père, voilà ce que votre concierge m'a donné pour vous. Il m'a dit : ‘Puisque vous allez chez M. le comte, ce n'est pas la peine que je monte les étages, mais prenez garde de ne pas gâter la ficelle.' ” Maintenant que vous avez donné vos affaires, asseyez-vous, tenez, mettez-vous là, disait-elle à ma grand-mère en lui prenant la main.
— Oh ! si cela vous est égal, pas dans ce fauteuil ! Il est trop petit pour deux, mais trop grand pour moi seule, j'y serais mal.
— Vous me faites penser, car c'était tout à fait le même, à un fauteuil que j'ai eu longtemps, mais que j'ai fini par ne pas pouvoir garder, parce qu'il avait été donné à ma mère par la malheureuse duchesse de Praslin. Ma mère qui était pourtant la personne la plus simple du monde, mais qui avait encore des idées qui viennent d'un autre temps et que déjà je ne comprenais pas très bien, n'avait pas d'abord voulu se laisser présenter à Mme de Praslin qui n'était que Mlle Sebastiani, tandis que celle-ci, parce qu'elle était duchesse, trouvait que ce n'était pas à elle à se faire présenter. Et par le fait », ajoutait Mme de Villeparisis oubliant qu'elle ne comprenait pas ce genre de nuances, « n'eût-elle été que Mme de Choiseul que sa prétention aurait pu se soutenir. Les Choiseul sont tout ce qu'il y a de plus grand, ils sortent d'une soeur du roi Louis le Gros, ils étaient de vrais souverains en Bassigny. J'admets que nous l'emportons par les alliances et l'illustration, mais l'ancienneté est presque la même. Il était résulté de cette question de préséance des incidents comiques, comme un déjeuner qui fut servi en retard de plus d'une grande heure que mit l'une de ces dames à accepter de se laisser présenter. Elles étaient malgré cela devenues de grandes amies et elle avait donné à ma mère un fauteuil du genre de celui-ci et où, comme vous venez de faire, chacun refusait de s'asseoir. Un jour ma mère entend une voiture dans la cour de son hôtel. Elle demande à un petit domestique qui c'est. “C'est Mme la duchesse de La Rochefoucauld, madame la comtesse. – Ah ! bien, je la recevrai.” Au bout d'un quart d'heure, personne : “Hé bien, Mme la duchesse de La Rochefoucauld ? où est-elle donc ? – Elle est dans l'escalier, a souffle, Madame la comtesse”, répond le petit domestique qui arrivait depuis peu de la campagne où ma mère avait la bonne habitude de les prendre. Elle les avait souvent vus naître. C'est comme cela qu'on a chez soi de braves gens. Et c'est le premier des luxes. En effet, la duchesse de La Rochefoucauld montait difficilement, étant énorme, si énorme que quand elle entra ma mère eut un instant d'inquiétude en se demandant où elle pourrait la placer. À ce moment le meuble donné par Mme de Praslin frappa ses yeux : “Prenez donc la peine de vous asseoir”, dit ma mère en le lui avançant. Et la duchesse le remplit jusqu'aux bords. Elle était, malgré cette importance, restée assez agréable. “Elle fait encore un certain effet quand elle entre”, disait un de nos amis. “Elle en fait surtout quand elle sort”, répondit ma mère qui avait le mot plus leste qu'il ne serait de mise aujourd'hui. Chez Mme de La Rochefoucauld même, on ne se gênait pas pour plaisanter devant elle, qui en riait la première, ses amples proportions. “Mais est-ce que vous êtes seul ?” demanda un jour à M. de La Rochefoucauld ma mère qui venait faire visite à la duchesse et qui, reçue à l'entrée par le mari, n'avait pas aperçu sa femme qui était dans une baie du fond. “Est-ce que Mme de La Rochefoucauld n'est pas là ? je ne la vois pas. – Comme vous êtes aimable !” répondit le duc qui avait un des jugements les plus faux que j'aie jamais connus, mais ne manquait pas d'un certain esprit. »
Après le dîner, quand j'étais remonté avec ma grand-mère, je lui disais que les qualités qui nous charmaient chez Mme de Villeparisis, le tact, la finesse, la discrétion, l'effacement de soi-même n'étaient peut-être pas bien précieuses, puisque ceux qui les possédèrent au plus haut degré ne furent que des Molé et des Loménie, et que si leur absence peut rendre les relations quotidiennes désagréables, elle n'a pas empêché de devenir Chateaubriand, Vigny, Hugo, Balzac, des vaniteux qui n'avaient pas de jugement, qu'il était facile de railler, comme Bloch… Mais au nom de Bloch ma grand-mère se récriait. Et elle me vantait Mme de Villeparisis. Comme on dit que c'est l'intérêt de l'espèce qui guide en amour les préférences de chacun, et pour que l'enfant soit constitué de la façon la plus normale, fait rechercher les femmes maigres aux hommes gras et les grasses aux maigres, de même c'était obscurément les exigences de mon bonheur menacé par le nervosisme, par mon penchant maladif à la tristesse, à l'isolement, qui lui faisaient donner le premier rang aux qualités de pondération et de jugement, particulières non seulement à Mme de Villeparisis mais à une société où je pourrais trouver une distraction, un apaisement, – une société pareille à celle où l'on vit fleurir l'esprit d'un Doudan, d'un M. de Rémusat, pour ne pas dire d'une Beausergent, d'un Joubert, d'une Sévigné, esprit qui met plus de bonheur, plus de dignité dans la vie que les raffinements opposés, lesquels ont conduit un Baudelaire, un Poe, un Verlaine, un Rimbaud, à des souffrances, à une déconsidération dont ma grand-mère ne voulait pas pour son petit-fils. Je l'interrompais pour l'embrasser et lui demandais si elle avait remarqué telle phrase que Mme de Villeparisis avait dite et dans laquelle se marquait la femme qui tenait plus à sa naissance qu'elle ne l'avouait. Ainsi soumettais-je à ma grand-mère mes impressions, car je ne savais jamais le degré d'estime dû à quelqu'un que quand elle me l'avait indiqué. Chaque soir je venais lui apporter les croquis que j'avais pris dans la journée d'après tous ces êtres inexistants qui n'étaient pas elle. Une fois je lui dis : « Sans toi je ne pourrai pas vivre. – Mais il ne faut pas, me répondit-elle d'une voix troublée. Il faut nous faire un coeur plus dur que ça. Sans cela que deviendrais-tu si je partais en voyage ? J'espère au contraire que tu serais très raisonnable et très heureux. – Je saurais être raisonnable si tu partais pour quelques jours, mais je compterais les heures. – Mais si je partais pour des mois… (à cette seule idée mon coeur se serrait), pour des années… pour… »
Nous nous taisions tous les deux. Nous n'osions pas nous regarder. Pourtant je souffrais plus de son angoisse que de la mienne. Aussi je m'approchai de la fenêtre et distinctement je lui dis en détournant les yeux :
« Tu sais comme je suis un être d'habitudes. Les premiers jours où je viens d'être séparé des gens que j'aime le plus, je suis malheureux. Mais tout en les aimant toujours autant, je m'accoutume, ma vie devient calme, douce ; je supporterais d'être séparé d'eux, des mois, des années… »
Je dus me taire et regarder tout à fait par la fenêtre. Ma grand-mère sortit un instant de la chambre. Mais le lendemain je me mis à parler de philosophie, sur le ton le plus indifférent, en m'arrangeant cependant pour que ma grand-mère fît attention à mes paroles, je dis que c'était curieux, qu'après les dernières découvertes de la science le matérialisme semblait ruiné, et que le plus probable était encore l'éternité des âmes et leur future réunion.
Mme de Villeparisis nous prévint que bientôt elle ne pourrait nous voir aussi souvent. Un jeune neveu qui préparait Saumur, actuellement en garnison dans le voisinage, à Doncières, devait venir passer auprès d'elle un congé de quelques semaines et elle lui donnerait beaucoup de son temps. Au cours de nos promenades, elle nous avait vanté sa grande intelligence, surtout son bon coeur ; déjà je me figurais qu'il allait se prendre de sympathie pour moi, que je serais son ami préféré, et quand avant son arrivée, sa tante laissa entendre à ma grand-mère qu'il était malheureusement tombé dans les griffes d'une mauvaise femme dont il était fou et qui ne le lâcherait pas, comme j'étais persuadé que ce genre d'amour finissait fatalement par l'aliénation mentale, le crime et le suicide, pensant au temps si court qui était réservé à notre amitié, déjà si grande dans mon coeur sans que je l'eusse encore vu, je pleurai sur elle et sur les malheurs qui l'attendaient comme sur un être cher dont on vient de nous apprendre qu'il est gravement atteint et que ses jours sont comptés.
Une après-midi de grande chaleur j'étais dans la salle à manger de l'hôtel qu'on avait laissée à demi dans l'obscurité pour la protéger du soleil en tirant des rideaux qu'il jaunissait et qui par leurs interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand dans la travée centrale qui allait de la plage à la route, je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s'ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. Vêtu d'une étoffe souple et blanchâtre comme je n'aurais jamais cru qu'un homme eût osé en porter, et dont la minceur n'évoquait pas moins que le frais de la salle à manger, la chaleur et le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l'un desquels tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer. Chacun le regarda curieusement passer, on savait que ce jeune marquis de Saint-Loup-en-Bray était célèbre pour son élégance. Tous les journaux avaient décrit le costume dans lequel il avait récemment servi de témoin au jeune duc d'Uzès, dans un duel. Il semblait que la qualité si particulière de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau, de sa tournure, qui l'eussent distingué au milieu d'une foule comme un filon précieux d'opale azurée et lumineuse, engainé dans une matière grossière, devait correspondre à une vie différente de celle des autres hommes. Et en conséquence, quand, avant la liaison dont Mme de Villeparisis se plaignait, les plus jolies femmes du grand monde se l'étaient disputé, sa présence, dans une plage par exemple, à côté de la beauté en renom à laquelle il faisait la cour, ne la mettait pas seulement tout à fait en vedette, mais attirait les regards autant sur lui que sur elle. À cause de son « chic », de son impertinence de jeune « lion », à cause de son extraordinaire beauté surtout, certains lui trouvaient même un air efféminé, mais sans le lui reprocher, car on savait combien il était viril et qu'il aimait passionnément les femmes. C'était ce neveu de Mme de Villeparisis duquel elle nous avait parlé. Je fus ravi de penser que j'allais le connaître pendant quelques semaines et sûr qu'il me donnerait toute son affection. Il traversa rapidement l'hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon. Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu'à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains portraits où des peintres prétendent, sans tricher en rien sur l'observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier plan d'un paysage. Une voiture à deux chevaux l'attendait devant la porte ; et tandis que son monocle reprenait ses ébats sur la route ensoleillée, avec l'élégance et la maîtrise qu'un grand pianiste trouve le moyen de montrer dans le trait le plus simple, où il ne semblait pas possible qu'il sût se montrer supérieur à un exécutant de deuxième ordre, le neveu de Mme de Villeparisis, prenant les guides que lui passa le cocher, s'assit à côté de lui et tout en décachetant une lettre que le directeur de l'hôtel lui remit, fit partir les bêtes.
Quelle déception j'éprouvai les jours suivants quand, chaque fois que je le rencontrai dehors ou dans l'hôtel – le col haut, équilibrant perpétuellement les mouvements de ses membres autour de son monocle fugitif et dansant qui semblait leur centre de gravité – je pus me rendre compte qu'il ne cherchait pas à se rapprocher de nous et vis qu'il ne nous saluait pas quoiqu'il ne pût ignorer que nous étions les amis de sa tante ! Et me rappelant l'amabilité que m'avaient témoignée Mme de Villeparisis et avant elle M. de Norpois, je pensais que peut-être ils n'étaient que des nobles pour rire et qu'un article secret des lois qui gouvernent l'aristocratie doit y permettre peut-être aux femmes et à certains diplomates de manquer dans leurs rapports avec les roturiers, et pour une raison qui m'échappait, à la morgue que devait au contraire pratiquer impitoyablement un jeune marquis. Mon intelligence aurait pu me dire le contraire. Mais la caractéristique de l'âge ridicule que je traversais – âge nullement ingrat, très fécond – est qu'on n'y consulte pas l'intelligence et que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible de leur personnalité. Tout entouré de monstres et de dieux, on ne connaît guère le calme. Il n'y a presque pas un des gestes qu'on a faits alors, qu'on ne voudrait plus tard pouvoir abolir. Mais ce qu'on devrait regretter au contraire, c'est de ne plus posséder la spontanéité qui nous les faisait accomplir. Plus tard on voit les choses d'une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste de la société, mais l'adolescence est le seul temps où l'on ait appris quelque chose.
Cette insolence que je devinais chez M. de Saint-Loup, et tout ce qu'elle impliquait de dureté naturelle, se trouva vérifiée par son attitude chaque fois qu'il passait à côté de nous, le corps aussi inflexiblement élancé, la tête toujours aussi haute, le regard impassible, ce n'est pas assez dire, aussi implacable, dépouillé de ce vague respect qu'on a pour les droits d'autres créatures, même si elles ne connaissent pas votre tante, et qui faisait que je n'étais pas tout à fait le même devant une vieille dame que devant un bec de gaz. Ces manières glacées étaient aussi loin des lettres charmantes que je l'imaginais encore il y a quelques jours, m'écrivant pour me dire sa sympathie, qu'est loin de l'enthousiasme de la Chambre et du peuple qu'il s'est représenté en train de soulever par un discours inoubliable, la situation médiocre, obscure, de l'imaginatif qui après avoir ainsi rêvassé tout seul, pour son compte, à haute voix, se retrouve, les acclamations imaginaires une fois apaisées, Gros-Jean comme devant. Quand Mme de Villeparisis, sans doute pour tâcher d'effacer la mauvaise impression que nous avaient causée ces dehors révélateurs d'une nature orgueilleuse et méchante, nous reparla de l'inépuisable bonté de son petit-neveu (il était le fils d'une de ses nièces et était un peu plus âgé que moi) j'admirai comme dans le monde, au mépris de toute vérité, on prête des qualités de coeur à ceux qui l'ont si sec, fussent-ils d'ailleurs aimables avec des gens brillants qui font partie de leur milieu. Mme de Villeparisis ajouta elle-même, quoique indirectement, une confirmation aux traits essentiels, déjà certains pour moi, de la nature de son neveu, un jour où je les rencontrai tous deux dans un chemin si étroit qu'elle ne put faire autrement que de me présenter à lui. Il sembla ne pas entendre qu'on lui nommait quelqu'un, aucun muscle de son visage ne bougea ; ses yeux où ne brilla pas la plus faible lueur de sympathie humaine, montrèrent simplement dans l'insensibilité, dans l'inanité du regard, une exagération à défaut de laquelle rien ne les eût différenciés de miroirs sans vie. Puis fixant sur moi ces yeux durs comme s'il eût voulu se renseigner sur moi, avant de me rendre mon salut, par un brusque déclenchement qui sembla plutôt dû à un réflexe musculaire qu'à un acte de volonté, mettant entre lui et moi le plus grand intervalle possible, allongea le bras dans toute sa longueur, et me tendit la main, à distance. Je crus qu'il s'agissait au moins d'un duel, quand le lendemain il me fit passer sa carte. Mais il ne me parla que de littérature, déclara après une longue causerie qu'il avait une envie extrême de me voir plusieurs heures chaque jour. Il n'avait pas, durant cette visite, fait preuve seulement d'un goût très ardent pour les choses de l'esprit, il m'avait témoigné une sympathie qui allait fort peu avec le salut de la veille. Quand je le lui eus vu refaire chaque fois qu'on lui présentait quelqu'un, je compris que c'était une simple habitude mondaine particulière à une certaine partie de sa famille et à laquelle sa mère, qui tenait à ce qu'il fût admirablement bien élevé, avait plié son corps ; il faisait ces saluts-là sans y penser plus qu'à ses beaux vêtements, à ses beaux cheveux ; c'était une chose dénuée de la signification morale que je lui avais donnée d'abord, une chose purement apprise, comme cette autre habitude qu'il avait aussi de se faire présenter immédiatement aux parents de quelqu'un qu'il connaissait, et qui était devenue chez lui si instinctive que me voyant le lendemain de notre rencontre, il fonça sur moi et, sans me dire bonjour, me demanda de le nommer à ma grand-mère qui était auprès de moi, avec la même rapidité fébrile que si cette requête eût été due à quelque instinct défensif, comme le geste de parer un coup ou de fermer les yeux devant un jet d'eau bouillante, sans le préservatif duquel il y eût eu péril à demeurer une seconde de plus.
Les premiers rites d'exorcisme une fois accomplis, comme une fée hargneuse dépouille sa première apparence et se pare de grâces enchanteresses, je vis cet être dédaigneux devenir le plus aimable, le plus prévenant jeune homme que j'eusse jamais rencontré. « Bon, me dis-je, je me suis déjà trompé sur lui, j'avais été victime d'un mirage, mais je n'ai triomphé du premier que pour tomber dans un second, car c'est un grand seigneur féru de noblesse et cherchant à le dissimuler. » Or, toute la charmante éducation, toute l'amabilité de Saint-Loup devait, en effet, au bout de peu de temps, me laisser voir un autre être mais bien différent de celui que je soupçonnais.
Ce jeune homme qui avait l'air d'un aristocrate et d'un sportsman dédaigneux n'avait d'estime et de curiosité que pour les choses de l'esprit, surtout pour ces manifestations modernistes de la littérature et de l'art qui semblaient si ridicules à sa tante ; il était imbu, d'autre part, de ce qu'elle appelait les déclamations socialistes, rempli du plus profond mépris pour sa caste et passait des heures à étudier Nietzsche et Proudhon. C'était un de ces « intellectuels » prompts à l'admiration qui s'enferment dans un livre, soucieux seulement de haute pensée. Même, chez Saint-Loup l'expression de cette tendance très abstraite et qui l'éloignait tant de mes préoccupations habituelles, tout en me paraissant touchante m'ennuyait un peu. Je peux dire que, quand je sus bien qui avait été son père, les jours où je venais de lire des Mémoires tout nourris d'anecdotes sur ce fameux comte de Marsantes en qui se résume l'élégance si spéciale d'une époque déjà lointaine, l'esprit empli de rêveries, désireux d'avoir des précisions sur la vie qu'avait menée M. de Marsantes, j'enrageais que Robert de Saint-Loup au lieu de se contenter d'être le fils de son père, au lieu d'être capable de me guider dans le roman démodé qu'avait été l'existence de celui-ci, se fût élevé jusqu'à l'amour de Nietzsche et de Proudhon. Son père n'eût pas partagé mes regrets. Il était lui-même un homme intelligent, excédant les bornes de sa vie d'homme du monde. Il n'avait guère eu le temps de connaître son fils, mais avait souhaité qu'il valût mieux que lui. Et je crois bien que contrairement au reste de la famille, il l'eût admiré, se fût réjoui qu'il délaissât ce qui avait fait ses minces divertissements pour d'austères méditations, et sans en rien dire, dans sa modestie de grand seigneur spirituel, eût lu en cachette les auteurs favoris de son fils pour apprécier de combien Robert lui était supérieur.
Il y avait, du reste, cette chose assez triste, c'est que si M. de Marsantes, à l'esprit fort ouvert, eût apprécié un fils si différent de lui, Robert de Saint-Loup parce qu'il était de ceux qui croient que le mérite est attaché à certaines formes d'art et de vie, avait un souvenir affectueux mais un peu méprisant d'un père qui s'était occupé toute sa vie de chasse et de course, avait bâillé à Wagner et raffolé d'Offenbach. Saint-Loup n'était pas assez intelligent pour comprendre que la valeur intellectuelle n'a rien à voir avec l'adhésion à une certaine formule esthétique, et il avait pour l'« intellectualité » de M. de Marsantes un peu le même genre de dédain qu'auraient pu avoir pour Boieldieu ou pour Labiche un fils Boieldieu ou un fils Labiche qui eussent été des adeptes de la littérature la plus symboliste et de la musique la plus compliquée. « J'ai très peu connu mon père, disait Robert. Il paraît que c'était un homme exquis. Son désastre a été la déplorable époque où il a vécu. Être né dans le faubourg Saint-Germain et avoir vécu à l'époque de la Belle-Hélène, cela fait cataclysme dans une existence. Peut-être, petit bourgeois fanatique du “Ring”, eût-il donné tout autre chose. On me dit même qu'il aimait la littérature. Mais on ne peut pas savoir, puisque ce qu'il entendait par littérature se compose d'oeuvres périmées. » Et pour ce qui était de moi, si je trouvais Saint-Loup un peu sérieux, lui ne comprenait pas que je ne le fusse pas davantage. Ne jugeant chaque chose qu'au poids d'intelligence qu'elle contient, ne percevant pas les enchantements d'imagination que me donnaient certaines qu'il jugeait frivoles, il s'étonnait que moi – moi à qui il s'imaginait être tellement inférieur – je pusse m'y intéresser.
Dès les premiers jours Saint-Loup fit la conquête de ma grand-mère, non seulement par la bonté incessante qu'il s'ingéniait à nous témoigner à tous deux, mais par le naturel qu'il y mettait comme en toutes choses. Or, le naturel – sans doute parce que, sous l'art de l'homme, il laisse sentir la nature – était la qualité que ma grand-mère préférait à toutes, tant dans les jardins où elle n'aimait pas qu'il y eût, comme dans celui de Combray, de plates-bandes trop régulières, qu'en cuisine où elle détestait ces « pièces montées » dans lesquelles on reconnaît à peine les aliments qui ont servi à les faire, ou dans l'interprétation pianistique qu'elle ne voulait pas trop fignolée, trop léchée, ayant même eu pour les notes accrochées, pour les fausses notes, de Rubinstein, une complaisance particulière. Ce naturel, elle le goûtait jusque dans les vêtements de Saint-Loup, d'une élégance souple sans rien de « gommeux » ni de « compassé », sans raideur et sans empois. Elle prisait davantage encore ce jeune homme riche dans la façon négligente et libre qu'il avait de vivre dans le luxe sans « sentir l'argent », sans airs importants ; elle retrouvait même le charme de ce naturel dans l'incapacité que Saint-Loup avait gardée – et qui généralement disparaît avec l'enfance en même temps que certaines particularités physiologiques de cet âge – d'empêcher son visage de refléter une émotion. Quelque chose qu'il désirait par exemple et sur quoi il n'avait pas compté, ne fût-ce qu'un compliment, faisait se dégager en lui un plaisir si brusque, si brûlant, si volatil, si expansif, qu'il lui était impossible de le contenir et de le cacher ; une grimace de plaisir s'emparait irrésistiblement de son visage ; la peau trop fine de ses joues laissait transparaître une vive rougeur, ses yeux reflétaient la confusion et la joie ; et ma grand-mère était infiniment sensible à cette gracieuse apparence de franchise et d'innocence, laquelle d'ailleurs chez Saint-Loup, au moins à l'époque où je me liai avec lui, ne trompait pas. Mais j'ai connu un autre être et il y en a beaucoup, chez lequel la sincérité physiologique de cet incarnat passager n'excluait nullement la duplicité morale ; bien souvent il prouve seulement la vivacité avec laquelle ressentent le plaisir, jusqu'à être désarmées devant lui et à être forcées de le confesser aux autres, des natures capables des plus viles fourberies. Mais où ma grand-mère adorait surtout le naturel de Saint-Loup, c'était dans sa façon d'avouer sans aucun détour la sympathie qu'il avait pour moi, et pour l'expression de laquelle il avait de ces mots comme elle n'eût pas pu en trouver elle-même, disait-elle, de plus justes, et vraiment aimants, des mots qu'eussent contresignés « Sévigné et Beausergent » ; il ne se gênait pas pour plaisanter mes défauts – qu'il avait démêlés avec une finesse dont elle était amusée – mais comme elle-même aurait fait, avec tendresse, exaltant au contraire mes qualités avec une chaleur, un abandon qui ne connaissait pas les réserves et la froideur grâce auxquelles les jeunes gens de son âge croient généralement se donner de l'importance. Et il montrait à prévenir mes moindres malaises, à remettre des couvertures sur mes jambes si le temps fraîchissait sans que je m'en fusse aperçu, à s'arranger sans le dire à rester le soir avec moi plus tard, s'il me sentait triste ou mal disposé, une vigilance que, du point de vue de ma santé, pour laquelle plus d'endurcissement eût peut-être été préférable, ma grand-mère trouvait presque excessive, mais qui comme preuve d'affection pour moi la touchait profondément.
Il fut bien vite convenu entre lui et moi que nous étions devenus de grands amis pour toujours, et il disait « notre amitié » comme s'il eût parlé de quelque chose d'important et de délicieux qui eût existé en dehors de nous-mêmes et qu'il appela bientôt – en mettant à part son amour pour sa maîtresse – la meilleure joie de sa vie. Ces paroles me causaient une sorte de tristesse, et j'étais embarrassé pour y répondre, car je n'éprouvais à me trouver, à causer avec lui – et sans doute c'eût été de même avec tout autre – rien de ce bonheur qu'il m'était au contraire possible de ressentir quand j'étais sans compagnon. Seul, quelquefois, je sentais affluer du fond de moi quelqu'une de ces impressions qui me donnaient un bien-être délicieux. Mais dès que j'étais avec quelqu'un, dès que je parlais à un ami, mon esprit faisait volte-face, c'était vers cet interlocuteur et non vers moi-même qu'il dirigeait ses pensées, et quand elles suivaient ce sens inverse, elles ne me procuraient aucun plaisir. Une fois que j'avais quitté Saint-Loup, je mettais, à l'aide de mots, une sorte d'ordre dans les minutes confuses que j'avais passées avec lui ; je me disais que j'avais un bon ami, qu'un bon ami est une chose rare, et je goûtais, à me sentir entouré de biens difficiles à acquérir, ce qui était justement l'opposé du plaisir qui m'était naturel, l'opposé du plaisir d'avoir extrait de moi-même et amené à la lumière quelque chose qui y était caché dans la pénombre. Si j'avais passé deux ou trois heures à causer avec Robert de Saint-Loup et qu'il eût admiré ce que je lui avais dit, j'éprouvais une sorte de remords, de regret, de fatigue de ne pas être resté seul et prêt enfin à travailler. Mais je me disais qu'on n'est pas intelligent que pour soi-même, que les plus grands ont désiré d'être appréciés, que je ne pouvais pas considérer comme perdues des heures où j'avais bâti une haute idée de moi dans l'esprit de mon ami, je me persuadais facilement que je devais en être heureux et je souhaitais d'autant plus vivement que ce bonheur ne me fût jamais enlevé que je ne l'avais pas ressenti. On craint plus que de tous les autres la disparition des biens restés en dehors de nous parce que notre coeur ne s'en est pas emparé. Je me sentais capable d'exercer les vertus de l'amitié mieux que beaucoup (parce que je ferais toujours passer le bien de mes amis avant ces intérêts personnels auxquels d'autres sont attachés et qui ne comptaient pas pour moi), mais non pas de connaître la joie par un sentiment qui au lieu d'accroître les différences qu'il y avait entre mon âme et celle des autres – comme il y en a entre les âmes de chacun de nous – les effacerait.
En revanche par moments ma pensée démêlait en Saint-Loup un être plus général que lui-même, le « noble », et qui comme un esprit intérieur mouvait ses membres, ordonnait ses gestes et ses actions ; alors, à ces moments-là, quoique près de lui, j'étais seul, comme je l'eusse été devant un paysage dont j'aurais compris l'harmonie. Il n'était plus qu'un objet que ma rêverie cherchait à approfondir. À retrouver toujours en lui cet être antérieur, séculaire, cet aristocrate que Robert aspirait justement à ne pas être, j'éprouvais une vive joie, mais d'intelligence, non d'amitié. Dans l'agilité morale et physique qui donnait tant de grâce à son amabilité, dans l'aisance avec laquelle il offrait sa voiture à ma grand-mère et l'y faisait monter, dans son adresse à sauter du siège quand il avait peur que j'eusse froid, pour jeter son propre manteau sur mes épaules, je ne sentais pas seulement la souplesse héréditaire des grands chasseurs qu'avaient été depuis des générations les ancêtres de ce jeune homme qui ne prétendait qu'à l'intellectualité, leur dédain de la richesse qui, subsistant chez lui à côté du goût qu'il avait d'elle rien que pour pouvoir mieux fêter ses amis, lui faisait mettre si négligemment son luxe à leurs pieds ; j'y sentais surtout la certitude ou l'illusion qu'avaient eues ces grands seigneurs d'être « plus que les autres », grâce à quoi ils n'avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de montrer qu'on est « autant que les autres », cette peur de paraître trop empressé qui lui était en effet vraiment inconnue et qui enlaidit de tant de raideur et de gaucherie la plus sincère amabilité plébéienne. Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon ami comme une oeuvre d'art, c'est-à-dire à regarder le jeu de toutes les parties de son être comme harmonieusement réglé par une idée générale à laquelle elles étaient suspendues mais qu'il ne connaissait pas et qui par conséquent n'ajoutait rien à ses qualités propres, à cette valeur personnelle d'intelligence et de moralité à quoi il attachait tant de prix.
Et pourtant elle était dans une certaine mesure leur condition. C'est parce qu'il était un gentilhomme que cette activité mentale, ces aspirations socialistes, qui lui faisaient rechercher de jeunes étudiants prétentieux et mal mis, avaient chez lui quelque chose de vraiment pur et désintéressé qu'elles n'avaient pas chez eux. Se croyant l'héritier d'une caste ignorante et égoïste, il cherchait sincèrement à ce qu'ils lui pardonnassent ces origines aristocratiques qui exerçaient sur eux, au contraire, une séduction et à cause desquelles ils le recherchaient, tout en simulant à son égard la froideur et même l'insolence. Il était ainsi amené à faire des avances à des gens dont mes parents, fidèles à la sociologie de Combray, eussent été stupéfaits qu'il ne se détournât pas. Un jour que nous étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi, nous entendîmes d'une tente de toile contre laquelle nous étions, sortir des imprécations contre le fourmillement d'Israélites qui infestait Balbec. « On ne peut pas faire deux pas sans en rencontrer, disait la voix. Je ne suis pas par principe irréductiblement hostile à la nationalité juive, mais ici il y a pléthore. On n'entend que : “Dis donc, Apraham, chai fu Chakop.” On se croirait rue d'Aboukir. » L'homme qui tonnait ainsi contre Israël sortit enfin de la tente, nous levâmes les yeux sur cet antisémite. C'était mon camarade Bloch. Saint-Loup me demanda immédiatement de rappeler à celui-ci qu'ils s'étaient rencontrés au Concours général où Bloch avait eu le prix d'honneur, puis dans une université populaire.
Tout au plus souriais-je parfois de retrouver chez Robert les leçons des jésuites dans la gêne que la peur de froisser faisait naître en lui, chaque fois que quelqu'un de ses amis intellectuels commettait une erreur mondaine, faisait une chose ridicule, à laquelle lui, Saint-Loup, n'attachait aucune importance, mais dont il sentait que l'autre aurait rougi si l'on s'en était aperçu. Et c'était Robert qui rougissait comme si ç'avait été lui le coupable, par exemple le jour où Bloch lui promettant d'aller le voir à l'hôtel, ajouta :
« Comme je ne peux pas supporter d'attendre parmi le faux chic de ces grands caravansérails, et que les tziganes me feraient trouver mal, dites au “laïft” de les faire taire et de vous prévenir de suite. »
Personnellement, je ne tenais pas beaucoup à ce que Bloch vînt à l'hôtel. Il était à Balbec, non pas seul, malheureusement, mais avec ses soeurs qui y avaient elles-mêmes beaucoup de parents et d'amis. Or cette colonie juive était plus pittoresque qu'agréable. Il en était de Balbec comme de certains pays, la Russie ou la Roumanie, où les cours de géographie nous enseignent que la population israélite n'y jouit point de la même faveur et n'y est pas parvenue au même degré d'assimilation qu'à Paris par exemple. Toujours ensemble, sans mélange d'aucun autre élément, quand les cousines et les oncles de Bloch, ou leurs coreligionnaires mâles ou femelles se rendaient au Casino, les unes pour le « bal », les autres bifurquant vers le baccara, ils formaient un cortège homogène en soi et entièrement dissemblable des gens qui les regardaient passer et les retrouvaient là tous les ans sans jamais échanger un salut avec eux, que ce fût la société des Cambremer, le clan du premier président, ou des grands et petits bourgeois, ou même de simples grainetiers de Paris, dont les filles, belles, fières, moqueuses et françaises comme les statues de Reims, n'auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal élevées, poussant le souci des modes de « bains de mer » jusqu'à toujours avoir l'air de revenir de pêcher la crevette ou d'être en train de danser le tango. Quant aux hommes, malgré l'éclat des smokings et des souliers vernis, l'exagération de leur type faisait penser à ces recherches dites « intelligentes » des peintres qui ayant à illustrer les Évangiles ou les Mille et Une Nuits, pensent au pays où la scène se passe et donnent à saint Pierre ou à Ali-Baba précisément la figure qu'avait le plus gros « ponte » de Balbec. Bloch me présenta ses soeurs, auxquelles il fermait le bec avec la dernière brusquerie et qui riaient aux éclats des moindres boutades de leur frère, leur admiration et leur idole. De sorte qu'il est probable que ce milieu devait renfermer comme tout autre, peut-être plus que tout autre, beaucoup d'agréments, de qualités et de vertus. Mais pour les éprouver, il eût fallu y pénétrer. Or, il ne plaisait pas, le sentait, voyait là la preuve d'un antisémitisme contre lequel il faisait front en une phalange compacte et close où personne d'ailleurs ne songeait à se frayer un chemin.
Pour ce qui est de « laïft », cela avait d'autant moins lieu de me surprendre que quelques jours auparavant, Bloch m'ayant demandé pourquoi j'étais venu à Balbec (il lui semblait, au contraire, tout naturel que lui-même y fût) et si c'était « dans l'espoir de faire de belles connaissances », comme je lui avais dit que ce voyage répondait à un de mes plus anciens désirs, moins profond pourtant que celui d'aller à Venise, il avait répondu : « Oui, naturellement, pour boire des sorbets avec les belles madames, tout en faisant semblant de lire les Stones of Venaïce de Lord John Ruskin, sombre raseur et l'un des plus barbifiants bonshommes qui soient. » Bloch croyait donc évidemment qu'en Angleterre non seulement tous les individus du sexe mâle sont lords, mais encore que la lettre i s'y prononce toujours aï. Quant à Saint-Loup, il trouvait cette faute de prononciation d'autant moins grave qu'il y voyait surtout un manque de ces notions presque mondaines que mon nouvel ami méprisait autant qu'il les possédait. Mais la peur que Bloch, apprenant un jour qu'on dit Venice et que Ruskin n'était pas lord, crût rétrospectivement que Robert l'avait trouvé ridicule, fit que ce dernier se sentit coupable comme s'il avait manqué de l'indulgence dont il débordait et que la rougeur qui colorerait sans doute un jour le visage de Bloch à la découverte de son erreur, il la sentit par anticipation et réversibilité monter au sien. Car il pensait bien que Bloch attachait plus d'importance que lui à cette faute. Ce que Bloch prouva quelque temps après, un jour qu'il m'entendit prononcer « lift », en interrompant : « Ah ! on dit lift. » Et d'un ton sec et hautain : « Cela n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance. » Phrase analogue à un réflexe, la même chez tous les hommes qui ont de l'amour-propre, dans les plus graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes ; dénonçant alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose en question à celui qui la déclare sans importance ; phrase tragique parfois qui la première de toutes s'échappe, si navrante alors, des lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d'enlever la dernière espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service : « Ah ! bien, cela n'a aucune espèce d'importance, je m'arrangerai autrement », l'autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce d'importance d'être rejeté étant quelquefois le suicide.
Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement envie d'être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda : « Est-ce par goût de t'élever vers la noblesse – une noblesse très à-côté du reste, mais tu es demeuré naïf – que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray ? Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob ? Oui, n'est-ce pas ? » Ce n'est pas que son désir d'amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu'on appelle en un français assez incorrect « la mauvaise éducation » était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s'apercevait pas, à plus forte raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués. Dans l'humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n'est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute, ce n'est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c'est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s'émerveille de la voir fleurir d'elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n'a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire. Même si cette bonté, paralysée par l'intérêt, ne s'exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu'aucun mobile égoïste ne l'empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d'un roman ou d'un journal, elle s'épanouit, se tourne, même dans le coeur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté. Mais la variété des défauts n'est pas moins admirable que la similitude des vertus. La personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en rage. L'une est d'une belle intelligence, voit tout d'un point de vue élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les lettres les plus importantes qu'elle vous a demandé elle-même de lui confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous faire d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierté à ne jamais savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de procédés délicats, qu'il ne vous dit jamais de vous-même que les choses qui peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu'il en tait, qu'il en ensevelit dans son coeur, où elles aigrissent, de toutes différentes, et le plaisir qu'il a à vous voir lui est si cher qu'il vous ferait crever de fatigue plutôt que de vous quitter. Un troisième a plus de sincérité, mais la pousse jusqu'à tenir à ce que vous sachiez, quand vous vous êtes excusé sur votre état de santé de ne pas être allé le voir, que vous avez été vu vous rendant au théâtre et qu'on vous a trouvé bonne mine, ou qu'il n'a pu profiter entièrement de la démarche que vous avez faite pour lui, que d'ailleurs déjà trois autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que légèrement obligé. Dans les deux circonstances, l'ami précédent aurait fait semblant d'ignorer que vous étiez allé au théâtre et que d'autres personnes eussent pu lui rendre le même service. Quant à ce dernier ami, il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu'un ce qui peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force : « Je suis comme cela. » Tandis que d'autres vous agacent par leur curiosité exagérée, ou leur incuriosité si absolue, que vous pouvez leur parler des événements les plus sensationnels sans qu'ils sachent de quoi il s'agit ; que d'autres encore restent des mois à vous répondre si votre lettre a trait à un fait qui concerne vous et non eux, ou bien s'ils vous disent qu'ils vont venir vous demander quelque chose et que vous n'osiez pas sortir de peur de les manquer, ne viennent pas et vous laissent attendre des semaines parce que n'ayant pas reçu de vous la réponse que leur lettre ne demandait nullement, ils avaient cru vous avoir fâché. Et certains, consultant leur désir et non le vôtre, vous parlent sans vous laisser placer un mot s'ils sont gais et ont envie de vous voir, quelque travail urgent que vous ayez à faire ; mais, s'ils se sentent fatigués par le temps, ou de mauvaise humeur, vous ne pouvez pas tirer d'eux une parole, ils opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent pas plus la peine de répondre, même par monosyllabes, à ce que vous dites que s'ils ne vous avaient pas entendus. Chacun de nos amis a tellement ses défauts que pour continuer à l'aimer nous sommes obligés d'essayer de nous consoler d'eux – en pensant à son talent, à sa bonté, à sa tendresse, – ou plutôt de ne pas en tenir compte en déployant pour cela toute notre bonne volonté. Malheureusement notre complaisante obstination à ne pas voir le défaut de notre ami est surpassée par celle qu'il met à s'y adonner à cause de son aveuglement ou de celui qu'il prête aux autres. Car il ne le voit pas ou croit qu'on ne le voit pas. Comme le risque de déplaire vient surtout de la difficulté d'apprécier ce qui passe ou non inaperçu, on devrait au moins, par prudence, ne jamais parler de soi, parce que c'est un sujet où on peut être sûr que la vue des autres et la nôtre propre ne concordent jamais. Si on a autant de surprises qu'à visiter une maison d'apparence quelconque dont l'intérieur est rempli de trésors, de pinces-monseigneur et de cadavres quand on découvre la vraie vie des autres, l'univers réel sous l'univers apparent, on n'en éprouve pas moins si, au lieu de l'image qu'on s'était faite de soi-même grâce à ce que chacun nous en disait, on apprend par le langage qu'ils tiennent à notre égard en notre absence, quelle image entièrement différente ils portaient en eux de nous et de notre vie. De sorte que chaque fois que nous avons parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos inoffensives et prudentes paroles, écoutées avec une politesse apparente et une hypocrite approbation, ont donné lieu aux commentaires les plus exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les moins favorables. Le moins que nous risquions est d'agacer par la disproportion qu'il y a entre notre idée de nous-mêmes et nos paroles, disproportion qui rend généralement les propos des gens sur eux aussi risibles que ces chantonnements des faux amateurs de musique qui éprouvent le besoin de fredonner un air qu'ils aiment en compensant l'insuffisance de leur murmure inarticulé par une mimique énergique et un air d'admiration que ce qu'ils nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter, comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu'on a. Or, c'est toujours de ces défauts-là qu'on parle, comme si c'était une manière de parler de soi, détournée, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer. D'ailleurs il semble que notre attention, toujours attirée sur ce qui nous caractérise, le remarque plus que toute autre chose chez les autres. Un myope dit d'un autre : « Mais il peut à peine ouvrir les yeux » ; un poitrinaire a des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus solide ; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un malodorant prétend qu'on sent mauvais ; un mari trompé voit partout des maris trompés ; une femme légère des femmes légères ; le snob des snobs.
Et puis chaque vice, comme chaque profession, exige et développe un savoir spécial qu'on n'est pas fâché d'étaler. L'inverti dépiste les invertis, le couturier invité dans le monde n'a pas encore causé avec vous qu'il a déjà apprécié l'étoffe de votre vêtement et que ses doigts brûlent d'en palper les qualités, et si après quelques instants de conversation vous demandiez sa vraie opinion sur vous à un odontalgiste, il vous dirait le nombre de vos mauvaises dents. Rien ne lui paraît plus important, et à vous qui avez remarqué les siennes, plus ridicule. Et ce n'est pas seulement quand nous parlons de nous que nous croyons les autres aveugles ; nous agissons comme s'ils l'étaient. Pour chacun de nous, un dieu spécial est là qui lui cache ou lui promet l'invisibilité de son défaut, de même qu'il ferme les yeux et les narines aux gens qui ne se lavent pas, sur la raie de crasse qu'ils portent aux oreilles et l'odeur de transpiration qu'ils gardent aux creux des bras et les persuade qu'ils peuvent impunément promener l'une et l'autre dans le monde qui ne s'apercevra de rien. Et ceux qui portent ou donnent en présent de fausses perles s'imaginent qu'on les prendra pour des vraies. Bloch était mal élevé, névropathe, snob et appartenant à une famille peu estimée supportait comme au fond des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui non seulement les chrétiens de la surface, mais les couches superposées des castes juives supérieures à la sienne, chacune accablant de son mépris celle qui lui était immédiatement inférieure. Percer jusqu'à l'air libre en s'élevant de famille juive en famille juive eût demandé à Bloch plusieurs milliers d'années. Il valait mieux chercher à se frayer une issue d'un autre côté.
Quand Bloch me parla de la crise de snobisme que je devais traverser et me demanda de lui avouer que j'étais snob, j'aurais pu lui répondre : « Si je l'étais, je ne te fréquenterais pas. » Je lui dis seulement qu'il était peu aimable. Alors il voulut s'excuser, mais selon le mode qui est justement celui de l'homme mal élevé, lequel est trop heureux, en revenant sur ses paroles, de trouver une occasion de les aggraver. « Pardonne-moi, me disait-il maintenant chaque fois qu'il me rencontrait, je t'ai chagriné, torturé, j'ai été méchant à plaisir. Et pourtant – l'homme en général et ton ami en particulier est un si singulier animal – tu ne peux imaginer, moi qui te taquine si cruellement, la tendresse que j'ai pour toi. Elle va souvent, quand je pense à toi, jusqu'aux larmes. » Et il fit entendre un sanglot.
Ce qui m'étonnait plus chez Bloch que ses mauvaises manières, c'était combien la qualité de sa conversation était inégale. Ce garçon si difficile qui des écrivains les plus en vogue disait : « C'est un sombre idiot, c'est tout à fait un imbécile », par moments racontait avec une grande gaieté des anecdotes qui n'avaient rien de drôle et citait comme « quelqu'un de vraiment curieux » tel homme entièrement médiocre. Cette double balance pour juger de l'esprit, de la valeur, de l'intérêt des êtres, ne laissa pas de m'étonner jusqu'au jour où je connus M. Bloch père.
Je n'avais pas cru que nous serions jamais admis à le connaître, car Bloch fils avait mal parlé de moi à Saint-Loup et de Saint-Loup à moi. Il avait notamment dit à Robert que j'étais (toujours) affreusement snob. « Si, si, il est enchanté de connaître M. LLLLegrandin », dit-il. Cette manière de détacher un mot était chez Bloch le signe à la fois de l'ironie et de la littérature. Saint-Loup qui n'avait jamais entendu le nom de Legrandin s'étonna : « Mais qui est-ce ? – Oh ! c'est quelqu'un de très bien », répondit Bloch en riant et en mettant frileusement ses mains dans les poches de son veston, persuadé qu'il était en ce moment en train de contempler le pittoresque aspect d'un extraordinaire gentilhomme provincial auprès de quoi ceux de Barbey d'Aurevilly n'étaient rien. Il se consolait de ne pas savoir peindre M. Legrandin, en lui donnant plusieurs l et en savourant ce nom comme un vin de derrière les fagots. Mais ces jouissances subjectives restaient inconnues aux autres. S'il dit à Saint-Loup du mal de moi, d'autre part il ne m'en dit pas moins de Saint-Loup. Nous avions connu le détail de ces médisances chacun dès le lendemain, non que nous nous les fussions répétées l'un à l'autre, ce qui nous eût semblé très coupable, mais paraissait si naturel et presque si inévitable à Bloch que dans son inquiétude, et tenant pour certain qu'il ne ferait qu'apprendre à l'un ou à l'autre ce qu'ils allaient savoir, il préféra prendre les devants, et emmenant Saint-Loup à part lui avoua qu'il avait dit du mal de lui, exprès, pour que cela lui fût redit, lui jura « par le Kroniôn Zeus, gardien des serments », qu'il l'aimait, qu'il donnerait sa vie pour lui et essuya une larme. Le même jour, il s'arrangea pour me voir seul, me fit sa confession, déclara qu'il avait agi dans mon intérêt parce qu'il croyait qu'un certain genre de relations mondaines m'était néfaste et que je « valais mieux que cela ». Puis, me prenant la main avec un attendrissement d'ivrogne, bien que son ivresse fût purement nerveuse : « Crois-moi, dit-il, et que la noire Kèr me saisisse à l'instant et me fasse franchir les portes d'Hadès, odieux aux hommes, si hier en pensant à toi, à Combray, à ma tendresse infinie pour toi, à telles après-midi en classe que tu ne te rappelles même pas, je n'ai pas sangloté toute la nuit. Oui, toute la nuit, je te le jure, et hélas, je le sais, car je connais les âmes, tu ne me croiras pas. » Je ne le croyais pas, en effet, et à ces paroles que je sentais inventées à l'instant même et au fur et à mesure qu'il parlait, son serment « par la Kèr » n'ajoutait pas un grand poids, le culte hellénique étant chez Bloch purement littéraire. D'ailleurs, dès qu'il commençait à s'attendrir et désirait qu'on s'attendrît sur un fait faux, il disait : « Je te le jure », plus encore pour la volupté hystérique de mentir que dans l'intérêt de faire croire qu'il disait la vérité. Je ne croyais pas ce qu'il me disait, mais je ne lui en voulais pas, car je tenais de ma mère et de ma grand-mère d'être incapable de rancune, même contre de bien plus grands coupables, et de ne jamais condamner personne.
Ce n'était du reste pas absolument un mauvais garçon que Bloch, il pouvait avoir de grandes gentillesses. Et depuis que la race de Combray, la race d'où sortaient des êtres absolument intacts comme ma grand-mère et ma mère, semble presque éteinte, comme je n'ai plus guère le choix qu'entre d'honnêtes brutes, insensibles et loyales et chez qui le simple son de la voix montre bien vite qu'ils ne se soucient en rien de votre vie – et une autre espèce d'hommes qui tant qu'ils sont auprès de vous vous comprennent, vous chérissent, s'attendrissent jusqu'à pleurer, prennent leur revanche quelques heures plus tard en faisant une cruelle plaisanterie sur vous, mais vous reviennent, toujours aussi compréhensifs, aussi charmants, aussi momentanément assimilés à vous-même, je crois que c'est cette dernière sorte d'hommes dont je préfère, sinon la valeur morale, du moins la société.
« Tu ne peux t'imaginer ma douleur quand je pense à toi, reprit Bloch. Au fond, c'est un côté assez juif chez moi », ajouta-t-il ironiquement en rétrécissant sa prunelle comme s'il s'agissait de doser au microscope une quantité infinitésimale de « sang juif » et comme aurait pu le dire (mais ne l'eût pas dit) un grand seigneur français qui parmi ses ancêtres tous chrétiens eût pourtant compté Samuel Bernard ou plus anciennement encore la Sainte Vierge de qui prétendent descendre, dit-on, les Lévy, « qui reparaît. J'aime assez, ajouta-t-il, faire ainsi dans mes sentiments la part, assez mince d'ailleurs, qui peut tenir à mes origines juives. » Il prononça cette phrase parce que cela lui paraissait à la fois spirituel et brave de dire la vérité sur sa race, vérité que par la même occasion il s'arrangeait à atténuer singulièrement, comme les avares qui se décident à acquitter leurs dettes mais n'ont le courage d'en payer que la moitié. Le genre de fraude qui consiste à avoir l'audace de proclamer la vérité, mais en y mêlant pour une bonne part des mensonges qui la falsifient, est plus répandu qu'on ne pense et même chez ceux qui ne le pratiquent pas habituellement, certaines crises dans la vie, notamment celles où une liaison amoureuse est en jeu, leur donnent l'occasion de s'y livrer.
Toutes ces diatribes confidentielles de Bloch à Saint-Loup contre moi, à moi contre Saint-Loup finirent par une invitation à dîner. Je ne suis pas bien sûr qu'il ne fît pas d'abord une tentative pour avoir Saint-Loup seul. La vraisemblance rend cette tentative probable, le succès ne la couronna pas, car ce fut à moi et à Saint-Loup que Bloch dit un jour : « Cher maître, et vous, cavalier aimé d'Arès, de Saint-Loup-en-Bray, dompteur de chevaux, puisque je vous ai rencontrés sur le rivage d'Amphitrite, résonnant d'écume, près des tentes des Menier aux nefs rapides, voulez-vous tous deux venir dîner, un jour de la semaine, chez mon illustre père au coeur irréprochable ? » Il nous adressait cette invitation parce qu'il avait le désir de se lier plus étroitement avec Saint-Loup qui le ferait, espérait-il, pénétrer dans des milieux aristocratiques. Formé par moi, pour moi, ce souhait eût paru à Bloch la marque du plus hideux snobisme, bien conforme à l'opinion qu'il avait de tout un côté de ma nature qu'il ne jugeait pas, jusqu'ici du moins, le principal ; mais le même souhait, de sa part, lui semblait la preuve d'une belle curiosité de son intelligence désireuse de certains dépaysements sociaux où il pouvait peut-être trouver quelque utilité littéraire. M. Bloch père, quand son fils lui avait dit qu'il amènerait dîner un de ses amis, dont il avait décliné sur un ton de satisfaction sarcastique le titre et le nom : « Le marquis de Saint-Loup-en-Bray », avait éprouvé une commotion violente. « Le marquis de Saint-Loup-en-Bray ! Ah ! bougre ! » s'était-il écrié, usant du juron qui était chez lui la marque la plus forte de la déférence sociale. Et il avait jeté sur son fils, capable de s'être fait de telles relations, un regard admiratif qui signifiait : « Il est vraiment étonnant. Ce prodige est-il mon enfant ? » et causa autant de plaisir à mon camarade que si cinquante francs avaient été ajoutés à sa pension mensuelle. Car Bloch était mal à l'aise chez lui et sentait que son père le traitait de dévoyé parce qu'il vivait dans l'admiration de Leconte de Lisle, Heredia et autres « bohèmes ». Mais des relations avec Saint-Loup-en-Bray dont le père avait été président du Canal de Suez ! (ah ! bougre !), c'était un résultat « indiscutable ». On regretta d'autant plus d'avoir laissé à Paris, par crainte de l'abîmer, le stéréoscope. Seul, M. Bloch, le père, avait l'art ou du moins le droit de s'en servir. Il ne le faisait du reste que rarement, à bon escient, les jours où il y avait gala et domestiques mâles en extra. De sorte que de ces séances de stéréoscope émanaient pour ceux qui y assistaient comme une distinction, une faveur de privilégiés et pour le maître de maison qui les donnait, un prestige analogue à celui que le talent confère et qui n'aurait pas pu être plus grand si les vues avaient été prises par M. Bloch lui-même et l'appareil, de son invention. « Vous n'étiez pas invité hier chez Salomon ? disait-on dans la famille. – Non, je n'étais pas des élus ! Qu'est-ce qu'il y avait ? – Un grand tralala, le stéréoscope, toute la boutique. – Ah ! s'il y avait le stéréoscope, je regrette, car il paraît que Salomon est extraordinaire quand il le montre. » « Que veux-tu, dit M. Bloch à son fils, il ne faut pas lui donner tout à la fois, comme cela il lui restera quelque chose à désirer. » Il avait bien pensé dans sa tendresse paternelle et pour émouvoir son fils à faire venir l'instrument. Mais le « temps matériel » manquait, ou plutôt on avait cru qu'il manquerait ; mais nous dûmes faire remettre le dîner parce que Saint-Loup ne put se déplacer, attendant un oncle qui allait venir passer quarante-huit heures auprès de Mme de Villeparisis. Comme, très adonné aux exercices physiques, surtout aux longues marches, c'était en grande partie à pied, en couchant la nuit dans les fermes, que cet oncle devait faire la route depuis le château où il était en villégiature, le moment où il arriverait à Balbec était assez incertain. Et Saint-Loup n'osant bouger, me chargea même d'aller porter à Incarville, où était le bureau télégraphique, la dépêche que mon ami envoyait quotidiennement à sa maîtresse. L'oncle qu'on attendait s'appelait Palamède, d'un prénom qu'il avait hérité des princes de Sicile, ses ancêtres. Et plus tard quand je retrouvai dans mes lectures historiques, appartenant à tel podestat ou tel prince de l'Église, ce prénom même, belle médaille de la Renaissance – d'aucuns disaient un véritable antique – toujours restée dans la famille, ayant glissé de descendant en descendant depuis le cabinet du Vatican jusqu'à l'oncle de mon ami, j'éprouvais le plaisir réservé à ceux qui ne pouvant faute d'argent constituer un médaillier, une pinacothèque, recherchent les vieux noms (noms de localités, documentaires et pittoresques comme une carte ancienne, une vue cavalière, une enseigne ou un coutumier, noms de baptême où résonne et s'entend, dans les belles finales françaises, le défaut de langue, l'intonation d'une vulgarité ethnique, la prononciation vicieuse selon lesquels nos ancêtres faisaient subir aux mots latins et saxons des mutilations durables, devenues plus tard les augustes législatrices des grammaires) et en somme grâce à ces collections de sonorités anciennes se donnent à eux-mêmes des concerts, à la façon de ceux qui acquièrent des violes de gambe et des violes d'amour pour jouer de la musique d'autrefois sur des instruments anciens. Saint-Loup me dit que même dans la société aristocratique la plus fermée, son oncle Palamède se distinguait encore comme particulièrement difficile d'accès, dédaigneux, entiché de sa noblesse, formant avec la femme de son frère et quelques autres personnes choisies, ce qu'on appelait le cercle des Phénix. Là même il était si redouté pour ses insolences qu'autrefois il était arrivé que des gens du monde qui désiraient le connaître et s'étaient adressés à son propre frère, avaient essuyé un refus. « Non, ne me demandez pas de vous présenter à mon frère Palamède. Ma femme, nous tous, nous nous y attellerions que nous ne pourrions pas. Ou bien vous risqueriez qu'il ne soit pas aimable et je ne le voudrais pas. » Au Jockey, il avait avec quelques amis désigné deux cents membres qu'ils ne se laisseraient jamais présenter. Et chez le comte de Paris il était connu sous le sobriquet du « Prince » à cause de son élégance et de sa fierté.
Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps passée, de son oncle. Il amenait tous les jours des femmes dans une garçonnière qu'il avait en commun avec deux de ses amis, beaux comme lui, ce qui faisait qu'on les appelait « les trois Grâces ».
« Un jour un des hommes qui est aujourd'hui des plus en vue dans le faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais qui dans une première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres avait demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine arrivé ce ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu'il se mit à faire une déclaration. Mon oncle fit semblant de ne pas comprendre, emmena sous un prétexte ses deux amis, ils revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent jusqu'au sang et, par un froid de dix degrés au-dessous de zéro, le jetèrent à coups de pieds dehors où il fut trouvé à demi mort, si bien que la justice fit une enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine du monde à la faire renoncer. Mon oncle ne se livrerait plus aujourd'hui à une exécution aussi cruelle et tu n'imagines pas le nombre d'hommes du peuple, lui si hautain avec les gens du monde, qu'il prend en affection, qu'il protège, quitte à être payé d'ingratitude. Ce sera un domestique qui l'aura servi dans un hôtel et qu'il placera à Paris, ou un paysan à qui il fera apprendre un métier. C'est même le côté assez gentil qu'il y a chez lui, par contraste avec le côté mondain. » Saint-Loup appartenait, en effet, à ce genre de jeunes gens du monde situés à une altitude où on a pu faire pousser ces expressions : « Ce qu'il y a même d'assez gentil chez lui, son côté assez gentil », semences assez précieuses, produisant très vite une manière de concevoir les choses dans laquelle on se compte pour rien, et le « peuple » pour tout ; en somme tout le contraire de l'orgueil plébéien. « Il paraît qu'on ne peut se figurer comme il donnait le ton, comme il faisait la loi à toute la société dans sa jeunesse. Pour lui en toute circonstance il faisait ce qui lui paraissait le plus agréable, le plus commode, mais aussitôt c'était imité par les snobs. S'il avait eu soif au théâtre et s'était fait apporter à boire dans le fond de sa loge, les petits salons qu'il y avait derrière chacune se remplissaient, la semaine suivante, de rafraîchissements. Un été très pluvieux où il avait un peu de rhumatisme, il s'était commandé un pardessus d'une vigogne souple mais chaude qui ne sert guère que pour faire des couvertures de voyage et dont il avait respecté les raies bleues et orange. Les grands tailleurs se virent commander aussitôt par leurs clients des pardessus bleus et frangés, à longs poils. Si pour une raison quelconque il désirait ôter tout caractère de solennité à un dîner dans un château où il passait une journée, et pour marquer cette nuance n'avait pas apporté d'habit et s'était mis à table avec le veston de l'après-midi, la mode devenait de dîner à la campagne en veston. Que pour manger un gâteau il se servît, au lieu de sa cuiller, d'une fourchette ou d'un couvert de son invention commandé par lui à un orfèvre, ou de ses doigts, il n'était plus permis de faire autrement. Il avait eu envie de réentendre certains quatuors de Beethoven (car avec toutes ses idées saugrenues il est loin d'être bête et est fort doué) et avait fait venir des artistes pour les jouer chaque semaine, pour lui et quelques amis. La grande élégance fut cette année-là de donner des réunions peu nombreuses où on entendait de la musique de chambre. Je crois d'ailleurs qu'il ne s'est pas ennuyé dans la vie. Beau comme il a été, il a dû en avoir, des femmes ! Je ne pourrais pas vous dire d'ailleurs exactement lesquelles parce qu'il est très discret. Mais je sais qu'il a bien trompé ma pauvre tante. Ce qui n'empêche pas qu'il était délicieux avec elle, qu'elle l'adorait, et qu'il l'a pleurée pendant des années. Quand il est à Paris, il va encore au cimetière presque chaque jour. »
Le lendemain matin du jour où Robert m'avait ainsi parlé de son oncle tout en l'attendant, vainement du reste, comme je passais seul devant le casino en rentrant à l'hôtel, j'eus la sensation d'être regardé par quelqu'un qui n'était pas loin de moi. Je tournai la tête et j'aperçus un homme d'une quarantaine d'années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l'attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par des regards d'une extrême activité comme en ont seuls devant une personne qu'ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour un motif quelconque, elle inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre – par exemple des fous ou des espions. Il lança sur moi une suprême oeillade à la fois hardie, prudente, rapide et profonde, comme un dernier coup que l'on tire au moment de prendre la fuite, et après avoir regardé tout autour de lui, prenant soudain un air distrait et hautain, par un brusque revirement de toute sa personne il se tourna vers une affiche dans la lecture de laquelle il s'absorba, en fredonnant un air et en arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière. Il sortit de sa poche un calepin sur lequel il eut l'air de prendre en note le titre du spectacle annoncé, tira deux ou trois fois sa montre, abaissa sur ses yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le rebord avec sa main mise en visière comme pour voir si quelqu'un n'arrivait pas, fit le geste de mécontentement par lequel on croit faire voir qu'on a assez d'attendre, mais qu'on ne fait jamais quand on attend réellement, puis rejetant en arrière son chapeau et laissant voir une brosse coupée ras qui admettait cependant de chaque côté d'assez longues ailes de pigeon ondulées, il exhala le souffle bruyant des personnes qui ont non pas trop chaud mais le désir de montrer qu'elles ont trop chaud. J'eus l'idée d'un escroc d'hôtel qui, nous ayant peut-être déjà remarqués les jours précédents, ma grand-mère et moi, et préparant quelque mauvais coup, venait de s'apercevoir que je l'avais surpris pendant qu'il m'épiait ; pour me donner le change, peut-être cherchait-il seulement, par sa nouvelle attitude, à exprimer la distraction et le détachement, mais c'était avec une exagération si agressive que son but semblait au moins autant que de dissiper les soupçons que j'avais dû avoir, de venger une humiliation qu'à mon insu je lui eusse infligée, de me donner l'idée non pas tant qu'il ne m'avait pas vu, que celle que j'étais un objet de trop petite importance pour attirer son attention. Il cambrait sa taille d'un air de bravade, pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son regard ajustait quelque chose d'indifférent, de dur, de presque insultant. Si bien que la singularité de son expression me le faisait prendre tantôt pour un voleur et tantôt pour un aliéné. Pourtant sa mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et rassurante pour mon veston si souvent humilié par la blancheur éclatante et banale de leurs costumes de plage. Mais ma grand-mère venait à ma rencontre, nous fîmes un tour ensemble, et je l'attendais, une heure après, devant l'hôtel où elle était rentrée un instant, quand je vis sortir Mme de Villeparisis avec Robert de Saint-Loup et l'inconnu qui m'avait regardé si fixement devant le casino. Avec la rapidité d'un éclair son regard me traversa ainsi qu'au moment où je l'avais aperçu, et revint, comme s'il ne m'avait pas vu, se ranger, un peu bas, devant ses yeux, émoussé, comme le regard neutre qui feint de ne rien voir au-dehors et n'est capable de rien lire au-dedans, le regard qui exprime seulement la satisfaction de sentir autour de soi les cils qu'il écarte de sa rondeur béate, le regard dévot et confit qu'ont certains hypocrites, le regard fat qu'ont certains sots. Je vis qu'il avait changé de costume. Celui qu'il portait était encore plus sombre ; et sans doute c'est que la véritable élégance est moins loin de la simplicité que la fausse ; mais il y avait autre chose : d'un peu près on sentait que si la couleur était presque entièrement absente de ces vêtements, ce n'était pas parce que celui qui l'en avait bannie y était indifférent, mais plutôt parce que, pour une raison quelconque, il se l'interdisait. Et la sobriété qu'ils laissaient paraître semblait de celles qui viennent de l'obéissance à un régime, plutôt que du manque de gourmandise. Un filet de vert sombre s'harmonisait, dans le tissu du pantalon, à la rayure des chaussettes avec un raffinement qui décelait la vivacité d'un goût maté partout ailleurs et à qui cette seule concession avait été faite par tolérance, tandis qu'une tache rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu'on n'ose prendre.
« Comment allez-vous ? Je vous présente mon neveu, le baron de Guermantes », me dit Mme de Villeparisis, pendant que l'inconnu, sans me regarder, grommelant un vague : « Charmé » qu'il fit suivre de : « heue, heue, heue » pour donner à son amabilité quelque chose de forcé, et repliant le petit doigt, l'index et le pouce, me tendait le troisième doigt et l'annulaire, dépourvus de toute bague, que je serrai sous son gant de Suède ; puis sans avoir levé les yeux sur moi il se détourna vers Mme de Villeparisis.
« Mon Dieu, est-ce que je perds la tête ? dit celle-ci, voilà que je t'appelle le baron de Guermantes. Je vous présente le baron de Charlus. Après tout, l'erreur n'est pas si grande, ajouta-t-elle, tu es bien un Guermantes tout de même. »
Cependant ma grand-mère sortait, nous fîmes route ensemble. L'oncle de Saint-Loup ne m'honora non seulement pas d'une parole mais même d'un regard. S'il dévisageait les inconnus (et pendant cette courte promenade il lança deux ou trois fois son terrible et profond regard en coup de sonde sur des gens insignifiants et de la plus modeste extraction qui passaient), en revanche il ne regardait à aucun moment, si j'en jugeais par moi, les personnes qu'il connaissait, – comme un policier en mission secrète mais qui tient ses amis en dehors de sa surveillance professionnelle. Les laissant causer ensemble, ma grand-mère, Mme de Villeparisis et lui, je retins Saint-Loup en arrière :
« Dites-moi, ai-je bien entendu ? Madame de Villeparisis a dit à votre oncle qu'il était un Guermantes.
— Mais oui, naturellement, c'est Palamède de Guermantes.
— Mais des mêmes Guermantes qui ont un château près de Combray et qui prétendent descendre de Geneviève de Brabant ?
— Mais absolument : mon oncle qui est on ne peut plus héraldique vous répondrait que notre cri, notre cri de guerre, qui devint ensuite Passavant, était d'abord Combraysis, dit-il en riant pour ne pas avoir l'air de tirer vanité de cette prérogative du cri qu'avaient seules les maisons quasi souveraines, les grands chefs des bandes. Il est le frère du possesseur actuel du château. »
Ainsi s'apparentait et de tout près aux Guermantes, cette Mme de Villeparisis, restée si longtemps pour moi la dame qui m'avait donné une boîte de chocolat tenue par un canard, quand j'étais petit, plus éloignée alors du côté de Guermantes que si elle avait été enfermée dans le côté de Méséglise, moins brillante, moins haut située par moi que l'opticien de Combray, et qui maintenant subissait brusquement une de ces hausses fantastiques, parallèles aux dépréciations non moins imprévues d'autres objets que nous possédons, lesquelles – les unes comme les autres – introduisent dans notre adolescence et dans les parties de notre vie où persiste un peu de notre adolescence, des changements aussi nombreux que les métamorphoses d'Ovide.
« Est-ce qu'il n'y a pas dans ce château tous les bustes des anciens seigneurs de Guermantes ?
— Oui, c'est un beau spectacle, dit ironiquement Saint-Loup. Entre nous, je trouve toutes ces choses-là un peu falotes. Mais il y a à Guermantes, ce qui est un peu plus intéressant ! un portrait bien touchant de ma tante par Carrière. C'est beau comme du Whistler ou du Velasquez », ajouta Saint-Loup qui dans son zèle de néophyte ne gardait pas toujours exactement l'échelle des grandeurs. « Il y a aussi d'émouvantes peintures de Gustave Moreau. Ma tante est la nièce de votre amie Mme de Villeparisis, elle a été élevée par elle, et a épousé son cousin qui était neveu aussi de ma tante Villeparisis, le duc de Guermantes actuel.
— Et alors qu'est votre oncle ?
— Il porte le titre de baron de Charlus. Régulièrement, quand mon grand-oncle est mort, mon oncle Palamède aurait dû prendre le titre de prince des Laumes, qui était celui de son frère avant qu'il devînt duc de Guermantes, car dans cette famille-là ils changent de nom comme de chemise. Mais mon oncle a sur tout cela des idées particulières. Et comme il trouve qu'on abuse un peu des duchés italiens, grandesses espagnoles, etc., et bien qu'il eût le choix entre quatre ou cinq titres de prince, il a gardé celui de baron de Charlus, par protestation et avec une apparente simplicité où il y a beaucoup d'orgueil. “Aujourd'hui, dit-il, tout le monde est prince, il faut pourtant bien avoir quelque chose qui vous distingue ; je prendrai un titre de prince quand je voudrai voyager incognito.” Il n'y a pas selon lui de titre plus ancien que celui de baron de Charlus ; pour vous prouver qu'il est antérieur à celui des Montmorency, qui se disaient faussement les premiers barons de France, alors qu'ils l'étaient seulement de l'Île-de-France où était leur fief, mon oncle vous donnera des explications pendant des heures et avec plaisir parce que quoiqu'il soit très fin, très doué, il trouve cela un sujet de conversation tout à fait vivant, dit Saint-Loup avec un sourire. Mais comme je ne suis pas comme lui, vous n'allez pas me faire parler généalogie, je ne sais rien de plus assommant, de plus périmé, vraiment l'existence est trop courte. »
Je reconnaissais maintenant dans le regard dur qui m'avait fait retourner tout à l'heure près du casino celui que j'avais vu fixé sur moi à Tansonville au moment où Mme Swann avait appelé Gilberte.
« Mais parmi les nombreuses maîtresses que vous me disiez qu'avait eues votre oncle, M. de Charlus, est-ce qu'il n'y avait pas Mme Swann ?
— Oh ! pas du tout ! C'est-à-dire qu'il est un grand ami de Swann et l'a toujours beaucoup soutenu. Mais on n'a jamais dit qu'il fût l'amant de sa femme. Vous causeriez beaucoup d'étonnement dans le monde, si vous aviez l'air de croire cela. »
Je n'osai lui répondre qu'on en aurait éprouvé bien plus à Combray, si j'avais eu l'air de ne pas le croire.
Ma grand-mère fut enchantée de M. de Charlus. Sans doute il attachait une extrême importance à toutes les questions de naissance et de situation mondaine, et ma grand-mère l'avait remarqué, mais sans rien de cette sévérité où entrent d'habitude une secrète envie et l'irritation de voir un autre se réjouir d'avantages qu'on voudrait et qu'on ne peut posséder. Comme au contraire ma grand-mère, contente de son sort et ne regrettant nullement de ne pas vivre dans une société plus brillante, ne se servait que de son intelligence pour observer les travers de M. de Charlus, elle parlait de l'oncle de Saint-Loup avec cette bienveillance détachée, souriante, presque sympathique, par laquelle nous récompensons l'objet de notre observation désintéressée du plaisir qu'elle nous procure, et d'autant plus que cette fois l'objet était un personnage dont elle trouvait que les prétentions, sinon légitimes, du moins pittoresques, le faisaient assez vivement trancher sur les personnes qu'elle avait généralement l'occasion de voir. Mais c'était surtout en faveur de l'intelligence et de la sensibilité, qu'on devinait extrêmement vives chez M. de Charlus, au contraire de tant de gens du monde dont se moquait Saint-Loup, que ma grand-mère lui avait si aisément pardonné son préjugé aristocratique. Celui-ci n'avait pourtant pas été sacrifié par l'oncle, comme par le neveu, à des qualités supérieures. M. de Charlus l'avait plutôt concilié avec elles. Possédant comme descendant des ducs de Nemours et des princes de Lamballe, des archives, des meubles, des tapisseries, des portraits faits pour ses aïeux par Raphaël, par Velasquez, par Boucher, pouvant dire justement qu'il « visitait » un musée et une incomparable bibliothèque rien qu'en parcourant ses souvenirs de famille, il plaçait au contraire au rang d'où son neveu l'avait fait déchoir tout l'héritage de l'aristocratie. Peut-être aussi, moins idéologue que Saint-Loup, se payant moins de mots, plus réaliste observateur des hommes, ne voulait-il pas négliger un élément essentiel de prestige à leurs yeux et qui, s'il donnait à son imagination des jouissances désintéressées, pouvait être souvent pour son activité utilitaire un adjuvant puissamment efficace. Le débat reste ouvert entre les hommes de cette sorte et ceux qui obéissent à l'idéal intérieur qui les pousse à se défaire de ces avantages pour chercher uniquement à le réaliser, semblables en cela aux peintres, aux écrivains qui renoncent leur virtuosité, aux peuples artistes qui se modernisent, aux peuples guerriers prenant l'initiative du désarmement universel, aux gouvernements absolus qui se font démocratiques et abrogent de dures lois, bien souvent sans que la réalité récompense leur noble effort ; car les uns perdent leur talent, les autres leur prédominance séculaire ; le pacifisme multiplie quelquefois les guerres et l'indulgence, la criminalité. Si les efforts de sincérité et d'émancipation de Saint-Loup ne pouvaient être trouvés que très nobles, à juger par le résultat extérieur, il était permis de se féliciter qu'ils eussent fait défaut chez M. de Charlus, lequel avait fait transporter chez lui une grande partie des admirables boiseries de l'hôtel Guermantes au lieu de les échanger, comme son neveu, contre un mobilier modern style, des Lebourg et des Guillaumin. Il n'en était pas moins vrai que l'idéal de M. de Charlus était fort factice, et si cette épithète peut être rapprochée du mot idéal, tout autant mondain qu'artistique. À quelques femmes de grande beauté et de rare culture dont les aïeules avaient été deux siècles plus tôt mêlées à toute la gloire et à toute l'élégance de l'ancien régime, il trouvait une distinction qui le faisait pouvoir se plaire seulement avec elles, et sans doute l'admiration qu'il leur avait vouée était sincère, mais de nombreuses réminiscences d'histoire et d'art évoquées par leurs noms y entraient pour une grande part, comme des souvenirs de l'Antiquité sont une des raisons du plaisir qu'un lettré trouve à lire une ode d'Horace peut-être inférieure à des poèmes de nos jours qui laisseraient ce même lettré indifférent. Chacune de ces femmes à côté d'une jolie bourgeoise était pour lui ce que sont à une toile contemporaine représentant une route ou une noce, ces tableaux anciens dont on sait l'histoire, depuis le Pape ou le Roi qui les commandèrent, en passant par tels personnages auprès de qui leur présence, par don, achat, prise ou héritage, nous rappelle quelque événement ou tout au moins quelque alliance d'un intérêt historique, par conséquent des connaissances que nous avons acquises, leur donne une nouvelle utilité, augmente le sentiment de la richesse des possessions de notre mémoire ou de notre érudition. M. de Charlus se félicitait qu'un préjugé analogue au sien, en empêchant ces quelques grandes dames de frayer avec des femmes d'un sang moins pur, les offrît à son culte intactes dans leur noblesse inaltérée, comme telle façade du XVIIIe siècle soutenue par ses colonnes plates de marbre rose et à laquelle les temps nouveaux n'ont rien changé.
M. de Charlus célébrait la véritable noblesse d'esprit et de coeur de ces femmes, jouant ainsi sur le mot par une équivoque qui le trompait lui-même et où résidait le mensonge de cette conception bâtarde, de cet ambigu d'aristocratie, de générosité et d'art, mais aussi sa séduction, dangereuse pour des êtres comme ma grand-mère à qui le préjugé plus grossier mais plus innocent d'un noble qui ne regarde qu'aux quartiers et ne se soucie pas du reste, eût semblé trop ridicule, mais qui était sans défense dès que quelque chose se présentait sous les dehors d'une supériorité spirituelle, au point qu'elle trouvait les princes enviables par-dessus tous les hommes parce qu'ils purent avoir un La Bruyère, un Fénelon comme précepteurs.
Devant le Grand-Hôtel, les trois Guermantes nous quittèrent ; ils allaient déjeuner chez la princesse de Luxembourg. Au moment où ma grand-mère disait au revoir à Mme de Villeparisis et Saint-Loup à ma grand-mère, M. de Charlus, qui jusque-là ne m'avait pas adressé la parole, fit quelque pas en arrière et arrivé à côté de moi : « Je prendrai le thé ce soir après dîner dans l'appartement de ma tante Villeparisis, me dit-il. J'espère que vous me ferez le plaisir de venir avec madame votre grand-mère. » Et il rejoignit la marquise.
Quoique ce fût dimanche, il n'y avait pas plus de fiacres devant l'hôtel qu'au commencement de la saison. La femme du notaire en particulier trouvait que c'était faire bien des frais que de louer chaque fois une voiture pour ne pas aller chez les Cambremer, et elle se contentait de rester dans sa chambre.
« Est-ce que Mme Blandais est souffrante ? demandait-on au notaire, on ne l'a pas vue aujourd'hui.
— Elle a un peu mal à la tête, la chaleur, cet orage. Il lui suffit d'un rien ; mais je crois que vous la verrez ce soir. Je lui ai conseillé de descendre. Cela ne peut lui faire que du bien. »
J'avais pensé qu'en nous invitant ainsi chez sa tante, que je ne doutais pas qu'il eût prévenue, M. de Charlus eût voulu réparer l'impolitesse qu'il m'avait témoignée pendant la promenade du matin. Mais quand arrivé dans le salon de Mme de Villeparisis je voulus saluer le neveu de celle-ci, j'eus beau tourner autour de lui qui, d'une voix aiguë, racontait une histoire assez malveillante pour un de ses parents, je ne pus pas attraper son regard ; je me décidai à lui dire bonjour et assez fort, pour l'avertir de ma présence, mais je compris qu'il l'avait remarquée, car avant même qu'aucun mot ne fût sorti de mes lèvres, au moment où je m'inclinais, je vis ses deux doigts tendus pour que je les serrasse, sans qu'il eût tourné les yeux ou interrompu la conversation. Il m'avait évidemment vu, sans le laisser paraître, et je m'aperçus alors que ses yeux qui n'étaient jamais fixés sur l'interlocuteur, se promenaient perpétuellement dans toutes les directions, comme ceux de certains animaux effrayés, ou ceux de ces marchands en plein air qui, tandis qu'ils débitent leur boniment et exhibent leur marchandise illicite, scrutent, sans pourtant tourner la tête, les différents points de l'horizon par où pourrait venir la police. Cependant j'étais un peu étonné de voir que Mme de Villeparisis, heureuse de nous voir venir, ne semblait pas s'y être attendue, je le fus plus encore d'entendre M. de Charlus dire à ma grand-mère : « Ah ! c'est une très bonne idée que vous avez eue de venir, c'est charmant, n'est-ce pas, ma tante ? » Sans doute avait-il remarqué la surprise de celle-ci à notre entrée et pensait-il, en homme habitué à donner le ton, le la, qu'il lui suffirait pour changer cette surprise en joie d'indiquer qu'il en éprouvait lui-même, que c'était bien le sentiment que notre venue devait exciter. En quoi il calculait bien, car Mme de Villeparisis qui comptait fort son neveu et savait combien il était difficile de lui plaire, parut soudain avoir trouvé à ma grand-mère de nouvelles qualités et ne cessa de lui faire fête. Mais je ne pouvais comprendre que M. de Charlus eût oublié en quelques heures l'invitation si brève, mais en apparence si intentionnelle, si préméditée qu'il m'avait adressée le matin même et qu'il appelât « bonne idée » de ma grand-mère, une idée qui était toute de lui. Avec un scrupule de précision que je gardai jusqu'à l'âge où je compris que ce n'est pas en la lui demandant qu'on apprend la vérité sur l'intention qu'un homme a eue et que le risque d'un malentendu qui passera probablement inaperçu est moindre que celui d'une naïve insistance : « Mais, monsieur, lui dis-je, vous vous rappelez bien, n'est-ce pas, que c'est vous qui m'avez demandé que nous vinssions ce soir ? » Aucun mouvement, aucun son ne trahit que M. de Charlus eût entendu ma question. Ce que voyant je la répétai comme les diplomates ou ces jeunes gens brouillés qui mettent une bonne volonté inlassable et vaine à obtenir des éclaircissements que l'adversaire est décidé à ne pas donner. M. de Charlus ne me répondit pas davantage. Il me sembla voir flotter sur ses lèvres le sourire de ceux qui de très haut jugent les caractères et les éducations.
Puisqu'il refusait toute explication, j'essayai de m'en donner une, et je n'arrivai qu'à hésiter entre plusieurs dont aucune pouvait n'être la bonne. Peut-être ne se rappelait-il pas, ou peut-être c'était moi qui avais mal compris ce qu'il avait dit le matin… Plus probablement par orgueil ne voulait-il pas paraître avoir cherché à attirer des gens qu'il dédaignait, et préférait-il rejeter sur eux l'initiative de leur venue. Mais alors, s'il nous dédaignait, pourquoi avait-il tenu à ce que nous vinssions, ou plutôt à ce que ma grand-mère vînt, car de nous deux ce fut à elle seule qu'il adressa la parole pendant cette soirée et pas une seule fois à moi. Causant avec la plus grande animation avec elle ainsi qu'avec Mme de Villeparisis, caché en quelque sorte derrière elles, comme il eût été au fond d'une loge, il se contentait seulement, détournant par moments le regard investigateur de ses yeux pénétrants, de l'attacher sur ma figure, avec le même sérieux, le même air de préoccupation, que si elle eût été un manuscrit difficile à déchiffrer.
Sans doute s'il n'y avait pas eu ces yeux, le visage de M. de Charlus était semblable à celui de beaucoup de beaux hommes. Et quand Saint-Loup en me parlant d'autres Guermantes me dit plus tard : « Dame, ils n'ont pas cet air de race, de grand seigneur jusqu'au bout des ongles qu'a mon oncle Palamède », en confirmant que l'air de race et la distinction aristocratiques n'étaient rien de mystérieux et de nouveau, mais consistaient en des éléments que j'avais reconnus sans difficulté et sans éprouver d'impression particulière, je devais sentir se dissiper une de mes illusions. Mais ce visage, auquel une légère couche de poudre donnait un peu l'aspect d'un visage de théâtre, M. de Charlus avait beau en fermer hermétiquement l'expression, les yeux étaient comme une lézarde, comme une meurtrière que seule il n'avait pu boucher et par laquelle, selon le point où on était placé par rapport à lui, on se sentait brusquement croisé du reflet de quelque engin intérieur qui semblait n'avoir rien de rassurant, même pour celui qui, sans en être absolument maître, le portait en soi, à l'état d'équilibre instable et toujours sur le point d'éclater ; et l'expression circonspecte et incessamment inquiète de ces yeux, avec toute la fatigue qui, autour d'eux, jusqu'à un cerne descendu très bas, en résultait pour le visage, si bien composé et arrangé qu'il fût, faisait penser à quelque incognito, à quelque déguisement d'un homme puissant en danger, ou seulement d'un individu dangereux, mais tragique. J'aurais voulu deviner quel était ce secret que ne portaient pas en eux les autres hommes et qui m'avait déjà rendu si énigmatique le regard de M. de Charlus quand je l'avais vu le matin près du casino. Mais avec ce que je savais maintenant de sa parenté, je ne pouvais plus croire ni que ce fût celui d'un voleur, ni d'après ce que j'entendais de sa conversation, que ce fût celui d'un fou. S'il était si froid avec moi, alors qu'il était tellement aimable avec ma grand-mère, cela ne tenait peut-être pas à une antipathie personnelle, car d'une manière générale, autant il était bienveillant pour les femmes, des défauts de qui il parlait sans se départir, habituellement, d'une grande indulgence, autant il avait à l'égard des hommes, et particulièrement des jeunes gens, une haine d'une violence qui rappelait celle de certains misogynes pour les femmes. De deux ou trois « gigolos » qui étaient de la famille ou de l'intimité de Saint-Loup et dont celui-ci cita par hasard le nom, M. de Charlus dit avec une expression presque féroce qui tranchait sur sa froideur habituelle : « Ce sont de petites canailles. » Je compris que ce qu'il reprochait surtout aux jeunes gens d'aujourd'hui, c'était d'être trop efféminés. « Ce sont de vraies femmes », disait-il avec mépris. Mais quelle vie n'eût pas semblé efféminée auprès de celle qu'il voulait que menât un homme et qu'il ne trouvait jamais assez énergique et virile ? (Lui-même dans ses voyages à pied, après des heures de course, se jetait brûlant dans des rivières glacées.) Il n'admettait même pas qu'un homme portât une seule bague. Mais ce parti pris de virilité ne l'empêchait pas d'avoir des qualités de sensibilité des plus fines. À Mme de Villeparisis qui le priait de décrire pour ma grand-mère un château où avait séjourné Mme de Sévigné, ajoutant qu'elle voyait un peu de littérature dans ce désespoir d'être séparée de cette ennuyeuse Mme de Grignan :
« Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C'était du reste une époque où ces sentiments-là étaient bien compris. L'habitant du Monomotapa de La Fontaine courant chez son ami qui lui est apparu un peu triste pendant son sommeil, le pigeon trouvant que le plus grand des maux est l'absence de l'autre pigeon, vous semblent peut-être, ma tante, aussi exagérés que Mme de Sévigné ne pouvant pas attendre le moment où elle sera seule avec sa fille. C'est si beau ce qu'elle dit quand elle la quitte : “Cette séparation me fait une douleur à l'âme, que je sens comme un mal du corps. Dans l'absence on est libéral des heures. On avance dans un temps auquel on aspire” ». Ma grand-mère était ravie d'entendre parler de ces Lettres exactement de la façon qu'elle eût fait. Elle s'étonnait qu'un homme pût les comprendre si bien. Elle trouvait à M. de Charlus des délicatesses, une sensibilité féminines. Nous nous dîmes plus tard quand nous fûmes seuls et parlâmes tous les deux de lui, qu'il avait dû subir l'influence profonde d'une femme, sa mère, ou plus tard sa fille s'il avait des enfants. Moi je pensai : « Une maîtresse », en me reportant à l'influence que celle de Saint-Loup me semblait avoir eue sur lui et qui me permettait de me rendre compte à quel point les femmes avec lesquelles ils vivent affinent les hommes.
« Une fois près de sa fille elle n'avait probablement rien à lui dire, répondit Mme de Villeparisis.
— Certainement si ; fût-ce de ce qu'elle appelait “choses si légères qu'il n'y a que vous et moi qui les remarquions”. Et en tout cas, elle était près d'elle. Et La Bruyère nous dit que c'est tout : “Être près des gens qu'on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est égal”. Il a raison ; c'est le seul bonheur, ajouta M. de Charlus d'une voix mélancolique ; et ce bonheur-là, hélas, la vie est si mal arrangée qu'on le goûte bien rarement ; Mme de Sévigné a été en somme moins à plaindre que d'autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès de ce qu'elle aimait.
— Tu oublies que ce n'était pas de l'amour, c'était de sa fille qu'il s'agissait.
— Mais l'important dans la vie n'est pas ce qu'on aime », reprit-il d'un ton compétent, péremptoire et presque tranchant, « c'est d'aimer. Ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille peut prétendre beaucoup plus justement ressembler à la passion que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans Phèdre, que les banales relations que le jeune Sévigné avait avec ses maîtresses. De même l'amour de tel mystique pour son Dieu. Les démarcations trop étroites que nous traçons autour de l'amour viennent seulement de notre grande ignorance de la vie.
— Tu aimes beaucoup Andromaque et Phèdre ? demanda Saint-Loup à son oncle, sur un ton légèrement dédaigneux.
— Il y a plus de vérité dans une tragédie de Racine que dans tous les drames de M. Victor Hugo, répondit M. de Charlus.
— C'est tout de même effrayant, le monde, me dit Saint-Loup à l'oreille. Préférer Racine à Victor, c'est quand même quelque chose d'énorme ! » Il était sincèrement attristé des paroles de son oncle, mais le plaisir de dire « quand même » et surtout « énorme » le consolait.
Dans ces réflexions sur la tristesse qu'il y a à vivre loin de ce qu'on aime (qui devaient amener ma grand-mère à me dire que le neveu de Mme de Villeparisis comprenait autrement bien certaines oeuvres que sa tante, et surtout avait quelque chose qui le mettait bien au-dessus de la plupart des gens de club), M. de Charlus ne laissait pas seulement paraître une finesse de sentiment que montrent en effet rarement les hommes ; sa voix elle-même, pareille à certaines voix de contralto en qui on n'a pas assez cultivé le médium et dont le chant semble le duo alterné d'un jeune homme et d'une femme, se posait au moment où il exprimait ces pensées si délicates, sur des notes hautes, prenait une douceur imprévue et semblait contenir des choeurs de fiancées, de soeurs, qui répandaient leur tendresse. Mais la nichée de jeunes filles que M. de Charlus, avec son horreur de tout efféminement, aurait été si navré d'avoir l'air d'abriter ainsi dans sa voix, ne s'y bornait pas à l'interprétation, à la modulation des morceaux de sentiment. Souvent, tandis que causait M. de Charlus, on entendait leur rire aigu et frais de pensionnaires ou de coquettes ajuster leur prochain avec des malices de bonnes langues et de fines mouches.
Il raconta qu'une demeure qui avait appartenu à sa famille, où Marie-Antoinette avait couché, dont le parc était de Le Nôtre, appartenait maintenant aux riches financiers Israël, qui l'avaient achetée. « Israël, du moins c'est le nom que portent ces gens, qui me semble un terme générique, ethnique, plutôt qu'un nom propre. On ne sait pas, peut-être que ce genre de personnes ne portent pas de noms et sont seulement désignées par la collectivité à laquelle elles appartiennent. Cela ne fait rien ! Avoir été la demeure des Guermantes et appartenir aux Israël ! ! ! s'écria-t-il. Cela fait penser à cette chambre du château de Blois où le gardien qui le faisait visiter me dit : “C'est ici que Marie Stuart faisait sa prière ; et c'est là maintenant où ce que je mets mes balais.” Naturellement je ne veux rien savoir de cette demeure qui s'est déshonorée, pas plus que de ma cousine Clara de Chimay qui a quitté son mari. Mais je conserve la photographie de la première encore intacte, comme celle de la princesse quand ses grands yeux n'avaient de regards que pour mon cousin. La photographie acquiert un peu de la dignité qui lui manque quand elle cesse d'être une reproduction du réel et nous montre des choses qui n'existent plus. Je pourrai vous en donner une, puisque ce genre d'architecture vous intéresse », dit-il à ma grand-mère. À ce moment, apercevant que le mouchoir brodé qu'il avait dans sa poche laissait dépasser des lisérés de couleur, il le rentra vivement avec la mine effarouchée d'une femme pudibonde mais point innocente dissimulant des appas que, par un excès de scrupule, elle juge indécents. « Imaginez-vous, reprit-il, que ces gens ont commencé par détruire le parc de Le Nôtre, ce qui est aussi coupable que de lacérer un tableau de Poussin. Pour cela, ces Israël devraient être en prison. Il est vrai, ajouta-t-il en souriant après un moment de silence, qu'il y a sans doute tant d'autres choses pour lesquelles ils devraient y être ! En tous cas, vous vous imaginez l'effet que produit devant ces architectures un jardin anglais.
— Mais la maison est du même style que le Petit Trianon, dit Mme de Villeparisis, et Marie-Antoinette y a bien fait faire un jardin anglais.
— Qui dépare tout de même la façade de Gabriel, répondit M. de Charlus. Évidemment ce serait maintenant une sauvagerie que de détruire le Hameau. Mais quel que soit l'esprit du jour, je doute tout de même qu'à cet égard une fantaisie de Mme Israël ait le même prestige que le souvenir de la Reine. »
Cependant ma grand-mère m'avait fait signe de monter me coucher, malgré l'insistance de Saint-Loup qui, à ma grande honte, avait fait allusion devant M. de Charlus à la tristesse que j'éprouvais souvent le soir avant de m'endormir et que son oncle devait trouver quelque chose de bien peu viril. Je tardai encore quelques instants, puis m'en allai, et fus bien étonné quand un peu après, ayant entendu frapper à la porte de ma chambre et ayant demandé qui était là, j'entendis la voix de M. de Charlus qui disait d'un ton sec :
« C'est Charlus. Puis-je entrer, monsieur ? Monsieur, reprit-il du même ton une fois qu'il eut refermé la porte, mon neveu racontait tout à l'heure que vous étiez un peu ennuyé avant de vous endormir, et d'autre part que vous admiriez les livres de Bergotte. Comme j'en ai dans ma malle un que vous ne connaissez probablement pas, je vous l'apporte pour vous aider à passer ces moments où vous ne vous sentez pas heureux. »
Je remerciai M. de Charlus avec émotion et lui dis que j'avais au contraire eu peur que ce que Saint-Loup lui avait dit de mon malaise à l'approche de la nuit, m'eût fait paraître à ses yeux plus stupide encore que je n'étais.
« Mais non, répondit-il avec un accent plus doux. Vous n'avez peut-être pas de mérite personnel, si peu d'êtres en ont ! Mais, pour un temps du moins, vous avez la jeunesse et c'est toujours une séduction. D'ailleurs, monsieur, la plus grande des sottises, c'est de trouver ridicules ou blâmables les sentiments qu'on n'éprouve pas. J'aime la nuit et vous me dites que vous la redoutez ; j'aime sentir les roses et j'ai un ami à qui leur odeur donne la fièvre. Croyez-vous que je pense pour cela qu'il vaut moins que moi ? Je m'efforce de tout comprendre et je me garde de rien condamner. En somme, ne vous plaignez pas trop, je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas pénibles, je sais ce qu'on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas. Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans votre grand-mère. Vous la voyez beaucoup. Et puis c'est une tendresse permise, je veux dire une tendresse payée de retour. Il y en a tant dont on ne peut pas dire cela ! »
Il marchait de long en large dans la chambre, regardant un objet, en soulevant un autre. J'avais l'impression qu'il avait quelque chose à m'annoncer et ne trouvait pas en quels termes le faire.
« J'ai un autre volume de Bergotte ici, je vais vous le chercher », ajouta-t-il, et il sonna. Un groom vint au bout d'un moment. « Allez me chercher votre maître d'hôtel. Il n'y a que lui ici qui soit capable de faire une commission intelligemment, dit M. de Charlus avec hauteur. – Monsieur Aimé, monsieur ? demanda le groom. – Je ne sais pas son nom, mais si, je me rappelle que je l'ai entendu appeler Aimé. Allez vite, je suis pressé. – Il va être tout de suite ici, monsieur, je l'ai justement vu en bas », répondit le groom qui voulait avoir l'air au courant. Un certain temps se passa. Le groom revint. « Monsieur, M. Aimé est couché. Mais je peux faire la commission. – Non, vous n'avez qu'à le faire lever. – Monsieur, je ne peux pas, il ne couche pas là. – Alors, laissez-nous tranquilles. – Mais, monsieur, dis-je, le groom parti, vous êtes trop bon, un seul volume de Bergotte me suffira. – C'est ce qui me semble, après tout. » M. de Charlus marchait. Quelques minutes se passèrent ainsi, puis, après quelques instants d'hésitation et se reprenant à plusieurs fois, il pivota sur lui-même et de sa voix redevenue cinglante, il me jeta : « Bonsoir, monsieur » et partit. Après tous les sentiments élevés que je lui avais entendu exprimer ce soir-là, le lendemain qui était le jour de son départ, sur la plage, dans la matinée, au moment où j'allais prendre mon bain, comme M. de Charlus s'était approché de moi pour m'avertir que ma grand-mère m'attendait aussitôt que je serais sorti de l'eau, je fus bien étonné de l'entendre me dire, en me pinçant le cou, avec une familiarité et un rire vulgaires :
« Mais on s'en fiche bien de sa vieille grand-mère, hein ? petite fripouille !
— Comment, monsieur, je l'adore !
— Monsieur, me dit-il en s'éloignant d'un pas, et avec un air glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour apprendre deux choses : la première c'est de vous abstenir d'exprimer des sentiments trop naturels pour n'être pas sous-entendus ; la seconde c'est de ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu'on vous dit avant d'avoir pénétré leur signification. Si vous aviez pris cette précaution, il y a un instant, vous vous seriez évité d'avoir l'air de parler à tort et à travers comme un sourd et d'ajouter par là un second ridicule à celui d'avoir des ancres brodées sur votre costume de bain. Je vous ai prêté un livre de Bergotte dont j'ai besoin. Faites-le moi rapporter dans une heure par ce maître d'hôtel au prénom risible et mal porté, qui je suppose, n'est pas couché à cette heure-ci. Vous me faites apercevoir que je vous ai parlé trop tôt hier soir des séductions de la jeunesse, je vous aurais rendu meilleur service en vous signalant son étourderie, ses inconséquences et son incompréhension. J'espère, monsieur, que cette petite douche ne vous sera pas moins salutaire que votre bain. Mais ne restez pas ainsi immobile, car vous pourriez prendre froid. Bonsoir, monsieur. »
Sans doute eut-il regret de ces paroles, car quelque temps après je reçus – dans une reliure de maroquin sur le plat de laquelle avait été encastrée une plaque de cuir incisé qui représentait en demi-relief une branche de myosotis – le livre qu'il m'avait prêté et que je lui avais fait remettre non par Aimé qui se trouvait « de sortie », mais par le liftier.
Une fois M. de Charlus parti, nous pûmes enfin, Robert et moi, aller dîner chez Bloch. Or je compris pendant cette petite fête que les histoires trop facilement trouvées drôles par notre camarade étaient des histoires de M. Bloch père, et que l'homme « tout à fait curieux » était toujours un de ses amis qu'il jugeait de cette façon. Il y a un certain nombre de gens qu'on admire dans son enfance, un père plus spirituel que le reste de la famille, un professeur qui bénéficie à nos yeux de la métaphysique qu'il nous révèle, un camarade plus avancé que nous (ce que Bloch avait été pour moi) qui méprise le Musset de « L'Espoir en Dieu » quand nous l'aimons encore, et quand nous en serons venus au père Leconte ou à Claudel, ne s'extasiera plus que sur
À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Vous étiez, vous étiez bien aise…
en y ajoutant :
Padoue est un fort bel endroit
Où de très grands docteurs en droit…
Mais j'aime mieux la polenta…
… Passe dans son domino noir
La Toppatelle.
et de toutes les « Nuits » ne retient que :
Au Havre, devant l'Atlantique,
À Venise, à l'affreux Lido,
Où vient sur l'herbe d'un tombeau
Mourir la pâle Adriatique
Or, de quelqu'un qu'on admire de confiance, on recueille, on cite avec admiration, des choses très inférieures à celles que livré à son propre génie on refuserait avec sévérité, de même qu'un écrivain utilise dans un roman, sous prétexte qu'ils sont vrais, des « mots », des personnages qui dans l'ensemble vivant font au contraire poids mort, partie médiocre. Les portraits de Saint-Simon, écrits par lui sans qu'il s'admire sans doute, sont admirables, les traits qu'il cite comme charmants de gens d'esprit qu'il a connus, sont restés médiocres ou devenus incompréhensibles. Il eût dédaigné d'inventer ce qu'il rapporte comme si fin ou si coloré de Mme Cornuel ou de Louis XIV, fait qui du reste est à noter chez bien d'autres et comporte diverses interprétations dont il suffit en ce moment de retenir celle-ci : c'est que dans l'état d'esprit où l'on « observe » on est très au-dessous du niveau où l'on se trouve quand on crée.
Il y avait donc enclavé en mon camarade Bloch, un père Bloch qui retardait de quarante ans sur son fils, débitait des anecdotes saugrenues et en riait autant, au fond de mon ami, que ne faisait le père Bloch extérieur et véritable, puisque au rire que ce dernier lâchait non sans répéter deux ou trois fois le dernier mot pour que son public goûtât bien l'histoire, s'ajoutait le rire bruyant par lequel le fils ne manquait pas à table de saluer les histoires de son père. C'est ainsi qu'après avoir dit les choses les plus intelligentes, Bloch jeune, manifestant l'apport qu'il avait reçu de sa famille, nous racontait pour la trentième fois quelques-uns des mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu'un qu'il valait la peine d'éblouir : un de ses professeurs, un « copain » qui avait tous les prix, ou, ce soir-là, Saint-Loup et moi. Par exemple : « Un critique militaire très fort, qui avait savamment déduit avec preuves à l'appui pour quelles raisons infaillibles, dans la guerre russo-japonaise, les Japonais seraient battus et les Russes vainqueurs » ou bien : « C'est un homme éminent qui passe pour un grand financier dans les milieux politiques et pour un grand politique dans les milieux financiers. » Ces histoires étaient interchangeables avec une du baron de Rothschild et une de sir Rufus Israël, personnages mis en scène d'une manière équivoque qui pouvait donner à entendre que M. Bloch les avait personnellement connus.
J'y fus moi-même pris et, à la manière dont M. Bloch père parla de Bergotte, je crus aussi que c'était un de ses vieux amis. Or, tous les gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait que « sans les connaître », pour les avoir vus de loin au théâtre, sur les boulevards. Il s'imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne leur étaient pas inconnus et qu'en l'apercevant, ils étaient souvent obligés de retenir une furtive envie de le saluer. Les gens du monde, parce qu'ils connaissent les gens de talent, d'original, qu'ils les reçoivent à dîner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand on a un peu vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait trop souhaiter de vivre, trop supposer d'intelligence, dans les milieux obscurs où l'on ne connaît que « sans connaître ». J'allais m'en rendre compte en parlant de Bergotte. M. Bloch n'était pas le seul qui eût des succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprès de ses soeurs qu'il ne cessait d'interpeller sur un ton bougon, en enfonçant sa tête dans son assiette ; il les faisait ainsi rire aux larmes. Elles avaient d'ailleurs adopté la langue de leur frère qu'elles parlaient couramment, comme si elle eût été obligatoire et la seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous arrivâmes, l'aînée dit à une de ses cadettes : « Va prévenir notre père prudent et notre mère vénérable. – Chiennes, leur dit Bloch, je vous présente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides, qui est venu pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre polie, féconde en chevaux. » Comme il était aussi vulgaire que lettré, le discours se terminait d'habitude par quelque plaisanterie moins homérique : « Voyons, fermez un peu plus vos peplos aux belles agrafes, qu'est-ce que c'est que ce chichi-là ? Après tout c'est pas mon père ! » Et les demoiselles Bloch s'écroulaient dans une tempête de rires. Je dis à leur frère combien de joies il m'avait données en me recommandant la lecture de Bergotte dont j'avais adoré les livres.
M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manière tout aussi indirecte de prendre connaissance de ses oeuvres, à l'aide de jugements d'apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu près, où l'on salue dans le vide, où l'on juge dans le faux. L'inexactitude, l'incompétence, n'y diminuent pas l'assurance, au contraire. C'est le miracle bienfaisant de l'amour-propre que, peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l'optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l'occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu'il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l'amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l'envie est là pour combler la différence. Il est vrai que si l'envie s'exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire : « Je ne veux pas le connaître » par « je ne peux pas le connaître ». C'est le sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien : « Je ne veux pas le connaître. » On sait que cela n'est pas vrai, mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce qu'on éprouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la distance, c'est-à-dire pour le bonheur.
L'égocentrisme permettant de la sorte à chaque humain de voir l'univers étagé au-dessous de lui qui est roi, M. Bloch se donnait le luxe d'en être un impitoyable quand le matin en prenant son chocolat, voyant la signature de Bergotte au bas d'un article dans le journal à peine entrouvert, il lui accordait dédaigneusement une audience écourtée, prononçait sa sentence, et s'octroyait le confortable plaisir de répéter entre chaque gorgée du breuvage bouillant : « Ce Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être embêtant. C'est à se désabonner. Comme c'est emberlificoté ! Quelle tartine ! » Et il reprenait une beurrée.
Cette importance illusoire, de M. Bloch père était d'ailleurs étendue un peu au-delà du cercle de sa propre perception. D'abord ses enfants le considéraient comme un homme supérieur. Les enfants ont toujours une tendance soit à déprécier, soit à exalter leurs parents, et pour un bon fils, son père est toujours le meilleur des pères, en dehors même de toutes raisons objectives de l'admirer. Or celles-ci ne manquaient pas absolument pour M. Bloch, lequel était instruit, fin, affectueux pour les siens. Dans la famille la plus proche, on se plaisait d'autant plus avec lui que si, dans la « société », on juge les gens d'après un étalon d'ailleurs absurde et selon des règles fausses mais fixes, par comparaison avec la totalité des autres gens élégants, en revanche dans le morcellement de la vie bourgeoise, les dîners, les soirées de famille tournent autour de personnes qu'on déclare agréables, amusantes, et qui dans le monde ne tiendraient pas l'affiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu où les grandeurs factices de l'aristocratie n'existent pas, on les remplace par des distinctions plus folles encore. C'est ainsi que pour sa famille et jusqu'à un degré de parenté fort éloigné, une prétendue ressemblance dans la façon de porter la moustache et dans le haut du nez faisait qu'on appelait M. Bloch un « faux duc d'Aumale ». (Dans le monde des « chasseurs » de cercle, l'un qui porte sa casquette de travers et sa vareuse très serrée de manière à se donner l'air, croit-il, d'un officier étranger, n'est-il pas une manière de personnage pour ses camarades ?)
La ressemblance était des plus vagues mais on eût dit que ce fût un titre. On répétait : « Bloch ? lequel ? le duc d'Aumale ? » Comme on dit : « La princesse Murat ? laquelle ? la Reine de (Naples) ? »
Un certain nombre d'autres infimes indices achevaient de lui donner aux yeux du cousinage une prétendue distinction. N'allant pas jusqu'à avoir une voiture, M. Bloch louait à certains jours une victoria découverte à deux chevaux de la Compagnie et traversait le bois de Boulogne, mollement étendu de travers, deux doigts sur la tempe, deux autres sous le menton, et si les gens qui ne le connaissaient pas le trouvaient à cause de cela « faiseur d'embarras », on était persuadé dans la famille que pour le chic, l'oncle Salomon aurait pu en remontrer à Gramont-Caderousse. Il était de ces personnes qui quand elles meurent et à cause d'une table commune avec le rédacteur en chef de cette feuille dans un restaurant des boulevards, sont qualifiées de « physionomie bien connue des Parisiens », par la chronique mondaine du Radical. M. Bloch nous dit à Saint-Loup et à moi que Bergotte savait si bien pourquoi lui, M. Bloch, ne le saluait pas, que dès qu'il l'apercevait au théâtre ou au cercle, il fuyait son regard. Saint-Loup rougit, car il réfléchit que ce cercle ne pouvait pas être le Jockey dont son père avait été président. D'autre part ce devait être un cercle relativement fermé, car M. Bloch avait dit que Bergotte n'y serait plus reçu aujourd'hui. Aussi est-ce en tremblant de « sous-estimer l'adversaire » que Saint-Loup demanda si ce cercle était le cercle de la rue Royale, lequel était jugé « déclassant » par la famille de Saint-Loup et où il savait qu'étaient reçus certains Israëlites. « Non, répondit M. Bloch d'un air négligent, fier et honteux, c'est un petit cercle, mais beaucoup plus agréable, le Cercle des Ganaches. On y juge sévèrement la galerie. – Est-ce que sir Rufus Israël n'en est pas président ? » demanda Bloch fils à son père, pour lui fournir l'occasion d'un mensonge honorable et sans se douter que ce financier n'avait pas le même prestige aux yeux de Saint-Loup qu'aux siens. En réalité, il y avait au Cercle des Ganaches non point sir Rufus Israël, mais un de ses employés. Mais comme il était fort bien avec son patron, il avait à sa disposition des cartes du grand financier, et en donnait une à M. Bloch quand celui-ci partait en voyage sur une ligne dont sir Rufus était administrateur, ce qui faisait dire au père Bloch : « Je vais passer au cercle demander une recommandation de sir Rufus. » Et la carte lui permettait d'éblouir les chefs de train. Les demoiselles Bloch furent plus intéressées par Bergotte et revenant à lui au lieu de poursuivre sur les « Ganaches », la cadette demanda à son frère du ton le plus sérieux du monde car elle croyait qu'il n'existait pas au monde pour désigner les gens de talent d'autres expressions que celles qu'il employait : « Est-ce un coco vraiment étonnant, ce Bergotte ? Est-il de la catégorie des grands bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle ? – Je l'ai rencontré à plusieurs générales, dit M. Nissim Bernard. Il est gauche, c'est une espèce de Schlemihl. » Cette allusion au conte de Chamisso n'avait rien de bien grave, mais l'épithète de Schlemihl faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif dont l'emploi ravissait M. Bloch dans l'intimité, mais qu'il trouvait vulgaire et déplacé devant des étrangers. Aussi jeta-t-il un regard sévère sur son oncle. « Il a du talent, dit Bloch. – Ah ! fit gravement sa soeur comme pour dire que dans ces conditions j'étais excusable. – Tous les écrivains ont du talent, dit avec mépris M. Bloch père. – Il paraît même », dit son fils en levant sa fourchette et en plissant ses yeux d'un air diaboliquement ironique, « qu'il va se présenter à l'Académie. – Allons donc ! il n'a pas un bagage suffisant », répondit M. Bloch le père qui ne semblait pas avoir pour l'Académie le mépris de son fils et de ses filles. « Il n'a pas le calibre nécessaire. – D'ailleurs l'Académie est un salon et Bergotte ne jouit d'aucune surface », déclara l'oncle à héritage de Mme Bloch, personnage inoffensif et doux dont le nom de Bernard eût peut-être à lui seul éveillé les dons de diagnostic de mon grand-père, mais eût paru insuffisamment en harmonie avec un visage qui semblait rapporté du palais de Darius et reconstitué par Mme Dieulafoy, si choisi par quelque amateur désireux de donner un couronnement oriental à cette figure de Suse, ce prénom de Nissim n'avait fait planer au-dessus d'elle les ailes de quelque taureau androcéphale de Khorsabad. Mais M. Bloch ne cessait d'insulter son oncle, soit qu'il fût excité par la bonhomie sans défense de son souffre-douleur soit que la villa étant payée par M. Nissim Bernard, le bénéficiaire voulût montrer qu'il gardait son indépendance et surtout qu'il ne cherchait pas par des cajoleries à s'assurer l'héritage à venir du richard. Celui-ci était surtout froissé qu'on le traitât si grossièrement devant le maître d'hôtel. Il murmura une phrase inintelligible où on distinguait seulement : « Quand les Meschorès sont là. » Meschorès désigne dans la Bible le serviteur de Dieu. Entre eux les Bloch s'en servaient pour désigner les domestiques et en étaient toujours égayés parce que leur certitude de n'être compris ni des chrétiens ni des domestiques eux-mêmes exaltait chez M. Nissim Bernard et M. Bloch leur double particularisme de « maîtres » et de « juifs ». Mais cette dernière cause de satisfaction en devenait une de mécontentement quand il y avait du monde. Alors M. Bloch entendant son oncle dire « Meschorès » trouvait qu'il laissait trop paraître son côté oriental, de même qu'une cocotte qui invite de ses amies avec des gens comme il faut, est irritée si elles font allusion à leur métier de cocotte ou emploient des mots malsonnants. Aussi, bien loin que la prière de son oncle produisit quelque effet sur M. Bloch, celui-ci, hors de lui, ne put plus se contenir. Il ne perdit plus une occasion d'invectiver le malheureux oncle. « Naturellement, quand il y a quelque bêtise prudhommesque à dire, on peut être sûr que vous ne la ratez pas. Vous seriez le premier à lui lécher les pieds s'il était là », cria M. Bloch tandis que M. Nissim Bernard attristé inclinait vers son assiette la barbe annelée du roi Sargon. Mon camarade, depuis qu'il portait la sienne qu'il avait aussi crépue et bleutée, ressemblait beaucoup à son grand-oncle. « Comment, vous êtes le fils du marquis de Marsantes ? mais je l'ai très bien connu », dit à Saint-Loup M. Nissim Bernard. Je crus qu'il voulait dire « connu » au sens où le père de Bloch disait qu'il connaissait Bergotte, c'est-à-dire de vue. Mais il ajouta : « Votre père était un de mes bons amis. » Cependant Bloch était devenu excessivement rouge, son père avait l'air profondément contrarié, les demoiselles Bloch riaient en s'étouffant. C'est que chez M. Nissim Bernard le goût de l'ostentation, contenu chez M. Bloch le père et chez ses enfants, avait engendré l'habitude du mensonge perpétuel. Par exemple, en voyage, à l'hôtel, M. Nissim Bernard, comme aurait pu faire M. Bloch le père, se faisait apporter tous ses journaux par son valet de chambre dans la salle à manger, au milieu du déjeuner, quand tout le monde était réuni pour qu'on vît bien qu'il voyageait avec un valet de chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans l'hôtel, l'oncle disait, ce que le neveu n'eût jamais fait, qu'il était sénateur. Il avait beau être certain qu'on apprendrait un jour que le titre était usurpé, il ne pouvait au moment même résister au besoin de se le donner. M. Bloch souffrait beaucoup des mensonges de son oncle et de tous les ennuis qu'ils lui causaient. « Ne faites pas attention, il est extrêmement blagueur », dit-il à mi-voix à Saint-Loup qui n'en fut que plus intéressé étant très curieux de la psychologie des menteurs. « Plus menteur encore que l'Ithakèsien Odysseus qu'Athénè appelait pourtant le plus menteur des hommes, compléta notre camarade Bloch. – Ah ! par exemple ! s'écria M. Nissim Bernard, si je m'attendais à dîner avec le fils de mon ami ! Mais j'ai à Paris chez moi, une photographie de votre père et combien de lettres de lui. Il m'appelait toujours “mon oncle”, on n'a jamais su pourquoi. C'était un homme charmant, étincelant. Je me rappelle un dîner chez moi, à Nice, où il y avait Sardou, Labiche, Augier… – Molière, Racine, Corneille, continua ironiquement M. Bloch le père, dont le fils acheva l'énumération en ajoutant : Plaute, Ménandre, Kalidasa. » M. Nissim Bernard, blessé, arrêta brusquement son récit et, se privant ascétiquement d'un grand plaisir, resta muet jusqu'à la fin du dîner.
« Saint-Loup au casque d'airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l'illustre sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin rouge. »
D'habitude, après avoir sorti de derrière les fagots pour un camarade de marque les histoires sur sir Rufus Israël et autres, M. Bloch sentant qu'il avait touché son fils jusqu'à l'attendrissement, se retirait pour ne pas se « galvauder » aux yeux du « potache ». Cependant s'il y avait une raison tout à fait capitale, comme quand son fils par exemple fut reçu à l'agrégation, M. Bloch ajoutait à la série habituelle des anecdotes cette réflexion ironique qu'il réservait plutôt pour ses amis personnels et que Bloch jeune fut extrêmement fier de voir débiter pour ses amis à lui : « Le gouvernement a été impardonnable. Il n'a pas consulté M. Coquelin ! M. Coquelin a fait savoir qu'il était mécontent. » (M. Bloch se piquait d'être réactionnaire et méprisant pour les gens de théâtre.)
Mais les demoiselles Bloch et leur frère rougirent jusqu'aux oreilles tant ils furent impressionnés quand Bloch père, pour se montrer royal jusqu'au bout envers les deux « labadens » de son fils, donna l'ordre d'apporter du champagne et annonça négligemment que pour nous « régaler », il avait fait prendre trois fauteuils pour la représentation qu'une troupe d'opéra-comique donnait le soir même au Casino. Il regrettait de n'avoir pu avoir de loge. Elles étaient toutes prises. D'ailleurs il les avait souvent expérimentées, on était mieux à l'orchestre. Seulement, si le défaut de son fils, c'est-à-dire ce que son fils croyait invisible aux autres, était la grossièreté, celui du père était l'avarice. Aussi, c'est dans une carafe qu'il fit servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux et sous celui de fauteuils d'orchestre il avait fait prendre des parterres qui coûtaient moitié moins, miraculeusement persuadé par l'intervention divine de son défaut que ni à table, ni au théâtre (où toutes les loges étaient vides) on ne s'apercevrait de la différence. Quand M. Bloch nous eût laissé tremper nos lèvres dans des coupes plates que son fils décorait du nom de « cratères aux flancs profondément creusés », il nous fit admirer un tableau qu'il aimait tant qu'il l'apportait avec lui à Balbec. Il nous dit que c'était un Rubens. Saint-Loup lui demanda naïvement s'il était signé. M. Bloch répondit en rougissant qu'il avait fait couper la signature à cause du cadre, ce qui n'avait pas d'importance, puisqu'il ne voulait pas le vendre. Puis il nous congédia rapidement pour se plonger dans le Journal officiel dont les numéros encombraient la maison et dont la lecture lui était rendue nécessaire, nous dit-il, « par sa situation parlementaire » sur la nature exacte de laquelle il ne nous fournit pas de lumières. « Je prends un foulard, nous dit Bloch, car Zéphyros et Boréas se disputent à qui mieux mieux la mer poissonneuse, et pour peu que nous nous attardions après le spectacle, nous ne rentrerons qu'aux premières lueurs d'Eôs aux doigts de pourpre. À propos », demanda-t-il à Saint-Loup quand nous fûmes dehors (et je tremblai car je compris bien vite que c'était de M. de Charlus que Bloch parlait sur ce ton ironique), « quel était cet excellent fantoche en costume sombre que je vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage ? – C'est mon oncle », répondit Saint-Loup piqué. Malheureusement, une « gaffe » était bien loin de paraître à Bloch chose à éviter. Il se tordit de rire : « Tous mes compliments, j'aurais dû le deviner, il a un excellent chic, et une impayable bobine de gaga de la plus haute lignée. – Vous vous trompez du tout au tout, il est très intelligent, riposta Saint-Loup furieux. – Je le regrette, car alors il est moins complet. J'aimerais du reste beaucoup le connaître car je suis sûr que j'écrirais des machines adéquates sur des bonshommes comme ça. Celui-là, à voir passer, est crevant. Mais je négligerais le côté caricatural, au fond assez méprisable pour un artiste épris de la beauté plastique des phrases, de la binette qui, excusez-moi, m'a fait gondoler un bon moment, et je mettrais en relief le côté aristocratique de votre oncle qui en somme fait un effet boeuf, et la première rigolade passée, frappe par un très grand style. Mais, dit-il, en s'adressant cette fois à moi, il y a une chose, dans un tout autre ordre d'idées, sur laquelle je veux t'interroger, et chaque fois que nous sommes ensemble, quelque dieu, bienheureux habitant de l'Olympe, me fait oublier totalement de te demander ce renseignement qui eût pu m'être déjà et me sera sûrement fort utile. Quelle est donc cette belle personne avec laquelle je t'ai rencontré au Jardin d'acclimatation et qui était accompagnée d'un monsieur que je crois connaître de vue et d'une jeune fille à la longue chevelure ? » J'avais bien vu que Mme Swann ne se rappelait pas le nom de Bloch, puisqu'elle m'en avait dit un autre et avait qualifié mon camarade d'attaché à un ministère où je n'avais jamais pensé depuis à m'informer s'il était entré. Mais comment Bloch qui, à ce qu'elle m'avait dit alors, s'était fait présenter à elle pouvait-il ignorer son nom ? J'étais si étonné que je restai un moment sans répondre. « En tous cas, tous mes compliments, me dit-il, tu n'as pas dû t'embêter avec elle. Je l'avais rencontrée quelques jours auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la sienne en faveur de ton serviteur, je n'ai jamais passé de si bons moments et nous allions prendre toutes dispositions pour nous revoir quand une personne qu'elle connaissait eut le mauvais goût de monter à l'avant-dernière station. » Le silence que je gardai ne parut pas plaire à Bloch. « J'espérais, me dit-il, connaître grâce à toi son adresse et aller goûter chez elle, plusieurs fois par semaine, les plaisirs d'Éros, cher aux dieux, mais je n'insiste pas puisque tu poses pour la discrétion à l'égard d'une professionnelle qui s'est donnée à moi trois fois de suite et de la manière la plus raffinée, entre Paris et le Point-du-Jour. Je la retrouverai bien, un soir ou l'autre. »
J'allai voir Bloch à la suite de ce dîner, il me rendit ma visite, mais j'étais sorti et il fut aperçu, me demandant, par Françoise, laquelle par hasard, bien qu'il fût venu à Combray, ne l'avait jamais vu jusque-là. De sorte qu'elle savait seulement qu'un « des Monsieur » que je connaissais était passé pour me voir, elle ignorait « à quel effet », vêtu d'une manière quelconque et qui ne lui avait pas fait grande impression. Or j'avais beau savoir que certaines idées sociales de Françoise me resteraient toujours impénétrables, qui reposaient peut-être en partie sur des confusions entre des mots, des noms qu'elle avait pris une fois, et à jamais, les uns pour les autres, je ne pus m'empêcher, moi qui avais depuis longtemps renoncé à me poser des questions dans ces cas-là, de chercher, vainement d'ailleurs, ce que le nom de Bloch pouvait représenter d'immense pour Françoise. Car à peine lui eus-je dit que ce jeune homme qu'elle avait aperçu était M. Bloch, elle recula de quelques pas, tant furent grandes sa stupeur et sa déception. « Comment, c'est cela, M. Bloch ! » s'écria-t-elle d'un air atterré, comme si un personnage aussi prestigieux eût dû posséder une apparence qui « fît connaître » immédiatement qu'on se trouvait en présence d'un grand de la terre, et à la façon de quelqu'un qui trouve qu'un personnage historique n'est pas à la hauteur de sa réputation, elle répétait, d'un ton impressionné et où on sentait pour l'avenir les germes d'un scepticisme universel : « Comment, c'est ça M. Bloch ! Ah ! vraiment on ne dirait pas à le voir. » Elle avait l'air de m'en garder rancune comme si je lui eusse jamais « surfait » Bloch. Et pourtant elle eut la bonté d'ajouter : « Hé bien, tout M. Bloch qu'il est, Monsieur peut dire qu'il est aussi bien que lui. »
Elle eut bientôt à l'égard de Saint-Loup qu'elle adorait une désillusion d'un autre genre, et d'une moindre durée : elle apprit qu'il était républicain. Or, bien qu'en parlant par exemple de la reine de Portugal, elle dît avec cet irrespect qui dans le peuple est le respect suprême « Amélie, la soeur à Philippe », Françoise était royaliste. Mais surtout un marquis, un marquis qui l'avait éblouie, et qui était pour la République, ne lui paraissait plus vrai. Elle en marquait la même mauvaise humeur que si je lui eusse donné une boîte qu'elle eût crue d'or, de laquelle elle m'eût remercié avec effusion et qu'ensuite un bijoutier lui eût révélé être en plaqué. Elle retira aussitôt son estime à Saint-Loup, mais bientôt après la lui rendit, ayant réfléchi qu'il ne pouvait pas, étant le marquis de Saint-Loup, être républicain, qu'il faisait seulement semblant, par intérêt, car avec le gouvernement qu'on avait, cela pouvait lui rapporter gros. De ce jour sa froideur envers lui, son dépit contre moi cessèrent. Et quand elle parlait de Saint-Loup, elle disait : « C'est un hypocrite », avec un large et bon sourire qui faisait bien comprendre qu'elle le « considérait » de nouveau autant qu'au premier jour et qu'elle lui avait pardonné.
Or la sincérité et le désintéressement de Saint-Loup étaient au contraire absolus et c'était cette grande pureté morale qui, ne pouvant se satisfaire entièrement dans un sentiment égoïste comme l'amour, ne rencontrant pas d'autre part en lui l'impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre part qu'en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi incapable, d'amitié.
Françoise ne se trompait pas moins sur Saint-Loup quand elle disait qu'il avait l'air comme ça de ne pas dédaigner le peuple, mais que ce n'était pas vrai, et qu'il n'y avait qu'à le voir quand il était en colère après son cocher. Il était arrivé en effet quelquefois à Robert de le gronder avec une certaine rudesse, qui prouvait chez lui moins le sentiment de la différence que de l'égalité entre les classes. « Mais », me dit-il en réponse aux reproches que je lui faisais d'avoir traité un peu durement ce cocher, « pourquoi affecterais-je de lui parler poliment ? N'est-il pas mon égal ? N'est-il pas aussi près de moi que mes oncles ou mes cousins ? Vous avez l'air de trouver que je devrais le traiter avec égards, comme un inférieur ! Vous parlez comme un aristocrate », ajouta-t-il avec dédain.
En effet, s'il y avait une classe contre laquelle il eût de la prévention et de la partialité, c'était l'aristocratie, et jusqu'à croire aussi difficilement à la supériorité d'un homme du monde, qu'il croyait facilement à celle d'un homme du peuple. Comme je lui parlais de la princesse de Luxembourg que j'avais rencontrée avec sa tante :
« Une carpe, me dit-il, comme toutes ses pareilles. C'est d'ailleurs un peu ma cousine. »
Ayant un préjugé contre les gens qui le fréquentaient, il allait rarement dans le monde et l'attitude méprisante ou hostile qu'il y prenait augmentait encore chez tous ses proches parents le chagrin de sa liaison avec une femme « de théâtre », liaison qu'ils accusaient de lui être fatale et notamment d'avoir développé chez lui cet esprit de dénigrement, ce mauvais esprit, de l'avoir « dévoyé », en attendant qu'il se « déclassât » complètement. Aussi, bien des hommes légers du faubourg Saint-Germain étaient-ils sans pitié quand ils parlaient de la maîtresse de Robert. « Les grues font leur métier, disait-on, elles valent autant que d'autres ; mais celle-là, non ! Nous ne lui pardonnerons pas ! Elle a fait trop de mal à quelqu'un que nous aimons. » Certes, il n'était pas le premier qui eût un fil à la patte. Mais les autres s'amusaient en hommes du monde, continuaient à penser en hommes du monde sur la politique, sur tout. Lui, sa famille le trouvait « aigri ». Elle ne se rendait pas compte que pour bien des jeunes gens du monde, lesquels sans cela resteraient incultes d'esprit, rudes dans leurs amitiés, sans douceur et sans goût, c'est bien souvent leur maîtresse qui est leur vrai maître et les liaisons de ce genre, la seule école de morale où ils soient initiés à une culture supérieure, où ils apprennent le prix des connaissances désintéressées. Même dans le bas peuple (qui au point de vue de la grossièreté ressemble si souvent au grand monde), la femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de certaines délicatesses, respecte certaines beautés de sentiment et d'art que, ne les comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui semblait le plus désirable à l'homme, l'argent, la situation. Or, qu'il s'agisse de la maîtresse d'un jeune clubman comme Saint-Loup ou d'un jeune ouvrier (les électriciens par exemple comptent aujourd'hui dans les rangs de la Chevalerie véritable), son amant a pour elle trop d'admiration et de respect pour ne pas les étendre à ce qu'elle-même respecte et admire ; et pour lui l'échelle des valeurs s'en trouve renversée. À cause de son sexe même elle est faible, elle a des troubles nerveux, inexplicables, qui chez un homme, et même chez une autre femme, chez une femme dont il est neveu ou cousin auraient fait sourire ce jeune homme robuste. Mais il ne peut voir souffrir celle qu'il aime. Le jeune noble qui comme Saint-Loup a une maîtresse, prend l'habitude quand il va dîner avec elle au cabaret d'avoir dans sa poche le valérianate dont elle peut avoir besoin, d'enjoindre au garçon, avec force et sans ironie, de faire attention à fermer les portes sans bruit, à ne pas mettre de mousse humide sur la table, afin d'éviter à son amie ces malaises que pour sa part il n'a jamais ressentis, qui composent pour lui un monde occulte à la réalité duquel elle lui a appris à croire, malaises qu'il plaint maintenant sans avoir besoin pour cela de les connaître, qu'il plaindra même quand ce sera d'autres qu'elle qui les ressentiront. La maîtresse de Saint-Loup – comme les premiers moines du Moyen Âge, à la chrétienté – lui avait enseigné la pitié envers les animaux car elle en avait la passion, ne se déplaçant jamais sans son chien, ses serins, ses perroquets ; Saint-Loup veillait sur eux avec des soins maternels et traitait de brutes les gens qui ne sont pas bons avec les bêtes. D'autre part, une actrice, ou soi-disant telle, comme celle qui vivait avec lui – qu'elle fût intelligente ou non, ce que j'ignorais – en lui faisant trouver ennuyeuse la société des femmes du monde et considérer comme une corvée l'obligation d'aller dans une soirée, l'avait préservé du snobisme et guéri de la frivolité. Si grâce à elle les relations mondaines tenaient moins de place dans la vie de son jeune amant, en revanche tandis que s'il avait été un simple homme de salon, la vanité ou l'intérêt auraient dirigé ses amitiés comme la rudesse les aurait empreintes, sa maîtresse lui avait appris à y mettre de la noblesse et du raffinement. Avec son instinct de femme et appréciant plus chez les hommes certaines qualités de sensibilité que son amant eût peut-être sans elle méconnues ou plaisantées, elle avait toujours vite fait de distinguer entre les autres celui des amis de Saint-Loup qui avait pour lui une affection vraie, et de le préférer. Elle savait le forcer à éprouver pour celui-là de la reconnaissance, à la lui témoigner, à remarquer les choses qui lui faisaient plaisir, celles qui lui faisaient de la peine. Et bientôt Saint-Loup, sans plus avoir besoin qu'elle l'avertît, commença à se soucier de tout cela, et à Balbec où elle n'était pas, pour moi qu'elle n'avait jamais vu et dont il ne lui avait même peut-être pas encore parlé dans ses lettres, de lui-même il fermait la fenêtre d'une voiture où j'étais, emportait les fleurs qui me faisaient mal, et quand il eut à dire au revoir à la fois à plusieurs personnes, à son départ s'arrangea à les quitter un peu plus tôt afin de rester seul et en dernier avec moi, de mettre cette différence entre elles et moi, de me traiter autrement que les autres. Sa maîtresse avait ouvert son esprit à l'invisible, elle avait mis du sérieux dans sa vie, des délicatesses dans son coeur, mais tout cela échappait à la famille en larmes qui répétait : « Cette gueuse le tuera, et en attendant elle le déshonore. » Il est vrai qu'il avait fini de tirer d'elle tout le bien qu'elle pouvait lui faire ; et maintenant elle était cause seulement qu'il souffrait sans cesse, car elle l'avait pris en horreur et le torturait. Elle avait commencé un beau jour à le trouver bête et ridicule, parce que les amis qu'elle avait parmi de jeunes auteurs et acteurs lui avaient assuré qu'il l'était, et elle répétait à son tour ce qu'ils avaient dit avec cette passion, cette absence de réserves qu'on montre chaque fois qu'on reçoit du dehors et qu'on adopte des opinions ou des usages qu'on ignorait entièrement. Elle professait volontiers, comme ces comédiens, qu'entre elle et Saint-Loup le fossé était infranchissable, parce qu'ils étaient d'une autre race, qu'elle était une intellectuelle et que lui, quoi qu'il prétendît, était, de naissance, un ennemi de l'intelligence. Cette vue lui semblait profonde et elle en cherchait la vérification dans les paroles les plus insignifiantes, les moindres gestes de son amant. Mais quand les mêmes amis l'eurent en outre convaincue qu'elle détruisait dans une compagnie aussi peu faite pour elle les grandes espérances qu'elle avait, disaient-ils, données, que son amant finirait par déteindre sur elle, qu'à vivre avec lui elle gâchait son avenir d'artiste, à son mépris pour Saint-Loup s'ajouta la même haine que s'il s'était obstiné à vouloir lui inoculer une maladie mortelle. Elle le voyait le moins possible tout en reculant encore le moment d'une rupture définitive, laquelle me paraissait à moi bien peu vraisemblable. Saint-Loup faisait pour elle de tels sacrifices que, à moins qu'elle fût ravissante (mais il n'avait jamais voulu me montrer sa photographie, me disant : « D'abord ce n'est pas une beauté, et puis elle vient mal en photographie, ce sont des instantanés que j'ai faits moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse idée d'elle »), il semblait difficile qu'elle trouvât un second homme qui en consentît de semblables. Je ne songeais pas qu'une certaine toquade de se faire un nom, même quand on n'a pas de talent, que l'estime, rien que l'estime privée, de personnes qui vous imposent, peuvent (ce n'était peut-être du reste pas le cas pour la maîtresse de Saint-Loup) être même pour une petite cocotte, des motifs plus déterminants que le plaisir de gagner de l'argent. Saint-Loup qui sans bien comprendre ce qui se passait dans la pensée de sa maîtresse, ne la croyait pas complètement sincère, ni dans les reproches injustes ni dans les promesses d'amour éternel, avait pourtant à certains moments le sentiment qu'elle romprait quand elle le pourrait, et à cause de cela, mû sans doute par l'instinct de conservation de son amour plus clairvoyant peut-être que Saint-Loup n'était lui-même, usant d'ailleurs d'une habileté pratique qui se conciliait chez lui avec les plus grands et les plus aveugles élans du coeur, il s'était refusé à lui constituer un capital, avait emprunté un argent énorme pour qu'elle ne manquât de rien, mais ne le lui remettait qu'au jour le jour. Et sans doute, au cas où elle eût vraiment songé à le quitter, attendait-elle froidement d'avoir « fait sa pelote », ce qui avec les sommes données par Saint-Loup demanderait sans doute un temps fort court, mais tout de même concédé en supplément pour prolonger le bonheur de mon nouvel ami – ou son malheur.
Cette période dramatique de leur liaison – et qui était arrivée maintenant à son point le plus aigu, le plus cruel pour Saint-Loup, car elle lui avait défendu de rester à Paris où sa présence l'exaspérait et l'avait forcé de prendre son congé à Balbec, à côté de sa garnison – avait commencé un soir chez une tante de Saint-Loup, lequel avait obtenu d'elle que son amie viendrait pour de nombreux invités dire des fragments d'une pièce symboliste qu'elle avait jouée une fois sur une scène d'avant-garde est pour laquelle elle lui avait fait partager l'admiration qu'elle éprouvait elle-même.
Mais quand elle était apparue, un grand lys à la main, dans un costume copié de l'« Ancilla Domini » et qu'elle avait persuadé à Robert être une véritable « vision d'art », son entrée avait été accueillie dans cette assemblée d'hommes de cercle et de duchesses par des sourires que le ton monotone de la psalmodie, la bizarrerie de certains mots, leur fréquente répétition avaient changés en fous rires, d'abord étouffés, puis si irrésistibles que la pauvre récitante n'avait pu continuer. Le lendemain, la tante de Saint-Loup avait été unanimement blâmée d'avoir laissé paraître chez elle une artiste aussi grotesque. Un duc bien connu ne lui cacha pas qu'elle n'avait à s'en prendre qu'à elle-même si elle se faisait critiquer :
« Que diable aussi, on ne nous sort pas des numéros de cette force-là ! Si encore cette femme avait du talent, mais elle n'en a et n'en aura jamais aucun. Sapristi ! Paris n'est pas si bête qu'on veut bien le dire. La société n'est pas composée que d'imbéciles. Cette petite demoiselle a évidemment cru étonner Paris. Mais Paris est plus difficile à étonner que cela et il y a tout de même des affaires qu'on ne nous fera pas avaler. »
Quant à l'artiste, elle sortit en disant à Saint-Loup : « Chez quelles dindes, chez quelles garces sans éducation, chez quels goujats m'as-tu fourvoyée ? J'aime mieux te le dire, il n'y en avait pas un, des hommes présents qui ne m'eût fait de l'oeil, du pied, et c'est parce que j'ai repoussé leurs avances qu'ils ont cherché à se venger. »
Paroles qui avaient changé l'antipathie de Robert pour les gens du monde en une horreur autrement profonde et douloureuse et que lui inspiraient particulièrement ceux qui la méritaient le moins, des parents dévoués qui, délégués par la famille avaient cherché à persuader à l'amie de Saint-Loup de rompre avec lui, démarche qu'elle lui présentait comme inspirée par leur amour pour elle. Robert quoiqu'il eût aussitôt cessé de les fréquenter pensait, quand il était loin de son amie comme maintenant, qu'eux ou d'autres en profitaient pour revenir à la charge et avaient peut-être reçu ses faveurs. Et quand il parlait des viveurs qui trompent leurs amis, cherchent à corrompre les femmes, tâchent de les faire venir dans des maisons de passe, son visage respirait la souffrance et la haine.
« Je les tuerais avec moins de remords qu'un chien qui est du moins une bête gentille, loyale et fidèle. En voilà qui méritent la guillotine, plus que des malheureux qui ont été conduits au crime par la misère et par la cruauté des riches. »
Il passait la plus grande partie de son temps à envoyer à sa maîtresse des lettres et des dépêches. Chaque fois que, tout en l'empêchant de venir à Paris, elle trouvait, à distance, le moyen d'avoir une brouille avec lui, je l'apprenais de sa figure décomposée. Comme sa maîtresse ne lui disait jamais ce qu'elle avait à lui reprocher, soupçonnant que, peut-être, si elle ne le lui disait pas, c'est qu'elle ne le savait pas et qu'elle avait simplement assez de lui, il aurait pourtant voulu avoir des explications, il lui écrivait : « Dis-moi ce que j'ai fait de mal. Je suis prêt à reconnaître mes torts », le chagrin qu'il éprouvait ayant pour effet de le persuader qu'il avait mal agi.
Mais elle lui faisait attendre indéfiniment des réponses d'ailleurs dénuées de sens. Aussi c'est presque toujours le front soucieux et bien souvent les mains vides que je voyais Saint-Loup revenir de la poste où seul de tout l'hôtel avec Françoise, il allait chercher ou porter lui-même ses lettres, lui par impatience d'amant, elle par méfiance de domestique. (Les dépêches le forçaient à faire beaucoup plus de chemin).
Quand quelques jours après le dîner chez les Bloch, ma grand-mère me dit d'un air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant qu'il quittât Balbec elle ne voulait pas qu'il la photographiât, et quand je vis qu'elle avait mis pour cela sa plus belle toilette et hésitait entre diverses coiffures, je me sentis un peu irrité de cet enfantillage qui m'étonnait tellement de sa part. J'en arrivais même à me demander si je ne m'étais pas trompé sur ma grand-mère, si je ne la plaçais pas trop haut, si elle était aussi détachée que j'avais toujours cru de ce qui concernait sa personne, si elle n'avait pas ce que je croyais lui être le plus étranger, de la coquetterie.
Malheureusement, ce mécontentement que me causaient le projet de séance photographique et surtout la satisfaction que ma grand-mère paraissait en ressentir, je le laissai suffisamment apercevoir pour que Françoise le remarquât et s'empressât involontairement de l'accroître en me tenant un discours sentimental et attendri auquel je ne voulus pas avoir l'air d'adhérer.
« Oh ! Monsieur, cette pauvre Madame qui sera si heureuse qu'on tire son portrait, et qu'elle va même mettre le chapeau que sa vieille Françoise, elle lui a arrangé, il faut la laisser faire, Monsieur. »
Je me convainquis que je n'étais pas cruel de me moquer de la sensibilité de Françoise, en me rappelant que ma mère et ma grand-mère, mes modèles en tout, le faisaient souvent aussi. Mais ma grand-mère, s'apercevant que j'avais l'air ennuyé, me dit que si cette séance de pose pouvait me contrarier elle y renoncerait. Je ne le voulus pas, je l'assurai que je n'y voyais aucun inconvénient et la laissai se faire belle mais crus faire preuve de pénétration et de force en lui disant quelques paroles ironiques et blessantes destinées à neutraliser le plaisir qu'elle semblait trouver à être photographiée, de sorte que si je fus contraint de voir le magnifique chapeau de ma grand-mère, je réussis du moins à faire disparaître de son visage cette expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la manifestation exaspérante d'un travers mesquin plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise humeur venait surtout de ce que cette semaine-là, ma grand-mère avait paru me fuir et que je n'avais pu l'avoir un instant à moi, pas plus le jour que le soir. Quand je rentrais dans l'après-midi pour être un peu seul avec elle, on me disait qu'elle n'était pas là ; ou bien elle s'enfermait avec Françoise pour de longs conciliabules qu'il ne m'était pas permis de troubler. Et quand ayant passé la soirée dehors avec Saint-Loup, je songeais pendant le trajet du retour au moment où j'allais pouvoir retrouver et embrasser ma grand-mère, j'avais beau attendre qu'elle frappât contre la cloison ces petits coups qui me diraient d'entrer lui dire bonsoir, je n'entendais rien ; je finissais par me coucher, lui en voulant un peu de ce qu'elle me privât, avec une indifférence si nouvelle de sa part, d'une joie sur laquelle j'avais tant compté, je restais encore, le coeur palpitant comme dans mon enfance, à écouter le mur qui restait muet et je m'endormais dans les larmes.
Ce jour-là comme les précédents, Saint-Loup avait été obligé d'aller à Doncières où en attendant qu'il y rentrât d'une manière définitive, on aurait toujours besoin de lui maintenant jusqu'à la fin de l'après-midi. Je regrettais qu'il ne fût pas à Balbec. J'avais vu descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin, m'avaient paru ravissantes. J'étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d'un amour particulier, vacantes, où partout – comme un amoureux, la femme dont il est épris – on désire, on cherche, on voit la Beauté. Qu'un seul trait réel – le peu qu'on distingue d'une femme vue de loin, ou de dos – nous permette de projeter la Beauté devant nous, nous nous figurons l'avoir reconnue, notre coeur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à demi persuadés que c'était elle, pourvu que la femme ait disparu : ce n'est que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur.
D'ailleurs, de plus en plus souffrant, j'étais tenté de surfaire les plaisirs les plus simples à cause des difficultés mêmes qu'il y avait pour moi à les atteindre. Des femmes élégantes, je croyais en apercevoir partout, parce que j'étais trop fatigué si c'était sur la plage, trop timide si c'était au Casino ou dans une pâtisserie, pour les approcher nulle part. Pourtant, si je devais bientôt mourir, j'aurais aimé savoir comment étaient faites de près, en réalité, les plus jolies jeunes filles que la vie pût offrir, quand même c'eût été un autre que moi, ou même personne, qui dût profiter de cette offre (je ne me rendais pas compte, en effet, qu'il y avait un désir de possession à l'origine de ma curiosité). J'aurais osé entrer dans la salle de bal, si Saint-Loup avait été avec moi. Seul je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d'aller retrouver ma grand-mère, quand, presque encore à l'extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s'avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage – les retardataires rattrapant les autres en voletant – une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu'elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d'oiseaux.
Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa bicyclette ; deux autres tenaient des « clubs » de golf ; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes, il est vrai, se livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue spéciale.
C'était l'heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire leur tour de digue, exposés aux feux impitoyables du face-à-main que fixait sur eux, comme s'ils eussent été porteurs de quelque tare qu'elle tenait à inspecter dans ses moindres détails, la femme du premier président, fièrement assise devant le kiosque de musique, au milieu de cette rangée de chaises redoutée où eux-mêmes tout à l'heure, d'acteurs devenus critiques, viendraient s'installer pour juger à leur tour ceux qui défileraient devant eux. Tous ces gens qui longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait été le pont d'un bateau (car ils ne savaient pas lever une jambe sans du même coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre d'aplomb leurs épaules, compenser par un mouvement balancé du côté opposé le mouvement qu'ils venaient de faire de l'autre côté, et congestionner leur face) et qui faisant semblant de ne pas voir pour faire croire qu'ils ne se souciaient pas d'elles, mais regardant à la dérobée, pour ne pas risquer de les heurter, les personnes qui marchaient à leurs côtés ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles, s'accrochaient à elles, parce qu'ils avaient été réciproquement de leur part l'objet de la même attention secrète, cachée sous le même dédain apparent ; l'amour – par conséquent la crainte – de la foule étant un des plus puissants mobiles chez tous les hommes, soit qu'ils cherchent à plaire aux autres ou à les étonner, soit à leur montrer qu'ils les méprisent. Chez le solitaire la claustration même absolue et durant jusqu'à la fin de la vie a souvent pour principe un amour déréglé de la foule qui l'emporte tellement sur tout autre sentiment que, ne pouvant obtenir, quand il sort, l'admiration de la concierge, des passants, du cocher arrêté, il préfère n'être jamais vu d'eux, et pour cela renoncer à toute activité qui rendrait nécessaire de sortir.
Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient une pensée, mais en trahissaient alors la mobilité par une saccade de gestes, une divagation de regards, aussi peu harmonieuses que la circonspecte titubation de leurs voisins, les fillettes que j'avais aperçues, avec la maîtrise de gestes que donne un parfait assouplissement de son propre corps et un mépris sincère du reste de l'humanité, venaient droit devant elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement les mouvements qu'elles voulaient, dans une pleine indépendance de chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes valseuses. Elles n'étaient plus loin de moi. Quoique chacune fût d'un type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la beauté ; mais, à vrai dire, je les voyais depuis si peu d'instants et sans oser les regarder fixement que je n'avais encore individualisé aucune d'elles. Sauf une, que son nez droit, sa peau brune mettaient en contraste au milieu des autres comme, dans quelque tableau de la Renaissance, un roi Mage de type arabe, elles ne m'étaient connues, l'une, que par une paire d'yeux durs, butés et rieurs ; une autre que par des joues où le rose avait cette teinte cuivrée qui évoque l'idée de géranium ; et même ces traits je n'avais encore indissolublement attaché aucun d'entre eux à l'une des jeunes filles plutôt qu'à l'autre ; et quand (selon l'ordre dans lequel se déroulait cet ensemble, merveilleux parce qu'y voisinaient les aspects les plus différents, que toutes les gammes de couleurs y étaient rapprochées, mais qui était confus comme une musique où je n'aurais pas su isoler et reconnaître au moment de leur passage les phrases, distinguées mais oubliées aussitôt après) je voyais émerger un ovale blanc, des yeux noirs, des yeux verts, je ne savais pas si c'était les mêmes qui m'avaient déjà apporté du charme tout à l'heure, je ne pouvais pas les rapporter à telle jeune fille que j'eusse séparée des autres et reconnue. Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que j'établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d'une beauté fluide, collective et mobile.
Ce n'était peut-être pas, dans la vie, le hasard seul qui, pour réunir ces amies, les avait toutes choisies si belles ; peut-être ces filles (dont l'attitude suffisait à révéler la nature hardie, frivole et dure), extrêmement sensibles à tout ridicule et à toute laideur, incapables de subir un attrait d'ordre intellectuel ou moral, s'étaient-elles naturellement trouvées, parmi les camarades de leur âge, éprouver de la répulsion pour toutes celles chez qui des dispositions pensives ou sensibles se trahissaient par de la timidité, de la gêne, de la gaucherie, par ce qu'elles devaient appeler « un genre antipathique », et les avaient-elles tenues à l'écart ; tandis qu'elles s'étaient liées au contraire avec d'autres vers qui les attirait un certain mélange de grâce, de souplesse et d'élégance physique, seule forme sous laquelle elles pussent se représenter la franchise d'un caractère séduisant et la promesse de bonnes heures à passer ensemble. Peut-être aussi la classe à laquelle elles appartenaient et que je n'aurais pu préciser, était-elle à ce point de son évolution où, soit grâce à l'enrichissement et au loisir, soit grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans certains milieux populaires, et d'une culture physique à laquelle ne s'est pas encore ajoutée celle de l'intelligence, un milieu social pareil aux écoles de sculpture harmonieuses et fécondes qui ne recherchent pas encore l'expression tourmentée produit naturellement, et en abondance, de beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposés, avec un air d'agilité et de ruse. Et n'était-ce pas de nobles et calmes modèles de beauté humaine que je voyais là, devant la mer, comme des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce ?
Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule environnante était composée d'êtres d'une autre race et dont la souffrance même n'eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité, elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à s'écarter ainsi que sur le passage d'une machine qui eût été lâchée et dont il ne fallait pas attendre qu'elle évitât les piétons, et se contentaient tout au plus, si quelque vieux monsieur dont elles n'admettaient pas l'existence et dont elles repoussaient le contact s'était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, mais précipités ou risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n'avaient à l'égard de ce qui n'était pas de leur groupe aucune affectation de mépris, leur mépris sincère suffisait. Mais elles ne pouvaient voir un obstacle sans s'amuser à le franchir en prenant leur élan ou à pieds joints, parce qu'elles étaient toutes remplies, exubérantes de cette jeunesse qu'on a si grand besoin de dépenser que même quand on est triste ou souffrant, obéissant plus aux nécessités de l'âge qu'à l'humeur de la journée, on ne laisse jamais passer une occasion de saut ou de glissade sans s'y livrer consciencieusement, interrompant, semant sa marche lente – comme Chopin la phrase la plus mélancolique – de gracieux détours où le caprice se mêle à la virtuosité. La femme d'un vieux banquier, après avoir hésité pour son mari entre diverses expositions, l'avait assis, sur un pliant, face à la digue, abrité du vent et du soleil par le kiosque des musiciens. Le voyant bien installé, elle venait de le quitter pour aller lui acheter un journal qu'elle lui lirait et qui le distrairait, petites absences pendant lesquelles elle le laissait seul et qu'elle ne prolongeait jamais au-delà de cinq minutes, ce qui lui semblait déjà bien long, mais qu'elle renouvelait assez fréquemment pour que le vieil époux à qui elle prodiguait à la fois et dissimulait ses soins eût l'impression qu'il était encore en état de vivre comme tout le monde et n'avait nul besoin de protection. La tribune des musiciens formait au-dessus de lui un tremplin naturel et tentant sur lequel sans une hésitation l'aînée de la petite bande se mit à courir ; et elle sauta par-dessus le vieillard épouvanté, dont la casquette marine fut effleurée par les pieds agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimèrent pour cet acte une admiration et une gaieté où je crus discerner un peu de timidité, d'une timidité honteuse et fanfaronne, qui n'existait pas chez les autres. « C'pauvre vieux, i m'fait d'la peine, il a l'air à moitié crevé », dit l'une de ces filles d'une voix rogommeuse et avec un accent à demi ironique. Elles firent quelques pas encore, puis s'arrêtèrent un moment au milieu du chemin sans s'occuper d'arrêter la circulation des passants, en un agrégat de forme irrégulière, compact, insolite et piaillant, comme un conciliabule d'oiseaux qui s'assemblent au moment de s'envoler ; puis elles reprirent leur lente promenade le long de la digue, au-dessus de la mer.
Maintenant, leurs traits charmants n'étaient plus indistincts et mêlés. Je les avais répartis et agglomérés (à défaut du nom de chacune, que j'ignorais) autour de la grande qui avait sauté par-dessus le vieux banquier ; de la petite qui détachait sur l'horizon de la mer ses joues bouffies et roses, ses yeux verts ; de celle au teint bruni, au nez droit, qui tranchait au milieu des autres ; d'une autre, au visage blanc comme un oeuf dans lequel un petit nez faisait un arc de cercle comme un bec de poussin, visage comme en ont certains très jeunes gens ; d'une autre encore, grande, couverte d'une pèlerine (qui lui donnait un aspect si pauvre et démentait tellement sa tournure élégante que l'explication qui se présentait à l'esprit était que cette jeune fille devait avoir des parents assez brillants et plaçant leur amour-propre assez au-dessus des baigneurs de Balbec et de l'élégance vestimentaire de leurs propres enfants pour qu'il leur fût absolument égal de la laisser se promener sur la digue dans une tenue que de petites gens eussent jugée trop modeste) ; d'une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un « polo » noir, enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si dégingandé, en employant des termes d'argot si voyous et criés si fort, quand je passai auprès d'elle (parmi lesquels je distinguai cependant la phrase fâcheuse de « vivre sa vie ») qu'abandonnant l'hypothèse que la pèlerine de sa camarade m'avait fait échafauder, je conclus plutôt que toutes ces filles appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes, et devaient être les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes. En tout cas, dans aucune de mes suppositions, ne figurait celle qu'elles eussent pu être vertueuses. À première vue – dans la manière dont elles se regardaient en riant, dans le regard insistant de celle aux joues mates – j'avais compris qu'elles ne l'étaient pas. D'ailleurs, ma grand-mère avait toujours veillé sur moi avec une délicatesse trop timorée pour que je ne crusse pas que l'ensemble des choses qu'on ne doit pas faire est indivisible et que des jeunes filles qui manquent de respect à la vieillesse fussent tout d'un coup arrêtées par des scrupules quand il s'agit de plaisirs plus tentateurs que de sauter par-dessus un octogénaire.
Individualisées maintenant, pourtant la réplique que se donnaient les uns aux autres leurs regards animés de suffisance et d'esprit de camaraderie et dans lesquels se rallumaient d'instant en instant tantôt l'intérêt, tantôt l'insolente indifférence dont brillait chacune, selon qu'il s'agissait de ses amies ou des passants, cette conscience aussi de se connaître entre elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en faisant « bande à part », mettaient entre leurs corps indépendants et séparés, tandis qu'ils s'avançaient lentement, une liaison invisible, mais harmonieuse comme une même ombre chaude, une même atmosphère, faisant d'eux un tout aussi homogène en ses parties qu'il était différent de la foule au milieu de laquelle se déroulait lentement leur cortège.
Un instant, tandis que je passais à côté de la brune aux grosses joues qui poussait une bicyclette, je croisai ses regards obliques et rieurs, dirigés du fond de ce monde inhumain qui enfermait la vie de cette petite tribu, inaccessible inconnu où l'idée de ce que j'étais ne pouvait certainement ni parvenir ni trouver place. Tout occupée à ce que disaient ses camarades, cette jeune fille coiffée d'un polo qui descendait très bas sur son front, m'avait-elle vu au moment où le rayon noir émané de ses yeux m'avait rencontré ? Si elle m'avait vu, qu'avais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? Il m'eût été aussi difficile de le dire que lorsque certaines particularités nous apparaissent grâce au télescope, dans un astre voisin, il est malaisé de conclure d'elles que des humains y habitent, qu'ils nous voient, et quelles idées cette vue a pu éveiller en eux.
Si nous pensions que les yeux d'une telle fille ne sont qu'une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d'unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n'est pas dû uniquement à sa composition matérielle ; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu'il connaît – pelouses des hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et bois, m'eût entraîné cette petite péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan –, les ombres aussi de la maison où elle va rentrer, des projets qu'elle forme ou qu'on a formés pour elle ; et surtout que c'est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu'il y avait dans ses yeux. Et c'était par conséquent toute sa vie qui m'inspirait du désir ; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d'être ma vie totale, n'étant plus qu'une petite partie de l'espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m'offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur. Et, sans doute, qu'il n'y eût entre nous aucune habitude – comme aucune idée – communes, devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-être aussi c'était grâce à ces différences, à la conscience qu'il n'entrait pas, dans la composition de la nature et des actions de ces filles, un seul élément que je connusse ou possédasse, que venait en moi de succéder à la satiété, la soif – pareille à celle dont brûle une terre altérée – d'une vie que mon âme, parce qu'elle n'en avait jamais reçu jusqu'ici une seule goutte, absorberait d'autant plus avidement, à longs traits, dans une plus parfaite imbibition.
J'avais tant regardé cette cycliste aux yeux brillants qu'elle parut s'en apercevoir et dit à la plus grande un mot que je n'entendis pas mais qui fit rire celle-ci. À vrai dire, cette brune n'était pas celle qui me plaisait le plus, justement parce qu'elle était brune et que (depuis le jour où dans le petit raidillon de Tansonville, j'avais vu Gilberte) une jeune fille rousse à la peau dorée était restée pour moi l'idéal inaccessible. Mais Gilberte elle-même, ne l'avais-je pas aimée surtout parce qu'elle m'était apparue nimbée par cette auréole d'être l'amie de Bergotte, d'aller visiter avec lui les cathédrales ? Et de la même façon ne pouvais-je me réjouir d'avoir vu cette brune me regarder (ce qui me faisait espérer qu'il me serait plus facile d'entrer en relations avec elle d'abord), car elle me présenterait aux autres, à l'impitoyable qui avait sauté par-dessus le vieillard, à la cruelle qui avait dit : « Il me fait de la peine, ce pauvre vieux » ; à toutes successivement, desquelles elle avait d'ailleurs le prestige d'être l'inséparable compagne. Et cependant, la supposition que je pourrais un jour être l'ami de telle ou telle de ces jeunes filles, que ces yeux dont les regards inconnus me frappaient parfois en jouant sur moi sans le savoir comme un effet de soleil sur un mur, pourraient jamais par une alchimie miraculeuse laisser transpénétrer entre leurs parcelles ineffables l'idée de mon existence, quelque amitié pour ma personne, que moi-même je pourrais un jour prendre place entre elles, dans la théorie qu'elles déroulaient le long de la mer, – cette supposition me paraissait enfermer en elle une contradiction aussi insoluble, que si devant quelque frise antique ou quelque fresque figurant un cortège, j'avais cru possible, moi spectateur, de prendre place, aimé d'elles, entre les divines processionnaires.
Le bonheur de connaître ces jeunes filles était-il donc irréalisable ? Certes ce n'eût pas été le premier de ce genre auquel j'eusse renoncé. Je n'avais qu'à me rappeler tant d'inconnues que, même à Balbec, la voiture s'éloignant à toute vitesse m'avait fait à jamais abandonner. Et même le plaisir que me donnait la petite bande noble comme si elle était composée de vierges helléniques, venait de ce qu'elle avait quelque chose de la fuite des passantes sur la route. Cette fugacité des êtres qui ne sont pas connus de nous, qui nous forcent à démarrer de la vie habituelle où les femmes que nous fréquentons finissent par dévoiler leurs tares, nous met dans cet état de poursuite où rien n'arrête plus l'imagination. Or dépouiller d'elle nos plaisirs, c'est les réduire à eux-mêmes, à rien. Offertes chez une de ces entremetteuses que, par ailleurs, on a vu que je ne méprisais pas, retirées de l'élément qui leur donnait tant de nuances et de vague, ces jeunes filles m'eussent moins enchanté. Il faut que l'imagination, éveillée par l'incertitude de pouvoir atteindre son objet, crée un but qui nous cache l'autre, et en substituant au plaisir sensuel l'idée de pénétrer dans une vie, nous empêche de reconnaître ce plaisir, d'éprouver son goût véritable, de le restreindre à sa portée. Il faut qu'entre nous et le poisson qui si nous le voyions pour la première fois servi sur une table ne paraîtrait pas valoir les mille ruses et détours nécessaires pour nous emparer de lui, s'interpose, pendant les après-midi de pêche, le remous à la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d'une chair, l'indécision d'une forme, dans la fluidité d'un transparent et mobile azur.
Ces jeunes filles bénéficiaient aussi de ce changement des proportions sociales caractéristique de la vie de bains de mer. Tous les avantages qui dans notre milieu habituel nous prolongent, nous agrandissent, se trouvent là devenus invisibles, en fait supprimés ; en revanche les êtres à qui on suppose indûment de tels avantages, ne s'avancent qu'amplifiés d'une étendue postiche. Elle rendait plus aisé que des inconnues et ce jour-là ces jeunes filles, prissent à mes yeux une importance énorme, et impossible de leur faire connaître celle que je pouvais avoir.
Mais si la promenade de la petite bande avait pour elle de n'être qu'un extrait de la fuite innombrable de passantes, laquelle m'avait toujours troublé, cette fuite était ici ramenée à un mouvement tellement lent qu'il se rapprochait de l'immobilité. Or, précisément, que dans une phase aussi peu rapide, les visages non plus emportés dans un tourbillon, mais calmes et distincts, me parussent encore beaux, cela m'empêchait de croire, comme je l'avais fait si souvent quand m'emportait la voiture de Mme de Villeparisis, que, de plus près, si je me fusse arrêté un instant, tels détails, une peau grêlée, un défaut dans les ailes du nez, un regard banal, la grimace du sourire, une vilaine taille, eussent remplacé dans le visage et dans le corps de la femme ceux que j'avais sans doute imaginés ; car il avait suffi d'une jolie ligne de corps, d'un teint frais entrevu, pour que de très bonne foi j'y eusse ajouté quelque ravissante épaule, quelque regard délicieux dont je portais toujours en moi le souvenir ou l'idée préconçue, ces déchiffrages rapides d'un être qu'on voit à la volée nous exposant ainsi aux mêmes erreurs que ces lectures trop rapides où, sur une seule syllabe et sans prendre le temps d'identifier les autres, on met à la place du mot qui est écrit, un tout différent que nous fournit notre mémoire. Il ne pouvait en être ainsi maintenant. J'avais bien regardé leurs visages ; chacun d'eux je l'avais vu, non pas dans tous ses profils, et rarement de face, mais tout de même selon deux ou trois aspects assez différents pour que je pusse faire soit la rectification, soit la vérification et la « preuve » des différentes suppositions de lignes et de couleurs que hasarde la première vue, et pour voir subsister en eux, à travers les expressions successives, quelque chose d'inaltérablement matériel. Aussi, je pouvais me dire avec certitude que, ni à Paris, ni à Balbec, dans les hypothèses les plus favorables de ce qu'auraient pu être, même si j'avais pu rester à causer avec elles, les passantes qui avaient arrêté mes yeux, il n'y en avait jamais eu dont l'apparition, puis la disparition sans que je les eusse connues, m'eussent laissé plus de regrets que ne feraient celles-ci, m'eussent donné l'idée que leur amitié pût être une telle ivresse. Ni parmi les actrices, ou les paysannes, ou les demoiselles de pensionnat religieux, je n'avais rien vu d'aussi beau, imprégné d'autant d'inconnu, aussi inestimablement précieux, aussi vraisemblablement inaccessible. Elles étaient, du bonheur inconnu et possible de la vie, un exemplaire si délicieux et en si parfait état, que c'était presque pour des raisons intellectuelles que j'étais désespéré de ne pas pouvoir faire dans des conditions uniques, ne laissant aucune place à l'erreur possible, l'expérience de ce que nous offre de plus mystérieux la beauté qu'on désire et qu'on se console de ne posséder jamais en demandant du plaisir – comme Swann avait toujours refusé de faire, avant Odette – à des femmes qu'on n'a pas désirées, si bien qu'on meurt sans avoir jamais su ce qu'était cet autre plaisir. Sans doute, il se pouvait qu'il ne fût pas en réalité un plaisir inconnu, que de près son mystère se dissipât, qu'il ne fût qu'une projection, qu'un mirage du désir. Mais, dans ce cas, je ne pourrais m'en prendre qu'à la nécessité d'une loi de la nature – qui si elle s'appliquait à ces jeunes filles-ci, s'appliquerait à toutes – et non à la défectuosité de l'objet. Car il était celui que j'eusse choisi entre tous, me rendant bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu'il n'était pas possible de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de Pennsylvanie, ornement d'un jardin sur la falaise, entre lesquelles tient tout le trajet de l'océan parcouru par quelque steamer, si lent à glisser sur le trait horizontal et bleu qui va d'une tige à l'autre, qu'un papillon paresseux, attardé au fond de la corolle que la coque du navire a depuis longtemps dépassée, peut pour s'envoler en étant sûr d'arriver avant le vaisseau, attendre que rien qu'une seule parcelle azurée sépare encore la proue de celui-ci du premier pétale de la fleur vers laquelle il navigue.
Je rentrai parce que je devais aller dîner à Rivebelle avec Robert et que ma grand-mère exigeait qu'avant de partir je m'étendisse ces soirs-là pendant une heure sur mon lit, sieste que le médecin de Balbec m'ordonna bientôt d'étendre à tous les autres soirs.
D'ailleurs, il n'y avait même pas besoin pour rentrer de quitter la digue et de pénétrer dans l'hôtel par le hall, c'est-à-dire par derrière. En vertu d'une avance comparable à celle du samedi où à Combray on déjeunait une heure plus tôt, maintenant avec le plein de l'été les jours étaient devenus si longs que le soleil était encore haut dans le ciel, comme à une heure de goûter, quand on mettait le couvert pour le dîner au Grand-Hôtel de Balbec. Aussi les grandes fenêtres vitrées et à coulisses restaient-elles ouvertes de plain-pied avec la digue. Je n'avais qu'à enjamber un mince cadre de bois pour me trouver dans la salle à manger que je quittais aussitôt pour prendre l'ascenseur.
En passant devant le bureau j'adressai un sourire au directeur, et sans l'ombre de dégoût, en recueillis un dans sa figure que, depuis que j'étais à Balbec, mon attention compréhensive injectait et transformait peu à peu comme une préparation d'histoire naturelle. Ses traits m'étaient devenus courants, chargés d'un sens médiocre, mais intelligible comme une écriture qu'on lit et ne ressemblaient plus en rien à ces caractères bizarres, intolérables que son visage m'avait présentés ce premier jour où j'avais vu devant moi un personnage maintenant oublié ou, si je parvenais à l'évoquer, méconnaissable, difficile à identifier avec la personnalité insignifiante et polie dont il n'était que la caricature, hideuse et sommaire. Sans la timidité ni la tristesse du soir de mon arrivée, je sonnai le lift qui ne restait plus silencieux pendant que je m'élevais à côté de lui dans l'ascenseur, comme dans une cage thoracique mobile qui se fût déplacée le long de la colonne montante, mais me répétait : « Il y a plus autant de monde comme il y a un mois. On va commencer à s'en aller, les jours baissent. » Il disait cela, non que ce fût vrai, mais parce qu'ayant un engagement pour une partie plus chaude de la côte, il aurait voulu que nous partissions tous le plus tôt possible afin que l'hôtel fermât et qu'il eût quelques jours à lui, avant de « rentrer » dans sa nouvelle place. « Rentrer » et « nouvelle » n'étaient du reste pas des expressions contradictoires, car pour le lift « rentrer » était la forme usuelle du verbe « entrer ». La seule chose qui m'étonnât était qu'il condescendît à dire « place », car il appartenait à ce prolétariat moderne qui désire effacer dans le langage la trace du régime de la domesticité. Du reste, au bout d'un instant, il m'apprit que dans « la situation » où il allait « rentrer », il aurait une plus jolie « tunique » et un meilleur « traitement » ; les mots « livrée » et « gages » lui paraissaient désuets et inconvenants. Et comme, par une contradiction absurde, le vocabulaire a, malgré tout, chez les « patrons », survécu à la conception de l'inégalité, je comprenais toujours mal ce que me disait le lift. Ainsi la seule chose qui m'intéressât était de savoir si ma grand-mère était à l'hôtel. Or, prévenant mes questions, le lift me disait : « Cette dame vient de sortir de chez vous. » J'y étais toujours pris, je croyais que c'était ma grand-mère. « Non, cette dame qui est je crois employée chez vous. » Comme dans l'ancien langage bourgeois qui devrait bien être aboli, une cuisinière ne s'appelle pas une employée, je pensais un instant : « Mais il se trompe, nous ne possédons ni usine, ni employés. » Tout d'un coup, je me rappelais que le nom d'employé est comme le port de la moustache pour les garçons de café, une satisfaction d'amour-propre donnée aux domestiques et que cette dame qui venait de sortir était Françoise (probablement en visite à la caféterie ou en train de regarder coudre la femme de chambre de la dame belge), satisfaction qui ne suffisait pas encore au lift car il disait volontiers en s'apitoyant sur sa propre classe « chez l'ouvrier » ou « chez le petit », se servant du même singulier que Racine quand il dit : « le pauvre… ». Mais d'habitude, car mon zèle et ma timidité du premier jour étaient loin, je ne parlais plus au lift. C'était lui maintenant qui restait sans recevoir de réponses dans la courte traversée dont il filait les noeuds à travers l'hôtel, évidé comme un jouet et qui déployait autour de nous, étage par étage, ses ramifications de couloirs dans les profondeurs desquels la lumière se veloutait, se dégradait, amincissait les portes de communication ou les degrés des escaliers intérieurs qu'elle convertissait en cette ambre dorée, inconsistante et mystérieuse comme un crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt l'appui d'une fenêtre ou la manivelle d'un puits. Et à chaque étage une lueur d'or reflétée sur le tapis annonçait le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets.
Je me demandais si les jeunes filles que je venais de voir habitaient Balbec et qui elles pouvaient être. Quand le désir est ainsi orienté vers une petite tribu humaine qu'il sélectionne, tout ce qui peut se rattacher à elle devient motif d'émotion, puis de rêverie. J'avais entendu une dame dire sur la digue : « C'est une amie de la petite Simonet » avec l'air de précision avantageuse de quelqu'un qui explique : « C'est le camarade inséparable du petit de la Rochefoucauld. » Et aussitôt on avait senti sur la figure de la personne à qui on apprenait cela une curiosité de mieux regarder la personne favorisée qui était « amie de la petite Simonet ». Un privilège assurément qui ne paraissait pas donné à tout le monde. Car l'aristocratie est une chose relative. Et il y a des petits trous pas chers où le fils d'un marchand de meubles est prince des élégances et règne sur une cour comme un jeune prince de Galles. J'ai souvent cherché depuis à me rappeler comment avait résonné pour moi sur la plage ce nom de Simonet, encore incertain alors dans sa forme que j'avais mal distinguée, et aussi quant à sa signification, à la désignation par lui de telle personne ou peut-être de telle autre ; en somme empreint de ce vague et de cette nouveauté si émouvants pour nous dans la suite, quand ce nom dont les lettres sont à chaque seconde plus profondément gravées en nous par notre attention incessante, est devenu (ce qui ne devait arriver pour moi, à l'égard de la petite Simonet, que quelques années plus tard) le premier vocable que nous retrouvions (soit au moment du réveil, soit après un évanouissement), même avant la notion de l'heure qu'il est, du lieu où nous sommes, presque avant le mot « je », comme si l'être qu'il nomme était plus nous que nous-même, et si après quelques moments d'inconscience, la trêve qui expire avant toute autre était celle pendant laquelle on ne pensait pas à lui.
Je ne sais pourquoi je me dis dès le premier jour que le nom de Simonet devait être celui d'une des jeunes filles ; je ne cessai plus de me demander comment je pourrais connaître la famille Simonet ; et cela par des gens qu'elle jugeât supérieurs à elle-même, ce qui ne devait pas être difficile si ce n'étaient que de petites grues du peuple, pour qu'elle ne pût avoir une idée dédaigneuse de moi. Car on ne peut avoir de connaissance parfaite, on ne peut pratiquer l'absorption complète de qui vous dédaigne, tant qu'on n'a pas vaincu ce dédain. Or, chaque fois que l'image de femmes si différentes pénètre en nous, à moins que l'oubli ou la concurrence d'autres images ne l'élimine, nous n'avons de repos que nous n'ayons converti ces étrangères en quelque chose qui soit pareil à nous, notre âme étant à cet égard douée du même genre de réaction et d'activité que notre organisme physique, lequel ne peut tolérer l'immixtion dans son sein d'un corps étranger sans qu'il s'exerce aussitôt à digérer et assimiler l'intrus. La petite Simonet devait être la plus jolie de toutes – celle, d'ailleurs, qui, me semblait-il, aurait pu devenir ma maîtresse, car elle était la seule qui à deux ou trois reprises, détournant à demi la tête, avait paru prendre conscience de mon fixe regard. Je demandai au lift s'il ne connaissait pas à Balbec des Simonet. N'aimant pas à dire qu'il ignorait quelque chose il répondit qu'il lui semblait avoir entendu causer de ce nom-là. Arrivé au dernier étage, je le priai de me faire apporter les dernières listes d'étrangers.
Je sortis de l'ascenseur, mais au lieu d'aller vers ma chambre je m'engageai plus avant dans le couloir, car à cette heure-là le valet de chambre de l'étage, quoiqu'il craignît les courants d'air, avait ouvert la fenêtre du bout, laquelle regardait, au lieu de la mer, le côté de la colline et de la vallée, mais ne les laissait jamais voir, car ses vitres, d'un verre opaque, étaient le plus souvent fermées. Je m'arrêtai devant elle en une courte station et le temps de faire mes dévotions à la « vue » que pour une fois elle découvrait au-delà de la colline à laquelle était adossé l'hôtel et qui ne contenait qu'une maison posée à quelque distance mais à laquelle la perspective et la lumière du soir en lui conservant son volume donnaient une ciselure précieuse et un écrin de velours, comme à une de ces architectures en miniature, petit temple ou petite chapelle d'orfèvrerie et d'émaux qui servent de reliquaires et qu'on n'expose qu'à de rares jours à la vénération des fidèles. Mais cet instant d'adoration avait déjà trop duré, car le valet de chambre qui tenait d'une main un trousseau de clefs et de l'autre me saluait en touchant sa calotte de sacristain, mais sans la soulever à cause de l'air pur et frais du soir, venait refermer comme ceux d'une châsse les deux battants de la croisée et dérobait à mon adoration le monument réduit et la relique d'or. J'entrai dans ma chambre. Au fur et à mesure que la saison s'avança, changea le tableau que j'y trouvais dans la fenêtre. D'abord il faisait grand jour, et sombre seulement s'il faisait mauvais temps ; alors, dans le verre glauque et qu'elle boursouflait de ses vagues rondes, la mer, sertie entre les montants de fer de ma croisée comme dans les plombs d'un vitrail, effilochait sur toute la profonde bordure rocheuse de la baie des triangles empennés d'une immobile écume linéamentée avec la délicatesse d'une plume ou d'un duvet dessinés par Pisanello, et fixés par cet émail blanc, inaltérable et crémeux qui figure une couche de neige dans les verreries de Gallé.
Bientôt les jours diminuèrent et au moment où j'entrais dans la chambre, le ciel violet, qui semblait stigmatisé par la figure raide, géométrique, passagère et fulgurante du soleil (pareille à la représentation de quelque signe miraculeux, de quelque apparition mystique), s'inclinait vers la mer sur la charnière de l'horizon comme un tableau religieux au-dessus du maître-autel, tandis que les parties différentes du couchant, exposées dans les glaces des bibliothèques basses en acajou qui couraient le long des murs et que je rapportais par la pensée à la merveilleuse peinture dont elles étaient détachées, semblaient comme ces scènes différentes que quelque maître ancien exécuta jadis pour une confrérie sur une châsse et dont on exhibe à côté les uns des autres dans une salle de musée les volets séparés que l'imagination seule du visiteur remet à leur place sur les prédelles du retable. Quelques semaines plus tard, quand je remontais, le soleil était déjà couché. Pareille à celle que je voyais à Combray au-dessus du Calvaire quand je rentrais de promenade et m'apprêtais à descendre avant le dîner à la cuisine, une bande de ciel rouge au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la gelée de viande, puis bientôt, sur la mer déjà froide et bleue comme le poisson appelé mulet, le ciel du même rose qu'un de ces saumons que nous nous ferions servir tout à l'heure à Rivebelle ravivaient le plaisir que j'allais avoir à me mettre en habit pour partir dîner. Sur la mer, tout près du rivage, essayaient de s'élever, les unes par-dessus les autres, à étages de plus en plus larges, des vapeurs d'un noir de suie mais aussi d'un poli, d'une consistance d'agate, d'une pesanteur visible, si bien que les plus élevées penchant au-dessus de la tige déformée et jusqu'en dehors du centre de gravité de celles qui les avaient soutenues jusqu'ici, semblaient sur le point d'entraîner cet échafaudage déjà à demi-hauteur du ciel et de le précipiter dans la mer. La vue d'un vaisseau qui s'éloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette même impression que j'avais eue en wagon, d'être affranchi des nécessités du sommeil et de la claustration dans une chambre. D'ailleurs je ne me sentais pas emprisonné dans celle où j'étais puisque dans une heure j'allais la quitter pour monter en voiture. Je me jetais sur mon lit ; et, comme si j'avais été sur la couchette d'un des bateaux que je voyais assez près de moi et que la nuit on s'étonnerait de voir se déplacer lentement dans l'obscurité, comme des cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas, j'étais de tous côtés entouré des images de la mer.
Mais bien souvent ce n'était, en effet, que des images ; j'oubliais que sous leur couleur se creusait le triste vide de la plage, parcouru par le vent inquiet du soir que j'avais si anxieusement ressenti à mon arrivée à Balbec ; d'ailleurs, même dans ma chambre, tout occupé des jeunes filles que j'avais vues passer, je n'étais plus dans des dispositions assez calmes ni assez désintéressées pour que pussent se produire en moi des impressions vraiment profondes de beauté. L'attente du dîner à Rivebelle rendait mon humeur plus frivole encore et ma pensée, habitant à ces moments-là la surface de mon corps que j'allais habiller pour tâcher de paraître le plus plaisant possible aux regards féminins qui me dévisageraient dans le restaurant illuminé, était incapable de mettre de la profondeur derrière la couleur des choses. Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n'avait pas monté comme un jet d'eau, comme un feu d'artifice de vie, unissant l'intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j'avais devant les yeux, j'aurais pu croire qu'ils n'étaient qu'un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu'on montrait arbitrairement dans l'endroit où je me trouvais et sans qu'elles eussent de rapport nécessaire avec lui. Une fois c'était une exposition d'estampes japonaises : à côté de la mince découpure du soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d'un rose tendre que je n'avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s'enflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu'on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole d'un amateur ou d'une femme parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais : « C'est curieux, ce coucher de soleil, c'est différent, mais enfin j'en ai déjà vu d'aussi délicats, d'aussi étonnants que celui-ci. » J'avais plus de plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par l'horizon apparaissait tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile impressionniste, qu'il semblait aussi de la même matière, comme si on n'eût fait que découper sa coque et les cordages en lesquels elle s'était amincie et filigranée dans le bleu vaporeux du ciel. Parfois l'océan emplissait presque toute ma fenêtre, surélevée qu'elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement d'une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu'à cause de cela je croyais être la mer encore et ne devant sa couleur différente qu'à un effet d'éclairage. Un autre jour, la mer n'était peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes horizontales, que les carreaux avaient l'air, par une préméditation ou une spécialité de l'artiste, de présenter une « étude de nuages », cependant que les différentes vitrines de la bibliothèque montrant des nuages semblables mais dans une autre partie de l'horizon et diversement colorés par la lumière, paraissaient offrir comme la répétition, chère à certains maîtres contemporains, d'un seul et même effet, pris toujours à des heures différentes mais qui maintenant avec l'immobilité de l'art pouvaient être tous vus ensemble dans une même pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s'ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu'un petit papillon qui s'était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes, au bas de cette « harmonie gris et rose » dans le goût de celles de Whistler, la signature favorite du maître de Chelsea. Le rose même disparaissait, il n'y avait plus rien à regarder. Je me mettais debout un instant et avant de m'étendre de nouveau, je fermais les grands rideaux. Au-dessus d'eux, je voyais de mon lit la raie de clarté qui y restait encore, s'assombrissant, s'amincissant progressivement, mais c'est sans m'attrister et sans lui donner de regret que je laissais ainsi mourir au haut des rideaux l'heure où d'habitude j'étais à table, car je savais que ce jour-ci était d'une autre sorte que les autres, plus long comme ceux du pôle que la nuit interrompt seulement quelques minutes ; je savais que de la chrysalide de ce crépuscule se préparait à sortir, par une radieuse métamorphose, la lumière éclatante du restaurant de Rivebelle. Je me disais : « Il est temps » ; je m'étirais sur le lit, je me levais, j'achevais ma toilette ; et je trouvais du charme à ces instants inutiles, allégés de tout fardeau matériel, où tandis qu'en bas les autres dînaient, je n'employais les forces accumulées pendant l'inactivité de cette fin de journée qu'à sécher mon corps, à passer un smoking, à attacher ma cravate, à faire tous ces gestes que guidait déjà le plaisir attendu de revoir telle femme que j'avais remarquée la dernière fois à Rivebelle, qui avait paru me regarder, n'était peut-être sortie un instant de table que dans l'espoir que je la suivrais ; c'est avec joie que j'ajoutais à moi tous ces appâts pour me donner entier et dispos à une vie nouvelle, libre, sans souci, où j'appuierais mes hésitations au calme de Saint-Loup et choisirais entre les espèces de l'histoire naturelle et les provenances de tous les pays, celles qui, composant les plats inusités aussitôt commandés par mon ami, auraient tenté ma gourmandise ou mon imagination.
Et tout à la fin, les jours vinrent où je ne pouvais plus rentrer de la digue par la salle à manger, ses vitres n'étaient plus ouvertes, car il faisait nuit dehors, et l'essaim des pauvres et des curieux attirés par le flamboiement qu'ils ne pouvaient atteindre pendait, en noires grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et glissantes de la ruche de verre.
On frappa ; c'était Aimé qui avait tenu à m'apporter lui-même les dernières listes d'étrangers.
Aimé, avant de se retirer, tint à me dire que Dreyfus était mille fois coupable. « On saura tout, me dit-il, pas cette année, mais l'année prochaine : c'est un monsieur très lié dans l'état-major qui me l'a dit. » Je lui demandais si on ne se déciderait pas à tout découvrir tout de suite avant la fin de l'année. « Il a posé sa cigarette », continua Aimé en mimant la scène et en secouant la tête et l'index comme avait fait son client, voulant dire il ne faut pas être trop exigeant. « Pas cette année, Aimé, qu'il m'a dit en me touchant l'épaule, ce n'est pas possible. Mais à Pâques, oui ! » Et Aimé me frappa légèrement sur l'épaule en me disant : « Vous voyez, je vous montre exactement comme il a fait », soit qu'il fût flatté de cette familiarité d'un grand personnage, soit pour que je pusse mieux apprécier en pleine connaissance de cause la valeur de l'argument et nos raisons d'espérer.
Ce ne fut pas sans un léger choc au coeur qu'à la première page de la liste des étrangers, j'aperçus les mots : « Simonet et famille. » J'avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon enfance et où toute la tendresse qui était dans mon coeur mais qui, éprouvée par lui, ne s'en distinguait pas, m'était apportée par un être aussi différent que possible de moi. Cet être, une fois de plus je le fabriquais, en utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de l'harmonie qui régnait entre les jeunes corps que j'avais vus se déployer sur la plage en une procession sportive digne de l'antique et de Giotto. Je ne savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si aucune d'elles s'appelait ainsi, mais je savais que j'étais aimé de Mlle Simonet et que j'allais grâce à Saint-Loup essayer de la connaître. Malheureusement, n'ayant obtenu qu'à cette condition une prolongation de congé, il était obligé de retourner tous les jours à Doncières ; mais, pour le faire manquer à ses obligations militaires, j'avais cru pouvoir compter, plus encore que sur son amitié pour moi, sur cette même curiosité de naturaliste humain que si souvent – même sans avoir vu la personne dont on parlait et rien qu'à entendre dire qu'il y avait une jolie caissière chez un fruitier – j'avais eue de faire connaissance avec une nouvelle variété de la beauté féminine. Or, cette curiosité, c'est à tort que j'avais espéré l'exciter chez Saint-Loup en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle était pour longtemps paralysée en lui par l'amour qu'il avait pour cette actrice dont il était l'amant. Et même l'eût-il légèrement ressentie qu'il l'eût réprimée, à cause d'une sorte de croyance superstitieuse que de sa propre fidélité pouvait dépendre celle de sa maîtresse. Aussi fut-ce sans qu'il m'eût promis de s'occuper activement de mes jeunes filles que nous partîmes dîner à Rivebelle.
Les premiers temps, quand nous y arrivions, le soleil venait de se coucher, mais il faisait encore clair ; dans le jardin du restaurant dont les lumières n'étaient pas encore allumées, la chaleur du jour tombait, se déposait, comme au fond d'un vase le long des parois duquel la gelée transparente et sombre de l'air semblait si consistante qu'un grand rosier, appliqué au mur obscurci qu'il veinait de rose, avait l'air de l'arborisation qu'on voit au fond d'une pierre d'onyx. Bientôt ce ne fut qu'à la nuit que nous descendions de voiture, souvent même que nous partions de Balbec si le temps était mauvais et que nous eussions retardé le moment de faire atteler, dans l'espoir d'une accalmie. Mais ces jours-là, c'est sans tristesse que j'entendais le vent souffler, je savais qu'il ne signifiait pas l'abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais que, dans la grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au son de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient aisément de l'obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges cautères d'or, et je montais gaiement à côté de Saint-Loup dans le coupé qui nous attendait sous l'averse. Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte se disant convaincu que, malgré ce que je prétendais, j'étais fait pour goûter surtout les plaisirs de l'intelligence, m'avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard une espérance que décevait chaque jour l'ennui que j'éprouvais à me mettre devant une table à commencer une étude critique ou un roman. « Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu'on a eu à l'écrire n'est-il pas le critérium infaillible de la valeur d'une belle page ; peut-être n'est-il qu'un état accessoire qui s'y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs-d'oeuvre ont-ils été composés en bâillant. » Ma grand-mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre médecin ayant trouvé plus prudent de m'avertir des graves risques auxquels pouvait m'exposer mon état de santé, et m'ayant tracé toutes les précautions d'hygiène à suivre pour éviter un accident, je subordonnais tous les plaisirs au but, que je jugeais infiniment plus important qu'eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l'oeuvre que je portais peut-être en moi, j'exerçais sur moi-même depuis que j'étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. On n'aurait pu me faire toucher à la tasse de café qui m'eût privé du sommeil de la nuit, nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain. Mais quand nous arrivions à Rivebelle, aussitôt – à cause de l'excitation d'un plaisir nouveau et me trouvant dans cette zone différente où l'exceptionnel nous fait entrer après avoir coupé le fil, patiemment tissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse – comme s'il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins élevées à réaliser, disparaissait ce mécanisme précis de prudente hygiène qui fonctionnait pour les sauvegarder. Tandis qu'un valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait :
« Vous n'aurez pas froid ? Vous feriez peut-être mieux de le garder, il ne fait pas très chaud. »
Je répondais : « Non, non », et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tout cas je ne savais plus la peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l'importance de travailler. Je donnais mon paletot ; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l'ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l'orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d'un général vainqueur.
À partir de ce moment-là, j'étais un homme nouveau, qui n'était plus le petit-fils de ma grand-mère et ne se souviendrait d'elle qu'en sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient nous servir.
La dose de bière, à plus forte raison de champagne, qu'à Balbec je n'aurais pas voulu atteindre en une semaine, alors pourtant qu'à ma conscience calme et lucide la saveur de ces breuvages représentait un plaisir clairement appréciable mais aisément sacrifié, je l'absorbais en une heure en y ajoutant quelques gouttes de porto, trop distrait pour pouvoir le goûter, et je donnais au violoniste qui venait de jouer, les deux « louis » que j'avais économisés depuis un mois en vue d'un achat que je ne me rappelais pas. Quelques-uns des garçons qui servaient, lâchés entre les tables, fuyaient à toute vitesse, ayant sur leurs paumes tendues un plat que cela semblait être le but de ce genre de courses de ne pas laisser choir. Et de fait, les soufflés au chocolat arrivaient à destination sans avoir été renversés, les pommes à l'anglaise, malgré le galop qui avait dû les secouer, rangées comme au départ autour de l'agneau de Pauillac. Je remarquai un de ces servants, très grand, emplumé de superbes cheveux noirs, la figure fardée d'un teint qui rappelait davantage certaines espèces d'oiseaux rares que l'espèce humaine et qui, courant sans trêve et, eût-on dit, sans but, d'un bout à l'autre de la salle, faisait penser à quelqu'un de ces « aras » qui remplissent les grandes volières des jardins zoologiques de leur ardent coloris et de leur incompréhensible agitation. Bientôt le spectacle s'ordonna, à mes yeux du moins, d'une façon plus noble et plus calme. Toute cette activité vertigineuse se fixait en une calme harmonie. Je regardais les tables rondes dont l'assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux allégoriques d'autrefois. D'ailleurs, une force d'attraction irrésistible s'exerçait entre ces astres divers et à chaque table les dîneurs n'avaient d'yeux que pour les tables où ils n'étaient pas, exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s'évertuait à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s'émerveillaient. L'harmonie de ces tables astrales n'empêchait pas l'incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce qu'au lieu d'être assis, comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zone supérieure. Sans doute l'un courait porter des hors-d'oeuvre, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières, occupées à des calculs sans fin, semblaient deux magiciennes occupées à prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la science du Moyen Âge.
Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour eux les tables rondes n'étaient pas des planètes et qu'ils n'avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d'apercevoir des analogies. Ils pensaient qu'ils dînaient avec telle ou telle personne, que le repas coûterait à peu près tant, et qu'ils recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement d'un cortège de jeunes commis qui, probablement n'ayant pas à ce moment de besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches que leur donnaient en passant les maîtres d'hôtel, fixaient mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et n'étaient consolés que si quelque client de l'hôtel de Balbec où ils avaient jadis été employés, les reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait personnellement d'emporter le champagne, qui n'était pas buvable, ce qui les remplissait d'orgueil.
J'entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y avait du bien-être, indépendant des objets extérieurs qui peuvent en donner et que le moindre déplacement que j'occasionnais à mon corps, à mon attention, suffisait à me faire éprouver, comme à un oeil fermé une légère compression donne la sensation de la couleur. J'avais déjà bu beaucoup de porto, et si je demandais à en prendre encore, c'était moins en vue du bien-être que les verres nouveaux m'apporteraient que par l'effet du bien-être produit par les verres précédents. Je laissais la musique conduire elle-même mon plaisir sur chaque note où, docilement, il venait alors se poser. Si, pareil à ces industries chimiques grâce auxquelles sont débités en grandes quantités des corps qui ne se rencontrent dans la nature que d'une façon accidentelle et fort rarement, ce restaurant de Rivebelle réunissait en un même moment plus de femmes au fond desquelles me sollicitaient des perspectives de bonheur que le hasard des promenades ou des voyages ne m'en eût fait rencontrer en une année, d'autre part cette musique que nous entendions – arrangements de valses, d'opérettes allemandes, de chansons de cafés-concerts, toutes nouvelles pour moi – était elle-même comme un lieu de plaisir aérien superposé à l'autre et plus grisant que lui. Car chaque motif, particulier comme une femme, ne réservait pas comme elle eût fait, pour quelque privilégié, le secret de volupté qu'il recélait : il me le proposait, me reluquait, venait à moi d'une allure capricieuse ou canaille, m'accostait, me caressait, comme si j'étais devenu tout d'un coup plus séduisant, plus puissant ou plus riche ; je leur trouvais bien, à ces airs, quelque chose de cruel ; c'est que tout sentiment désintéressé de la beauté, tout reflet de l'intelligence leur était inconnu ; pour eux le plaisir physique existe seul. Et ils sont l'enfer le plus impitoyable, le plus dépourvu d'issues pour le malheureux jaloux à qui ils présentent ce plaisir – ce plaisir que la femme aimée goûte avec un autre – comme la seule chose qui existe au monde pour celle qui le remplit tout entier. Mais tandis que je répétais à mi-voix les notes de cet air et lui rendais son baiser, la volupté à lui spéciale qu'il me faisait éprouver me devint si chère, que j'aurais quitté mes parents pour suivre le motif dans le monde singulier qu'il construisait dans l'invisible, en lignes tour à tour pleines de langueur et de vivacité. Quoiqu'un tel plaisir ne soit pas d'une sorte qui donne plus de valeur à l'être auquel il s'ajoute, car il n'est perçu que de lui seul, et quoique, chaque fois que dans notre vie nous avons déplu à une femme qui nous a aperçu elle ignorât si à ce moment-là nous possédions ou non cette félicité intérieure et subjective qui, par conséquent, n'eût rien changé au jugement qu'elle porta sur nous, je me sentais plus puissant, presque irrésistible. Il me semblait que mon amour n'était plus quelque chose de déplaisant et dont on pouvait sourire mais avait précisément la beauté touchante, la séduction de cette musique, semblable elle-même à un milieu sympathique où celle que j'aimais et moi nous nous serions rencontrés, soudain devenus intimes.
Le restaurant n'était pas fréquenté seulement par des demi-mondaines, mais aussi par des gens du monde le plus élégant, qui y venaient goûter vers cinq heures ou y donnaient de grands dîners. Les goûters avaient lieu dans une longue galerie vitrée, étroite, en forme de couloir qui, allant du vestibule à la salle à manger, longeait sur un côté le jardin, duquel elle n'était séparée en exceptant quelques colonnes de pierre que par le vitrage qu'on ouvrait ici ou là. Il en résultait outre de nombreux courants d'air, des coups de soleil brusques, intermittents, un éclairage éblouissant et instable, empêchant presque de distinguer les goûteuses, ce qui faisait que, quand elles étaient là, empilées deux tables par deux tables dans toute la longueur de l'étroit goulot, comme elles chatoyaient à tous les mouvements qu'elles faisaient pour boire leur thé ou se saluer entre elles, on aurait dit un réservoir, une nasse où le pêcheur a entassé les éclatants poissons qu'il a pris, lesquels à moitié hors de l'eau et baignés de rayons miroitent aux regards en leur éclat changeant.
Quelques heures plus tard, pendant le dîner qui, lui, était naturellement servi dans la salle à manger, on allumait les lumières, bien qu'il fît encore clair dehors, de sorte qu'on voyait devant soi, dans le jardin, à côté de pavillons éclairés par le crépuscule et qui semblaient les pâles spectres du soir, des charmilles dont la glauque verdure était traversée par les derniers rayons et qui de la pièce éclairée par les lampes où on dînait, apparaissaient au-delà du vitrage – non plus, comme on aurait dit des dames qui goûtaient à la fin de l'après-midi le long du couloir bleuâtre et or, dans un filet étincelant et humide – mais comme les végétations d'un pâle et vert aquarium géant à la lumière surnaturelle. On se levait de table ; et si les convives, pendant le repas, tout en passant leur temps à regarder, à reconnaître, à se faire nommer les convives du dîner voisin, avaient été retenus dans une cohésion parfaite autour de leur propre table, la force attractive qui les faisait graviter autour de leur amphitryon d'un soir perdait de sa puissance, au moment où pour prendre le café ils se rendaient dans ce même couloir qui avait servi aux goûters ; il arrivait souvent qu'au moment du passage tel dîner en marche abandonnait l'un ou plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop fortement l'attraction du dîner rival se détachaient un instant du leur, où ils étaient remplacés par des messieurs ou des dames qui étaient venus saluer des amis, avant de rejoindre, en disant : « Il faut que je me sauve retrouver M. X dont je suis ce soir l'invité. » Et pendant un instant, on aurait dit de deux bouquets séparés qui auraient interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le couloir lui-même se vidait. Souvent, comme il faisait, même après dîner, encore un peu jour, on n'allumait pas ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se penchaient au-dehors de l'autre côté du vitrage, il avait l'air d'une allée dans un jardin boisé et ténébreux. Parfois, dans l'ombre, une dîneuse s'y attardait. En le traversant pour sortir, j'y distinguai un soir, assise au milieu d'un groupe inconnu, la belle princesse de Luxembourg. Je me découvris sans m'arrêter. Elle me reconnut, inclina la tête en souriant ; très au-dessus de ce salut, émanant de ce mouvement même, s'élevèrent mélodieusement quelques paroles à mon adresse, qui devaient être un bonsoir un peu long, non pour que je m'arrêtasse, mais seulement pour compléter le salut, pour en faire un salut parlé. Mais les paroles restèrent si indistinctes et le son que seul je perçus se prolongea si doucement et me sembla si musical, que ce fut comme si, dans la ramure assombrie des arbres, un rossignol se fût mis à chanter. Si par hasard pour finir la soirée avec telle bande d'amis à lui que nous avions rencontrée, Saint-Loup décidait de nous rendre au Casino d'une plage voisine, et partant avec eux, s'il me mettait seul dans une voiture, je recommandais au cocher d'aller à toute vitesse, afin que fussent moins longs les instants que je passerais sans avoir l'aide de personne pour me dispenser de fournir moi-même à ma sensibilité – en faisant machine en arrière et en sortant de la passivité où j'étais pris comme dans un engrenage – ces modifications que depuis mon arrivée à Rivebelle je recevais des autres. Le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers où il n'y avait de place que pour une seule et où il faisait nuit noire, l'instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la représentation et la crainte du danger jusqu'à ma raison. C'est que pas plus que ce n'est le désir de devenir célèbre, mais l'habitude d'être laborieux qui nous permet de produire une oeuvre, ce n'est l'allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà, en arrivant à Rivebelle, j'avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d'ataxie morale, l'alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles une qualité, un charme qui n'avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre ; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait ; j'étais enfermé dans le présent, comme les héros, comme les ivrognes ; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu'elle. De sorte que par une contradiction qui n'était qu'apparente, c'est au moment où j'éprouvais un plaisir exceptionnel, où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû avoir à mes yeux plus de prix, c'est à ce moment que, délivré des soucis qu'elle avait pu m'inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation au hasard d'un accident. Je ne faisais, du reste, en somme, que concentrer dans une soirée l'incurie qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité le risque d'un voyage en mer, d'une promenade en aéroplane ou en automobile quand les attend à la maison l'être que leur mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison de leur vie. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où nous y restions, si quelqu'un était venu dans l'intention de me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand-mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j'adhérais tout entier à l'odeur de la femme qui était à la table voisine, à la politesse des maîtres d'hôtel, au contour de la valse qu'on jouait, que j'étais collé à la sensation présente, n'ayant pas plus d'extension qu'elle ni d'autre but que de ne pas en être séparé, je serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n'a plus le souci de préserver la provision de ses efforts accumulés et l'espoir de sa ruche.
Je dois du reste dire que cette insignifiance où tombaient les choses les plus graves par contraste avec la violence de mon exaltation finissait par comprendre même Mlle Simonet et ses amies. L'entreprise de les connaître me semblait maintenant facile mais indifférente, car ma sensation présente seule, grâce à son extraordinaire puissance, à la joie que provoquaient ses moindres modifications et même sa simple continuité, avait de l'importance pour moi ; tout le reste, parents, travail, plaisirs, jeunes filles de Balbec, ne pesait pas plus qu'un flocon d'écume dans un grand vent qui ne la laisse pas se poser, n'existait plus que relativement à cette puissance intérieure : l'ivresse réalise pour quelques heures l'idéalisme subjectif, le phénoménisme pur ; tout n'est plus qu'apparences et n'existe plus qu'en fonction de notre sublime nous-même. Ce n'est pas, du reste, qu'un amour véritable, si nous en avons un, ne puisse subsister dans un semblable état. Mais nous sentons si bien, comme dans un milieu nouveau, que des pressions inconnues ont changé les dimensions de ce sentiment que nous ne pouvons pas le considérer pareillement. Ce même amour, nous le retrouvons bien, mais déplacé, ne pesant plus sur nous, satisfait de la sensation que lui accorde le présent et qui nous suffit, car de ce qui n'est pas actuel nous ne nous soucions pas. Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les change que dans cette heure d'ivresse. Les personnes qui n'avaient plus d'importance et sur lesquelles nous soufflions comme sur des bulles de savon reprendront le lendemain leur densité ; il faudra essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus rien. Chose plus grave encore, cette mathématique du lendemain, la même que celle d'hier et avec les problèmes de laquelle nous nous retrouverons inexorablement aux prises, c'est celle qui nous régit même pendant ces heures-là, sauf pour nous-même. S'il se trouve près de nous une femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la veille – à savoir que nous arrivions à lui plaire – nous semble maintenant un million de fois plus aisée sans l'être devenue en rien, car ce n'est qu'à nos propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que nous avons changé. Et elle est aussi mécontente à l'instant même que nous nous soyons permis une familiarité que nous le serons le lendemain d'avoir donné cent francs au chasseur, et pour la même raison qui pour nous a été seulement retardée : l'absence d'ivresse.
Je ne connaissais aucune des femmes qui étaient à Rivebelle, et qui parce qu'elles faisaient partie de mon ivresse comme les reflets font partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que la de moins en moins existante Mlle Simonet. Une jeune blonde, seule, à l'air triste, sous son chapeau de paille piqué de fleurs des champs me regarda un instant d'un air rêveur et me parut agréable. Puis ce fut le tour d'une autre, puis d'une troisième ; enfin d'une brune au teint éclatant. Presque toutes étaient connues, à défaut de moi, par Saint-Loup.
Avant qu'il eût fait la connaissance de sa maîtresse actuelle, il avait en effet tellement vécu dans le monde restreint de la noce, que de toutes les femmes qui dînaient ces soirs-là à Rivebelle et dont beaucoup s'y trouvaient par hasard, étant venues au bord de la mer, certaines pour retrouver leur amant, d'autres pour tâcher d'en trouver un, il n'y en avait guère qu'il ne connût pour avoir passé – lui-même ou tel de ses amis – au moins une nuit avec elles. Il ne les saluait pas si elles étaient avec un homme, et elles, tout en le regardant plus qu'un autre parce que l'indifférence qu'on lui savait pour toute femme qui n'était pas son actrice lui donnait aux yeux de celles-ci un prestige singulier, elles avaient l'air de ne pas le connaître. Et l'une chuchotait : « C'est le petit Saint-Loup. Il paraît qu'il aime toujours sa grue. C'est la grande amour. Quel joli garçon ! Moi je le trouve épatant ! Et quel chic ! Il y a tout de même des femmes qui ont une sacrée veine. Et un chic type en tout. Je l'ai bien connu quand j'étais avec d'Orléans. C'était les deux inséparables. Il en faisait une noce à ce moment-là ! Mais ce n'est plus ça ; il ne lui fait pas de queues. Ah ! elle peut dire qu'elle en a une chance. Et je me demande qu'est-ce qu'il peut lui trouver. Il faut qu'il soit tout de même une fameuse truffe. Elle a des pieds comme des bateaux, des moustaches à l'américaine et des dessous sales ! Je crois qu'une petite ouvrière ne voudrait pas de ses pantalons. Regardez-moi un peu quels yeux il a, on se jetterait au feu pour un homme comme ça. Tiens, tais-toi, il m'a reconnue, il rit, oh ! il me connaissait bien. On n'a qu'à lui parler de moi. » Entre elles et lui je surprenais un regard d'intelligence. J'aurais voulu qu'il me présentât à ces femmes, pouvoir leur demander un rendez-vous et qu'elles me l'accordassent même si je n'avais pas pu l'accepter. Car sans cela leur visage resterait éternellement dépourvu, dans ma mémoire, de cette partie de lui-même – et comme si elle était cachée par un voile – qui varie avec toutes les femmes, que nous ne pouvons imaginer chez l'une quand nous ne l'y avons pas vue, et qui apparaît seulement dans le regard qui s'adresse à nous et qui acquiesce à notre désir et nous promet qu'il sera satisfait. Et pourtant même aussi réduit, leur visage était pour moi bien plus que celui des femmes que j'aurais su vertueuses et ne me semblait pas comme le leur, plat, sans dessous, composé d'une pièce unique et sans épaisseur. Sans doute, il n'était pas pour moi ce qu'il devait être pour Saint-Loup qui par la mémoire, sous l'indifférence, pour lui transparente, des traits immobiles qui affectaient de ne pas le connaître ou sous la banalité du même salut que l'on eût adressé aussi bien à tout autre, se rappelait, voyait, entre des cheveux défaits, une bouche pâmée et des yeux mi-clos, tout un tableau silencieux comme ceux que les peintres, pour tromper le gros des visiteurs, revêtent d'une toile décente. Certes, pour moi au contraire qui sentais que rien de mon être n'avait pénétré en telle ou telle de ces femmes et n'y serait emporté dans les routes inconnues qu'elle suivrait pendant sa vie, ces visages restaient fermés. Mais c'était déjà assez de savoir qu'ils s'ouvraient pour qu'ils me semblassent d'un prix que je ne leur aurais pas trouvé s'ils n'avaient été que de belles médailles, au lieu de médaillons sous lesquels se cachaient des souvenirs d'amour. Quant à Robert, tenant à peine en place quand il était assis, dissimulant sous un sourire d'homme de cour l'avidité d'agir en homme de guerre, à le bien regarder, je me rendais compte combien l'ossature énergique de son visage triangulaire devait être la même que celle de ses ancêtres, plus faite pour un ardent archer que pour un lettré délicat. Sous la peau fine, la construction hardie, l'architecture féodale apparaissaient. Sa tête faisait penser à ces tours d'antique donjon dont les créneaux inutilisés restent visibles, mais qu'on a aménagées intérieurement en bibliothèque.
En rentrant à Balbec, de telle de ces inconnues à qui il m'avait présenté je me redisais sans m'arrêter une seconde et pourtant sans presque m'en apercevoir : « Quelle femme délicieuse ! » comme on chante un refrain. Certes, ces paroles étaient plutôt dictées par des dispositions nerveuses que par un jugement durable. Il n'en est pas moins vrai que si j'eusse eu mille francs sur moi et qu'il y eût encore des bijoutiers d'ouverts à cette heure-là, j'eusse acheté une bague à l'inconnue. Quand les heures de notre vie se déroulent ainsi que des plans trop différents, on se trouve donner trop de soi pour des personnes diverses qui le lendemain vous semblent sans intérêt. Mais on se sent responsable de ce qu'on leur a dit la veille et on veut y faire honneur.
Comme ces soirs-là je rentrais tard, je retrouvais avec plaisir dans ma chambre qui n'était plus hostile le lit où le jour de mon arrivée, j'avais cru qu'il me serait toujours impossible de me reposer et où maintenant mes membres si las cherchaient un soutien ; de sorte que successivement mes cuisses, mes hanches, mes épaules tâchaient d'adhérer en tous leurs points aux draps qui enveloppaient le matelas, comme si ma fatigue, pareille à un sculpteur, avait voulu prendre un moulage total d'un corps humain. Mais je ne pouvais m'endormir ; je sentais approcher le matin ; le calme, la bonne santé n'étaient plus en moi. Dans ma détresse, il me semblait que jamais je ne les retrouverais plus. Il m'eût fallu dormir longtemps pour les rejoindre. Or, me fussé-je assoupi, que de toutes façons je serais réveillé deux heures après par le concert symphonique. Tout à coup je m'endormais, je tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour à la jeunesse, la reprise des années passées, des sentiments perdus, la désincarnation, la transmigration des âmes, l'évocation des morts, les illusions de la folie, la régression vers les règnes les plus élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on oublie que presque toujours nous y sommes nous-même un animal privé de cette raison qui projette sur les choses une clarté de certitude ; nous n'y offrons au contraire au spectacle de la vie qu'une vision douteuse et à chaque minute anéantie par l'oubli, la réalité précédente s'évanouissant devant celle qui lui succède, comme une projection de lanterne magique devant la suivante quand on a changé le verre), tous ces mystères que nous croyons ne pas connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes les nuits ainsi qu'à l'autre grand mystère de l'anéantissement et de la résurrection. Rendue plus vagabonde par la digestion difficile du dîner de Rivebelle, l'illumination successive et errante de zones assombries de mon passé faisait de moi un être dont le suprême bonheur eût été de rencontrer Legrandin avec lequel je venais de causer en rêve.
Puis, même ma propre vie m'était entièrement cachée par un décor nouveau, comme celui planté tout au bord du plateau et devant lequel pendant que, derrière, on procède aux changements de tableaux, des acteurs donnent un divertissement. Celui où je tenais alors mon rôle était dans le goût des contes orientaux, je n'y savais rien de mon passé ni de moi-même, à cause de cet extrême rapprochement d'un décor interposé ; je n'étais qu'un personnage qui recevais la bastonnade et subissais des châtiments variés pour une faute que je n'apercevais pas mais qui était d'avoir bu trop de porto. Tout à coup je m'éveillais, je m'apercevais qu'à la faveur d'un long sommeil, je n'avais pas entendu le concert symphonique. C'était déjà l'après-midi ; je m'en assurais à ma montre, après quelques efforts pour me redresser, efforts infructueux d'abord et interrompus par des chutes sur l'oreiller, mais de ces chutes courtes qui suivent le sommeil comme les autres ivresses, que ce soit le vin qui les procure ou une convalescence ; du reste, avant même d'avoir regardé l'heure, j'étais certain que midi était passé. Hier soir, je n'étais plus qu'un être vidé, sans poids, et (comme il faut avoir été couché pour être capable de s'asseoir et avoir dormi pour l'être de se taire) je ne pouvais cesser de remuer ni de parler, je n'avais plus de consistance, de centre de gravité, j'étais lancé, il me semblait que j'aurais pu continuer ma morne course jusque dans la lune. Or, si en dormant mes yeux n'avaient pas vu l'heure, mon corps avait su la calculer, il avait mesuré le temps non pas sur un cadran superficiellement figuré, mais par la pesée progressive de toutes mes forces refaites que, comme une puissante horloge il avait cran par cran laissé descendre de mon cerveau dans le reste de mon corps où elles entassaient maintenant jusqu'au-dessus de mes genoux l'abondance intacte de leurs provisions. S'il est vrai que la mer ait été autrefois notre milieu vital où il faille replonger notre sang pour retrouver nos forces, il en est de même de l'oubli, du néant mental ; on semble alors absent du temps pendant quelques heures ; mais les forces qui se sont rangées pendant ce temps-là sans être dépensées le mesurent par leur quantité aussi exactement que les poids de l'horloge ou les croulants monticules du sablier. On ne sort pas, d'ailleurs, plus aisément d'un tel sommeil que de la veille prolongée, tant toutes choses tendent à durer et s'il est vrai que certains narcotiques font dormir, dormir longtemps est un narcotique plus puissant encore, après lequel on a bien de la peine à se réveiller. Pareil à un matelot qui voit bien le quai où amarrer sa barque, secouée cependant encore par les flots, j'avais bien l'idée de regarder l'heure et de me lever, mais mon corps était à tout instant rejeté dans le sommeil ; l'atterrissage était difficile, et avant de me mettre debout pour atteindre ma montre et confronter son heure avec celle qu'indiquait la richesse de matériaux dont disposaient mes jambes rompues, je retombais encore deux ou trois fois sur mon oreiller.
Enfin je voyais clairement : « Deux heures de l'après-midi ! », je sonnais, mais aussitôt je rentrais dans un sommeil qui cette fois devait être infiniment plus long si j'en jugeais par le repos et la vision d'une immense nuit dépassée, que je trouvais au réveil. Pourtant comme celui-ci était causé par l'entrée de Françoise, entrée qu'avait elle-même motivée mon coup de sonnette, ce nouveau sommeil qui me paraissait avoir dû être plus long que l'autre et avait amené en moi tant de bien-être et d'oubli, n'avait duré qu'une demi-minute.
Ma grand-mère ouvrait la porte de ma chambre, je lui posais quelques questions sur la famille Legrandin.
Ce n'est pas assez dire que j'avais rejoint le calme et la santé, car c'était plus qu'une simple distance qui les avait la veille séparés de moi, j'avais eu toute la nuit à lutter contre un flot contraire, et puis je ne me retrouvais pas seulement auprès d'eux, ils étaient rentrés en moi. À des points précis et encore un peu douloureux de ma tête vide et qui serait un jour brisée, laissant mes idées s'échapper à jamais, celles-ci avaient une fois encore repris leur place, et retrouvé cette existence dont hélas ! jusqu'ici elles n'avaient pas su profiter.
Une fois de plus j'avais échappé à l'impossibilité de dormir, au déluge, au naufrage des crises nerveuses. Je ne craignais plus du tout ce qui me menaçait la veille au soir quand j'étais démuni de repos. Une nouvelle vie s'ouvrait devant moi ; sans faire un seul mouvement, car j'étais encore brisé quoique déjà dispos, je goûtais ma fatigue avec allégresse ; elle avait isolé et rompu les os de mes jambes, de mes bras, que je sentais assemblés devant moi, prêts à se rejoindre, et que j'allais relever rien qu'en chantant comme l'architecte de la fable.
Tout à coup je me rappelai la jeune blonde à l'air triste que j'avais vue à Rivebelle et qui m'avait regardé un instant. Pendant toute la soirée, bien d'autres m'avaient semblé agréables, maintenant elle venait seule de s'élever du fond de mon souvenir. Il me semblait qu'elle m'avait remarqué, je m'attendais à ce qu'un des garçons de Rivebelle vînt me dire un mot de sa part. Saint-Loup ne la connaissait pas et croyait qu'elle était comme il faut. Il serait bien difficile de la voir, de la voir sans cesse. Mais j'étais prêt à tout pour cela, je ne pensais plus qu'à elle. La philosophie parle souvent d'actes libres et d'actes nécessaires. Peut-être n'en est-il pas de plus complètement subi par nous que celui qui en vertu d'une force ascensionnelle comprimée pendant l'action, fait, une fois notre pensée au repos, remonter ainsi un souvenir jusque-là nivelé avec les autres par la force oppressive de la distraction, et s'élancer parce qu'à notre insu il contenait plus que les autres un charme dont nous ne nous apercevons que vingt-quatre heures après. Et peut-être n'y a-t-il pas non plus d'acte aussi libre, car il est encore dépourvu de l'habitude, de cette sorte de manie mentale qui dans l'amour favorise la renaissance exclusive de l'image d'une certaine personne.
Ce jour-là était justement le lendemain de celui où j'avais vu défiler devant la mer le beau cortège de jeunes filles. J'interrogeai à leur sujet plusieurs clients de l'hôtel qui venaient presque tous les ans à Balbec. Ils ne purent me renseigner. Plus tard une photographie m'expliqua pourquoi. Qui eût pu reconnaître maintenant en elles, à peine mais déjà sorties d'un âge où on change si complètement, telle masse amorphe et délicieuse, encore tout enfantine, de petites filles que, quelques années seulement auparavant, on pouvait voir assises en cercle sur le sable, autour d'une tente : sorte de blanche et vague constellation où l'on n'eût distingué deux yeux plus brillants que les autres, un malicieux visage, des cheveux blonds, que pour les reperdre et les confondre bien vite au sein de la nébuleuse indistincte et lactée ?
Sans doute en ces années-là encore si peu éloignées, ce n'était pas comme la veille dans leur première apparition devant moi, la vision du groupe, mais le groupe lui-même qui manquait de netteté. Alors, ces enfants trop jeunes étaient encore à ce degré élémentaire de formation où la personnalité n'a pas mis son sceau sur chaque visage. Comme ces organismes primitifs où l'individu n'existe guère par lui-même, est plutôt constitué par le polypier que par chacun des polypes qui le composent, elles restaient pressées les unes contre les autres. Parfois l'une faisait tomber sa voisine, et alors un fou rire, qui semblait la seule manifestation de leur vie personnelle, les agitait toutes à la fois, effaçant, confondant ces visages indécis et grimaçants dans la gelée d'une seule grappe scintillatrice et tremblante. Dans une photographie ancienne qu'elles devaient me donner un jour, et que j'ai gardée, leur troupe enfantine offre déjà le même nombre de figurantes que, plus tard, leur cortège féminin ; on y sent qu'elles devaient déjà faire sur la plage une tache singulière qui forçait à les regarder, mais on ne peut les y reconnaître individuellement que par le raisonnement, en laissant le champ libre à toutes les transformations possibles pendant la jeunesse jusqu'à la limite où ces formes reconstituées empiéteraient sur une autre individualité qu'il faut identifier aussi et dont le beau visage, à cause de la concomitance d'une grande taille et de cheveux frisés, a chance d'avoir été jadis ce ratatinement de grimace rabougrie présenté par la carte-album ; et la distance parcourue en peu de temps par les caractères physiques de chacune de ces jeunes filles faisant d'eux un critérium fort vague, et d'autre part ce qu'elles avaient de commun et comme de collectif étant dès lors fort marqué, il arrivait parfois à leurs meilleures amies de les prendre l'une pour l'autre sur cette photographie, si bien que le doute ne pouvait finalement être tranché que par tel accessoire de toilette que l'une était certaine d'avoir porté, à l'exclusion des autres. Depuis ces jours si différents de celui où je venais de les voir sur la digue, si différents et pourtant si proches, elles se laissaient encore aller au rire comme je m'en étais rendu compte la veille, mais à un rire qui n'était plus celui intermittent et presque automatique de l'enfance, détente spasmodique qui autrefois faisait à tous moments faire un plongeon à ces têtes comme les blocs de vairons dans la Vivonne se dispersaient et disparaissaient pour se reformer un instant après ; leurs physionomies maintenant étaient devenues maîtresses d'elles-mêmes, leurs yeux étaient fixés sur le but qu'ils poursuivaient ; et il avait fallu hier l'indécision et le tremblé de ma perception première pour confondre indistinctement, comme l'avaient fait l'hilarité ancienne et la vieille photographie, les sporades aujourd'hui individualisées et désunies du pâle madrépore.
Sans doute, bien des fois, au passage de jolies jeunes filles, je m'étais fait la promesse de les revoir. D'habitude, elles ne reparaissent pas ; d'ailleurs la mémoire, qui oublie vite leur existence, retrouverait difficilement leurs traits ; nos yeux ne les reconnaîtraient peut-être pas, et déjà nous avons vu passer de nouvelles jeunes filles que nous ne reverrons pas non plus. Mais d'autres fois, et c'est ainsi que cela devait arriver pour la petite bande insolente, le hasard les ramène avec insistance devant nous. Il nous paraît alors beau, car nous discernons en lui comme un commencement d'organisation, d'effort, pour composer notre vie ; et il nous rend facile, inévitable, et quelquefois – après des interruptions qui ont pu faire espérer de cesser de nous souvenir – cruelle, la fidélité à des images à la possession desquelles nous nous croirons plus tard avoir été prédestinés, et que sans lui nous aurions pu, tout au début, oublier, comme tant d'autres, si aisément.
Bientôt le séjour de Saint-Loup toucha à sa fin. Je n'avais pas revu ces jeunes filles sur la plage. Il restait trop peu l'après-midi à Balbec pour pouvoir s'occuper d'elles et tâcher de faire, à mon intention, leur connaissance. Le soir il était plus libre et continuait à m'emmener souvent à Rivebelle. Il y a dans ces restaurants, comme dans les jardins publics et les trains, des gens enfermés dans une apparence ordinaire et dont le nom nous étonne, si l'ayant par hasard demandé, nous découvrons qu'ils sont non l'inoffensif premier venu que nous supposions, mais rien de moins que le ministre ou le duc dont nous avons si souvent entendu parler. Déjà deux ou trois fois dans le restaurant de Rivebelle, nous avions, Saint-Loup et moi, vu venir s'asseoir à une table quand tout le monde commençait à partir un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide. Un soir que nous demandions au patron qui était ce dîneur obscur, isolé et retardataire : « Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre Elstir ? » nous dit-il. Swann avait une fois prononcé son nom devant moi, j'avais entièrement oublié à quel propos ; mais l'omission d'un souvenir, comme celle d'un membre de phrase dans une lecture, favorise parfois non l'incertitude, mais l'éclosion d'une certitude prématurée. « C'est un ami de Swann, et un artiste très connu, de grande valeur », dis-je à Saint-Loup. Aussitôt passa sur lui et sur moi, comme un frisson, la pensée qu'Elstir était un grand artiste, un homme célèbre, puis, que nous confondant avec les autres dîneurs, il ne se doutait pas de l'exaltation où nous jetait l'idée de son talent. Sans doute, qu'il ignorât notre admiration et que nous connaissions Swann, ne nous eût pas été pénible si nous n'avions pas été aux bains de mer. Mais, attardés à un âge où l'enthousiasme ne peut rester silencieux et transportés dans une vie où l'incognito semble étouffant, nous écrivîmes une lettre signée de nos noms, où nous dévoilions à Elstir dans les deux dîneurs assis à quelques pas de lui deux amateurs passionnés de son talent, deux amis de son grand ami Swann et où nous demandions à lui présenter nos hommages. Un garçon se chargea de porter cette missive à l'homme célèbre.
Célèbre, Elstir ne l'était peut-être pas encore à cette époque tout à fait autant que le prétendait le patron de l'établissement, et qu'il le fut d'ailleurs bien peu d'années plus tard. Mais il avait été un des premiers à habiter ce restaurant alors que ce n'était encore qu'une sorte de ferme et à y amener une colonie d'artistes (qui avaient du reste tous émigré ailleurs dès que la ferme où l'on mangeait en plein air sous un simple auvent, était devenue un centre élégant ; Elstir lui-même ne revenait en ce moment à Rivebelle qu'à cause d'une absence de sa femme avec laquelle il habitait non loin de là). Mais un grand talent, même quand il n'est pas encore reconnu, provoque nécessairement quelques phénomènes d'admiration, tels que le patron de la ferme avait été à même d'en distinguer dans les questions de plus d'une Anglaise de passage, avide de renseignements sur la vie que menait Elstir, ou dans le nombre de lettres que celui-ci recevait de l'étranger. Alors le patron avait remarqué davantage qu'Elstir n'aimait pas être dérangé pendant qu'il travaillait, qu'il se relevait la nuit pour emmener un petit modèle poser nu au bord de la mer, quand il y avait clair de lune, et il s'était dit que tant de fatigues n'étaient pas perdues, ni l'admiration des touristes injustifiée, quand il avait dans un tableau d'Elstir reconnu une croix de bois qui était plantée à l'entrée de Rivebelle. « C'est bien elle, répétait-il avec stupéfaction. Il y a les quatre morceaux ! Ah ! aussi, il s'en donne une peine ! »
Et il ne savait pas si un petit « lever de soleil sur la mer » qu'Elstir lui avait donné, ne valait pas une fortune.
Nous le vîmes lire notre lettre, la remettre dans sa poche, continuer à dîner, commencer à demander ses affaires, se lever pour partir et nous étions tellement sûrs de l'avoir choqué par notre démarche que nous eussions souhaité maintenant (tout autant que nous l'avions redouté) de partir sans avoir été remarqués par lui. Nous ne pensions pas un seul instant à une chose qui aurait dû pourtant nous sembler la plus importante, c'est que notre enthousiasme pour Elstir, de la sincérité duquel nous n'aurions pas permis qu'on doutât et dont nous aurions pu, en effet, donner comme témoignage notre respiration entrecoupée par l'attente, notre désir de faire n'importe quoi de difficile ou d'héroïque pour le grand homme, n'était pas, comme nous nous le figurions, de l'admiration, puisque nous n'avions jamais rien vu d'Elstir ; notre sentiment pouvait avoir pour objet l'idée creuse de « un grand artiste », non pas une oeuvre qui nous était inconnue. C'était tout au plus de l'admiration à vide, le cadre nerveux, l'armature sentimentale d'une admiration sans contenu, c'est-à-dire quelque chose d'aussi indissolublement attaché à l'enfance que certains organes qui n'existent plus chez l'homme adulte ; nous étions encore des enfants. Elstir cependant allait arriver à la porte, quand tout à coup il fit un crochet et vint à nous. J'étais transporté d'une délicieuse épouvante comme je n'aurais pu en éprouver quelques années plus tard, parce que, en même temps que l'âge diminue la capacité, l'habitude du monde ôte toute idée de provoquer d'aussi étranges occasions, de ressentir ce genre d'émotions.
Dans les quelques mots qu'Elstir vint nous dire en s'asseyant à notre table, il ne me répondit jamais, les diverses fois où je lui parlai de Swann. Je commençai à croire qu'il ne le connaissait pas. Il ne m'en demanda pas moins d'aller le voir à son atelier de Balbec, invitation qu'il n'adressa pas à Saint-Loup, et que me valurent, ce que n'aurait peut-être pas fait la recommandation de Swann si Elstir eût été lié avec lui (car la part des sentiments désintéressés est plus grande qu'on ne croit dans la vie des hommes), quelques paroles qui lui firent penser que j'aimais les arts. Il prodigua pour moi une amabilité qui était aussi supérieure à celle de Saint-Loup que celle-ci à l'affabilité d'un petit bourgeois. À côté de celle d'un grand artiste, l'amabilité d'un grand seigneur, si charmante soit-elle, a l'air d'un jeu d'acteur, d'une simulation. Saint-Loup cherchait à plaire, Elstir aimait à donner, à se donner. Tout ce qu'il possédait, idées, oeuvres, et le reste qu'il comptait pour bien moins, il l'eût donné avec joie à quelqu'un qui l'eût compris. Mais faute d'une société supportable, il vivait dans un isolement, avec une sauvagerie que les gens du monde appelaient de la pose et de la mauvaise éducation, les pouvoirs publics un mauvais esprit, ses voisins de la folie, sa famille de l'égoïsme et de l'orgueil.
Et sans doute les premiers temps avait-il pensé, dans la solitude même, avec plaisir que, par le moyen de ses oeuvres, il s'adressait à distance, il donnait une plus haute idée de lui, à ceux qui l'avaient méconnu ou froissé. Peut-être alors vécut-il seul, non par indifférence, mais par amour des autres, et, comme j'avais renoncé à Gilberte pour lui réapparaître un jour sous des couleurs plus aimables, destinait-il son oeuvre à certains, comme un retour vers eux, où sans le revoir lui-même, on l'aimerait, on l'admirerait, on s'entretiendrait de lui ; un renoncement n'est pas toujours total dès le début, quand nous le décidons avec notre âme ancienne et avant que par réaction il n'ait agi sur nous, qu'il s'agisse du renoncement d'un malade, d'un moine, d'un artiste, d'un héros. Mais s'il avait voulu produire en vue de quelques personnes, en produisant, il avait vécu pour lui-même, loin de la société à laquelle il était devenu indifférent ; la pratique de la solitude lui en avait donné l'amour comme il arrive pour toute grande chose que nous avons crainte d'abord, parce que nous la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle nous prive moins qu'elle ne nous détache. Avant de la connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d'en être dès que nous l'avons connue.
Elstir ne resta pas longtemps à causer avec nous. Je me promettais d'aller à son atelier dans les deux ou trois jours suivants, mais le lendemain de cette soirée, comme j'avais accompagné ma grand-mère tout au bout de la digue vers les falaises de Canapville, en revenant, au coin d'une des petites rues qui débouchent, perpendiculairement, sur la plage, nous croisâmes une jeune fille qui, tête basse comme un animal qu'on fait rentrer malgré lui dans l'étable, et tenant des clubs de golf, marchait devant une personne autoritaire, vraisemblablement son « anglaise », ou celle d'une de ses amies, laquelle ressemblait au portrait de Jeffries par Hogarth, le teint rouge comme si sa boisson favorite avait été plutôt le gin que le thé, et prolongeant par le croc noir d'un reste de chique une moustache grise, mais bien fournie. La fillette qui la précédait ressemblait à celle de la petite bande qui, sous un polo noir, avait dans un visage immobile et joufflu des yeux rieurs. Or, celle qui rentrait en ce moment avait aussi un polo noir, mais elle me semblait encore plus jolie que l'autre, la ligne de son nez était plus droite, à la base l'aile en était plus large et plus charnue. Puis l'autre m'était apparue comme une fière jeune fille pâle, celle-ci comme une enfant domptée et de teint rose. Pourtant, comme elle poussait une bicyclette pareille et comme elle portait les mêmes gants de renne, je conclus que les différences tenaient peut-être à la façon dont j'étais placé et aux circonstances, car il était peu probable qu'il y eût à Balbec une seconde jeune fille de visage malgré tout si semblable et qui dans son accoutrement réunît les mêmes particularités. Elle jeta dans ma direction un regard rapide ; les jours suivants, quand je revis la petite bande sur la plage, et même plus tard quand je connus toutes les jeunes filles qui la composaient, je n'eus jamais la certitude absolue qu'aucune d'elles – même celle qui de toutes lui ressemblait le plus, la jeune fille à la bicyclette – fût bien celle que j'avais vue ce soir-là au bout de la plage, au coin de la rue, jeune fille qui n'était guère, mais était tout de même un peu différente de celle que j'avais remarquée dans le cortège.
À partir de cet après-midi-là, moi, qui les jours précédents avais surtout pensé à la grande, ce fut celle aux clubs de golf, présumée être Mlle Simonet, qui recommença à me préoccuper. Au milieu des autres, elle s'arrêtait souvent, forçant ses amies qui semblaient la respecter beaucoup à interrompre aussi leur marche. C'est ainsi, faisant halte, les yeux brillants sous son « polo » que je la revois encore maintenant, silhouettée sur l'écran que lui fait, au fond, la mer, et séparée de moi par un espace transparent et azuré, le temps écoulé depuis lors, première image, toute mince dans mon souvenir, désirée, poursuivie, puis oubliée, puis retrouvée, d'un visage que j'ai souvent depuis projeté dans le passé pour pouvoir me dire d'une jeune fille qui était dans ma chambre : « C'est elle ! »
Mais c'est peut-être encore celle au teint de géranium, aux yeux verts, que j'aurais le plus désiré connaître. Quelle que fût, d'ailleurs, tel jour donné, celle que je préférais apercevoir, les autres, sans celle-là, suffisaient à m'émouvoir ; mon désir, même se portant une fois plutôt sur l'une, une fois plutôt sur l'autre, continuait – comme le premier jour ma confuse vision – à les réunir, à faire d'elles le petit monde à part animé d'une vie commune qu'elles avaient, sans doute, d'ailleurs, la prétention de constituer ; j'eusse pénétré en devenant l'ami de l'une d'elles – comme un païen raffiné ou un chrétien scrupuleux chez les barbares – dans une société rajeunissante où régnaient la santé, l'inconscience, la volupté, la cruauté, l'inintellectualité et la joie.
Ma grand-mère, à qui j'avais raconté mon entrevue avec Elstir et qui se réjouissait de tout le profit intellectuel que je pouvais tirer de son amitié, trouvait absurde et peu gentil que je ne fusse pas encore allé lui faire une visite. Mais je ne pensais qu'à la petite bande, et incertain de l'heure où ces jeunes filles passeraient sur la digue, je n'osais pas m'éloigner. Ma grand-mère s'étonnait aussi de mon élégance, car je m'étais soudain souvenu de costumes que j'avais jusqu'ici laissés au fond de la malle. J'en mettais chaque jour un différent et j'avais même écrit à Paris pour me faire envoyer de nouveaux chapeaux et de nouvelles cravates.
C'est un grand charme ajouté à la vie dans une station balnéaire comme était Balbec, si le visage d'une jolie fille, une marchande de coquillages, de gâteaux ou de fleurs, peint en vives couleurs dans notre pensée, est quotidiennement pour nous dès le matin le but de chacune de ces journées oisives et lumineuses qu'on passe sur la plage. Elles sont alors, et par là, bien que désoeuvrées, alertes comme des journées de travail, aiguillées, aimantées, soulevées légèrement vers un instant prochain, celui où tout en achetant des sablés, des roses, des ammonites, on se délectera à voir, sur un visage féminin, les couleurs étalées aussi purement que sur une fleur. Mais au moins, ces petites marchandes, d'abord on peut leur parler, ce qui évite d'avoir à construire avec l'imagination les autres côtés que ceux que nous fournit la simple perception visuelle, et à recréer leur vie, à s'exagérer son charme, comme devant un portrait ; surtout, justement parce qu'on leur parle, on peut apprendre où, à quelles heures on peut les retrouver. Or il n'en était nullement ainsi pour moi en ce qui concernait les jeunes filles de la petite bande. Leurs habitudes m'étant inconnues, quand certains jours je ne les apercevais pas, ignorant la cause de leur absence, je cherchais si celle-ci était quelque chose de fixe, si on ne les voyait que tous les deux jours, ou quand il faisait tel temps, ou s'il y avait des jours où on ne les voyait jamais. Je me figurais d'avance ami avec elles et leur disant : « Mais vous n'étiez pas là tel jour ? – Ah ! oui, c'est parce que c'était un samedi, le samedi nous ne venons jamais parce que… » Encore si c'était aussi simple que de savoir que le triste samedi il est inutile de s'acharner, qu'on pourrait parcourir la plage en tous sens, s'asseoir à la devanture du pâtissier, faire semblant de manger un éclair, entrer chez le marchand de curiosités, attendre l'heure du bain, le concert, l'arrivée de la marée, le coucher du soleil, la nuit, sans voir la petite bande désirée. Mais le jour fatal ne revenait peut-être pas une fois par semaine. Il ne tombait peut-être pas forcément un samedi. Peut-être certaines conditions atmosphériques influaient-elles sur lui ou lui étaient-elles entièrement étrangères. Combien d'observations patientes, mais non point sereines, il faut recueillir sur les mouvements en apparence irréguliers de ces mondes inconnus avant de pouvoir être sûr qu'on ne s'est pas laissé abuser par des coïncidences, que nos prévisions ne seront pas trompées, avant de dégager les lois certaines, acquises au prix d'expériences cruelles, de cette astronomie passionnée ! Me rappelant que je ne les avais pas vues le même jour qu'aujourd'hui, je me disais qu'elles ne viendraient pas, qu'il était inutile de rester sur la plage. Et justement je les apercevais. En revanche, un jour où, autant que j'avais pu supposer que des lois réglaient le retour de ces constellations, j'avais calculé devoir être un jour faste, elles ne venaient pas. Mais à cette première incertitude si je les verrais ou non le jour même venait s'en ajouter une plus grave, si je les reverrais jamais, car j'ignorais en somme si elles ne devaient pas partir pour l'Amérique ou rentrer à Paris. Cela suffisait pour me faire commencer à les aimer. On peut avoir du goût pour une personne. Mais pour déchaîner cette tristesse, ce sentiment de l'irréparable, ces angoisses qui préparent l'amour, il faut – et il est peut-être ainsi, plutôt que ne l'est une personne, l'objet même que cherche anxieusement à étreindre la passion – le risque d'une impossibilité. Ainsi agissaient déjà ces influences qui se répètent au cours d'amours successives (pouvant du reste se produire, mais alors plutôt dans l'existence des grandes villes au sujet d'ouvrières dont on ne sait pas les jours de congé et qu'on s'effraye de ne pas avoir vues à la sortie de l'atelier), ou du moins qui se renouvelèrent au cours des miennes. Peut-être sont-elles inséparables de l'amour ; peut-être tout ce qui fut une particularité du premier vient-il s'ajouter aux suivants par souvenir, suggestion, habitude et à travers les périodes successives de notre vie donner à ses aspects différents un caractère général.
Je prenais tous les prétextes pour aller sur la plage aux heures où j'espérais pouvoir les rencontrer. Les ayant aperçues une fois pendant notre déjeuner je n'y arrivais plus qu'en retard, attendant indéfiniment sur la digue qu'elles y passassent ; restant le peu de temps que j'étais assis dans la salle à manger à interroger des yeux l'azur du vitrage ; me levant bien avant le dessert pour ne pas les manquer dans le cas où elles se fussent promenées à une autre heure et m'irritant contre ma grand-mère, inconsciemment méchante, quand elle me faisait rester avec elle au-delà de l'heure qui me semblait propice. Je tâchais de prolonger l'horizon en mettant ma chaise de travers ; si par hasard j'apercevais n'importe laquelle des jeunes filles, comme elles participaient toutes à la même essence spéciale, c'était comme si j'avais vu projeté en face de moi dans une hallucination mobile et diabolique un peu du rêve ennemi et pourtant passionnément convoité qui l'instant d'avant encore, n'existait, y stagnant d'ailleurs d'une façon permanente, que dans mon cerveau.
Je n'en aimais aucune les aimant toutes, et pourtant leur rencontre possible était pour mes journées le seul élément délicieux, faisait seule naître en moi de ces espoirs où on briserait tous les obstacles, espoirs souvent suivis de rage, si je ne les avais pas vues. En ce moment, ces jeunes filles éclipsaient pour moi ma grand-mère ; un voyage m'eût tout de suite souri si ç'avait été pour aller dans un lieu où elles dussent se trouver. C'était à elles que ma pensée s'était agréablement suspendue quand je croyais penser à autre chose, ou à rien. Mais quand, même ne le sachant pas, je pensais à elles, plus inconsciemment encore, elles, c'était pour moi les ondulations montueuses et bleues de la mer, le profil d'un défilé devant la mer. C'était la mer que j'espérais retrouver, si j'allais dans quelques villes où elles seraient. L'amour le plus exclusif pour une personne est toujours l'amour d'autre chose.
Ma grand-mère me témoignait, parce que maintenant je m'intéressais extrêmement au golf et au tennis et laissais échapper l'occasion de regarder travailler et entendre discourir un artiste qu'elle savait des plus grands, un mépris qui me semblait procéder de vues un peu étroites. J'avais autrefois entrevu aux Champs-Élysées et je m'étais mieux rendu compte depuis, qu'en étant amoureux d'une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme ; que par conséquent l'important n'est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l'état ; et que les émotions qu'une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses oeuvres.
Je dus finir par obéir à ma grand-mère avec d'autant plus d'ennui qu'Elstir habitait assez loin de la digue, dans une des avenues les plus nouvelles de Balbec. La chaleur du jour m'obligea à prendre le tramway qui passait par la rue de la Plage, et je m'efforçais, pour penser que j'étais dans l'antique royaume des Cimmériens, dans la patrie peut-être du roi Mark ou sur l'emplacement de la forêt de Brocéliande, de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d'Elstir était peut-être la plus somptueusement laide, louée malgré cela par lui, parce que de toutes celles qui existaient à Balbec, c'était la seule qui pouvait lui offrir un vaste atelier.
C'est aussi en détournant les yeux que je traversai le jardin qui avait une pelouse – en plus petit comme chez n'importe quel bourgeois dans la banlieue de Paris –, une petite statuette de galant jardinier, des boules de verre où l'on se regardait, des bordures de bégonias et une petite tonnelle sous laquelle des rocking-chairs étaient allongés devant une table de fer. Mais après tous ces abords empreints de laideur citadine, je ne fis plus attention aux moulures chocolat des plinthes quand je fus dans l'atelier ; je me sentis parfaitement heureux, car par toutes les études qui étaient autour de moi, je sentais la possibilité de m'élever à une connaissance poétique, féconde en joies, de maintes formes que je n'avais pas isolées jusque-là du spectacle total de la réalité. Et l'atelier d'Elstir m'apparut comme le laboratoire d'une sorte de nouvelle création du monde, où, du chaos que sont toutes choses que nous voyons, il avait tiré, en les peignant sur divers rectangles de toile qui étaient posés dans tous les sens, ici une vague de la mer écrasant avec colère sur le sable son écume lilas, là un jeune homme en coutil blanc accoudé sur le pont d'un bateau. Le veston du jeune homme et la vague éclaboussante avaient pris une dignité nouvelle du fait qu'ils continuaient à être, encore que dépourvus de ce en quoi ils passaient pour consister, la vague ne pouvant plus mouiller, ni le veston habiller personne.
Au moment où j'entrai, le créateur était en train d'achever, avec le pinceau qu'il tenait dans sa main, la forme du soleil à son coucher.
Les stores étaient clos de presque tous les côtés, l'atelier était assez frais et, sauf à un endroit où le grand jour apposait au mur sa décoration éclatante et passagère, obscur ; seule était ouverte une petite fenêtre rectangulaire encadrée de chèvrefeuilles qui, après une bande de jardin, donnait sur une avenue ; de sorte que l'atmosphère de la plus grande partie de l'atelier était sombre, transparente et compacte dans sa masse, mais humide et brillante aux cassures où la sertissait la lumière, comme un bloc de cristal de roche dont une face déjà taillée et polie, çà et là, luit comme un miroir et s'irise. Tandis qu'Elstir, sur ma prière, continuait à peindre, je circulais dans ce clair-obscur, m'arrêtant devant un tableau puis devant un autre.
Le plus grand nombre de ceux qui m'entouraient n'étaient pas ce que j'aurais le plus aimé voir de lui, les peintures appartenant à ses première et deuxième manières, comme disait une revue d'art anglaise qui traînait sur la table du salon du Grand-Hôtel, la manière mythologique et celle où il avait subi l'influence du Japon, toutes deux admirablement représentées, disait-on, dans la collection de Mme de Guermantes. Naturellement, ce qu'il avait dans son atelier, ce n'était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j'y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu'Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l'intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d'elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion.
Parfois à ma fenêtre, dans l'hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand j'attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m'était arrivé grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie. C'est ainsi qu'il m'arrivait à Paris, dans ma chambre, d'entendre une dispute, presque une émeute, jusqu'à ce que j'eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture dont le roulement approchait, ce bruit dont j'éliminais alors ces vociférations aiguës et discordantes que mon oreille avait réellement entendues, mais que mon intelligence savait que des roues ne produisaient pas. Mais les rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement, c'était de ceux-là qu'était faite l'oeuvre d'Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de lui en ce moment était justement celle qui comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C'était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de l'enthousiasme qu'excitait chez certains amateurs la peinture d'Elstir.
C'est par exemple à une métaphore de ce genre – dans un tableau représentant le port de Carquethuit, tableau qu'il avait terminé depuis peu de jours et que je regardai longuement – qu'Elstir avait préparé l'esprit du spectateur en n'employant pour la petite ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les maisons cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou peut-être la mer même s'enfonçant en golfe dans les terres ainsi que cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de l'autre côté de la pointe avancée où était construite la ville, les toits étaient dépassés (comme ils l'eussent été par des cheminées ou par des clochers) par des mâts, lesquels avaient l'air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient, quelque chose de citadin, de construit sur terre, impression qu'augmentaient d'autres bateaux, demeurés le long de la jetée, mais en rangs si pressés que les hommes y causaient d'un bâtiment à l'autre sans qu'on pût distinguer leur séparation et l'interstice de l'eau, et ainsi cette flottille de pêche avait moins l'air d'appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d'eau de tous côtés parce qu'on les voyait sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans la ceinture d'un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et mystique. Dans le premier plan de la plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l'océan. Des hommes qui poussaient des bateaux à la mer couraient aussi bien dans les flots que sur le sable, lequel, mouillé, réfléchissait déjà les coques comme s'il avait été de l'eau. La mer elle-même ne montait pas régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la perspective déchiquetait encore davantage, si bien qu'un navire en pleine mer, à demi caché par les ouvrages avancés de l'arsenal, semblait voguer au milieu de la ville ; des femmes qui ramassaient des crevettes dans les rochers, avaient l'air, parce qu'elles étaient entourées d'eau et à cause de la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait la plage (des deux côtés les plus rapprochés des terres) au niveau de la mer, d'être dans une grotte marine surplombée de barques et de vagues, ouverte et protégée au milieu des flots écartés miraculeusement. Si tout le tableau donnait cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la terre est déjà marine et la population amphibie, la force de l'élément marin éclatait partout ; et près des rochers, à l'entrée de la jetée, où la mer était agitée, on sentait, aux efforts des matelots et à l'obliquité des barques couchées à angle aigu devant la calme verticalité de l'entrepôt, de l'église, des maisons de la ville, où les uns rentraient, d'où les autres partaient pour la pêche, qu'ils trottaient rudement sur l'eau comme sur un animal fougueux et rapide dont les soubresauts, sans leur adresse, les eussent jetés à terre. Une bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une carriole ; un matelot joyeux, mais attentif aussi la gouvernait comme avec des guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa place pour ne pas faire trop de poids d'un côté et ne pas verser, et on courait ainsi par les champs ensoleillés, dans les sites ombreux, dégringolant les pentes. C'était une belle matinée malgré l'orage qu'il avait fait. Et même on sentait encore les puissantes actions qu'avait à neutraliser le bel équilibre des barques immobiles, jouissant du soleil et de la fraîcheur, dans les parties où la mer était si calme que les reflets avaient presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la perspective faisait s'enjamber les unes les autres. Ou plutôt on n'aurait pas dit d'autres parties de la mer. Car entre ces parties, il y avait autant de différence qu'entre l'une d'elles et l'église sortant des eaux, et les bateaux derrière la ville. L'intelligence faisait ensuite un même élément de ce qui était, ici noir dans un effet d'orage, plus loin tout d'une couleur avec le ciel et aussi verni que lui, et là si blanc de soleil, de brume et d'écume, si compact, si terrien, si circonvenu de maisons, qu'on pensait à quelque chaussée de pierres ou à un champ de neige, sur lequel on était effrayé de voir un navire s'élever en pente raide et à sec comme une voiture qui s'ébroue en sortant d'un gué, mais qu'au bout d'un moment, en y voyant sur l'étendue haute et inégale du plateau solide des bateaux titubants, on comprenait, identique en tous ces aspects divers, être encore la mer.
Bien qu'on dise avec raison qu'il n'y a pas de progrès, pas de découvertes en art, mais seulement dans les sciences, et que chaque artiste recommençant pour son compte un effort individuel ne peut y être aidé ni entravé par les efforts de tout autre, il faut pourtant reconnaître que dans la mesure où l'art met en lumière certaines lois, une fois qu'une industrie les a vulgarisées, l'art antérieur perd rétrospectivement un peu de son originalité. Depuis les débuts d'Elstir, nous avons connu ce qu'on appelle « d'admirables » photographies de paysages et de villes. Si on cherche à préciser ce que les amateurs désignent dans ce cas par cette épithète, on verra qu'elle s'applique d'ordinaire à quelque image singulière d'une chose connue, image différente de celles que nous avons l'habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu'elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-même en nous rappelant une impression. Par exemple, telle de ces photographies « magnifiques » illustrera une loi de la perspective, nous montrera telle cathédrale que nous avons l'habitude de voir au milieu de la ville, prise au contraire d'un point choisi d'où elle aura l'air trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du fleuve d'où elle est en réalité distante. Or, l'effort d'Elstir de ne pas exposer les choses telles qu'il savait qu'elles étaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite, l'avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappantes alors, car l'art était le premier à les dévoiler. Un fleuve, à cause du tournant de son cours, un golfe à cause du rapprochement apparent des falaises, avaient l'air de creuser au milieu de la plaine ou des montagnes un lac absolument fermé de toutes parts. Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée d'été, un rentrant de la mer semblait, enfermé dans des murailles de granit rose, n'être pas la mer, laquelle commençait plus loin. La continuité de l'océan n'était suggérée que par des mouettes qui, tournoyant sur ce qui semblait au spectateur de la pierre, humaient au contraire l'humidité du flot. D'autres lois se dégageaient de cette même toile comme, au pied des immenses falaises, la grâce lilliputienne des voiles blanches sur le miroir bleu où elles semblaient des papillons endormis, et certains contrastes entre la profondeur des ombres et la pâleur de la lumière. Ces jeux des ombres, que la photographie a banalisés aussi, avaient intéressé Elstir au point qu'il s'était complu autrefois à peindre de véritables mirages, où un château coiffé d'une tour apparaissait comme un château complètement circulaire prolongé d'une tour à son faîte, et en bas d'une tour inverse, soit que la pureté extraordinaire d'un beau temps donnât à l'ombre qui se reflétait dans l'eau la dureté et l'éclat de la pierre, soit que les brumes du matin rendissent la pierre aussi vaporeuse que l'ombre. De même au-delà de la mer, derrière une rangée de bois, une autre mer commençait, rosée par le coucher du soleil, et qui était le ciel. La lumière, inventant comme de nouveaux solides, poussait la coque du bateau qu'elle frappait, en retrait de celle qui était dans l'ombre, et disposait comme les degrés d'un escalier de cristal sur la surface matériellement plane, mais brisée par l'éclairage de la mer au matin. Un fleuve qui passe sous les ponts d'une ville était pris d'un point de vue tel qu'il apparaissait entièrement disloqué, étalé ici en lac, aminci là en filet, rompu ailleurs par l'interposition d'une colline couronnée de bois où le citadin va le soir respirer la fraîcheur du soir ; et le rythme même de cette ville bouleversée n'était assuré que par la verticale inflexible des clochers qui ne montaient pas, mais plutôt, selon le fil à plomb de la pesanteur marquant la cadence comme dans une marche triomphale, semblaient tenir en suspens au-dessous d'eux toute la masse plus confuse des maisons étagées dans la brume, le long du fleuve écrasé et décousu. Et (comme les premières oeuvres d'Elstir dataient de l'époque où on agrémentait les paysages par la présence d'un personnage) sur la falaise ou dans la montagne, le chemin, cette partie à demi humaine de la nature, subissait, comme le fleuve ou l'océan, les éclipses de la perspective. Et soit qu'une arête montagneuse, ou la brume d'une cascade, ou la mer empêchât de suivre la continuité de la route, visible pour le promeneur mais non pour nous, le petit personnage humain en habits démodés perdu dans ces solitudes semblait souvent arrêté devant un abîme, le sentier qu'il suivait finissant là, tandis que, trois cents mètres plus haut dans ces bois de sapins, c'est d'un oeil attendri et d'un coeur rassuré que nous voyions reparaître la mince blancheur de son sable hospitalier au pas du voyageur, mais dont le versant de la montagne nous avait dérobé, contournant la cascade ou le golfe, les lacets intermédiaires.
L'effort qu'Elstir faisait pour se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence était d'autant plus admirable que cet homme qui avant de peindre se faisait ignorant, oubliait tout par probité (car ce qu'on sait n'est pas à soi), avait justement une intelligence exceptionnellement cultivée. Comme je lui avouais la déception que j'avais eue devant l'église de Balbec : « Comment, me dit-il, vous avez été déçu par ce porche, mais c'est la plus belle Bible historiée que le peuple ait jamais pu lire. Cette Vierge et tous les bas-reliefs qui racontent sa vie, c'est l'expression la plus tendre, la plus inspirée, de ce long poème d'adoration et de louanges que le Moyen Âge déroulera à la gloire de la Madone. Si vous saviez, à côté de l'exactitude la plus minutieuse à traduire le texte saint, quelles trouvailles de délicatesse a eues le vieux sculpteur, que de profondes pensées, quelle délicieuse poésie ! L'idée de ce grand voile dans lequel les Anges portent le corps de la Vierge, trop sacré pour qu'ils osent le toucher directement (je lui dis que le même sujet était traité à Saint-André-des-Champs ; il avait vu des photographies du porche de cette dernière église, mais me fit remarquer que l'empressement de ces petits paysans qui courent tous à la fois autour de la Vierge était autre chose que la gravité des deux grands anges presque italiens, si élancés, si doux) ; l'ange qui emporte l'âme de la Vierge pour la réunir à son corps ; dans la rencontre de la Vierge et d'Élisabeth, le geste de cette dernière qui touche le sein de Marie et s'émerveille de le sentir gonflé ; et le bras bandé de la sage-femme qui n'avait pas voulu croire, sans toucher, à l'Immaculée Conception ; et la ceinture jetée par la Vierge à saint Thomas pour lui donner la preuve de sa résurrection ; ce voile, aussi, que la Vierge arrache de son sein pour en voiler la nudité de son fils d'un côté de qui l'Église recueille le sang, la liqueur de l'Eucharistie, tandis que, de l'autre, la Synagogue, dont le règne est fini, a les yeux bandés, tient un sceptre à demi brisé et laisse échapper, avec sa couronne qui lui tombe de la tête, les tables de l'ancienne Loi ; et l'époux qui aidant, à l'heure du Jugement dernier, sa jeune femme à sortir du tombeau lui appuie la main contre son propre coeur pour la rassurer et lui prouver qu'il bat vraiment, est-ce aussi assez chouette comme idée, assez trouvé ? Et l'ange qui emporte le soleil et la lune devenus inutiles puisqu'il est dit que la Lumière de la Croix sera sept fois plus puissante que celle des astres ; et celui qui trempe sa main dans l'eau du bain de Jésus pour voir si elle est assez chaude ; et celui qui sort des nuées pour poser sa couronne sur le front de la Vierge ; et tous ceux qui penchés du haut du ciel entre les balustres de la Jérusalem céleste, lèvent les bras d'épouvante ou de joie à la vue des supplices des méchants et du bonheur des élus ! Car c'est tous les cercles du ciel, tout un gigantesque poème théologique et symbolique que vous avez là. C'est fou, c'est divin, c'est mille fois supérieur à tout ce que vous verrez en Italie où d'ailleurs ce tympan a été littéralement copié par des sculpteurs de bien moins de génie. Parce que, vous comprenez, tout ça c'est une question de génie. Il n'y a pas eu d'époque où tout le monde a du génie, tout ça c'est des blagues, ça serait plus fort que l'âge d'or. Le type qui a sculpté cette façade-là, croyez bien qu'il était aussi fort, qu'il avait des idées aussi profondes que les gens de maintenant que vous admirez le plus. Je vous montrerais cela, si nous y allions ensemble. Il y a certaines paroles de l'office de l'Assomption qui ont été traduites avec une subtilité qu'un Redon n'a pas égalée. »
Cette vaste vision céleste dont il me parlait, ce gigantesque poème théologique que je comprenais avoir été écrit là, pourtant quand mes yeux pleins de désirs s'étaient ouverts devant la façade, ce n'est pas eux que j'avais vus. Je lui parlai de ces grandes statues de saints qui montées sur ces échasses forment une sorte d'avenue.
« Elle part des fonds des âges pour aboutir à Jésus-Christ, me dit-il. Ce sont d'un côté ses ancêtres selon l'esprit, de l'autre, les Rois de Juda, ses ancêtres selon la chair. Tous les siècles sont là. Et si vous aviez mieux regardé ce qui vous a paru des échasses, vous auriez pu nommer ceux qui étaient perchés. Car sous les pieds de Moïse, vous auriez reconnu le veau d'or, sous les pieds d'Abraham, le bélier, sous ceux de Joseph, le démon conseillant la femme de Putiphar. »
Je lui dis aussi que je m'étais attendu à trouver un monument presque persan et que ç'avait sans doute été là une des causes de mon mécompte. « Mais non, me répondit-il, il y a beaucoup de vrai. Certaines parties sont tout orientales ; un chapiteau reproduit si exactement un sujet persan que la persistance des traditions orientales ne suffit pas à l'expliquer. Le sculpteur a dû copier quelque coffret apporté par des navigateurs. » Et en effet, il devait me montrer plus tard la photographie d'un chapiteau où je vis des dragons quasi chinois qui se dévoraient, mais à Balbec ce petit morceau de sculpture avait passé pour moi inaperçu dans l'ensemble du monument qui ne ressemblait pas à ce que m'avaient montré ces mots : « église presque persane ».
Les joies intellectuelles que je goûtais dans cet atelier ne m'empêchaient nullement de sentir, quoiqu'ils nous entourassent comme malgré nous, les tièdes glacis, la pénombre étincelante de la pièce, et au bout de la petite fenêtre encadrée de chèvrefeuilles, dans l'avenue toute rustique, la résistante sécheresse de la terre brûlée de soleil que voilait seulement la transparence de l'éloignement et de l'ombre des arbres. Peut-être l'inconscient bien-être que me causait ce jour d'été venait-il agrandir, comme un affluent, la joie que me causait la vue du « Port de Carquethuit ».
J'avais cru Elstir modeste mais je compris que je m'étais trompé, en voyant son visage se nuancer de tristesse quand dans une phrase de remerciement je prononçai le mot de gloire. Ceux qui croient leurs oeuvres durables – et c'était le cas pour Elstir – prennent l'habitude de les situer dans une époque où eux-mêmes ne seront plus que poussière. Et ainsi en les forçant à réfléchir au néant, l'idée de la gloire les attriste parce qu'elle est inséparable de l'idée de la mort. Je changeai de conversation pour dissiper ce nuage d'orgueilleuse mélancolie dont j'avais sans le vouloir chargé le front d'Elstir. « On m'avait conseillé », lui dis-je en pensant à la conversation que nous avions eue avec Legrandin à Combray et sur laquelle j'étais content d'avoir son avis, « de ne pas aller en Bretagne, parce que c'était malsain pour un esprit déjà porté au rêve. – Mais non, me répondit-il, quand un esprit est porté au rêve, il ne faut pas l'en tenir écarté, le lui rationner. Tant que vous détournerez votre esprit de ses rêves, il ne les connaîtra pas ; vous serez le jouet de mille apparences parce que vous n'en aurez pas compris la nature. Si un peu de rêve est dangereux, ce qui en guérit, ce n'est pas moins de rêve, mais plus de rêve, mais tout le rêve. Il importe qu'on connaisse entièrement ses rêves pour n'en plus souffrir ; il y a une certaine séparation du rêve et de la vie qu'il est si souvent utile de faire que je me demande si on ne devrait pas à tout hasard la pratiquer préventivement comme certains chirurgiens prétendent qu'il faudrait, pour éviter la possibilité d'une appendicite future, enlever l'appendice chez tous les enfants. »
Elstir et moi nous étions allés jusqu'au fond de l'atelier, devant la fenêtre qui donnait derrière le jardin sur une étroite avenue de traverse, presque un petit chemin rustique. Nous étions venus là pour respirer l'air rafraîchi de l'après-midi plus avancé. Je me croyais bien loin des jeunes filles de la petite bande et c'est en sacrifiant pour une fois l'espérance de les voir que j'avais fini par obéir à la prière de ma grand-mère et aller voir Elstir. Car où se trouve ce qu'on cherche on ne le sait pas, et on fuit souvent pendant bien longtemps le lieu où, pour d'autres raisons, chacun nous invite ; mais nous ne soupçonnons pas que nous y verrions justement l'être auquel nous pensons. Je regardais vaguement le chemin campagnard qui, extérieur à l'atelier, passait tout près de lui mais n'appartenait pas à Elstir. Tout à coup y apparut, le suivant à pas rapides, la jeune cycliste de la petite bande avec, sur ses cheveux noirs, son polo abaissé vers ses grosses joues, ses yeux gais et un peu insistants ; et dans ce sentier fortuné miraculeusement rempli de douces promesses, je la vis sous les arbres adresser à Elstir un salut souriant d'amie, arc-en-ciel qui unit pour moi notre monde terraqué à des régions que j'avais jugées jusque-là inaccessibles. Elle s'approcha même pour tendre la main au peintre, sans s'arrêter, et je vis qu'elle avait un petit grain de beauté au menton. « Vous connaissez cette jeune fille, Monsieur ? » dis-je à Elstir, comprenant qu'il pourrait me présenter à elle, l'inviter chez lui. Et cet atelier paisible avec son horizon rural s'était rempli d'un surcroît délicieux comme il arrive d'une maison où un enfant se plaisait déjà et où il apprend que, en plus, de par la générosité qu'ont les belles choses et les nobles gens à accroître indéfiniment leurs dons, se prépare pour lui un magnifique goûter. Elstir me dit qu'elle s'appelait Albertine Simonet et me nomma aussi ses autres amies que je lui décrivis avec assez d'exactitude pour qu'il n'eût guère d'hésitation. J'avais commis à l'égard de leur situation sociale une erreur, mais pas dans le même sens que d'habitude à Balbec. J'y prenais facilement pour des princes des fils de boutiquiers montant à cheval. Cette fois j'avais situé dans un milieu interlope des filles d'une petite bourgeoisie fort riche, du monde de l'industrie et des affaires. C'était celui qui, de prime abord, m'intéressait le moins, n'ayant pour moi le mystère ni du peuple, ni d'une société comme celle des Guermantes. Et sans doute, si un prestige préalable, qu'elles ne perdraient plus, ne leur avait été conféré, devant mes yeux éblouis, par la vacuité éclatante de la vie de plage, je ne serais peut-être pas arrivé à lutter victorieusement contre l'idée qu'elles étaient les filles de gros négociants. Je ne pus qu'admirer combien la bourgeoisie française était un atelier merveilleux de la sculpture la plus variée. Que de types imprévus, quelle invention dans le caractère des visages, quelle décision, quelle fraîcheur, quelle naïveté dans les traits ! Les vieux bourgeois avares d'où étaient issues ces Dianes et ces nymphes me semblaient les plus grands des statuaires. Avant que j'eusse eu le temps de m'apercevoir de la métamorphose sociale de ces jeunes filles, et tant ces découvertes d'une erreur, ces modifications de la notion qu'on a d'une personne ont l'instantanéité d'une réaction chimique, s'était déjà installée derrière le visage d'un genre si voyou de ces jeunes filles que j'avais prises pour des maîtresses de coureurs cyclistes, de champions de boxe, l'idée qu'elles pouvaient très bien être liées avec la famille de tel notaire que nous connaissions. Je ne savais guère ce qu'était Albertine Simonet. Elle ignorait certes ce qu'elle devait être un jour pour moi. Même ce nom de Simonet que j'avais déjà entendu sur la plage, si on m'avait demandé de l'écrire je l'aurais orthographié avec deux n, ne me doutant pas de l'importance que cette famille attachait à n'en posséder qu'un seul. Au fur et à mesure que l'on descend dans l'échelle sociale, le snobisme s'accroche à des riens qui ne sont peut-être pas plus nuls que les distinctions de l'aristocratie, mais qui plus obscurs, plus particuliers à chacun, surprennent davantage. Peut-être y avait-il eu des Simonnet qui avaient fait de mauvaises affaires, ou pis encore. Toujours est-il que les Simonet s'étaient, paraît-il, toujours irrités comme d'une calomnie quand on doublait leur n. Ils avaient, d'être les seuls Simonet avec un n au lieu de deux, autant de fierté peut-être que les Montmorency d'être les premiers barons de France. Je demandai à Elstir si ces jeunes filles habitaient Balbec, il me répondit oui pour certaines d'entre elles. La villa de l'une était précisément située tout au bout de la plage, là où commencent les falaises de Canapville. Comme cette jeune fille était une grande amie d'Albertine Simonet, ce me fut une raison de plus de croire que c'était bien cette dernière que j'avais rencontrée, quand j'étais avec ma grand-mère. Certes il y avait tant de ces petites rues perpendiculaires à la plage où elles faisaient un angle pareil, que je n'aurais pu spécifier exactement laquelle c'était. On voudrait avoir un souvenir exact mais au moment même la vision a été trouble. Pourtant qu'Albertine et cette jeune fille entrant chez son amie fussent une seule et même personne, c'était pratiquement une certitude. Malgré cela, tandis que les innombrables images que m'a présentées dans la suite la brune joueuse de golf, si différentes qu'elles soient les unes des autres, se superposent (parce que je sais qu'elles lui appartiennent toutes) et que si je remonte le fil de mes souvenirs, je peux, sous le couvert de cette identité et comme dans un chemin de communication intérieure, repasser par toutes ces images sans sortir d'une même personne, en revanche, si je veux remonter jusqu'à la jeune fille que je croisai le jour où j'étais avec ma grand-mère, il me faut ressortir à l'air libre. Je suis persuadé que c'est Albertine que je retrouve, la même que celle qui s'arrêtait souvent, au milieu de ses amies, dans sa promenade, dépassant l'horizon de la mer ; mais toutes ces images restent séparées de cette autre parce que je ne peux pas lui conférer rétrospectivement une identité qu'elle n'avait pas pour moi au moment où elle a frappé mes yeux ; quoi que puisse m'assurer le calcul des probabilités, cette jeune fille aux grosses joues qui me regarda si hardiment au coin de la petite rue et de la plage et par qui je crois que j'aurais pu être aimé, au sens strict du mot revoir, je ne l'ai jamais revue.
Mon hésitation entre les diverses jeunes filles de la petite bande, lesquelles gardaient toutes un peu du charme collectif qui m'avait d'abord troublé, s'ajouta-t-elle aussi à ces causes pour me laisser plus tard, même au temps de mon plus grand – de mon second – amour pour Albertine, une sorte de liberté intermittente, et bien brève, de ne l'aimer pas ? Pour avoir erré entre toutes ses amies avant de se porter définitivement sur elle, mon amour garda parfois entre lui et l'image d'Albertine un certain « jeu » qui lui permettait comme un éclairage mal adapté de se poser sur d'autres avant de revenir s'appliquer à elle ; le rapport entre le mal que je ressentais au coeur et le souvenir d'Albertine ne me semblait pas nécessaire, j'aurais peut-être pu le coordonner avec l'image d'une autre personne. Ce qui me permettait, l'éclair d'un instant, de faire évanouir la réalité, non pas seulement la réalité extérieure comme dans mon amour pour Gilberte (que j'avais reconnu pour un état intérieur où je tirais de moi seul la qualité particulière, le caractère spécial de l'être que j'aimais, tout ce qui le rendait indispensable à mon bonheur), mais même la réalité intérieure et purement subjective.
« Il n'y a pas de jour qu'une ou l'autre d'entre elles ne passe devant l'atelier et n'entre me faire un bout de visite », me dit Elstir, me désespérant aussi par la pensée que si j'avais été le voir aussitôt que ma grand-mère m'avait demandé de le faire, j'eusse probablement depuis longtemps déjà fait la connaissance d'Albertine.
Elle s'était éloignée ; de l'atelier on ne la voyait plus. Je pensai qu'elle était allée rejoindre ses amies sur la digue. Si j'avais pu m'y trouver avec Elstir, j'eusse fait leur connaissance. J'inventai mille prétextes pour qu'il consentît à venir faire un tour de plage avec moi. Je n'avais plus le même calme qu'avant l'apparition de la jeune fille dans le cadre de la petite fenêtre si charmante jusque-là sous ses chèvrefeuilles et maintenant bien vide. Elstir me causa une joie mêlée de torture en me disant qu'il ferait quelques pas avec moi, mais qu'il était obligé de terminer d'abord le morceau qu'il était en train de peindre. C'était des fleurs, mais pas de celles dont j'eusse mieux aimé lui commander le portrait que celui d'une personne, afin d'apprendre par la révélation de son génie ce que j'avais si souvent cherché en vain devant elles – aubépines, épines roses, bluets, fleurs de pommiers. Elstir tout en peignant me parlait de botanique, mais je ne l'écoutais guère ; il ne se suffisait plus à lui-même, il n'était plus que l'intermédiaire nécessaire entre ces jeunes filles et moi ; le prestige que quelques instants encore auparavant lui donnait pour moi son talent, ne valait plus qu'en tant qu'il m'en conférait un peu à moi-même aux yeux de la petite bande à qui je serais présenté par lui.
J'allais et venais, impatient qu'il eût fini de travailler ; je saisissais pour les regarder des études dont beaucoup, tournées contre le mur, étaient empilées les unes sur les autres. Je me trouvai ainsi mettre au jour une aquarelle qui devait être d'un temps bien plus ancien de la vie d'Elstir et me causa cette sorte particulière d'enchantement que dispensent des oeuvres non seulement d'une exécution délicieuse, mais aussi d'un sujet si singulier et si séduisant que c'est à lui que nous attribuons une partie de leur charme, comme si, ce charme, le peintre n'avait eu qu'à le découvrir, qu'à l'observer, matériellement réalisé déjà dans la nature et à le reproduire. Que de tels objets puissent exister, beaux en dehors même de l'interprétation du peintre, cela contente en nous un matérialisme inné, combattu par la raison, et sert de contrepoids aux abstractions de l'esthétique. C'était – cette aquarelle – le portrait d'une jeune femme pas jolie, mais d'un type curieux, que coiffait un serre-tête assez semblable à un chapeau melon bordé d'un ruban de soie cerise ; une de ses mains gantées de mitaines tenait une cigarette allumée, tandis que l'autre élevait à la hauteur du genou une sorte de grand chapeau de jardin, simple écran de paille contre le soleil. À côté d'elle, un porte-bouquet plein de roses sur une table. Souvent, et c'était le cas ici, la singularité de ces oeuvres tient surtout à ce qu'elles ont été exécutées dans des conditions particulières dont nous ne nous rendons pas clairement compte d'abord, par exemple si la toilette étrange d'un modèle féminin est un déguisement de bal costumé, ou si au contraire le manteau rouge d'un vieillard qui a l'air de l'avoir revêtu pour se prêter à une fantaisie du peintre, est sa robe de professeur ou de conseiller, ou son camail de cardinal. Le caractère ambigu de l'être dont j'avais le portrait sous les yeux tenait sans que je le comprisse à ce que c'était une jeune actrice d'autrefois en demi-travesti. Mais son melon, sous lequel ses cheveux étaient bouffants, mais courts, son veston de velours sans revers ouvrant sur un plastron blanc me firent hésiter sur la date de la mode et le sexe du modèle, de façon que je ne savais pas exactement ce que j'avais sous les yeux, sinon le plus clair des morceaux de peinture. Et le plaisir qu'il me donnait était troublé seulement par la peur qu'Elstir en s'attardant encore me fît manquer les jeunes filles, car le soleil était déjà oblique et bas dans la petite fenêtre. Aucune chose dans cette aquarelle n'était simplement constatée en fait et peinte à cause de son utilité dans la scène, le costume parce qu'il fallait que la femme fût habillée, le porte-bouquet pour les fleurs. Le verre du porte-bouquet, aimé pour lui-même, avait l'air d'enfermer l'eau où trempaient les tiges des oeillets, dans quelque chose d'aussi limpide, presque d'aussi liquide qu'elle ; l'habillement de la femme l'entourait d'une matière qui avait un charme indépendant, fraternel, et si les oeuvres de l'industrie pouvaient rivaliser de charme avec les merveilles de la nature, aussi délicates, aussi savoureuses au toucher du regard, aussi fraîchement peintes que la fourrure d'une chatte, les pétales d'un oeillet, les plumes d'une colombe. La blancheur du plastron, d'une finesse de grésil et dont le frivole plissage avait des clochettes comme celles du muguet, s'étoilait des clairs reflets de la chambre, aigus eux-mêmes et finement nuancés comme des bouquets de fleurs qui auraient broché le linge. Et le velours du veston, brillant et nacré, avait çà et là quelque chose de hérissé, de déchiqueté et de velu qui faisait penser à l'ébouriffage des oeillets dans le vase. Mais surtout on sentait qu'Elstir, insoucieux de ce que pouvait présenter d'immoral ce travesti d'une jeune actrice pour qui le talent avec lequel elle jouerait son rôle avait sans doute moins d'importance que l'attrait irritant qu'elle allait offrir aux sens blasés ou dépravés de certains spectateurs, s'était au contraire attaché à ces traits d'ambiguïté comme à un élément esthétique qui valait d'être mis en relief et qu'il avait tout fait pour souligner. Le long des lignes du visage, le sexe avait l'air d'être sur le point d'avouer qu'il était celui d'une fille un peu garçonnière, s'évanouissait, et plus loin se retrouvait, suggérant plutôt l'idée d'un jeune efféminé vicieux et songeur, puis fuyait encore, restait insaisissable. Le caractère de tristesse rêveuse du regard, par son contraste même avec les accessoires appartenant au monde de la noce et du théâtre, n'était pas ce qui était le moins troublant. On pensait du reste qu'il devait être factice et que le jeune être qui semblait s'offrir aux caresses dans ce provocant costume avait probablement trouvé piquant d'y ajouter l'expression romanesque d'un sentiment secret, d'un chagrin inavoué. Au bas du portrait était écrit : Miss Sacripant, octobre 1872. Je ne pus contenir mon admiration. « Oh ! ce n'est rien, c'est une pochade de jeunesse, c'était un costume pour une revue des Variétés. Tout cela est bien loin. – Et qu'est devenu le modèle ? » Un étonnement provoqué par mes paroles précéda sur la figure d'Elstir l'air indifférent et distrait qu'au bout d'une seconde il y étendit. « Tenez, passez-moi vite cette toile, me dit-il, j'entends Mme Elstir qui arrive et bien que la jeune personne en melon n'ait joué, je vous assure, aucun rôle dans ma vie, il est inutile que ma femme ait cette aquarelle sous les yeux. Je n'ai gardé cela que comme un document amusant sur le théâtre de cette époque ». Et avant de cacher l'aquarelle derrière lui, Elstir qui peut-être ne l'avait pas vue depuis longtemps y attacha un regard attentif. « Il faudra que je ne garde que la tête, murmura-t-il, le bas est vraiment trop mal peint, les mains sont d'un commençant. » J'étais désolé de l'arrivée de Mme Elstir qui allait encore nous retarder.
Le rebord de la fenêtre fut bientôt rose. Notre sortie serait en pure perte. Il n'y avait plus aucune chance de voir les jeunes filles, par conséquent plus aucune importance à ce que Mme Elstir nous quittât plus ou moins vite. Elle ne resta, d'ailleurs, pas très longtemps. Je la trouvai très ennuyeuse ; elle aurait pu être belle, si elle avait eu vingt ans, conduisant un boeuf dans la campagne romaine ; mais ses cheveux noirs blanchissaient ; et elle était commune sans être simple, parce qu'elle croyait que la solennité des manières et la majesté de l'attitude étaient requises par sa beauté sculpturale à laquelle, d'ailleurs, l'âge avait enlevé toutes ses séductions. Elle était mise avec la plus grande simplicité. Et on était touché mais surpris d'entendre Elstir dire à tout propos et avec une douceur respectueuse, comme si rien que prononcer ces mots lui causait de l'attendrissement et de la vénération : « Ma belle Gabrielle ! » Plus tard, quand je connus la peinture mythologique d'Elstir, Mme Elstir prit pour moi aussi de la beauté. Je compris qu'à certain type idéal résumé en certaines lignes, en certaines arabesques qui se retrouvaient sans cesse dans son oeuvre, à un certain canon, il avait attribué en fait un caractère presque divin, puisque tout son temps, tout l'effort de pensée dont il était capable, en un mot toute sa vie, il l'avait consacrée à la tâche de distinguer mieux ces lignes, de les reproduire plus fidèlement. Ce qu'un tel idéal inspirait à Elstir, c'était vraiment un culte si grave, si exigeant, qu'il ne lui permettait jamais d'être content ; c'était la partie la plus intime de lui-même : aussi n'avait-il pu le considérer avec détachement, en tirer des émotions, jusqu'au jour où il le rencontra, réalisé au-dehors, dans le corps d'une femme, le corps de celle qui était par la suite devenue Mme Elstir et chez qui il avait pu – comme cela ne nous est possible que pour ce qui n'est pas nous-mêmes – le trouver méritoire, attendrissant, divin. Quel repos, d'ailleurs, de poser ses lèvres sur ce Beau que jusqu'ici il fallait avec tant de peine extraire de soi, et qui maintenant mystérieusement incarné s'offrait à lui pour une suite de communions efficaces ! Elstir à cette époque n'était plus dans la première jeunesse où l'on n'attend que de la puissance de la pensée la réalisation de son idéal. Il approchait de l'âge où l'on compte sur les satisfactions du corps pour stimuler la force de l'esprit, où la fatigue de celui-ci en nous inclinant au matérialisme et la diminution de l'activité à la possibilité d'influences passivement reçues commencent à nous faire admettre qu'il y a peut-être bien certains corps, certains métiers, certains rythmes privilégiés, réalisant si naturellement notre idéal, que même sans génie, rien qu'en copiant le mouvement d'une épaule, la tension d'un cou, nous ferions un chef-d'oeuvre ; c'est l'âge où nous aimons à caresser la Beauté du regard hors de nous, près de nous, dans une tapisserie, dans une belle esquisse de Titien découverte chez un brocanteur, dans une maîtresse aussi belle que l'esquisse de Titien. Quand j'eus compris cela, je ne pus plus voir sans plaisir Mme Elstir, et son corps perdit de sa lourdeur, car je le remplis d'une idée, l'idée qu'elle était une créature immatérielle, un portrait d'Elstir. Elle en était un pour moi et pour lui aussi sans doute. Les données de la vie ne comptent pas pour l'artiste, elles ne sont pour lui qu'une occasion de mettre à nu son génie. On sent bien à voir les uns à côté des autres dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir, que ce sont avant tout des Elstir. Seulement, après cette marée montante du génie qui recouvre la vie, quand le cerveau se fatigue, peu à peu l'équilibre se rompt, et comme un fleuve qui reprend son cours après le contre-flux d'une grande marée, c'est la vie qui reprend le dessus. Or, pendant que durait la première période, l'artiste a peu à peu dégagé la loi, la formule de son don inconscient. Il sait quelles situations s'il est romancier, quels paysages s'il est peintre, lui fournissent la matière, indifférente en soi, mais nécessaire à ses recherches comme serait un laboratoire ou un atelier. Il sait qu'il a fait ses chefs-d'oeuvre avec des effets de lumière atténuée, avec des remords modifiant l'idée d'une faute, avec des femmes posées sous les arbres ou à demi plongées dans l'eau comme des statues. Un jour viendra où par l'usure de son cerveau, il n'aura plus devant ces matériaux dont se servait son génie, la force de faire l'effort intellectuel qui seul peut produire l'oeuvre et continuera pourtant à les rechercher, heureux de se trouver près d'eux à cause du plaisir spirituel, amorce du travail, qu'ils éveillent en lui ; et les entourant d'ailleurs d'une sorte de superstition comme s'ils étaient supérieurs à autre chose, si en eux résidait déjà une bonne part de l'oeuvre d'art qu'ils porteraient en quelque sorte toute faite, il n'ira pas plus loin que la fréquentation, l'adoration des modèles. Il causera indéfiniment avec des criminels repentis, dont les remords, la régénération a fait jadis l'objet de ses romans ; il achètera une maison de campagne dans un pays où la brume atténue la lumière ; il passera de longues heures à regarder des femmes se baigner ; il collectionnera les belles étoffes. Et ainsi la beauté de la vie, mot en quelque sorte dépourvu de signification, stade situé en deçà de l'art et auquel j'avais vu s'arrêter Swann, était celui où par ralentissement du génie créateur, idolâtrie des formes qui l'avaient favorisé, désir du moindre effort, devait un jour rétrograder peu à peu un Elstir.
Il venait enfin de donner un dernier coup de pinceau à ses fleurs ; je perdis un instant à les regarder ; je n'avais pas de mérite à le faire, puisque je savais que les jeunes filles ne se trouveraient plus sur la plage ; mais j'aurais cru qu'elles y étaient encore et que ces minutes perdues me les faisaient manquer que j'aurais regardé tout de même, car je me serais dit qu'Elstir s'intéressait plus à ses fleurs qu'à ma rencontre avec les jeunes filles. La nature de ma grand-mère, nature qui était juste l'opposé de mon total égoïsme, se reflétait pourtant dans la mienne. Dans une circonstance où quelqu'un qui m'était indifférent, pour qui j'avais toujours feint de l'affection ou du respect, ne risquait qu'un désagrément tandis que je courais un danger, je n'aurais pas pu faire autrement que de le plaindre de son ennui comme d'une chose considérable et de traiter mon danger comme un rien, parce qu'il me semblait que c'était avec ces proportions que les choses devaient lui apparaître. Pour dire les choses telles qu'elles sont, c'est même un peu plus que cela, et pas seulement ne pas déplorer le danger que je courais moi-même, mais aller au-devant de ce danger-là, et pour celui qui concernait les autres, tâcher au contraire, dussé-je avoir plus de chances d'être atteint moi-même, de le leur éviter. Cela tient à plusieurs raisons qui ne sont point à mon honneur. L'une est que si tant que je ne faisais que raisonner, je croyais surtout tenir à la vie, chaque fois qu'au cours de mon existence je me suis trouvé obsédé par des soucis moraux ou seulement par des inquiétudes nerveuses, quelquefois si puériles que je n'oserais pas les rapporter, si une circonstance imprévue survenait alors, amenant pour moi le risque d'être tué, cette nouvelle préoccupation était si légère, relativement aux autres, que je l'accueillais avec un sentiment de détente qui allait jusqu'à l'allégresse. Je me trouve ainsi avoir connu quoique étant l'homme le moins brave du monde, cette chose qui me semblait, quand je raisonnais, si étrangère à ma nature, si inconcevable, l'ivresse du danger. Mais même fussé-je, quand il y en a un, et mortel, qui se présente, dans une période entièrement calme et heureuse, je ne pourrais pas si je suis avec une autre personne, ne pas la mettre à l'abri et choisir pour moi la place dangereuse. Quand un assez grand nombre d'expériences m'eurent appris que j'agissais toujours ainsi, et avec plaisir, je découvris et à ma grande honte, que c'est que contrairement à ce que j'avais toujours cru et affirmé, j'étais très sensible à l'opinion des autres. Cette sorte d'amour-propre inavoué n'a pourtant aucun rapport avec la vanité ni avec l'orgueil. Car ce qui peut contenter l'une ou l'autre ne me causerait aucun plaisir et je m'en suis toujours abstenu. Mais les gens devant qui j'ai réussi à cacher le plus complètement les petits avantages qui auraient pu leur donner une moins piètre idée de moi, je n'ai jamais pu me refuser le plaisir de leur montrer que je mets plus de soin à écarter la mort de leur route que de la mienne. Comme mon mobile est alors l'amour-propre et non la vertu, je trouve bien naturel qu'en toute circonstance ils agissent autrement. Je suis bien loin de les en blâmer, ce que je ferais peut-être si j'avais été mû par l'idée d'un devoir qui me semblerait dans ce cas être obligatoire pour eux aussi bien que pour moi. Au contraire je les trouve fort sages de préserver leur vie, tout en ne pouvant m'empêcher de faire passer au second plan la mienne, ce qui est particulièrement absurde et coupable, depuis que j'ai cru reconnaître que celle de beaucoup de gens devant qui je me place quand éclate une bombe est plus dénuée de prix. D'ailleurs, le jour de cette visite à Elstir, les temps étaient encore loin où je devais prendre conscience de cette différence de valeur, et il ne s'agissait d'aucun danger, mais simplement, signe avant-coureur du pernicieux amour-propre, de ne pas avoir l'air d'attacher au plaisir que je désirais si ardemment plus d'importance qu'à la besogne d'aquarelliste qu'il n'avait pas achevée. Elle le fut enfin. Et, une fois dehors, je m'aperçus que – tant les jours étaient longs dans cette saison-là – il était moins tard que je ne croyais ; nous allâmes sur la digue. Que de ruses j'employai pour faire demeurer Elstir à l'endroit où je croyais que ces jeunes filles pouvaient encore passer ! Lui montrant les falaises qui s'élevaient à côté de nous, je ne cessais de lui demander de me parler d'elles, afin de lui faire oublier l'heure et de le faire rester. Il me semblait que nous avions plus de chance de cerner la petite bande en allant vers l'extrémité de la plage. « J'aurais voulu voir d'un tout petit peu près avec vous ces falaises, », dis-je à Elstir, ayant remarqué qu'une de ces jeunes filles s'en allait souvent de ce côté. « Et pendant ce temps-là, parlez-moi de Carquethuit. Ah ! que j'aimerais aller à Carquethuit ! » ajoutai-je sans penser que le caractère si nouveau qui se manifestait avec tant de puissance dans le « Port de Carquethuit » d'Elstir tenait peut-être plus à la vision du peintre qu'à un mérite spécial de cette plage. « Depuis que j'ai vu ce tableau, c'est peut-être ce que je désire le plus connaître avec la Pointe du Raz, qui serait, d'ailleurs, d'ici, tout un voyage. – Et puis même si ce n'était pas plus près je vous conseillerais peut-être tout de même davantage Carquethuit, me répondit Elstir. La Pointe du Raz est admirable, mais enfin c'est toujours la grande falaise normande ou bretonne que vous connaissez. Carquethuit, c'est tout autre chose avec ses roches sur une plage basse. Je ne connais rien en France d'analogue, cela me rappelle plutôt certains aspects de la Floride. C'est très curieux, et du reste extrêmement sauvage aussi. C'est entre Clitourps et Nehomme, et vous savez combien ces parages sont désolés ; la ligne des plages est ravissante. Ici, la ligne de la plage est quelconque ; mais là-bas, je ne peux vous dire quelle grâce elle a, quelle douceur. »
Le soir tombait ; il fallut revenir ; je ramenais Elstir vers sa villa, quand tout d'un coup, tel Méphistophélès surgissant devant Faust, apparurent au bout de l'avenue – comme une simple objectivation irréelle et diabolique du tempérament opposé au mien, de la vitalité quasi barbare et cruelle dont était si dépourvue ma faiblesse, mon excès de sensibilité douloureuse et d'intellectualité – quelques taches de l'essence impossible à confondre avec rien d'autre, quelques sporades de la bande zoophytique des jeunes filles, lesquelles avaient l'air de ne pas me voir, mais sans aucun doute n'en étaient pas moins en train de porter sur moi un jugement ironique. Sentant qu'il était inévitable que la rencontre entre elles et nous se produisît, et qu'Elstir allait m'appeler, je tournai le dos comme un baigneur qui va recevoir la lame ; je m'arrêtai net et laissant mon illustre compagnon poursuivre son chemin, je restai en arrière, penché, comme si j'étais subitement intéressé par elle, vers la vitrine du marchand d'antiquités devant lequel nous passions en ce moment ; je n'étais pas fâché d'avoir l'air de pouvoir penser à autre chose qu'à ces jeunes filles, et je savais déjà obscurément que quand Elstir m'appellerait pour me présenter, j'aurais la sorte de regard interrogateur qui décèle non la surprise, mais le désir d'avoir l'air surpris – tant chacun est un mauvais acteur ou le prochain un bon physiognomoniste –, que j'irais même jusqu'à indiquer ma poitrine avec mon doigt pour demander : « C'est bien moi que vous appelez ? » et accourir vite, la tête courbée par l'obéissance et la docilité, le visage dissimulant froidement l'ennui d'être arraché à la contemplation de vieilles faïences pour être présenté à des personnes que je ne souhaitais pas de connaître. Cependant je considérais la devanture en attendant le moment où mon nom crié par Elstir viendrait me frapper comme une balle attendue et inoffensive. La certitude de la présentation à ces jeunes filles avait eu pour résultat, non seulement de me faire à leur égard jouer, mais éprouver, l'indifférence. Désormais inévitable, le plaisir de les connaître fut comprimé, réduit, me parut plus petit que celui de causer avec Saint-Loup, de dîner avec ma grand-mère, de faire dans les environs des excursions que je regretterais d'être probablement, par le fait de relations avec des personnes qui devaient peu s'intéresser aux monuments historiques, contraint de négliger. D'ailleurs ce qui diminuait le plaisir que j'allais avoir, ce n'était pas seulement l'imminence, mais l'incohérence de sa réalisation. Des lois aussi précises que celles de l'hydrostatique maintiennent la superposition des images que nous formons dans un ordre fixe que la proximité de l'événement bouleverse. Elstir allait m'appeler. Ce n'était pas du tout de cette façon que je m'étais souvent, sur la plage, dans ma chambre, figuré que je connaîtrais ces jeunes filles. Ce qui allait avoir lieu, c'était un autre événement auquel je n'étais pas préparé. Je n'y reconnaissais ni mon désir, ni son objet ; je regrettais presque d'être sorti avec Elstir. Mais, surtout, la contraction du plaisir que j'avais auparavant cru avoir était due à la certitude que rien ne pouvait plus me l'enlever. Et il reprit, comme en vertu d'une force élastique, toute sa hauteur, quand il cessa de subir l'étreinte de cette certitude, au moment où m'étant décidé à tourner la tête, je vis Elstir arrêté quelques pas plus loin avec les jeunes filles, leur dire au revoir. La figure de celle qui était le plus près de lui, grosse et éclairée par ses regards, avait l'air d'un gâteau où on eût réservé de la place pour un peu de ciel. Ses yeux, même fixes, donnaient l'impression de la mobilité, comme il arrive par ces jours de grand vent où l'air, quoique invisible, laisse percevoir la vitesse avec laquelle il passe sur le fond de l'azur. Un instant ses regards croisèrent les miens, comme ces ciels voyageurs des jours d'orage qui approchent d'une nuée moins rapide, la côtoient, la touchent, la dépassent. Mais ils ne se connaissent pas et s'en vont loin l'un de l'autre. Tels nos regards furent un instant face à face, ignorant chacun ce que le continent céleste qui était devant lui contenait de promesses et de menaces pour l'avenir. Au moment seulement où son regard passa exactement sous le mien sans ralentir sa marche, il se voila légèrement. Ainsi, par une nuit claire, la lune emportée par le vent passe sous un nuage et voile un instant son éclat, puis reparaît bien vite. Mais déjà Elstir avait quitté les jeunes filles sans m'avoir appelé. Elles prirent une rue de traverse, il vint vers moi. Tout était manqué.
J'ai dit qu'Albertine ne m'était pas apparue, ce jour-là, la même que les précédents, et que chaque fois elle devait me sembler différente. Mais je sentis à ce moment que certaines modifications dans l'aspect, l'importance, la grandeur d'un être peuvent tenir aussi à la variabilité de certains états interposés entre cet être et nous. L'un de ceux qui jouent à cet égard le rôle le plus considérable est la croyance, (ce soir-là la croyance, puis l'évanouissement de la croyance, que j'allais connaître Albertine, l'avait, à quelques secondes d'intervalle, rendue presque insignifiante puis infiniment précieuse à mes yeux ; quelques années plus tard, la croyance, puis la disparition de la croyance, qu'Albertine m'était fidèle, amena des changements analogues).
Certes, à Combray déjà j'avais vu diminuer ou grandir selon les heures, selon que j'entrais dans l'un ou l'autre des deux grands modes qui se partageaient ma sensibilité, le chagrin de n'être pas près de ma mère, aussi imperceptible, tout l'après-midi, que la lumière de la lune tant que brille le soleil et, la nuit venue, régnant seul dans mon âme anxieuse à la place de souvenirs effacés et récents. Mais ce jour-là, en voyant qu'Elstir quittait les jeunes filles sans m'avoir appelé, j'appris que les variations de l'importance qu'ont à nos yeux un plaisir ou un chagrin peuvent ne pas tenir seulement à cette alternance de deux états, mais au déplacement de croyances invisibles, lesquelles par exemple nous font paraître indifférente la mort parce qu'elles répandent sur celle-ci une lumière d'irréalité, et nous permettent ainsi d'attacher de l'importance à nous rendre à une soirée musicale qui perdrait de son charme si, à l'annonce que nous allons être guillotinés, la croyance qui baigne cette soirée se dissipait tout à coup ; ce rôle des croyances, il est vrai que quelque chose en moi le savait, c'était la volonté, mais elle le sait en vain si l'intelligence, la sensibilité continuent à l'ignorer ; celles-ci sont de bonne foi quand elles croient que nous avons envie de quitter une maîtresse à laquelle seule notre volonté sait que nous tenons. C'est qu'elles sont obscurcies par la croyance que nous la retrouverons dans un instant. Mais que cette croyance se dissipe, qu'elles apprennent tout d'un coup que cette maîtresse est partie pour toujours, alors l'intelligence et la sensibilité, ayant perdu leur mise au point, sont comme folles, le plaisir infime s'agrandit à l'infini.
Variation d'une croyance, néant de l'amour aussi, lequel, préexistant et mobile, s'arrête à l'image d'une femme simplement parce que cette femme sera presque impossible à atteindre. Dès lors on pense moins à la femme, qu'on se représente difficilement, qu'aux moyens de la connaître. Tout un processus d'angoisses se développe et suffit pour fixer notre amour sur elle, qui en est l'objet à peine connu de nous. L'amour devient immense, nous ne songeons pas combien la femme réelle y tient peu de place. Et si tout d'un coup, comme au moment où j'avais vu Elstir s'arrêter avec les jeunes filles, nous cessons d'être inquiets, d'avoir de l'angoisse, comme c'est elle qui est tout notre amour, il semble brusquement qu'il se soit évanoui au moment où nous tenons enfin la proie à la valeur de laquelle nous n'avons pas assez pensé. Que connaissais-je d'Albertine ? Un ou deux profils sur la mer, moins beaux assurément que ceux des femmes de Véronèse que j'aurais dû, si j'avais obéi à des raisons purement esthétiques, lui préférer. Or, est-ce à d'autres raisons que je pouvais obéir, puisque, l'anxiété tombée, je ne pouvais retrouver que ces profils muets, je ne possédais rien d'autre ? Depuis que j'avais vu Albertine, j'avais fait chaque jour à son sujet des milliers de réflexions, j'avais poursuivi, avec ce que j'appelais elle, tout un entretien intérieur où je la faisais questionner, répondre, penser, agir, et dans la série indéfinie d'Albertines imaginées qui se succédaient en moi heure par heure, l'Albertine réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu'en tête, comme la « créatrice » d'un rôle, l'étoile, ne paraît, dans une longue série de représentations, que dans les toutes premières. Cette Albertine-là n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui s'y était superposé était de mon cru, tant dans l'amour les apports qui viennent de nous l'emportent – à ne se placer même qu'au point de vue de la quantité – sur ceux qui nous viennent de l'être aimé. Et cela est vrai des amours les plus effectifs. Il en est qui peuvent non seulement se former mais subsister autour de bien peu de chose – et même parmi ceux qui ont reçu leur exaucement charnel. Un ancien professeur de dessin de ma grand-mère avait eu d'une maîtresse obscure une fille. La mère mourut peu de temps après la naissance de l'enfant et le professeur de dessin en eut un chagrin tel qu'il ne survécut pas longtemps. Dans les derniers mois de sa vie, ma grand-mère et quelques dames de Combray, qui n'avaient jamais voulu faire même allusion devant leur professeur à cette femme avec laquelle d'ailleurs il n'avait pas officiellement vécu et n'avait eu que peu de relations, songèrent à assurer le sort de la petite fille en se cotisant pour lui faire une rente viagère. Ce fut ma grand-mère qui le proposa, certaines amies se firent tirer l'oreille : cette petite fille était-elle vraiment si intéressante, était-elle seulement la fille de celui qui s'en croyait le père ? Avec des femmes comme était la mère, on n'est jamais sûr. Enfin on se décida. La petite fille vint remercier. Elle était laide et d'une ressemblance avec le vieux maître de dessin qui ôta tous les doutes ; comme ses cheveux étaient tout ce qu'elle avait de bien, une dame dit au père qui l'avait conduite : « Comme elle a de beaux cheveux ! » Et pensant que maintenant, la femme coupable étant morte et le professeur à demi mort, une allusion à ce passé qu'on avait toujours feint d'ignorer n'avait plus de conséquence, ma grand-mère ajouta : « Ça doit être de famille. Est-ce que sa mère avait ces beaux cheveux-là ? – Je ne sais pas, répondit naïvement le père. Je ne l'ai jamais vue qu'en chapeau. »
Il fallait rejoindre Elstir. Je m'aperçus dans une glace. En plus du désastre de ne pas avoir été présenté, je remarquai que ma cravate était tout de travers, mon chapeau laissait voir mes cheveux longs, ce qui m'allait mal ; mais c'était une chance tout de même qu'elles m'eussent, même ainsi, rencontré avec Elstir et ne pussent pas m'oublier ; c'en était une autre que j'eusse ce jour-là, sur le conseil de ma grand-mère, mis mon joli gilet qu'il s'en était fallu de si peu que j'eusse remplacé par un affreux, et pris ma plus belle canne ; car un événement que nous désirons ne se produisant jamais comme nous avons pensé, à défaut des avantages sur lesquels nous croyions pouvoir compter, d'autres, que nous n'espérions pas, se sont présentés, le tout se compense ; et nous redoutions tellement le pire que nous sommes finalement enclins à trouver que dans l'ensemble pris en bloc, le hasard nous a, somme toute, plutôt favorisés. « J'aurais été si content de les connaître », dis-je à Elstir en arrivant près de lui. « Aussi pourquoi restez-vous à des lieues ? » Ce furent les paroles qu'il prononça, non qu'elles exprimassent sa pensée, puisque si son désir avait été d'exaucer le mien, m'appeler lui eût été bien facile, mais peut-être parce qu'il avait entendu des phrases de ce genre, familier aux gens vulgaires pris en faute, et parce que même les grands hommes sont, en certaines choses, pareils aux gens vulgaires, prennent les excuses journalières dans le même répertoire qu'eux, comme le pain quotidien chez le même boulanger ; soit que de telles paroles, qui doivent en quelque sorte être lues à l'envers puisque leur lettre signifie le contraire de la vérité, soient l'effet nécessaire, le graphique négatif d'un réflexe. « Elles étaient pressées. » Je pensai que surtout elles l'avaient empêché d'appeler quelqu'un qui leur était peu sympathique ; sans cela il n'y eût pas manqué, après toutes les questions que je lui avais posées sur elles, et l'intérêt qu'il avait bien vu que je leur portais. « Je vous parlais de Carquethuit, me dit-il, avant que je l'eusse quitté à sa porte. J'ai fait une petite esquisse où on voit bien mieux la cernure de la plage. Le tableau n'est pas trop mal, mais c'est autre chose. Si vous le permettez, en souvenir de notre amitié, je vous donnerai mon esquisse », ajouta-t-il, car les gens qui vous refusent les choses qu'on désire vous en donnent d'autres.
« J'aurais beaucoup aimé, si vous en possédiez, avoir une photographie du petit portrait de Miss Sacripant. Mais qu'est-ce que c'est que ce nom ? – C'est celui d'un personnage que tint le modèle dans une stupide petite opérette. – Mais vous savez que je ne la connais nullement, monsieur, vous avez l'air de croire le contraire. » Elstir se tut. « Ce n'est pourtant pas Mme Swann avant son mariage », dis-je par une de ces brusques rencontres fortuites de la vérité, qui sont somme toute assez rares, mais qui suffisent après coup à donner un certain fondement à la théorie des pressentiments si on prend soin d'oublier toutes les erreurs qui l'infirmeraient. Elstir ne me répondit pas. C'était bien un portrait d'Odette de Crécy. Elle n'avait pas voulu le garder pour beaucoup de raisons dont quelques-unes sont trop évidentes. Il y en avait d'autres. Le portrait était antérieur au moment où Odette disciplinant ses traits avait fait de son visage et de sa taille cette création dont, à travers les années, ses coiffeurs, ses couturiers, elle-même – dans sa façon de se tenir, de parler, de sourire, de poser ses mains, ses regards, de penser – devaient respecter les grandes lignes. Il fallait la dépravation d'un amant rassasié pour que Swann préférât aux nombreuses photographies de l'Odette ne varietur qu'était sa ravissante femme, la petite photographie qu'il avait dans sa chambre et où sous un chapeau de paille orné de pensées on voyait une maigre jeune femme assez laide, aux cheveux bouffants, aux traits tirés.
Mais d'ailleurs le portrait eût-il été, non pas antérieur, comme la photographie préférée de Swann, à la systématisation des traits d'Odette en un type nouveau, majestueux et charmant, mais postérieur, qu'il eût suffi de la vision d'Elstir pour désorganiser ce type. Le génie artistique agit à la façon de ces températures extrêmement élevées qui ont le pouvoir de dissocier les combinaisons d'atomes et de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire, répondant à un autre type. Toute cette harmonie factice que la femme a imposée à ses traits et dont chaque jour avant de sortir elle surveille la persistance dans sa glace, chargeant l'inclinaison du chapeau, le lissage des cheveux, l'enjouement du regard, d'en assurer la continuité, cette harmonie, le coup d'oeil du grand peintre la détruit en une seconde, et à sa place il fait un regroupement des traits de la femme, de manière à donner satisfaction à un certain idéal féminin et pictural qu'il porte en lui. De même, il arrive souvent qu'à partir d'un certain âge, l'oeil d'un grand chercheur trouve partout les éléments nécessaires à établir les rapports qui seuls l'intéressent. Comme ces ouvriers et ces joueurs qui ne font pas d'embarras et se contentent de ce qui leur tombe sous la main, ils pourraient dire de n'importe quoi : cela fera l'affaire. Ainsi une cousine de la princesse de Luxembourg, beauté des plus altières, s'étant éprise autrefois d'un art qui était nouveau à cette époque, avait demandé au plus grand des peintres naturalistes de faire son portrait. Aussitôt l'oeil de l'artiste avait trouvé ce qu'il cherchait partout. Et sur la toile il y avait à la place de la grande dame un trottin et derrière lui un vaste décor incliné et violet qui faisait penser à la place Pigalle. Mais même sans aller jusque-là, non seulement le portrait d'une femme par un grand artiste ne cherchera aucunement à donner satisfaction à quelques-unes des exigences de la femme – comme celles qui, par exemple, quand elle commence à vieillir, la font se faire photographier dans des tenues presque de fillette qui font valoir sa taille restée jeune et la font paraître comme la soeur ou même la fille de sa fille, celle-ci au besoin « fagotée » pour la circonstance, à côté d'elle – et mettra au contraire en relief les désavantages qu'elle cherche à cacher et qui, comme un teint fiévreux, voire verdâtre, le tentent d'autant plus parce qu'ils ont du « caractère » ; mais ils suffisent à désenchanter le spectateur vulgaire et réduisent pour lui en miettes l'idéal dont la femme soutenait si fièrement l'armature et qui la plaçait dans sa forme unique, irréductible, si en dehors, si au-dessus du reste de l'humanité. Maintenant déchue, située hors de son propre type où elle trônait invulnérable, elle n'est plus qu'une femme quelconque en la supériorité de qui nous avons perdu toute foi. Ce type, nous faisions tellement consister en lui, non seulement la beauté d'une Odette, mais sa personnalité, son identité, que devant le portrait qui l'a dépouillée de lui, nous sommes tentés de nous écrier non pas seulement : « Comme c'est enlaidi ! », mais : « Comme c'est peu ressemblant ! » Nous avons peine à croire que ce soit elle. Nous ne la reconnaissons pas. Et pourtant il y a là un être que nous sentons bien que nous avons déjà vu. Mais cet être-là, ce n'est pas Odette ; le visage de cet être, son corps, son aspect, nous sont bien connus. Ils nous rappellent, non pas la femme, qui ne se tenait jamais ainsi, dont la pose habituelle ne dessine nullement une telle étrange et provocante arabesque, mais d'autres femmes, toutes celles qu'a peintes Elstir et que toujours, si différentes qu'elles puissent être, il a aimé à camper ainsi de face, le pied cambré dépassant de la jupe, le large chapeau rond tenu à la main, répondant symétriquement à la hauteur du genou qu'il couvre, à cet autre disque vu de face, le visage. Et enfin non seulement un portrait génial disloque le type d'une femme tel que l'ont défini sa coquetterie et sa conception égoïste de la beauté, mais s'il est ancien, il ne se contente pas de vieillir l'original de la même manière que la photographie, en le montrant dans des atours démodés. Dans le portrait, ce n'est pas seulement la manière que la femme avait de s'habiller qui date, c'est aussi la manière que l'artiste avait de peindre. Cette manière, la première manière d'Elstir, était l'extrait de naissance le plus accablant pour Odette parce qu'il faisait d'elle non pas seulement, comme ses photographies d'alors, une cadette de cocottes connues, mais parce qu'il faisait de son portrait le contemporain d'un des nombreux portraits que Manet ou Whistler ont peints d'après tant de modèles disparus qui appartiennent déjà à l'oubli ou à l'histoire.
C'est dans ces pensées silencieusement ruminées à côté d'Elstir, tandis que je le conduisais chez lui, que m'entraînait la découverte que je venais de faire relativement à l'identité de son modèle, quand cette première découverte m'en fit faire une seconde, plus troublante encore pour moi, concernant l'identité de l'artiste. Il avait fait le portrait d'Odette de Crécy. Serait-il possible que cet homme de génie, ce sage, ce solitaire, ce philosophe à la conversation magnifique et qui dominait toutes choses fût le peintre ridicule et pervers adopté jadis par les Verdurin ? Je lui demandai s'il les avait connus, si par hasard ils ne le surnommaient pas alors M. Biche. Il me répondit que si, sans embarras, comme s'il s'agissait d'une partie déjà un peu ancienne de son existence et s'il ne se doutait pas de la déception extraordinaire qu'il éveillait en moi, mais levant les yeux, il la lut sur mon visage. Le sien eut une expression de mécontentement. Et comme nous étions déjà presque arrivés chez lui, un homme moins éminent par l'intelligence et par le coeur m'eût peut-être simplement dit au revoir un peu sèchement et après cela eût évité de me revoir. Mais ce ne fut pas ainsi qu'Elstir agit avec moi ; en vrai maître – et c'était peut-être au point de vue de la création pure son seul défaut d'en être un, dans ce sens du mot maître, car un artiste pour être tout à fait dans la vérité de la vie spirituelle doit être seul, et ne pas prodiguer de son moi, même à des disciples –, de toute circonstance, qu'elle fût relative à lui ou à d'autres, il cherchait à extraire pour le meilleur enseignement des jeunes gens la part de vérité qu'elle contenait. Il préféra donc aux paroles qui auraient pu venger son amour-propre, celles qui pouvaient m'instruire. « Il n'y a pas d'homme si sage qu'il soit, me dit-il, qui n'ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir ne lui soit désagréable et qu'il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu'il ne peut être assuré d'être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s'il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là. Je sais qu'il y a des jeunes gens, fils et petit-fils d'hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont enseigné la noblesse de l'esprit et l'élégance morale dès le collège. Ils n'ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient publier et signer tout ce qu'ils ont dit, mais ce sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n'ont pas été disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d'elles de mal ou de banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends que l'image de ce que nous avons été dans une période première ne soit plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons vraiment vécu, que c'est selon les lois de la vie et de l'esprit que nous avons, des éléments communs de la vie, de la vie des ateliers, des coteries artistiques s'il s'agit d'un peintre, extrait quelque chose qui les dépasse. » Nous étions arrivés devant sa porte. J'étais déçu de ne pas avoir connu ces jeunes filles. Mais enfin maintenant il y aurait une possibilité de les retrouver dans la vie ; elles avaient cessé de ne faire que passer à un horizon où j'avais pu croire que je ne les verrais plus jamais apparaître. Autour d'elles ne flottait plus comme ce grand remous qui nous séparait et qui n'était que la traduction du désir en perpétuelle activité, mobile, urgent, alimenté d'inquiétudes qu'éveillaient en moi leur inaccessibilité, leur fuite peut-être pour toujours. Mon désir d'elles, je pouvais maintenant le mettre au repos, le garder en réserve, à côté de tant d'autres dont, une fois que je la savais possible, j'ajournais la réalisation. Je quittai Elstir, je me retrouvai seul. Alors tout d'un coup malgré ma déception, je vis dans mon esprit tous ces hasards que je n'eusse pas soupçonné pouvoir se produire, qu'Elstir fût justement lié avec ces jeunes filles, que celles qui le matin encore étaient pour moi des figures dans un tableau ayant pour fond la mer, m'eussent vu, m'eussent vu lié avec un grand peintre, lequel savait maintenant mon désir de les connaître et le seconderait sans doute. Tout cela avait causé pour moi du plaisir, mais ce plaisir m'était resté caché ; il était de ces visiteurs qui attendent pour nous faire savoir qu'ils sont là, que les autres nous aient quittés, que nous soyons seuls. Alors nous les apercevons, nous pouvons leur dire : je suis tout à vous, et les écouter. Quelquefois entre le moment où ces plaisirs sont entrés en nous et le moment où nous pouvons y rentrer nous-même, il s'est écoulé tant d'heures, nous avons vu tant de gens dans l'intervalle que nous craignons qu'ils ne nous aient pas attendus. Mais ils sont patients, ils ne se lassent pas, et dès que tout le monde est parti, nous les trouvons en face de nous. Quelquefois c'est nous alors qui sommes si fatigués qu'il nous semble que nous n'aurons plus dans notre pensée défaillante assez de force pour retenir ces souvenirs, ces impressions pour qui notre moi fragile est le seul lieu habitable, l'unique mode de réalisation. Et nous le regretterions car l'existence n'a guère d'intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident devient un ressort romanesque. Tout un promontoire du monde inaccessible surgit alors de l'éclairage du songe, et entre dans notre vie, dans notre vie où comme le dormeur éveillé nous voyons les personnes dont nous avions si ardemment rêvé que nous avions cru que nous ne les verrions jamais qu'en rêve.
L'apaisement apporté par la probabilité de connaître maintenant ces jeunes filles quand je le voudrais me fut d'autant plus précieux que je n'aurais pu continuer à les guetter les jours suivants, lesquels furent pris par les préparatifs du départ de Saint-Loup. Ma grand-mère était désireuse de témoigner à mon ami sa reconnaissance de tant de gentillesses qu'il avait eues pour elle et pour moi. Je lui dis qu'il était grand admirateur de Proudhon et je lui donnai l'idée de faire venir de nombreuses lettres autographes de ce philosophe qu'elle avait achetées ; Saint-Loup vint les voir à l'hôtel, le jour où elles arrivèrent qui était la veille de son départ. Il les lut avidement, maniant chaque feuille avec respect, tâchant de retenir les phrases, puis s'étant levé, s'excusait déjà auprès de ma grand-mère d'être resté aussi longtemps, quand il l'entendit lui répondre :
« Mais non, emportez-les, c'est à vous, c'est pour vous les donner que je les ai fait venir. »
Il fut pris d'une joie dont il ne fut pas plus le maître que d'un état physique qui se produit sans intervention de la volonté, il devint écarlate comme un enfant qu'on vient de punir, et ma grand-mère fut beaucoup plus touchée de voir tous les efforts qu'il avait faits (sans y réussir) pour contenir la joie qui le secouait, que par tous les remerciements qu'il aurait pu proférer. Mais lui, craignant d'avoir mal témoigné sa reconnaissance, me priait encore de l'en excuser, le lendemain, penché à la fenêtre du petit chemin de fer d'intérêt local qu'il prit pour rejoindre sa garnison. Celle-ci était en effet, très peu éloignée. Il avait pensé s'y rendre, comme il faisait souvent quand il devait revenir le soir et qu'il ne s'agissait pas d'un départ définitif, en voiture. Mais il eût fallu cette fois-ci qu'il mît ses nombreux bagages dans le train. Et il trouva plus simple d'y monter aussi lui-même, suivant en cela l'avis du directeur qui, consulté, répondit que, voiture ou petit chemin de fer, « ce serait à peu près équivoque ». Il entendait signifier par là que ce serait équivalent (en somme, à peu près ce que Françoise eût exprimé en disant que « cela reviendrait du pareil au même »). « Soit, avait conclu Saint-Loup, je prendrai le petit “tortillard”. » Je l'aurais pris aussi si je n'avais été fatigué et aurais accompagné mon ami jusqu'à Doncières ; je lui promis du moins, tout le temps que nous restâmes à la gare de Balbec – c'est-à-dire que le chauffeur du petit train passa à attendre des amis retardataires, sans lesquels il ne voulait pas s'en aller, et aussi à prendre quelques rafraîchissements –, d'aller le voir plusieurs fois par semaine. Comme Bloch était venu aussi à la gare – au grand ennui de Saint-Loup –, ce dernier voyant que notre camarade l'entendait me prier de venir déjeuner, dîner, habiter à Doncières, finit par lui dire d'un ton extrêmement froid, lequel était chargé de corriger l'amabilité forcée de l'invitation et d'empêcher Bloch de la prendre au sérieux : « Si jamais vous passez par Doncières une après-midi où je sois libre, vous pourrez me demander au quartier, mais libre, je ne le suis à peu près jamais. » Peut-être aussi Robert craignait-il que, seul, je ne vinsse pas et pensant que j'étais plus lié avec Bloch que je ne le disais, me mettait-il ainsi en mesure d'avoir un compagnon de route, un entraîneur.
J'avais peur que ce ton, cette manière d'inviter quelqu'un en lui conseillant de ne pas venir, n'eût froissé Bloch, et je trouvais que Saint-Loup eût mieux fait de ne rien dire. Mais je m'étais trompé, car après le départ du train, tant que nous fîmes route ensemble jusqu'au croisement des deux avenues où il fallait nous séparer, l'une allant à l'hôtel, l'autre à la villa de Bloch, celui-ci ne cessa de me demander quel jour nous irions à Doncières, car après « toutes les amabilités que Saint-Loup lui avait faites », il eût été « trop grossier de sa part » de ne pas se rendre à son invitation. J'étais content qu'il n'eût pas remarqué, ou fût assez peu mécontent pour désirer feindre de ne pas avoir remarqué, sur quel ton moins que pressant, à peine poli, l'invitation avait été faite. J'aurais pourtant voulu pour Bloch qu'il s'évitât le ridicule d'aller tout de suite à Doncières. Mais je n'osais pas lui donner un conseil qui n'eût pu que lui déplaire en lui montrant que Saint-Loup avait été moins pressant que lui n'était empressé. Il l'était beaucoup trop et bien que tous les défauts qu'il avait dans ce genre fussent compensés chez lui par de remarquables qualités que d'autres, plus réservés, n'auraient pas eues, il poussait l'indiscrétion à un point dont on était agacé. La semaine ne pouvait, à l'entendre, se passer sans que nous allions à Doncières (il disait « nous », car je crois qu'il comptait un peu sur ma présence pour excuser la sienne). Tout le long de la route, devant le gymnase perdu dans ses arbres, devant le terrain de tennis, devant la mairie, devant le marchand de coquillages, il m'arrêta, me suppliant de fixer un jour et comme je ne le fis pas, me quitta fâché en me disant : « À ton aise, Messire. Moi en tous cas, je suis obligé d'y aller puisqu'il m'a invité. »
Saint-Loup avait si peur d'avoir mal remercié ma grand-mère qu'il me chargeait encore de lui dire sa gratitude le surlendemain, dans une lettre que je reçus de lui de la ville où il était en garnison et qui semblait sur l'enveloppe où la poste en avait timbré le nom, accourir vite vers moi, me dire qu'entre ses murs, dans le quartier de cavalerie Louis XVI, il pensait à moi. Le papier était aux armes de Marsantes, dans lesquelles je distinguai un lion qui surmontait une couronne fermée par un bonnet de pair de France.
« Après un trajet qui, me disait-il, s'est bien effectué, en lisant un livre acheté à la gare, qui est par Arvède Barine (c'est un auteur russe, je pense, cela m'a paru remarquablement écrit pour un étranger, mais donnez-moi votre appréciation, car vous devez connaître cela, vous, puits de science qui avez tout lu), me voici revenu au milieu de cette vie grossière, où hélas, je me sens bien exilé, n'y ayant pas ce que j'ai laissé à Balbec ; cette vie où je ne retrouve aucun souvenir d'affection, aucun charme d'intellectualité ; vie dont vous mépriseriez sans doute l'ambiance et qui n'est pourtant pas sans charme. Tout m'y semble avoir changé depuis que j'en étais parti, car dans l'intervalle, une des ères les plus importantes de ma vie, celle d'où notre amitié date, a commencé. J'espère qu'elle ne finira jamais. Je n'ai parlé d'elle, de vous, qu'à une seule personne, qu'à mon amie qui m'a fait la surprise de venir passer une heure auprès de moi. Elle aimerait beaucoup vous connaître et je crois que vous vous accorderiez car elle est aussi extrêmement littéraire. En revanche, pour repenser à nos causeries, pour revivre ces heures que je n'oublierai jamais, je me suis isolé de mes camarades, excellents garçons mais qui eussent été bien incapables de comprendre cela. Ce souvenir des instants passés avec vous, j'aurais presque mieux aimé, pour le premier jour, l'évoquer pour moi seul et sans vous écrire. Mais j'ai craint que vous, esprit subtil et coeur ultra-sensitif, ne vous mettiez martel en tête en ne recevant pas de lettre si toutefois vous avez daigné abaisser votre pensée sur le rude cavalier que vous aurez fort à faire pour dégrossir et rendre un peu plus subtil et plus digne de vous. »
Au fond cette lettre ressemblait beaucoup par sa tendresse à celles que, quand je ne connaissais pas encore Saint-Loup, je m'étais imaginé qu'il m'écrirait, dans ces songeries d'où la froideur de son premier accueil m'avait tiré en me mettant en présence d'une réalité glaciale qui ne devait pas être définitive. Une fois que je l'eus reçue, chaque fois qu'à l'heure du déjeuner on apportait le courrier, je reconnaissais tout de suite quand c'était de lui que venait une lettre, car elle avait toujours ce second visage qu'un être montre quand il est absent et dans les traits duquel (les caractères de l'écriture) il n'y a aucune raison pour que nous ne croyions pas saisir une âme individuelle aussi bien que dans la ligne du nez ou les inflexions de la voix.
Je restais maintenant volontiers à table pendant qu'on desservait, et si ce n'était pas un moment où les jeunes filles de la petite bande pouvaient passer, ce n'était plus uniquement du côté de la mer que je regardais. Depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s'installer autour de la nappe, dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre ; j'essayais de trouver la beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des « natures mortes ».
Quand quelques jours après le départ de Saint-Loup, j'eus réussi à ce qu'Elstir donnât une petite matinée où je rencontrerais Albertine, le charme et l'élégance, tout momentanés, qu'on me trouva au moment où je sortais du Grand-Hôtel (et qui étaient dus à un repos prolongé, à des frais de toilette spéciaux), je regrettai de ne pas pouvoir les réserver (et aussi le crédit d'Elstir) pour la conquête de quelque autre personne plus intéressante, je regrettai de consommer tout cela pour le simple plaisir de faire la connaissance d'Albertine. Mon intelligence jugeait ce plaisir fort peu précieux, depuis qu'il était assuré. Mais en moi, la volonté ne partagea pas un instant cette illusion, la volonté qui est le serviteur persévérant et immuable de nos personnalités successives ; cachée dans l'ombre, dédaignée, inlassablement fidèle, travaillant sans cesse, et sans se soucier des variations de notre moi, à ce qu'il ne manque jamais du nécessaire. Pendant qu'au moment où va se réaliser un voyage désiré, l'intelligence et la sensibilité commencent à se demander s'il vaut vraiment la peine d'être entrepris, la volonté qui sait que ces maîtres oisifs recommenceraient immédiatement à trouver merveilleux ce voyage si celui-ci ne pouvait avoir lieu, la volonté les laisse disserter devant la gare, multiplier les hésitations ; mais elle s'occupe de prendre les billets et de nous mettre en wagon pour l'heure du départ. Elle est aussi invariable que l'intelligence et la sensibilité sont changeantes, mais comme elle est silencieuse, ne donne pas ses raisons, elle semble presque inexistante ; c'est sa ferme détermination que suivent les autres parties de notre moi, mais sans l'apercevoir, tandis qu'elles distinguent nettement leurs propres incertitudes. Ma sensibilité et mon intelligence instituèrent donc une discussion sur la valeur du plaisir qu'il y aurait à connaître Albertine, tandis que je regardais dans la glace de vains et fragiles agréments qu'elles eussent voulu garder intacts pour une autre occasion. Mais ma volonté ne laissa pas passer l'heure où il fallait partir, et ce fut l'adresse d'Elstir qu'elle donna au cocher. Mon intelligence et ma sensibilité eurent le loisir, puisque le sort en était jeté, de trouver que c'était dommage. Si ma volonté avait donné une autre adresse, elles eussent été bien attrapées.
Quand j'arrivai chez Elstir, un peu plus tard, je crus d'abord que Mlle Simonet n'était pas dans l'atelier. Il y avait bien une jeune fille assise, en robe de soie, nu-tête, mais de laquelle je ne connaissais pas la magnifique chevelure, ni le nez, ni ce teint et où je ne retrouvais pas l'entité que j'avais extraite d'une jeune cycliste se promenant coiffée d'un polo, le long de la mer. C'était pourtant Albertine. Mais même quand je le sus, je ne m'occupai pas d'elle. En entrant dans toute réunion mondaine, quand on est jeune, on meurt à soi-même, on devient un homme différent, tout salon étant un nouvel univers où, subissant la loi d'une autre perspective morale, on darde son attention comme si elles devaient nous importer à jamais, sur des personnes, des danses, des parties de cartes, que l'on aura oubliées le lendemain. Obligé de suivre, pour me diriger vers une causerie avec Albertine, un chemin nullement tracé par moi et qui s'arrêtait d'abord devant Elstir, passait par d'autres groupes d'invités à qui on me nommait, puis le long du buffet où m'étaient offertes, et où je mangeais, des tartes aux fraises, cependant que j'écoutais, immobile, une musique qu'on commençait d'exécuter, je me trouvais donner à ces divers épisodes la même importance qu'à ma présentation à Mlle Simonet, présentation qui n'était plus que l'un d'entre eux et que j'avais entièrement oubliée avoir été, quelques minutes auparavant, le but unique de ma venue. D'ailleurs n'en est-il pas ainsi dans la vie active, de nos vrais bonheurs, de nos grands malheurs ? Au milieu d'autres personnes, nous recevons de celle que nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous attendions depuis une année. Mais il faut continuer à causer, les idées s'ajoutent les unes aux autres, développant une surface sous laquelle c'est à peine si, de temps à autre, vient sourdement affleurer le souvenir, autrement profond mais fort étroit, que le malheur est venu pour nous. Si, au lieu du malheur, c'est le bonheur, il peut arriver que ce ne soit que plusieurs années après que nous nous rappelons que le plus grand événement de notre vie sentimentale s'est produit, sans que nous eussions le temps de lui accorder une longue attention, presque d'en prendre conscience, dans une réunion mondaine par exemple, et où nous ne nous étions rendus que dans l'attente de cet événement.
Au moment où Elstir me demanda de venir pour qu'il me présentât à Albertine, assise un peu plus loin, je finis d'abord de manger un éclair au café et demandai avec intérêt à un vieux monsieur dont je venais de faire la connaissance et auquel je crus pouvoir offrir la rose qu'il admirait à ma boutonnière, de me donner des détails sur certaines foires normandes. Ce n'est pas à dire que la présentation qui suivit ne me causa aucun plaisir et n'offrit pas à mes yeux une certaine gravité. Pour le plaisir je ne le connus naturellement qu'un peu plus tard, quand, rentré à l'hôtel, resté seul, je fus redevenu moi-même. Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu'on prend en présence de l'être aimé, n'est qu'un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l'entrée est « condamnée » tant qu'on voit du monde.
Si la connaissance du plaisir fut ainsi retardée pour moi de quelques heures, en revanche la gravité de cette présentation, je la ressentis tout de suite. Au moment de la présentation, nous avons beau nous sentir tout à coup gratifiés et porteurs d'un « bon », valable pour des plaisirs futurs, après lequel nous courions depuis des semaines, nous comprenons bien que son obtention met fin pour nous, non pas seulement à de pénibles recherches – ce qui ne pourrait que nous remplir de joie –, mais aussi à l'existence d'un certain être, celui que notre imagination avait dénaturé, que notre crainte anxieuse de ne jamais pouvoir être connus de lui avait grandi. Au moment où notre nom résonne dans la bouche du présentateur, surtout si celui-ci l'entoure comme fit Elstir de commentaires élogieux – ce moment sacramentel, analogue à celui où dans une féerie, le génie ordonne à une personne d'en être soudain une autre –, celle que nous avons désiré d'approcher s'évanouit, d'abord comment resterait-elle pareille à elle-même puisque – de par l'attention que l'inconnue est obligée de prêter à notre nom et de marquer à notre personne – dans les yeux hier situés à l'infini (et que nous croyions que les nôtres, errants, mal réglés, désespérés, divergents, ne parviendraient jamais à rencontrer) le regard conscient, la pensée inconnaissable que nous cherchions, viennent d'être miraculeusement et tout simplement remplacés par notre propre image peinte comme au fond d'un miroir qui sourirait ?
Si l'incarnation de nous-même en ce qui nous en semblait le plus différent, est ce qui modifie le plus la personne à qui on vient de nous présenter, la forme de cette personne reste encore assez vague ; et nous pouvons nous demander si elle sera dieu, table ou cuvette. Mais, aussi agiles que ces ciroplates qui font un buste devant nous en cinq minutes, les quelques mots que l'inconnue va nous dire préciseront cette forme et lui donneront quelque chose de définitif qui exclura toutes les hypothèses auxquelles se livraient la veille notre désir et notre imagination. Sans doute, même avant de venir à cette matinée, Albertine n'était plus tout à fait pour moi ce seul fantôme digne de hanter notre vie que reste une passante dont nous ne savons rien, que nous avons à peine discernée. Sa parenté avec Mme Bontemps avait déjà restreint ces hypothèses merveilleuses, en aveuglant une des voies par lesquelles elles pouvaient se répandre. Au fur et à mesure que je me rapprochais de la jeune fille et la connaissais davantage, cette connaissance se faisait par soustraction, chaque partie d'imagination et de désir étant remplacée par une notion qui valait infiniment moins, notion à laquelle il est vrai que venait s'ajouter une sorte d'équivalent, dans le domaine de la vie, de ce que les Sociétés financières donnent après le remboursement de l'action primitive, et qu'elles appellent action de jouissance. Son nom, ses parentés avaient été une première limite apportée à mes suppositions. Son amabilité tandis que tout près d'elle je retrouvais son petit grain de beauté sur la joue au-dessous de l'oeil fut une autre borne ; enfin, je fus étonné de l'entendre se servir de l'adverbe « parfaitement » au lieu de « tout à fait », en parlant de deux personnes, disant de l'une « elle est parfaitement folle, mais très gentille tout de même » et de l'autre « c'est un monsieur parfaitement commun et parfaitement ennuyeux ». Si peu plaisant que soit cet emploi de « parfaitement », il indique un degré de civilisation et de culture auquel je n'aurais pu imaginer qu'atteignait la bacchante à bicyclette, la muse orgiaque du golf. Il n'empêche d'ailleurs qu'après cette première métamorphose, Albertine devait changer encore bien des fois pour moi. Les qualités et les défauts qu'un être présente disposés au premier plan de son visage se rangent selon une formation tout autre si nous l'abordons par un côté différent – comme dans une ville les monuments répandus en ordre dispersé sur une seule ligne, d'un autre point de vue s'échelonnent en profondeur et échangent leurs grandeurs relatives. Pour commencer je trouvai Albertine l'air assez intimidée à la place d'implacable ; elle me sembla plus comme il faut que mal élevée, à en juger par les épithètes de « elle a un mauvais genre, elle a un drôle de genre » qu'elle appliqua à toutes les jeunes filles dont je lui parlai ; elle avait enfin comme point de mire du visage une tempe assez enflammée et peu agréable à voir, et non plus le regard singulier auquel j'avais toujours repensé jusque-là. Mais ce n'était qu'une seconde vue et il y en avait d'autres sans doute par lesquelles je devrais successivement passer. Ainsi ce n'est qu'après avoir reconnu non sans tâtonnements les erreurs d'optique du début qu'on pourrait arriver à la connaissance exacte d'un être si cette connaissance était possible. Mais elle ne l'est pas ; car tandis que se rectifie la vision que nous avons de lui, lui-même qui n'est pas un objectif inerte change pour son compte, nous pensons le rattraper, il se déplace, et, croyant le voir enfin plus clairement, ce n'est que les images anciennes que nous en avions prises que nous avons réussi à éclaircir, mais qui ne le représentent plus.
Pourtant, quelques déceptions inévitables qu'elle doive apporter, cette démarche vers ce qu'on n'a qu'entrevu, ce qu'on a eu le loisir d'imaginer, cette démarche est la seule qui soit saine pour les sens, qui y entretienne l'appétit. De quel morne ennui est empreinte la vie des gens qui par paresse ou timidité, se rendent directement en voiture chez des amis qu'ils ont connus sans avoir d'abord rêvé d'eux, sans jamais oser sur le parcours s'arrêter auprès de ce qu'ils désirent !
Je rentrai en pensant à cette matinée, en revoyant l'éclair au café que j'avais fini de manger avant de me laisser conduire par Elstir auprès d'Albertine, la rose que j'avais donnée au vieux monsieur, tous ces détails choisis à notre insu par les circonstances et qui composent pour nous, en un arrangement spécial et fortuit, le tableau d'une première rencontre. Mais ce tableau, j'eus l'impression de le voir d'un autre point de vue, de très loin de moi-même, comprenant qu'il n'avait pas existé que pour moi, quand quelques mois plus tard, à mon grand étonnement, comme je parlais à Albertine du premier jour où je l'avais connue, elle me rappela l'éclair, la fleur que j'avais donnée, tout ce que je croyais, je ne peux pas dire n'être important que pour moi, mais n'avoir été aperçu que de moi et que je retrouvais ainsi, transcrit en une version dont je ne soupçonnais pas l'existence, dans la pensée d'Albertine. Dès ce premier jour, quand en rentrant je pus voir le souvenir que je rapportais, je compris quel tour de muscade avait été parfaitement exécuté, et comment j'avais causé un moment avec une personne qui, grâce à l'habileté du prestidigitateur, sans avoir rien de celle que j'avais suivie si longtemps au bord de la mer, lui avait été substituée. J'aurais du reste pu le deviner d'avance, puisque la jeune fille de la plage avait été fabriquée par moi. Malgré cela, comme je l'avais, dans mes conversations avec Elstir, identifiée à Albertine, je me sentais envers celle-ci l'obligation morale de tenir les promesses d'amour faites à l'Albertine imaginaire. On se fiance par procuration, et on se croit obligé d'épouser ensuite la personne interposée. D'ailleurs, si avait disparu provisoirement du moins de ma vie une angoisse qu'eût suffi à apaiser le souvenir des manières comme il faut, de cette expression « parfaitement commun » et de la tempe enflammée, ce souvenir éveillait en moi un autre genre de désir qui, bien que doux et nullement douloureux, semblable à un sentiment fraternel, pouvait à la longue devenir aussi dangereux en me faisant ressentir à tout moment le besoin d'embrasser cette personne nouvelle dont les bonnes façons et la timidité, la disponibilité inattendue, arrêtaient la course inutile de mon imagination, mais donnaient naissance à une gratitude attendrie. Et puis comme la mémoire commence tout de suite à prendre des clichés indépendants les uns des autres, supprime tout lien, tout progrès, entre les scènes qui y sont figurées, dans la collection de ceux qu'elle expose, le dernier ne détruit pas forcément les précédents. En face de la médiocre et touchante Albertine à qui j'avais parlé, je voyais la mystérieuse Albertine en face de la mer. C'était maintenant des souvenirs, c'est-à-dire des tableaux dont l'un ne me semblait pas plus vrai que l'autre. Pour en finir avec ce premier soir de présentation, en cherchant à revoir ce petit grain de beauté sur la joue au-dessous de l'oeil, je me rappelai que de chez Elstir, quand Albertine était partie, j'avais vu ce grain de beauté sur le menton. En somme, quand je la voyais, je remarquais qu'elle avait un grain de beauté, mais ma mémoire errante le promenait ensuite sur la figure d'Albertine et le plaçait tantôt ici tantôt là.
J'avais beau être assez désappointé d'avoir trouvé en Mlle Simonet une jeune fille trop peu différente de tout ce que je connaissais, de même que ma déception devant l'église de Balbec ne m'empêchait pas de désirer aller à Quimperlé, à Pont-Aven et à Venise, je me disais que par Albertine du moins, si elle-même n'était pas ce que j'avais espéré, je pourrais connaître ses amies de la petite bande.
Je crus d'abord que j'y échouerais. Comme elle devait rester fort longtemps encore à Balbec et moi aussi, j'avais trouvé que le mieux était de ne pas trop chercher à la voir et d'attendre une occasion qui me fît la rencontrer. Mais cela arrivât-il tous les jours, il était fort à craindre qu'elle se contentât de répondre de loin à mon salut, lequel dans ce cas, répété quotidiennement pendant toute la saison, ne m'avancerait à rien.
Peu de temps après, un matin où il avait plu et où il faisait presque froid, je fus abordé sur la digue par une jeune fille portant un toquet et un manchon, si différente de celle que j'avais vue à la réunion d'Elstir que reconnaître en elle la même personne semblait pour l'esprit une opération impossible ; le mien y réussit cependant, mais après une seconde de surprise qui je crois n'échappa pas à Albertine. D'autre part me souvenant à ce moment-là des « bonnes façons » qui m'avaient frappé, elle me fit éprouver l'étonnement inverse par son ton rude et ses manières « petite bande ». Au reste la tempe avait cessé d'être le centre optique et rassurant du visage, soit que je fusse placé de l'autre côté, soit que le toquet la recouvrît, soit que son inflammation ne fût pas constante. « Quel temps ! me dit-elle, au fond l'été sans fin de Balbec est une vaste blague. Vous ne faites rien ici ? On ne vous voit jamais au golf, aux bals du Casino ; vous ne montez pas à cheval non plus. Comme vous devez vous raser ! Vous ne trouvez pas qu'on se bêtifie à rester tout le temps sur la plage ? Ah ! vous aimez à faire le lézard ? Vous avez du temps de reste. Je vois que vous n'êtes pas comme moi, j'adore tous les sports ! Vous n'étiez pas aux courses de la Sogne ? Nous y sommes allés par le tram et je comprends que ça ne vous amuse pas de prendre un tacot pareil ! Nous avons mis deux heures ! J'aurais fait trois fois l'aller et retour avec ma bécane. » Moi qui avais admiré Saint-Loup quand il avait appelé tout naturellement le petit chemin de fer d'intérêt local le « tortillard » à cause des innombrables détours qu'il faisait, j'étais intimidé par la facilité avec laquelle Albertine disait le « tram », le « tacot ». Je sentais sa maîtrise dans un mode de désignations où j'avais peur qu'elle ne constatât et ne méprisât mon infériorité. Encore la richesse de synonymes que possédait la petite bande pour désigner ce chemin de fer ne m'était-elle pas encore révélée. En parlant, Albertine gardait la tête immobile, les narines serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en résultait ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel entraient peut-être des hérédités provinciales, une affectation juvénile de flegme britannique, les leçons d'une institutrice étrangère et une hypertrophie congestive de la muqueuse du nez. Cette émission, qui cédait bien vite du reste quand elle connaissait plus les gens et redevenait naturellement enfantine, aurait pu passer pour désagréable. Mais elle était particulière et m'enchantait. Chaque fois que j'étais quelques jours sans la rencontrer, je m'exaltais en me répétant : « On ne vous voit jamais au golf », avec le ton nasal sur lequel elle l'avait dit, toute droite, sans bouger la tête. Et je pensais alors qu'il n'existait pas de personne plus désirable.
Nous formions ce matin-là un de ces couples qui piquent çà et là la digue de leur conjonction, de leur arrêt, juste le temps d'échanger quelques paroles avant de se désunir pour reprendre séparément chacun sa promenade divergente. Je profitai de cette immobilité pour regarder et savoir définitivement où était situé le grain de beauté. Or, comme une phrase de Vinteuil qui m'avait enchanté dans la sonate et que ma mémoire faisait errer de l'andante au finale jusqu'au jour où ayant la partition en main je pus la trouver et l'immobiliser dans mon souvenir à sa place, dans le scherzo, de même le grain de beauté que je m'étais rappelé tantôt sur la joue, tantôt sur le menton, s'arrêta à jamais sur la lèvre supérieure au-dessous du nez. C'est ainsi encore que nous rencontrons avec étonnement des vers que nous savons par coeur, dans une pièce où nous ne soupçonnions pas qu'ils se trouvassent.
À ce moment, comme pour que devant la mer se multipliât en liberté, dans la variété de ses formes, tout le riche ensemble décoratif qu'était le beau déroulement des vierges, à la fois dorées et roses, cuites par le soleil et par le vent, les amies d'Albertine, aux belles jambes, à la taille souple, mais si différentes les unes des autres, montrèrent leur groupe qui se développa, s'avançant dans notre direction, plus près de la mer, sur une ligne parallèle. Je demandai à Albertine la permission de l'accompagner pendant quelques instants. Malheureusement elle se contenta de leur faire bonjour de la main. « Mais vos amies vont se plaindre si vous les laissez », lui dis-je, espérant que nous nous promènerions ensemble. Un jeune homme aux traits réguliers, qui tenait à la main des raquettes, s'approcha de nous. C'était le joueur de baccara dont les folies indignaient tant la femme du premier président. D'un air froid, impassible, en lequel il se figurait évidemment que consistait la distinction suprême, il dit bonjour à Albertine. « Vous venez du golf, Octave ? lui demanda-t-elle. Ça a-t-il bien marché ? Étiez-vous en forme ? – Oh ! ça me dégoûte, je suis dans les choux, répondit-il. – Est-ce qu'Andrée y était ? – Oui, elle a fait soixante-dix-sept. – Oh ! mais c'est un record. – J'avais fait quatre-vingt-deux hier. » Il était le fils d'un très riche industriel qui devait jouer un rôle assez important dans l'organisation de la prochaine Exposition universelle. Je fus frappé à quel point chez ce jeune homme et les autres très rares amis masculins de ces jeunes filles, la connaissance de tout ce qui était vêtements, manière de les porter, cigares, boissons anglaises, chevaux – et qu'il possédait jusque dans ses moindres détails avec une infaillibilité orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant – s'était développée isolément sans être accompagnée de la moindre culture intellectuelle. Il n'avait aucune hésitation sur l'opportunité du smoking ou du pyjama, mais ne se doutait pas du cas où on peut ou non employer tel mot, même des règles les plus simples du français. Cette disparité entre les deux cultures devait être la même chez son père, président du Syndicat des propriétaires de Balbec, car dans une lettre ouverte aux électeurs qu'il venait de faire afficher sur tous les murs il disait : « J'ai voulu voir le maire pour lui en causer, il n'a pas voulu écouter mes justes griefs. » Octave obtenait, au Casino, des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui ferait faire s'il le voulait un joli mariage dans ce milieu des « bains de mer » où ce n'est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles épousent leur « danseur ». Il alluma un cigare en disant à Albertine : « Vous permettez », comme on demande l'autorisation de terminer tout en causant un travail pressé. Car il ne pouvait jamais « rester sans rien faire », quoiqu'il ne fît d'ailleurs jamais rien. Et comme l'inactivité complète finit par avoir les mêmes effets que le travail exagéré, aussi bien dans le domaine moral que dans la vie du corps et des muscles, la constante nullité intellectuelle qui habitait sous le front songeur d'Octave avait fini par lui donner, malgré son air calme, d'inefficaces démangeaisons de penser qui la nuit l'empêchaient de dormir, comme il aurait pu arriver à un métaphysicien surmené.
Pensant que si je connaissais leurs amis j'aurais plus d'occasions de voir ces jeunes filles, j'avais été sur le point de demander à lui être présenté. Je le dis à Albertine, dès qu'il fut parti en répétant : « Je suis dans les choux. » Je pensais lui inculquer ainsi l'idée de le faire la prochaine fois. « Mais voyons, s'écria-t-elle, je ne peux pas vous présenter à un gigolo ! Ici, ça pullule de gigolos. Mais ils ne pourraient pas causer avec vous. Celui-ci joue très bien au golf, un point c'est tout. Je m'y connais, il ne serait pas du tout votre genre. – Vos amies vont se plaindre si vous les laissez ainsi, lui dis-je, espérant qu'elle allait me proposer d'aller avec elle les rejoindre. – Mais non, elles n'ont aucun besoin de moi. » Nous croisâmes Bloch qui m'adressa un sourire fin et insinuant, et, embarrassé au sujet d'Albertine qu'il ne connaissait pas ou du moins connaissait « sans la connaître », abaissa sa tête vers son col d'un mouvement raide et rébarbatif. « Comment s'appelle-t-il, cet ostrogoth-là ? me demanda Albertine. Je ne sais pas pourquoi il me salue puisqu'il ne me connaît pas. Aussi je ne lui ai pas rendu son salut. » Je n'eus pas le temps de répondre à Albertine, car marchant droit sur nous : « Excuse-moi, dit-il, de t'interrompre, mais je voulais t'avertir que je vais demain à Doncières. Je ne peux plus attendre sans impolitesse et je me demande ce que de Saint-Loup-en-Bray doit penser de moi. Je te préviens que je prends le train de deux heures. À la disposition. » Mais je ne pensais plus qu'à revoir Albertine et tâcher de connaître ses amies et Doncières, comme elles n'y allaient pas et me ferait rentrer après l'heure où elles allaient sur la plage, me paraissait au bout du monde. Je dis à Bloch que cela m'était impossible. « Hé bien, j'irai seul. Selon les deux ridicules alexandrins du sieur Arouet, je dirai à Saint-Loup, pour charmer son cléricalisme :
Apprends que mon devoir ne dépend pas du sien ;
Qu'il y manque, s'il veut ; je dois faire le mien.
— Je reconnais qu'il est assez joli garçon, me dit Albertine, mais ce qu'il me dégoûte ! »
Je n'avais jamais songé que Bloch pût être joli garçon ; il l'était, en effet. Avec une tête un peu proéminente, un nez très busqué, un air d'extrême finesse et d'être persuadé de sa finesse, il avait un agréable visage. Mais il ne pouvait pas plaire à Albertine. C'était peut-être du reste à cause des mauvais côtés de celle-ci, de la dureté, de l'insensibilité de la petite bande, de sa grossièreté avec tout ce qui n'était pas elle. D'ailleurs plus tard, quand je les présentai, l'antipathie d'Albertine ne diminua pas. Bloch appartenait à un milieu où, entre la blague exercée contre le monde et pourtant le respect suffisant des bonnes manières que doit avoir un homme qui a « les mains propres », on a fait une sorte de compromis spécial qui diffère des manières du monde et est malgré tout une sorte, particulièrement odieuse, de mondanité. Quand on le présentait, il s'inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un respect exagéré, et si c'était à un homme disait : « Enchanté, monsieur » d'une voix qui se moquait des mots qu'elle prononçait mais avait conscience d'appartenir à quelqu'un qui n'était pas un mufle. Cette première seconde donnée à une coutume qu'il suivait et raillait à la fois (comme il disait le 1er janvier : « Je vous la souhaite bonne et heureuse »), il prenait un air fin et rusé et « proférait des choses subtiles » qui étaient souvent pleines de vérité, mais « tapaient sur les nerfs » d'Albertine. Quand je lui dis ce premier jour qu'il s'appelait Bloch, elle s'écria : « Je l'aurais parié que c'était un youpin. C'est bien leur genre de faire les punaises. » Du reste, Bloch devait dans la suite irriter Albertine d'autre façon. Comme beaucoup d'intellectuels il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour chacune d'elles un qualificatif précieux, puis généralisait. Cela ennuyait Albertine, laquelle n'aimait pas beaucoup qu'on s'occupât de ce qu'elle faisait, que quand elle s'était foulé le pied et restait tranquille, Bloch dît : « Elle est sur sa chaise longue, mais par ubiquité ne cesse pas de fréquenter simultanément de vagues golfs et de quelconques tennis. » Ce n'était que de la « littérature », mais qui, à cause des difficultés qu'Albertine sentait que cela pouvait lui créer avec des gens chez qui elle avait refusé une invitation en disant qu'elle ne pouvait pas remuer, eût suffi pour lui faire prendre en grippe la figure, le son de voix, du garçon qui disait ces choses. Nous nous quittâmes, Albertine et moi, en nous promettant de sortir une fois ensemble. J'avais causé avec elle sans plus savoir où tombaient mes paroles, ce qu'elles devenaient, que si j'eusse jeté des cailloux dans un abîme sans fond. Qu'elles soient remplies en général par la personne à qui nous les adressons d'un sens qu'elle tire de sa propre substance et qui est très différent de celui que nous avions mis dans ces mêmes paroles, c'est un fait que la vie courante nous révèle perpétuellement. Mais si de plus nous nous trouvons auprès d'une personne dont l'éducation (comme pour moi celle d'Albertine) nous est inconcevable, inconnus les penchants, les lectures, les principes, nous ne savons pas si nos paroles éveillent en elle quelque chose qui y ressemble plus que chez un animal à qui pourtant on aurait à faire comprendre certaines choses. De sorte qu'essayer de me lier avec Albertine m'apparaissait comme une mise en contact avec l'inconnu sinon avec l'impossible, comme un exercice aussi malaisé que dresser un cheval, aussi reposant qu'élever des abeilles ou que cultiver des rosiers.
J'avais cru il y avait quelques heures qu'Albertine ne répondrait à mon salut que de loin. Nous venions de nous quitter en faisant le projet d'une excursion ensemble. Je me promis, quand je rencontrerais Albertine, d'être plus hardi avec elle, et je m'étais tracé d'avance le plan de tout ce que je lui dirais et même (maintenant que j'avais tout à fait l'impression qu'elle devait être légère) de tous les plaisirs que je lui demanderais. Mais l'esprit est influençable comme la plante, comme la cellule, comme les éléments chimiques et le milieu qui le modifie si on l'y plonge, ce sont des circonstances, un cadre nouveau. Devenu différent par le fait de sa présence même, quand je me trouvai de nouveau avec Albertine, je lui dis tout autre chose que ce que j'avais projeté. Puis me souvenant de la tempe enflammée, je me demandais si Albertine n'apprécierait pas davantage une gentillesse qu'elle saurait être désintéressée. Enfin j'étais embarrassé devant certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient signifier moeurs faciles, mais aussi gaieté un peu bête d'une jeune fille sémillante mais ayant un fond d'honnêteté. Une même expression, de figure comme de langage, pouvant comporter diverses acceptions, j'étais hésitant comme un élève devant les difficultés d'une version grecque.
Cette fois-là nous rencontrâmes presque tout de suite la grande, Andrée, celle qui avait sauté par-dessus le premier président ; Albertine dut me présenter. Son amie avait des yeux extraordinairement clairs, comme est dans un appartement à l'ombre l'entrée, par la porte ouverte, d'une chambre où donnent le soleil et le reflet verdâtre de la mer illuminée.
Cinq messieurs passèrent que je connaissais très bien de vue depuis que j'étais à Balbec. Je m'étais souvent demandé qui ils étaient. « Ce ne sont pas des gens très chics, me dit Albertine en ricanant d'un air de mépris. Le petit vieux, teint, qui a des gants jaunes, il en a une touche, hein, il dégotte bien, c'est le dentiste de Balbec, c'est un brave type ; le gros c'est le maire, pas le tout petit gros, celui-là vous devez l'avoir vu, c'est le professeur de danse, il est assez moche aussi, il ne peut pas nous souffrir parce que nous faisons trop de bruit au Casino, que nous démolissons ses chaises, que nous voulons danser sans tapis, aussi il ne nous a jamais donné le prix quoiqu'il n'y a que nous qui sachions danser. Le dentiste est un brave homme, je lui aurais fait bonjour pour faire rager le maître de danse, mais je ne pouvais pas parce qu'il y a avec eux M. de Sainte-Croix, le conseiller général, un homme d'une très bonne famille qui s'est mis du côté des républicains, pour de l'argent ; aucune personne propre ne le salue plus. Il connaît mon oncle, à cause du gouvernement, mais le reste de ma famille lui a tourné le dos. Le maigre avec un imperméable, c'est le chef d'orchestre. Comment, vous ne le connaissez pas ! Il joue divinement. Vous n'avez pas été entendre Cavalleria Rusticana ? Ah ! je trouve ça idéal ! Il donne un concert ce soir, mais nous ne pouvons pas y aller parce que ça a lieu dans la salle de la Mairie. Au Casino ça ne fait rien, mais dans la salle de la Mairie d'où on a enlevé le Christ, la mère d'Andrée tomberait en apoplexie si nous y allions. Vous me direz que le mari de ma tante est dans le gouvernement. Mais qu'est-ce que vous voulez ? Ma tante est ma tante. Ce n'est pas pour cela que je l'aime ! Elle n'a jamais eu qu'un désir, se débarrasser de moi. La personne qui m'a vraiment servi de mère, et qui a eu double mérite puisqu'elle ne m'est rien, c'est une amie que j'aime du reste comme une mère. Je vous montrerai sa photo. » Nous fûmes abordés un instant par le champion de golf et joueur de baccara, Octave. Je pensai avoir découvert un lien entre nous, car j'appris dans la conversation qu'il était un peu parent, et de plus assez aimé, des Verdurin. Mais il parla avec dédain des fameux mercredis, et ajouta que M. Verdurin ignorait l'usage du smoking ce qui rendait assez gênant de le rencontrer dans certains « music-halls » où on aurait autant aimé ne pas s'entendre crier : « Bonjour, galopin » par un monsieur en veston et en cravate noire de notaire de village. Puis Octave nous quitta, et bientôt après ce fut le tour d'Andrée, arrivée devant son chalet où elle entra sans que de toute la promenade elle m'eût dit un seul mot. Je regrettai d'autant plus son départ que tandis que je faisais remarquer à Albertine combien son amie avait été froide avec moi, et rapprochais en moi-même cette difficulté qu'Albertine semblait avoir à me lier avec ses amies, de l'hostilité contre laquelle, pour exaucer mon souhait, paraissait s'être le premier jour heurté Elstir, passèrent des jeunes filles que je saluai, les demoiselles d'Ambresac, auxquelles Albertine dit aussi bonjour.
Je pensais que ma situation vis-à-vis d'Albertine allait en être améliorée. Elles étaient les filles d'une parente de Mme de Villeparisis et qui connaissait aussi Mme de Luxembourg. M. et Mme d'Ambresac qui avaient une petite villa à Balbec, et, excessivement riches, menaient une vie des plus simples, étaient toujours habillés, le mari du même veston, la femme d'une robe sombre. Tous deux faisaient à ma grand-mère d'immenses saluts qui ne menaient à rien. Les filles, très jolies, s'habillaient avec plus d'élégance mais une élégance de ville et non de plage. Dans leurs robes longues, sous leurs grands chapeaux, elles avaient l'air d'appartenir à une autre humanité qu'Albertine. Celle-ci savait très bien qui elles étaient. « Ah ! vous connaissez les petites d'Ambresac ? Hé bien, vous connaissez des gens très chics. Du reste, ils sont très simples, ajouta-t-elle comme si c'était contradictoire. Elles sont très gentilles mais tellement bien élevées qu'on ne les laisse pas aller au Casino, surtout à cause de nous, parce que nous avons trop mauvais genre. Elles vous plaisent ? Dame, ça dépend. C'est tout à fait les petites oies blanches. Ça a peut-être son charme. Si vous aimez les petites oies blanches, vous êtes servi à souhait. Il paraît qu'elles peuvent plaire puisqu'il y en a déjà une de fiancée au marquis de Saint-Loup. Et cela fait beaucoup de peine à la cadette qui était amoureuse de ce jeune homme. Moi, rien que leur manière de parler du bout des lèvres m'énerve. Et puis elles s'habillent d'une manière ridicule. Elles vont jouer au golf en robes de soie ! À leur âge elles sont mises plus prétentieusement que des femmes âgées qui savent s'habiller. Tenez, Mme Elstir, voilà une femme élégante. » Je répondis qu'elle m'avait semblé vêtue avec beaucoup de simplicité. Albertine se mit à rire. « Elle est mise très simplement, en effet, mais elle s'habille à ravir et pour arriver à ce que vous trouvez de la simplicité, elle dépense un argent fou. » Les robes de Mme Elstir passaient inaperçues aux yeux de quelqu'un qui n'avait pas le goût sûr et sobre des choses de la toilette. Il me faisait défaut. Elstir le possédait au suprême degré, à ce que me dit Albertine. Je ne m'en étais pas douté ni que les choses élégantes mais simples qui emplissaient son atelier étaient des merveilles longtemps désirées par lui, qu'il avait suivies de vente en vente, connaissant toute leur histoire, jusqu'au jour où il avait gagné assez d'argent pour pouvoir les posséder. Mais là-dessus, Albertine, aussi ignorante que moi, ne pouvait rien m'apprendre. Tandis que pour les toilettes, avertie par un instinct de coquette et peut-être par un regret de jeune fille pauvre qui goûte avec plus de désintéressement, de délicatesse chez les riches ce dont elle ne pourra se parer elle-même, elle sut me parler très bien des raffinements d'Elstir, si difficile qu'il trouvait toute femme mal habillée, et que mettant tout un monde dans une proportion, dans une nuance, il faisait faire pour sa femme à des prix fous des ombrelles, des chapeaux, des manteaux qu'il avait appris à Albertine à trouver charmants et qu'une personne sans goût n'eût pas plus remarqués que je n'avais fait. Du reste, Albertine qui avait fait un peu de peinture sans avoir d'ailleurs, elle l'avouait, aucune « disposition », éprouvait une grande admiration pour Elstir, et grâce à ce qu'il lui avait dit et montré, s'y connaissait en tableaux d'une façon qui contrastait fort avec son enthousiasme pour Cavalleria Rusticana. C'est qu'en réalité, bien que cela ne se vît guère encore, elle était très intelligente et dans les choses qu'elle disait, la bêtise n'était pas sienne, mais celle de son milieu et de son âge. Elstir avait eu sur elle une influence heureuse mais partielle. Toutes les formes de l'intelligence n'étaient pas arrivées chez Albertine au même degré de développement. Le goût de la peinture avait presque rattrapé celui de la toilette et de toutes les formes de l'élégance, mais n'avait pas été suivi par le goût de la musique qui restait fort en arrière.
Albertine avait beau savoir qui étaient les Ambresac, comme qui peut le plus ne peut pas forcément le moins, je ne la trouvai pas, après que j'eusse salué ces jeunes filles, plus disposée à me faire connaître ses amies. « Vous êtes bien bon de leur donner de l'importance. Ne faites pas attention à elles, ce n'est rien du tout. Qu'est-ce que ces petites gosses peuvent compter pour un homme de votre valeur ? Andrée au moins est remarquablement intelligente. C'est une bonne petite fille, quoique parfaitement fantasque, mais les autres sont vraiment très stupides. » Après avoir quitté Albertine, je ressentis tout à coup beaucoup de chagrin que Saint-Loup m'eût caché ses fiançailles, et fît quelque chose d'aussi mal que se marier sans avoir rompu avec sa maîtresse. Peu de jours après pourtant, je fus présenté à Andrée et comme elle parla assez longtemps, j'en profitai pour lui dire que je voudrais bien la voir le lendemain, mais elle me répondit que c'était impossible parce qu'elle avait trouvé sa mère assez mal et ne voulait pas la laisser seule. Deux jours après, étant allé voir Elstir, il me dit la sympathie très grande qu'Andrée avait pour moi ; comme je lui répondais : « Mais c'est moi qui ai eu beaucoup de sympathie pour elle dès le premier jour, je lui avais demandé à la revoir le lendemain, mais elle ne pouvait pas. – Oui, je sais, elle me l'a raconté, me dit Elstir, elle l'a assez regretté, mais elle avait accepté un pique-nique à dix lieues d'ici où elle devait aller en break et elle ne pouvait plus se décommander. » Bien que ce mensonge fût, Andrée me connaissant si peu, fort insignifiant, je n'aurais pas dû continuer à fréquenter une personne qui en était capable. Car ce que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment. Et qu'on aille voir chaque année un ami qui les premières fois n'a pu venir à votre rendez-vous, ou s'est enrhumé, on le retrouvera avec un autre rhume qu'il aura pris, on le manquera à un autre rendez-vous où il ne sera pas venu, pour une même raison permanente à la place de laquelle il croit voir des raisons variées, tirées des circonstances.
Un des matins qui suivirent celui où Andrée m'avait dit qu'elle était obligée de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec Albertine que j'avais aperçue, élevant au bout d'un cordonnet un attribut bizarre qui la faisait ressembler à l'« Idolâtrie » de Giotto ; il s'appelle d'ailleurs un « diabolo » et est tellement tombé en désuétude que devant le portrait d'une jeune fille en tenant un, les commentateurs de l'avenir pourront disserter comme devant telle figure allégorique de l'Arena, sur ce qu'elle a dans la main. Au bout d'un moment, leur amie à l'air pauvre et dur, qui avait ricané le premier jour d'un air si méchant : « Il me fait de la peine, ce pauvre vieux » en parlant du vieux monsieur effleuré par les pieds légers d'Andrée, vint dire à Albertine : « Bonjour, je vous dérange ? » Elle avait ôté son chapeau qui la gênait, et ses cheveux comme une variété végétale ravissante et inconnue reposaient sur son front dans la minutieuse délicatesse de leur foliation. Albertine, peut-être irritée de la voir tête nue, ne répondit rien, garda un silence glacial malgré lequel l'autre resta, tenue à distance de moi par Albertine qui s'arrangeait à certains instants pour être seule avec elle, à d'autres pour marcher avec moi, en la laissant derrière. Je fus obligé pour qu'elle me présentât de le lui demander devant l'autre. Alors au moment où Albertine me nomma, sur la figure et dans les yeux bleus de cette jeune fille à qui j'avais trouvé un air si cruel quand elle avait dit : « Ce pauvre vieux, y m' fait d' la peine », je vis passer et briller un sourire cordial, aimant, et elle me tendit la main. Ses cheveux étaient dorés, et ne l'étaient pas seuls ; car si ses joues étaient roses et ses yeux bleus, c'était comme le ciel encore empourpré du matin où partout pointe et brille l'or.
Prenant feu aussitôt, je me dis que c'était une enfant timide quand elle aimait et que c'était pour moi, par amour pour moi, qu'elle était restée avec nous malgré les rebuffades d'Albertine, et qu'elle avait dû être heureuse de pouvoir m'avouer enfin par ce regard souriant et bon qu'elle serait aussi douce avec moi que terrible aux autres. Sans doute m'avait-elle remarqué sur la plage même quand je ne la connaissais pas encore et pensait-elle à moi depuis ; peut-être était-ce pour se faire admirer de moi qu'elle s'était moquée du vieux monsieur et parce qu'elle ne parvenait pas à me connaître qu'elle avait eu les jours suivants l'air morose. De l'hôtel, je l'avais souvent aperçue le soir se promenant sur la plage. C'était probablement avec l'espoir de me rencontrer. Et maintenant, gênée par la présence d'Albertine autant qu'elle l'eût été par celle de toute la petite bande, elle ne s'attachait évidemment à nos pas, malgré l'attitude de plus en plus froide de son amie, que dans l'espoir de rester la dernière, de prendre rendez-vous avec moi pour un moment où elle trouverait moyen de s'échapper sans que sa famille et ses amies le sussent et me donner rendez-vous dans un lieu sûr avant la messe ou après le golf. Il était d'autant plus difficile de la voir qu'Andrée était mal avec elle et la détestait. « J'ai supporté longtemps sa terrible fausseté, me dit-elle, sa bassesse, les innombrables crasses qu'elle m'a faites. J'ai tout supporté à cause des autres. Mais le dernier trait a tout fait déborder. » Et elle me raconta un potin qu'avait fait cette jeune fille et qui, en effet, pouvait nuire à Andrée.
Mais les paroles à moi promises par le regard de Gisèle pour le moment où Albertine nous aurait laissés ensemble ne purent m'être dites, parce qu'Albertine obstinément placée entre nous deux, ayant continué à répondre de plus en plus brièvement, puis ayant cessé de répondre du tout aux propos de son amie, celle-ci finit par abandonner la place. Je reprochai à Albertine d'avoir été si désagréable. « Cela lui apprendra à être plus discrète. Ce n'est pas une mauvaise fille mais elle est barbante. Elle n'a pas besoin de venir fourrer son nez partout. Pourquoi se colle-t-elle à nous sans qu'on lui demande ? Il était moins cinq que je l'envoie paître. D'ailleurs, je déteste qu'elle ait ses cheveux comme ça, ça donne mauvais genre. » Je regardais les joues d'Albertine pendant qu'elle me parlait et je me demandais quel parfum, quel goût elles pouvaient avoir : ce jour-là elle était non pas fraîche, mais lisse, d'un rose uni, violacé, crémeux, comme certaines roses qui ont un vernis de cire. J'étais passionné pour elles comme on l'est parfois pour une espèce de fleurs. « Je ne l'avais pas remarqué, lui répondis-je. – Vous l'avez pourtant assez regardée, on aurait dit que vous vouliez faire son portrait », me dit-elle sans être radoucie par le fait qu'en ce moment ce fût elle-même que je regardais tant. « Je ne crois pourtant pas qu'elle vous plairait. Elle n'est pas flirt du tout. Vous devez aimer les jeunes filles flirt, vous. En tout cas, elle n'aura plus l'occasion d'être collante et de se faire semer, parce qu'elle repart tantôt pour Paris. – Vos autres amies s'en vont avec elle ? – Non, elle seulement, elle et Miss, parce qu'elle a à repasser ses examens, elle va potasser, la pauvre gosse. Ce n'est pas gai, je vous assure. Il peut arriver qu'on tombe sur un bon sujet. Le hasard est si grand. Ainsi une de nos amies a eu : “Racontez un accident auquel vous avez assisté.” Ça c'est une veine. Mais je connais une jeune fille qui a eu à traiter (et à l'écrit encore) : “D'Alceste ou de Philinte, qui préféreriez-vous avoir comme ami ?” Ce que j'aurais séché là-dessus ! D'abord, en dehors de tout, ce n'est pas une question à poser à des jeunes filles. Les jeunes filles sont liées avec d'autres jeunes filles et ne sont pas censées avoir pour amis des messieurs. (Cette phrase, en me montrant que j'avais peu de chance d'être admis dans la petite bande, me fit trembler.) Mais en tous cas, même si la question était posée à des jeunes gens, qu'est-ce que vous voulez qu'on puisse trouver à dire là-dessus ? Plusieurs familles ont écrit au Gaulois pour se plaindre de la difficulté de questions pareilles. Le plus fort est que dans un recueil des meilleurs devoirs d'élèves couronnées, le sujet a été traité deux fois d'une façon absolument opposée. Tout dépend de l'examinateur. L'un voulait qu'on dise que Philinte était un homme flatteur et fourbe, l'autre qu'on ne pouvait pas refuser son admiration à Alceste, mais qu'il était par trop acariâtre et que comme ami il fallait lui préférer Philinte. Comment voulez-vous que les malheureuses élèves s'y reconnaissent quand les professeurs ne sont pas d'accord entre eux ? Et encore ce n'est rien, chaque année ça devient plus difficile. Gisèle ne pourrait s'en tirer qu'avec un bon coup de piston. »
Je rentrai à l'hôtel, ma grand-mère n'y était pas, je l'attendis longtemps ; enfin, quand elle rentra, je la suppliai de me laisser aller faire dans des conditions inespérées une excursion qui durerait peut-être quarante-huit heures, je déjeunai avec elle, commandai une voiture et me fis conduire à la gare. Gisèle ne serait pas étonnée de m'y voir ; une fois que nous aurions changé à Doncières, dans le train de Paris, il y avait un wagon-couloir où, tandis que Miss sommeillerait, je pourrais emmener Gisèle dans des coins obscurs, prendre rendez-vous avec elle pour ma rentrée à Paris que je tâcherais de rapprocher le plus possible. Selon la volonté qu'elle m'exprimerait, je l'accompagnerais jusqu'à Caen ou jusqu'à Évreux, et reprendrais le train suivant. Tout de même, qu'eût-elle pensé si elle avait su que j'avais hésité longtemps entre elle et ses amies, que tout autant que d'elle j'avais voulu être amoureux d'Albertine, de la jeune fille aux yeux clairs, et de Rosemonde ! J'en éprouvais des remords, maintenant qu'un amour réciproque allait m'unir à Gisèle. J'aurais pu du reste lui assurer très véridiquement qu'Albertine ne me plaisait plus. Je l'avais vue ce matin s'éloigner en me tournant presque le dos, pour parler à Gisèle. Sur sa tête inclinée d'un air boudeur, ses cheveux qu'elle avait derrière différents et plus noirs encore, luisaient comme si elle venait de sortir de l'eau. J'avais pensé à une poule mouillée et ces cheveux m'avaient fait incarner en Albertine une autre âme que jusque-là, la figure violette et le regard mystérieux. Ces cheveux luisants derrière la tête, c'est tout ce que j'avais pu apercevoir d'elle pendant un moment, et c'est cela seulement que je continuais à voir. Notre mémoire ressemble à ces magasins qui, à leurs devantures, exposent d'une certaine personne, une fois une photographie, une fois une autre. Et d'habitude la plus récente reste quelque temps seule en vue. Tandis que le cocher pressait son cheval, j'écoutais les paroles de reconnaissance et de tendresse que Gisèle me disait, toutes nées de son bon sourire, et de sa main tendue : c'est que dans les périodes de ma vie où je n'étais pas amoureux et où je désirais de l'être, je ne portais pas seulement en moi un idéal physique de beauté qu'on a vu que je reconnaissais de loin dans chaque passante assez éloignée pour que ses traits confus ne s'opposassent pas à cette identification, mais encore le fantôme moral – toujours prêt à être incarné – de la femme qui allait être éprise de moi, me donner la réplique dans la comédie amoureuse que j'avais tout écrite dans ma tête depuis mon enfance et que toute jeune fille aimable me semblait avoir la même envie de jouer, pourvu qu'elle eût aussi un peu le physique de l'emploi. De cette pièce, quelle que fût la nouvelle « étoile » que j'appelais à créer ou à reprendre le rôle, le scénario, les péripéties, le texte même gardaient une forme ne varietur.
Quelques jours plus tard, malgré le peu d'empressement qu'Albertine avait mis à nous présenter, je connaissais toute la petite bande du premier jour, restée au complet à Balbec (sauf Gisèle, qu'à cause d'un arrêt prolongé devant la barrière de la gare, et un changement dans l'horaire, je n'avais pu rejoindre au train, parti cinq minutes avant mon arrivée, et à laquelle d'ailleurs je ne pensais plus) et en plus deux ou trois de leurs amies qu'à ma demande elles me firent connaître. Et ainsi l'espoir du plaisir que je trouverais avec une jeune fille nouvelle venant d'une autre jeune fille par qui je l'avais connue, la plus récente était alors comme une de ces variétés de roses qu'on obtient grâce à une rose d'une autre espèce. Et remontant de corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d'en connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je la devais, avec une reconnaissance mêlée d'autant de désir que mon espoir nouveau. Bientôt je passai toutes mes journées avec ces jeunes filles.
Hélas ! dans la fleur la plus fraîche on peut distinguer les points imperceptibles qui pour l'esprit averti dessinent déjà ce qui sera, par la dessiccation ou la fructification des chairs aujourd'hui en fleur, la forme immuable et déjà prédestinée de la graine. On suit avec délices un nez pareil à une vaguelette qui enfle délicieusement une eau matinale et qui semble immobile, dessinable, parce que la mer est tellement calme qu'on ne perçoit pas la marée. Les visages humains ne semblent pas changer au moment qu'on les regarde parce que la révolution qu'ils accomplissent est trop lente pour que nous la percevions. Mais il suffisait de voir à côté de ces jeunes filles leur mère ou leur tante, pour mesurer les distances que sous l'attraction interne d'un type généralement affreux, ces traits auraient traversées dans moins de trente ans, jusqu'à l'heure du déclin des regards, jusqu'à celle où le visage, passé tout entier au-dessous de l'horizon, ne reçoit plus de lumière. Je savais que, aussi profond, aussi inéluctable que le patriotisme juif ou l'atavisme chrétien chez ceux qui se croient le plus libérés de leur race, habitait sous la rose inflorescence d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée, inconnu à elles-mêmes, tenu en réserve pour les circonstances, un gros nez, une bouche proéminente, un embonpoint qui étonnerait mais était en réalité dans la coulisse, prêt à entrer en scène, imprévu, fatal, tout comme tel dreyfusisme, tel cléricalisme, tel héroïsme national et féodal, soudainement issus, à l'appel des circonstances, d'une nature antérieure à l'individu lui-même, par laquelle il pense, vit, évolue, se fortifie ou meurt, sans qu'il puisse la distinguer des mobiles particuliers qu'il prend pour elle. Même mentalement, nous dépendons des lois naturelles beaucoup plus que nous ne croyons et notre esprit possède d'avance comme certain cryptogame, comme telle graminée les particularités que nous croyons choisir. Mais nous ne saisissons que les idées secondes sans percevoir la cause première (race juive, famille française, etc.) qui les produisait nécessairement et que nous manifestons au moment voulu. Et peut-être, alors que les unes nous paraissent le résultat d'une délibération, les autres d'une imprudence dans notre hygiène, tenons-nous de notre famille, comme les papilionacées la forme de leur graine, aussi bien les idées dont nous vivons que la maladie dont nous mourrons.
Comme sur un plant où les fleurs mûrissent à des époques différentes, je les avais vues, en de vieilles dames, sur cette plage de Balbec, ces dures graines, ces mous tubercules, que mes amies seraient un jour. Mais qu'importait ? En ce moment, c'était la saison des fleurs. Aussi quand Mme de Villeparisis m'invitait à une promenade, je cherchais une excuse pour n'être pas libre. Je ne fis de visites à Elstir que celles où mes nouvelles amies m'accompagnèrent. Je ne pus même pas trouver un après-midi pour aller à Doncières voir Saint-Loup, comme je le lui avais promis. Les réunions mondaines, les conversations sérieuses, voire une amicale causerie, si elles avaient pris la place de mes sorties avec ces jeunes filles, m'eussent fait le même effet que si à l'heure du déjeuner on nous emmenait non pas manger, mais regarder un album. Les hommes, les jeunes gens, les femmes vieilles ou mûres avec qui nous croyons nous plaire, ne sont portés pour nous que sur une plane et inconsistante superficie parce que nous ne prenons conscience d'eux que par la perception visuelle réduite à elle-même ; mais c'est comme déléguée des autres sens qu'elle se dirige vers les jeunes filles ; ils vont chercher l'une derrière l'autre les diverses qualités odorantes, tactiles, savoureuses, qu'ils goûtent ainsi même sans le secours des mains et des lèvres ; et, capables, grâce aux arts de transposition, au génie de synthèse où excelle le désir, de restituer sous la couleur des joues ou de la poitrine, l'attouchement, la dégustation, les contacts interdits, ils donnent à ces filles la même consistance mielleuse qu'ils font quand ils butinent dans une roseraie, ou dans une vigne dont ils mangent des yeux les grappes.
S'il pleuvait, bien que le mauvais temps n'effrayât pas Albertine qu'on voyait parfois, dans son caoutchouc, filer en bicyclette sous les averses, nous passions la journée dans le Casino où il m'eût paru ces jours-là impossible de ne pas aller. J'avais le plus grand mépris pour les demoiselles d'Ambresac qui n'y étaient jamais entrées. Et j'aidais volontiers mes amies à jouer de mauvais tours au professeur de danse. Nous subissions généralement quelques admonestations du tenancier ou des employés usurpant un pouvoir directorial parce que mes amies, même Andrée qu'à cause de cela j'avais crue le premier jour une créature si dionysiaque et qui était au contraire frêle, intellectuelle et cette année-là fort souffrante, mais qui obéissait malgré cela moins à l'état de sa santé qu'au génie de cet âge qui emporte tout et confond dans la gaieté les malades et les vigoureux, ne pouvaient pas aller du vestibule à la salle des fêtes sans prendre leur élan, sauter par-dessus toutes les chaises, revenir sur une glissade en gardant leur équilibre par un gracieux mouvement de bras, en chantant, mêlant tous les arts, dans cette première jeunesse, à la façon de ces poètes des anciens âges pour qui les genres ne sont pas encore séparés et qui mêlent dans un poème épique les préceptes agricoles aux enseignements théologiques.
Cette Andrée qui m'avait paru la plus froide le premier jour était infiniment plus délicate, plus affectueuse, plus fine qu'Albertine à qui elle montrait une tendresse caressante et douce de grande soeur. Elle venait au Casino s'asseoir à côté de moi et savait – au contraire d'Albertine – refuser un tour de valse ou même si j'étais fatigué renoncer à aller au Casino pour venir à l'hôtel. Elle exprimait son amitié pour moi, pour Albertine, avec des nuances qui prouvaient la plus délicieuse intelligence des choses du coeur, laquelle était peut-être due en partie à son état maladif. Elle avait toujours un sourire gai pour excuser l'enfantillage d'Albertine qui exprimait avec une violence naïve la tentation irrésistible qu'offraient pour elle des parties de plaisir auxquelles elle ne savait pas, comme Andrée, préférer résolument de causer avec moi… Quand l'heure d'aller à un goûter donné au golf approchait, si nous étions tous ensemble à ce moment-là, elle se préparait, puis venant à Andrée : « Hé bien, Andrée, qu'est-ce que tu attends pour venir ? Tu sais que nous allons goûter au golf. – Non, je reste à causer avec lui, répondait Andrée en me désignant. – Mais tu sais que Mme Durieux t'a invitée », s'écriait Albertine, comme si l'intention d'Andrée de rester avec moi ne pouvait s'expliquer que par l'ignorance où elle devait être qu'elle avait été invitée. « Voyons, ma petite, ne sois pas tellement idiote », répondait Andrée. Albertine n'insistait pas, de peur qu'on lui proposât de rester aussi. Elle secouait la tête : « Fais à ton idée », répondait-elle, comme on dit à un malade qui par plaisir se tue à petit feu, « moi je me trotte, car je crois que ta montre retarde », et elle prenait ses jambes à son cou. « Elle est charmante, mais inouïe », disait Andrée en enveloppant son amie d'un sourire qui la caressait et la jugeait à la fois. Si, en ce goût du divertissement, Albertine avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c'est qu'une certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de notre tempérament parce que c'est lui qui les choisit, éliminant toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et complémentaires, c'est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire souffrir notre coeur. Elles sont, ces femmes, un produit de notre tempérament, une image, une projection renversées, un « négatif » de notre sensibilité. De sorte qu'un romancier pourrait au cours de la vie de son héros, peindre presque exactement semblables ses successives amours et donner par là l'impression non de s'imiter lui-même mais de créer, puisqu'il y a moins de force dans une innovation artificielle que dans une répétition destinée à suggérer une vérité neuve. Encore devrait-il noter dans le caractère de l'amoureux, un indice de variation qui s'accuse au fur et à mesure qu'on arrive dans de nouvelles régions, sous d'autres latitudes de la vie. Et peut-être exprimerait-il encore une vérité de plus si, peignant pour ses autres personnages des caractères, il s'abstenait d'en donner aucun à la femme aimée. Nous connaissons le caractère des indifférents, comment pourrions-nous saisir celui d'un être qui se confond avec notre vie, que bientôt nous ne séparons plus de nous-même, sur les mobiles duquel nous ne cessons de faire d'anxieuses hypothèses, perpétuellement remaniées ? S'élançant d'au-delà de l'intelligence, notre curiosité de la femme que nous aimons dépasse dans sa course le caractère de cette femme. Nous pourrions nous y arrêter que sans doute nous ne le voudrions pas. L'objet de notre inquiète investigation est plus essentiel que ces particularités de caractère, pareilles à ces petits losanges d'épiderme dont les combinaisons variées font l'originalité fleurie de la chair. Notre radiation intuitive les traverse et les images qu'elle nous rapporte ne sont point celles d'un visage particulier mais représentent la morne et douloureuse universalité d'un squelette.
Comme Andrée était extrêmement riche, Albertine pauvre et orpheline, Andrée avec une grande générosité la faisait profiter de son luxe. Quant à ses sentiments pour Gisèle ils n'étaient pas tout à fait ceux que j'avais crus. On eut en effet bientôt des nouvelles de l'étudiante et quand Albertine montra la lettre qu'elle en avait reçue, lettre destinée par Gisèle à donner des nouvelles de son voyage et de son arrivée à la petite bande, en s'excusant sur sa paresse de ne pas écrire encore aux autres, je fus surpris d'entendre Andrée, que je croyais brouillée à mort avec elle, dire : « Je lui écrirai demain, parce que si j'attends sa lettre d'abord, je peux attendre longtemps, elle est si négligente. » Et se tournant vers moi elle ajouta : « Vous ne la trouveriez pas très remarquable évidemment, mais c'est une si brave fille, et puis j'ai vraiment une grande affection pour elle. » Je conclus que les brouilles d'Andrée ne duraient pas longtemps.
Sauf ces jours de pluie, comme nous devions aller en bicyclette sur la falaise ou dans la campagne, une heure d'avance je cherchais à me faire beau et gémissais si Françoise n'avait pas bien préparé mes affaires.
Or, même à Paris, elle redressait fièrement et rageusement sa taille que l'âge commençait à courber, pour peu qu'on la trouvât en faute, elle humble, modeste et charmante quand son amour-propre était flatté. Comme il était le grand ressort de sa vie, la satisfaction et la bonne humeur de Françoise étaient en proportion directe de la difficulté des choses qu'on lui demandait. Celles qu'elle avait à faire à Balbec étaient si aisées qu'elle montrait presque toujours un mécontentement qui était soudain centuplé et auquel s'alliait une ironique expression d'orgueil quand je me plaignais, au moment d'aller retrouver mes amies, que mon chapeau ne fût pas brossé, ou mes cravates en ordre. Elle qui pouvait se donner tant de peine sans trouver pour cela qu'elle eût rien fait, à la simple observation qu'un veston n'était pas à sa place, non seulement elle vantait avec quel soin elle l'avait « renfermé plutôt que non pas le laisser à la poussière », mais prononçant un éloge en règle de ses travaux, déplorait que ce ne fussent guère des vacances qu'elle prenait à Balbec, qu'on ne trouverait pas une seconde personne comme elle pour mener une telle vie. « Je ne comprends pas comment qu'on peut laisser ses affaires comme ça et allez-y voir si une autre saurait se retrouver dans ce pêle et mêle. Le diable lui-même y perdrait son latin. » Ou bien elle se contentait de prendre un visage de reine, me lançant des regards enflammés, et gardait un silence rompu aussitôt qu'elle avait fermé la porte et s'était engagée dans le couloir ; il retentissait alors de propos que je devinais injurieux, mais qui restaient aussi indistincts que ceux des personnages qui débitent leurs premières paroles derrière le portant avant d'être entrés en scène. D'ailleurs, quand je me préparais ainsi à partir avec mes amies, même si rien ne manquait et si Françoise était de bonne humeur, elle se montrait tout de même insupportable. Car se servant de plaisanteries que dans mon besoin de parler de ces jeunes filles je lui avais faites sur elles, elle prenait un air de me révéler ce que j'aurais mieux su qu'elle si cela avait été exact, mais ce qui ne l'était pas car Françoise avait mal compris. Elle avait comme tout le monde son caractère propre ; une personne ne ressemble jamais à une voie droite, mais nous étonne de ses détours singuliers et inévitables dont les autres ne s'aperçoivent pas et par où il nous est pénible d'avoir à passer. Chaque fois que j'arrivais au point : « Chapeau pas en place », « nom d'Andrée ou d'Albertine », j'étais obligé par Françoise de m'égarer dans des chemins détournés et absurdes qui me retardaient beaucoup. Il en était de même quand je faisais préparer des sandwiches au chester et à la salade et acheter des tartes que je mangerais à l'heure du goûter, sur la falaise, avec ces jeunes filles et qu'elles auraient bien pu payer à tour de rôle si elles n'avaient été aussi intéressées, déclarait Françoise au secours de qui venait alors tout un atavisme de rapacité et de vulgarité provinciales et pour laquelle on eût dit que l'âme divisée de la défunte Eulalie s'était incarnée plus gracieusement qu'en saint Éloi dans les corps charmants de mes amies de la petite bande. J'entendais ces accusations avec la rage de me sentir buter à un des endroits à partir desquels le chemin rustique et familier qu'était le caractère de Françoise devenait impraticable, pas pour longtemps heureusement. Puis le veston retrouvé et les sandwiches prêts, j'allais chercher Albertine, Andrée, Rosemonde, d'autres parfois, et, à pied ou en bicyclette, nous partions.
Autrefois j'eusse préféré que cette promenade eût lieu par le mauvais temps. Alors je cherchais à retrouver dans Balbec « le pays des Cimmériens », et de belles journées étaient une chose qui n'aurait pas dû exister là, une intrusion du vulgaire été des baigneurs dans cette antique région voilée par les brumes. Mais maintenant, tout ce que j'avais dédaigné, écarté de ma vue, non seulement les effets de soleil, mais même les régates, les courses de chevaux, je l'eusse recherché avec passion pour la même raison qu'autrefois je n'aurais voulu que des mers tempétueuses, et qui était qu'elles se rattachaient, les unes comme autrefois les autres à une idée esthétique. C'est qu'avec mes amies nous étions quelquefois allés voir Elstir, et les jours où les jeunes filles étaient là, ce qu'il avait montré de préférence, c'était quelques croquis d'après de jolies yachtswomen ou bien une esquisse prise sur un hippodrome voisin de Balbec. J'avais d'abord timidement avoué à Elstir que je n'avais pas voulu aller aux réunions qui y avaient été données. « Vous avez eu tort, me dit-il, c'est si joli et si curieux aussi. D'abord cet être particulier, le jockey, sur lequel tant de regards sont fixés, et qui devant le paddock est là morne, grisâtre dans sa casaque éclatante, ne faisant qu'un avec le cheval caracolant qu'il ressaisit, comme ce serait intéressant de dégager ses mouvements professionnels, de montrer la tache brillante qu'il fait et que fait aussi la robe des chevaux, sur le champ de courses ! Quelle transformation de toutes choses dans cette immensité lumineuse d'un champ de courses où on est surpris par tant d'ombres, de reflets, qu'on ne voit que là ! Ce que les femmes peuvent y être jolies ! La première réunion surtout était ravissante, et il y avait des femmes d'une extrême élégance, dans une lumière humide, hollandaise, où l'on sentait monter dans le soleil même le froid pénétrant de l'eau. Jamais je n'ai vu les femmes arrivant en voiture, ou leurs jumelles aux yeux, dans une pareille lumière qui tient sans doute à l'humidité marine. Ah ! que j'aurais aimé la rendre ; je suis revenu de ces courses, fou, avec un tel désir de travailler ! » Puis il s'extasia plus encore sur les réunions de yachting que sur les courses de chevaux et je compris que des régates, que des meetings sportifs où des femmes bien habillées baignent dans la glauque lumière d'un hippodrome marin, pouvaient être, pour un artiste moderne, un motif aussi intéressant que les fêtes qu'ils aimaient tant à décrire pour un Véronèse ou un Carpaccio. « Votre comparaison est d'autant plus exacte, me dit Elstir, qu'à cause de la ville où ils peignaient ces fêtes étaient pour une part nautiques. Seulement, la beauté des embarcations de ce temps-là résidait le plus souvent dans leur lourdeur, dans leur complication. Il y avait des joutes sur l'eau, comme ici, données généralement en l'honneur de quelque ambassade pareille à celle que Carpaccio a représentée dans La Légende de sainte Ursule. Les navires étaient massifs, construits comme des architectures, et semblaient presque amphibies comme de moindres Venise au milieu de l'autre, quand amarrés à l'aide de ponts volants, recouverts de satin cramoisi et de tapis persans, ils portaient des femmes en brocart cerise ou en damas vert, tout près des balcons incrustés de marbres multicolores où d'autres femmes se penchaient pour regarder, dans leurs robes aux manches noires à crevés blancs serrés de perles ou ornés de guipures. On ne savait plus où finissait la terre, où commençait l'eau, qu'est-ce qui était encore le palais ou déjà le navire, la caravelle, la galéasse, le Bucentaure. » Albertine écoutait avec une attention passionnée ces détails de toilette, ces images de luxe que nous décrivait Elstir. « Oh ! je voudrais bien voir les guipures dont vous me parlez, c'est si joli le point de Venise, s'écriait-elle ; d'ailleurs j'aimerais tant aller à Venise ! – Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les étoffes merveilleuses qu'on portait là-bas. On ne les voyait plus que dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait dans une vente. Mais on dit qu'un artiste de Venise, Fortuny, a retrouvé le secret de leur fabrication et qu'avant quelques années les femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles dans des brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses patriciennes, avec des dessins d'Orient. Mais je ne sais pas si j'aimerai beaucoup cela, si ce ne sera pas un peu trop costume anachronique pour des femmes d'aujourd'hui, même paradant aux régates, car pour en revenir à nos modernes bateaux de plaisance, c'est tout le contraire que du temps de Venise, “Reine de l'Adriatique”. Le plus grand charme d'un yacht, de l'ameublement d'un yacht, des toilettes de yachting, est leur simplicité de choses de la mer, et j'aime tant la mer ! Je vous avoue que je préfère les modes d'aujourd'hui aux modes du temps de Véronèse et même de Carpaccio. Ce qu'il y a de joli dans nos yachts – et dans les yachts moyens surtout, je n'aime pas les énormes, trop navires, c'est comme pour les chapeaux, il y a une mesure à garder – c'est la chose unie, simple, claire, grise qui par les temps voilés, bleuâtres, prend un flou crémeux. Il faut que la pièce où l'on se tient ait l'air d'un petit café. Les toilettes des femmes sur un yacht, c'est la même chose ; ce qui est gracieux, ce sont ces toilettes légères, blanches et unies, en toile, en linon, en pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de la mer font un blanc aussi éclatant qu'une voile blanche. Il y a très peu de femmes du reste qui s'habillent bien, quelques-unes pourtant sont merveilleuses. Aux courses, Mlle Léa avait un petit chapeau blanc et une petite ombrelle blanche, c'était ravissant. Je ne sais pas ce que je donnerais pour avoir cette petite ombrelle. » J'aurais tant voulu savoir en quoi cette petite ombrelle différait des autres, et pour d'autres raisons, de coquetterie féminine, Albertine l'aurait voulu plus encore. Mais comme Françoise qui disait pour les soufflés : « C'est un tour de main », la différence était dans la coupe. « C'était, disait Elstir, tout petit, tout rond, comme un parasol chinois. » Je citai les ombrelles de certaines femmes, mais ce n'était pas cela du tout. Elstir trouvait toutes ces ombrelles affreuses. Homme d'un goût difficile et exquis, il faisait consister dans un rien qui était tout, la différence entre ce que portaient les trois quarts des femmes et qui lui faisait horreur et une jolie chose qui le ravissait, et au contraire de ce qui m'arrivait à moi pour qui tout luxe était stérilisant, exaltait son désir de peindre « pour tâcher de faire des choses aussi jolies ». « Tenez, voilà une petite qui a déjà compris comment étaient le chapeau et l'ombrelle », me dit Elstir en me montrant Albertine, dont les yeux brillaient de convoitise. « Comme j'aimerais être riche pour avoir un yacht ! dit-elle au peintre. Je vous demanderais des conseils pour l'aménager. Quels beaux voyages je ferais ! Et comme ce serait joli d'aller aux régates de Cowes ! Et une automobile ! Est-ce que vous trouvez que c'est joli, les modes des femmes pour les automobiles ? – Non, répondait Elstir, mais cela le sera. D'ailleurs, il y a peu de couturiers, un ou deux, Callot, quoique donnant un peu trop dans la dentelle, Doucet, Cheruit, quelquefois Paquin. Le reste sont des horreurs. – Mais alors, il y a une différence immense entre une toilette de Callot et celle d'un couturier quelconque ? demandai-je à Albertine. – Mais énorme, mon petit bonhomme, me répondit-elle. Oh ! pardon. Seulement, hélas ! ce qui coûte trois cents francs ailleurs coûte deux mille francs chez eux. Mais cela ne se ressemble pas, cela a l'air pareil pour les gens qui n'y connaissent rien. – Parfaitement, répondit Elstir, sans aller pourtant jusqu'à dire que la différence soit aussi profonde qu'entre une statue de la cathédrale de Reims et de l'église Saint-Augustin. Tenez, à propos de cathédrales », dit-il en s'adressant spécialement à moi, parce que cela se référait à une causerie à laquelle ces jeunes filles n'avaient pas pris part et qui d'ailleurs ne les eût nullement intéressées, « je vous parlais l'autre jour de l'église de Balbec comme d'une grande falaise, une grande levée des pierres du pays, mais inversement, me dit-il en me montrant une aquarelle, regardez ces falaises (c'est une esquisse prise tout près d'ici, aux Creuniers), regardez comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font penser à une cathédrale. » En effet, on eût dit d'immenses arceaux roses. Mais peints par un jour torride, ils semblaient réduits en poussière, volatilisés par la chaleur, laquelle avait à demi bu la mer, presque passée, dans toute l'étendue de la toile, à l'état gazeux. Dans ce jour où la lumière avait comme détruit la réalité, celle-ci était concentrée dans des créatures sombres et transparentes qui par contraste donnaient une impression de vie plus saisissante, plus proche : les ombres. Altérées de fraîcheur, la plupart désertant le large enflammé s'étaient réfugiées au pied des rochers, à l'abri du soleil ; d'autres nageant lentement sur les eaux comme des dauphins s'attachaient aux flancs de barques en promenade dont elles élargissaient la coque, sur l'eau pâle, de leur corps verni et bleu. C'était peut-être la soif de fraîcheur communiquée par elles qui donnait le plus la sensation de la chaleur de ce jour et qui me fit m'écrier combien je regrettais de ne pas connaître les Creuniers. Albertine et Andrée assurèrent que j'avais dû y aller cent fois. En ce cas, c'était sans le savoir, ni me douter qu'un jour leur vue pourrait m'inspirer une telle soif de beauté, non pas précisément naturelle comme celle que j'avais cherchée jusqu'ici dans les falaises de Balbec, mais plutôt architecturale. Surtout moi qui, parti pour voir le royaume des tempêtes, ne trouvais jamais dans mes promenades avec Mme de Villeparisis où souvent nous ne l'apercevions que de loin, peint dans l'écartement des arbres, l'océan assez réel, assez liquide, assez vivant, donnant assez l'impression de lancer ses masses d'eau, et qui n'aurais aimé le voir immobile que sous un linceul hivernal de brume, je n'eusse guère pu croire que je rêverais maintenant d'une mer qui n'était plus qu'une vapeur blanchâtre ayant perdu la consistance et la couleur. Mais cette mer, Elstir, comme ceux qui rêvaient dans ces barques engourdies par la chaleur, en avait jusqu'à une telle profondeur, goûté l'enchantement qu'il avait su rapporter, fixer sur sa toile, l'imperceptible reflux de l'eau, la pulsation d'une minute heureuse ; et on était soudain devenu si amoureux en voyant ce portrait magique, qu'on ne pensait plus qu'à courir le monde pour retrouver la journée enfuie, dans sa grâce instantanée et dormante.
De sorte que si avant ces visites chez Elstir, avant d'avoir vu une marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou de linon, dans un yacht arborant le drapeau américain, mit le « double » spirituel d'une robe de linon blanc et d'un drapeau dans mon imagination qui aussitôt couva un désir insatiable de voir sur-le-champ des robes de linon blanc et des drapeaux près de la mer, comme si cela ne m'était jamais arrivé jusque-là, je m'étais toujours efforcé, devant la mer, d'expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de plage, tout ce qui m'empêchait de me persuader que je contemplais le flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant l'apparition de l'espèce humaine et jusqu'aux jours radieux qui me semblaient revêtir de l'aspect banal de l'universel été cette côte de brumes et de tempêtes, y marquer un simple temps d'arrêt, l'équivalent de ce qu'on appelle en musique une mesure pour rien, or maintenant c'était le mauvais temps qui me paraissait devenir quelque accident funeste, ne pouvant plus trouver de place dans le monde de la beauté : je désirais vivement aller retrouver dans la réalité ce qui m'exaltait si fort et j'espérais que le temps serait assez favorable pour voir du haut de la falaise les mêmes ombres bleues que dans le tableau d'Elstir.
Le long de la route, je ne me faisais plus d'ailleurs un écran de mes mains comme dans ces jours où concevant la nature comme animée d'une vie antérieure à l'apparition de l'homme et en opposition avec tous ces fastidieux perfectionnements de l'industrie qui m'avaient fait jusqu'ici bâiller d'ennui dans les expositions universelles ou chez les modistes, j'essayais de ne voir de la mer que la section où il n'y avait pas de bateau à vapeur, de façon à me la représenter comme immémoriale, encore contemporaine des âges où elle avait été séparée de la terre, à tout le moins contemporaine des premiers siècles de la Grèce, ce qui me permettait de me redire en toute vérité les vers du « père Leconte » chers à Bloch :
Ils sont partis, les rois des nefs éperonnées,
Emmenant sur la mer tempétueuse, hélas !
Les hommes chevelus de l'héroïque Hellas.
Je ne pouvais plus mépriser les modistes puisque Elstir m'avait dit que le geste délicat par lequel elles donnent un dernier chiffonnement, une suprême caresse aux noeuds ou aux plumes d'un chapeau terminé, l'intéresserait autant à rendre que celui des jockeys (ce qui avait ravi Albertine). Mais il fallait attendre mon retour, pour les modistes, à Paris, pour les courses et les régates, à Balbec où on n'en donnerait plus avant l'année prochaine. Même un yacht emmenant des femmes en linon blanc était introuvable.
Souvent nous rencontrions les soeurs de Bloch que j'étais obligé de saluer depuis que j'avais dîné chez leur père. Mes amies ne les connaissaient pas. « On ne me permet pas de jouer avec des Israélites », disait Albertine. La façon dont elle prononçait « issraélite » au lieu d'« izraélite » aurait suffi à indiquer, même si on n'avait pas entendu le commencement de la phrase, que ce n'était pas de sentiments de sympathie envers le peuple élu qu'étaient animées ces jeunes bourgeoises, de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que les juifs égorgeaient les enfants chrétiens. « Du reste, elles ont un sale genre, vos amies », me disait Andrée avec un sourire qui signifiait qu'elle savait bien que ce n'était pas mes amies. « Comme tout ce qui touche à la tribu », répondait Albertine sur le ton sentencieux d'une personne d'expérience. À vrai dire les soeurs de Bloch, à la fois trop habillées et à demi nues, l'air languissant, hardi, fastueux et souillon, ne produisaient pas une impression excellente. Et une de leurs cousines qui n'avait que quinze ans scandalisait le Casino par l'admiration qu'elle affichait pour Mlle Léa, dont M. Bloch père prisait très fort le talent d'actrice, mais que son goût ne passait pas pour porter surtout du côté des messieurs.
Il y avait des jours où nous goûtions dans l'une des fermes-restaurants du voisinage. Ce sont les fermes dites des Écorres, Marie-Thérèse, de la Croix-d'Heuland, de Bagatelle, de Californie, de Marie-Antoinette. C'est cette dernière qu'avait adoptée la petite bande.
Mais quelquefois au lieu d'aller dans une ferme, nous montions jusqu'au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis sur l'herbe, nous défaisions notre paquet de sandwiches et de gâteaux. Mes amies préféraient les sandwiches et s'étonnaient de me voir manger seulement un gâteau au chocolat gothiquement historié de sucre ou une tarte à l'abricot. C'est qu'avec les sandwiches au chester et à la salade, nourriture ignorante et nouvelle, je n'avais rien à dire. Mais les gâteaux étaient instruits, les tartes étaient bavardes. Il y avait dans les premiers des fadeurs de crème et dans les secondes des fraîcheurs de fruits qui en savaient long sur Combray, sur Gilberte, non seulement la Gilberte de Combray, mais celle de Paris aux goûters de qui je les avais retrouvés. Ils me rappelaient ces assiettes à petits fours, des Mille et Une Nuits, qui distrayaient tant de leurs « sujets » ma tante Léonie quand Françoise lui apportait, un jour, Aladin ou la Lampe Merveilleuse, un autre, Ali-Baba, le Dormeur éveillé ou Sinbad le Marin embarquant à Bassora avec toutes ses richesses. J'aurais bien voulu les revoir, mais ma grand-mère ne savait pas ce qu'elles étaient devenues et croyait d'ailleurs que c'était de vulgaires assiettes achetées dans le pays. N'importe, dans le gris et champenois Combray, leurs vignettes s'encastraient multicolores, comme dans la noire Église les vitraux aux mouvantes pierreries, comme dans le crépuscule de ma chambre les projections de la lanterne magique, comme devant la vue de la gare et du chemin de fer départemental les boutons d'or des Indes et les lilas de Perse, comme la collection de vieux Chine de ma grand-tante dans sa sombre demeure de vieille dame de province.
Étendu sur la falaise je ne voyais devant moi que des prés, et, au-dessus d'eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne, mais la superposition de deux seulement, un plus foncé – la mer – et en haut un plus pâle. Nous goûtions, et si j'avais emporté aussi quelque petit souvenir qui pût plaire à l'une ou à l'autre de mes amies, la joie remplissait avec une violence si soudaine leur visage translucide en un instant devenu rouge que leur bouche n'avait pas la force de la retenir et pour la laisser passer, éclatait de rire. Elles étaient assemblées autour de moi ; et entre les visages peu éloignés les uns des autres, l'air qui les séparait traçait des sentiers d'azur comme frayés par un jardinier qui a voulu mettre un peu de jour pour pouvoir circuler lui-même au milieu d'un bosquet de roses.
Nos provisions épuisées, nous jouions à des jeux qui jusque-là m'eussent paru ennuyeux, quelquefois aussi enfantins que « La Tour prends garde » ou « À qui rira le premier », mais auxquels je n'aurais plus renoncé pour un empire ; l'aurore de jeunesse dont s'empourprait encore le visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles, et, comme la fluide peinture de certains primitifs, faisait se détacher les détails les plus insignifiants de leur vie sur un fond d'or. Pour la plupart les visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette rougeur confuse de l'aurore d'où les véritables traits n'avaient pas encore jailli. On ne voyait qu'une couleur charmante sous laquelle ce que devait être dans quelques années le profil n'était pas discernable. Celui d'aujourd'hui n'avait rien de définitif et pouvait n'être qu'une ressemblance momentanée avec quelque membre défunt de la famille auquel la nature avait fait cette politesse commémorative. Il vient si vite, le moment où l'on n'a plus rien à attendre, où le corps est figé dans une immobilité qui ne promet plus de surprises, où l'on perd toute espérance en voyant, comme aux arbres en plein été des feuilles déjà mortes, autour de visages encore jeunes des cheveux qui tombent ou blanchissent, il est si court ce matin radieux qu'on en vient à n'aimer que les très jeunes filles, celles chez qui la chair comme une pâte précieuse travaille encore. Elles ne sont qu'un flot de matière ductile pétrie à tout moment par l'impression passagère qui les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette de la gaieté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l'étonnement, modelée par une expression franche, complète, mais fugitive. Cette plasticité donne beaucoup de variété et de charme aux gentils égards que nous montre une jeune fille. Certes ils sont indispensables aussi chez la femme, et celle à qui nous ne plaisons pas ou qui ne nous laisse pas voir que nous lui plaisons, prend à nos yeux quelque chose d'ennuyeusement uniforme. Mais ces gentillesses elles-mêmes, à partir d'un certain âge, n'amènent plus de molles fluctuations sur un visage que les luttes de l'existence ont durci, rendu à jamais militant ou extatique. L'un – par la force continue de l'obéissance qui soumet l'épouse à son époux – semble, plutôt que d'une femme, le visage d'un soldat ; l'autre, sculpté par les sacrifices qu'a consentis chaque jour la mère pour ses enfants, est d'un apôtre. Un autre encore est, après des années de traverses et d'orages, le visage d'un vieux loup de mer, chez une femme dont les vêtements seuls révèlent le sexe. Et certes les attentions qu'une femme a pour nous peuvent encore, quand nous l'aimons, semer de charmes nouveaux les heures que nous passons auprès d'elle. Mais elle n'est pas successivement pour nous une femme différente. Sa gaieté reste extérieure à une figure inchangée. Mais l'adolescence est antérieure à la solidification complète et de là vient qu'on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, à jouer en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle recréation des éléments primordiaux de la nature qu'on contemple devant la mer.
Ce n'était pas seulement une matinée mondaine, une promenade avec Mme de Villeparisis que j'eusse sacrifiées au « furet » ou aux « devinettes » de mes amies. À plusieurs reprises Robert de Saint-Loup me fit dire que puisque je n'allais pas le voir à Doncières, il avait demandé une permission de vingt-quatre heures et la passerait à Balbec. Chaque fois je lui écrivis de n'en rien faire, en invoquant l'excuse d'être obligé de m'absenter justement ce jour-là pour aller remplir dans le voisinage un devoir de famille avec ma grand-mère. Sans doute me jugea-t-il mal en apprenant par sa tante en quoi consistait le devoir de famille et quelles personnes tenaient en l'espèce le rôle de grand-mère. Et pourtant je n'avais peut-être pas tort de sacrifier les plaisirs non seulement de la mondanité, mais de l'amitié, à celui de passer tout le jour dans ce jardin. Les êtres qui en ont la possibilité – il est vrai que ce sont les artistes et j'étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais – ont aussi le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l'amitié leur est une dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode d'expression de l'amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d'une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l'amitié n'est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste. Car l'impression d'ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver auprès de leur ami, c'est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au lieu de poursuivre leur voyage de découvertes dans les profondeurs, ceux d'entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette impression d'ennui, l'amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le noeud suivant de leur tige, l'étage supérieur de leur frondaison. Je me mentais à moi-même, j'interrompais la croissance dans le sens selon lequel je pouvais en effet véritablement grandir et être heureux, quand je me félicitais d'être aimé, admiré, par un être aussi bon, aussi intelligent, aussi recherché que Saint-Loup, quand j'adaptais mon intelligence, non à mes propres obscures impressions que c'eût été mon devoir de démêler, mais aux paroles de mon ami à qui en me les redisant – en me les faisant redire par cet autre que soi-même qui vit en nous et sur qui on est toujours si content de se décharger du fardeau de penser – je m'efforçais de trouver une beauté, bien différente de celle que je poursuivais silencieusement quand j'étais vraiment seul, mais qui donnerait plus de mérite à Robert, à moi-même, à ma vie. Dans celle qu'un tel ami me faisait, je m'apparaissais comme douillettement préservé de la solitude, noblement désireux de me sacrifier moi-même pour lui, en somme incapable de me réaliser. Près de ces jeunes filles, au contraire, si le plaisir que je goûtais était égoïste, du moins n'était-il pas basé sur le mensonge qui cherche à nous faire croire que nous ne sommes pas irrémédiablement seuls et qui quand nous causons avec un autre nous empêche de nous avouer que ce n'est plus nous qui parlons, que nous nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non d'un moi qui diffère d'eux. Les paroles qui s'échangeaient entre les jeunes filles de la petite bande et moi étaient peu intéressantes, rares d'ailleurs, coupées de ma part de longs silences. Cela ne m'empêchait pas de prendre à les écouter quand elles me parlaient autant de plaisir qu'à les regarder, à découvrir dans la voix de chacune d'elles un tableau vivement coloré. C'est avec délices que j'écoutais leur pépiement. Aimer aide à discerner, à différencier. Dans un bois l'amateur d'oiseaux distingue aussitôt ces gazouillis particuliers à chaque oiseau, que le vulgaire confond. L'amateur de jeunes filles sait que les voix humaines sont encore bien plus variées. Chacune possède plus de notes que le plus riche instrument. Et les combinaisons selon lesquelles elle les groupe sont aussi inépuisables que l'infinie variété des personnalités. Quand je causais avec une de mes amies, je m'apercevais que le tableau original, unique de son individualité, m'était ingénieusement dessiné, tyranniquement imposé aussi bien par les inflexions de sa voix que par celles de son visage et que c'était deux spectacles qui traduisaient, chacun dans son plan, la même réalité singulière. Sans doute les lignes de la voix, comme celles du visage, n'étaient pas encore définitivement fixées ; la première muerait encore, comme le second changerait. Comme les enfants possèdent une glande dont la liqueur les aide à digérer le lait et qui n'existe plus chez les grandes personnes, il y avait dans le gazouillis de ces jeunes filles des notes que les femmes n'ont plus. Et de cet instrument plus varié, elles jouaient avec leurs lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits anges musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage exclusif de la jeunesse. Plus tard ces jeunes filles perdraient cet accent de conviction enthousiaste qui donnait du charme aux choses les plus simples, soit qu'Albertine sur un ton d'autorité débitât des calembours que les plus jeunes écoutaient avec admiration jusqu'à ce que le fou rire se saisît d'elles avec la violence irrésistible d'un éternuement, soit qu'Andrée mît à parler de leurs travaux scolaires, plus enfantins encore que leurs jeux, une gravité essentiellement puérile ; et leurs paroles détonnaient, pareilles à ces strophes des temps antiques où la poésie encore peu différenciée de la musique se déclamait sur des notes différentes. Malgré tout la voix de ces jeunes filles accusait déjà nettement le parti pris que chacune de ces petites personnes avait sur la vie, parti pris si individuel que c'est user d'un mot bien trop général que de dire pour l'une : « elle prend tout en plaisantant » ; pour l'autre : « elle va d'affirmation en affirmation » ; pour la troisième : « elle s'arrête à une hésitation expectante ». Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes devenus, par l'habitude, définitifs. La nature, comme la catastrophe de Pompéi, comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans le mouvement accoutumé. De même nos intonations contiennent notre philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout moment sur les choses. Sans doute ces traits n'étaient pas qu'à ces jeunes filles. Ils étaient à leurs parents. L'individu baigne dans quelque chose de plus général que lui. À ce compte, les parents ne fournissent pas que ce geste habituel que sont les traits du visage et de la voix, mais aussi certaines manières de parler, certaines phrases consacrées, qui presque aussi inconscientes qu'une intonation, presque aussi profondes, indiquent, comme elle, un point de vue sur la vie. Il est vrai que pour les jeunes filles, il y a certaines de ces expressions que leurs parents ne leur donnent pas avant un certain âge, généralement pas avant qu'elles soient des femmes. On les garde en réserve. Ainsi par exemple si on parlait des tableaux d'un ami d'Elstir, Andrée qui avait encore les cheveux dans le dos ne pouvait encore faire personnellement usage de l'expression dont usaient sa mère et sa soeur mariée : « Il paraît que l'homme est charmant. » Mais cela viendrait avec la permission d'aller au Palais-Royal. Et déjà depuis sa première communion, Albertine disait comme une amie de sa tante : « Je trouverais cela assez terrible. » On lui avait aussi donné en présent l'habitude de faire répéter ce qu'on lui disait pour avoir l'air de s'intéresser et de chercher à se former une opinion personnelle. Si on disait que la peinture d'un peintre était bien, ou sa maison jolie : « Ah ! c'est bien, sa peinture ? Ah ! c'est joli, sa maison ? » Enfin plus générale encore que n'est le legs familial était la savoureuse matière imposée par la province originelle d'où elles tiraient leur voix et à même laquelle mordaient leurs intonations. Quand Andrée pinçait sèchement une note grave, elle ne pouvait faire que la corde périgourdine de son instrument vocal ne rendît un son chantant fort en harmonie d'ailleurs avec la pureté méridionale de ses traits ; et aux perpétuelles gamineries de Rosemonde, la matière de son visage et de sa voix du Nord répondaient, quoi qu'elle en eût, avec l'accent de sa province. Entre cette province et le tempérament de la jeune fille qui dictait les inflexions, je percevais un beau dialogue. Dialogue, non pas discorde. Aucune ne saurait diviser la jeune fille et son pays natal. Elle, c'est lui encore. Du reste cette réaction des matériaux locaux sur le génie qui les utilise et à qui elle donne plus de verdeur ne rend pas l'oeuvre moins individuelle, et que ce soit celle d'un architecte, d'un ébéniste, ou d'un musicien, elle ne reflète pas moins minutieusement les traits les plus subtils de la personnalité de l'artiste, parce qu'il a été forcé de travailler dans la pierre meulière de Senlis ou le grès rouge de Strasbourg, qu'il a respecté les noeuds particuliers au frêne, qu'il a tenu compte dans son écriture des ressources et des limites de la sonorité, des possibilités de la flûte ou de l'alto.
Je m'en rendais compte et pourtant nous causions si peu ! Tandis qu'avec Mme de Villeparisis ou Saint-Loup, j'eusse démontré par mes paroles beaucoup plus de plaisir que je n'en eusse ressenti, car je les quittais avec fatigue, au contraire couché entre ces jeunes filles, la plénitude de ce que j'éprouvais l'emportait infiniment sur la pauvreté, la rareté de nos propos, et débordait de mon immobilité et de mon silence, en flots de bonheur dont le clapotis venait mourir au pied de ces jeunes roses.
Pour un convalescent qui se repose tout le jour dans un jardin fleuriste ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits n'imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait par s'incorporer en moi. Ainsi les raisins se sucrent-ils au soleil. Et par leur lente continuité, ces jeux si simples avaient aussi amené en moi, comme chez ceux qui ne font autre chose que rester étendus au bord de la mer à respirer le sel, à se hâler, une détente, un sourire béat, un éblouissement vague qui avait gagné jusqu'à mes yeux.
Parfois une gentille attention de telle ou telle éveillait en moi d'amples vibrations qui éloignaient pour un temps le désir des autres. Ainsi un jour Albertine avait dit : « Qu'est-ce qui a un crayon ? » Andrée l'avait fourni, Rosemonde le papier, Albertine leur avait dit : « Mes petites bonnes femmes, je vous défends de regarder ce que j'écris. » Après s'être appliquée à bien tracer chaque lettre, le papier appuyé à ses genoux, elle me l'avait passé en me disant : « Faites attention qu'on ne voie pas. » Alors je l'avais déplié et j'avais lu ces mots qu'elle m'avait écrits : « Je vous aime bien. »
« Mais au lieu d'écrire des bêtises », cria-t-elle en se tournant d'un air soudainement impétueux et grave vers Andrée et Rosemonde, « il faut que je vous montre la lettre que Gisèle m'a écrite ce matin. Je suis folle, je l'ai dans ma poche, et dire que cela peut nous être si utile ! » Gisèle avait cru devoir adresser à son amie, afin qu'elle la communiquât aux autres, la composition qu'elle avait faite pour son certificat d'études. Les craintes d'Albertine sur la difficulté des sujets proposés avaient encore été dépassées par les deux entre lesquels Gisèle avait eu à opter. L'un était : « Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l'insuccès d'Athalie » ; l'autre : « Vous supposerez qu'après la première représentation d'Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de La Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence. » Or Gisèle, par un excès de zèle qui avait dû toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le plus difficile de ces deux sujets, et l'avait traité si remarquablement qu'elle avait eu quatorze et avait été félicitée par le jury. Elle aurait obtenu la mention « très bien » si elle n'avait « séché » dans son examen d'espagnol. La composition dont Gisèle avait envoyé la copie à Albertine nous fut immédiatement lue par celle-ci, car devant elle-même passer le même examen, elle désirait beaucoup avoir l'avis d'Andrée, beaucoup plus forte qu'elles toutes et qui pouvait lui donner de bons tuyaux. « Elle en a une veine, dit Albertine. C'est justement un sujet que lui avait fait piocher ici sa maîtresse de français. » La lettre de Sophocle à Racine, rédigée par Gisèle, commençait ainsi : « Mon cher ami, excusez-moi de vous écrire sans avoir l'honneur d'être personnellement connu de vous, mais votre nouvelle tragédie d'Athalie ne montre-t-elle pas que vous avez parfaitement étudié mes modestes ouvrages ? Vous n'avez pas mis de vers que dans la bouche des protagonistes, ou personnages principaux du drame, mais vous en avez écrit, et de charmants, permettez-moi de vous le dire sans cajolerie, pour les choeurs qui ne faisaient pas trop mal, à ce qu'on dit, dans la tragédie grecque, mais qui sont en France une véritable nouveauté. De plus, votre talent, si délié, si fignolé, si charmeur, si fin, si délicat, a atteint à une énergie dont je vous félicite. Athalie, Joad, voilà des personnages que votre rival, Corneille, n'eût pas su mieux charpenter. Les caractères sont virils, l'intrigue est simple et forte. Voilà une tragédie dont l'amour n'est pas le ressort et je vous en fais mes compliments les plus sincères. Les préceptes les plus fameux ne sont pas toujours les plus vrais. Je vous citerai comme exemple :
De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au coeur la route la plus sûre.
Vous avez montré que le sentiment religieux dont débordent vos choeurs n'est pas moins capable d'attendrir. Le grand public a pu être dérouté, mais les vrais connaisseurs vous rendent justice. J'ai tenu à vous envoyer toutes mes congratulations auxquelles je joins, mon cher confrère, l'expression de mes sentiments les plus distingués. »
Les yeux d'Albertine n'avaient cessé d'étinceler pendant qu'elle faisait cette lecture : « C'est à croire qu'elle a copié cela, s'écria-t-elle quand elle eut fini. Jamais je n'aurais cru Gisèle capable de pondre un devoir pareil. Et ces vers qu'elle cite ! Où a-t-elle pu aller chiper ça ? » L'admiration d'Albertine, changeant il est vrai d'objet, mais encore accrue, ne cessa pas, ainsi que l'application la plus soutenue, de lui faire « sortir les yeux de la tête » tout le temps qu'Andrée, consultée comme plus grande et comme plus calée, d'abord parla du devoir de Gisèle avec une certaine ironie, puis, avec un air de légèreté qui dissimulait mal un sérieux véritable, refit à sa façon la même lettre. « Ce n'est pas mal, dit-elle à Albertine, mais si j'étais toi et qu'on me donne le même sujet, ce qui peut arriver, car on le donne très souvent, je ne ferais pas comme cela. Voilà comment je m'y prendrais. D'abord, si j'avais été Gisèle, je ne me serais pas laissée emballer et j'aurais commencé par écrire sur une feuille à part mon plan. En première ligne, la position de la question et l'exposition du sujet ; puis les idées générales à faire entrer dans le développement. Enfin l'appréciation, le style, la conclusion. Comme cela, en s'inspirant d'un sommaire, on sait où on va. Dès l'exposition du sujet ou si tu aimes mieux, Titine, puisque c'est une lettre, dès l'entrée en matière, Gisèle a gaffé. Écrivant à un homme du XVIIe siècle, Sophocle ne devait pas écrire : mon cher ami. – Elle aurait dû, en effet, lui faire dire : mon cher Racine, s'écria fougueusement Albertine. Ç'aurait été bien mieux. – Non, répondit Andrée sur un ton un peu persifleur, elle aurait dû mettre : “Monsieur”. De même, pour finir elle aurait dû trouver quelque chose comme : “Souffrez, Monsieur (tout au plus, cher Monsieur), que je vous dise ici les sentiments d'estime avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre serviteur.” D'autre part, Gisèle dit que les choeurs sont dans Athalie une nouveauté. Elle oublie Esther, et deux tragédies peu connues, mais qui ont été précisément analysées cette année par le professeur, de sorte que rien qu'en les citant, comme c'est son dada, on est sûre d'être reçue. Ce sont Les Juives de Robert Garnier et l'Aman, de Montchrestien. » Andrée cita ces deux titres sans parvenir à cacher un sentiment de bienveillante supériorité qui s'exprima dans un sourire, assez gracieux d'ailleurs. Albertine n'y tint plus : « Andrée, tu es renversante, s'écria-t-elle. Tu vas m'écrire ces deux titres-là. Crois-tu ? Quelle chance si je passais là-dessus, même à l'oral, je les citerais aussitôt et je ferais un effet boeuf. » Mais dans la suite, chaque fois qu'Albertine demanda à Andrée de lui redire les noms des deux pièces pour qu'elle les inscrivît, l'amie si savante prétendit les avoir oubliés et ne les lui rappela jamais. « Ensuite », reprit Andrée sur un ton d'imperceptible dédain à l'égard de camarades plus puériles, mais heureuse pourtant de se faire admirer et attachant à la manière dont elle aurait fait sa composition plus d'importance qu'elle ne voulait le laisser voir, « Sophocle aux Enfers doit être bien informé. Il doit donc savoir que ce n'est pas devant le grand public, mais devant le Roi-Soleil et quelques courtisans privilégiés que fut représentée Athalie. Ce que Gisèle dit à ce propos de l'estime des connaisseurs n'est pas mal du tout, mais pourrait être complété. Sophocle, devenu immortel, peut très bien avoir le don de la prophétie et annoncer que selon Voltaire Athalie ne sera pas seulement “le chef-d'oeuvre de Racine, mais celui de l'esprit humain”. » Albertine buvait toutes ces paroles. Ses prunelles étaient en feu. Et c'est avec l'indignation la plus profonde qu'elle repoussa la proposition de Rosemonde de se mettre à jouer. « Enfin », dit Andrée du même ton détaché, désinvolte, un peu railleur et assez ardemment convaincu, « si Gisèle avait posément noté d'abord les idées générales qu'elle avait à développer, elle aurait peut-être pensé à ce que j'aurais fait, moi, montrer la différence qu'il y a dans l'inspiration religieuse des choeurs de Sophocle et de ceux de Racine. J'aurais fait faire par Sophocle la remarque que si les choeurs de Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la tragédie grecque, pourtant il ne s'agit pas des mêmes dieux. Celui de Joad n'a rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout naturellement, après la fin du développement, la conclusion : “Qu'importe que les croyances soient différentes ?” Sophocle se ferait un scrupule d'insister là-dessus. Il craindrait de blesser les convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur ses maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de l'élévation de son génie poétique. »
L'admiration et l'attention avaient donné si chaud à Albertine qu'elle suait à grosses gouttes. Andrée gardait le flegme souriant d'un dandy femelle. « Il ne serait pas mauvais non plus de citer quelques jugements de critiques célèbres », dit-elle avant qu'on se remît à jouer. « Oui, répondit Albertine, on m'a dit cela. Les plus recommandables en général, n'est-ce pas, sont les jugements de Sainte-Beuve et de Merlet ? – Tu ne te trompes pas absolument », répliqua Andrée qui se refusa d'ailleurs à lui écrire les deux autres noms malgré les supplications d'Albertine, « Merlet et Sainte-Beuve ne font pas mal. Mais il faut surtout citer Deltour et Gasc-Desfossés. »
Pendant ce temps je songeais à la petite feuille de bloc-notes que m'avait passée Albertine : « Je vous aime bien », et une heure plus tard, tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon gré, vers Balbec, je me disais que c'était avec elle que j'aurais mon roman.
L'état caractérisé par l'ensemble de signes auxquels nous reconnaissons d'habitude que nous sommes amoureux, tels les ordres que je donnais à l'hôtel de ne m'éveiller pour aucune visite, sauf si c'était celle d'une ou l'autre de ces jeunes filles, ces battements de coeur en les attendant (quelle que fût celle qui dût venir) et ces jours-là ma rage si je n'avais pu trouver un coiffeur pour me raser et devais paraître enlaidi devant Albertine, Rosemonde ou Andrée, sans doute cet état, renaissant alternativement pour l'une ou l'autre, était aussi différent de ce que nous appelons amour que diffère de la vie humaine celle des zoophytes où l'existence, l'individualité, si l'on peut dire, est répartie entre différents organismes. Mais l'histoire naturelle nous apprend qu'une telle organisation animale est observable et notre propre vie, pour peu qu'elle soit déjà un peu avancée, n'est pas moins affirmative sur la réalité d'états insoupçonnés de nous autrefois et par lesquels nous devons passer, quitte à les abandonner ensuite : tel pour moi cet état amoureux divisé simultanément entre plusieurs jeunes filles. Divisé ou plutôt indivis, car le plus souvent ce qui m'était délicieux, différent du reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que l'espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma vie, c'était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans l'ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures éventées, sur cette bande d'herbe où étaient posées ces figures si excitantes pour mon imagination d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée ; et cela, sans que j'eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si précieux, laquelle j'avais le plus envie d'aimer. Au commencement d'un amour comme à sa fin, nous ne sommes pas exclusivement attachés à l'objet de cet amour, mais plutôt le désir d'aimer dont il va procéder (et plus tard le souvenir qu'il laisse) erre voluptueusement dans une zone de charmes interchangeables – charmes parfois simplement de nature, de gourmandise, d'habitation – assez harmoniques entre eux pour qu'il ne se sente, auprès d'aucun, dépaysé. D'ailleurs comme, devant elles, je n'étais pas encore blasé par l'habitude, j'avais la faculté de les voir, autant dire d'éprouver un étonnement profond chaque fois que je me retrouvais en leur présence. Sans doute pour une part cet étonnement tient à ce que l'être nous présente alors une nouvelle face de lui-même ; mais, tant est grande la multiplicité de chacun, la richesse des lignes de son visage et de son corps, lignes desquelles si peu se retrouvent, aussitôt que nous ne sommes plus auprès de la personne, dans la simplicité arbitraire de notre souvenir, comme la mémoire a choisi telle particularité qui nous a frappé, l'a isolée, l'a exagérée, faisant d'une femme qui nous a paru grande une étude où la longueur de sa taille est démesurée, ou d'une femme qui nous a semblé rose et blonde une pure « Harmonie en rose et or », au moment où de nouveau cette femme est près de nous, toutes les autres qualités oubliées qui font équilibre à celle-là nous assaillent, dans leur complexité confuse, diminuant la hauteur, noyant le rose, et substituant à ce que nous sommes venus exclusivement chercher d'autres particularités que nous nous rappelons avoir remarquées la première fois et dont nous ne comprenons pas que nous ayons pu si peu nous attendre à les revoir. Nous nous souvenions, nous allions au-devant, d'un paon et nous trouvons une pivoine. Et cet étonnement inévitable n'est pas le seul ; car à côté de celui-là il y en a un autre né de la différence, non plus entre les stylisations du souvenir et la réalité, mais entre l'être que nous avons vu la dernière fois et celui qui nous apparaît aujourd'hui sous un autre angle, nous montrant un nouvel aspect. Le visage humain est vraiment comme celui du Dieu d'une théogonie orientale, toute une grappe de visages juxtaposés dans des plans différents et qu'on ne voit pas à la fois.
Mais pour une grande part, notre étonnement vient surtout de ce que l'être nous présente aussi une même face. Il nous faudrait un si grand effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n'est pas nous – fût-ce le goût d'un fruit – qu'à peine l'impression reçue, nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en rendre compte, en très peu de temps, nous sommes très loin de ce que nous avons senti. De sorte que chaque nouvelle entrevue est une espèce de redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu. Nous ne nous en souvenions déjà plus, tant ce qu'on appelle se rappeler un être c'est en réalité l'oublier. Mais aussi longtemps que nous savons encore voir, au moment où le trait oublié nous apparaît, nous le reconnaissons, nous sommes obligés de rectifier la ligne déviée et ainsi la perpétuelle et féconde surprise qui rendait si salutaires et assouplissants pour moi ces rendez-vous quotidiens avec les belles jeunes filles du bord de la mer, était faite, tout autant que de découvertes, de réminiscence. En ajoutant à cela l'agitation éveillée par ce qu'elles étaient pour moi, qui n'était jamais tout à fait ce que j'avais cru et qui faisait que l'espérance de la prochaine réunion n'était plus semblable à la précédente espérance mais au souvenir encore vibrant du dernier entretien, on comprendra que chaque promenade donnait un violent coup de barre à mes pensées et non pas du tout dans le sens que dans la solitude de ma chambre j'avais pu tracer à tête reposée. Cette direction-là était oubliée, abolie, quand je rentrais vibrant comme une ruche des propos qui m'avaient troublé, et qui retentissaient longtemps en moi. Chaque être est détruit quand nous cessons de le voir ; puis son apparition suivante est une création nouvelle, différente de celle qui l'a immédiatement précédée, sinon de toutes. Car le minimum de variété qui puisse régner dans ces créations est de deux. Nous souvenant d'un coup d'oeil énergique, d'un air hardi, c'est inévitablement la fois suivante par un profil quasi languide, par une sorte de douceur rêveuse, choses négligées par nous dans le précédent souvenir que nous serons, à la prochaine rencontre, étonnés, c'est-à-dire presque uniquement frappés. Dans la confrontation de notre souvenir à la réalité nouvelle, c'est cela qui marquera notre déception ou notre surprise, nous apparaîtra comme la retouche de la réalité en nous avertissant que nous nous étions mal rappelé. À son tour l'aspect, la dernière fois négligé, du visage, et à cause de cela même, le plus saisissant cette fois-ci, le plus réel, le plus rectificatif, deviendra matière à rêverie, à souvenirs. C'est un profil langoureux et rond, une expression douce, rêveuse que nous désirerons revoir. Et alors de nouveau la fois suivante, ce qu'il y a de volontaire dans les yeux perçants, dans le nez pointu, dans les lèvres serrées, viendra corriger l'écart entre notre désir et l'objet auquel il a cru correspondre. Bien entendu, cette fidélité aux impressions premières, et purement physiques, retrouvées à chaque fois auprès de mes amies, ne concernait pas que les traits de leur visage puisqu'on a vu que j'étais aussi sensible à leur voix, plus troublante peut-être (car elle n'offre pas seulement les mêmes surfaces singulières et sensuelles que lui, elle fait partie de l'abîme inaccessible qui donne le vertige des baisers sans espoir), leur voix pareille au son unique d'un petit instrument où chacune se mettait tout entière et qui n'était qu'à elle. Tracée par une inflexion, telle ligne profonde d'une de ces voix m'étonnait quand je la reconnaissais après l'avoir oubliée. Si bien que les rectifications qu'à chaque rencontre nouvelle j'étais obligé de faire, pour le retour à la parfaite justesse, étaient aussi bien d'un accordeur ou d'un maître de chant que d'un dessinateur.
Quant à l'harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis quelque temps, par la résistance que chacune apportait à l'expansion des autres, les diverses ondes sentimentales propagées en moi par ces jeunes filles, elle fut rompue en faveur d'Albertine, une après-midi que nous jouions au furet. C'était dans un petit bois sur la falaise. Placé entre deux jeunes filles étrangères à la petite bande et que celle-ci avait emmenées parce que nous devions être ce jour-là fort nombreux, je regardais avec envie le voisin d'Albertine, un jeune homme, en me disant que si j'avais eu sa place j'aurais pu toucher les mains de mon amie pendant ces minutes inespérées qui ne reviendraient peut-être pas et eussent pu me conduire très loin. Déjà à lui seul et même sans les conséquences qu'il eût entraînées sans doute, le contact des mains d'Albertine m'eût été délicieux. Non que j'eusse jamais vu de plus belles mains que les siennes. Même dans le groupe de ses amies, celles d'Andrée, maigres et bien plus fines, avaient comme une vie particulière, docile au commandement de la jeune fille, mais indépendante, et elles s'allongeaient souvent devant elle comme de nobles lévriers, avec des paresses, de longs rêves, de brusques étirements d'une phalange, à cause desquels Elstir avait fait plusieurs études de ces mains. Et dans l'une où on voyait Andrée les chauffer devant le feu, elles avaient sous l'éclairage la diaphanéité dorée de deux feuilles d'automne. Mais, plus grasses, les mains d'Albertine cédaient un instant, puis résistaient à la pression de la main qui les serrait, donnant une sensation toute particulière. La pression de la main d'Albertine avait une douceur sensuelle qui était comme en harmonie avec la coloration rose, légèrement mauve de sa peau. Cette pression semblait vous faire pénétrer dans la jeune fille, dans la profondeur de ses sens, comme la sonorité de son rire, indécent à la façon d'un roucoulement ou de certains cris. Elle était de ces femmes à qui c'est un si grand plaisir de serrer la main qu'on est reconnaissant à la civilisation d'avoir fait du shake-hand un acte permis entre jeunes gens et jeunes filles qui s'abordent. Si les habitudes arbitraires de la politesse avaient remplacé la poignée de mains par un autre geste, j'eusse tous les jours regardé les mains intangibles d'Albertine avec une curiosité de connaître leur contact aussi ardente qu'était celle de savoir la saveur de ses joues. Mais dans le plaisir de tenir longtemps ses mains entre les miennes, si j'avais été son voisin au furet, je n'envisageais pas que ce plaisir même : que d'aveux, de déclarations tus jusqu'ici par timidité j'aurais pu confier à certaines pressions de mains ; de son côté comme il lui eût été facile en répondant par d'autres pressions de me montrer qu'elle acceptait ; quelle complicité, quel commencement de volupté ! Mon amour pouvait faire plus de progrès en quelques minutes passées ainsi à côté d'elle qu'il n'avait fait depuis que je la connaissais. Sentant qu'elles dureraient peu, étaient bientôt à leur fin, car on ne continuerait sans doute pas longtemps ce petit jeu, et qu'une fois qu'il serait fini, ce serait trop tard, je ne tenais pas en place. Je me laissai exprès prendre la bague et une fois au milieu, quand elle passa je fis semblant de ne pas m'en apercevoir et la suivis des yeux attendant le moment où elle arriverait dans les mains du voisin d'Albertine, laquelle riant de toutes ses forces, et dans l'animation et la joie du jeu, était toute rose. « Nous sommes justement dans le bois joli », me dit Andrée en me désignant les arbres qui nous entouraient, avec un sourire du regard qui n'était que pour moi et semblait passer par-dessus les joueurs comme si nous deux étions seuls assez intelligents pour nous dédoubler et faire à propos du jeu une remarque d'un caractère poétique. Elle poussa même la délicatesse d'esprit jusqu'à chanter sans en avoir envie : « Il a passé par ici, le furet du Bois, Mesdames, il a passé par ici, le furet du Bois joli », comme les personnes qui ne peuvent aller à Trianon sans y donner une fête Louis XVI ou qui trouvent piquant de faire chanter un air dans le cadre pour lequel il fut écrit. J'eusse sans doute été au contraire attristé de ne pas trouver du charme à cette réalisation, si j'avais eu le loisir d'y penser. Mais mon esprit était bien ailleurs. Joueurs et joueuses commençaient à s'étonner de ma stupidité et que je ne prisse pas la bague. Je regardais Albertine si belle, si indifférente, si gaie, qui, sans le prévoir, allait devenir ma voisine quand enfin j'arrêterais la bague dans les mains qu'il faudrait, grâce à un manège qu'elle ne soupçonnait pas et dont sans cela elle se fût irritée. Dans la fièvre du jeu, les longs cheveux d'Albertine s'étaient à demi défaits et, en mèches bouclées, tombaient sur ses joues dont ils faisaient encore mieux ressortir, par leur brune sécheresse, la rose carnation. « Vous avez les tresses de Laura Dianti, d'Éléonore de Guyenne, et de sa descendante si aimée de Chateaubriand. Vous devriez porter toujours les cheveux un peu tombants », lui dis-je à l'oreille pour me rapprocher d'elle. Tout d'un coup la bague passa au voisin d'Albertine. Aussitôt je m'élançai lui ouvris brutalement les mains, saisis la bague ; il fut obligé d'aller à ma place au milieu du cercle et je pris la sienne à côté d'Albertine. Peu de minutes auparavant, j'enviais ce jeune homme quand je voyais ses mains, en glissant sur la ficelle, rencontrer à tout moment celles d'Albertine. Maintenant que mon tour était venu, trop timide pour rechercher, trop ému pour goûter ce contact, je ne sentais plus rien que le battement rapide et douloureux de mon coeur. À un moment, Albertine pencha vers moi d'un air d'intelligence sa figure pleine et rose, faisant ainsi semblant d'avoir la bague, afin de tromper le furet et de l'empêcher de regarder du côté où celle-ci était en train de passer. Je compris tout de suite que c'était à cette ruse que s'appliquaient les sous-entendus du regard d'Albertine, mais je fus troublé en voyant ainsi passer dans ses yeux l'image, purement simulée pour les besoins du jeu, d'un secret, d'une entente qui n'existaient pas entre elle et moi, mais qui dès lors me semblèrent possibles et m'eussent été divinement doux. Comme cette pensée m'exaltait, je sentis une légère pression de la main d'Albertine contre la mienne, et son doigt caressant qui se glissait sous mon doigt, et je vis qu'elle m'adressait en même temps un clin d'oeil qu'elle cherchait à rendre imperceptible. D'un seul coup, une foule d'espoirs jusque-là invisibles à moi-même cristallisèrent : « Elle profite du jeu pour me faire sentir qu'elle m'aime bien », pensai-je au comble d'une joie d'où je retombai aussitôt quand j'entendis Albertine me dire avec rage : « Mais prenez-la donc, voilà une heure que je vous la passe. »
Étourdi de chagrin, je lâchai la ficelle, le furet aperçut la bague, se jeta sur elle, je dus me remettre au milieu, désespéré, regardant la ronde effrénée qui continuait autour de moi, interpellé par les moqueries de toutes les joueuses, obligé, pour y répondre, de rire quand j'en avais si peu envie, tandis qu'Albertine ne cessait de dire : « On ne joue pas quand on ne veut pas faire attention et pour faire perdre les autres. On ne l'invitera plus les jours où on jouera, Andrée, ou bien moi je ne viendrai pas. » Andrée, supérieure au jeu et qui chantait son « Bois joli », que par esprit d'imitation reprenait sans conviction Rosemonde, voulut faire diversion aux reproches d'Albertine en me disant : « Nous sommes à deux pas de ces Creuniers que vous vouliez tant voir. Tenez, je vais vous mener jusque-là par un joli petit chemin pendant que ces folles font les enfants de huit ans. » Comme Andrée était extrêmement gentille avec moi, en route je lui dis d'Albertine tout ce qui me semblait propre à me faire aimer de celle-ci. Elle me répondit qu'elle aussi l'aimait beaucoup, la trouvait charmante ; pourtant mes compliments à l'adresse de son amie n'avaient pas l'air de lui faire plaisir. Tout d'un coup, dans le petit chemin creux, je m'arrêtai touché au coeur par un doux souvenir d'enfance : je venais de reconnaître, aux feuilles découpées et brillantes qui s'avançaient sur le seuil, un buisson d'aubépines défleuries, hélas, depuis la fin du printemps. Autour de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de Marie, d'après-midi du dimanche, de croyances, d'erreurs oubliées. J'aurais voulu la saisir. Je m'arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l'arbuste. Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l'aubépine pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses. « Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps », me disaient les feuilles. Et peut-être pensaient-elles que pour le grand ami d'elles que je prétendais être, je ne semblais guère renseigné sur leurs habitudes. Un grand ami, mais qui ne les avais pas revues depuis tant d'années, malgré ses promesses. Et pourtant, comme Gilberte avait été mon premier amour pour une jeune fille, elles avaient été mon premier amour pour une fleur. « Oui, je sais, elles s'en vont vers la mi-juin, répondis-je, mais cela me fait plaisir de voir l'endroit qu'elles habitaient ici. Elles sont venues me voir à Combray dans ma chambre, amenées par ma mère quand j'étais malade. Et nous nous retrouvions le samedi soir au mois de Marie. Elles peuvent y aller ici ? – Oh ! naturellement ! Du reste on tient beaucoup à avoir ces demoiselles à l'église de Saint-Denis-du-Désert qui est la paroisse la plus voisine. – Alors maintenant, pour les voir ? – Oh ! pas avant le mois de mai de l'année prochaine. – Mais je peux être sûr qu'elles seront là ? – Régulièrement tous les ans. – Seulement je ne sais pas si je retrouverai bien la place. – Que si ! ces demoiselles sont si gaies, elles ne s'interrompent de rire que pour chanter des cantiques, de sorte qu'il n'y a pas d'erreur possible et que du bout du sentier vous reconnaîtrez leur parfum. »
Je rejoignis Andrée, recommençai à lui faire des éloges d'Albertine. Il me semblait impossible qu'elle ne les lui répétât pas, étant donnée l'insistance que j'y mis. Et pourtant je n'ai jamais appris qu'Albertine les eût sus. Andrée avait pourtant bien plus qu'elle l'intelligence des choses du coeur, le raffinement dans la gentillesse ; trouver le regard, le mot, l'action qui pouvaient le plus ingénieusement faire plaisir, taire une réflexion qui risquait de peiner, faire le sacrifice (et en ayant l'air que ce ne fût pas un sacrifice) d'une heure de jeu, voire d'une matinée, d'une garden-party, pour rester auprès d'un ami ou d'une amie triste et lui montrer ainsi qu'elle préférait sa simple société à des plaisirs frivoles, telles étaient ses délicatesses coutumières. Mais quand on la connaissait un peu plus on aurait dit qu'il en était d'elle comme de ces héroïques poltrons qui ne veulent pas avoir peur, et de qui la bravoure est particulièrement méritoire ; on aurait dit qu'au fond de sa nature, il n'y avait rien de cette bonté qu'elle manifestait à tout moment par distinction morale, par sensibilité, par noble volonté de se montrer bonne amie. À écouter les charmantes choses qu'elle me disait d'une affection possible entre Albertine et moi, il semblait qu'elle eût dû travailler de toutes ses forces à la réaliser. Or, par hasard peut-être, du moindre des riens dont elle avait la disposition et qui eussent pu m'unir à Albertine, elle ne fit jamais usage, et je ne jurerais pas que mon effort pour être aimé d'Albertine n'ait, sinon provoqué de la part de son amie des manèges secrets destinés à le contrarier, mais éveillé en elle une colère bien cachée d'ailleurs, et contre laquelle par délicatesse elle luttait peut-être elle-même. De mille raffinements de bonté qu'avait Andrée, Albertine eût été incapable, et cependant je n'étais pas certain de la bonté profonde de la première comme je le fus plus tard de celle de la seconde. Se montrant toujours tendrement indulgente à l'exubérante frivolité d'Albertine, Andrée avait avec elle des paroles, des sourires qui étaient d'une amie, bien plus elle agissait en amie. Je l'ai vue, jour par jour, pour faire profiter de son luxe, pour rendre heureuse cette amie pauvre, prendre, sans y avoir aucun intérêt, plus de peine qu'un courtisan qui veut capter la faveur du souverain. Elle était charmante de douceur, de mots tristes et délicieux, quand on plaignait devant elle la pauvreté d'Albertine et se donnait mille fois plus de peine pour elle qu'elle n'eût fait pour une amie riche. Mais si quelqu'un avançait qu'Albertine n'était peut-être pas aussi pauvre qu'on disait, un nuage à peine discernable voilait le front et les yeux d'Andrée ; elle semblait de mauvaise humeur. Et si on allait jusqu'à dire qu'après tout elle serait peut-être moins difficile à marier qu'on pensait, elle vous contredisait avec force et répétait presque rageusement : « Hélas si, elle sera immariable ! Je le sais bien, cela me fait assez de peine ! » Même, en ce qui me concernait, elle était la seule de ces jeunes filles qui jamais ne m'eût répété quelque chose de peu agréable qu'on avait pu dire de moi ; bien plus, si c'était moi-même qui le racontais, elle faisait semblant de ne pas le croire ou en donnait une explication qui rendît le propos inoffensif ; c'est l'ensemble de ces qualités qui s'appelle le tact. Il est l'apanage des gens qui, si nous allons sur le terrain, nous félicitent et ajoutent qu'il n'y avait pas lieu de le faire, pour augmenter encore à nos yeux le courage dont nous avons fait preuve sans y avoir été contraint. Ils sont l'opposé des gens qui dans la même circonstance disent : « Cela a dû bien vous ennuyer de vous battre, mais d'un autre côté vous ne pouviez pas avaler un tel affront, vous ne pouviez faire autrement. » Mais comme en tout il y a du pour et du contre, si le plaisir ou du moins l'indifférence de nos amis à nous répéter quelque chose d'offensant qu'on a dit sur nous prouve qu'ils ne se mettent guère dans notre peau au moment où ils nous parlent, et y enfoncent l'épingle et le couteau comme dans de la baudruche, l'art de nous cacher toujours ce qui peut nous être désagréable dans ce qu'ils ont entendu dire de nos actions ou de l'opinion qu'elles leur ont à eux-mêmes inspirée, peut prouver chez l'autre catégorie d'amis, chez les amis pleins de tact, une forte dose de dissimulation. Elle est sans inconvénient si, en effet, ils ne peuvent penser du mal et si celui qu'on dit les fait seulement souffrir comme il nous ferait souffrir nous-même. Je pensais que tel était le cas pour Andrée sans en être cependant absolument sûr.
Nous étions sortis du petit bois et avions suivi un lacis de chemins assez peu fréquentés où Andrée se retrouvait fort bien. « Tenez, me dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a peints. » Mais j'étais encore trop triste d'être tombé pendant le jeu du furet d'un tel faîte d'espérances. Aussi ne fut-ce pas avec le plaisir que j'aurais sans doute éprouvé sans cela que je pus distinguer tout d'un coup à mes pieds, tapies entre les roches où elles se protégeaient contre la chaleur, les Déesses marines qu'Elstir avait guettées et surprises, sous un sombre glacis aussi beau qu'eût été celui d'un Léonard, les merveilleuses Ombres abritées et furtives, agiles et silencieuses, prêtes au premier remous de lumière à se glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou et promptes, la menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de l'algue dont, sous le soleil émietteur des falaises et de l'Océan décoloré, elles semblent veiller l'assoupissement, gardiennes immobiles et légères, laissant paraître à fleur d'eau leur corps gluant et le regard attentif de leurs yeux foncés.
Nous allâmes retrouver les autres jeunes filles pour rentrer. Je savais maintenant que j'aimais Albertine ; mais hélas ! je ne me souciais pas de le lui apprendre. C'est que, depuis le temps des jeux aux Champs-Élysées, ma conception de l'amour était devenue différente si les êtres auxquels s'attachait successivement mon amour demeuraient presque identiques. D'une part l'aveu, la déclaration de ma tendresse à celle que j'aimais ne me semblait plus une des scènes capitales et nécessaires de l'amour ; ni celui-ci, une réalité extérieure mais seulement un plaisir subjectif. Et ce plaisir je sentais qu'Albertine ferait d'autant plus ce qu'il fallait pour l'entretenir qu'elle ignorerait que je l'éprouvais.
Pendant tout ce retour, l'image d'Albertine noyée dans la lumière qui émanait des autres jeunes filles ne fut pas seule à exister pour moi. Mais comme la lune qui n'est qu'un petit nuage blanc d'une forme plus caractérisée et plus fixe pendant le jour, prend toute sa puissance dès que celui-ci s'est éteint, ainsi quand je fus rentré à l'hôtel, ce fut la seule image d'Albertine qui s'éleva de mon coeur et se mit à briller. Ma chambre me semblait tout d'un coup nouvelle. Certes, il y avait bien longtemps qu'elle n'était plus la chambre ennemie du premier soir. Nous modifions inlassablement notre demeure autour de nous ; et au fur et à mesure que l'habitude nous dispense de sentir, nous supprimons les éléments nocifs de couleur, de dimension et d'odeur qui objectivaient notre malaise. Ce n'était plus davantage la chambre, assez puissante encore sur ma sensibilité, non certes pour me faire souffrir, mais pour me donner de la joie, la cuve des beaux jours, semblable à une piscine à mi-hauteur de laquelle ils faisaient miroiter un azur mouillé de lumière, que recouvrait un moment, impalpable et blanche comme une émanation de la chaleur, une voile reflétée et fuyante ; ni la chambre purement esthétique des soirs picturaux ; c'était la chambre où j'étais depuis tant de jours que je ne la voyais plus. Or voici que je venais de recommencer à ouvrir les yeux sur elle, mais cette fois-ci de ce point de vue égoïste qui est celui de l'amour. Je songeais que la belle glace oblique, les élégantes bibliothèques vitrées donneraient à Albertine si elle venait me voir une bonne idée de moi. À la place d'un lieu de transition où je passais un instant avant de m'évader vers la plage ou vers Rivebelle, ma chambre me redevenait réelle et chère, se renouvelait car j'en regardais et en appréciais chaque meuble avec les yeux d'Albertine.
Quelques jours après la partie de furet, comme, nous étant laissés entraîner trop loin dans une promenade, nous avions été fort heureux de trouver à Maineville deux petits « tonneaux » à deux places qui nous permettraient de revenir pour l'heure du dîner, la vivacité déjà grande de mon amour pour Albertine eut pour effet que ce fut successivement à Rosemonde et à Andrée que je proposai de monter avec moi, et pas une fois à Albertine ; ensuite que tout en invitant de préférence Andrée ou Rosemonde, j'amenai tout le monde, par des considérations secondaires d'heure, de chemin et de manteaux, à décider comme contre mon gré que le plus pratique était que je prisse avec moi Albertine, à la compagnie de laquelle je feignis de me résigner tant bien que mal. Malheureusement l'amour tendant à l'assimilation complète d'un être, comme aucun n'est comestible par la seule conversation, Albertine eut beau être aussi gentille que possible pendant ce retour, quand je l'eus déposée chez elle, elle me laissa heureux, mais plus affamé d'elle encore que je n'étais au départ et ne comptant les moments que nous venions de passer ensemble que comme un prélude, sans grande importance par lui-même, à ceux qui suivraient. Il avait pourtant ce premier charme qu'on ne retrouve pas. Je n'avais encore rien demandé à Albertine. Elle pouvait imaginer ce que je désirais, mais n'en étant pas sûre, supposer que je ne tendais qu'à des relations sans but précis auxquelles mon amie devait trouver ce vague délicieux, riche de surprises attendues, qui est le romanesque.
Dans la semaine qui suivit je ne cherchai guère à voir Albertine. Je faisais semblant de préférer Andrée. L'amour commence, on voudrait rester pour celle qu'on aime l'inconnu qu'elle peut aimer, mais on a besoin d'elle, on a besoin de toucher moins son corps que son attention, son coeur. On glisse dans une lettre une méchanceté qui forcera l'indifférente à vous demander une gentillesse, et l'amour, suivant une technique infaillible, resserre pour nous d'un mouvement alterné l'engrenage dans lequel on ne peut plus ni ne pas aimer, ni être aimé. Je donnais à Andrée les heures où les autres allaient à quelque matinée que je savais qu'Andrée me sacrifierait par plaisir, et qu'elle m'eût sacrifiées même avec ennui, par élégance morale, pour ne pas donner aux autres ni à elle-même l'idée qu'elle attachait du prix à un plaisir relativement mondain. Je m'arrangeais ainsi à l'avoir chaque soir toute à moi, pensant non pas rendre Albertine jalouse, mais accroître à ses yeux mon prestige ou du moins ne pas le perdre en apprenant à Albertine que c'était elle et non Andrée que j'aimais. Je ne le disais pas non plus à Andrée de peur qu'elle le lui répétât. Quand je parlais d'Albertine avec Andrée, j'affectais une froideur dont Andrée fut peut-être moins dupe que moi de sa crédulité apparente. Elle faisait semblant de croire à mon indifférence pour Albertine, de désirer l'union la plus complète possible entre Albertine et moi. Il est probable qu'au contraire elle ne croyait pas à la première ni ne souhaitait la seconde. Pendant que je lui disais me soucier assez peu de son amie, je ne pensais qu'à une chose, tâcher d'entrer en relations avec Mme Bontemps, qui était pour quelques jours près de Balbec et chez qui Albertine devait bientôt aller passer trois jours. Naturellement, je ne laissais pas voir ce désir à Andrée et quand je lui parlais de la famille d'Albertine, c'était de l'air le plus inattentif. Les réponses explicites d'Andrée ne paraissaient pas mettre en doute ma sincérité. Pourquoi donc lui échappa-t-il un de ces jours-là de me dire : « J'ai justement vu la tante à Albertine » ? Certes elle ne m'avait pas dit : « J'ai bien démêlé sous vos paroles, jetées comme par hasard, que vous ne pensiez qu'à vous lier avec la tante d'Albertine. » Mais c'est bien à la présence, dans l'esprit d'Andrée, d'une telle idée qu'elle trouvait plus poli de me cacher, que semblait se rattacher le mot « justement ». Il était de la famille de certains regards, de certains gestes, qui, bien que n'ayant pas une forme logique, rationnelle, directement élaborée pour l'intelligence de celui qui écoute, lui parviennent cependant avec leur signification véritable, de même que la parole humaine, changée en électricité dans le téléphone, se refait parole pour être entendue. Afin d'effacer de l'esprit d'Andrée l'idée que je m'intéressais à Mme Bontemps, je ne parlai plus d'elle avec distraction seulement, mais avec malveillance ; je dis avoir rencontré autrefois cette espèce de folle et que j'espérais bien que cela ne m'arriverait plus. Or je cherchais au contraire de toute façon à la rencontrer.
Je tâchai d'obtenir d'Elstir, mais sans dire à personne que je l'en avais sollicité, qu'il lui parlât de moi et me réunît avec elle. Il me promit de me la faire connaître, s'étonnant toutefois que je le souhaitasse car il la jugeait une femme méprisable, intrigante et aussi inintéressante qu'intéressée. Pensant que si je voyais Mme Bontemps, Andrée le saurait tôt ou tard, je crus qu'il valait mieux l'avertir. « Les choses qu'on cherche le plus à fuir sont celles qu'on arrive à ne pouvoir éviter, lui dis-je. Rien au monde ne peut m'ennuyer autant que de retrouver Mme Bontemps, et pourtant je n'y échapperai pas, Elstir doit m'inviter avec elle. – Je n'en ai jamais douté un seul instant », s'écria Andrée d'un ton amer, pendant que son regard grandi et altéré par le mécontentement se rattachait à je ne sais quoi d'invisible. Ces paroles d'Andrée ne constituaient pas l'exposé le plus ordonné d'une pensée qui peut se résumer ainsi : « Je sais bien que vous aimez Albertine et que vous faites des pieds et des mains pour vous rapprocher de sa famille. » Mais elles étaient les débris informes et reconstituables de cette pensée que j'avais fait exploser, en la heurtant, malgré Andrée. De même que le « justement », ces paroles n'avaient de signification qu'au second degré. C'est dire qu'elles étaient de celles qui (et non pas les affirmations directes) nous inspirent de l'estime ou de la méfiance à l'égard de quelqu'un, nous brouillent avec lui.
Puisque Andrée ne m'avait pas cru quand je lui disais que la famille d'Albertine m'était indifférente, c'est qu'elle pensait que j'aimais Albertine. Et probablement n'en était-elle pas heureuse.
Elle était généralement en tiers dans mes rendez-vous avec son amie. Cependant il y avait des jours où je devais voir Albertine seule, jours que j'attendais dans la fièvre, qui passaient sans rien m'apporter de décisif, sans avoir été ce jour capital dont je confiais immédiatement le rôle au jour suivant, qui ne le tiendrait pas davantage ; ainsi s'écroulaient l'un après l'autre, comme des vagues, ces sommets aussitôt remplacés par d'autres.
Environ un mois après le jour où nous avions joué au furet, on me dit qu'Albertine devait partir le lendemain matin pour aller passer quarante-huit heures chez Mme Bontemps et obligée de prendre le train de bonne heure viendrait coucher la veille au Grand-Hôtel, d'où avec l'omnibus elle pourrait, sans déranger les amies chez qui elle habitait, prendre le premier train. J'en parlai à Andrée. « Je ne le crois pas du tout, me répondit Andrée d'un air mécontent. D'ailleurs cela ne vous avancerait à rien, car je suis bien certaine qu'Albertine ne voudra pas vous voir, si elle vient seule à l'hôtel. Ce ne serait pas protocolaire », ajouta-t-elle en usant d'un adjectif qu'elle aimait beaucoup, depuis peu, dans le sens « ce qui se fait ». « Je vous dis cela parce que je connais les idées d'Albertine. Moi, qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, que vous la voyiez ou non ? Cela m'est bien égal. »
Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de difficulté pour dire à Andrée le nombre de points qu'il avait faits la veille au golf, puis par Albertine qui se promenait en manoeuvrant son diabolo comme une religieuse son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures seule sans s'ennuyer. Aussitôt qu'elle nous eut rejoints m'apparut la pointe mutine de son nez, que j'avais omise en pensant à elle ces derniers jours ; sous ses cheveux noirs, la verticalité de son front s'opposa, et ce n'était pas la première fois, à l'image indécise que j'en avais gardée, tandis que par sa blancheur il mordait fortement dans mes regards ; sortant de la poussière du souvenir, Albertine se reconstruisait devant moi. Le golf donne l'habitude des plaisirs solitaires. Celui que procure le diabolo l'est assurément. Pourtant après nous avoir rejoints Albertine continua à y jouer, tout en causant avec nous, comme une dame à qui des amies sont venues faire une visite ne s'arrête pas pour cela de travailler à son crochet. « Il paraît que Mme de Villeparisis, dit-elle à Octave, a fait une réclamation auprès de votre père » (et j'entendis derrière ce mot « il paraît » une de ces notes qui étaient propres à Albertine ; chaque fois que je constatais que je les avais oubliées, je me rappelais en même temps avoir entr'aperçu déjà derrière elles la mine décidée et française d'Albertine. J'aurais pu être aveugle et connaître aussi bien certaines de ses qualités alertes et un peu provinciales dans ces notes-là que dans la pointe de son nez. Les unes et l'autre se valaient et auraient pu se suppléer, et sa voix était comme celle que réalisera, dit-on, le photo-téléphone de l'avenir : dans le son se découpait nettement l'image visuelle). « Elle n'a du reste pas écrit seulement à votre père, mais en même temps au maire de Balbec pour qu'on ne joue plus au diabolo sur la digue, on lui a envoyé une balle dans la figure.
— Oui, j'ai entendu parler de cette réclamation. C'est ridicule. Il n'y a déjà pas tant de distractions ici. »
Andrée ne se mêla pas à la conversation, elle ne connaissait pas, non plus d'ailleurs qu'Albertine ni Octave, Mme de Villeparisis. « Je ne sais pas pourquoi cette dame a fait toute une histoire, dit pourtant Andrée, la vieille Mme de Cambremer a reçu une balle aussi et elle ne s'est pas plainte. – Je vais vous expliquer la différence, répondit gravement Octave en frottant une allumette, c'est qu'à mon avis, Mme de Cambremer est une femme du monde et Mme de Villeparisis est une arriviste. Est-ce que vous irez au golf cet après-midi ? » et il nous quitta, ainsi qu'Andrée. Je restai seul avec Albertine. « Voyez-vous me dit-elle, j'arrange maintenant mes cheveux comme vous les aimez, regardez ma mèche. Tout le monde se moque de cela et personne ne sait pour qui je le fais. Ma tante va se moquer de moi aussi. Je ne lui dirai pas non plus la raison. »
Je voyais de côté les joues d'Albertine qui souvent paraissaient pâles, mais ainsi, étaient arrosées d'un sang clair qui les illuminait, leur donnait ce brillant qu'ont certaines matinées d'hiver où les pierres partiellement ensoleillées semblent être du granit rose et dégagent de la joie. Celle que me donnait en ce moment la vue des joues d'Albertine était aussi vive, mais conduisait à un autre désir qui n'était pas celui de la promenade, mais du baiser. Je lui demandai si les projets qu'on lui prêtait étaient vrais : « Oui, me dit-elle, je passe cette nuit-là à votre hôtel, et même, comme je suis un peu enrhumée, je me coucherai avant le dîner. Vous pourrez venir assister à mon dîner à côté de mon lit et après nous jouerons à ce que vous voudrez. J'aurais été contente que vous veniez à la gare demain matin, mais j'ai peur que cela ne paraisse drôle, je ne dis pas à Andrée qui est intelligente, mais aux autres qui y seront ; ça ferait des histoires si on le répétait à ma tante ; mais nous pourrions passer cette soirée ensemble. Cela, ma tante n'en saura rien. Je vais dire au revoir à Andrée. Alors à tout à l'heure. Venez tôt pour que nous ayons de bonnes heures à nous », ajouta-t-elle en souriant. À ces mots, je remontai plus loin qu'aux temps où j'aimais Gilberte, à ceux où l'amour me semblait une entité non pas seulement extérieure, mais réalisable. Tandis que la Gilberte que je voyais aux Champs-Élysées était une autre que celle que je retrouvais en moi dès que j'étais seul, tout d'un coup dans l'Albertine réelle, celle que je voyais tous les jours, que je croyais pleine de préjugés bourgeois et si franche avec sa tante, venait de s'incarner l'Albertine imaginaire, celle par qui, quand je ne la connaissais pas encore, je m'étais cru furtivement regardé sur la digue, celle qui avait eu l'air de rentrer à contrecoeur pendant qu'elle me voyait m'éloigner.
J'allai dîner avec ma grand-mère, je sentais en moi un secret qu'elle ne connaissait pas. De même, pour Albertine, demain ses amies seraient avec elle sans savoir ce qu'il y avait de nouveau entre nous, et quand elle embrasserait sa nièce sur le front, Mme Bontemps ignorerait que j'étais entre elles deux, dans cet arrangement de cheveux qui avait pour but, caché à tous, de me plaire, à moi, à moi qui avais jusque-là tant envié Mme Bontemps parce qu'apparentée aux mêmes personnes que sa nièce, elle avait les mêmes deuils à porter, les mêmes visites de famille à faire ; or, je me trouvais être pour Albertine plus que n'était sa tante elle-même. Auprès de sa tante, c'est à moi qu'elle penserait. Qu'allait-il se passer tout à l'heure, je ne le savais pas trop. En tous cas le Grand-Hôtel, la soirée, ne me semblaient plus vides ; ils contenaient mon bonheur. Je sonnai le lift pour monter à la chambre qu'Albertine avait prise, du côté de la vallée. Les moindres mouvements, comme m'asseoir sur la banquette de l'ascenseur, m'étaient doux, parce qu'ils étaient en relation immédiate avec mon coeur ; je ne voyais dans les cordes à l'aide desquelles l'appareil s'élevait, dans les quelques marches qui me restaient à monter, que les rouages, que les degrés matérialisés de ma joie. Je n'avais plus que deux ou trois pas à faire dans le couloir avant d'arriver à cette chambre où était renfermée la substance précieuse de ce corps rose – cette chambre qui même s'il devait s'y dérouler des actes délicieux, garderait cette permanence, cet air d'être, pour un passant non informé, semblable à toutes les autres, qui font des choses les témoins obstinément muets, les scrupuleux confidents, les inviolables dépositaires du plaisir. Ces quelques pas du palier à la chambre d'Albertine, ces quelques pas que personne ne pouvait plus arrêter, je les fis avec délices, avec prudence, comme plongé dans un élément nouveau, comme si en avançant j'avais lentement déplacé du bonheur, et en même temps avec un sentiment inconnu de toute-puissance, et d'entrer enfin dans un héritage qui m'eût de tout temps appartenu. Puis tout à coup je pensai que j'avais tort d'avoir des doutes, elle m'avait dit de venir quand elle serait couchée. C'était clair, je trépignais de joie, je renversai à demi Françoise qui était sur mon chemin, je courais, les yeux étincelants, vers la chambre de mon amie. Je trouvai Albertine dans son lit. Dégageant son cou, sa chemise blanche changeait les proportions de son visage qui congestionné par le lit, ou le rhume, ou le dîner, semblait plus rose ; je pensai aux couleurs que j'avais eues quelques heures auparavant à côté de moi, sur la digue, et desquelles j'allais enfin savoir le goût ; sa joue était traversée de haut en bas par une de ses longues tresses noires et bouclées que pour me plaire elle avait défaites entièrement. Elle me regardait en souriant. À côté d'elle, dans la fenêtre, la vallée était éclairée par le clair de lune. La vue du cou nu d'Albertine, de ces joues trop roses, m'avait jeté dans une telle ivresse (c'est-à-dire avait tellement mis pour moi la réalité du monde non plus dans la nature, mais dans le torrent des sensations que j'avais peine à contenir) que cette vue avait rompu l'équilibre entre la vie immense, indestructible qui roulait dans mon être et la vie de l'univers, si chétive en comparaison. La mer, que j'apercevais à côté de la vallée dans la fenêtre, les seins bombés des premières falaises de Maineville, le ciel où la lune n'était pas encore montée au zénith, tout cela semblait plus léger à porter que des plumes pour les globes de mes prunelles qu'entre mes paupières je sentais dilatés, résistants, prêts à soulever bien d'autres fardeaux, toutes les montagnes du monde, sur leur surface délicate. Leur orbe ne se trouvait plus suffisamment rempli par la sphère même de l'horizon. Et tout ce que la nature eût pu m'apporter de vie m'eût semblé bien mince, les souffles de la mer m'eussent paru bien courts pour l'immense aspiration qui soulevait ma poitrine. Je me penchai vers Albertine pour l'embrasser. La mort eût dû me frapper en ce moment que cela m'eût paru indifférent ou plutôt impossible, car la vie n'était pas hors de moi, elle était en moi ; j'aurais souri de pitié si un philosophe eût émis l'idée qu'un jour, même éloigné, j'aurais à mourir, que les forces éternelles de la nature me survivraient, les forces de cette nature sous les pieds divins de qui je n'étais qu'un grain de poussière ; qu'après moi il y aurait encore ces falaises arrondies et bombées, cette mer, ce clair de lune, ce ciel ! Comment cela eût-il été possible, comment le monde eût-il pu durer plus que moi, puisque je n'étais pas perdu en lui, puisque c'était lui qui était enclos en moi, en moi qu'il était bien loin de remplir, en moi où, en sentant la place d'y entasser tant d'autres trésors, je jetais dédaigneusement dans un coin ciel, mer et falaises ? « Finissez ou je sonne », s'écria Albertine voyant que je me jetais sur elle pour l'embrasser. Mais je me disais que ce n'était pas pour ne rien faire qu'une jeune fille fait venir un jeune homme en cachette, en s'arrangeant pour que sa tante ne le sache pas, que d'ailleurs l'audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions ; dans l'état d'exaltation où j'étais, le visage rond d'Albertine, éclairé d'un feu intérieur comme par une veilleuse, prenait pour moi un tel relief qu'imitant la rotation d'une sphère ardente, il me semblait tourner telles ces figures de Michel-Ange qu'emporte un immobile et vertigineux tourbillon. J'allais savoir l'odeur, le goût, qu'avait ce fruit rose inconnu. J'entendis un son précipité, prolongé et criard. Albertine avait sonné de toutes ses forces
J'avais cru que l'amour que j'avais pour Albertine n'était pas fondé sur l'espoir de la possession physique. Pourtant, quand il m'eut paru résulter de l'expérience de ce soir-là que cette possession était impossible et qu'après n'avoir pas douté, le premier jour, sur la plage, qu'Albertine ne fût dévergondée, puis être passé par des suppositions intermédiaires, il me sembla acquis d'une manière définitive qu'elle était absolument vertueuse ; quand à son retour de chez sa tante, huit jours plus tard, elle me dit avec froideur : « Je vous pardonne, je regrette même de vous avoir fait de la peine, mais ne recommencez jamais », au contraire de ce qui s'était produit quand Bloch m'avait dit qu'on pouvait avoir toutes les femmes, et comme si, au lieu d'une jeune fille réelle, j'avais connu une poupée de cire, il arriva que peu à peu se détacha d'elle mon désir de pénétrer dans sa vie, de la suivre dans les pays où elle avait passé son enfance, d'être initié par elle à une vie de sport ; ma curiosité intellectuelle de ce qu'elle pensait sur tel ou tel sujet ne survécut pas à la croyance que je pourrais l'embrasser. Mes rêves l'abandonnèrent dès qu'ils cessèrent d'être alimentés par l'espoir d'une possession dont je les avais crus indépendants. Dès lors ils se retrouvèrent libres de se reporter – selon le charme que je lui avais trouvé un certain jour, surtout selon la possibilité et les chances que j'entrevoyais d'être aimé par elle – sur telle ou telle des amies d'Albertine, et d'abord sur Andrée. Pourtant si Albertine n'avait pas existé, peut-être n'aurais-je pas eu le plaisir que je commençai à prendre de plus en plus, les jours qui suivirent, à la gentillesse que me témoignait Andrée. Albertine ne raconta à personne l'échec que j'avais essuyé auprès d'elle. Elle était une de ces jolies filles qui, dès leur extrême jeunesse, pour leur beauté, mais surtout pour un agrément, un charme qui restent assez mystérieux et qui ont leur source peut-être dans des réserves de vitalité où de moins favorisés par la nature viennent se désaltérer, toujours – dans leur famille, au milieu de leurs amies, dans le monde – ont plu davantage que de plus belles, de plus riches ; elle était de ces êtres à qui, avant l'âge de l'amour et bien plus encore quand il est venu, on demande plus qu'eux ne demandent et même qu'ils ne peuvent donner. Dès son enfance Albertine avait toujours eu en admiration devant elle quatre ou cinq petites camarades, parmi lesquelles se trouvait Andrée qui lui était si supérieure et le savait (et peut-être cette attraction qu'Albertine exerçait bien involontairement avait-elle été à l'origine, avait-elle servi à la fondation de la petite bande). Cette attraction s'exerçait même assez loin dans des milieux relativement plus brillants où s'il y avait une pavane à danser on demandait Albertine plutôt qu'une jeune fille mieux née. La conséquence était que, n'ayant pas un sou de dot, vivant assez mal, d'ailleurs, à la charge de M. Bontemps qu'on disait véreux et qui souhaitait se débarrasser d'elle, elle était pourtant invitée non seulement à dîner, mais à demeure, chez des personnes qui aux yeux de Saint-Loup n'eussent eu aucune élégance, mais qui pour la mère de Rosemonde ou pour la mère d'Andrée, femmes très riches mais qui ne connaissaient pas ces personnes, représentaient quelque chose d'énorme. Ainsi Albertine passait tous les ans quelques semaines dans la famille d'un régent de la Banque de France, président du Conseil d'administration d'une grande Compagnie de chemins de fer. La femme de ce financier recevait des personnages importants et n'avait jamais dit son « jour » à la mère d'Andrée, laquelle trouvait cette dame impolie, mais n'en était pas moins prodigieusement intéressée par tout ce qui se passait chez elle. Aussi exhortait-elle tous les ans Andrée à inviter Albertine dans leur villa, parce que, disait-elle, c'était une bonne oeuvre d'offrir un séjour à la mer à une fille qui n'avait pas elle-même les moyens de voyager et dont la tante ne s'occupait guère ; la mère d'Andrée n'était probablement pas mue par l'espoir que le régent de la Banque et sa femme, apprenant qu'Albertine était choyée par elle et sa fille, concevraient d'elles deux une bonne opinion ; à plus forte raison n'espérait-elle pas qu'Albertine pourtant si bonne et adroite, saurait la faire inviter, ou tout au moins faire inviter Andrée aux garden-parties du financier. Mais chaque soir à dîner, tout en prenant un air dédaigneux et indifférent, elle était enchantée d'entendre Albertine lui raconter ce qui s'était passé au château pendant qu'elle y était, les gens qui y avaient été reçus et qu'elle connaissait presque tous de vue ou de nom. Même la pensée qu'elle ne les connaissait que de cette façon, c'est-à-dire ne les connaissait pas (elle appelait cela connaître les gens « de tout temps ») donnait à la mère d'Andrée une pointe de mélancolie tandis qu'elle posait à Albertine des questions sur eux d'un air hautain et distrait, du bout des lèvres et eût pu la laisser incertaine et inquiète sur l'importance de sa propre situation si elle ne s'était rassurée elle-même et replacée dans la « réalité de la vie » en disant au maître d'hôtel : « Vous direz au chef que ses petits pois ne sont pas assez fondants. » Elle retrouvait alors sa sérénité. Et elle était bien décidée à ce qu'Andrée n'épousât qu'un homme, d'excellente famille naturellement, mais assez riche pour qu'elle pût avoir elle aussi un chef et deux cochers. C'était cela le positif, la vérité effective d'une situation. Mais qu'Albertine eût dîné au château du régent de la Banque avec telle ou telle dame, que cette dame l'eût même invitée pour l'hiver suivant, cela n'en donnait pas moins à la jeune fille, pour la mère d'Andrée, une sorte de considération particulière qui s'alliait très bien à la pitié et même au mépris excités par son infortune, mépris augmenté par le fait que M. Bontemps eût trahi son drapeau et se fût – même vaguement panamiste, disait-on – rallié au gouvernement. Ce qui n'empêchait pas, d'ailleurs, la mère d'Andrée, par amour de la vérité, de foudroyer de son dédain les gens qui avaient l'air de croire qu'Albertine était d'une basse extraction. « Comment, c'est tout ce qu'il y a de mieux, ce sont des Simonet, avec un seul n. » Certes, à cause du milieu où tout cela évoluait, où l'argent joue un tel rôle, et où l'élégance vous fait inviter mais non épouser, aucun mariage « potable » ne semblait pouvoir être pour Albertine la conséquence utile de la considération si distinguée dont elle jouissait et qu'on n'eût pas trouvée compensatrice de sa pauvreté. Mais même à eux seuls, et n'apportant pas l'espoir d'une conséquence matrimoniale, ces « succès » excitaient l'envie de certaines mères méchantes, furieuses de voir Albertine être reçue comme « l'enfant de la maison » par la femme du régent de la Banque, même par la mère d'Andrée, qu'elles connaissaient à peine. Aussi disaient-elles à des amis communs d'elles et de ces deux dames que celles-ci seraient indignées si elles savaient la vérité, c'est-à-dire qu'Albertine racontait chez l'une (et « vice versa ») tout ce que l'intimité où on l'admettait imprudemment lui permettait de découvrir chez l'autre, mille petits secrets qu'il eût été infiniment désagréable à l'intéressée de voir dévoilés. Ces femmes envieuses disaient cela pour que cela fût répété et pour brouiller Albertine avec ses protectrices. Mais ces commissions comme il arrive souvent n'avaient aucun succès. On sentait trop la méchanceté qui les dictait et cela ne faisait que faire mépriser un peu plus celles qui en avaient pris l'initiative. La mère d'Andrée était trop fixée sur le compte d'Albertine pour changer d'opinion à son égard. Elle la considérait comme une « malheureuse » mais d'une nature excellente et qui ne savait qu'inventer pour faire plaisir.
Si cette sorte de vogue qu'avait obtenue Albertine ne paraissait devoir comporter aucun résultat pratique, elle avait imprimé à l'amie d'Andrée le caractère distinctif des êtres qui, toujours recherchés, n'ont jamais besoin de s'offrir (caractère qui se retrouve aussi, pour des raisons analogues, à une autre extrémité de la société, chez des femmes d'une grande élégance) et qui est de ne pas faire montre des succès qu'ils ont, de les cacher plutôt. Elle ne disait jamais de quelqu'un : « Il a envie de me voir », parlait de tous avec une grande bienveillance et comme si ce fût elle qui eût couru après, recherché les autres. Si on parlait d'un jeune homme qui quelques minutes auparavant venait de lui faire en tête à tête les plus sanglants reproches parce qu'elle lui avait refusé un rendez-vous, bien loin de s'en vanter publiquement ou de lui en vouloir à lui, elle faisait son éloge : « C'est un si gentil garçon ! » Elle était même ennuyée de tellement plaire, parce que cela l'obligeait à faire de la peine, tandis que, par nature, elle aimait à faire plaisir. Elle aimait même à faire plaisir au point d'en être arrivée à pratiquer un mensonge spécial à certaines personnes utilitaires, à certains hommes arrivés. Existant d'ailleurs à l'état embryonnaire chez un nombre énorme de personnes, ce genre d'insincérité consiste à ne pas savoir se contenter, pour un seul acte, de faire, grâce à lui, plaisir à une seule personne. Par exemple, si la tante d'Albertine désirait que sa nièce l'accompagnât à une matinée peu amusante, Albertine en s'y rendant aurait pu trouver suffisant d'en tirer le profit moral d'avoir fait plaisir à sa tante. Mais accueillie gentiment par les maîtres de maison, elle aimait mieux leur dire qu'elle désirait depuis si longtemps les voir qu'elle avait choisi cette occasion et sollicité la permission de sa tante. Cela ne suffisait pas encore : à cette matinée se trouvait une des amies d'Albertine qui avait un gros chagrin. Albertine lui disait : « Je n'ai pas voulu te laisser seule, j'ai pensé que ça te ferait du bien de m'avoir près de toi. Si tu veux que nous laissions la matinée, que nous allions ailleurs, je ferai ce que tu voudras, je désire avant tout te voir moins triste » (ce qui était vrai aussi, du reste). Parfois, il arrivait pourtant que le but fictif détruisait le but réel. Ainsi Albertine ayant un service à demander pour une de ses amies allait pour cela voir une certaine dame. Mais arrivée chez cette dame bonne et sympathique, la jeune fille, obéissant à son insu au principe de l'utilisation multiple d'une seule action, trouvait plus affectueux d'avoir l'air d'être venue seulement à cause du plaisir qu'elle avait senti qu'elle éprouverait à revoir cette dame. Celle-ci était infiniment touchée qu'Albertine eût accompli un long trajet par pure amitié. En voyant la dame presque émue, Albertine l'aimait encore davantage. Seulement il arrivait ceci : elle éprouvait si vivement le plaisir d'amitié pour lequel elle avait prétendu mensongèrement être venue, qu'elle craignait de faire douter la dame de sentiments en réalité sincères, si elle lui demandait le service pour l'amie. La dame croirait qu'Albertine était venue pour cela, ce qui était vrai, mais elle conclurait qu'Albertine n'avait pas de plaisir désintéressé à la voir, ce qui était faux. De sorte qu'Albertine repartait sans avoir demandé le service, comme les hommes qui ont été si bons avec une femme dans l'espoir d'obtenir ses faveurs, qu'ils ne font pas leur déclaration pour garder à cette bonté un caractère de noblesse. Dans d'autres cas on ne peut pas dire que le véritable but fût sacrifié au but accessoire et imaginé après coup, mais le premier était tellement opposé au second que si la personne qu'Albertine attendrissait en lui déclarant l'un avait appris l'autre, son plaisir se serait aussitôt changé en la peine la plus profonde. La suite du récit fera, beaucoup plus loin, mieux comprendre ce genre de contradictions. Disons par un exemple emprunté à un ordre de faits tout différents qu'elles sont très fréquentes dans les situations les plus diverses que présente la vie. Un mari a installé sa maîtresse dans la ville où il est en garnison. Sa femme restée à Paris, et à demi au courant de la vérité, se désole, écrit à son mari des lettres de jalousie. Or, la maîtresse est obligée de venir passer un jour à Paris. Le mari ne peut résister à ses prières de l'accompagner et obtient une permission de vingt-quatre heures. Mais comme il est bon et souffre de faire de la peine à sa femme, il arrive chez celle-ci et lui dit en versant quelques larmes sincères, qu'affolé par ses lettres il a trouvé le moyen de s'échapper pour venir la consoler et l'embrasser. Il a trouvé ainsi le moyen de donner par un seul voyage une preuve d'amour à la fois à sa maîtresse et à sa femme. Mais si cette dernière apprenait pour quelle raison il est venu à Paris, sa joie se changerait sans doute en douleur, à moins que voir l'ingrat ne la rendît malgré tout plus heureuse qu'il ne la fait souffrir par ses mensonges. Parmi les hommes qui m'ont paru pratiquer avec le plus de suite le système des fins multiples se trouve M. de Norpois. Il acceptait quelquefois de s'entremettre entre deux amis brouillés, et cela faisait qu'on l'appelait le plus obligeant des hommes. Mais il ne lui suffisait pas d'avoir l'air de rendre service à celui qui était venu le solliciter, il présentait à l'autre la démarche qu'il faisait auprès de lui comme entreprise non à la requête du premier, mais dans l'intérêt du second, ce qu'il persuadait facilement à un interlocuteur suggestionné d'avance par l'idée qu'il avait devant lui « le plus serviable des hommes ». De cette façon, jouant sur les deux tableaux, faisant ce qu'on appelle en termes de coulisse de la contre-partie, il ne laissait jamais courir aucun risque à son influence, et les services qu'il rendait ne constituaient pas une aliénation, mais une fructification d'une partie de son crédit. D'autre part, chaque service, semblant doublement rendu, augmentait d'autant plus sa réputation d'ami serviable, et encore d'ami serviable avec efficacité, qui ne donne pas des coups d'épée dans l'eau, dont toutes les démarches portent, ce que démontrait la reconnaissance des deux intéressés. Cette duplicité dans l'obligeance était, et avec des démentis comme en toute créature humaine, une partie importante du caractère de M. de Norpois. Et souvent au ministère, il se servit de mon père, lequel était assez naïf, en lui faisant croire qu'il le servait.
Plaisant plus qu'elle ne voulait et n'ayant pas besoin de claironner ses succès, Albertine garda le silence sur la scène qu'elle avait eue avec moi auprès de son lit, et qu'une laide aurait voulu faire connaître à l'univers. D'ailleurs son attitude dans cette scène, je ne parvenais pas à me l'expliquer. Pour ce qui concerne l'hypothèse d'une vertu absolue (hypothèse à laquelle j'avais d'abord attribué la violence avec laquelle Albertine avait refusé de se laisser embrasser et prendre par moi et qui n'était du reste nullement indispensable à ma conception de la bonté, de l'honnêteté foncière de mon amie), je ne laissai pas de la remanier à plusieurs reprises. Cette hypothèse était tellement le contraire de celle que j'avais bâtie le premier jour où j'avais vu Albertine ! Puis tant d'actes différents, tous de gentillesse pour moi (une gentillesse caressante, parfois inquiète, alarmée, jalouse de ma prédilection pour Andrée) baignaient de tous côtés le geste de rudesse par lequel, pour m'échapper, elle avait tiré sur la sonnette. Pourquoi donc m'avait-elle demandé de venir passer la soirée près de son lit ? Pourquoi parlait-elle tout le temps le langage de la tendresse ? Sur quoi repose le désir de voir un ami, de craindre qu'il vous préfère votre amie, de chercher à lui faire plaisir, de lui dire romanesquement que les autres ne sauront pas qu'il a passé la soirée auprès de vous, si vous lui refusez un plaisir aussi simple et si ce n'est pas un plaisir pour vous ? Je ne pouvais croire tout de même que la vertu d'Albertine allât jusque-là et j'en arrivais à me demander s'il n'y avait pas eu à sa violence une raison de coquetterie, par exemple une odeur désagréable qu'elle aurait cru avoir sur elle et par laquelle elle eût craint de me déplaire, ou de pusillanimité, si par exemple elle croyait, dans son ignorance des réalités de l'amour que mon état de faiblesse nerveuse pouvait avoir quelque chose de contagieux par le baiser.
Elle fut certainement désolée de n'avoir pu me faire plaisir et me donna un petit crayon d'or, par cette vertueuse perversité des gens qui, attendris par votre gentillesse et ne souscrivant pas à vous accorder ce qu'elle réclame, veulent cependant faire en votre faveur autre chose : le critique dont l'article flatterait le romancier l'invite, à la place, à dîner, la duchesse n'emmène pas le snob avec elle au théâtre, mais lui envoie sa loge pour un soir où elle ne l'occupera pas. Tant ceux qui font le moins et pourraient ne rien faire sont poussés par le scrupule à faire quelque chose ! Je dis à Albertine qu'en me donnant ce crayon, elle me faisait un grand plaisir, moins grand pourtant que celui que j'aurais eu si le soir où elle était venue coucher à l'hôtel, elle m'avait permis de l'embrasser. « Cela m'aurait rendu si heureux ! Qu'est-ce que cela pouvait vous faire ? Je suis étonné que vous me l'ayez refusé. – Ce qui m'étonne, me répondit-elle, c'est que vous trouviez cela étonnant. Je me demande quelles jeunes filles vous avez pu connaître pour que ma conduite vous ait surpris. – Je suis désolé de vous avoir fâchée, mais, même maintenant, je ne peux pas vous dire que je trouve que j'ai eu tort. Mon avis est que ce sont des choses qui n'ont aucune importance, et je ne comprends pas qu'une jeune fille qui peut si facilement faire plaisir, n'y consente pas. Entendons-nous, ajoutai-je pour donner une demi-satisfaction à ses idées morales en me rappelant comment elle et ses amies avaient flétri l'amie de l'actrice Léa, je ne veux pas dire qu'une jeune fille puisse tout faire et qu'il n'y ait rien d'immoral. Ainsi, tenez, ces relations dont vous parliez l'autre jour à propos d'une petite qui habite Balbec et qui existeraient entre elle et une actrice, je trouve cela ignoble, tellement ignoble que je pense que ce sont des ennemis de la jeune fille qui auront inventé cela et que ce n'est pas vrai. Cela me semble improbable, impossible. Mais se laisser embrasser et même plus par un ami, puisque vous dites que je suis votre ami… – Vous l'êtes, mais j'en ai eu d'autres avant vous, j'ai connu des jeunes gens qui, je vous assure, avaient pour moi tout autant d'amitié. Hé bien, il n'y en a pas un qui aurait osé une chose pareille. Ils savaient la paire de calottes qu'ils auraient reçue. D'ailleurs ils n'y songeaient même pas, on se serrait la main bien franchement, bien amicalement, en bons camarades ; jamais on n'aurait parlé de s'embrasser et on n'en était pas moins amis pour cela. Allez, si vous tenez à mon amitié, vous pouvez être content, car il faut que je vous aime joliment pour vous pardonner. Mais je suis sûre que vous vous fichez bien de moi. Avouez que c'est Andrée qui vous plaît. Au fond, vous avez raison, elle est beaucoup plus gentille que moi, et elle, elle est ravissante ! Ah ! les hommes ! » Malgré ma déception récente, ces paroles si franches, en me donnant une grande estime pour Albertine, me causaient une impression très douce. Et peut-être cette impression eut-elle plus tard pour moi de grandes et fâcheuses conséquences, car ce fut par elle que commença à se former ce sentiment presque familial, ce noyau moral qui devait toujours subsister au milieu de mon amour pour Albertine. Un tel sentiment peut être la cause des plus grandes peines. Car pour souffrir vraiment par une femme, il faut avoir cru complètement en elle. Pour le moment, cet embryon d'estime morale, d'amitié, restait au milieu de mon âme comme une pierre d'attente. Il n'eût rien pu, à lui seul, contre mon bonheur s'il fût demeuré ainsi sans s'accroître, dans une inertie qu'il devait garder l'année suivante et à plus forte raison pendant ces dernières semaines de mon premier séjour à Balbec. Il était en moi comme un de ces hôtes qu'il serait malgré tout plus prudent qu'on expulsât, mais qu'on laisse à leur place sans les inquiéter, tant les rend provisoirement inoffensifs leur faiblesse et leur isolement au milieu d'une âme étrangère.
Mes rêves se retrouvaient libres maintenant de se reporter sur telle ou telle des amies d'Albertine et d'abord sur Andrée, dont les gentillesses m'eussent peut-être moins touché si je n'avais été certain qu'elles seraient connues d'Albertine. Certes la préférence que depuis longtemps j'avais feinte pour Andrée m'avait fourni – en habitudes de causeries, de déclarations de tendresses – comme la matière d'un amour tout prêt pour elle auquel il n'avait jusqu'ici manqué qu'un sentiment sincère qui s'y ajoutât et que maintenant mon coeur redevenu libre aurait pu fournir. Mais pour que j'aimasse vraiment Andrée, elle était trop intellectuelle, trop nerveuse, trop maladive, trop semblable à moi. Si Albertine me semblait maintenant vide, Andrée était remplie de quelque chose que je connaissais trop. J'avais cru le premier jour voir sur la plage une maîtresse de coureur, enivrée de l'amour des sports, et Andrée me disait que si elle s'était mise à en faire, c'était sur l'ordre de son médecin pour soigner sa neurasthénie et ses troubles de nutrition, mais que ses meilleures heures étaient celles où elle traduisait un roman de George Eliot. Ma déception, suite d'une erreur initiale sur ce qu'était Andrée, n'eut, en fait, aucune importance pour moi. Mais l'erreur était du genre de celles qui, si elles permettent à l'amour de naître et ne sont reconnues pour des erreurs que lorsqu'il n'est plus modifiable, deviennent une cause de souffrances. Ces erreurs – qui peuvent être différentes de celles que je commis pour Andrée et même inverses – tiennent souvent, dans le cas d'Andrée en particulier, à ce qu'on prend suffisamment l'aspect, les façons de ce qu'on n'est pas mais qu'on voudrait être, pour faire illusion au premier abord. À l'apparence extérieure, l'affectation, l'imitation, le désir d'être admiré, soit des bons, soit des méchants, ajoutent les faux semblants des paroles, des gestes. Il y a des cynismes, des cruautés qui ne résistent pas plus à l'épreuve que certaines bontés, certaines générosités. De même qu'on découvre souvent un avare vaniteux dans un homme connu pour ses charités, sa forfanterie de vice nous fait supposer une Messaline dans une honnête fille pleine de préjugés. J'avais cru trouver en Andrée une créature saine et primitive, alors qu'elle n'était qu'un être cherchant la santé, comme étaient peut-être beaucoup de ceux en qui elle avait cru la trouver et qui n'en avait pas plus la réalité qu'un gros arthritique à figure rouge et en veste de flanelle blanche n'est forcément un Hercule. Or, il est telles circonstances où il n'est pas indifférent pour le bonheur que la personne qu'on a aimée pour ce qu'elle paraissait avoir de sain, ne fût en réalité qu'un de ces malades qui ne reçoivent leur santé que d'autres, comme les planètes empruntent leur lumière, comme certains corps ne font que laisser passer l'électricité.
N'importe, Andrée, comme Rosemonde et Gisèle, même plus qu'elles, était tout de même une amie d'Albertine, partageant sa vie, imitant ses façons au point que le premier jour je ne les avais pas distinguées d'abord l'une de l'autre. Entre ces jeunes filles, tiges de roses dont le principal charme était de se détacher sur la mer, régnait la même indivision qu'au temps où je ne les connaissais pas et où l'apparition de n'importe laquelle me causait tant d'émotion en m'annonçant que la petite bande n'était pas loin. Maintenant encore la vue de l'une me donnait un plaisir où entrait, dans une proportion que je n'aurais pas su dire de voir les autres la suivre plus tard, et même si elles ne venaient pas ce jour-là de parler d'elles et de savoir qu'il leur serait dit que j'étais allé sur la plage.
Ce n'était plus simplement l'attrait des premiers jours, c'était une véritable velléité d'aimer qui hésitait entre toutes, tant chacune était naturellement le substitut de l'autre. Ma plus grande tristesse n'aurait pas été d'être abandonné par celle de ces jeunes filles que je préférais, mais j'aurais aussitôt préféré parce que j'aurais fixé sur elle la somme de tristesse et de rêve qui flottait indistinctement entre toutes, celle qui m'eût abandonné. Encore dans ce cas est-ce toutes ses amies, aux yeux desquelles j'eusse bientôt perdu tout prestige, que j'eusse, en celle-là, inconsciemment regrettées, leur ayant voué cette sorte d'amour collectif qu'ont l'homme politique ou l'acteur pour le public dont ils ne se consolent pas d'être délaissés après en avoir eu toutes les faveurs. Même celles que je n'avais pu obtenir d'Albertine, je les espérais tout d'un coup de telle ou telle qui m'avait quitté le soir en me disant un mot, en me jetant un regard ambigus, grâce auxquels c'était vers celle-là que, pour une journée, se tournait mon désir.
Il errait entre elles d'autant plus voluptueusement que sur ces visages mobiles, une fixation relative des traits était suffisamment commencée pour qu'on en pût distinguer, dût-elle changer encore, la malléable et flottante effigie. Aux différences qu'il y avait entre eux, étaient bien loin de correspondre sans doute des différences égales dans la longueur et la largeur des traits, lesquels, de l'une à l'autre de ces jeunes filles, et si dissemblables qu'elles parussent, eussent peut-être été presque superposables. Mais notre connaissance des visages n'est pas mathématique. D'abord, elle ne commence pas par mesurer les parties, elle a pour point de départ une expression, un ensemble. Chez Andrée par exemple, la finesse des yeux doux semblait rejoindre le nez étroit, aussi mince qu'une simple courbe qui aurait été tracée pour que pût se poursuivre sur une seule ligne l'intention de délicatesse divisée antérieurement dans le double sourire des regards jumeaux. Une ligne aussi fine était creusée dans ses cheveux, souple et profonde comme celle dont le vent sillonne le sable. Et là elle devait être héréditaire, car les cheveux tout blancs de la mère d'Andrée étaient fouettés de la même manière, formant ici un renflement, là une dépression comme la neige qui se soulève ou s'abîme selon les inégalités du terrain. Certes, comparé à la fine délinéation de celui d'Andrée, le nez de Rosemonde semblait offrir de larges surfaces comme une haute tour assise sur une base puissante. Que l'expression suffise à faire croire à d'énormes différences entre ce que sépare un infiniment petit – qu'un infiniment petit puisse à lui seul créer une expression absolument particulière, une individualité, – ce n'était pas que l'infiniment petit de la ligne et l'originalité de l'expression qui faisaient apparaître ces visages comme irréductibles les uns aux autres. Entre ceux de mes amies la coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu'elle leur fournissait, si opposés que je prenais devant Rosemonde – inondée d'un rose soufré sur lequel réagissait encore la lumière verdâtre des yeux – et devant Andrée – dont les joues blanches recevaient tant d'austère distinction de ses cheveux noirs – le même genre de plaisir que si j'avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit ; mais surtout parce que les différences infiniment petites des lignes se trouvaient démesurément grandies, les rapports des surfaces entièrement changés par cet élément nouveau de la couleur, lequel tout aussi bien que dispensateur des teintes est un grand générateur ou tout au moins modificateur des dimensions. De sorte que des visages peut-être construits de façon peu dissemblable, selon qu'ils étaient éclairés par les feux d'une rousse chevelure d'un teint rose, par la lumière blanche d'une mate pâleur, s'étiraient ou s'élargissaient, devenaient une autre chose comme ces accessoires des ballets russes, consistant parfois, s'ils sont vus en plein jour, en une simple rondelle de papier et que le génie d'un Bakst, selon l'éclairage incarnadin ou lunaire où il plonge le décor, fait s'y incruster durement comme une turquoise à la façade d'un palais ou s'y épanouir avec mollesse, rose de bengale au milieu d'un jardin. Ainsi en prenant connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en peintres, non en arpenteurs.
Il en était d'Albertine comme de ses amies. Certains jours, mince, le teint gris, l'air maussade, une transparence violette descendant obliquement au fond de ses yeux comme il arrive quelquefois pour la mer, elle semblait éprouver une tristesse d'exilée. D'autres jours, sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et les empêchait d'aller au-delà ; à moins que je ne la visse tout à coup de côté, car ses joues mates comme une blanche cire à la surface étaient roses par transparence, ce qui donnait tellement envie de les embrasser, d'atteindre ce teint différent qui se dérobait. D'autres fois le bonheur baignait ses joues d'une clarté si mobile que la peau, devenue fluide et vague, laissait passer comme des regards sous-jacents qui la faisaient paraître d'une autre couleur, mais non d'une autre matière que les yeux ; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues, c'était comme on eût fait d'un oeuf de chardonneret, souvent comme d'une agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la pierre brune, luisaient comme les ailes transparentes d'un papillon d'azur, les yeux où la chair devient miroir et nous donne l'illusion de nous laisser plus qu'en les autres parties du corps, approcher de l'âme. Mais le plus souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée ; quelquefois seul était rose, dans sa figure blanche, le bout de son nez, fin comme celui d'une petite chatte sournoise avec qui l'on aurait eu envie de jouer ; quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme sur celui d'une miniature sur leur émail rose que faisait encore paraître plus délicat, plus intérieur, le couvercle entrouvert et superposé de ses cheveux noirs ; il arrivait que le teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen, et parfois même, quand elle était congestionnée ou fiévreuse, et donnant alors l'idée d'une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose de plus pervers et de plus malsain, la sombre pourpre de certaines roses d'un rouge presque noir ; et chacune de ces Albertine était différente, comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d'un projecteur lumineux. C'est peut-être parce qu'étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l'habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertine à laquelle je pensais : un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux, recréés non seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais selon la force de la croyance interposée, pour un même souvenir, par la façon différente dont je l'appréciais. Car c'est toujours à cela qu'il fallait revenir, à ces croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu, mais qui ont pourtant plus d'importance pour notre bonheur que tel être que nous voyons, car c'est à travers elles que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère à l'être regardé. Pour être exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui apparaissaient devant moi, jamais la même, comme – appelées simplement par moi pour plus de commodité la mer – ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait. Mais surtout – de la même manière mais bien plus utilement qu'on dit, dans un récit, le temps qu'il faisait tel jour – je devrais donner toujours son nom à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en faisait l'atmosphère, l'aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose par leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite, – comme celle qu'Elstir avait déchirée, un soir, en ne me présentant pas aux jeunes filles avec qui il s'était arrêté et dont les images m'étaient soudain apparues plus belles quand elles s'éloignaient – nuée qui s'était reformée quelques jours plus tard quand je les avais connues, voilant leur éclat, s'interposant souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce, pareille à la Leucothea de Virgile.
Sans doute leurs visages à toutes avaient bien changé pour moi de sens depuis que la façon dont il fallait les lire m'avait été dans une certaine mesure indiquée par leurs propos, propos auxquels je pouvais attribuer une valeur d'autant plus grande que par mes questions je les provoquais à mon gré, les faisais varier comme un expérimentateur qui demande à des contre-épreuves la vérification de ce qu'il a supposé. Et c'est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l'existence, qu'approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu'elles sont sans mystère et sans beauté ; c'est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n'est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi – comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n'était pas grand-chose – pour nous résigner à la mort.
J'avais remplacé au fond du cerveau de ces jeunes filles le mépris de la chasteté, le souvenir de quotidiennes passades par d'honnêtes principes, capables peut-être de fléchir mais ayant jusqu'ici préservé de tout écart celles qui les avaient reçus de leur milieu bourgeois. Or quand on s'est trompé dès le début, même pour les petites choses, quand une erreur de supposition ou de souvenirs vous fait chercher l'auteur d'un potin malveillant ou l'endroit où on a égaré un objet dans une fausse direction, il peut arriver qu'on ne découvre son erreur que pour lui substituer non pas la vérité, mais une autre erreur. Je tirais en ce qui concernait leur manière de vivre et la conduite à tenir avec elles, toutes les conséquences du mot innocence que j'avais lu, en causant familièrement avec elles, sur leur visage. Mais peut-être l'avais-je lu étourdiment, dans le lapsus d'un déchiffrage trop rapide, et n'y était-il pas plus écrit que le nom de Jules Ferry sur le programme de la matinée où j'avais entendu pour la première fois la Berma, ce qui ne m'avait pas empêché de soutenir à M. de Norpois que Jules Ferry, sans doute possible, écrivait des levers de rideau.
Pour n'importe laquelle de mes amies de la petite bande, comment le dernier visage que je lui avais vu n'eût-il pas été le seul que je me rappelasse, puisque, de nos souvenirs relatifs à une personne, l'intelligence élimine tout ce qui ne concourt pas à l'utilité immédiate de nos relations quotidiennes (même et surtout si ces relations sont imprégnées d'un peu d'amour, lequel, toujours insatisfait, vit dans le moment qui va venir) ? Elle laisse filer la chaîne des jours passés, n'en garde fortement que le dernier bout, souvent d'un tout autre métal que les chaînons disparus dans la nuit, et dans le voyage que nous faisons à travers la vie, ne tient pour réel que le pays où nous sommes présentement. Mes toutes premières impressions, déjà si lointaines, ne pouvaient pas trouver contre leur déformation journalière un recours dans ma mémoire ; pendant les longues heures que je passais à causer, à goûter, à jouer avec ces jeunes filles, je ne me souvenais même pas qu'elles étaient les mêmes vierges impitoyables et sensuelles que j'avais vues, comme dans une fresque, défiler devant la mer.
Les géographes, les archéologues nous conduisent bien dans l'île de Calypso, exhument bien le palais de Minos. Seulement Calypso n'est plus qu'une femme, Minos qu'un roi sans rien de divin. Même les qualités et les défauts que l'histoire nous enseigne alors avoir été l'apanage de ces personnes fort réelles, diffèrent souvent beaucoup de ceux que nous avions prêtés aux êtres fabuleux qui portaient le même nom. Ainsi s'était dissipée toute la gracieuse mythologie océanique que j'avais composée les premiers jours. Mais il n'est pas tout à fait indifférent qu'il nous arrive au moins quelquefois de passer notre temps dans la familiarité de ce que nous avons cru inaccessible et que nous avons désiré. Dans le commerce des personnes que nous avons d'abord trouvées désagréables, persiste toujours même au milieu du plaisir factice qu'on peut finir par goûter auprès d'elles, le goût frelaté des défauts qu'elles ont réussi à dissimuler. Mais dans des relations comme celles que j'avais avec Albertine et ses amies, le plaisir vrai qui est à leur origine laisse ce parfum qu'aucun artifice ne parvient à donner aux fruits forcés, aux raisins qui n'ont pas mûri au soleil. Les créatures surnaturelles qu'elles avaient été un instant pour moi mettaient encore, même à mon insu, quelque merveilleux dans les rapports les plus banals que j'avais avec elles, ou plutôt préservaient ces rapports d'avoir jamais rien de banal. Mon désir avait cherché avec tant d'avidité la signification des yeux qui maintenant me connaissaient et me souriaient, mais qui, le premier jour, avaient croisé mes regards comme des rayons d'un autre univers, il avait distribué si largement et si minutieusement la couleur et le parfum sur les surfaces carnées de ces jeunes filles qui, étendues sur la falaise, me tendaient simplement des sandwiches ou jouaient aux devinettes, que souvent dans l'après-midi pendant que j'étais allongé, comme ces peintres qui, cherchant la grandeur de l'antique dans la vie moderne, donnent à une femme qui se coupe un ongle de pied la noblesse du « Tireur d'épine » ou qui, comme Rubens, font des déesses avec des femmes de leur connaissance pour composer une scène mythologique, ces beaux corps bruns et blonds, de types si opposés, répandus autour de moi dans l'herbe, je les regardais sans les vider peut-être de tout le médiocre contenu dont l'expérience journalière les avait remplis, et pourtant sans me rappeler expressément leur céleste origine comme si, pareil à Hercule ou à Télémaque, j'avais été en train de jouer au milieu des nymphes.
Puis les concerts finirent, le mauvais temps arriva, mes amies quittèrent Balbec, non pas toutes ensemble, comme les hirondelles, mais dans la même semaine. Albertine s'en alla la première, brusquement, sans qu'aucune de ses amies eût pu comprendre, ni alors, ni plus tard, pourquoi elle était rentrée tout à coup à Paris, où ni travaux, ni distractions ne la rappelaient. « Elle n'a dit ni quoi ni qu'est-ce et puis elle est partie », grommelait Françoise qui aurait d'ailleurs voulu que nous en fissions autant. Elle nous trouvait indiscrets vis-à-vis des employés, pourtant déjà bien réduits en nombre, mais retenus par les rares clients qui restaient, vis-à-vis du directeur qui « mangeait de l'argent ». Il est vrai que depuis longtemps l'hôtel qui n'allait pas tarder à fermer avait vu partir presque tout le monde ; jamais il n'avait été aussi agréable. Ce n'était pas l'avis du directeur ; tout le long des salons où l'on gelait et à la porte desquels ne veillait plus aucun groom, il arpentait les corridors, vêtu d'une redingote neuve, si soigné par le coiffeur que sa figure fade avait l'air de consister en un mélange où pour une partie de chair il y en aurait eu trois de cosmétique, changeant sans cesse de cravates (ces élégances coûtent moins cher que d'assurer le chauffage et de garder le personnel, et tel qui ne peut plus envoyer dix mille francs à une oeuvre de bienfaisance fait encore sans peine le généreux en donnant cent sous de pourboire au télégraphiste qui lui apporte une dépêche). Il avait l'air d'inspecter le néant, de vouloir donner grâce à sa bonne tenue personnelle un air provisoire à la misère que l'on sentait dans cet hôtel où la saison n'avait pas été bonne, et paraissait comme le fantôme d'un souverain qui revient hanter les ruines de ce qui fut jadis son palais. Il fut surtout mécontent quand le chemin de fer d'intérêt local, qui n'avait plus assez de voyageurs, cessa de fonctionner pour jusqu'au printemps suivant. « Ce qui manque ici, disait le directeur, ce sont les moyens de commotion. » Malgré le déficit qu'il enregistrait, il faisait pour les années suivantes des projets grandioses. Et comme il était tout de même capable de retenir exactement de belles expressions quand elles s'appliquaient à l'industrie hôtelière et avaient pour effet de la magnifier : « Je n'étais pas suffisamment secondé quoique à la salle à manger j'avais une bonne équipe, disait-il ; mais les chasseurs laissaient un peu à désirer ; vous verrez l'année prochaine quelle phalange je saurai réunir. » En attendant, l'interruption des services du B.C.B. l'obligeait à envoyer chercher les lettres et quelquefois conduire les voyageurs dans une carriole. Je demandais souvent à monter à côté du cocher et cela me fit faire des promenades par tous les temps, comme dans l'hiver que j'avais passé à Combray.
Parfois pourtant la pluie trop cinglante nous retenait, ma grand-mère et moi ; le Casino étant fermé, dans des pièces presque complètement vides, comme à fond de cale d'un bateau quand le vent souffle, et où chaque jour, comme au cours d'une traversée, une nouvelle personne d'entre celles près de qui nous avions passé trois mois sans les connaître, le premier président de Rennes, le bâtonnier de Caen, une dame américaine et ses filles, venaient à nous, entamaient la conversation, inventaient quelque manière de trouver les heures moins longues, révélaient un talent, nous enseignaient un jeu, nous invitaient à prendre le thé, ou à faire de la musique, à nous réunir à une certaine heure, à combiner ensemble de ces distractions qui possèdent le vrai secret de nous faire donner du plaisir, lequel est de n'y pas prétendre mais seulement de nous aider à passer le temps de notre ennui, enfin nouaient avec nous sur la fin de notre séjour des amitiés que le lendemain leurs départs successifs venaient interrompre. Je fis même la connaissance du jeune homme riche, d'un de ses deux amis nobles et de l'actrice qui était revenue pour quelques jours ; mais la petite société ne se composait plus que de trois personnes, l'autre ami était rentré à Paris. Ils me demandèrent de venir dîner avec eux dans leur restaurant. Je crois qu'ils furent assez contents que je n'acceptasse pas. Mais ils avaient fait l'invitation le plus aimablement possible, et bien qu'elle vînt en réalité du jeune homme riche puisque les autres personnes n'étaient que ses hôtes, comme l'ami qui l'accompagnait, le marquis Maurice de Vaudémont, était de très grande maison, instinctivement l'actrice, en me demandant si je ne voudrais pas venir, me dit pour me flatter :
« Cela fera tant de plaisir à Maurice. »
Et quand dans le hall je les rencontrai tous trois, ce fut M. de Vaudémont, le jeune homme riche s'effaçant, qui me dit :
« Vous ne nous ferez pas le plaisir de dîner avec nous ? »
En somme j'avais bien peu profité de Balbec, ce qui ne me donnait que davantage le désir d'y revenir. Il me semblait que j'y étais resté trop peu de temps. Ce n'était pas l'avis de mes amis qui m'écrivaient pour me demander si je comptais y vivre définitivement. Et de voir que c'était le nom de Balbec qu'ils étaient obligés de mettre sur l'enveloppe, comme ma fenêtre donnait, au lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j'entendais pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j'avais, avant de m'endormir, confié, comme une barque, mon sommeil, j'avais l'illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer en moi la notion de leur charme, à la façon de ces leçons qu'on apprend en dormant.
Le directeur m'offrait pour l'année prochaine de meilleures chambres, mais j'étais attaché maintenant à la mienne où j'entrais sans plus jamais sentir l'odeur du vétiver, et dont ma pensée, qui s'y élevait jadis si difficilement, avait fini par prendre si exactement les dimensions que je fus obligé de lui faire subir un traitement inverse quand je dus coucher à Paris dans mon ancienne chambre, laquelle était basse de plafond.
Il avait fallu quitter Balbec en effet, le froid et l'humidité étant devenus trop pénétrants pour rester plus longtemps dans cet hôtel dépourvu de cheminées et de calorifère. J'oubliai d'ailleurs presque immédiatement ces dernières semaines. Ce que je revis presque invariablement quand je pensai à Balbec, ce furent les moments où chaque matin, pendant la belle saison, comme je devais l'après-midi sortir avec Albertine et ses amies, ma grand-mère sur l'ordre du médecin me força à rester couché dans l'obscurité. Le directeur donnait des ordres pour qu'on ne fît pas de bruit à mon étage et veillait lui-même à ce qu'ils fussent obéis. À cause de la trop grande lumière, je gardais fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m'avaient témoigné tant d'hostilité le premier soir. Mais comme malgré les épingles avec lesquelles, pour que le jour ne passât pas, Françoise les attachait chaque soir et qu'elle seule savait défaire, comme malgré les couvertures, le dessus de table en cretonne rouge, les étoffes prises ici ou là qu'elle y ajustait, elle n'arrivait pas à les faire joindre exactement, l'obscurité n'était pas complète et ils laissaient se répandre sur le tapis comme un écarlate effeuillement d'anémones parmi lesquelles je ne pouvais m'empêcher de venir un instant poser mes pieds nus. Et sur le mur qui faisait face à la fenêtre, et qui se trouvait partiellement éclairé, un cylindre d'or que rien ne soutenait était verticalement posé et se déplaçait lentement comme la colonne lumineuse qui précédait les Hébreux dans le désert. Je me recouchais ; obligé de goûter, sans bouger, par l'imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs des jeux, du bain, de la marche, que la matinée conseillait, la joie faisait battre bruyamment mon coeur comme une machine en pleine action, mais immobile, et qui ne peut que décharger sa vitesse sur place en tournant sur elle-même.
Je savais que mes amies étaient sur la digue mais je ne les voyais pas, tandis qu'elles passaient devant les chaînons inégaux de la mer, tout au fond de laquelle, et perchée au milieu de ses cimes bleuâtres comme une bourgade italienne, se distinguait parfois dans une éclaircie la petite ville de Rivebelle, minutieusement détaillée par le soleil. Je ne voyais pas mes amies, mais (tandis qu'arrivaient jusqu'à mon belvédère l'appel des marchands de journaux, des « journalistes », comme les nommait Françoise, les appels des baigneurs et des enfants qui jouaient, ponctuant à la façon des cris des oiseaux de mer le bruit du flot qui doucement se brisait), je devinais leur présence, j'entendais leur rire enveloppé comme celui des Néréides dans le doux déferlement qui montait jusqu'à mes oreilles. « Nous avons regardé, me disait le soir Albertine, pour voir si vous descendriez. Mais vos volets sont restés fermés même à l'heure du concert. » À dix heures, en effet, il éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles des instruments, si la mer était pleine, reprenait, coulé et continu, le glissement de l'eau d'une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d'une musique sous-marine. Je m'impatientais qu'on ne fût pas encore venu me donner mes affaires pour que je puisse m'habiller. Midi sonnait, enfin arrivait Françoise. Et pendant des mois de suite, dans ce Balbec que j'avais tant désiré parce que je ne l'imaginais que battu par la tempête et perdu dans les brumes, le beau temps avait été si éclatant et si fixe que quand elle venait ouvrir la fenêtre, j'avais pu toujours, sans être trompé, m'attendre à trouver le même pan de soleil plié à l'angle du mur extérieur, et d'une couleur immuable qui était moins émouvante comme un signe de l'été qu'elle n'était morne comme celle d'un émail inerte et factice. Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d'été qu'elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n'eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or.
Marcel Proust
A la recherche du temps perdu
3. Le Côté de Guermantes
I
Le pépiement matinal des oiseaux semblait insipide à Françoise. Chaque parole des « bonnes » la faisait sursauter ; incommodée par tous leurs pas, elle s'interrogeait sur eux ; c'est que nous avions déménagé. Certes les domestiques ne remuaient pas moins dans le « sixième » de notre ancienne demeure ; mais elle les connaissait ; elle avait fait de leurs allées et venues des choses amicales. Maintenant elle portait au silence même une attention douloureuse. Et comme notre nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel nous avions donné jusque-là était bruyant, la chanson (distincte même de loin, quand elle est faible comme un motif d'orchestre) d'un homme qui passait, faisait venir des larmes aux yeux de Françoise en exil. Aussi, si je m'étais moqué d'elle qui, navrée d'avoir eu à quitter un immeuble où l'on était « si bien estimé de partout », avait fait ses malles en pleurant, selon les rites de Combray, et en déclarant supérieure à toutes les maisons possibles celle qui avait été la nôtre, en revanche, moi qui assimilais aussi difficilement les nouvelles choses que j'abandonnais aisément les anciennes, je me rapprochai de notre vieille servante quand je vis que l'installation dans une maison où elle n'avait pas reçu du concierge qui ne nous connaissait pas encore les marques de considération nécessaires à sa bonne nutrition morale, l'avait plongée dans un état voisin du dépérissement. Elle seule pouvait me comprendre ; ce n'était certes pas son jeune valet de pied qui l'eût fait ; pour lui qui était aussi peu de Combray que possible, emménager, habiter un autre quartier, c'était comme prendre des vacances où la nouveauté des choses donnait le même repos que si l'on eût voyagé ; il se croyait à la campagne ; et un rhume de cerveau lui apporta, comme un « coup d'air » pris dans un wagon où la glace ferme mal, l'impression délicieuse qu'il avait vu du pays ; à chaque éternuement, il se réjouissait d'avoir trouvé une si chic place, ayant toujours désiré des maîtres qui voyageraient beaucoup. Aussi, sans songer à lui, j'allai droit à Françoise ; comme j'avais ri de ses larmes à un départ qui m'avait laissé indifférent elle se montra glaciale à l'égard de ma tristesse, parce qu'elle la partageait. Avec la « sensibilité » prétendue des nerveux grandit leur égoïsme ; ils ne peuvent supporter de la part des autres l'exhibition des malaises auxquels ils prêtent chez eux-mêmes de plus en plus d'attention. Françoise, qui ne laissait pas passer le plus léger de ceux qu'elle éprouvait, si je souffrais détournait la tête pour que je n'eusse pas le plaisir de voir ma souffrance plainte, même remarquée. Elle fit de même dès que je voulus lui parler de notre nouvelle maison. Du reste, ayant dû au bout de deux jours aller chercher des vêtements oubliés dans celle que nous venions de quitter, tandis que j'avais encore, à la suite de l'emménagement, de la « température » et que, pareil à un boa qui vient d'avaler un boeuf, je me sentais péniblement bossué par un long bahut que ma vue avait à « digérer », Françoise, avec l'infidélité des femmes, revint en disant qu'elle avait cru étouffer sur notre ancien boulevard, que pour s'y rendre elle s'était trouvée toute « déroutée », que jamais elle n'avait vu des escaliers si mal commodes, qu'elle ne retournerait pas habiter là-bas « pour un empire » et lui donnât-on des millions – hypothèses gratuites – et que tout (c'est-à-dire ce qui concernait la cuisine et les couloirs) était beaucoup mieux « agencé » dans notre nouvelle maison. Or, il est temps de dire que celle-ci – et nous étions venus y habiter parce que ma grand-mère ne se portant pas très bien, raison que nous nous étions gardés de lui donner, avait besoin d'un air plus pur – était un appartement qui dépendait de l'hôtel de Guermantes.
À l'âge où les Noms, nous offrant l'image de l'inconnaissable que nous avons versé en eux, dans le même moment où ils désignent aussi pour nous un lieu réel, nous forcent par là à identifier l'un à l'autre au point que nous partons chercher dans une cité une âme qu'elle ne peut contenir mais que nous n'avons plus le pouvoir d'expulser de son nom, ce n'est pas seulement aux villes et aux fleuves qu'ils donnent une individualité, comme le font les peintures allégoriques, ce n'est pas seulement l'univers physique qu'ils diaprent de différences, qu'ils peuplent de merveilleux, c'est aussi l'univers social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame ou sa fée comme les forêts leurs génies et leurs divinités les eaux. Parfois, cachée au fond de son nom, la fée se transforme au gré de la vie de notre imagination qui la nourrit ; c'est ainsi que l'atmosphère où Mme de Guermantes existait en moi, après n'avoir été pendant des années que le reflet d'un verre de lanterne magique et d'un vitrail d'église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l'imprégnèrent de l'écumeuse humidité des torrents.
Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si nous restons auprès d'elle, la fée meurt définitivement et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s'éteindre le jour où disparaîtrait la fée Mélusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver à l'origine le beau portrait d'une étrangère que nous n'aurons jamais connue, n'est plus que la simple carte photographique d'identité à laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe. Mais qu'une sensation d'une année d'autrefois – comme ces instruments de musique enregistreurs qui gardent le son et le style des différents artistes qui en jouèrent – permette à notre mémoire de nous faire entendre ce nom avec le timbre particulier qu'il avait alors pour notre oreille, et ce nom en apparence non changé, nous sentons la distance qui sépare l'un de l'autre les rêves que signifièrent successivement pour nous ses syllabes identiques. Pour un instant, du ramage réentendu qu'il avait en tel printemps ancien, nous pouvons tirer, comme des petits tubes dont on se sert pour peindre, la nuance juste, oubliée, mystérieuse et fraîche des jours que nous avions cru nous rappeler, quand, comme les mauvais peintres, nous donnions à tout notre passé étendu sur une même toile les tons conventionnels et tous pareils de la mémoire volontaire. Or, au contraire, chacun des moments qui le composèrent employait, pour une création originale, dans une harmonie unique, les couleurs d'alors que nous ne connaissons plus et qui, par exemple, me ravissent encore tout à coup si, grâce à quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant après tant d'années le son, si différent de celui d'aujourd'hui, qu'il avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflée de la jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleillés d'un sourire bleu. Et le nom de Guermantes d'alors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de l'oxygène ou un autre gaz : quand j'arrive à le crever, à en faire sortir ce qu'il contient, je respire l'air de Combray de cette année-là, de ce jour-là, mêlé d'une odeur d'aubépines agitée par le vent du coin de la place, précurseur de la pluie, qui tour à tour faisait envoler le soleil, le laissait s'étendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le revêtir d'une carnation brillante, presque rose, de géranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnérienne, dans l'allégresse, qui conserve tant de noblesse à la festivité. Mais même en dehors des rares minutes comme celles-là, où brusquement nous sentons l'entité originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourd'hui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, où ils n'ont plus qu'un usage entièrement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la rêverie, nous réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu nous revoyons apparaître, juxtaposées, mais entièrement distinctes les unes des autres, les teintes qu'au cours de notre existence nous présenta successivement un même nom.
Sans doute, quelle forme se découpait à mes yeux en ce nom de Guermantes, quand ma nourrice – qui sans doute ignorait, autant que moi-même aujourd'hui, en l'honneur de qui elle avait été composée – me berçait de cette vieille chanson : Gloire à la marquise de Guermantes ou quand, quelques années plus tard, le vieux maréchal de Guermantes remplissant ma bonne d'orgueil, s'arrêtait aux Champs-Élysées en disant : « Le bel enfant ! » et sortait d'une bonbonnière de poche une pastille de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces années de ma première enfance ne sont plus en moi, elles me sont extérieures, je n'en peux rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les récits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans la durée en moi de ce même nom sept ou huit figures différentes ; les premières étaient les plus belles : peu à peu mon rêve, forcé par la réalité d'abandonner une position intenable, se retranchait à nouveau un peu en deçà jusqu'à ce qu'il fût obligé de reculer encore. Et, en même temps que Mme de Guermantes, changeait sa demeure, issue elle aussi de ce nom que fécondait d'année en année telle ou telle parole entendue qui modifiait mes rêveries ; cette demeure les reflétait dans ses pierres mêmes devenues réfléchissantes comme la surface d'un nuage ou d'un lac. Un donjon sans épaisseur qui n'était qu'une bande de lumière orangée et du haut duquel le seigneur et sa dame décidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place – tout au bout de ce « côté de Guermantes » où, par tant de beaux après-midi, je suivais avec mes parents le cours de la Vivonne – à cette terre torrentueuse où la duchesse m'apprenait à pêcher la truite et à connaître le nom des fleurs aux grappes violettes et rougeâtres qui décoraient les murs bas des enclos environnants ; puis ç'avait été la terre héréditaire, le poétique domaine, où cette race altière de Guermantes, comme une tour jaunissante et fleuronnée qui traverse les âges, s'élevait déjà sur la France, alors que le ciel était encore vide là où devaient plus tard surgir Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Chartres ; alors qu'au sommet de la colline de Laon la nef de la cathédrale ne s'était pas posée comme l'Arche du Déluge au sommet du mont Ararat, emplie de Patriarches et de Justes anxieusement penchés aux fenêtres pour voir si la colère de Dieu s'est apaisée, emportant avec elle les types des végétaux qui multiplieront sur la terre, débordante d'animaux qui s'échappent jusque par les tours où des boeufs, se promenant paisiblement sur la toiture, regardent de haut les plaines de Champagne ; alors que le voyageur qui quittait Beauvais à la fin du jour ne voyait pas encore le suivre en tournoyant, dépliées sur l'écran d'or du couchant, les ailes noires et ramifiées de la cathédrale. C'était, ce Guermantes, comme le cadre d'un roman, un paysage imaginaire que j'avais peine à me représenter et d'autant plus le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres et de routes réelles qui tout à coup s'imprégneraient de particularités héraldiques, à deux lieues d'une gare ; je me rappelais les noms des localités voisines comme si elles avaient été situées au pied du Parnasse ou de l'Hélicon, et elles me semblaient précieuses comme les conditions matérielles – en science topographique – de la production d'un phénomène mystérieux. Je revoyais les armoiries qui sont peintes aux soubassements des vitraux de Combray, et dont les quartiers s'étaient remplis, siècle par siècle, de toutes les seigneuries que, par mariages ou acquisitions, cette illustre maison avait fait voler à elle de tous les coins de l'Allemagne, de l'Italie et de la France : terres immenses du Nord, cités puissantes du Midi, venues se rejoindre et se composer en Guermantes et, perdant leur matérialité, inscrire allégoriquement leur donjon de sinople ou leur château d'argent dans son champ d'azur. J'avais entendu parler des célèbres tapisseries de Guermantes et je les voyais, médiévales et bleues, un peu grosses, se détacher comme un nuage sur le nom amarante et légendaire, au pied de l'antique forêt où chassa si souvent Childebert, et ce fin fond mystérieux des terres, ce lointain des siècles, il me semblait qu'aussi bien que par un voyage je pénétrerais dans leurs secrets, rien qu'en approchant un instant à Paris Mme de Guermantes, suzeraine du lieu et dame du lac, comme si son visage et ses paroles eussent dû posséder le charme local des futaies et des rives, et les mêmes particularités séculaires que le vieux coutumier de ses archives. Mais alors j'avais connu Saint-Loup ; il m'avait appris que le château ne s'appelait Guermantes que depuis le XVIIe siècle où sa famille l'avait acquis. Elle avait résidé jusque-là dans le voisinage, et son titre ne venait pas de cette région. Le village de Guermantes avait reçu son nom du château après lequel il avait été construit, et pour qu'il n'en détruisît pas les perspectives, une servitude restée en vigueur réglait le tracé des rues et limitait la hauteur des maisons. Quant aux tapisseries, elles étaient de Boucher, achetées au XIXe siècle par un Guermantes amateur, et étaient placées, à côté de tableaux de chasse médiocres qu'il avait peints lui-même, dans un fort vilain salon drapé d'andrinople et de peluche. Par ces révélations, Saint-Loup avait introduit dans le château des éléments étrangers au nom de Guermantes qui ne me permirent plus de continuer à extraire uniquement de la sonorité des syllabes la maçonnerie des constructions. Alors, au fond de ce nom s'était effacé le château reflété dans son lac, et ce qui m'était apparu autour de Mme de Guermantes comme sa demeure, ç'avait été son hôtel de Paris, l'hôtel de Guermantes, limpide comme son nom, car aucun élément matériel et opaque n'en venait interrompre et aveugler la transparence. Comme l'église ne signifie pas seulement le temple, mais aussi l'assemblée des fidèles, cet hôtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse, mais ces intimes que je n'avais jamais vus n'étaient pour moi que des noms célèbres et poétiques, et, connaissant uniquement des personnes qui n'étaient elles aussi que des noms, ne faisaient qu'agrandir et protéger le mystère de la duchesse en étendant autour d'elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dégradant.
Dans les fêtes qu'elle donnait, comme je n'imaginais pour les invités aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononcée qui fût banale, ou même originale d'une manière humaine et rationnelle, ce tourbillon de noms introduisant moins de matière que n'eût fait un repas de fantômes ou un bal de spectres, autour de cette statuette en porcelaine de Saxe qu'était Mme de Guermantes, gardait une transparence de vitrine à son hôtel de verre. Puis quand Saint-Loup m'eut raconté des anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, l'hôtel de Guermantes était devenu – comme avait pu être autrefois quelque Louvre – une sorte de château entouré, au milieu de Paris même, de ses terres possédées héréditairement, en vertu d'un droit antique bizarrement survivant, et sur lesquelles elle exerçait encore des privilèges féodaux. Mais cette dernière demeure s'était elle-même évanouie quand nous étions venus habiter tout près de Mme de Villeparisis un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hôtel. C'était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d'honneur – soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour du seigneur – avait souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu'on voit accotées aux flancs des cathédrales que l'esthétique des ingénieurs n'a pas dégagées, un concierge savetier, qui élevait des poules et cultivait des fleurs – et au fond, dans le logis « faisant hôtel », une « comtesse » qui, quand elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à côté du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et des petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l'immeuble qui passaient à ce moment-là et qu'elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire.
Dans la maison que nous étions venus habiter, la grande dame du fond de la cour était une duchesse, élégante et encore jeune. C'était Mme de Guermantes, et grâce à Françoise, je possédai assez vite des renseignements sur l'hôtel. Car les Guermantes (que Françoise désignait souvent par les mots de « en dessous », « en bas ») étaient sa constante préoccupation depuis le matin où, jetant, pendant qu'elle coiffait Maman, un coup d'oeil défendu, irrésistible et furtif dans la cour, elle disait : « Tiens, deux bonnes soeurs ; cela va sûrement en dessous » ou : « Oh ! les beaux faisans à la fenêtre de la cuisine, il n'y a pas besoin de demander d'où qu'ils deviennent, le duc aura-t-été à la chasse », jusqu'au soir où, si elle entendait, pendant qu'elle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un écho de chansonnette, elle induisait : « Ils ont du monde en bas, c'est à la gaieté » ; dans son visage régulier, sous ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse animé et décent mettait alors pour un instant chacun de ses traits à sa place, les accordait dans un ordre apprêté et fin, comme avant une contredanse.
Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l'intérêt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c'était précisément celui où, la porte cochère s'ouvrant à deux battants, la duchesse montait dans sa calèche. C'était habituellement peu de temps après que nos domestiques avaient fini de célébrer cette sorte de pâque solennelle que nul ne doit interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant laquelle ils étaient tellement « tabous » que mon père lui-même ne se fût pas permis de les sonner, sachant d'ailleurs qu'aucun ne se fût pas plus dérangé au cinquième coup qu'au premier, et qu'il eût ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise (qui, depuis qu'elle était une vieille femme, se faisait à tout propos ce qu'on appelle une tête de circonstance) n'eût pas manqué de lui présenter toute la journée une figure couverte de petites marques cunéiformes et rouges qui déployaient au-dehors, mais d'une façon peu déchiffrable, le long mémoire de ses doléances, et les raisons profondes de son mécontentement. Elle les développait d'ailleurs, à la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela – qu'elle croyait désespérant pour nous, « mortifiant », « vexant », – dire toute la sainte journée des « messes basses ».
Les derniers rites achevés, Françoise, qui était à la fois, comme dans l'église primitive, le célébrant et l'un des fidèles, se servait un dernier verre de vin, détachait de son cou sa serviette, la pliait en essuyant à ses lèvres un reste d'eau rougie et de café, la passait dans un rond, remerciait d'un oeil dolent « son » jeune valet de pied qui pour faire du zèle lui disait : « Voyons, Madame, encore un peu de raisin ; il est esquis », et allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu'il faisait trop chaud « dans cette misérable cuisine ». En jetant avec dextérité, dans le même temps qu'elle tournait la poignée de la croisée et prenait l'air, un coup d'oeil désintéressé sur le fond de la cour, elle y dérobait furtivement la certitude que la duchesse n'était pas encore prête, couvait un instant de ses regards dédaigneux et passionnés la voiture attelée, et, cet instant d'attention une fois donné par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait d'avance deviné la pureté en sentant la douceur de l'air et la chaleur du soleil ; et elle regardait à l'angle du toit la place où, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste au-dessus de la cheminée de ma chambre, des pigeons pareils à ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, à Combray.
« Ah ! Combray, Combray », s'écriait-elle. (Et le ton presque chanté sur lequel elle déclamait cette invocation eût pu, chez Françoise, autant que l'arlésienne pureté de son visage, faire soupçonner une origine méridionale et que la patrie perdue qu'elle pleurait n'était qu'une patrie d'adoption. Mais peut-être se fût-on trompé, car il semble qu'il n'y ait pas de province qui n'ait son « Midi », et combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui l'on trouve toutes les douces transpositions de longues et de brèves qui caractérisent le méridional !) « Ah ! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu'un qui chuchoterait, au lieu d'entendre cette misérable sonnette de notre jeune maître qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satané couloir. Et encore il ne trouve pas que je vas assez vite, il faudrait qu'on ait entendu avant qu'il ait sonné, et si vous êtes d'une minute en retard, il “rentre” dans des colères épouvantables. Hélas ! pauvre Combray ! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus, tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que j'entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui m'auront déjà damnée dans ma vie. »
Mais elle était interrompue par les appels du giletier de la cour, celui qui avait tant plu autrefois à ma grand-mère le jour où elle était allée voir Mme de Villeparisis et n'occupait pas un rang moins élevé dans la sympathie de Françoise. Ayant levé la tête en entendant ouvrir notre fenêtre, il cherchait déjà depuis un moment à attirer l'attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu'avait été Françoise affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre vieille cuisinière alourdie par l'âge, la mauvaise humeur et par la chaleur du fourneau, et c'est avec un mélange charmant de réserve, de familiarité et de pudeur qu'elle adressait au giletier un gracieux salut mais sans lui répondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle n'eût pas osé les braver jusqu'à causer par la fenêtre, ce qui avait le don, selon Françoise, de lui valoir, de la part de Madame, « tout un chapitre ». Elle lui montrait la calèche attelée en ayant l'air de dire : « Des beaux chevaux, hein ! » mais tout en murmurant : « Quelle vieille sabraque ! » et surtout parce qu'elle savait qu'il allait lui répondre, en mettant la main devant la bouche pour être entendu tout en parlant à mi-voix : « Vous aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et même peut-être plus qu'eux, mais vous n'aimez pas tout cela. »
Et Françoise, après un signe modeste, évasif et ravi dont la signification était à peu près : « Chacun son genre ; ici c'est à la simplicité », refermait la fenêtre de peur que maman n'arrivât. Ces « vous » qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, c'était nous, mais Jupien avait raison de dire « vous », car, sauf pour certains plaisirs d'amour-propre purement personnels (comme celui, quand elle toussait sans arrêter et que toute la maison avait peur de prendre son rhume, de prétendre avec un ricanement irritant qu'elle n'était pas enrhumée), pareille à ces plantes qu'un animal auquel elles sont entièrement unies nourrit d'aliments qu'il attrape, mange, digère pour elles et qu'il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu, Françoise vivait avec nous en symbiose ; c'est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d'élaborer les petites satisfactions d'amour-propre dont était formée – en y ajoutant le droit reconnu d'exercer librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgée d'air à la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa nièce – la part de contentement indispensable à sa vie. Aussi comprend-on que Françoise avait pu dépérir, les premiers jours, en proie – dans une maison où tous les titres honorifiques de mon père n'étaient pas encore connus – à un mal qu'elle appelait elle-même l'ennui, l'ennui dans ce sens énergique qu'il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce qu'ils s'« ennuient » trop après leur fiancée, leur village. L'ennui de Françoise avait été vite guéri par Jupien précisément, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu'elle aurait eu si nous nous étions décidés à avoir une voiture. « Du bien bon monde, ces Julien (Françoise assimilant volontiers les mots nouveaux à ceux qu'elle connaissait déjà), de bien braves gens, et ils le portent sur la figure. » Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous que si nous n'avions pas d'équipage, c'est que nous ne voulions pas. Cet ami de Françoise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d'employé dans un ministère. Giletier d'abord avec la « gamine » que ma grand-mère avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage à en exercer le métier quand la petite qui presque encore enfant savait déjà très bien recoudre une jupe, quand ma grand-mère était allée autrefois faire une visite à Mme de Villeparisis, s'était tournée vers la couture pour dames et était devenue Jupière. D'abord « petite main » chez une couturière, employée à faire un point, à recoudre un volant, à attacher un bouton ou une « pression », à ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite passé deuxième puis première, et s'étant fait une clientèle de dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, c'est-à-dire dans notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de l'atelier qu'elle employait comme apprenties. Dès lors la présence de Jupien avait été moins utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent à faire des gilets. Mais aidée de ses amies elle n'avait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicité un emploi. Il fut libre d'abord de rentrer à midi, puis, ayant remplacé définitivement celui qu'il secondait seulement, pas avant l'heure du dîner. Sa « titularisation » ne se produisit heureusement que quelques semaines après notre emménagement, de sorte que la gentillesse de Jupien put s'exercer assez longtemps pour aider Françoise à franchir sans trop de souffrances les premiers temps si difficiles. D'ailleurs, sans méconnaître l'utilité qu'il eut ainsi pour Françoise à titre de « médicament de transition », je dois reconnaître que Jupien ne m'avait pas plu beaucoup au premier abord. À quelques pas de distance, détruisant entièrement l'effet qu'eussent produit sans cela ses grosses joues et son teint fleuri, ses yeux débordés par un regard compatissant, désolé et rêveur, faisaient penser qu'il était très malade ou venait d'être frappé d'un grand deuil. Non seulement il n'en était rien, mais dès qu'il parlait, parfaitement bien d'ailleurs, il était plutôt froid et railleur. Il résultait de ce désaccord entre son regard et sa parole quelque chose de faux qui n'était pas sympathique et par quoi il avait l'air lui-même de se sentir aussi gêné qu'un invité en veston dans une soirée où tout le monde est en habit, ou que quelqu'un qui ayant à répondre à une Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne la difficulté en réduisant ses phrases à presque rien. Celles de Jupien – car c'est pure comparaison – étaient au contraire charmantes. Correspondant peut-être à cette inondation du visage par les yeux (à laquelle on ne faisait plus attention quand on le connaissait), je discernai vite, en effet, chez lui une intelligence rare et l'une des plus naturellement littéraires qu'il m'ait été donné de connaître, en ce sens que, sans culture probablement, il possédait ou s'était assimilé, rien qu'à l'aide de quelques livres hâtivement parcourus, les tours les plus ingénieux de la langue. Les gens les plus doués que j'avais connus étaient morts très jeunes. Aussi étais-je persuadé que la vie de Jupien finirait vite. Il avait de la bonté, de la pitié, les sentiments les plus délicats, les plus généreux. Son rôle dans la vie de Françoise avait vite cessé d'être indispensable. Elle avait appris à le doubler.
Même quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant l'air de ne pas s'occuper de lui, et en lui désignant seulement d'un air détaché une chaise, pendant qu'elle continuait son ouvrage, Françoise mettait si habilement à profit les quelques instants qu'il passait dans la cuisine en attendant la réponse de Maman, qu'il était bien rare qu'il repartît sans avoir indestructiblement gravée en lui la certitude que « si nous n'en avions pas, c'est que nous ne voulions pas ». Si elle tenait tant d'ailleurs à ce que l'on sût que nous avions « d'argent » (car elle ignorait l'usage de ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait : « avoir d'argent », « apporter d'eau »), à ce qu'on nous sût riches, ce n'est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fût aux yeux de Françoise le bien suprême, mais la vertu sans la richesse n'était pas non plus son idéal. La richesse était pour elle comme une condition nécessaire de la vertu, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite et sans charme. Elle les séparait si peu qu'elle avait fini par prêter à chacune les qualités de l'autre, à exiger quelque confortable dans la vertu, à reconnaître quelque chose d'édifiant dans la richesse.
Une fois la fenêtre refermée, assez rapidement (sans cela, Maman lui eût, paraît-il, « raconté toutes les injures imaginables »), Françoise commençait en soupirant à ranger la table de la cuisine.
« Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, j'avais un ami qui y avait travaillé ; il était second cocher chez eux. Et je connais quelqu'un, pas mon copain alors, mais son beau-frère, qui avait fait son temps au régiment avec un piqueur du baron de Guermantes. “Et après tout allez-y donc, c'est pas mon père !” » ajoutait le valet de chambre qui avait l'habitude, comme il fredonnait les refrains de l'année, de parsemer ses discours des plaisanteries nouvelles.
Françoise, avec la fatigue de ses yeux de femme déjà âgée et qui d'ailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain, distingua non la plaisanterie qui était dans ces mots, mais qu'il devait y en avoir une, car ils n'étaient pas en rapport avec la suite du propos, et avaient été lancés avec force par quelqu'un qu'elle savait farceur. Aussi sourit-elle d'un air bienveillant et ébloui et comme si elle disait : « Toujours le même, ce Victor ! » Elle était du reste heureuse, car elle savait qu'entendre des traits de ce genre se rattache de loin à ces plaisirs honnêtes de la société pour lesquels dans tous les mondes on se dépêche de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin elle croyait que le valet de chambre était un ami pour elle car il ne cessait de lui dénoncer avec indignation les mesures terribles que la République allait prendre contre le clergé. Françoise n'avait pas encore compris que les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous contredisent et essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui peuvent nous désoler, en se gardant bien de leur donner une apparence de justification qui diminuerait notre peine et nous donnerait peut-être une légère estime pour un parti qu'ils tiennent à nous montrer, pour notre complet supplice, à la fois atroce et triomphant.
« La duchesse doit être alliancée avec tout ça », dit Françoise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme on recommence un morceau à l'andante. « Je ne sais plus qui qui m'a dit qu'un de ceux-là avait marié une cousine au duc. En tout cas c'est de la même “parenthèse”. C'est une grande famille que les Guermantes ! » ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille à la fois sur le nombre de ses membres et l'éclat de son illustration, comme Pascal, la vérité de la religion sur la raison et l'autorité des Écritures. Car n'ayant que ce seul mot de « grand » pour les deux choses, il lui semblait qu'elles n'en formaient qu'une seule, son vocabulaire, comme certaines pierres, présentant ainsi par endroits un défaut qui projetait de l'obscurité jusque dans la pensée de Françoise.
« Je me demande si ce serait pas “eusse” qui ont leur château à Guermantes, à dix lieues de Combray, alors ça doit être parent aussi à leur cousine d'Alger. » Nous nous demandâmes longtemps ma mère et moi qui pouvait être cette cousine d'Alger, mais nous comprîmes enfin que Françoise entendait par le nom d'Alger la ville d'Angers. Ce qui est lointain peut nous être plus connu que ce qui est proche. Françoise, qui savait le nom d'Alger à cause d'affreuses dattes que nous recevions au jour de l'An, ignorait celui d'Angers. Son langage, comme la langue française elle-même, et surtout sa toponymie, était parsemé d'erreurs. « Je voulais en causer à leur maître d'hôtel. – Comment donc qu'on lui dit ? » s'interrompit-elle, comme se posant une question de protocole ; elle se répondit à elle-même : « Ah oui ! c'est Antoine qu'on lui dit », comme si Antoine avait été un titre. « C'est lui qu'aurait pu m'en dire, mais c'est un vrai seigneur, un grand pédant, on dirait qu'on lui a coupé la langue ou qu'il a oublié d'apprendre à parler. Il ne vous fait même pas réponse quand on lui cause », ajoutait Françoise qui disait « faire réponse », comme Mme de Sévigné. « Mais, ajouta-t-elle sans sincérité, du moment que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne m'occupe pas de celle des autres. En tout cas, tout ça n'est pas catholique. Et puis c'est pas un homme courageux (cette appréciation aurait pu faire croire que Françoise avait changé d'avis sur la bravoure qui, selon elle, à Combray, ravalait les hommes aux animaux féroces, mais il n'en était rien. Courageux signifiait seulement travailleur). On dit aussi qu'il est voleur comme une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici tous les employés partent, rapport à la loge, les concierges sont jaloux et ils montent la tête à la duchesse. Mais on peut bien dire que c'est un vrai feignant que cet Antoine, et son “Antoinesse” ne vaut pas mieux que lui », ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom d'Antoine un féminin qui désignât la femme du maître d'hôtel, avait sans doute dans sa création grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore près de Notre-Dame une rue appelée rue Chanoinesse, nom qui lui avait été donné (parce qu'elle n'était habitée que par des chanoines) par ces Français de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine. On avait d'ailleurs, immédiatement après, un nouvel exemple de cette manière de former les féminins, car Françoise ajoutait : « Mais sûr et certain que c'est à la duchesse qu'est le château de Guermantes. Et c'est elle dans le pays qu'est madame la mairesse. C'est quelque chose.
— Je comprends que c'est quelque chose », disait avec conviction le valet de pied, n'ayant pas démêlé l'ironie.
« Penses-tu, mon garçon, que c'est quelque chose ? mais pour des gens comme “eusse”, être maire et mairesse c'est trois fois rien. Ah ! si c'était à moi le château de Guermantes, on ne me verrait pas souvent à Paris. Faut-il tout de même que des maîtres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur et Madame, en aient des idées pour rester dans cette misérable ville plutôt que non pas aller à Combray dès l'instant qu'ils sont libres de faire et que personne les retient. Qu'est-ce qu'ils attendent pour prendre leur retraite puisqu'ils ne manquent de rien ; d'être morts ? Ah ! si j'avais seulement du pain sec à manger et du bois pour me chauffer l'hiver, il y a beau temps que je serais chez moi dans la pauvre maison de mon frère à Combray. Là-bas on se sent vivre au moins, on n'a pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend les grenouilles chanter à plus de deux lieues.
— Ça doit être vraiment beau, madame », s'écriait le jeune valet de pied avec enthousiasme, comme si ce dernier trait avait été aussi particulier à Combray que la vie en gondole à Venise.
D'ailleurs, plus récent dans la maison que le valet de chambre, il parlait à Françoise des sujets qui pouvaient intéresser non lui-même, mais elle. Et Françoise, qui faisait la grimace quand on la traitait de cuisinière, avait pour le valet de pied, qui disait en parlant d'elle « la gouvernante », la bienveillance spéciale qu'éprouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnés qui leur donnent de l'Altesse.
« Au moins on sait ce qu'on fait et dans quelle saison qu'on vit. Ce n'est pas comme ici qu'il n'y aura pas plus un méchant bouton d'or à la sainte Pâques qu'à la Noël, et que je ne distingue pas seulement un petit angélus quand je lève ma vieille carcasse. Là-bas, on entend chaque heure, ce n'est qu'une pauvre cloche, mais tu te dis : “Voilà mon frère qui rentre des champs”, tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les biens de la terre, tu as le temps de te retourner avant d'allumer ta lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu'on ne pourrait seulement pas plus dire que les bêtes ce qu'on a fait.
— Il paraît que Méséglise aussi c'est bien joli, madame », interrompait le jeune valet de pied au gré de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenait par hasard de nous avoir entendus parler à table de Méséglise.
« Oh ! Méséglise », disait Françoise avec le large sourire qu'on amenait toujours sur ses lèvres quand on prononçait ces noms de Méséglise, de Combray, de Tansonville. Ils faisaient tellement partie de sa propre existence qu'elle éprouvait à les rencontrer au-dehors, à les entendre dans une conversation, une gaieté assez voisine de celle qu'un professeur excite dans sa classe en faisant allusion à tel personnage contemporain dont ses élèves n'auraient pas cru que le nom pût jamais tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-là étaient pour elle quelque chose qu'ils n'étaient pas pour les autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties ; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de l'esprit, parce qu'elle retrouvait en eux beaucoup d'elle-même.
« Oui, tu peux le dire, mon fils, c'est assez joli Méséglise, reprenait-elle en riant finement ; mais comment que tu en as eu entendu causer, toi, de Méséglise ?
— Comment que j'ai entendu causer de Méséglise ? mais c'est bien connu ; on m'en a causé et même souventes fois causé », répondait-il avec cette criminelle inexactitude des informateurs qui, chaque fois que nous cherchons à nous rendre compte objectivement de l'importance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous mettent dans l'impossibilité d'y réussir.
« Ah ! je vous réponds qu'il fait meilleur là sous les cerisiers que près du fourneau. »
Elle leur parlait même d'Eulalie comme d'une bonne personne. Car depuis qu'Eulalie était morte, Françoise avait complètement oublié qu'elle l'avait peu aimée durant sa vie, comme elle aimait peu toute personne qui n'avait rien à manger chez soi, qui « crevait la faim » et venait ensuite, comme une propre à rien, grâce à la bonté des riches, « faire des manières ». Elle ne souffrait plus de ce qu'Eulalie eût si bien su se faire chaque semaine « donner la pièce » par ma tante. Quant à celle-ci, Françoise ne cessait de chanter ses louanges.
« Mais c'est à Combray même, chez une cousine de Madame, que vous étiez, alors ? demandait le jeune valet de pied.
— Oui, chez Mme Octave, ah ! une bien sainte femme, mes pauvres enfants, et où il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, une bonne femme, vous pouvez dire, qui ne plaignait pas les perdreaux, ni les faisans, ni rien, que vous pouviez arriver dîner à cinq, à six, ce n'était pas la viande qui manquait, et de première qualité encore, et vin blanc, et vin rouge, tout ce qu'il fallait. » (Françoise employait le verbe « plaindre » dans le même sens que fait la Bruyère.) « Tout était toujours à ses dépens, même si la famille, elle refait des mois et an-nées. » (Cette réflexion n'avait rien de désobligeant pour nous, car Françoise était d'un temps où « dépens » n'était pas réservé au Style judiciaire et signifiait seulement dépense.) « Ah ! je vous réponds qu'on ne partait pas de là avec la faim. Comme M. le curé nous l'a eu fait ressortir bien des fois, s'il y a une femme qui peut compter d'aller près du bon Dieu, sûr et certain que c'est elle. Pauvre Madame, je l'entends encore qui me disait de sa petite voix : “Françoise, vous savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que si je mangeais.” Bien sûr que c'était pas pour elle. Vous l'auriez vue, elle ne pesait pas plus qu'un paquet de cerises ; il n'y en avait pas. Elle ne voulait pas me croire, elle ne voulait jamais aller au médecin. Ah ! ce n'est pas là-bas qu'on aurait rien mangé à la va-vite. Elle voulait que ses domestiques soient bien nourris. Ici, encore ce matin, nous n'avons pas seulement eu le temps de casser la croûte. Tout se fait à la sauvette. »
Elle était surtout exaspérée par les biscottes de pain grillé que mangeait mon père. Elle était persuadée qu'il en usait pour faire des manières et la faire « valser ». « Je peux dire, approuvait le jeune valet de pied, que j'ai jamais vu ça ! » Il le disait comme s'il avait tout vu et si en lui les enseignements d'une expérience millénaire s'étendaient à tous les pays et à leurs usages parmi lesquels ne figurait nulle part celui du pain grillé. « Oui, oui, grommelait le maître d'hôtel, mais tout cela pourrait bien changer, les ouvriers doivent faire une grève au Canada et le ministre a dit l'autre soir à Monsieur qu'il a touché pour ça deux cent mille francs. » Le maître d'hôtel était loin de l'en blâmer, non qu'il ne fût lui-même parfaitement honnête, mais croyant tous les hommes politiques véreux, le crime de concussion lui paraissait moins grave que le plus léger délit de vol. Il ne se demandait même pas s'il avait bien entendu cette parole historique et il n'était pas frappé de l'invraisemblance qu'elle eût été dite par le coupable lui-même à mon père, sans que celui-ci l'eût mis dehors. Mais la philosophie de Combray empêchait que Françoise pût espérer que les grèves du Canada eussent une répercussion sur l'usage des biscottes : « Tant que le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle, il y aura des maîtres pour nous faire trotter et des domestiques pour faire leurs caprices. » En dépit de la théorie de cette trotte perpétuelle, déjà depuis un quart d'heure ma mère, qui n'usait probablement pas des mêmes mesures que Françoise pour apprécier la longueur du déjeuner de celle-ci, disait : « Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien faire, voilà plus de deux heures qu'ils sont à table. » Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Françoise, son valet de pied, le maître d'hôtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s'accordent quand un concert va bientôt recommencer et qu'on sent qu'il n'y aura plus que quelques minutes d'entrante. Aussi quand les coups commençaient à se répéter et à devenir plus insistants, nos domestiques se mettaient à y prendre garde et, estimant qu'ils n'avaient plus beaucoup de temps devant eux et que la reprise du travail était proche, à un tintement de la sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir et, prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette devant la porte, Françoise, après quelques réflexions sur nous, telles que « ils ont sûrement la bougeotte », montait ranger ses affaires dans son sixième, et le maître d'hôtel ayant été chercher du papier à lettres dans ma chambre, expédiait rapidement sa correspondance privée.
Malgré l'air de morgue de leur maître d'hôtel, Françoise avait pu, dès les premiers jours, m'apprendre que les Guermantes n'habitaient pas leur hôtel en vertu d'un droit immémorial mais d'une location assez récente, et que le jardin sur lequel il donnait du côté que je ne connaissais pas était assez petit et semblable à tous les jardins contigus ; et je sus enfin qu'on n'y voyait ni gibet seigneurial, ni moulin fortifié, ni sauvoir, ni colombier à piliers, ni four banal, ni grange à nef, ni châtelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants non plus que péagers, ni aiguilles, chartes murales ou montjoies. Mais comme Elstir, quand la baie de Balbec, ayant perdu son mystère, était devenue pour moi une partie quelconque, interchangeable avec toute autre, des quantités d'eau salée qu'il y a sur le globe, lui avait tout d'un coup rendu une individualité en me disant que c'était le golfe d'opale de Whistler dans ses harmonies bleu argent, ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la dernière demeure issue de lui, quand un vieil ami de mon père nous dit un jour en parlant de la duchesse : « Elle a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle a la première maison du faubourg Saint-Germain. » Sans doute le premier salon, la première maison du faubourg Saint-Germain, c'était bien peu de chose auprès des autres demeures que j'avais successivement rêvées. Mais enfin celle-ci encore, et ce devait être la dernière, avait quelque chose, si humble ce fût-il, qui était, au-delà de sa propre matière, une différenciation secrète.
Et cela m'était d'autant plus nécessaire de pouvoir chercher dans le « salon » de Mme de Guermantes, dans ses amis, le mystère de son nom, que je ne le trouvais pas dans sa personne quand je la voyais sortir le matin à pied ou l'après-midi en voiture. Certes déjà dans l'église de Combray, elle m'était apparue dans l'éclair d'une métamorphose avec des joues irréductibles, impénétrables à la couleur du nom de Guermantes et des après-midi au bord de la Vivonne, à la place de mon rêve foudroyé, comme un cygne ou un saule en lequel a été changé un dieu ou une nymphe et qui désormais soumis aux lois de la nature glissera dans l'eau ou sera agité par le vent. Pourtant ces reflets évanouis, à peine l'avais-je eu quittée qu'ils s'étaient reformés comme les reflets roses et verts du soleil couché, derrière la rame qui les a brisés, et dans la solitude de ma pensée le nom avait eu vite fait de s'approprier le souvenir du visage. Mais maintenant souvent je la voyais à sa fenêtre, dans la cour, dans la rue ; et moi du moins si je ne parvenais pas à intégrer en elle le nom de Guermantes, à penser qu'elle était Mme de Guermantes, j'en accusais l'impuissance de mon esprit à aller jusqu'au bout de l'a été que je lui demandais ; mais elle, notre voisine, elle semblait commettre la même erreur ; bien plus, la commettre sans trouble, sans aucun de mes scrupules, sans même le soupçon que ce fût une erreur. Ainsi Mme de Guermantes montrait dans ses robes le même souci de suivre la mode que si, se croyant devenue une femme comme les autres, elle avait aspiré à cette élégance de la toilette dans laquelle des femmes quelconques pouvaient l'égaler, la surpasser peut-être ; je l'avais vue dans la rue regarder avec admiration une actrice bien habillée ; et le matin, au moment où elle allait sortir à pied, comme si l'opinion des passants dont elle faisait ressortir la vulgarité en promenant familièrement au milieu d'eux sa vie inaccessible, pouvait être un tribunal pour elle, je pouvais l'apercevoir devant sa glace, jouant, avec une conviction exempte de dédoublement et d'ironie, avec passion, avec mauvaise humeur, avec amour-propre, comme une reine qui a accepté de représenter une soubrette dans une comédie de cour, ce rôle, si inférieur à elle, de femme élégante ; et dans l'oubli mythologique de sa grandeur native, elle regardait si sa voilette était bien tirée, aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le cygne divin fait tous les mouvements de son espèce animale, garde ses yeux peints des deux côtés de son bec sans y mettre de regards et se jette tout d'un coup sur un bouton ou un parapluie, en cygne, sans se souvenir qu'il est un dieu. Mais comme le voyageur, déçu par le premier aspect d'une ville, se dit qu'il en pénétrera peut-être le charme en en visitant les musées, en liant connaissance avec le peuple, en travaillant dans les bibliothèques, je me disais que si j'avais été reçu chez Mme de Guermantes, si j'étais de ses amis, si je pénétrais dans son existence, je connaîtrais ce que sous son enveloppe orangée et brillante son nom enfermait réellement, objectivement, pour les autres, puisque enfin l'ami de mon père avait dit que le milieu des Guermantes était quelque chose d'à part dans le faubourg Saint-Germain.
La vie que je supposais y être menée dérivait d'une source si différente de l'expérience et me semblait devoir être si particulière, que je n'aurais pu imaginer aux soirées de la duchesse la présence de personnes que j'eusse autrefois fréquentées, de personnes réelles. Car ne pouvant changer subitement de nature, elles auraient tenu là des propos analogues à ceux que je connaissais ; leurs partenaires se seraient peut-être abaissés à leur répondre dans le même langage humain ; et pendant une soirée dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, il y aurait eu des instants identiques à des instants que j'avais déjà vécus : ce qui était impossible. Il est vrai que mon esprit était embarrassé par certaines difficultés, et la présence du corps de Jésus-Christ dans l'hostie ne me semblait pas un mystère plus obscur que ce premier salon du Faubourg situé sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre entendre battre les meubles le matin. Mais la ligne de démarcation qui me séparait du faubourg Saint-Germain, pour être seulement idéale, ne m'en semblait que plus réelle ; je sentais bien que c'était déjà le Faubourg, le paillasson des Guermantes étendu de l'autre côté de cet Équateur et dont ma mère avait osé dire, l'ayant aperçu comme moi, un jour que leur porte était ouverte, qu'il était en bien mauvais état. Au reste, comment leur salle à manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenêtre de notre cuisine, ne m'auraient-ils pas semblé posséder le charme mystérieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d'une façon essentielle, y être géographiquement situés, puisque avoir été reçu dans cette salle à manger, c'était être allé dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respiré l'atmosphère, puisque ceux qui, avant d'aller à table, s'asseyaient à côté de Mme de Guermantes sur le canapé de cuir de la galerie, étaient tous du faubourg Saint-Germain ? Sans doute, ailleurs que dans le faubourg, dans certaines soirées, on pouvait voir parfois, trônant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des élégants, l'un de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour à tour quand on cherche à se les représenter l'aspect d'un tournoi et d'une forêt domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, dans la galerie obscure, il n'y avait qu'eux. Ils étaient, en une matière précieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. Même pour les réunions familières, ce n'était que parmi eux que Mme de Guermantes pouvait choisir ses convives, et dans les dîners de douze personnes, assemblés autour de la nappe servie, ils étaient comme les statues d'or des apôtres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consécrateurs, devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui s'étendait entre de hautes murailles, derrière l'hôtel et où l'été Mme de Guermantes faisait après dîner servir des liqueurs et l'orangeade, comment n'aurais-je pas pensé que s'asseoir, entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises de fer – douées d'un aussi grand pouvoir que le canapé de cuir – sans respirer les brises particulières au faubourg Saint-Germain, était aussi impossible que de faire la sieste dans l'oasis de Figuig, sans être par cela même en Afrique ? Il n'y a que l'imagination et la croyance qui peuvent différencier des autres certains objets, certains êtres, et créer une atmosphère. Hélas ! ces sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiosités locales, ces ouvrages d'art du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute jamais donné de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de tressaillir en apercevant de la haute mer (et sans espoir d'y jamais aborder), comme un minaret avancé, comme un premier palmier, comme le commencement de l'industrie ou de la végétation exotiques, le paillasson usé du rivage.
Mais si l'hôtel de Guermantes commençait pour moi à la porte de son vestibule, ses dépendances devaient s'étendre beaucoup plus loin au jugement du duc qui, tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acquéreurs de biens nationaux, dont l'opinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit à sa fenêtre, descendait dans la cour, selon qu'il avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston écossais de couleur rare, à longs poils, en petits paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval qu'il avait acheté. Plus d'une fois même le cheval abîma la devanture de Jupien, lequel indigna le duc en demandant une indemnité. « Quand ce ne serait qu'en considération de tout le bien que Madame la Duchesse fait dans la maison et dans la paroisse, disait M. de Guermantes, c'est une infamie de la part de ce quidam de nous réclamer quelque chose. » Mais Jupien avait tenu bon, paraissant ne pas du tout savoir quel « bien » avait jamais fait la duchesse. Pourtant elle en faisait, mais, comme on ne peut l'étendre sur tout le monde, le souvenir d'avoir comblé l'un est une raison pour s'abstenir à l'égard d'un autre chez qui on excite d'autant plus de mécontentement. À d'autres points de vue d'ailleurs que celui de la bienfaisance, le quartier ne paraissait au duc – et cela jusqu'à de grandes distances – qu'un prolongement de sa cour, une piste plus étendue pour ses chevaux. Après avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes, le piqueur courant le long de la voiture en tenant les guides, le faisant passer et repasser devant le duc arrêté sur le trottoir, debout, géant, énorme, habillé de clair, le cigare à la bouche, la tête en l'air, le monocle curieux, jusqu'au moment où il sautait sur le siège, menait le cheval lui-même pour l'essayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maîtresse aux Champs-Élysées. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux couples qui tenaient plus ou moins à son monde : un ménage de cousins à lui, qui, comme les ménages d'ouvriers, n'était jamais à la maison pour soigner les enfants, car dès le matin la femme partait à la « Schola » apprendre le contrepoint et la fugue, et le mari à son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repoussés ; puis le baron et la baronne de Norpois, habillés toujours en noir, la femme en loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour pour aller à l'église. Ils étaient les neveux de l'ancien ambassadeur que nous connaissions et que justement mon père avait rencontré sous la voûte de l'escalier mais sans comprendre d'où il venait ; car mon père pensait qu'un personnage aussi considérable, qui s'était trouvé en relation avec les hommes les plus éminents de l'Europe et était probablement fort indifférent à de vaines distinctions aristocratiques, ne devait guère fréquenter ces nobles obscurs, cléricaux et bornés. Ils habitaient depuis peu dans la maison ; Jupien étant venu dire un mot dans la cour au mari qui était en train de saluer M. de Guermantes, l'appela « M. Norpois », ne sachant pas exactement son nom.
« Ah ! monsieur Norpois, ah ! c'est vraiment trouvé ! Patience ! bientôt ce particulier vous appellera citoyen Norpois ! » s'écria, en se tournant vers le baron, M. de Guermantes. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur contre Jupien qui lui disait « monsieur » et non « monsieur le duc ».
Un jour que M. de Guermantes avait besoin d'un renseignement qui se rattachait à la profession de mon père, il s'était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander, et dès qu'il l'apercevait en train de descendre l'escalier tout en songeant à quelque travail et désireux d'éviter toute rencontre, le duc quittait ses hommes d'écuries, venait à mon père dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main et la retenant dans la sienne, la lui caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu'il ne lui marchandait pas le contact de sa chair précieuse, il le menait en laisse, fort ennuyé et ne pensant qu'à s'échapper, jusqu'au-delà de la porte cochère. Il nous avait fait de grands saluts un jour qu'il nous avait croisés au moment où il sortait en voiture avec sa femme, il avait dû lui dire mon nom, mais quelle chance y avait-il pour qu'elle se le fût rappelé, ni mon visage ? Et puis quelle piètre recommandation que d'être désigné seulement comme étant un de ses locataires ! Une plus importante eût été de rencontrer la duchesse chez Mme de Villeparisis qui justement m'avait fait demander par ma grand-mère d'aller la voir, et, sachant que j'avais eu l'intention de faire de la littérature, avait ajouté que je rencontrerais chez elle des écrivains. Mais mon père trouvait que j'étais encore bien jeune pour aller dans le monde et, comme l'état de ma santé ne laissait pas de l'inquiéter, il ne tenait pas à me fournir des occasions inutiles de sorties nouvelles.
Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Françoise, j'entendis nommer quelques-uns des salons où elle allait, mais je ne me les représentais pas : du moment qu'ils étaient une partie de sa vie, de sa vie que je ne voyais qu'à travers son nom, n'étaient-ils pas inconcevables ?
« Il y a ce soir grande soirée d'ombres chinoises chez la princesse de Parme, disait le valet de pied, mais nous n'irons pas, parce que, à cinq heures, Madame prend le train de Chantilly pour aller passer deux jours chez le duc d'Aumale, mais c'est la femme de chambre et le valet de chambre qui y vont. Moi je reste ici. Elle ne sera pas contente, la princesse de Parme, elle a écrit plus de quatre fois à Madame la Duchesse.
— Alors vous n'êtes plus pour aller au château de Guermantes cette année ?
— C'est la première fois que nous n'y serons pas : à cause des rhumatismes à Monsieur le Duc, le docteur a défendu qu'on y retourne avant qu'il y ait un calorifère, mais avant ça tous les ans on y était pour jusqu'en janvier. Si le calorifère n'est pas prêt, peut-être Madame ira quelques jours à Cannes chez la duchesse de Guise, mais ce n'est pas encore sûr.
— Et au théâtre est-ce que vous y allez ?
— Nous allons quelquefois à l'Opéra, quelquefois aux soirées d'abonnement de la princesse de Parme, c'est tous les huit jours ; il paraît que c'est très chic ce qu'on voit : il y a pièces, opéra, tout. Madame la Duchesse n'a pas voulu prendre d'abonnements mais nous y allons tout de même une fois dans une loge d'une amie à Madame, une autre fois dans une autre, souvent dans la baignoire de la princesse de Guermantes, la femme du cousin à Monsieur le Duc. C'est la soeur au duc de Bavière. – Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le valet de pied qui, bien qu'identifié aux Guermantes, avait cependant des maîtres en général une notion politique qui lui permettait de traiter Françoise avec autant de respect que si elle avait été placée chez une duchesse. Vous êtes d'une bonne santé, madame.
— Ah ! sans ces maudites jambes ! En plaine encore ça va bien » (en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues où Françoise ne détestait pas de se promener, en un mot en terrain plat), « mais ce sont ces satanés escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra peut-être encore ce soir. »
Elle désirait d'autant plus causer encore avec le valet de pied qu'il lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un titre de prince qu'ils gardent jusqu'à la mort de leur père. Sans doute le culte de la noblesse, mêlé et s'accommodant d'un certain esprit de révolte contre elle, doit, héréditairement puisé sur les glèbes de France, être bien fort en son peuple. Car Françoise, à qui on pouvait parler du génie de Napoléon ou de la télégraphie sans fil sans réussir à attirer son attention et sans qu'elle ralentît un instant les mouvements par lesquels elle retirait les cendres de la cheminée ou mettait le couvert, si seulement elle apprenait ces particularités et que le fils cadet du duc de Guermantes s'appelait généralement le prince d'Oléron, s'écriait : « C'est beau ça ! » et restait éblouie comme devant un vitrail.
Françoise apprit aussi par le valet de chambre du prince d'Agrigente, qui s'était lié avec elle en venant souvent porter des lettres chez la duchesse, qu'il avait, en effet, fort entendu parler dans le monde du mariage du marquis de Saint-Loup avec Mlle d'Ambresac et que c'était presque décidé.
Cette villa, cette baignoire, où Mme de Guermantes transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins féeriques que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de Guermantes-Bavière, différenciaient de toutes les autres les villégiatures où se rendait la duchesse, les fêtes quotidiennes que le sillage de sa voiture reliait à son hôtel. S'ils me disaient qu'en ces villégiatures, en ces fêtes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m'apportaient sur elle aucun éclaircissement. Elles donnaient chacune à la vie de la duchesse une détermination différente, mais ne faisaient que la changer de mystère sans qu'elle laissât rien évaporer du sien, qui se déplaçait seulement, protégé par une cloison, enfermé dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait déjeuner devant la Méditerranée à l'époque de Carnaval, mais dans la villa de Mme de Guise, où la reine de la société parisienne n'était plus, dans sa robe de piqué blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu'une invitée pareille aux autres, et par là plus émouvante encore pour moi, plus elle-même d'être renouvelée comme une étoile de la danse qui, dans la fantaisie d'un pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses soeurs ; elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais à une soirée de la princesse de Parme ; écouter la tragédie ou l'opéra, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes.
Comme nous localisons dans le corps d'une personne toutes les possibilités de sa vie, le souvenir des êtres qu'elle connaît et qu'elle vient de quitter, ou s'en va rejoindre, si, ayant appris par Françoise que Mme de Guermantes irait à pied déjeuner chez la princesse de Parme, je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin chair, au-dessus de laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage au soleil couché, c'était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une coquille, entre ces valves glacées de nacre rose.
Mon père avait au ministère un ami, un certain A. J. Moreau, lequel, pour se distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire précéder son nom de ces deux initiales, de sorte qu'on l'appelait pour abréger, A. J. Or, je ne sais comment cet A. J. se trouva possesseur d'un fauteuil pour une soirée de gala à l'Opéra ; il l'envoya à mon père et, comme la Berma que je n'avais plus vue jouer depuis ma première déception devait jouer un acte de Phèdre, ma grand-mère obtint que mon père me donnât cette place.
À vrai dire je n'attachais aucun prix à cette possibilité d'entendre la Berma qui, quelques années auparavant, m'avait causé tant d'agitation. Et ce ne fut pas sans mélancolie que je constatai mon indifférence à ce que jadis j'avais préféré à la santé, au repos. Ce n'est pas que fût moins passionné qu'alors mon désir de pouvoir contempler de près les parcelles précieuses de réalité qu'entrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d'une grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, c'est sur certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j'avais reporté la foi intérieure que j'avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi, mon désir ne venant plus rendre à la diction et aux attitudes de la Berma un culte incessant, le « double » que je possédais d'eux, dans mon coeur, avait dépéri peu à peu comme ces autres « doubles » des trépassés de l'ancienne Égypte qu'il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet art était devenu mince et minable. Aucune âme profonde ne l'habitait plus.
Au moment où, profitant du billet reçu par mon père, je montais le grand escalier de l'Opéra, j'aperçus devant moi un homme que je pris d'abord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ; quand il tourna la tête pour demander un renseignement à un employé, je vis que je m'étais trompé, mais je n'hésitai pas cependant à situer l'inconnu dans la même classe sociale d'après la manière non seulement dont il était habillé, mais encore dont il parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre. Car, malgré les particularités individuelles, il y avait encore à cette époque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de l'aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une différence très marquée. Là où l'un de ces derniers eût cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain à l'égard d'un inférieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l'air de considérer, d'exercer l'affectation de l'humilité et de la patience, la feinte d'être l'un quelconque des spectateurs, comme un privilège de sa bonne éducation. Il est probable qu'à le voir ainsi dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable du petit univers spécial qu'il portait en lui, plus d'un fils de riche banquier, entrant à ce moment au théâtre, eût pris ce grand seigneur pour un homme de peu, s'il ne lui avait trouvé une étonnante ressemblance avec le portrait, reproduit récemment par les journaux illustrés, d'un neveu de l'empereur d'Autriche, le prince de Saxe qui se trouvait justement à Paris en ce moment. Je le savais grand ami des Guermantes. En arrivant moi-même près du contrôleur, j'entendis le prince de Saxe, ou supposé tel, dire en souriant : « Je ne sais pas le numéro de la loge, c'est sa cousine qui m'a dit que je n'avais qu'à demander sa loge. »
Il était peut-être le prince de Saxe ; c'était peut-être la duchesse de Guermantes (que dans ce cas je pourrais apercevoir en train de vivre un des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa cousine) que ses yeux voyaient en pensée quand il disait : « sa cousine qui m'a dit que je n'avais qu'à demander sa loge », si bien que ce regard souriant et particulier, et ces mots si simples, me caressaient le coeur (bien plus que n'eût fait une rêverie abstraite), avec les antennes alternatives d'un bonheur possible et d'un prestige incertain. Du moins en disant cette phrase au contrôleur il embranchait sur une vulgaire soirée de ma vie quotidienne un passage éventuel vers un monde nouveau ; le couloir qu'on lui désigna après avoir prononcé le mot de baignoire et dans lequel il s'engagea, était humide et lézardé et semblait conduire à des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux. Je n'avais devant moi qu'un monsieur en habit qui s'éloignait ; mais je faisais jouer auprès de lui, comme avec un réflecteur maladroit, et sans réussir à l'appliquer exactement sur lui, l'idée qu'il était le prince de Saxe et allait voir la duchesse de Guermantes. Et, bien qu'il fût seul, cette idée extérieure à lui, impalpable, immense et saccadée comme une projection, semblait le précéder et le conduire comme cette Divinité, invisible pour le reste des hommes, qui se tient auprès du guerrier grec.
Je gagnai ma place, tout en cherchant à retrouver un vers de Phèdre dont je ne me souvenais pas exactement. Tel que je me le récitais, il n'avait pas le nombre de pieds voulu, mais comme je n'essayai pas de les compter, entre son déséquilibre et un vers classique il me semblait qu'il n'existait aucune commune mesure. Je n'aurais pas été étonné qu'il eût fallu ôter plus de six syllabes à cette phrase monstrueuse pour en faire un vers de douze pieds. Mais tout à coup je me le rappelai, les irréductibles aspérités d'un monde inhumain s'anéantirent magiquement ; les syllabes du vers remplirent aussitôt la mesure d'un alexandrin, ce qu'il avait de trop se dégagea avec autant d'aisance et de souplesse qu'une bulle d'air qui vient crever à la surface de l'eau. Et en effet cette énormité avec laquelle j'avais lutté n'était qu'un seul pied.
Un certain nombre de fauteuils d'orchestre avaient été mis en vente au bureau et achetés par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens qu'ils n'auraient pas d'autre occasion de voir de près. Et c'était bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachée qu'on pourrait considérer publiquement, car la princesse de Parme ayant placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle était comme un salon où chacun changeait de place, allait s'asseoir ici ou là, près d'une amie.
À côté de moi étaient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les abonnés, voulaient montrer qu'ils étaient capables de les reconnaître et les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnés venaient ici comme dans leur salon, voulant dire par là qu'ils ne faisaient pas attention aux pièces représentées. Mais c'est le contraire qui avait lieu. Un étudiant génial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma, ne pense qu'à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner, à se concilier le voisin que le hasard lui a donné, à poursuivre d'un sourire intermittent le regard fugace, à fuir d'un air impoli le regard rencontré d'une personne de connaissance qu'il a découverte dans la salle et qu'après mille perplexités il se décide à aller saluer au moment où les trois coups, en retentissant avant qu'il soit arrivé jusqu'à elle, le forcent à s'enfuir comme les Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs et des spectatrices qu'il a fait lever et dont il déchire les robes ou écrase les bottines. Au contraire, c'était parce que les gens du monde étaient dans leurs loges (derrière le balcon en terrasse) comme dans des petits salons suspendus dont une cloison eût été enlevée, ou dans de petits cafés, où l'on va prendre une bavaroise, sans être intimidé par les glaces encadrées d'or et les sièges rouges de l'établissement du genre napolitain ; c'est parce qu'ils posaient une main indifférente sur les fûts dorés des colonnes qui soutenaient ce temple de l'art lyrique, c'est parce qu'ils n'étaient pas émus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptées qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu l'esprit libre pour écouter la pièce si seulement ils avaient eu de l'esprit.
D'abord il n'y eut que de vagues ténèbres où on rencontrait tout d'un coup, comme le rayon d'une pierre précieuse qu'on ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux célèbres, ou, comme un médaillon d'Henri IV détaché sur un fond noir, le profil incliné du duc d'Aumale, à qui une dame invisible criait : « Que Monseigneur me permette de lui ôter son pardessus », cependant que le prince répondait : « Mais voyons, comment donc, madame d'Ambresac. » Elle le faisait malgré cette vague défense et était enviée par tous à cause d'un pareil honneur.
Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s'étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et à mesure que le spectacle s'avançait, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l'une après l'autre des profondeurs de la nuit qu'elles tapissaient et, s'élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-nus et venaient s'arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l'ondulation du flux ; après commençaient les fauteuils d'orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et plane, les yeux limpides et réfléchissants des déesses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l'orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l'optique et selon leur angle d'incidence comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu'elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d'âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d'adresser un sourire ou un regard : les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l'abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons ; parfois le flot s'entrouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s'épanouir du fond de l'ombre ; puis, l'acte fini, n'espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les divines soeurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d'apercevoir les oeuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes.
Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d'une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu'un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux. À la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le long d'une de ses joues dont elle suivait l'inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l'enfermer à demi comme un oeuf rose dans la douceur d'un nid d'alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s'abaissant jusqu'à ses sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s'étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu'on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moments se trouvait plongée dans l'ombre au fond de laquelle, même alors, une présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n'était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l'exact point de départ, l'amorce inévitable de lignes invisibles en lesquelles l'oeil ne pouvait s'empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d'une figure idéale projetée sur les ténèbres.
« C'est la princesse de Guermantes », dit ma voisine au monsieur qui était avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs p indiquant que cette appellation était risible. « Elle n'a pas économisé ses perles. Il me semble que si j'en avais autant, je n'en ferais pas un pareil étalage ; je ne trouve pas que cela ait l'air comme il faut. »
Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient à savoir qui était dans la salle sentaient se relever dans leur coeur le trône légitime de la beauté. En effet pour la duchesse de Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant d'autres, ce qui permettait d'identifier leur visage, c'était la connexité d'un gros nez rouge avec un bec-de-lièvre, ou de deux joues ridées avec une fine moustache. Ces traits étaient d'ailleurs suffisants pour charmer, puisque, n'ayant que la valeur conventionnelle d'une écriture, ils donnaient à lire un nom célèbre et qui imposait ; mais aussi, ils finissaient par donner l'idée que la laideur a quelque chose d'aristocratique, et qu'il est indifférent que le visage d'une grande dame, s'il est distingué, soit beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-même, un papillon, un lézard, une fleur, de même c'était la forme d'un corps et d'un visage délicieux que la princesse apposait à l'angle de sa loge, montrant par là que la beauté peut être la plus noble des signatures ; car la présence de Mme de Guermantes, qui n'amenait au théâtre que des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son intimité, était, aux yeux des amateurs d'aristocratie, le meilleur certificat d'authenticité du tableau que présentait sa baignoire, sorte d'évocation d'une scène de la vie familière et spéciale de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris.
Notre imagination étant comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l'air indiqué, chaque fois que j'avais entendu parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines oeuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en moi. Il me fallait l'en dépouiller maintenant que je la voyais en train d'offrir des bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Certes j'étais bien loin d'en conclure qu'elle et ses invités fussent des êtres pareils aux autres. Je comprenais bien que ce qu'ils faisaient là n'était qu'un jeu, et que pour préluder aux actes de leur vie véritable (dont sans doute ce n'est pas ici qu'ils vivaient la partie importante) il convenait en vertu de rites ignorés de moi qu'ils feignissent d'offrir et de refuser des bonbons, geste dépouillé de sa signification et réglé d'avance comme le pas d'une danseuse qui tour à tour s'élève sur sa pointe et tourne autour d'une écharpe. Qui sait ? peut-être au moment où elle offrait ses bonbons, la Déesse disait-elle sur ce ton d'ironie (car je la voyais sourire) : « Voulez-vous des bonbons ? » Que m'importait ? J'aurais trouvé d'un délicieux raffinement la sécheresse voulue, à la Mérimée ou à la Meilhac, de ces mots adressés par une déesse à un demi-dieu qui, lui, savait quelles étaient les pensées sublimes que tous deux résumaient, sans doute pour le moment où ils se remettraient à vivre leur vraie vie, et qui, se prêtant à ce jeu, répondait avec la même mystérieuse malice : « Oui, je veux bien une cerise. » Et j'aurais écouté ce dialogue avec la même avidité que telle scène du Mari de la débutante, où l'absence de poésie, de grandes pensées, choses si familières pour moi et que je suppose que Meilhac eût été mille fois capable d'y mettre, me semblait à elle seule une élégance, une élégance conventionnelle, et par là d'autant plus mystérieuse et plus instructive.
« Ce gros-là, c'est le marquis de Ganançay », dit d'un air renseigné mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchoté derrière lui.
Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros oeil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l'ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l'orchestre qu'un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d'un aquarium. Par moments il s'arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les spectateurs n'auraient pu dire s'il souffrait, dormait, nageait, était en train de pondre ou respirait seulement. Personne n'excitait en moi autant d'envie que lui, à cause de l'habitude qu'il avait l'air d'avoir de cette baignoire et de l'indifférence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons ; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux yeux taillés dans un diamant que semblaient bien fluidifier, à ces moments-là, l'intelligence et l'amitié, mais qui, quand ils étaient au repos, réduits à leur pure beauté matérielle, à leur seul éclat minéralogique, si le moindre réflexe les déplaçait légèrement, incendiaient la profondeur du parterre de leurs feux inhumains, horizontaux et splendides. Cependant, parce que l'acte de Phèdre que jouait la Berma allait commencer, la princesse vint sur le devant de la baignoire ; alors comme si elle-même était une apparition de théâtre, dans la zone différente de lumière qu'elle traversa, je vis changer non seulement la couleur mais la matière de ses parures. Et dans la baignoire asséchée, émergée, qui n'appartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant d'être une néréide apparut enturbannée de blanc et de bleu comme quelque merveilleuse tragédienne costumée en Zaïre ou peut-être en Orosmane ; puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid d'alcyon qui protégeait tendrement la nacre rose de ses joues était douillet, éclatant et velouté, un immense oiseau de paradis.
Cependant mes regards furent détournés de la baignoire de la princesse de Guermantes par une petite femme mal vêtue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, s'asseoir à quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mélancolie qu'il ne me restait rien de mes dispositions d'autrefois quand, pour ne rien perdre du phénomène extraordinaire que j'aurais été contempler au bout du monde, je tenais mon esprit préparé comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l'observation scrupuleuse d'une comète ou d'une éclipse ; quand je tremblais que quelque nuage (mauvaise disposition de l'artiste, incident dans le public) empêchât le spectacle de se produire dans son maximum d'intensité ; quand j'aurais cru ne pas y assister dans les meilleures conditions si je ne m'étais pas rendu dans le théâtre même qui lui était consacré comme un autel, où me semblaient alors faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau rouge, les contrôleurs à oeillet blanc nommés par elle, le soubassement de la nef au-dessus d'un parterre plein de gens mal habillés, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes impressions d'alors et qui m'en semblaient inséparables. Phèdre, la « scène de la déclaration », la Berma avaient alors pour moi une sorte d'existence absolue. Situées en retrait du monde de l'expérience courante, elles existaient par elles-mêmes, il me fallait aller vers elles, je pénétrerais d'elles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux et mon âme tout grands j'en absorberais encore bien peu. Mais comme la vie me paraissait agréable : l'insignifiance de celle que je menais n'avait aucune importance, pas plus que les moments où on s'habille, où on se prépare pour sortir, puisque au-delà existaient, d'une façon absolue, bonnes et difficiles à approcher, impossibles à posséder tout entières, ces réalités plus solides, Phèdre, la « manière dont disait la Berma ». Saturé par ces rêveries sur la perfection dans l'art dramatique desquelles on eût pu alors extraire une dose importante, si l'on avait dans ces temps-là analysé mon esprit à quelque minute du jour, et peut-être de la nuit, que ce fût, j'étais comme une pile qui développe son électricité. Et il était arrivé un moment où, malade, même si j'avais cru en mourir, il aurait fallu que j'allasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite d'azur et qui de près rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quitté le monde de l'absolu et n'était plus qu'une chose pareille aux autres, dont je prenais connaissance parce que j'étais là, les artistes étaient des gens de même essence que ceux que je connaissais, tâchant de dire le mieux possible ces vers de Phèdre qui eux ne formaient plus une essence sublime et individuelle, séparée de tout, mais des vers plus ou moins réussis, prêts à rentrer dans l'immense matière des vers français où ils étaient mêlés. J'en éprouvais un découragement d'autant plus profond que si l'objet de mon désir têtu et agissant n'existait plus, en revanche les mêmes dispositions à une rêverie fixe, qui changeait d'année en année, mais me conduisait à une impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour où, malade, je partais pour aller voir dans un château un tableau d'Elstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour où j'avais dû partir pour Venise, à celui où j'étais allé entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que d'avance je sentais que l'objet présent de mon sacrifice me laisserait indifférent au bout de peu de temps, que je pourrais alors passer très près de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j'eusse en ce moment affronté tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par l'instabilité de son objet la vanité de mon effort, et en même temps son énormité à laquelle je n'avais pas cru, comme ces neurasthéniques dont on double la fatigue en leur faisant remarquer qu'ils sont fatigués. En attendant, ma songerie donnait du prestige à tout ce qui pouvait se rattacher à elle. Et même dans mes désirs les plus charnels toujours orientés d'un certain côté, concentrés autour d'un même rêve, j'aurais pu reconnaître comme premier moteur une idée, une idée à laquelle j'aurais sacrifié ma vie, et au point le plus central de laquelle, comme dans mes rêveries pendant les après-midi de lecture au jardin à Combray, était l'idée de perfection.
Je n'eus plus la même indulgence qu'autrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colère que j'avais remarquées alors dans le débit et le jeu d'Aricie, d'Ismène et d'Hippolyte. Ce n'est pas que ces artistes – c'étaient les mêmes – ne cherchassent toujours avec la même intelligence à donner ici à leur voix une inflexion caressante ou une ambiguïté calculée, là à leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient à cette voix : « Sois douce, chante comme un rossignol, caresse », ou au contraire : « Fais-toi furieuse », et alors se précipitaient sur elle pour tâcher de l'emporter dans leur frénésie. Mais elle, rebelle, extérieure à leur diction, restait irréductiblement leur voix naturelle, avec ses défauts ou ses charmes matériels, sa vulgarité ou son affectation quotidienne, et étalait ainsi un ensemble de phénomènes acoustiques ou sociaux que n'avait pas altéré le sentiment des vers récités.
De même le geste de ces artistes disait à leurs bras, à leur péplum : « Soyez majestueux ». Mais les membres insoumis laissaient se pavaner entre l'épaule et le coude un biceps qui ne savait rien du rôle ; ils continuaient à exprimer l'insignifiance de la vie de tous les jours et à mettre en lumière, au lieu des nuances raciniennes, des connexités musculaires ; et la draperie qu'ils soulevaient retombait selon une verticale où ne le disputait aux lois de la chute des corps qu'une souplesse insipide et textile. À ce moment la petite dame qui était près de moi s'écria : « Pas un applaudissement ! Et comme elle est ficelée ! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-là. »
Devant les « chut » des voisins, les deux jeunes gens qui étaient avec elle tâchèrent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se déchaînait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait d'ailleurs s'adresser qu'au succès, à la gloire, car la Berma qui avait gagné tant d'argent n'avait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous d'affaires ou d'amitié auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient la décommander, dans les hôtels des appartements retenus à l'avance et qu'elle ne venait jamais occuper, des océans de parfums pour laver ses chiennes, des dédits à payer à tous les directeurs. À défaut de frais plus considérables, et moins voluptueuse que Cléopâtre, elle aurait trouvé le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l'Urbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame était une actrice qui n'avait pas eu de chance et avait voué une haine mortelle à la Berma. Celle-ci venait d'entrer en scène. Et alors, ô miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement épuisés à apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par coeur, après que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnés de notre mémoire poursuivent sans les retrouver et qui, quand nous ne pensons plus à eux, sont là devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui m'avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir l'essence, maintenant, après ces années d'oubli, dans cette heure d'indifférence, s'imposait avec la force de l'évidence à mon admiration. Autrefois, pour tâcher d'isoler ce talent, je défalquais en quelque sorte de ce que j'entendais le rôle lui-même, le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que j'avais étudié d'avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme résidu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais à apercevoir en dehors du rôle, il ne faisait qu'un avec lui. Tel pour un grand musicien (il paraît que c'était le cas pour Vinteuil quand il jouait du piano) son jeu est d'un si grand pianiste qu'on ne sait même plus du tout si cet artiste est pianiste, parce que (n'interposant pas tout cet appareil d'efforts musculaires, çà et là couronnés de brillants effets, toute cette éclaboussure de notes où du moins l'auditeur qui ne sait où se prendre croit trouver le talent dans sa réalité matérielle, tangible) ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce qu'il interprète que lui-même on ne le voit plus, et qu'il n'est plus qu'une fenêtre qui donne sur un chef-d'oeuvre. Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou délicate la voix et la mimique d'Aricie, d'Ismène, d'Hippolyte, j'avais pu les distinguer ; mais Phèdre se les était intériorisées, et mon esprit n'avait pas réussi à arracher à la diction et aux attitudes, à appréhender dans l'avare simplicité de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n'en dépassaient pas tant ils s'y étaient profondément résorbés. La voix de la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul déchet de matière inerte et réfractaire à l'esprit, ne laissait pas discerner autour d'elle cet excédent de larmes qu'on voyait couler, parce qu'elles n'avaient pu s'y imbiber, sur la voix de marbre d'Aricie ou d'Ismène, mais avait été délicatement assouplie en ses moindres cellules comme l'instrument d'un grand violoniste chez qui on veut, quand on dit qu'il a un beau son, louer non pas une particularité physique mais une supériorité d'âme ; et comme dans le paysage antique où à la place d'une nymphe disparue il y a une source inanimée, une intention discernable et consciente s'y était changée en quelque qualité du timbre, d'une limpidité étrange, appropriée et froide. Les bras de la Berma que les vers eux-mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que l'eau déplace en s'échappant ; son attitude en scène qu'elle avait lentement constituée, qu'elle modifierait encore, et qui était faite de raisonnements d'une autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement où ils faisaient palpiter, autour du personnage de Phèdre, des éléments riches et complexes, mais que le spectateur fasciné prenait, non pour une réussite de l'artiste, mais pour une donnée de la vie ; ces blancs voiles eux-mêmes, qui, exténués et fidèles, semblaient de la matière vivante et avoir été filés par la souffrance mi-païenne, mi-janséniste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux ; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n'était, autour de ce corps d'une idée qu'est un vers (corps qui au contraire des corps humains n'est pas devant l'âme comme un obstacle opaque qui empêche de l'apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié, où elle se diffuse et où on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui au lieu de la cacher ne rendaient que plus splendidement l'âme qui se les était assimilées et s'y était répandue, comme des coulées de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flamme où il est engainé. Telle l'interprétation de la Berma était autour de l'oeuvre, une seconde oeuvre, vivifiée aussi par le génie.
Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d'autrefois, n'était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique c'était justement cela. Je pensais tout à l'heure que, si je n'avais pas eu de plaisir la première fois que j'avais entendu la Berma, c'est que, comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-Élysées, je venais à elle avec un trop grand désir. Entre les deux déceptions il n'y avait peut-être pas seulement cette ressemblance, une autre aussi, plus profonde. L'impression que nous cause une personne, une oeuvre (ou une interprétation) fortement caractérisées, est particulière. Nous avons apporté avec nous les idées de « beauté », « largeur de style », « pathétique », que nous pourrions à la rigueur avoir l'illusion de reconnaître dans la banalité d'un talent, d'un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l'insistance d'une forme dont il ne possède pas d'équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l'inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande : « Est-ce beau ? Ce que j'éprouve, est-ce de l'admiration ? Est-ce cela, la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ? » Et ce qui lui répond de nouveau, c'est une voix aiguë, c'est un ton curieusement questionneur, c'est l'impression despotique causée par un être qu'on ne connaît pas, toute matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n'est laissé pour la « largeur de l'interprétation ». Et à cause de cela ce sont les oeuvres vraiment belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui doivent le plus nous décevoir, parce que, dans la collection de nos idées, il n'y en a aucune qui réponde à une impression individuelle.
C'était précisément ce que me montrait le jeu de la Berma. C'était bien cela, la noblesse, l'intelligence de la diction. Maintenant je me rendais compte des mérites d'une interprétation large, poétique, puissante ; ou plutôt, c'était cela à quoi on a convenu de décerner ces titres, mais comme on donne le nom de Mars, de Vénus, de Saturne à des étoiles qui n'ont rien de mythologique. Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l'intervalle. C'est bien un peu cet intervalle, cette faille, que j'avais eu à franchir quand, le premier jour où j'étais allé voir jouer la Berma, l'ayant écoutée de toutes mes oreilles, j'avais eu quelque peine à rejoindre mes idées de « noblesse d'interprétation », d'« originalité » et n'avais éclaté en applaudissements qu'après un moment de vide et comme s'ils naissaient non pas de mon impression même, mais comme si je les rattachais à mes idées préalables, au plaisir que j'avais à me dire : « J'entends enfin la Berma. » Et la différence qu'il y a entre une personne, une oeuvre fortement individuelle et l'idée de beauté, existe aussi grande entre ce qu'elles nous font ressentir et les idées d'amour, d'admiration. Aussi ne les reconnaît-on pas. Je n'avais pas eu de plaisir à entendre la Berma (pas plus que je n'en avais à voir Gilberte). Je m'étais dit : « Je ne l'admire donc pas. » Mais cependant je ne songeais alors qu'à approfondir le jeu de la Berma, je n'étais préoccupé que de cela, je tâchais d'ouvrir ma pensée le plus largement possible pour recevoir tout ce qu'il contenait : je comprenais maintenant que c'était justement cela, admirer.
Ce génie dont l'interprétation de la Berma n'était seulement que la révélation, était-ce bien seulement le génie de Racine ?
Je le crus d'abord. Je devais être détrompé, une fois l'acte de Phèdre fini, après les rappels du public, pendant lesquels ma vieille voisine rageuse, redressant sa taille minuscule, posant son corps de biais, immobilisa les muscles de son visage et plaça ses bras en croix sur sa poitrine pour montrer qu'elle ne se mêlait pas aux applaudissements des autres et rendre plus évidente une protestation qu'elle jugeait sensationnelle, mais qui passa inaperçue. La pièce suivante était une des nouveautés qui jadis me semblaient, à cause du défaut de célébrité, devoir paraître minces, particulières, dépourvues qu'elles étaient d'existence en dehors de la représentation qu'on en donnait. Mais je n'avais pas comme pour une pièce classique cette déception de voir l'éternité d'un chef-d'oeuvre ne tenir que la longueur de la rampe et la durée d'une représentation qui l'accomplissait aussi bien qu'une pièce de circonstance. Puis à chaque tirade que je sentais que le public aimait et qui serait un jour fameuse, à défaut de la célébrité qu'elle n'avait pu avoir dans le passé, j'ajoutais celle qu'elle aurait dans l'avenir, par un effort d'esprit inverse de celui qui consiste à se représenter des chefs-d'oeuvre au temps de leur grêle apparition, quand leur titre qu'on n'avait encore jamais entendu ne semblait pas devoir être mis un jour, confondu dans une même lumière, à côté de ceux des autres oeuvres de l'auteur. Et ce rôle serait mis un jour dans la lifte de ses plus beaux, auprès de celui de Phèdre. Non qu'en lui-même il ne fût dénué de toute valeur littéraire ; mais la Berma y était aussi sublime que dans Phèdre. Je compris alors que l'oeuvre de l'écrivain n'était pour la tragédienne qu'une matière, à peu près indifférente en soi-même, pour la création de son chef-d'oeuvre d'interprétation, comme le grand peintre que j'avais connu à Balbec, Elstir, avait trouvé le motif de deux tableaux qui se valent, dans un bâtiment scolaire sans caractère et dans une cathédrale qui est, par elle-même, un chef-d'oeuvre. Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes, la Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et qu'une artiste médiocre eût détachés l'un après l'autre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n'empêchait pas qu'on perçût le vers. N'est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c'est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par elle, mais y introduit la variation d'une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l'un de pensée, l'autre de métrique ? Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, même les vers, même les « tirades », dans des ensembles plus vastes qu'eux-mêmes, à la frontière desquels c'était un charme de les voir obligés de s'arrêter, s'interrompre ; ainsi un poète prend plaisir à faire hésiter un instant, à la rime, le mot qui va s'élancer et un musicien à confondre les mots divers du livret dans un même rythme qui les contrarie et les entraîne. Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d'oeuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans des portraits qu'il a peints d'après des modèles différents, on reconnaît un peintre.
Je n'aurais plus souhaité comme autrefois de pouvoir immobiliser les attitudes de la Berma, le bel effet de couleur qu'elle donnait un instant seulement dans un éclairage aussitôt évanoui et qui ne se reproduisait pas, ni lui faire redire cent fois un vers. Je comprenais que mon désir d'autrefois était plus exigeant que la volonté du poète, de la tragédienne, du grand article décorateur qu'était son metteur en scène, et que ce charme répandu au vol sur un vers, ces gestes instables perpétuellement transformés, ces tableaux successifs, c'était le résultat fugitif, le but momentané, le mobile chef-d'oeuvre que l'art théâtral se proposait et que détruirait en voulant le fixer l'attention d'un auditeur trop épris. Même je ne tenais pas à venir un autre jour réentendre la Berma ; j'étais satisfait d'elle ; c'est quand j'admirais trop pour ne pas être déçu par l'objet de mon admiration, que cet objet fût Gilberte ou la Berma, que je demandais d'avance à l'impression du lendemain le plaisir que m'avait refusé l'impression de la veille. Sans chercher à approfondir la joie que je venais d'éprouver et dont j'aurais peut-être pu faire un plus fécond usage, je me disais comme autrefois certain de mes camarades de collège : « C'est vraiment la Berma que je mets en premier », tout en sentant confusément que le génie de la Berma n'était peut-être pas traduit très exactement par cette affirmation de ma préférence et de cette place de « première » décernée, quelque calme d'ailleurs qu'elles m'apportassent.
Au moment où cette seconde pièce commença, je regardai du côté de la baignoire de Mme de Guermantes. Cette princesse venait, par un mouvement générateur d'une ligne délicieuse que mon esprit poursuivait dans le vide, de tourner la tête vers le fond de la baignoire ; les invités étaient debout, tournés aussi vers le fond, et entre la double haie qu'ils faisaient, dans son assurance et sa grandeur de déesse, mais avec une douceur inconnue due à la feinte et souriante confusion d'arriver si tard et de faire lever tout le monde au milieu de la représentation, entra, tout enveloppée de blanches mousselines, la Duchesse de Guermantes. Elle alla droit vers sa cousine, fit une profonde révérence à un jeune homme blond qui était assis au premier rang et, se retournant vers les monstres marins et sacrés flottant au fond de l'antre, fit à ces demi-dieux du Jockey-Club – qui à ce moment-là, et particulièrement M. de Palancy, furent les hommes que j'aurais le plus aimé être – un bonjour familier de vieille amie, allusion à l'au-jour-le-jour de ses relations avec eux depuis quinze ans. Je ressentais le mystère mais ne pouvais déchiffrer l'énigme de ce regard souriant qu'elle adressait à ses amis, dans l'éclat bleuté dont il brillait tandis qu'elle abandonnait sa main aux uns et aux autres, et qui, si j'eusse pu en décomposer le prisme, en analyser les cristallisations, m'eût peut-être révélé l'essence de la vie inconnue qui y apparaissait à ce moment-là. Le duc de Guermantes suivait sa femme, les reflets de son monocle, le rire de sa dentition, la blancheur de son oeillet ou de son plastron plissé, écartant pour faire place à leur lumière ses sourcils, ses lèvres, son frac ; d'un geste de sa main étendue qu'il abaissa sur leurs épaules, tout droit, sans bouger la tête, il commanda de se rasseoir aux monstres inférieurs qui lui faisaient place, et s'inclina profondément devant le jeune homme blond. On eût dit que la duchesse avait deviné que sa cousine, dont elle raillait, disait-on, ce qu'elle appelait les exagérations (nom que de son point de vue spirituellement français et tout modéré prenaient vite la poésie et l'enthousiasme germaniques), aurait ce soir une de ces toilettes où la duchesse la trouvait « costumée », et qu'elle avait voulu lui donner une leçon de goût. Au lieu des merveilleux et doux plumages qui de la tête de la princesse descendaient jusqu'à son cou, au lieu de sa résille de coquillages et de perles, la duchesse n'avait dans les cheveux qu'une simple aigrette qui, dominant son nez busqué et ses yeux à fleur de tête, avait l'air de l'aigrette d'un oiseau. Son cou et ses épaules sortaient d'un flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un éventail en plumes de cygne, mais ensuite la robe, dont le corsage avait pour seul ornement d'innombrables paillettes soit de métal, en baguettes et en grains, soit de brillants, moulait son corps avec une précision toute britannique. Mais si différentes que les deux toilettes fussent l'une de l'autre, après que la princesse eut donné à sa cousine la chaise qu'elle occupait jusque-là, on les vit, se retournant l'une vers l'autre, s'admirer réciproquement.
Peut-être Mme de Guermantes aurait-elle le lendemain un sourire quand elle parlerait de la coiffure un peu trop compliquée de la princesse, mais certainement elle déclarerait que celle-ci n'en était pas moins ravissante et merveilleusement arrangée ; et la princesse, qui, par goût, trouvait quelque chose d'un peu froid, d'un peu sec, d'un peu couturier, dans la façon dont s'habillait sa cousine, découvrirait dans cette stricte sobriété un raffinement exquis. D'ailleurs entre elles l'harmonie, l'universelle gravitation préétablie de leur éducation, neutralisaient les contrastes non seulement d'ajustement mais d'attitude. À ces lignes invisibles et aimantées que l'élégance des manières tendait entre elles, le naturel expansif de la princesse venait expirer, tandis que vers elles, la rectitude de la duchesse se laissait attirer, infléchir, se faisait douceur et charme. Comme dans la pièce que l'on était en train de représenter, pour comprendre ce que la Berma dégageait de poésie personnelle, on n'avait qu'à confier le rôle qu'elle jouait, et qu'elle seule pouvait jouer, à n'importe quelle autre actrice, le spectateur qui eût levé les yeux vers le balcon eût vu, dans deux loges, un « arrangement » qu'elle croyait rappeler ceux de la princesse de Guermantes, donner simplement à la baronne de Morienval l'air excentrique, prétentieux et mal élevé, et un effort à la fois patient et coûteux pour imiter les toilettes et le chic de la duchesse de Guermantes, faire seulement ressembler Mme de Cambremer à quelque pensionnaire provinciale, montée sur fil de fer, droite, sèche et pointue, un plumet de corbillard verticalement dressé dans les cheveux. Peut-être la place de cette dernière n'était-elle pas dans une salle où c'était seulement avec les femmes les plus brillantes de l'année que les loges (et même celles des plus hauts étages qui d'en bas semblaient de grosses bourriches piquées de fleurs humaines et attachées au cintre de la salle par les brides rouges de leurs séparations de velours) composaient un panorama éphémère que les morts, les scandales, les maladies, les brouilles modifieraient bientôt, mais qui en ce moment était immobilisé par l'attention, la chaleur, le vertige, la poussière, l'élégance et l'ennui, dans cette espèce d'instant éternel et tragique d'inconsciente attente et de calme engourdissement qui, rétrospectivement, semble avoir précédé l'explosion d'une bombe ou la première flamme d'un incendie.
La raison pour quoi Mme de Cambremer se trouvait là était que la princesse de Parme, dénuée de snobisme comme la plupart des véritables altesses et, en revanche, dévorée par l'orgueil, le désir de la charité qui égalait chez elle le goût de ce qu'elle croyait les Arts, avait cédé çà et là quelques loges à des femmes comme Mme de Cambremer qui ne faisaient pas partie de la haute société aristocratique, mais avec lesquelles elle était en relation pour ses oeuvres de bienfaisance. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes, ce qui lui était d'autant plus aisé que, n'étant pas en relations véritables avec elles, elle ne pouvait avoir l'air de quêter un salut. Être reçue chez ces deux grandes dames était pourtant le but qu'elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculé qu'elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais atteinte d'une maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de connaissances médicales, elle croyait connaître le caractère inexorable, elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-là. Elle était du moins heureuse ce soir-là de penser que toutes ces femmes qu'elle ne connaissait guère verraient auprès d'elle un homme de leurs amis, le jeune marquis de Beausergent, frère de Mme d'Argencourt, lequel fréquentait également les deux sociétés, et de la présence de qui les femmes de la seconde aimaient beaucoup à se parer sous les yeux de celles de la première. Il s'était assis derrière Mme de Cambremer sur une chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la ravissante élégance de sa jolie tournure cambrée, de sa fine tête aux cheveux blonds, il soulevait à demi son corps redressé, un sourire à ses yeux bleus, avec un mélange de respect et de désinvolture, gravant ainsi avec précision dans le rectangle du plan oblique où il était placé comme une de ces vieilles estampes qui figurent un grand seigneur hautain et courtisan. Il acceptait souvent de la sorte d'aller au théâtre avec Mme de Cambremer ; dans la salle et à la sortie, dans le vestibule, il restait bravement auprès d'elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu'il avait là et à qui il évitait de parler, ne voulant pas les gêner, et comme s'il avait été en mauvaise compagnie. Si alors passait la princesse de Guermantes, belle et légère comme Diane, laissant traîner derrière elle un manteau incomparable, faisant se détourner toutes les têtes et suivie par tous les yeux (par ceux de Mme de Cambremer plus que par tous les autres), M. de Beausergent s'absorbait dans une conversation avec sa voisine, ne répondait au sourire amical et éblouissant de la princesse que contraint et forcé et avec la réserve bien élevée et la charitable froideur de quelqu'un dont l'amabilité peut être devenue momentanément gênante.
Mme de Cambremer n'eût-elle pas su que la baignoire appartenait à la princesse qu'elle eût cependant reconnu que Mme de Guermantes était l'invitée, à l'air d'intérêt plus grand qu'elle portait au spectacle de la scène et de la salle afin d'être aimable envers son hôtesse. Mais en même temps que cette force centrifuge, une force inverse développée par le même désir d'amabilité ramenait l'attention de la duchesse vers sa propre toilette, sur son aigrette, son collier, son corsage et aussi vers celle de la princesse elle-même, dont la cousine semblait se proclamer la sujette, l'esclave, venue ici seulement pour la voir, prête à la suivre ailleurs s'il avait pris fantaisie à la titulaire de la loge de s'en aller, et ne regardant que comme composée d'étrangers curieux à considérer le reste de la salle où elle comptait pourtant nombre d'amis dans la loge desquels elle se trouvait d'autres semaines et à l'égard de qui elle ne manquait pas de faire preuve alors du même loyalisme exclusif, relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer était étonnée de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait très tard à Guermantes et supposait qu'elle y était encore. Mais on lui avait raconté que parfois, quand il y avait à Paris un spectacle qu'elle jugeait intéressant, Mme de Guermantes faisait atteler une de ses voitures aussitôt qu'elle avait pris le thé avec les chasseurs et, au soleil couchant, partait au grand trot, à travers la forêt crépusculaire, puis par la route, prendre le train à Combray pour être à Paris le soir. « Peut-être vient-elle de Guermantes exprès pour entendre la Berma », pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et elle se rappelait avoir entendu dire à Swann, dans ce jargon ambigu qu'il avait en commun avec M. de Charlus : « La duchesse est un des êtres les plus nobles de Paris, de l'élite la plus raffinée, la plus choisie. » Pour moi qui faisais dériver du nom de Guermantes, du nom de Bavière et du nom de Condé la vie, la pensée des deux cousines (je ne le pouvais plus pour leurs visages puisque je les avais vus), j'aurais mieux aimé connaître leur jugement sur Phèdre que celui du plus grand critique du monde. Car dans le sien je n'aurais trouvé que de l'intelligence, de l'intelligence supérieure à la mienne, mais de même nature. Mais ce que pensaient la duchesse et la princesse de Guermantes, et qui m'eût fourni sur la nature de ces deux poétiques créatures un document inestimable, je l'imaginais à l'aide de leurs noms, j'y supposais un charme irrationnel et, avec la soif et la nostalgie d'un fiévreux, ce que je demandais à leur opinion sur Phèdre de me rendre, c'était le charme des après-midi d'été où je m'étais promené du côté de Guermantes.
Mme de Cambremer essayait de distinguer quelle sorte de toilette portaient les deux cousines. Pour moi, je ne doutais pas que ces toilettes ne leur fussent particulières, non pas seulement dans le sens où la livrée à col rouge ou à revers bleu appartenait jadis exclusivement aux Guermantes et aux Condé, mais plutôt comme pour un oiseau le plumage qui n'est pas seulement un ornement de sa beauté, mais une extension de son corps. La toilette de ces deux femmes me semblait comme une matérialisation neigeuse ou diaprée de leur activité intérieure, et, comme les gestes que j'avais vu faire à la princesse de Guermantes et que je n'avais pas douté correspondre à une idée cachée, les plumes qui descendaient du front de la princesse et le corsage éblouissant et pailleté de sa cousine semblaient avoir une signification, être pour chacune des deux femmes un attribut qui n'était qu'à elle et dont j'aurais voulu connaître la signification : l'oiseau de paradis me semblait inséparable de l'une, comme le paon de Junon ; je ne pensais pas qu'aucune femme pût usurper le corsage pailleté de l'autre plus que l'égide étincelante et frangée de Minerve. Et quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu'au plafond du théâtre où étaient peintes de froides allégories, c'était comme si j'avais aperçu, grâce au déchirement miraculeux des nuées coutumières, l'assemblée des Dieux en train de contempler le spectacle des hommes, sous un velum rouge, dans une éclaircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Je contemplais cette apothéose momentanée avec un trouble que mélangeait de paix le sentiment d'être ignoré des Immortels ; la duchesse m'avait bien vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas s'en souvenir, et je ne souffrais pas qu'elle se trouvât, par la place qu'elle occupait dans la baignoire, regarder les madrépores anonymes et collectifs du public de l'orchestre, car je sentais heureusement mon être dissous au milieu d'eux, quand, au moment où en vertu des lois de la réfraction vint sans doute se peindre dans le courant impassible des deux yeux bleus la forme confuse du protozoaire dépourvu d'existence individuelle que j'étais, je vis une clarté les illuminer : la duchesse, de déesse devenue femme et me semblant tout d'un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantée de blanc qu'elle tenait appuyée sur le rebord de la loge, l'agita en signe d'amitié, mes regards se sentirent croisés par l'incandescence involontaire et les feux des yeux de la princesse, laquelle les avait fait entrer à son insu en conflagration rien qu'en les bougeant pour chercher à voir à qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci, qui m'avait reconnu, fit pleuvoir sur moi l'averse étincelante et céleste de son sourire.
Maintenant tous les matins, bien avant l'heure où elle sortait, j'allais par un long détour me poster à l'angle de la rue qu'elle descendait d'habitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais d'un air distrait, regardant dans une direction opposée et levant les yeux vers elle dès que j'arrivais à sa hauteur mais comme si je ne m'étais nullement attendu à la voir. Même les premiers jours, pour être plus sûr de ne pas la manquer, j'attendais devant la maison. Et chaque fois que la porte cochère s'ouvrait (laissant passer successivement tant de personnes qui n'étaient pas celle que j'attendais), son ébranlement se prolongeait ensuite dans mon coeur en oscillations qui mettaient longtemps à se calmer. Car jamais fanatique d'une grande comédienne qu'il ne connaît pas, allant faire « le pied de grue » devant la sortie des artistes, jamais foule exaspérée ou idolâtre réunie pour insulter ou porter en triomphe le condamné ou le grand homme qu'on croit être sur le point de passer chaque fois qu'on entend du bruit venu de l'intérieur de la prison ou du palais, ne furent aussi émus que je l'étais, attendant le départ de cette grande dame qui, dans sa toilette simple, savait, par la grâce de sa marche (toute différente de l'allure qu'elle avait quand elle entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade matinale – il n'y avait pour moi qu'elle au monde qui se promenât – tout un poème d'élégance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps. Mais après trois jours, pour que le concierge ne pût se rendre compte de mon manège, je m'en allai beaucoup plus loin, jusqu'à un point quelconque du parcours habituel de la duchesse. Souvent avant cette soirée au théâtre, je faisais ainsi de petites sorties avant le déjeuner, quand le temps était beau ; s'il avait plu, à la première éclaircie je descendais faire quelques pas, et tout d'un coup, venant sur le trottoir encore mouillé, changé par la lumière en laque d'or, dans l'apothéose d'un carrefour poudroyant d'un brouillard que tanne et blondit le soleil, j'apercevais une pensionnaire suivie de son institutrice ou une laitière avec ses manches blanches, je restais sans mouvement, une main contre mon coeur qui s'élançait déjà vers une vie étrangère ; je tâchais de me rappeler la rue, l'heure, la porte sous laquelle la fillette (que quelquefois je suivais) avait disparu sans ressortir. Heureusement la fugacité de ces images caressées et que je me promettais de chercher à revoir, les empêchait de se fixer fortement dans mon souvenir. N'importe, j'étais moins triste d'être malade, de n'avoir jamais eu encore le courage de me mettre à travailler, à commencer un livre, la terre me paraissait plus agréable à habiter, la vie plus intéressante à parcourir depuis que je voyais que les rues de Paris comme les routes de Balbec étaient fleuries de ces beautés inconnues que j'avais si souvent cherché à faire surgir des bois de Méséglise, et dont chacune excitait un désir voluptueux qu'elle seule semblait capable d'assouvir.
En rentrant de l'Opéra, j'avais ajouté pour le lendemain à celles que depuis quelques jours je souhaitais de retrouver, l'image de Mme de Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de cheveux blonds et légers, avec la tendresse promise dans le sourire qu'elle m'avait adressé de la baignoire de sa cousine. Je suivrais le chemin que Françoise m'avait dit que prenait la duchesse et je tâcherais pourtant, pour retrouver deux jeunes filles que j'avais vues l'avant-veille, de ne pas manquer la sortie d'un cours et d'un catéchisme. Mais, en attendant, de temps à autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la sensation de douceur qu'il m'avait donnée, me revenaient. Et sans trop savoir ce que je faisais, je m'essayais à les placer (comme une femme regarde l'effet que ferait sur une robe une certaine sorte de boutons de pierreries qu'on vient de lui donner) à côté des idées romanesques que je possédais depuis longtemps et que la froideur d'Albertine, le départ prématuré de Gisèle et, avant cela, la séparation voulue et trop prolongée d'avec Gilberte avaient libérées (l'idée par exemple d'être aimé d'une femme, d'avoir une vie en commun avec elle) ; puis c'était l'image de l'une ou l'autre des deux jeunes filles que j'approchais de ces idées auxquelles, aussitôt après, je tâchais d'adapter le souvenir de la duchesse. Auprès de ces idées, le souvenir de Mme de Guermantes à l'Opéra était bien peu de chose, une petite étoile à côté de la longue queue de sa comète flamboyante ; de plus je connaissais très bien ces idées longtemps avant de connaître Mme de Guermantes ; le souvenir, lui, au contraire, je le possédais imparfaitement ; il m'échappait par moments ; ce fut pendant les heures où, de flottant en moi au même titre que les images d'autres femmes jolies, il passa peu à peu à une association unique et définitive – exclusive de toute autre image féminine – avec mes idées romanesques si antérieures à lui, ce fut pendant ces quelques heures où je me le rappelais le mieux que j'aurais dû m'aviser de savoir exactement quel il était ; mais, je ne savais pas alors l'importance qu'il allait prendre pour moi ; il était doux seulement comme un premier rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-même, il était la première esquisse, la seule vraie, la seule faite d'après la vie, la seule qui fût réellement Mme de Guermantes ; durant les quelques heures où j'eus le bonheur de le détenir sans savoir faire attention à lui, il devait être bien charmant pourtant, ce souvenir, puisque c'est toujours à lui, librement encore, à ce moment-là, sans hâte sans fatigue, sans rien de nécessaire ni d'anxieux, que mes idées d'amour revenaient ; ensuite, au fur et à mesure que ces idées le fixèrent plus définitivement, il acquit d'elles une plus grande force, mais devint lui-même plus vague ; bientôt je ne sus plus le retrouver ; et dans mes rêveries, je le déformais sans doute complètement, car, chaque fois que je voyais Mme de Guermantes, je constatais un écart, d'ailleurs toujours différent, entre ce que j'avais imaginé et ce que je voyais. Chaque jour maintenant, certes, au moment que Mme de Guermantes débouchait au haut de la rue, j'apercevais encore sa taille haute, ce visage au regard clair sous une chevelure légère, toutes choses pour lesquelles j'étais là ; mais en revanche, quelques secondes plus tard, quand, ayant détourné les yeux dans une autre direction pour avoir l'air de ne pas m'attendre à cette rencontre que j'étais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment où j'arrivais au même niveau de la rue qu'elle, ce que je voyais alors, c'étaient des marques rouges, dont je ne savais si elles étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien éloigné de l'amabilité du soir de Phèdre, répondait à ce salut que je lui adressais quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles lutta avec des chances inégales pour la domination de mes idées amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci, comme de lui-même, qui finit par renaître le plus souvent pendant que ses concurrents s'éliminaient ; ce fut sur lui que je finis par avoir, en somme volontairement encore et comme par choix et plaisir, transféré toutes mes pensées d'amour. Je ne songeai plus aux fillettes du catéchisme, ni à une certaine laitière ; et pourtant je n'espérais plus de retrouver dans la rue ce que j'étais venu y chercher, ni la tendresse promise au théâtre dans un sourire, ni la silhouette et le visage clair sous la chevelure blonde qui n'étaient tels que de loin. Maintenant je n'aurais même, pu dire comment était Mme de Guermantes, à quoi je la reconnaissais, car chaque jour, dans l'ensemble de sa personne, la figure était autre comme la robe et le chapeau.
Pourquoi tel jour, voyant s'avancer de face sous une capote mauve une douce et lisse figure aux charmes distribués avec symétrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait résorbée, apprenais-je d'une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de Guermantes ? Pourquoi ressentais-je le même trouble, affectais-je la même indifférence, détournais-je les yeux de la même façon distraite que la veille à l'apparition de profil, dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d'un nez en bec d'oiseau, le long d'une joue rouge, barrée d'un oeil perçant, comme quelque divinité égyptienne ? Une fois ce ne fut pas seulement une femme à bec d'oiseau que je vis, mais comme un oiseau même : la robe et jusqu'au toquet de Mme de Guermantes étaient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune étoffe, elle semblait naturellement fourrée, comme certains vautours dont le plumage épais, uni, fauve et doux, a l'air d'une sorte de pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tête recourbait son bec d'oiseau et les yeux à fleur de tête étaient perçants et bleus.
Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans apercevoir Mme de Guermantes, quand tout d'un coup, au fond d'une boutique de crémier cachée entre deux hôtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se détachait le visage confus et nouveau d'une femme élégante qui était en train de se faire montrer des « petits suisses » et, avant que j'eusse eu le temps de la distinguer, venait me frapper, comme un éclair qui aurait mis moins de temps à arriver à moi que le reste de l'image, le regard de la duchesse ; une autre fois, ne l'ayant pas rencontrée et entendant sonner midi, je comprenais que ce n'était plus la peine de rester à attendre, je reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbé dans ma déception, regardant sans la voir une voiture qui s'éloignait, je comprenais tout d'un coup que le mouvement de tête qu'une dame avait fait de la portière était pour moi, et que cette dame, dont les traits dénoués et pâles ou au contraire tendus et vifs, composaient, sous un chapeau rond au bas d'une haute aigrette, le visage d'une étrangère que j'avais cru ne pas reconnaître, était Mme de Guermantes par qui je m'étais laissé saluer sans même lui répondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au coin de la loge, où le détestable concierge dont je haïssais les coups d'oeil investigateurs était en train de lui faire de grands saluts et sans doute aussi des « rapports ». Car tout le personnel des Guermantes, dissimulé derrière les rideaux des fenêtres, épiait en tremblant le dialogue qu'il n'entendait pas et à la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le « pipelet » avait vendu. À cause de toutes les apparitions successives de visages différents qu'offrait Mme de Guermantes, visages occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste, dans l'ensemble de sa toilette, mon amour n'était pas attaché à telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d'étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu'elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer mon trouble parce qu'à travers elles, à travers le nouveau collet et la joue inconnue, je sentais que c'était toujours Mme de Guermantes. Ce que j'aimais, c'était la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c'était elle, dont l'hostilité me chagrinait, dont l'approche me bouleversait, dont j'eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions perdissent pour moi de leur importance.
Je n'aurais pas senti moi-même que Mme de Guermantes était excédée de me rencontrer tous les jours que je l'aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et de pitié qui était celui de Françoise quand elle m'aidait à m'apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes affaires, je sentais s'élever un vent contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Je n'essayais même pas de gagner la confiance de Françoise, je sentais que je n'y arriverais pas. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui pouvait nous arriver, à mes parents et à moi, de désagréable, un pouvoir dont la nature m'est toujours restée obscure. Peut-être n'était-il pas surnaturel et aurait-il pu s'expliquer par des moyens d'information qui lui étaient spéciaux ; c'est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportées à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité transmises, non par télépathie, mais de colline en colline à l'aide de feux allumés. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maîtresse exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et avaient-ils répété ces propos à Françoise. Mes parents, il est vrai, auraient pu affecter à mon service quelqu'un d'autre que Françoise, je n'y aurais pas gagné. Françoise en un sens était moins domestique que les autres. Dans sa manière de sentir, d'être bonne et pitoyable, d'être dure et hautaine, d'être fine et bornée, d'avoir la peau blanche et les mains rouges, elle était la demoiselle de village dont les parents « étaient bien de chez eux », mais, ruinés, avaient été obligés de la mettre en condition. Sa présence dans notre maison, c'était l'air de la campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans, transportés chez nous, grâce à une sorte de voyage inverse où c'est la villégiature qui vient vers le voyageur. Comme la vitrine d'un musée régional l'est par ces curieux ouvrages que les paysannes exécutent et passementent encore dans certaines provinces, notre appartement parisien était décoré par les paroles de Françoise inspirées d'un sentiment traditionnel et local et qui obéissaient à des règles très anciennes. Et elle savait y retracer, comme avec des fils de couleur, les cerisiers et les oiseaux de son enfance, le lit où était morte sa mère, et qu'elle voyait encore. Mais malgré tout cela, dès qu'elle était entrée à Paris à notre service, elle avait partagé – et à plus forte raison toute autre l'eût fait à sa place – les idées, les jurisprudences d'interprétation des domestiques des autres étages, se rattrapant du respect qu'elle était obligée de nous témoigner, en nous répétant ce que la cuisinière du quatrième disait de grossier à sa maîtresse, et avec une telle satisfaction de domestique que, pour la première fois de notre vie, nous sentant une sorte de solidarité avec la détestable locataire du quatrième, nous nous disions que peut-être, en effet, nous étions des maîtres. Cette altération du caractère de Françoise était peut-être inévitable. Certaines existences sont si anormales qu'elles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait à Versailles entre ses courtisans, aussi étrange que celle d'un pharaon ou d'un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute d'une étrangeté plus monstrueuse encore et que seule l'habitude nous voile. Mais c'est jusque dans des détails encore plus particuliers que j'aurais été condamné, même si j'avais renvoyé Françoise, à garder le même domestique. Car divers autres purent entrer plus tard à mon service ; déjà pourvus des défauts généraux des domestiques, ils n'en subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de l'attaque commandent celles de la riposte, pour ne pas être entamés par les aspérités de mon caractère, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au même endroit ; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancées. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, précisément parce qu'elles étaient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gâtant peu à peu, me les apprirent. Ce fut par leurs défauts invariablement acquis que j'appris mes défauts naturels et invariables, leur caractère me présenta une sorte d'épreuve négative du mien. Nous nous étions beaucoup moqués autrefois, ma mère et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques : « Cette race, cette espèce. » Mais je dois dire que la raison pourquoi je n'avais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inévitablement à la race générale des domestiques et à l'espèce particulière des miens.
Pour en revenir à Françoise, je n'ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d'avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes ; et lorsque dans ma colère d'être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse mais visible et à la conscience qu'elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l'ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c'était au moyen de paroles qu'on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu'on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu'un qui m'avait dit m'aimer ne m'aimât pas, que Françoise elle-même n'aurait pu douter, quand elle l'avait lu dans un journal, qu'un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (En revanche, si notre médecin lui donnait la pommade la plus simple contre le rhume de cerveau, elle, si dure aux plus rudes souffrances, gémissait de ce qu'elle avait dû renifler, assurant que cela lui « plumait le nez », et qu'on ne savait plus où vivre.) Mais la première, Françoise me donna l'exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m'était plus chère) que la vérité n'a pas besoin d'être dite pour être manifestée, et qu'on peut peut-être la recueillir plus sûrement, sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d'elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J'aurais peut-être pu m'en douter, puisque à moi-même, alors, il m'arrivait souvent de dire des choses où il n'y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j'aurais peut-être pu m'en douter, mais pour cela il aurait fallu que j'eusse su que j'étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d'une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l'ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir. Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s'asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j'apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien, lequel avait des parties d'indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu'elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j'avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m'adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n'est pas le monde physique seul qui diffère de l'aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement et que nous composons à l'aide d'idées qui ne se montrent pas mais sont agissantes, de même que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s'ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu'elle fut, cette brusque échappée que m'ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m'épouvanta. Encore ne s'agissait-il que de Françoise dont je ne me souciais guère. En était-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et jusqu'à quel désespoir cela pourrait-il me mener un jour, s'il en était de même dans l'amour ? C'était le secret de l'avenir. Alors, il ne s'agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincèrement ce qu'elle avait dit à Jupien ? L'avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être pour qu'on ne prît pas la nièce de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris l'impossibilité de savoir d'une manière directe et certaine si Françoise m'aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l'idée qu'une personne n'est pas, comme j'avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu'on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille), mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n'existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même d'actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d'ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l'amour.
J'aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j'eusse pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d'elle, n'ayant plus de maison où habiter ni gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. Je l'imaginais le faisant. Et même les soirs où quelque changement dans l'atmosphère ou dans ma propre santé amenait dans ma conscience quelque rouleau oublié sur lequel étaient inscrites des impressions d'autrefois, au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naître en moi, au lieu de les employer à déchiffrer en moi-même des pensées qui d'habitude m'échappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je préférais parler tout haut, penser d'une manière mouvementée, extérieure, qui n'était qu'un discours et une gesticulation inutiles, tout un roman purement d'aventures, stérile et sans vérité, où la duchesse, tombée dans la misère, venait m'implorer, moi qui étais devenu par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j'avais passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les phrases que je dirais à la duchesse en l'accueillant sous mon toit, la situation restait la même ; j'avais, hélas dans la réalité, choisi précisément pour l'aimer la femme qui réunissait peut-être le plus d'avantages différents ; et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne pouvais espérer avoir aucun prestige ; car elle était aussi riche que le plus riche qui n'eût pas été noble ; sans compter ce charme personnel qui la mettait à la mode, en faisant entre toutes une sorte de reine.
Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant d'elle ; mais si même j'avais eu le courage de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l'eût pas remarquée, ou l'aurait attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet je n'aurais pu réussir à cesser d'aller sur sa route qu'en m'arrangeant à être dans l'impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse renaissant de la rencontrer, d'être pendant un instant l'objet de son attention, la personne à qui s'adressait son salut, ce besoin-là était plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m'éloigner pour quelque temps ; je n'en avais pas le courage. J'y songeais quelquefois. Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi, Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille, disait que j'étais dingo. Elle n'aimait pas cela, elle disait que je « balançais » toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai qu'elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que cela ne m'était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu'elle traduisait en disant que « le voulu ne m'allait pas ». Je n'aurais eu le courage de partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce n'était pas une chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus près d'elle que je ne l'étais le matin dans la rue, solitaire, humilié, sentant que pas une seule des pensées que j'aurais voulu lui adresser n'arrivait jamais jusqu'à elle, dans ce piétinement sur place de mes promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m'avancer en rien, – si j'allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu'un qu'elle connût, qu'elle sût difficile dans le choix de ses relations et qui m'appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d'elle ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu'un grâce à qui, en tout cas, rien que parce que j'envisagerais avec lui s'il pourrait se charger ou non de tel ou tel message auprès d'elle, je donnerais à mes songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui me semblerait un progrès, presque une réalisation ? Ce qu'elle faisait durant la vie mystérieuse de la « Guermantes » qu'elle était, cela, qui était l'objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon indirecte, comme avec un levier, en mettant en oeuvre quelqu'un à qui ne fussent pas interdits l'hôtel de la duchesse, ses soirées, la conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins ?
L'amitié, l'admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient imméritées et m'étaient restées indifférentes. Tout d'un coup j'y attachai du prix, j'aurais voulu qu'il les révélât à Mme de Guermantes, j'aurais été capable de lui demander de le faire. Car dès qu'on est amoureux, tous les petits privilèges inconnus qu'on possède, on voudrait pouvoir les divulguer à la femme qu'on aime, comme font dans la vie les déshérités et les fâcheux. On souffre qu'elle les ignore, on cherche à se consoler en se disant que justement parce qu'ils ne sont jamais visibles, peut-être ajoute-t-elle à l'idée qu'elle a de vous cette possibilité d'avantages qu'on ne sait pas.
Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir à Paris, soit comme il le disait à cause des exigences de son métier, soit plutôt à cause de chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait déjà été deux fois sur le point de rompre. Il m'avait souvent dit le bien que je lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain du jour où il avait quitté Balbec, le nom m'avait causé tant de joie quand je l'avais lu sur l'enveloppe de la première lettre que j'eusse reçue de mon ami. C'était, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien ne l'aurait fait croire, une de ces petites cités aristocratiques et militaires, entourées d'une campagne étendue où, par les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée sonore intermittente qui – comme un rideau de peupliers par ses sinuosités dessine le cours d'une rivière qu'on ne voit pas – révèle les changements de place d'un régiment à la manoeuvre, que l'atmosphère même des rues, des avenues et des places a fini par contracter une sorte de perpétuelle vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s'y prolonge en vagues appels de clairon ressassés indéfiniment, aux oreilles hallucinées, par le silence. Elle n'était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand-mère et coucher dans mon lit. Aussitôt que je l'eus compris, troublé d'un douloureux désir, j'eus trop peu de volonté pour décider de ne pas revenir à Paris et de rester dans la ville ; mais trop peu aussi pour empêcher un employé de porter ma valise jusqu'à un fiacre et pour ne pas prendre, en marchant derrière lui, l'âme dépourvue d'un voyageur qui surveille ses affaires et qu'aucune grand-mère n'attend, pour ne pas monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu'un qui, ayant cessé de penser à ce qu'il veut, a l'air de savoir ce qu'il veut, et ne pas donner au cocher l'adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l'hôtel où je descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l'attendis à la porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de novembre et d'où, à chaque instant, car c'était six heures du soir, des hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s'ils descendaient à terre dans quelque port exotique où ils eussent momentanément stationné.
Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son monocle devant lui : je n'avais pas fait dire mon nom, j'étais impatient de jouir de sa surprise et de sa joie.
« Ah ! quel ennui », s'écria-t-il en m'apercevant tout à coup et en devenant rouge jusqu'aux oreilles, « je viens de prendre la semaine et je ne pourrai pas sortir avant huit jours ! »
Et préoccupé par l'idée de me voir passer seul cette première nuit, car il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu'il avait souvent remarquées et adoucies à Balbec, il interrompait ses plaintes pour se retourner vers moi, m'adresser de petits sourires, de tendres regards inégaux, les uns venant directement de son oeil, les autres à travers son monocle, et qui tous étaient une allusion à l'émotion qu'il avait de me revoir, une allusion aussi à cette chose importante que je ne comprenais toujours pas mais qui m'importait maintenant, notre amitié.
« Mon Dieu ! et où allez-vous coucher ? Vraiment, je ne vous conseille pas l'hôtel où nous prenons pension, c'est à côté de l'Exposition où des fêtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux l'hôtel de Flandre, c'est un ancien petit palais du XVIIIe siècle avec de vieilles tapisseries. Ça “fait” assez “vieille demeure historique”. »
Saint-Loup employait à tout propos ce mot de « faire » pour « avoir l'air », parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en temps le besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements d'expression. Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle école littéraire proviennent les « élégances » dont ils usent, de même le vocabulaire, la diction même de Saint-Loup étaient faits de l'imitation de trois esthètes différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces modes de langage lui avaient été indirectement inculqués. « D'ailleurs, conclut-il, cet hôtel est assez adapté à votre hyperesthésie auditive. Vous n'aurez pas de voisins. Je reconnais que c'est un piètre avantage, et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne vaudrait pas la peine de choisir cet hôtel-là pour des résultats de précarité. Non, c'est à cause de l'aspect que je vous le recommande. Les chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et confortables, ça a quelque chose de rassurant. » Mais pour moi, moins artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison était superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse commençante, aussi pénible que celle que j'avais jadis à Combray quand ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j'avais ressentie le jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard fixe.
« Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais, vous êtes tout pâle ; moi, comme une grande brute, je vous parle de tapisseries que vous n'aurez pas même le coeur de regarder. Je connais la chambre où on vous mettrait, personnellement je la trouve très gaie, mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilité ce n'est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne ressens pas la même chose, mais je me mets bien à votre place. »
Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très occupé à le faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des bordées d'injures à ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa à ce moment un sourire à Saint-Loup et, s'apercevant alors que celui-ci avait un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur, écumant. Saint-Loup se jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à le calmer et revint à moi.
« Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre de ce que vous éprouvez ; je suis malheureux », ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur mon épaule, « de penser que si j'avais pu rester près de vous, peut-être j'aurais pu, en causant avec vous jusqu'au matin, vous ôter un peu de votre tristesse. Je vous prêterais bien des livres, mais vous ne pourrez pas lire si vous êtes comme cela. Et jamais je n'obtiendrai de me faire remplacer ici ; voilà deux fois de suite que je l'ai fait parce que ma gosse était venue. »
Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon mal.
« Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi. »
Puis de nouveau, il se détournait vers moi et le monocle et le regard myope faisaient allusion à notre grande amitié :
« Non ! vous ici, dans ce quartier où j'ai tant pensé à vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela va-t-il plutôt mieux ? Vous allez me raconter tout cela tout à l'heure. Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui n'êtes pas habitué, j'ai peur que vous n'ayez froid. Et le travail, vous y êtes-vous mis ? Non ? que vous êtes drôle ! Si j'avais vos dispositions, je crois que j'écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne veuillent pas ! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de madame votre grand-mère. Son Proudhon ne me quitte pas. »
Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels d'un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi. Mais il l'y avait précipitée avec tant de force, se redressant d'un mouvement si sec, et aussitôt le salut fini la fit retomber par un déclenchement si brusque en changeant toutes les positions de l'épaule, de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d'immobilité que d'une vibrante tension où se neutralisaient les mouvements excessifs qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant l'officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial, représentant en somme tout l'opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais sans se hâter, la main vers son képi.
« Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup, soyez assez gentil pour aller m'attendre dans ma chambre, c'est la seconde à droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment. »
Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque tableau historique et s'il allait partir pour une bataille du premier Empire, alors qu'il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu'il avait louée pour le temps qu'il resterait à Doncières et qui était sise sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l'égard de ce napoléonide, place de la République ! Je m'engageai dans l'escalier, manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des paquetages. On m'indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermée, car j'entendais remuer ; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je sentais que la chambre n'était pas vide et qu'il y avait quelqu'un. Mais ce n'était que le feu allumé qui brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches et fort maladroitement. J'entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si j'eusse été de l'autre côté du mur, j'aurais cru venir de quelqu'un qui se mouchait et marchait. Enfin, je m'assis dans la chambre. Des tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la préservaient de l'odeur qu'exhalait le reste du bâtiment, grossière, fade et corruptible comme celle du pain bis. C'est là, dans cette chambre charmante, que j'eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait fini par s'habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à autre tomber une braise qui s'émiettait, ou léchait d'une flamme la paroi de la cheminée. J'entendais le tic-tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic-tac changeait de place à tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me semblait venir de derrière moi, de devant, d'à droite, d'à gauche, parfois s'éteindre comme s'il était très loin. Tout d'un coup je découvris la montre sur la table. Alors j'entendis le tic-tac en un lieu fixe d'où il ne bougea plus. Je croyais l'entendre à cet endroit-là ; je ne l'y entendais pas, je l'y voyais, les sons n'ont pas de lieu. Du moins les rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l'utilité de nous prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels. Certes il arrive quelquefois qu'un malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles n'entende plus le bruit d'un feu pareil à celui qui rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup, tout en travaillant à faire des tisons et des cendres qu'il laissait ensuite tomber dans sa corbeille ; n'entende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la grand-place de Doncières. Alors, que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu. La lourde rumeur d'un bain qu'on prépare s'atténue, s'allège et s'éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard ; affolés tout à l'heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler le plafond sur notre tête, nous nous plaisons maintenant à les recueillir, légers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages jouant sur la route avec le zéphir. On fait des réussites avec des cartes qu'on n'entend pas, si bien qu'on croit ne pas les avoir remuées, qu'elles bougent d'elles-mêmes et, allant au-devant de notre désir de jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous. Et à ce propos on peut se demander si pour l'Amour (ajoutons même à l'Amour l'amour de la vie, l'amour de la gloire, puisqu'il y a, paraît-il, des gens qui connaissent ces deux derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d'implorer qu'il cesse, se bouchent les oreilles ; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas l'être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par lui.
Pour revenir au son, qu'on épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent ; qu'on enduise une de ces boules d'une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute la maison, ses lois mêmes s'étendent au-dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tête cesse d'un seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un chef d'État. Et cette atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d'une façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ; aujourd'hui, à la surface de silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mystérieux ; et la demande d'explication qu'il exhale suffit à nous éveiller. Qu'on retire, au contraire, pour un instant au malade les cotons superposés à son tympan, et soudain la lumière, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l'univers ; à toute vitesse rentre le peuple des bruits exilés ; on assiste, comme si elles étaient psalmodiées par des anges musiciens, à la résurrection des voix. Les rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-même, le malade vient de créer, non pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu. Et en augmentant, en relâchant les tampons d'ouate, c'est comme si on faisait jouer alternativement l'une et l'autre des deux pédales qu'on a ajoutées à la sonorité du monde extérieur.
Seulement il y a aussi des suppressions du bruit qui ne sont pas momentanées. Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas faire chauffer auprès de lui une bouillote de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen, pareil à celui d'une tempête de neige et qui est le signe prémonitoire auquel il est sage d'obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots, les prises électriques ; car déjà l'oeuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques, enfle, arrondit quelques voiles à demi chavirées qu'avait plissées la crème, en lance dans la tempête une en nacre et que l'interruption des courants, si l'orage électrique est conjuré à temps, fera toutes tournoyer sur elles-mêmes et jettera à la dérive, changées en pétales de magnolia. Si le malade n'avait pas pris assez vite les précautions nécessaires bientôt ses livres et sa montre engloutis émergeraient à peine d'une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé d'appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme politique illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu'il n'a pas plus de raison qu'un enfant de cinq ans. À d'autres moments dans la chambre magique, devant la porte fermée, une personne qui n'était pas là tout à l'heure a fait son apparition, c'est un visiteur qu'on n'a pas entendu entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits théâtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dégoût le langage parlé. Et pour ce sourd total, comme la perte d'un sens ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c'est avec délices qu'il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le son n'a pas encore été créé. Les plus hautes cascades déroulent pour ses yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, pures comme des cataractes du Paradis. Comme le bruit était pour lui, avant sa surdité, la forme perceptible que revêtait la cause d'un mouvement, les objets remués sans bruit semblent l'être sans cause ; dépouillés de toute qualité sonore, ils montrent une activité spontanée, ils semblent vivre ; ils remuent, s'immobilisent, prennent feu d'eux-mêmes. D'eux-mêmes ils s'envolent comme les monstres ailés de la préhistoire. Dans la maison solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que l'infirmité fût complète, montrait déjà plus de réserve, se faisait silencieusement, est assuré maintenant, avec quelque chose de subreptice, par des muets, ainsi qu'il arrive pour un roi de féerie. Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa fenêtre – caserne, église, mairie – n'est qu'un décor. Si un jour il vient à s'écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres visibles ; mais, moins matériel même qu'un palais de théâtre dont il n'a pourtant pas la minceur, il tombera dans l'univers magique sans que la chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d'aucun bruit la chasteté du silence.
Celui, bien plus relatif, qui régnait dans la petite chambre militaire où je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte s'ouvrit, et Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement.
« Ah ! Robert, qu'on est bien chez vous, lui dis-je ; comme il serait bon qu'il fût permis d'y dîner et d'y coucher. »
Et en effet, si cela n'avait pas été défendu, quel repos sans tristesse j'aurais goûté là, protégé par cette atmosphère de tranquillité, de vigilance et de gaieté qu'entretenaient mille volontés réglées et sans inquiétude, mille esprits insouciants, dans cette grande communauté qu'est une caserne où, le temps ayant pris la forme de l'action, la triste cloche des heures était remplacée par la même joyeuse fanfare de ces appels dont était perpétuellement tenu en suspens sur les pavés de la ville, émietté et pulvérulent, le souvenir sonore, – voix sûre d'être écoutée, et musicale, parce qu'elle n'était pas seulement le commandement de l'autorité à l'obéissance mais aussi de la sagesse au bonheur.
« Ah ! vous aimeriez mieux coucher ici près de moi que de partir seul à l'hôtel, me dit Saint-Loup en riant.
— Oh ! Robert, vous êtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je, puisque vous savez que c'est impossible et que je vais tant souffrir là-bas.
— Hé bien ! vous me flattez, me dit-il, car j'ai justement eu, de moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et c'est précisément cela que j'étais allé demander au capitaine.
— Et il a permis ? m'écriai-je.
— Sans aucune difficulté.
— Oh ! je l'adore !
— Non, c'est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour qu'il s'occupe de notre dîner », ajouta-t-il, pendant que je me détournais pour cacher mes larmes.
Plusieurs fois entrèrent l'un ou l'autre des camarades de Saint-Loup. Il les jetait à la porte.
« Allons, fous le camp. »
Je lui demandais de les laisser rester.
« Mais non, ils vous assommeraient : ce sont des êtres tout à fait incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n'est pansage. Et puis, même pour moi, ils me gâteraient ces instants si précieux que j'ai tant désirés. Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes camarades, ce n'est pas que tout ce qui est militaire manque d'intellectualité. Bien loin de là. Nous avons un commandant qui est un homme admirable. Il a fait un cours où l'histoire militaire est traitée comme une démonstration, comme une espèce d'algèbre. Même esthétiquement c'est d'une beauté tour à tour inductive et déductive à laquelle vous ne seriez pas insensible.
— Ce n'est pas le capitaine qui m'a permis de rester ici ?
— Non, Dieu merci, car l'homme que vous “adorez” pour peu de chose est le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Il est parfait pour s'occuper de l'ordinaire et de la tenue de ses hommes ; il passe des heures avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa mentalité. Il méprise d'ailleurs beaucoup, comme tout le monde, l'admirable commandant dont je vous parle. Personne ne fréquente celui-là, parce qu'il est franc-maçon et ne va pas à confesse. Jamais le prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit-bourgeois. Et c'est tout de même un fameux culot de la part d'un homme dont l'arrière grand-père était un petit fermier et qui, sans les guerres de Napoléon, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un peu compte de la situation ni chair ni poisson qu'il a dans la société. Il va à peine au Jockey, tant il y est gêné, ce prétendu prince », ajouta Robert, qui, ayant été amené par un même esprit d'imitation à adopter les théories sociales de ses maîtres et les préjugés mondains de ses parents, unissait, sans s'en rendre compte, à l'amour de la démocratie le dédain de la noblesse d'Empire.
Je regardais la photographie de sa tante et la pensée que, Saint-Loup possédant cette photographie, il pourrait peut-être me la donner, me fit le chérir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me semblaient peu de choses en échange d'elle. Car cette photographie c'était comme une rencontre de plus ajoutée à celles que j'avais déjà faites de Mme de Guermantes ; bien mieux, une rencontre prolongée, comme si, par un brusque progrès dans nos relations, elle s'était arrêtée auprès de moi, en chapeau de jardin, et m'avait laissé pour la première fois regarder à loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de sourcils (jusqu'ici voilés pour moi par la rapidité de son passage, l'étourdissement de mes impressions, l'inconsistance du souvenir) ; et leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras d'une femme que je n'aurais jamais vue qu'en robe montante, m'était une voluptueuse découverte, une faveur. Ces lignes qu'il me semblait presque défendu de regarder, je pourrais les étudier là comme dans un traité de la seule géométrie qui eût de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert, je m'aperçus que lui aussi était un peu comme une photographie de sa tante, et par un mystère presque aussi émouvant pour moi puisque, si sa figure à lui n'avait pas été directement produite par sa figure à elle, toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la duchesse de Guermantes qui étaient épinglés dans ma vision de Combray, le nez en bec de faucon, les yeux perçants, semblaient avoir servi aussi à découper – dans un autre exemplaire analogue et mince d'une peau trop fine – la figure de Robert presque superposable à celle de sa tante. Je regardais sur lui avec envie ces traits caractéristiques des Guermantes, de cette race restée si particulière au milieu du monde, où elle ne se perd pas et où elle reste isolée dans sa gloire divinement ornithologique, car elle semble issue, aux âges de la mythologie, de l'union d'une déesse et d'un oiseau.
Robert, sans en connaître les causes, était touché de mon attendrissement. Celui-ci d'ailleurs s'augmentait du bien-être causé par la chaleur du feu et par le vin de Champagne qui faisait perler en même temps des gouttes de sueur à mon front et des larmes à mes yeux ; il arrosait des perdreaux ; je les mangeais avec l'émerveillement d'un profane, de quelque sorte qu'il soit, quand il trouve dans une certaine vie qu'il ne connaissait pas ce qu'il avait cru qu'elle excluait (par exemple d'un libre penseur faisant un dîner exquis dans un presbytère). Et le lendemain matin en m'éveillant, j'allai jeter par la fenêtre de Saint-Loup qui, située fort haut, donnait sur tout le pays, un regard de curiosité pour faire la connaissance de ma voisine, la campagne, que je n'avais pas pu apercevoir la veille, parce que j'étais arrivé trop tard, à l'heure où elle dormait déjà dans la nuit. Mais de si bonne heure qu'elle fût éveillée, je ne la vis pourtant en ouvrant la croisée, comme on la voit d'une fenêtre de château, du côté de l'étang, qu'emmitouflée encore dans sa douce et blanche robe matinale de brouillard qui ne me laissait presque rien distinguer. Mais je savais qu'avant que les soldats qui s'occupaient des chevaux dans la cour eussent fini leur pansage, elle l'aurait dévêtue. En attendant je ne pouvais voir qu'une maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos déjà dépouillé d'ombre, grêle et rugueux. À travers les rideaux ajourés de givre, je ne quittais pas des yeux cette étrangère qui me regardait pour la première fois. Mais quand j'eus pris l'habitude de venir au quartier, la conscience que la colline était là, plus réelle par conséquent, même quand je ne la voyais pas, que l'hôtel de Balbec, que notre maison de Paris auxquels je pensais comme à des absents, comme à des morts, c'est-à-dire sans plus guère croire à leur existence, fit que, même sans que je m'en rendisse compte, sa forme réverbérée se profila toujours sur les moindres impressions que j'eus à Doncières et, pour commencer par ce matin-là, sur la bonne impression de chaleur que me donna le chocolat préparé par l'ordonnance de Saint-Loup dans cette chambre confortable qui avait l'air d'un centre optique pour regarder la colline (l'idée de faire autre chose que la regarder et de s'y promener étant rendue impossible par ce même brouillard qu'il y avait). Imbibant la forme de la colline, associé au goût du chocolat et à toute la trame de mes pensées d'alors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde à lui, vint mouiller toutes mes pensées de ce temps-là, comme tel or inaltérable et massif était resté allié à mes impressions de Balbec, ou comme la présence voisine des escaliers extérieurs de grès noirâtre donnait quelque grisaille à mes impressions de Combray. Il ne persista d'ailleurs pas tard dans la matinée, le soleil commença par user inutilement contre lui quelques flèches qui le passementèrent de brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville, donnaient aux rouges des feuilles d'arbres, aux rouges et aux bleus des affiches électorales posées sur les murs une exaltation qui me soulevait moi-même et me faisait battre, en chantant, les pavés sur lesquels je me retenais pour ne pas bondir de joie.
Mais, dès le second jour, il me fallut aller coucher à l'hôtel. Et je savais d'avance que fatalement j'allais y trouver la tristesse. Elle était comme un arôme irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour moi toute chambre nouvelle, c'est-à-dire toute chambre : dans celle que j'habitais d'ordinaire, je n'étais pas présent, ma pensée restait ailleurs et à sa place envoyait seulement l'Habitude. Mais je ne pouvais charger cette servante moins sensible de s'occuper de mes affaires dans un pays nouveau, où je la précédais, où j'arrivais seul, où il me fallait faire entrer en contact avec les choses ce « moi » que je ne retrouvais qu'à des années d'intervalles, mais toujours le même, n'ayant pas grandi depuis Combray, depuis ma première arrivée à Balbec, pleurant, sans pouvoir être consolé, sur le coin d'une malle défaite.
Or, je m'étais trompé. Je n'eus pas le temps d'être triste, car je ne fus pas un instant seul. C'est qu'il restait du palais ancien un excédent de luxe, inutilisable dans un hôtel moderne, et qui, détaché de toute affectation pratique, avait pris dans son désoeuvrement une sorte de vie : couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait à tous moments les allées et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et ornés comme des salons, qui avaient plutôt l'air d'habiter là que de faire partie de l'habitation, qu'on n'avait pu faire entrer dans aucun appartement, mais qui rôdaient autour du mien et vinrent tout de suite m'offrir leur compagnie – sorte de voisins oisifs mais non bruyants, de fantômes subalternes du passé à qui on avait concédé de demeurer sans bruit à la porte des chambres qu'on louait, et qui chaque fois que je les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi d'une prévenance silencieuse. En somme, l'idée d'un logis, simple contenant de notre existence actuelle et nous préservant seulement du froid, de la vue des autres, était absolument inapplicable à cette demeure, ensemble de pièces, aussi réelles qu'une colonie de personnes, d'une vie il est vrai silencieuse, mais qu'on était obligé de rencontrer, d'éviter, d'accueillir, quand on rentrait. On tâchait de ne pas déranger et on ne pouvait regarder sans respect le grand salon qui avait pris, depuis le XVIIIe siècle, l'habitude de s'étendre entre ses appuis de vieil or, sous les nuages de son plafond peint. Et on était pris d'une curiosité plus familière pour les petites pièces qui, sans aucun souci de la symétrie, couraient autour de lui, innombrables, étonnées, fuyant en désordre jusqu'au jardin où elles descendaient si facilement par trois marches ébréchées.
Si je voulais sortir ou rentrer sans prendre l'ascenseur ni être vu dans le grand escalier, un plus petit, privé, qui ne servait plus, me tendait ses marches si adroitement posées, l'une tout près de l'autre, qu'il semblait exister dans leur gradation une proportion parfaite du genre de celles qui dans les couleurs, dans les parfums, dans les saveurs, viennent souvent émouvoir en nous une sensualité particulière. Mais celle qu'il y a à monter et à descendre, il m'avait fallu venir ici pour la connaître, comme jadis dans une station alpestre pour savoir que l'acte, habituellement non perçu, de respirer, peut être une constante volupté. Je reçus cette dispense d'effort que nous accordent seules les choses dont nous avons un long usage, quand je posai mes pieds pour la première fois sur ces marches, familières avant d'être connues, comme si elles possédaient, peut-être déposée, incorporée en elles par les maîtres d'autrefois qu'elles accueillaient chaque jour, la douceur anticipée d'habitudes que je n'avais pas contractées encore et qui même ne pourraient que s'affaiblir quand elles seraient devenues miennes. J'ouvris une chambre, la double porte se referma derrière moi, la draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte d'enivrante royauté ; une cheminée de marbre ornée de cuivres ciselés dont on aurait eu tort de croire qu'elle ne savait que représenter l'art du Directoire me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds m'aida à me chauffer aussi confortablement que si j'eusse été assis sur le tapis. Les murs étreignaient la chambre, la séparant du reste du monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complète, s'écartaient devant la bibliothèque, réservaient l'enfoncement du lit des deux côtés duquel des colonnes soutenaient légèrement le plafond surélevé de l'alcôve. Et la chambre était prolongée dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges qu'elle, dont le dernier suspendait à son mur, pour parfumer le recueillement qu'on y vient chercher, un voluptueux rosaire de grains d'iris ; les portes, si je les laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier retrait, ne se contentaient pas de le tripler, sans qu'il cessât d'être harmonieux, et ne faisaient pas seulement goûter à mon regard le plaisir de l'étendue après celui de la concentration, mais encore ajoutaient au plaisir de ma solitude, qui refait inviolable et cessait d'être enclose, le sentiment de la liberté. Ce réduit donnait sur une cour, belle solitaire que je fus heureux d'avoir pour voisine quand, le lendemain matin, je la découvris, captive entre ses hauts murs où ne prenait jour aucune fenêtre, et n'ayant que deux arbres jaunis qui suffisaient à donner une douceur mauve au ciel pur.
Avant de me coucher je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout mon féerique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de tout ce qu'elle avait à m'offrir si je n'avais pas sommeil, un fauteuil placé dans un coin, une épinette, sur une console un pot de faïence bleu rempli de cinéraires, et dans un cadre ancien le fantôme d'une dame d'autrefois aux cheveux poudrés mêlés de fleurs bleues et tenant à la main un bouquet d'oeillets. Arrivé au bout, son mur plein où ne s'ouvrait aucune porte me dit naïvement : « Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi », tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que si je ne dormais pas cette nuit je pourrais très bien venir nu-pieds, et que les fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m'assuraient qu'elles passeraient une nuit blanche et qu'en venant à l'heure que je voudrais je n'avais à craindre de réveiller personne. Et derrière une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne pouvant se sauver, s'était caché là, tout penaud, et me regardait avec effroi de son oeil-de-boeuf rendu bleu par le clair de lune. Je me couchai, mais la présence de l'édredon, des colonnettes, de la petite cheminée, en mettant mon attention à un cran où elle n'était pas à Paris, m'empêcha de me livrer au train-train habituel de mes rêvasseries. Et comme c'est cet état particulier de l'attention qui enveloppe le sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de plain-pied avec telle ou telle série de nos souvenirs, les images qui remplirent mes rêves, cette première nuit, furent empruntées à une mémoire entièrement distincte de celle que mettait d'habitude à contribution mon sommeil. Si j'avais été tenté en dormant de me laisser réentraîner vers ma mémoire coutumière, le lit auquel je n'étais pas habitué, la douce attention que j'étais obligé de prêter à mes positions quand je me retournais, suffisaient à rectifier ou à maintenir le fil nouveau de mes rêves. Il en est du sommeil comme de la perception du monde extérieur. Il suffit d'une modification dans nos habitudes pour le rendre poétique, il suffit qu'en nous déshabillant nous nous soyons endormi sans le vouloir sur notre lit, pour que les dimensions du sommeil soient changées et sa beauté sentie. On s'éveille, on voit quatre heures à sa montre, ce n'est que quatre heures du matin, mais nous croyons que toute la journée s'est écoulée, tant ce sommeil de quelques minutes et que nous n'avions pas cherché nous a paru descendu du ciel, en vertu de quelque droit divin, énorme et plein comme le globe d'or d'un empereur. Le matin, ennuyé de penser que mon grand-père était prêt et qu'on m'attendait pour partir du côté de Méséglise, je fus éveillé par la fanfare d'un régiment qui tous les jours passa sous mes fenêtres. Mais deux ou trois fois – et je le dis, car on ne peut bien décrire la vie des hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la contourne comme une presqu'île est cernée par la mer – le sommeil interposé fut en moi assez résistant pour soutenir le choc de la musique et je n'entendis rien. Les autres jours il céda un instant ; mais encore veloutée d'avoir dormi, ma conscience, comme ces organes préalablement anesthésiés, par qui une cautérisation, restée d'abord insensible, n'est perçue que tout à fait à sa fin et comme une légère brûlure, n'était touchée qu'avec douceur par les pointes aiguës des fifres qui la caressaient d'un vague et frais gazouillis matinal ; et après cette étroite interruption où le silence s'était fait musique, il reprenait avec mon sommeil avant même que les dragons eussent fini de passer, me dérobant les dernières gerbes épanouies du bouquet jaillissant et sonore. Et la zone de ma conscience que ses tiges jaillissantes avaient effleurée était si étroite, si circonvenue de sommeil, que plus tard, quand Saint-Loup me demandait si j'avais entendu la musique, je n'étais pas certain que le son de la fanfare n'eût pas été aussi imaginaire que celui que j'entendais dans le jour s'élever après le moindre bruit au-dessus des pavés de la ville. Peut-être ne l'avais-je entendu qu'en un rêve par la crainte d'être réveillé, ou au contraire de ne pas l'être et de ne pas voir le défilé. Car souvent quand je refais endormi au moment où j'avais pensé au contraire que le bruit m'aurait réveillé, pendant une heure encore je croyais l'être, tout en sommeillant, et je me jouais à moi-même en minces ombres sur l'écran de mon sommeil les divers spectacles auxquels il m'empêchait mais auxquels j'avais l'illusion d'assister.
Ce qu'on aurait fait le jour, il arrive en effet, le sommeil venant, qu'on ne l'accomplisse qu'en rêve, c'est-à-dire après l'inflexion de l'ensommeillement, en suivant une autre voie qu'on n'eût fait éveillé. La même histoire tourne et a une autre fin. Malgré tout, le monde dans lequel on vit pendant le sommeil est tellement différent que ceux qui ont de la peine à s'endormir cherchent avant tout à sortir du nôtre. Après avoir désespérément, pendant des heures, les yeux clos, roulé des pensées pareilles à celles qu'ils auraient eues les yeux ouverts, ils reprennent courage s'ils s'aperçoivent que la minute précédente a été tout alourdie d'un raisonnement en contradiction formelle avec les lois de la logique et l'évidence du présent, cette courte « absence » signifiant que la porte est ouverte par laquelle ils pourront peut-être s'échapper tout à l'heure de la perception du réel, aller faire une halte plus ou moins loin de lui, ce qui leur donnera un plus ou moins « bon » sommeil. Mais un grand pas est déjà fait quand on tourne le dos au réel, quand on atteint les premiers antres où les « autosuggestions » préparent comme des sorcières l'infernal fricot des maladies imaginaires ou de la recrudescence des maladies nerveuses, et guettent l'heure où les crises remontées pendant le sommeil inconscient se déclencheront assez fortes pour le faire cesser.
Non loin de là est le jardin réservé où croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si différents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l'éther, sommeil de la belladone, de l'opium, de la valériane, fleurs qui restent closes jusqu'au jour où l'inconnu prédestiné viendra les toucher, les épanouir, et pour de longues heures dégager l'arôme de leurs rêves particuliers en un être émerveillé et surpris. Au fond du jardin est le couvent aux fenêtres ouvertes où l'on entend répéter les leçons apprises avant de s'endormir et qu'on ne saura qu'au réveil ; tandis que, présage de celui-ci, fait résonner son tic-tac ce réveille-matin intérieur que notre préoccupation a réglé si bien que, quand notre ménagère viendra nous dire : il est sept heures, elle nous trouvera déjà prêt. Aux parois obscures de cette chambre qui s'ouvre sur les rêves, et où travaille sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel est parfois interrompue et défaite par un cauchemar plein de réminiscences la tâche vite recommencée, pendent même après qu'on est réveillé, les souvenirs des songes, mais si enténébrés que souvent nous ne les apercevons pour la première fois qu'en pleine après-midi quand le rayon d'une idée similaire vient fortuitement les frapper ; quelques-uns déjà, harmonieusement clairs pendant qu'on dormait, mais devenus si méconnaissables que, ne les ayant pas reconnus, nous ne pouvons que nous hâter de les rendre à la terre, ainsi que des morts trop vite décomposés ou que des objets si gravement atteints et près de la poussière que le restaurateur le plus habile ne pourrait leur rendre une forme, et rien en tirer.
Près de la grille est la carrière où les sommeils profonds viennent chercher des substances qui imprègnent la tête d'enduits si durs que pour éveiller le dormeur sa propre volonté est obligée, même dans un matin d'or, de frapper à grands coups de hache, comme un jeune Siegfried. Au-delà encore sont les cauchemars dont les médecins prétendent stupidement qu'ils fatiguent plus que l'insomnie, alors qu'ils permettent au contraire au penseur de s'évader de l'attention ; les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, où nos parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui n'exclut pas une guérison prochaine. En attendant nous les tenons dans une petite cage à rats, où ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros boutons rouges, plantés chacun d'une plume, nous tiennent des discours cicéroniens. À côté de cet album est le disque tournant du réveil grâce auquel nous subissons un instant l'ennui d'avoir à rentrer tout à l'heure dans une maison qui est détruite depuis cinquante ans, et dont l'image est effacée, au fur et à mesure que le sommeil s'éloigne, par plusieurs autres, avant que nous arrivions à celle qui ne se présente qu'une fois le disque arrêté et qui coïncide avec celle que nous verrons avec nos yeux ouverts.
Quelquefois je n'avais rien entendu, étant dans un de ces sommeils où l'on tombe comme dans un trou duquel on est tout heureux d'être tiré un peu plus tard, lourd, surnourri, digérant tout ce que nous ont apporté, pareilles aux nymphes qui nourrissaient Hercule, ces agiles puissances végétatives, à l'activité redoublée pendant que nous dormons.
On appelle cela un sommeil de plomb, il semble qu'on soit devenu, soi-même, pendant quelques instants après qu'un tel sommeil a cessé, un simple bonhomme de plomb. On n'est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet à penser, n'est-ce pas alors une autre personnalité que l'antérieure qui s'incarne en nous ? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d'êtres humains qu'on pourrait être, c'est sur celui qu'on était la veille qu'on met juste la main. Qu'est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves entièrement différents de nous) ? Il y a eu vraiment mort, comme quand le coeur a cessé de battre et que des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l'eussions-nous vue qu'une fois, éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus ; ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mêmes, dont nous prenons conscience. La résurrection au réveil – après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil – doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.
Quand j'avais fini de dormir, attiré par le ciel ensoleillé, mais retenu par la fraîcheur de ces derniers matins si lumineux et si froids où commence l'hiver, pour regarder les arbres où les feuilles n'étaient plus indiquées que par une ou deux touches d'or ou de rose qui semblaient être restées en l'air, dans une trame invisible, je levais la tête et tendais le cou tout en gardant le corps à demi caché dans mes couvertures ; comme une chrysalide en voie de métamorphose, j'étais une créature double aux diverses parties de laquelle ne convenait pas le même milieu ; à mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur ; ma poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur. Je ne me levais que quand mon feu était allumé et je regardais le tableau si transparent et si doux de la matinée mauve et dorée à laquelle je venais d'ajouter artificiellement les parties de chaleur qui lui manquaient, tisonnant mon feu qui brûlait et fumait comme une bonne pipe et qui me donnait, comme elle eût fait, un plaisir à la fois grossier parce qu'il reposait sur un bien-être matériel et délicat parce que derrière lui s'estompait une pure vision. Mon cabinet de toilette était tendu d'un papier d'un rouge violent que parsemaient des fleurs noires et blanches, auxquelles il semble que j'aurais dû avoir quelque peine à m'habituer. Mais elles ne firent que me paraître nouvelles, que me forcer à entrer non en conflit mais en contact avec elles, que modifier la gaieté et les chants de mon lever, elles ne firent que me mettre de force au coeur d'une sorte de coquelicot pour regarder le monde, que je voyais tout autre qu'à Paris, de ce gai paravent qu'était cette maison nouvelle, autrement orientée que celle de mes parents et où affluait un air pur. Certains jours, j'étais agité par l'envie de revoir ma grand-mère ou par la peur qu'elle ne fût souffrante ; ou bien c'était le souvenir de quelque affaire laissée en train à Paris, et qui ne marchait pas : parfois aussi quelque difficulté dans laquelle, même ici, j'avais trouvé le moyen de me jeter. L'un ou l'autre de ces soucis m'avait empêché de dormir, et j'étais sans force contre ma tristesse, qui en un instant remplissait pour moi toute l'existence. Alors, de l'hôtel, j'envoyais quelqu'un au quartier, avec un mot pour Saint-Loup : je lui disais que si cela lui était matériellement possible – je savais que c'était très difficile – il fût assez bon pour passer un instant. Au bout d'une heure il arrivait ; et en entendant son coup de sonnette je me sentais délivré de mes préoccupations. Je savais que si elles étaient plus fortes que moi, il était plus fort qu'elles et mon attention se détachait d'elles et se tournait vers lui qui avait à décider. Il venait d'entrer et déjà il avait mis autour de moi le plein air où il déployait tant d'activité depuis le matin, milieu vital fort différent de ma chambre et auquel je m'adaptais immédiatement par des réactions appropriées.
« J'espère que vous ne m'en voulez pas de vous avoir dérangé ; j'ai quelque chose qui me tourmente, vous avez dû le deviner.
— Mais non, j'ai pensé simplement que vous aviez envie de me voir et j'ai trouvé ça très gentil. J'étais enchanté que vous m'ayez fait demander. Mais quoi ? ça ne va pas, alors ? Qu'est-ce qu'il y a pour votre service ? »
Il écoutait mes explications, me répondait avec précision ; mais avant même qu'il eût parlé, il m'avait fait semblable à lui ; à côté des occupations importantes qui le faisaient si pressé, si alerte, si content, les ennuis qui m'empêchaient tout à l'heure de rester un instant sans souffrir me semblaient, comme à lui, négligeables ; j'étais comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours, fait appeler un médecin lequel avec adresse et douceur lui écarte la paupière, lui enlève et lui montre un grain de sable ; le malade est guéri et rassuré. Tous mes tracas se résolvaient en un télégramme que Saint-Loup se chargeait de faire partir. La vie me semblait si différente, si belle, j'étais inondé d'un tel trop-plein de force que je voulais agir.
« Que faites-vous maintenant ? disais-je à Saint-Loup.
— Je vais vous quitter, car on part en marche dans trois quarts d'heure et on a besoin de moi.
— Alors ça vous a beaucoup gêné de venir ?
— Non, ça ne m'a pas gêné, le capitaine a été très gentil, il a dit que du moment que c'était pour vous il fallait que je vienne, mais enfin je ne veux pas avoir l'air d'abuser.
— Mais si je me levais vite et si j'allais de mon côté à l'endroit où vous allez manoeuvrer, cela m'intéresserait beaucoup, et je pourrais peut-être causer avec vous dans les pauses.
— Je ne vous le conseille pas ; vous êtes resté éveillé, vous vous êtes mis martel en tête pour une chose qui, je vous assure, est sans aucune conséquence, mais maintenant qu'elle ne vous agite plus, retournez-vous sur votre oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la déminéralisation de vos cellules nerveuses ; ne vous endormez pas trop vite parce que notre garce de musique va passer sous vos fenêtres ; mais aussitôt après, je pense que vous aurez la paix, et nous nous reverrons ce soir à dîner. »
Mais un peu plus tard j'allai souvent voir le régiment faire du service en campagne, quand je commençai à m'intéresser aux théories militaires que développaient à dîner les amis de Saint-Loup et que cela devint le désir de mes journées de voir de plus près leurs différents chefs, comme quelqu'un qui fait de la musique sa principale étude et vit dans les concerts a du plaisir à fréquenter les cafés où l'on est mêlé à la vie des musiciens de l'orchestre. Pour arriver au terrain de manoeuvres il me fallait faire de grandes marches. Le soir, après le dîner, l'envie de dormir faisait par moments tomber ma tête comme un vertige. Le lendemain, je m'apercevais que je n'avais pas plus entendu la fanfare qu'à Balbec, le lendemain des soirs où Saint-Loup m'avait emmené dîner à Rivebelle, je n'avais entendu le concert de la plage. Et au moment où je voulais me lever, j'en éprouvais délicieusement l'incapacité ; je me sentais attaché à un sol invisible et profond par les articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et nourricières. Je me sentais plein de force, la vie s'étendait plus longue devant moi ; c'est que j'avais reculé jusqu'aux bonnes fatigues de mon enfance à Combray, le lendemain des jours où nous nous étions promenés du côté de Guermantes. Les poètes prétendent que nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis été en rentrant dans telle maison, dans tel jardin où nous avons vécu jeunes. Ce sont là pèlerinages fort hasardeux et à la suite desquels on compte autant de déceptions que de succès. Les lieux fixes, contemporains d'années différentes, c'est en nous-même qu'il vaut mieux les trouver. C'est à quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous servir une grande fatigue que suit une bonne nuit. Celles-là, pour nous faire descendre dans les galeries les plus souterraines du sommeil, où aucun reflet de la veille, aucune lueur de mémoire n'éclairent plus le monologue intérieur, si tant est que lui-même n'y cesse pas, retournent si bien le sol et le tuf de notre corps qu'elles nous font retrouver, là où nos muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin où nous avons été enfant. Il n'y a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a couvert la terre n'est plus sur elle, mais dessous, l'excursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nécessaires. Mais on verra combien certaines impressions fugitives et fortuites ramènent bien mieux encore vers le passé, avec une précision plus fine, d'un vol plus léger, plus immatériel, plus vertigineux, plus infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques.
Quelquefois ma fatigue était plus grande encore : j'avais, sans pouvoir me coucher, suivi les manoeuvres pendant plusieurs jours. Que le retour à l'hôtel était alors béni ! En entrant dans mon lit, il me semblait avoir enfin échappé à des enchanteurs, à des sorciers, tels que ceux qui peuplent les « romans » aimés de notre XVIIe siècle. Mon sommeil et ma grasse matinée du lendemain n'étaient plus qu'un charmant conte de fées. Charmant ; bienfaisant peut-être aussi. Je me disais que les pires souffrances ont leur lieu d'asile, qu'on peut toujours, à défaut de mieux, trouver le repos. Ces pensées me menaient fort loin.
Les jours où il y avait repos et où Saint-Loup ne pouvait cependant pas sortir, j'allais souvent le voir au quartier. C'était loin ; il fallait sortir de la ville, franchir le viaduc, des deux côtés duquel j'avais une immense vue. Une forte brise soufflait presque toujours sur ces hauts lieux et emplissait les bâtiments construits sur trois côtés de la cour, qui grondaient sans cesse comme un antre des vents. Tandis que, pendant qu'il était occupé à quelque service, j'attendais Robert, devant la porte de sa chambre ou au réfectoire, en causant avec tels de ses amis auxquels il m'avait présenté (et que je vins ensuite voir quelquefois, même quand il ne devait pas être là), voyant par la fenêtre, à cent mètres au-dessous de moi, la campagne dépouillée mais où çà et là des semis nouveaux, souvent encore mouillés de pluie et éclairés par le soleil, mettaient quelques bandes vertes d'un brillant et d'une limpidité translucide d'émail, il m'arrivait d'entendre parler de lui ; et je pus bien vite me rendre compte combien il était aimé et populaire. Chez plusieurs engagés, appartenant à d'autres escadrons, jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute société aristocratique que du dehors et sans y pénétrer, la sympathie qu'excitait en eux ce qu'ils savaient du caractère de Saint-Loup se doublait du prestige qu'avait à leurs yeux le jeune homme que souvent, le samedi soir, quand ils venaient en permission à Paris, ils avaient vu souper au Café de la Paix avec le duc d'Uzès et le prince d'Orléans. Et à cause de cela, dans sa jolie figure, dans sa façon dégingandée de marcher, de saluer, dans le perpétuel lancé de son monocle, dans « la fantaisie » de ses képis trop hauts, de ses pantalons d'un drap trop fin et trop rose, ils avaient introduit l'idée d'un « chic » dont ils assuraient qu'étaient dépourvus les officiers les plus élégants du régiment, même le majestueux capitaine à qui j'avais dû de coucher au quartier, lequel semblait, par comparaison, trop solennel et presque commun.
L'un disait que le capitaine avait acheté un nouveau cheval. « Il peut acheter tous les chevaux qu'il veut. J'ai rencontré Saint-Loup dimanche matin allée des Acacias, il monte avec un autre chic ! » répondait l'autre ; et en connaissance de cause ; car ces jeunes gens appartenaient à une classe qui, si elle ne fréquente pas le même personnel mondain, pourtant, grâce à l'argent et au loisir, ne diffère pas de l'aristocratie dans l'expérience de toutes celles des élégances qui peuvent s'acheter. Tout au plus la leur avait-elle, par exemple en ce qui concernait les vêtements, quelque chose de plus appliqué, de plus impeccable, que cette libre et négligente élégance de Saint-Loup qui plaisait tant à ma grand-mère. C'était une petite émotion pour ces fils de grands banquiers ou d'agents de change, en train de manger des huîtres après le théâtre, de voir à une table voisine de la leur le sous-officier Saint-Loup. Et que de récits faits au quartier le lundi, en rentrant de permission, par l'un d'eux qui était de l'escadron de Robert et à qui il avait dit bonjour « très gentiment », par un autre qui n'était pas du même escadron mais qui croyait bien que malgré cela Saint-Loup l'avait reconnu, car deux ou trois fois il avait braqué son monocle dans sa direction.
« Oui, mon frère l'a aperçu à “la Paix”, disait un autre qui avait passé la journée chez sa maîtresse, il paraît même qu'il avait un habit trop large et qui ne tombait pas bien.
— Comment était son gilet ?
— Il n'avait pas de gilet blanc, mais mauve avec des espèces de palmes, époilant ! »
Pour les anciens (hommes du peuple ignorant le Jockey et qui mettaient seulement Saint-Loup dans la catégorie des sous-officiers très riches, où ils faisaient entrer tous ceux qui, ruinés ou non, menaient un certain train, avaient un chiffre assez élevé de revenus ou de dettes et étaient généreux avec les soldats), la démarche, le monocle, les pantalons, les képis de Saint-Loup, s'ils n'y voyaient rien d'aristocratique, n'offraient pas cependant moins d'intérêt et de signification. Ils reconnaissaient dans ces particularités le caractère, le genre qu'ils avaient assignés une fois pour toutes à ce plus populaire des gradés du régiment, manières pareilles à celles de personne, dédain de ce que pourraient penser les chefs, et qui leur semblait la conséquence naturelle de sa bonté pour le soldat. Le café du matin dans la chambrée, ou le repos sur les lits pendant l'après-midi, paraissaient meilleurs, quand quelque ancien servait à l'escouade gourmande et paresseuse quelque savoureux détail sur un képi qu'avait Saint-Loup.
« Aussi haut comme mon paquetage.
— Voyons, vieux, tu veux nous la faire à l'oseille, il ne pouvait pas être aussi haut que ton paquetage », interrompait un jeune licencié ès lettres qui cherchait en usant de ce dialecte à ne pas avoir l'air d'un bleu et en osant cette contradiction à se faire confirmer un fait qui l'enchantait.
« Ah ! il n'est pas aussi haut que mon paquetage ? Tu l'as mesuré peut-être. Je te dis que le lieutenant-colon le fixait comme s'il voulait le mettre au bloc. Et faut pas croire que mon fameux Saint-Loup s'épatait, il allait, il venait, il baissait la tête, il la relevait, et toujours ce coup du monocle. Faudra voir ce que va dire le capiston. Ah ! il se peut qu'il ne dise rien, mais pour sûr que cela ne lui fera pas plaisir. Mais ce képi-là, il n'a encore rien d'épatant. Il paraît que chez lui, en ville, il en a plus de trente.
— Comment que tu le sais, vieux ? Par notre sacré cabot ? » demandait le jeune licencié avec pédantisme, étalant les nouvelles formes grammaticales qu'il n'avait apprises que de fraîche date et dont il était fier de parer sa conversation.
« Comment que je le sais ? Par son ordonnance, pardi !
— Tu parles qu'en voilà un qui ne doit pas être malheureux !
— Je comprends ! Il a plus de braise que moi, pour sûr ! Et encore il lui donne tous ses effets, et tout et tout. Il n'avait pas à sa suffisance à la cantine. Voilà mon de Saint-Loup qui s'est amené et le cuistot en a entendu : “Je veux qu'il soit bien nourri, ça coûtera ce que ça coûtera.” »
Et l'ancien rachetait l'insignifiance des paroles par l'énergie de l'accent, en une imitation médiocre qui avait le plus grand succès.
Au sortir du quartier je faisais un tour, puis, en attendant le moment où j'allais quotidiennement dîner avec Saint-Loup, à l'hôtel où lui et ses amis avaient pris pension, je me dirigeais vers le mien, sitôt le soleil couché, afin d'avoir deux heures pour me reposer et lire. Sur la place, le soir posait aux toits en poivrière du château de petits nuages roses assortis à la couleur des briques et achevait le raccord en adoucissant celles-ci d'un reflet. Un tel courant de vie affluait à mes nerfs qu'aucun de mes mouvements ne pouvait l'épuiser ; chacun de mes pas, après avoir touché un pavé de la place, rebondissait, il me semblait avoir aux talons les ailes de Mercure. L'une des fontaines était pleine d'une lueur rouge, et dans l'autre déjà le clair de lune rendait l'eau de la couleur d'une opale. Entre elles des marmots jouaient, poussaient des cris, décrivaient des cercles, obéissant à quelque nécessité de l'heure, à la façon des martinets ou des chauves-souris. À côté de l'hôtel, les anciens palais nationaux et l'orangerie de Louis XVI dans lesquels se trouvaient maintenant la Caisse d'épargne et le corps d'armée étaient éclairés du dedans par les ampoules pâles et dorées du gaz déjà allumé qui, dans le jour encore clair, seyait à ces hautes et vastes fenêtres du XVIIIe siècle où n'était pas encore effacé le dernier reflet du couchant, comme eût fait à une tête avivée de rouge une parure d'écaillé blonde, et me persuadait d'aller retrouver mon feu et ma lampe qui, seule dans la façade de l'hôtel que j'habitais, luttait contre le crépuscule et pour laquelle je rentrais, avant qu'il fût tout à fait nuit, par plaisir, comme on fait pour le goûter. Je gardais, dans mon logis, la même plénitude de sensation que j'avais eue dehors. Elle bombait de telle façon l'apparence de surfaces qui nous semblent si souvent plates et vides, la flamme jaune du feu, le papier gros bleu du ciel sur lequel le soir avait brouillonné, comme un collégien, les tire-bouchons d'un crayonnage rose, le tapis à dessin singulier de la table ronde sur laquelle une rame de papier écolier et un encrier m'attendaient avec un roman de Bergotte, que, depuis, ces choses ont continué à me sembler riches de toute une sorte particulière d'existence qu'il me semble que je saurais extraire d'elles s'il m'était donné de les retrouver. Je pensais avec joie à ce quartier que je venais de quitter et duquel la girouette tournait à tous les vents. Comme un plongeur respirant dans un tube qui monte jusqu'au dessus de la surface de l'eau, c'était pour moi comme être relié à la vie salubre, à l'air libre, que de me sentir pour point d'attache ce quartier, ce haut observatoire dominant la campagne sillonnée de canaux d'émail vert, et sous les hangars et dans les bâtiments duquel je comptais pour un précieux privilège, que je souhaitais durable, de pouvoir me rendre quand je voulais, toujours sûr d'être bien reçu.
À sept heures je m'habillais et je ressortais pour aller dîner avec Saint-Loup à l'hôtel où il avait pris pension. J'aimais m'y rendre à pied. L'obscurité était profonde, et dès le troisième jour commença à souffler, aussitôt la nuit venue, un vent glacial qui semblait annoncer la neige. Tandis que je marchais, il semble que j'aurais dû ne pas cesser un instant de penser à Mme de Guermantes ; ce n'était que pour tâcher d'être rapproché d'elle que j'étais venu dans la garnison de Robert. Mais un souvenir, un chagrin, sont mobiles. Il y a des jours où ils s'en vont si loin que nous les apercevons à peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention à d'autres choses. Et les rues de cette ville n'étaient pas encore pour moi, comme là où nous avons l'habitude de vivre, de simples moyens d'aller d'un endroit à un autre. La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me semblait devoir être merveilleuse, et souvent les vitres éclairées de quelque demeure me retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux les scènes véridiques et mystérieuses d'existences où je ne pénétrais pas. Ici le génie du feu me montrait en un tableau empourpré la taverne d'un marchand de marrons où deux sous-officiers, leurs ceinturons posés sur des chaises, jouaient aux cartes sans se douter qu'un magicien les faisait surgir de la nuit, comme dans une apparition de théâtre, et les évoquait tels qu'ils étaient effectivement à cette minute même, aux yeux d'un passant arrêté qu'ils ne pouvaient voir. Dans un petit magasin de bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine, pendant que, luttant contre l'ombre, la clarté de la grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un poignard de paillettes étincelantes, sur des tableaux qui n'étaient que de mauvaises copies déposait une dorure précieuse comme la patine du passé ou le vernis d'un maître, et faisait enfin de ce taudis où il n'y avait que du toc et des croûtes, un inestimable Rembrandt. Parfois je levais les yeux jusqu'à quelque vaste appartement ancien dont les volets n'étaient pas fermés et où des hommes et des femmes amphibies, se réadaptant chaque soir à vivre dans un autre élément que le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, à la tombée de la nuit, sourd incessamment du réservoir des lampes pour remplir les chambres jusqu'au bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein de laquelle ils propageaient, en déplaçant leurs corps, des remous onctueux et dorés. Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathédrale, comme jadis dans le chemin de Méséglise, la force de mon désir m'arrêtait ; il me semblait qu'une femme allait surgir pour le satisfaire ; si dans l'obscurité je sentais tout d'un coup passer une robe, la violence même du plaisir que j'éprouvais m'empêchait de croire que ce frôlement fût fortuit et j'essayais d'enfermer dans mes bras une passante effrayée. Cette ruelle gothique avait pour moi quelque chose de si réel, que si j'avais pu y lever et y posséder une femme, il m'eut été impossible de ne pas croire que c'était l'antique volupté qui allait nous unir, cette femme eût-elle été une simple raccrocheuse portée là tous les soirs, mais à laquelle aurait prêté leur mystère l'hiver, le dépaysement, l'obscurité et le Moyen Âge. Je songeais à l'avenir : essayer d'oublier Mme de Guermantes me semblait affreux, mais raisonnable et, pour la première fois, possible, facile peut-être. Dans le calme absolu de ce quartier, j'entendais devant moi des paroles et des rires qui devaient venir de promeneurs à demi avinés qui rentraient. Je m'arrêtais pour les voir, je regardais du côté où j'avais entendu le bruit. Mais j'étais obligé d'attendre longtemps, car le silence environnant était si profond qu'il avait laissé passer avec une netteté et une force extrêmes des bruits encore lointains. Enfin, les promeneurs arrivaient non pas devant moi comme j'avais cru, mais fort loin derrière. Soit que le croisement des rues, l'interposition des maisons eût causé par réfraction cette erreur d'acoustique, soit qu'il soit très difficile de situer un son dont la place ne nous est pas connue, je m'étais trompé, tout autant que sur la distance, sur la direction.
Le vent grandissait. Il était tout hérissé et grenu d'une approche de neige ; je regagnais la grand-rue et sautais dans le petit tramway où de la plate-forme un officier qui semblait ne pas les voir répondait aux saluts des soldats balourds qui passaient sur le trottoir, la face peinturlurée par le froid ; et elle faisait penser, dans cette cité que le brusque saut de l'automne dans ce commencement d'hiver semblait avoir entraînée plus avant dans le nord, à la face rubiconde que Breughel donne à ses paysans joyeux, ripailleurs et gelés.
Et précisément à l'hôtel où j'avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et où les fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et d'étrangers, c'était, pendant que je traversais directement la cour qui s'ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l'hôtelier appelait le « feu éternel », une affluence (digne de quelque « Dénombrement devant Bethléem » comme en peignaient les vieux maîtres flamands) d'arrivants qui s'assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou à l'un de ses aides (qui leur indiquaient de préférence un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d'assez bonne mine) s'ils pourraient être servis et logés, tandis qu'un garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se débattait. Et dans la grande salle à manger que je traversai le premier jour, avant d'atteindre la petite pièce où m'attendait mon ami, c'était aussi à un repas de l'Évangile figuré avec la naïveté du vieux temps et l'exagération des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyère, des bécasses, des pigeons, apportés tout décorés et fumants par des garçons hors d'haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les déposaient sur l'immense console où ils étaient découpés aussitôt, mais où – beaucoup de repas touchant à leur fin, quand j'arrivais – ils s'entassaient inutilisés ; comme si leur profusion et la précipitation de ceux qui les apportaient répondaient, beaucoup plutôt qu'aux demandes des dîneurs, au respect du texte sacré scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naïvement illustré par des détails réels empruntés à la vie locale, et au souci esthétique et religieux de montrer aux yeux l'éclat de la fête par la profusion des victuailles et l'empressement des serviteurs. Un d'entre eux au bout de la salle songeait, immobile près d'un dressoir ; et pour demander à celui-là, qui seul paraissait assez calme pour me répondre, dans quelle pièce on avait préparé notre table, m'avançant entre les réchauds allumés çà et là afin d'empêcher que se refroidissent les plats des retardataires (ce qui n'empêchait pas qu'au centre de la salle les desserts étaient tenus par les mains d'un énorme bonhomme quelquefois supporté sur les ailes d'un canard en cristal, semblait-il, en réalité en glace, ciselée chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un goût bien flamand), j'allai droit, au risque d'être renversé par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaître un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naïve et mal dessinée, l'expression rêveuse, déjà à demi presciente du miracle d'une présence divine que les autres n'ont pas encore soupçonnée. Ajoutons qu'en raison sans doute des fêtes prochaines, à cette figuration fut ajouté un supplément céleste recruté tout entier dans un personnel de chérubins et de séraphins. Un jeune ange musicien, aux cheveux blonds encadrant une figure de quatorze ans, ne jouait à vrai dire d'aucun instrument, mais rêvassait devant un gong ou une pile d'assiettes, cependant que des anges moins enfantins s'empressaient à travers les espaces démesurés de la salle, en y agitant l'air du frémissement incessant des serviettes qui descendaient le long de leur corps en formes d'ailes de primitifs, aux pointes aiguës. Fuyant ces régions mal définies, voilées d'un rideau de palmes, d'où les célestes serviteurs avaient l'air, de loin, de venir de l'empyrée, je me frayai un chemin jusqu'à la petite salle où était la table de Saint-Loup. J'y trouvai quelques-uns de ses amis qui dînaient toujours avec lui, nobles, sauf un ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient dès le collège flairé des amis et avec qui ils s'étaient liés volontiers, prouvant ainsi qu'ils n'étaient pas, en principe, hostiles aux bourgeois, fussent-ils républicains, pourvu qu'ils eussent les mains propres et allassent à la messe. Dès la première fois, avant qu'on se mît à table, j'entraînai Saint-Loup dans un coin de la salle à manger, et devant tous les autres, mais qui ne nous entendaient pas, je lui dis :
« Robert, le moment et l'endroit sont mal choisis pour vous dire cela, mais cela ne durera qu'une seconde. Toujours j'oublie de vous le demander au quartier ; est-ce que ce n'est pas Mme de Guermantes dont vous avez la photographie sur la table ?
— Mais si, c'est ma bonne tante.
— Tiens, mais c'est vrai, je suis fou, je l'avais su autrefois, je n'y avais jamais songé ; mon Dieu, vos amis doivent s'impatienter, parlons vite, ils nous regardent, ou bien une autre fois, cela n'a aucune importance.
— Mais si, marchez toujours, ils sont là pour attendre.
— Pas du tout, je tiens à être poli ; ils sont si gentils ; vous savez, du reste, je n'y tiens pas autrement.
— Vous la connaissez, cette brave Oriane ? »
Cette « brave Oriane », comme il eût dit cette « bonne Oriane », ne signifiait pas que Saint-Loup considérât Mme de Guermantes comme particulièrement bonne. Dans ce cas, bonne, excellente, brave, sont de simples renforcements de « cette », désignant une personne qu'on connaît tous deux et dont on ne sait trop que dire avec quelqu'un qui n'est pas de votre intimité. « Bonne » sert de hors-d'oeuvre et permet d'attendre un instant qu'on ait trouvé : « Est-ce que vous la voyez souvent ? » ou « Il y a des mois que je ne l'ai vue », ou « Je la vois mardi » ou « Elle ne doit plus être de la première jeunesse. »
« Je ne peux pas vous dire comme cela m'amuse que ce soit sa photographie, parce que nous habitons maintenant dans sa maison et j'ai appris sur elle des choses inouïes (j'aurais été bien embarrassé de dire lesquelles) qui font qu'elle m'intéresse beaucoup, à un point de vue littéraire, vous comprenez, comment dirai-je, à un point de vue balzacien, vous qui êtes tellement intelligent, vous comprenez cela à demi-mot, mais finissons vite, qu'est-ce que vos amis doivent penser de mon éducation !
— Mais ils ne pensent rien du tout ; je leur ai dit que vous êtes sublime et ils sont beaucoup plus intimidés que vous.
— Vous êtes trop gentil. Mais justement, voilà : Mme de Guermantes ne se doute pas que je vous connais, n'est-ce pas ?
— Je n'en sais rien ; je ne l'ai pas vue depuis l'été dernier puisque je ne suis pas venu en permission depuis qu'elle est rentrée.
— C'est que je vais vous dire, on m'a assuré qu'elle me croit tout à fait idiot.
— Cela, je ne le crois pas : Oriane n'est pas un aigle, mais elle n'est tout de même pas stupide.
— Vous savez que je ne tiens pas du tout en général à ce que vous publiiez les bons sentiments que vous avez pour moi, car je n'ai pas d'amour-propre. Aussi je regrette que vous ayez dit des choses aimables sur mon compte à vos amis (que nous allons rejoindre dans deux secondes). Mais pour Mme de Guermantes, si vous pouviez lui faire savoir, même avec un peu d'exagération, ce que vous pensez de moi, vous me feriez un grand plaisir.
— Mais très volontiers, si vous n'avez que cela à me demander, ce n'est pas trop difficile, mais quelle importance cela peut-il avoir, ce qu'elle peut penser de vous ? Je suppose que vous vous en moquez bien ; en tout cas si ce n'est que cela, nous pourrons en parler devant tout le monde ou quand nous serons seuls, car j'ai peur que vous vous fatiguiez à parler debout et d'une façon si incommode, quand nous avons tant d'occasions d'être en tête à tête. »
C'était bien justement cette incommodité qui m'avait donné le courage de parler à Robert ; la présence des autres était pour moi un prétexte m'autorisant à donner à mes propos un tour bref et décousu, à la faveur duquel je pouvais plus aisément dissimuler le mensonge que je faisais en disant à mon ami que j'avais oublié sa parenté avec la duchesse et pour ne pas lui laisser le temps de me poser sur mes motifs de désirer que Mme de Guermantes me sût lié avec lui, intelligent, etc., des questions qui m'eussent d'autant plus troublé que je n'aurais pas pu y répondre.
« Robert, pour vous si intelligent, cela m'étonne que vous ne compreniez pas qu'il ne faut pas discuter ce qui fait plaisir à ses amis, mais le faire. Moi, si vous me demandiez n'importe quoi, et même je tiendrais beaucoup à ce que vous me demandiez quelque chose, je vous assure que je ne vous demanderais pas d'explications. Je vais plus loin que ce que je désire ; je ne tiens pas à connaître Mme de Guermantes ; mais j'aurais dû, pour vous éprouver, vous dire que je désirerais dîner avec Mme de Guermantes et je sais que vous ne l'auriez pas fait.
— Non seulement je l'aurais fait, mais je le ferai.
— Quand cela ?
— Dès que je viendrai à Paris, dans trois semaines, sans doute.
— Nous verrons, d'ailleurs elle ne voudra pas. Je ne peux pas vous dire comme je vous remercie.
— Mais non, ce n'est rien.
— Ne me dites pas cela, c'est énorme, parce que maintenant je vois l'ami que vous êtes ; que la chose que je vous demande soit importante ou non, désagréable ou non, que j'y tienne en réalité ou seulement pour vous éprouver, peu importe, vous dites que vous le ferez, et vous montrez par là la finesse de votre intelligence et de votre coeur. Un ami bête eût discuté. »
C'était justement ce qu'il venait de faire ; mais peut-être je voulais le prendre par l'amour-propre ; peut-être aussi j'étais sincère, la seule pierre de touche du mérite me semblant être l'utilité dont on pouvait être pour moi à l'égard de l'unique chose qui me semblât importante, mon amour. Puis j'ajoutai, soit par duplicité, soit par un surcroît véritable de tendresse produit par la reconnaissance, par l'intérêt et par tout ce que la nature avait mis des traits mêmes de Mme de Guermantes en son neveu Robert :
« Mais voilà qu'il faut rejoindre les autres et je ne vous ai demandé que l'une des deux choses, la moins importante, l'autre l'est plus pour moi, mais je crains que vous ne me la refusiez ; cela vous ennuierait-il que nous nous tutoyions ?
— Comment m'ennuyer, mais voyons ! joie ! pleurs de joie ! félicité inconnue !
— Comme je vous remercie… te remercie. Quand vous aurez commencé ! Cela me fait un tel plaisir que vous pouvez ne rien faire pour Mme de Guermantes si vous voulez, le tutoiement me suffit.
— On fera les deux.
— Oh ! Robert ! Écoutez, dis-je encore à Saint-Loup pendant le dîner – oh ! c'est d'un comique cette conversation à propos interrompus et du reste je ne sais pas pourquoi –, vous savez la dame dont je viens de vous parler ?
— Oui.
— Vous savez bien qui je veux dire ?
— Mais voyons, vous me prenez pour un crétin du Valais, pour un demeuré.
— Vous ne voudriez pas me donner sa photographie ? »
Je comptais lui demander seulement de me la prêter. Mais au moment de parler, j'éprouvai de la timidité, je trouvai ma demande indiscrète, et, pour ne pas le laisser voir, je la formulai plus brutalement et la grossis encore, comme si elle avait été toute naturelle. « Non, il faudrait que je lui demande la permission d'abord », me répondit-il.
Aussitôt il rougit. Je compris qu'il avait une arrière-pensée, qu'il m'en prêtait une, qu'il ne servirait mon amour qu'à moitié, sous la réserve de certains principes de moralité, et je le détestai.
Et pourtant j'étais touché de voir combien Saint-Loup se montrait autre à mon égard depuis que je n'étais plus seul avec lui et que ses amis étaient en tiers. Son amabilité plus grande m'eût laissé indifférent si j'avais cru qu'elle était voulue ; mais je la sentais involontaire et faite seulement de tout ce qu'il devait dire à mon sujet quand j'étais absent et qu'il taisait quand j'étais seul avec lui. Dans nos tête-à-tête, certes, je soupçonnais le plaisir qu'il avait à causer avec moi, mais ce plaisir restait presque toujours inexprimé. Maintenant les mêmes propos de moi, qu'il goûtait d'habitude sans le marquer, il surveillait du coin de l'oeil s'ils produisaient chez ses amis l'effet sur lequel il avait compté et qui devait répondre à ce qu'il leur avait annoncé. La mère d'une débutante ne suspend pas davantage son attention aux répliques de sa fille et à l'attitude du public. Si j'avais dit un mot dont, devant moi seul, il n'eût que souri, il craignait qu'on ne l'eût pas bien compris, il me disait : « Comment, comment ? » pour me faire répéter, pour faire faire attention, et aussitôt se tournant vers les autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon rire, l'entraîneur de leur rire, il me présentait pour la première fois l'idée qu'il avait de moi et qu'il avait dû souvent leur exprimer. De sorte que je m'apercevais tout d'un coup moi-même du dehors, comme quelqu'un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace.
Il m'arriva un de ces soirs-là de vouloir raconter une histoire assez comique sur Mme Blandais mais je m'arrêtai immédiatement car je me rappelai que Saint-Loup la connaissait déjà et qu'ayant voulu la lui dire le lendemain de mon arrivée, il m'avait interrompu en me disant : « Vous me l'avez déjà racontée à Balbec. » Je fus donc surpris de le voir m'exhorter à continuer, en m'assurant qu'il ne connaissait pas cette histoire et qu'elle l'amuserait beaucoup. Je lui dis : « Vous avez un moment d'oubli, mais vous allez bientôt la reconnaître. – Mais non, je te jure que tu confonds. Jamais tu ne me l'as dite. Va. » Et pendant toute l'histoire il attachait fiévreusement ses regards ravis tantôt sur moi, tantôt sur ses camarades. Je compris seulement quand j'eus fini au milieu des rires de tous qu'il avait songé qu'elle donnerait une haute idée de mon esprit à ses camarades et que c'était pour cela qu'il avait feint de ne pas la connaître. Telle est l'amitié.
Le troisième soir, un de ses amis auquel je n'avais pas eu l'occasion de parler les deux premières fois, causa très longuement avec moi ; et je l'entendais qui disait à mi-voix à Saint-Loup le plaisir qu'il y trouvait. Et de fait nous causâmes presque toute la soirée ensemble devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, séparés, protégés des autres par les voiles magnifiques d'une de ces sympathies entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique à leur base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. Tel, de nature énigmatique, m'était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec l'intérêt de nos conversations, détaché de tout lien matériel, invisible, intangible et dont pourtant il éprouvait la présence en lui-même comme une sorte de phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-être y avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie née ici en une seule soirée, comme une fleur qui se serait ouverte en quelques minutes dans la chaleur de cette petite pièce. Je ne pus me tenir de demander à Robert, comme il me parlait de Balbec, s'il était vraiment décidé qu'il épousât Mlle d'Ambresac. Il me déclara que non seulement ce n'était pas décidé, mais qu'il n'en avait jamais été question, qu'il ne l'avait jamais vue, qu'il ne savait pas qui c'était. Si j'avais vu à ce moment-là quelques-unes des personnes du monde qui avaient annoncé ce mariage, elles m'eussent fait part de celui de Mlle d'Ambresac avec quelqu'un qui n'était pas Saint-Loup et de celui de Saint-Loup avec quelqu'un qui n'était pas Mlle d'Ambresac. Je les eusse beaucoup étonnées en leur rappelant leurs prédictions contraires et encore si récentes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le plus grand nombre possible, la nature a donné à ce genre de joueurs une mémoire d'autant plus courte que leur crédulité est plus grande.
Saint-Loup m'avait parlé d'un autre de ses camarades qui était là aussi, avec qui il s'entendait particulièrement bien, car ils étaient dans ce milieu les deux seuls partisans de la révision du procès Dreyfus.
« Oh ! lui ce n'est pas comme Saint-Loup, c'est un énergumène, me dit mon nouvel ami ; il n'est même pas de bonne foi. Au début, il disait : “Il n'y a qu'à attendre, il y a là un homme que je connais bien, plein de finesse, de bonté, le général de Boisdeffre ; on pourra, sans hésiter, accepter son avis.” Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la culpabilité de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien ; le cléricalisme, les préjugés de l'état-major l'empêchaient de juger sincèrement, quoique personne ne soit, ou du moins ne fût aussi clérical, avant son Dreyfus, que notre ami. Alors il nous a dit qu'en tout cas on saurait la vérité, car l'affaire allait être entre les mains de Saussier, et que celui-là, soldat républicain (notre ami est d'une famille ultra-monarchiste), était un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand Saussier a proclamé l'innocence d'Esterhazy, il a trouvé à ce verdict des explications nouvelles, défavorables non à Dreyfus, mais au général Saussier. C'était l'esprit militariste qui aveuglait Saussier (et remarquez que lui est aussi militariste que clérical, ou du moins qu'il l'était, car je ne sais plus que penser de lui). Sa famille est désolée de le voir dans ces idées-là.
— Voyez-vous », dis-je et en me tournant à demi vers Saint-Loup, pour ne pas avoir l'air de m'isoler, ainsi que vers son camarade, et pour le faire participer à la conversation, « c'est que l'influence qu'on prête au milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est l'homme de son idée ; il y a beaucoup moins d'idées que d'hommes, ainsi tous les hommes d'une même idée sont pareils. Comme une idée n'a rien de matériel, les hommes qui ne sont que matériellement autour de l'homme d'une idée ne la modifient en rien. »
À ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu'un des jeunes militaires venait en souriant de me désigner à lui en disant : « Duroc, tout à fait Duroc. » Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais je sentais que l'expression du visage intimidé était plus que bienveillante. Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un délire de joie que redoublait sans doute celle qu'il avait à me faire briller devant ses amis, avec une volubilité extrême il me répétait en me bouchonnant comme un cheval arrivé le premier au poteau : « Tu es l'homme le plus intelligent que je connaisse, tu sais. » Il se reprit et ajouta : « Avec Elstir. Cela ne te fâche pas, n'est-ce pas ? Tu comprends, scrupule. Comparaison : je te le dis comme on aurait dit à Balzac, vous êtes le plus grand romancier du siècle, avec Stendhal. Excès de scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non ? Tu ne marches pas pour Stendhal ? » ajoutait-il avec une confiance naïve dans mon jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante, presque enfantine, de ses yeux verts. « Ah ! bien, je vois que tu es de mon avis, Bloch déteste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. La Chartreuse, c'est tout de même quelque chose d'énorme ? Je suis content que tu sois de mon avis. Qu'est-ce que tu aimes le mieux dans La Chartreuse ? réponds », me disait-il avec une impétuosité juvénile. Et sa force physique, menaçante, donnait presque quelque chose d'effrayant à sa question. « Mosca ? Fabrice ? » Je répondais timidement que Mosca avait quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi, tempête de rire du jeune Siegfried-Saint-Loup. Je n'avais pas fini d'ajouter : « Mais Mosca est bien plus intelligent, moins pédantesque » que j'entendais Robert crier bravo en battant effectivement des mains, en riant à s'étouffer, et en criant : « D'une justesse ! Excellent ! Tu es inouï. » Quand je parlais, l'approbation des autres semblait encore de trop à Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef d'orchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce que quelqu'un a fait du bruit, il réprimanda le perturbateur : « Gibergue, dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ça après. Allez, continuez », me dit-il.
Je respirai, car j'avais craint qu'il ne me fît tout recommencer.
« Et comme une idée, continuai-je, est quelque chose qui ne peut participer aux intérêts humains et ne pourrait jouir de leurs avantages, les hommes d'une idée ne sont pas influencés par l'intérêt.
— Dites donc, ça vous en bouche un coin, mes enfants, s'exclama après que j'eus fini de parler Saint-Loup, qui m'avait suivi des yeux avec la même sollicitude anxieuse que si j'avais marché sur la corde raide. Qu'est-ce que vous vouliez dire, Gibergue ?
— Je disais que Monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je croyais l'entendre.
— Mais j'y ai pensé bien souvent, répondit Saint-Loup, il y a bien des rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que n'a pas Duroc. »
De même qu'un frère de cet ami de Saint-Loup, élève à la Schola cantorum, pensait sur toute nouvelle oeuvre musicale, nullement comme son père, sa mère, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme tous les autres élèves de la Schola, de même ce sous-officier noble (dont Bloch se fit une idée extraordinaire quand je lui en parlai, parce que, touché d'apprendre qu'il était du même parti que lui, il l'imaginait cependant, à cause de ses origines aristocratiques et de son éducation religieuse et militaire, on ne peut plus différent, paré du même charme qu'un natif d'une contrée lointaine) avait une « mentalité », comme on commençait à dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en général et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir aucune espèce de prise les traditions de sa famille et les intérêts de sa carrière. C'est ainsi qu'un cousin de Saint-Loup avait épousé une jeune princesse d'Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo ou d'Alfred de Vigny et à qui, malgré cela, on supposait un esprit autre que ce qu'on pouvait concevoir, un esprit de princesse d'Orient recluse dans un palais des Mille et Une Nuits. Aux écrivains qui eurent le privilège de l'approcher fut réservée la déception, ou plutôt la joie, d'entendre une conversation qui donnait l'idée non de Schéhérazade, mais d'un être de génie du genre d'Alfred de Vigny ou de Victor Hugo.
Je me plaisais surtout à causer avec ce jeune homme, comme avec les autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-même, du quartier, des officiers de la garnison, de l'armée en général. Grâce à cette échelle immensément agrandie à laquelle nous voyons les choses, si petites qu'elles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous causons, nous menons notre vie réelle, grâce à cette formidable majoration qu'elles subissent et qui fait que le reste, absent du monde, ne peut lutter avec elles et prend, à côté, l'inconsistance d'un songe, j'avais commencé à m'intéresser aux diverses personnalités du quartier, aux officiers que j'apercevais dans la cour quand j'allais voir Saint-Loup ou, si j'étais réveillé, quand le régiment passait sous mes fenêtres. J'aurais voulu avoir des détails sur le commandant qu'admirait tant Saint-Loup et sur le cours d'histoire militaire qui m'aurait ravi « même esthétiquement ». Je savais que chez Robert un certain verbalisme était trop souvent un peu creux, mais d'autres fois signifiait l'assimilation d'idées profondes qu'il était fort capable de comprendre. Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé en ce moment de l'affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il était dreyfusard ; les autres étaient violemment hostiles à la révision, excepté mon voisin de table, mon nouvel ami dont les opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel, qui passait pour un officier remarquable et qui avait flétri l'agitation contre l'armée en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laissé échapper quelques assertions qui avaient donné à croire qu'il avait des doutes sur la culpabilité de Dreyfus et gardait son estime à Picquart. Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du colonel était mal fondé comme tous les bruits venus on ne sait d'où qui se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu après, ce colonel, ayant été chargé d'interroger l'ancien chef du Bureau des renseignements, le traita avec une brutalité et un mépris, qui n'avaient encore jamais été égalés. Quoi qu'il en fût et bien qu'il ne se fût pas permis de se renseigner directement auprès du colonel, mon voisin avait fait à Saint-Loup la politesse de lui dire – du ton dont une dame catholique annonce à une dame juive que son curé blâme les massacres de Juifs en Russie et admire la générosité de certains israélites – que le colonel n'était pas pour le dreyfusisme – pour un certain dreyfusisme au moins – l'adversaire fanatique, étroit, qu'on avait représenté.
« Cela ne m'étonne pas, dit Saint-Loup, car c'est un homme intelligent. Mais, malgré tout, les préjugés de naissance et surtout le cléricalisme l'aveuglent. Ah ! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur d'histoire militaire dont je t'ai parlé, en voilà un qui, paraît-il, marche à fond dans nos idées. Du reste, le contraire m'eût étonné, parce qu'il est non seulement sublime d'intelligence, mais radical-socialiste et franc-maçon. »
Autant par politesse pour ses amis à qui les professions de foi dreyfusardes de Saint-Loup étaient pénibles que parce que le reste m'intéressait davantage, je demandai à mon voisin si c'était exact que ce commandant fit, de l'histoire militaire, une démonstration d'une véritable beauté esthétique.
« C'est absolument vrai.
— Mais qu'entendez-vous par là ?
— Hé bien ! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le récit d'un narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits événements, ne sont que les signes d'une idée qu'il faut dégager et qui souvent en recouvre d'autres, comme dans un palimpseste. De sorte que vous avez un ensemble aussi intellectuel que n'importe quelle science ou n'importe quel art et qui est satisfaisant pour l'esprit.
— Exemples, si je n'abuse pas.
— C'est difficile à te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis par exemple que tel corps a tenté… Avant même d'aller plus loin, le nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce n'est pas la première fois que l'opération est essayée, et si pour la même opération nous voyons apparaître un autre corps, ce peut être le signe que les précédents ont été anéantis ou fort endommagés par ladite opération, qu'ils ne sont plus en état de la mener à bien. Or, il faut s'enquérir quel était ce corps aujourd'hui anéanti ; si c'étaient des troupes de choc, mises en réserve pour de puissants assauts, un nouveau corps de moindre qualité a peu de chance de réussir là où elles ont échoué. De plus, si ce n'est pas au début d'une campagne, ce nouveau corps lui-même peut être composé de bric et de broc, ce qui, sur les forces dont dispose encore le belligérant, sur la proximité du moment où elles seront inférieures à celles de l'adversaire, peut fournir des indications qui donneront à l'opération elle-même que ce corps va tenter une signification différente, parce que, s'il n'est plus en état de réparer ses pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que l'acheminer, arithmétiquement, vers l'anéantissement final. D'ailleurs le numéro désignatif du corps qui lui est opposé n'a pas moins de signification. Si, par exemple, c'est une unité beaucoup plus faible et qui a déjà consommé plusieurs unités importantes de l'adversaire, l'opération elle-même change de caractère car, dût-elle se terminer par la perte de la position que tenait le défenseur, l'avoir tenue quelque temps peut être un grand succès, si avec de très petites forces cela a suffi à en détruire de très importantes chez l'adversaire. Tu peux comprendre que si, dans l'analyse des corps engagés, on trouve ainsi des choses importantes, l'étude de la position elle-même, des routes, des voies ferrées qu'elle commande, des ravitaillements qu'elle protège est de plus grande conséquence. Il faut étudier ce que j'appellerai tout le contexte géographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet, il fut si content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois qu'il l'employa, même des mois après, il eut toujours le même rire.) Pendant que l'opération est préparée par l'un des belligérants, si tu lis qu'une de ses patrouilles est anéantie dans les environs de la position par l'autre belligérant, une des conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait à se rendre compte des travaux défensifs par lesquels le deuxième a l'intention de faire échec à son attaque. Une action particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le conquérir, mais aussi le désir de retenir là l'adversaire, de ne pas lui répondre là où il a attaqué, ou même n'être qu'une feinte et cacher, par ce redoublement de violence, des prélèvements de troupes à cet endroit. (C'est une feinte classique dans les guerres de Napoléon.) D'autre part, pour comprendre la signification d'une manoeuvre, son but probable et, par conséquent, de quelles autres elle sera accompagnée ou suivie, il n'est pas indifférent de consulter beaucoup moins ce qu'en annonce le commandement et qui peut être destiné à tromper l'adversaire, à masquer un échec possible, que les règlements militaires du pays. Il est toujours à supposer que la manoeuvre qu'a voulu tenter une armée est celle que prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances analogues. Si, par exemple, le règlement prescrit d'accompagner une attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque ayant échoué, le commandement prétend qu'elle était sans lien avec la première et n'était qu'une diversion, il y a chance pour que la vérité doive être cherchée dans le règlement et non dans les dires du commandement. Et il n'y a pas que les règlements de chaque armée, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L'étude de l'action diplomatique, toujours en perpétuel état d'action ou de réaction sur l'action militaire, ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en apparence insignifiants, mal compris à l'époque, t'expliqueront que l'ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu'il a été privé, n'a exécuté en réalité qu'une partie de son action stratégique. De sorte que, si tu sais lire l'histoire militaire, ce qui est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel qu'un tableau pour l'amateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce qu'il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de leur but immédiat, sont habituellement, dans l'esprit du général qui dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme l'érudition, comme l'étymologie, comme l'aristocratie des batailles nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de l'identité locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille n'a pas été ou ne sera pas à travers les siècles que le champ d'une seule bataille. S'il a été champ de bataille, c'est qu'il réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature géologique, de défauts même propres à gêner l'adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille. Donc il l'a été, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec n'importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec n'importe quel endroit. Il y a des lieux prédestinés. Mais encore une fois, ce n'est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille qu'on imite, d'une espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique, si tu veux : la bataille d'Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne sais s'il y aura encore des guerres ni entre quels peuples ; mais s'il y en a, sois sûr qu'il y aura (et sciemment de la part du chef) un Cannes, un Austerlitz, un Rossbach, un Waterloo, sans parler des autres. Quelques-uns ne se gênent pas pour le dire. Le maréchal von Schlieffen et le général de Falkenhausen ont d'avance préparé contre la France une bataille de Cannes, genre Hannibal avec fixation de l'adversaire sur tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en Belgique, tandis que Bernhardi préfère l'ordre oblique de Frédéric le Grand, Leuthen plutôt que Cannes. D'autres exposent moins crûment leurs vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef d'escadrons à qui je t'ai présenté l'autre jour et qui est un officier du plus grand avenir, a potassé sa petite attaque du Pratzen, la connaît dans les coins, la tient en réserve et que si jamais il a l'occasion de l'exécuter, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes largeurs. L'enfoncement du centre à Rivoli, va, ça se refera s'il y a encore des guerres. Ce n'est pas plus périmé que l'Iliade. J'ajoute qu'on est presque condamné aux attaques frontales parce qu'on ne veut pas retomber dans l'erreur de 70, mais faire de l'offensive, rien que de l'offensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que des esprits retardataires s'opposer à cette magnifique doctrine, pourtant un de mes plus jeunes maîtres qui est un homme de génie, Mangin, voudrait qu'on laisse sa place, place provisoire, naturellement, à la défensive. On est bien embarrassé de lui répondre quand il cite comme exemple Austerlitz où la défensive n'est que le prélude de l'attaque et de la victoire. »
Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient espérer que peut-être je n'étais pas dupe dans ma vie de Doncières, à l'égard de ces officiers dont j'entendais parler en buvant du sauternes qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce même grossissement qui m'avait fait paraître énormes, tant que j'étais à Balbec, le roi et la reine d'Océanie, la petite société des quatre gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frère de Legrandin, maintenant diminués à mes yeux jusqu'à me paraître inexistants. Ce qui me plaisait aujourd'hui ne me deviendrait peut-être pas indifférent demain, comme cela m'était toujours arrivé jusqu'ici, l'être que j'étais encore en ce moment n'était peut-être pas voué à une destruction prochaine, puisque, à la passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, à tout ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu'il venait de me dire touchant l'art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel, d'une nature permanente, capable de m'attacher assez fortement pour que je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-même, qu'une fois parti, je continuerais à m'intéresser aux travaux de mes amis de Doncières et ne tarderais pas à revenir parmi eux. Afin d'être plus assuré pourtant que cet art de la guerre fût bien un art au sens spirituel du mot :
« Vous m'intéressez, pardon, tu m'intéresses beaucoup, dis-je à Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m'inquiète. Je sens que je pourrais me passionner pour l'art militaire, mais pour cela il faudrait que je ne le crusse pas différent à tel point des autres arts, que la règle apprise n'y fût pas tout. Tu me dis qu'on calque des batailles. Je trouve cela en effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef n'est rien ? Ne fait-il vraiment qu'appliquer des règles ? Ou bien, à science égale, y a-t-il des grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d'opérer, dans tel cas de s'abstenir ?
— Mais je crois bien ! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes les règles voulaient qu'il attaquât, mais une obscure divination le lui déconseillait. Par exemple, vois à Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions à Lannes. Mais tu verras des généraux imiter scolastiquement telle manoeuvre de Napoléon et arriver au résultat diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais même pour l'interprétation de ce que peut faire l'adversaire, ce qu'il fait n'est qu'un symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes. Chacune de ces choses a autant de chance d'être la vraie, si on s'en tient au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à décider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l'opération doit être faite ou pas. C'est le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me comprends) qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin. Ainsi je t'ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier une reconnaissance au début d'une bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses, par exemple faire croire à l'ennemi qu'on va attaquer sur un point pendant qu'on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui l'empêchera de voir les préparatifs de l'opération réelle, le forcer à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte des forces dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son jeu. Même quelquefois, le fait qu'on engage dans une opération des troupes énormes n'est pas la preuve que cette opération soit la vraie ; car on peut l'exécuter pour de bon, bien qu'elle ne soit qu'une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j'avais le temps de te raconter à ce point de vue les guerres de Napoléon, je t'assure que ces simples mouvements classiques que nous étudions, et que tu nous verras faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune cochon ; non, je sais que tu es malade, pardon ! eh bien, dans une guerre, quand on sent derrière eux la vigilance, le raisonnement et les profondes recherches du haut commandement, on est ému devant eux comme devant les simples feux d'un phare, lumière matérielle, mais émanation de l'esprit et qui fouille l'espace pour signaler le péril aux vaisseaux. J'ai même peut-être tort de te parler seulement littérature de guerre. En réalité, comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se fait une campagne, les caractéristiques du pays où on manoeuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c'est presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que tu peux prédire la marche des armées.
— Tu me refuses maintenant la liberté chez le chef, la divination chez l'adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu m'octroyais tout à l'heure.
— Mais pas du tout ! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous lisions ensemble à Balbec, la richesse du monde des possibles par rapport au monde réel. Eh bien ! c'est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnée il y aura quatre plans qui s'imposent et entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie peut suivre diverses évolutions auxquelles le médecin doit s'attendre. Et là encore la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles d'incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons contingentes (comme des buts accessoires à atteindre, ou le temps qui presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses effectifs) fassent préférer au général le premier plan qui est moins parfait, mais d'une exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour terrain un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut, ayant commencé par ce premier plan dans lequel l'ennemi, d'abord incertain, lira bientôt, ne pas pouvoir y réussir, à cause d'obstacles trop grands – c'est ce que j'appelle l'aléa né de la faiblesse humaine –, l'abandonner et essayer du deuxième ou du troisième ou du quatrième plan. Mais il se peut aussi qu'il n'ait essayé du premier – et c'est ici ce que j'appelle la grandeur humaine – que par feinte pour fixer l'adversaire de façon à le surprendre là où il ne croyait pas être attaqué. C'est ainsi qu'à Ulm, Mack, qui attendait l'ennemi à l'ouest, fut enveloppé par le nord où il se croyait bien tranquille. Mon exemple n'est du reste pas très bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille d'enveloppement que l'avenir verra se reproduire parce qu'il n'est pas seulement un exemple classique dont les généraux s'inspireront mais une forme en quelque sorte nécessaire (nécessaire entre d'autres, ce qui laisse le choix, la variété), comme un type de cristallisation. Mais tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgré tout factices. J'en reviens à notre livre de philosophie, c'est comme les principes rationnels, ou les lois scientifiques, la réalité se conforme à cela, à peu près, mais rappelle-toi le grand mathématicien Poincaré, il n'est pas sûr que les mathématiques soient rigoureusement exactes. Quant aux règlements eux-mêmes, dont je t'ai parlé, ils sont en somme d'une importance secondaire et d'ailleurs on les change de temps en temps. Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le Service en campagne de 1895 dont on peut dire qu'il est périmé, puisqu'il repose sur la vieille et désuète doctrine qui considère que le combat de cavalerie n'a guère qu'un effet moral par l'effroi que la charge produit sur l'adversaire. Or, les plus intelligents de nos maîtres, tout ce qu'il y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont je te parlais, envisagent au contraire que la décision sera obtenue par une véritable mêlée où on s'escrimera du sabre et de la lance et où le plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par impression de terreur, mais matériellement.
— Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain Service en campagne portera la trace de cette évolution, dit mon voisin.
— Je ne suis pas fâché de ton approbation, car tes avis semblent faire plus impression que les miens sur mon ami », dit en riant Saint-Loup, soit que cette sympathie naissante entre son camarade et moi l'agaçât un peu, soit qu'il trouvât gentil de la consacrer en la constatant aussi officiellement. « Et puis j'ai peut-être diminué l'importance des règlements. On les change, c'est certain. Mais en attendant ils commandent la situation militaire, les plans de campagne et de concentration. S'ils reflètent une fausse conception stratégique, ils peuvent être le principe initial de la défaite. Tout cela, c'est un peu technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui précipite le plus l'évolution de l'art de la guerre, ce sont les guerres elles-mêmes. Au cours d'une campagne, si elle est un peu longue, on voit l'un des belligérants profiter des leçons que lui donnent les succès et les fautes de l'adversaire, perfectionner les méthodes de celui-ci qui, à son tour, enchérit. Mais cela c'est du passé. Avec les terribles progrès de l'artillerie, les guerres futures, s'il y a encore des guerres, seront si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer parti de l'enseignement, la paix sera faite.
— Ne sois pas si susceptible », dis-je à Saint-Loup, répondant à ce qu'il avait dit avant ces dernières paroles. « Je t'ai écouté avec assez d'avidité !
— Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit l'ami de Saint-Loup, j'ajouterai à ce que tu viens de dire que, si les batailles s'imitent et se superposent, ce n'est pas seulement à cause de l'esprit du chef. Il peut arriver qu'une erreur du chef (par exemple son appréciation insuffisante de la valeur de l'adversaire) l'amène à demander à ses troupes des sacrifices exagérés, sacrifices que certaines unités accompliront avec une abnégation si sublime que leur rôle sera par là analogue à celui de telle autre unité dans telle autre bataille, et seront cités dans l'histoire comme des exemples interchangeables : pour nous en tenir à 1870, la garde prussienne à Saint-Privat, les turcos à Froeschwiller et à Wissembourg.
— Ah ! interchangeables, très exact ! excellent ! tu es intelligent » dit Saint-Loup.
Je n'étais pas indifférent à ces derniers exemples, comme chaque fois que sous le particulier on me montrait le général. Mais pourtant le génie du chef, voilà ce qui m'intéressait, j'aurais voulu me rendre compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnée, où le chef sans génie ne pourrait résister à l'adversaire, s'y prendrait le chef génial pour rétablir la bataille compromise, ce qui, au dire de Saint-Loup, était très possible et avait été réalisé par Napoléon plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c'était que la valeur militaire, je demandais des comparaisons entre les généraux dont je savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de tacticien, quitte à ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le laissaient pas voir et me répondaient avec une infatigable bonté.
Je me sentais séparé (non seulement de la grande nuit glacée qui s'étendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le sifflet d'un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d'être là, ou les tintements d'une heure qui heureusement était encore éloignée de celle où ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et rentrer) mais aussi de toutes les préoccupations extérieures, presque du souvenir de Mme de Guermantes, par la bonté de Saint-Loup à laquelle celle de ses amis qui s'y ajoutait donnait comme plus d'épaisseur, par la chaleur aussi de cette petite salle à manger, par la saveur des plats raffinés qu'on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir à mon imagination qu'à ma gourmandise ; parfois le petit morceau de nature d'où ils avaient été extraits, bénitier rugueux de l'huître dans lequel restent quelques gouttes d'eau salée, ou sarment noueux, pampres jaunis d'une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poétique et lointain comme un paysage, et faisant se succéder au cours du dîner les évocations d'une sieste sous une vigne et d'une promenade en mer ; d'autres soirs c'est par le cuisinier seulement qu'était mise en relief cette particularité originale des mets, qu'il présentait dans son cadre naturel comme une oeuvre d'art ; et un poisson cuit au court-bouillon était apporté dans un long plat en terre, où, comme il se détachait en relief sur des jonchées d'herbes bleuâtres, infrangible mais contourné encore d'avoir été jeté vivant dans l'eau bouillante, entouré d'un cercle de coquillages, d'animalcules satellites, crabes, crevettes et moules, il avait l'air d'apparaître dans une céramique de Bernard Palissy.
« Je suis jaloux, je suis furieux », me dit Saint-Loup, moitié en riant, moitié sérieusement, faisant allusion aux interminables conversations à part que j'avais avec son ami. « Est-ce que vous le trouvez plus intelligent que moi ? Est-ce que vous l'aimez mieux que moi ? Alors, comme ça, il n'y en a plus que pour lui ? » (Les hommes qui aiment énormément une femme, qui vivent dans une société d'hommes à femmes se permettent des plaisanteries que d'autres qui y verraient moins d'innocence n'oseraient pas.)
Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fût tellement dreyfusard, presque antimilitariste : « C'est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des détails, que l'influence du milieu n'a pas l'importance qu'on croit… » Certes, je comptais m'en tenir là et ne pas reprendre les réflexions que j'avais présentées à Saint-Loup quelques jours plus tôt. Malgré cela, comme ces mots-là, du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j'allais m'en excuser en ajoutant : « C'est justement ce que l'autre jour… » Mais j'avais compté sans le revers qu'avait la gentille admiration de Robert pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se complétait d'une si entière assimilation de leurs idées qu'au bout de quarante-huit heures il avait oublié que ces idées n'étaient pas de lui. Aussi en ce qui concernait ma modeste thèse, Saint-Loup, absolument comme si elle eût toujours habité son cerveau et si je ne faisais que chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec chaleur et m'approuver.
« Mais oui ! le milieu n'a pas d'importance. »
Et avec la même force que s'il avait eu peur que je l'interrompisse ou ne le comprisse pas :
« La vraie influence, c'est celle du milieu intellectuel ! On est l'homme de son idée ! »
Il s'arrêta un instant, avec le sourire de quelqu'un qui a bien digéré, laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur moi :
« Tous les hommes d'une même idée sont pareils », me dit-il, d'un air de défi. Il n'avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce qu'il s'était en revanche si bien rappelé.
Je n'arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les mêmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu'on a, sont capables de nous laisser, au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais tellement Mme de Guermantes, que j'avais peine à respirer : on aurait dit qu'une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d'amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d'un être est substitué aux viscères, il a l'air de tenir plus de place qu'eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté d'être obligé de penser une partie de son corps ! Seulement il semble qu'on vaille davantage. À la moindre brise on soupire d'oppression, mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S'il était clair, je me disais : « Peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles, et qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : “Une bonne nouvelle, ma tante vient de m'écrire, elle voudrait te voir, elle va venir ici.” ». Ce n'est pas dans le firmament seul que je mettais la pensée de Mme de Guermantes. Un souffle d'air un peu doux qui passait semblait m'apporter un message d'elle, comme jadis de Gilberte, dans les blés de Méséglise : on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu'on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu'il réveille mais qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous s'efforce de les amener à plus de vérité, c'est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général, commun à toute l'humanité, avec lequel les individus et les peines qu'ils nous causent nous sont seulement une occasion de communier : ce qui mêlait quelque plaisir à ma peine, c'est que je la savais une petite partie de l'universel amour. Sans doute, de ce que je croyais reconnaître des tristesses que j'avais éprouvées à propos de Gilberte, ou bien quand le soir, à Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que j'éprouvais et à laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence, n'étaient pas liées clairement comme la cause l'est à l'effet dans l'esprit d'un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fût pas cette cause. N'y a-t-il pas telle douleur physique diffuse, s'étendant par irradiation dans des régions extérieures à la partie malade, mais qu'elle abandonne pour se dissiper entièrement si un praticien touche le point précis d'où elle vient ? Et pourtant, avant cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de vague et de fatalité qu'impuissants à l'expliquer, à la localiser même, nous croyions impossible de la guérir. Tout en m'acheminant vers le restaurant je me disais : « Il y a déjà quatorze jours que je n'ai vu Mme de Guermantes. » Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme qu'à moi qui, quand il s'agissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce n'était plus seulement les étoiles et la brise, mais jusqu'aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Chaque jour était maintenant comme la crête mobile d'une colline incertaine : d'un côté, je sentais que je pouvais descendre vers l'oubli ; de l'autre, j'étais emporté par le besoin de revoir la duchesse. Et j'étais tantôt plus près de l'un ou de l'autre, n'ayant pas d'équilibre stable. Un jour je me dis : « Il y aura peut-être une lettre ce soir » et en arrivant dîner j'eus le courage de demander à Saint-Loup :
« Tu n'as pas par hasard des nouvelles de Paris ?
— Si, me répondit-il d'un air sombre, elles sont mauvaises. »
Je respirai en comprenant que ce n'était que lui qui avait du chagrin et que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse. Mais je vis bientôt qu'une de leurs conséquences serait d'empêcher Robert de me mener, de longtemps, chez sa tante.
J'appris qu'une querelle avait éclaté entre lui et sa maîtresse, soit par correspondance, soit qu'elle fût venue un matin le voir entre deux trains. Et les querelles, même moins graves, qu'ils avaient eues jusqu'ici, semblaient toujours devoir être insolubles. Car elle était de mauvaise humeur, trépignait, pleurait, pour des raisons aussi incompréhensibles que les enfants qui s'enferment dans un cabinet noir, ne viennent pas dîner, refusant toute explication, et ne font que redoubler de sanglots quand, à bout de raisons, on leur donne des claques. Saint-Loup souffrit horriblement de cette brouille, mais c'est une manière de dire qui est trop simple et fausse par là l'idée qu'on doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul, n'ayant plus qu'à songer à sa maîtresse partie avec le respect pour lui qu'elle avait éprouvé en le voyant si énergique, les anxiétés qu'il avait eues les premières heures prirent fin devant l'irréparable, et la cessation d'une anxiété est une chose si douce que la brouille, une fois certaine, prit pour lui un peu du même genre de charme qu'aurait eu une réconciliation. Ce dont il commença à souffrir un peu plus tard, ce furent une douleur, un accident secondaires, dont les flux venaient incessamment de lui-même, à l'idée que peut-être elle aurait bien voulu se rapprocher, qu'il n'était pas impossible qu'elle attendît un mot de lui, qu'en attendant, pour se venger, elle ferait peut-être, tel soir, à tel endroit, telle chose, et qu'il n'y aurait qu'à lui télégraphier qu'il arrivait pour qu'elle n'eût pas lieu, que d'autres peut-être profitaient du temps qu'il laissait perdre, et qu'il serait trop tard dans quelques jours pour la retrouver, car elle serait prise. De toutes ces possibilités il ne savait rien, sa maîtresse gardait un silence qui finit par affoler sa douleur jusqu'à lui faire se demander si elle n'était pas cachée à Doncières ou partie pour les Indes.
On a dit que le silence était une force ; dans un tout autre sens il en est une terrible à la disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît l'anxiété de qui attend. Rien n'invite tant à s'approcher d'un être que ce qui en sépare et quelle plus infranchissable barrière que le silence ? On a dit aussi que le silence était un supplice, et capable de rendre fou celui qui y était astreint dans les prisons. Mais quel supplice – plus grand que de garder le silence – de l'endurer de ce qu'on aime ! Robert se disait : « Que fait-elle donc pour qu'elle se taise ainsi ? Sans doute, elle me trompe avec d'autres ? » Il se disait encore : « Qu'ai-je donc fait pour qu'elle se taise ainsi ? Elle me hait peut-être, et pour toujours. » Et il s'accusait. Ainsi le silence le rendait fou, en effet, par la jalousie et par le remords. D'ailleurs, plus cruel que celui des prisons, ce silence-là est prison lui-même. Une clôture immatérielle, sans doute, mais impénétrable, cette tranche interposée d'atmosphère vide, mais que les rayons visuels de l'abandonné ne peuvent traverser. Est-il un plus terrible éclairage que le silence qui ne nous montre pas une absente, mais mille, et chacune se livrant à quelque autre trahison ? Parfois, dans une brusque détente, ce silence, Robert croyait qu'il allait cesser à l'instant, que la lettre attendue allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il épiait chaque bruit, il était déjà désaltéré, il murmurait : « La lettre ! La lettre ! » Après avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait piétinant dans le désert réel du silence sans fin.
Il souffrait d'avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d'une rupture qu'à d'autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens qui règlent toutes leurs affaires en vue d'une expatriation qui ne s'effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se situer le lendemain, s'agite momentanément, détachée d'eux, pareille à ce coeur qu'on arrache à un malade et qui continue à battre, séparé du reste du corps. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort. Et comme l'habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la première sur le roc en apparence le plus désolé, peut-être en pratiquant d'abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s'y accoutumer sincèrement. Mais l'incertitude entretenait chez lui un état qui, lié au souvenir de cette femme, ressemblait à l'amour. Il se forçait cependant à ne pas lui écrire, pensant peut-être que le tourment était moins cruel de vivre sans sa maîtresse qu'avec elle dans certaines conditions, ou qu'après la façon dont ils s'étaient quittés, attendre ses excuses était nécessaire pour qu'elle conservât ce qu'il croyait qu'elle avait pour lui sinon d'amour, du moins d'estime et de respect. Il se contentait d'aller au téléphone qu'on venait d'installer à Doncières, et de demander des nouvelles, ou de donner des instructions à une femme de chambre qu'il avait placée auprès de son amie. Ces communications étaient du reste compliquées et lui prenaient plus de temps parce que suivant les opinions de ses amis littéraires relativement à la laideur de la capitale mais surtout en considération de ses bêtes, de ses chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son propriétaire de Paris avait cessé de tolérer les cris incessants, la maîtresse de Robert venait de louer une petite propriété aux environs de Versailles. Cependant lui, à Doncières, ne dormait plus un instant la nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s'assoupit un peu. Mais tout d'un coup, il commença à parler, il voulait courir, empêcher quelque chose, il disait : « Je l'entends, vous ne… vous ne… » Il s'éveilla. Il me dit qu'il venait de rêver qu'il était à la campagne chez le maréchal des logis chef. Celui-ci avait tâché de l'écarter d'une certaine partie de la maison. Saint-Loup avait deviné que le maréchal des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux qu'il savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait distinctement entendu les cris intermittents et réguliers qu'avait l'habitude de pousser sa maîtresse aux instants de volupté. Il avait voulu forcer le maréchal des logis de le mener à la chambre. Et celui-ci le maintenait pour l'empêcher d'y aller, tout en ayant un certain air froissé de tant d'indiscrétion, que Robert disait qu'il ne pourrait jamais oublier.
« Mon rêve est idiot », ajouta-t-il encore tout essoufflé.
Mais je vis bien que, pendant l'heure qui suivit, il fut plusieurs fois sur le point de téléphoner à sa maîtresse pour lui demander de se réconcilier. Mon père avait le téléphone depuis peu mais je ne sais si cela eût beaucoup servi à Saint-Loup. D'ailleurs il ne me semblait pas très convenable de donner à mes parents, même seulement à un appareil posé chez eux, ce rôle d'intermédiaire entre Saint-Loup et sa maîtresse, si distinguée et noble de sentiments que pût être celle-ci. Le cauchemar qu'avait eu Saint-Loup s'effaça un peu de son esprit. Le regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces qui dessinèrent pour moi, en se suivant l'un l'autre, comme la courbe magnifique de quelque rampe durement forgée d'où Robert restait à se demander quelle résolution son amie allait prendre.
Enfin, elle lui demanda s'il consentirait à pardonner. Aussitôt qu'il eut compris que la rupture était évitée, il vit tous les inconvénients d'un rapprochement. D'ailleurs il souffrait déjà moins et avait presque accepté une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-être, retrouver à nouveau la morsure si sa liaison recommençait. Il n'hésita pas longtemps. Et peut-être n'hésita-t-il que parce qu'il était enfin certain de pouvoir reprendre sa maîtresse, de le pouvoir, donc de le faire. Seulement elle lui demandait, pour qu'elle retrouvât son calme, de ne pas revenir à Paris au 1er janvier. Or, il n'avait pas le courage d'aller à Paris sans la voir. D'autre part elle avait consenti à voyager avec lui, mais pour cela il lui fallait un véritable congé que le capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder.
« Cela m'ennuie à cause de notre visite chez ma tante qui se trouve ajournée. Je retournerai sans doute à Paris à Pâques.
— Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes à ce moment-là, car je serai déjà à Balbec. Mais ça ne fait absolument rien.
— À Balbec ? Mais vous n'y étiez allé qu'au mois d'août.
— Oui, mais cette année, à cause de ma santé, on doit m'y envoyer plus tôt. »
Toute sa crainte était que je ne jugeasse mal sa maîtresse, après ce qu'il m'avait raconté. « Elle est violente seulement parce qu'elle est trop franche, trop entière dans ses sentiments. Mais c'est un être sublime. Tu ne peux pas t'imaginer les délicatesses de poésie qu'il y a chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts à Bruges. C'est “bien”, n'est-ce pas ? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une grandeur… » Et comme il était imbu d'un certain langage qu'on parlait autour de cette femme dans des milieux littéraires : « Elle a quelque chose de sidéral et même de viatique, tu comprends ce que je veux dire, le poète qui était presque un prêtre. »
Je cherchai pendant tout le dîner un prétexte qui permît à Saint-Loup de demander à sa tante de me recevoir sans attendre qu'il vînt à Paris. Or, ce prétexte me fut fourni par le désir que j'avais de revoir des tableaux d'Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions connu à Balbec. Prétexte où il y avait d'ailleurs quelque vérité car si, dans mes visites à Elstir, j'avais demandé à sa peinture de me conduire à la compréhension et à l'amour de choses meilleures qu'elle-même, un dégel véritable, une authentique place de province, de vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eussé-je commandé le portrait des réalités que je n'avais pas su approfondir, comme un chemin d'aubépine, non pour qu'il me conservât leur beauté mais me la découvrît), maintenant au contraire, c'était l'originalité, la séduction de ces peintures qui excitaient mon désir, et ce que je voulais surtout voir, c'était d'autres tableaux d'Elstir.
Il me semblait d'ailleurs que ses moindres tableaux, à lui, étaient quelque chose d'autre que les chefs-d'oeuvre de peintres même plus grands. Son oeuvre était comme un royaume clos, aux frontières infranchissables, à la matière sans seconde. Collectionnant avidement les rares revues où on avait publié des études sur lui, j'y avais appris que ce n'était que récemment qu'il avait commencé à peindre des paysages et des natures mortes, mais qu'il avait commencé par des tableaux mythologiques (j'avais vu les photographies de deux d'entre eux dans son atelier), puis avait été longtemps impressionné par l'art japonais.
Certaines des oeuvres les plus caractéristiques de ses diverses manières se trouvaient en province. Telle maison des Andelys où était un de ses plus beaux paysages m'apparaissait aussi précieuse, me donnait un aussi vif désir du voyage, qu'un village chartrain dans la pierre meulière duquel est enchâssé un glorieux vitrail ; et vers le possesseur de ce chef-d'oeuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossière, sur la grand-rue, enfermé comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs du monde qu'est un tableau d'Elstir et qu'il avait peut-être acheté plusieurs milliers de francs, je me sentais porté par cette sympathie qui unit jusqu'aux coeurs, jusqu'aux caractères de ceux qui pensent de la même façon que nous sur un sujet capital. Or, trois oeuvres importantes de mon peintre préféré étaient désignées dans l'une de ces revues comme appartenant à Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme sincèrement que le soir où Saint-Loup m'avait annoncé le voyage de son amie à Bruges je pus, pendant le dîner, devant ses amis, lui jeter comme à l'improviste :
« Écoute, tu permets ? Dernière conversation au sujet de la dame dont nous avons parlé. Tu te rappelles Elstir, le peintre que j'ai connu à Balbec ?
— Mais, voyons, naturellement.
— Tu te rappelles mon admiration pour lui ?
— Très bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre.
— Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison accessoire pour laquelle je désirerais connaître ladite dame, tu sais toujours bien laquelle ?
— Mais oui ! que de parenthèses !
— C'est qu'elle a chez elle au moins un très beau tableau d'Elstir.
— Tiens, je ne savais pas.
— Elstir sera sans doute à Balbec à Pâques, vous savez qu'il passe maintenant presque toute l'année sur cette côte. J'aurais beaucoup aimé avoir vu ce tableau avant mon départ. Je ne sais si vous êtes en termes assez intimes avec votre tante : ne pourriez-vous, en me faisant assez habilement valoir à ses yeux pour qu'elle ne refuse pas, lui demander de me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas là ?
— C'est entendu, je réponds pour elle, j'en fais mon affaire.
— Robert, comme je vous aime.
— Vous êtes gentil de m'aimer, mais vous le seriez aussi de me tutoyer comme vous l'aviez promis et comme tu avais commencé de le faire.
— J'espère que ce n'est pas votre départ que vous complotez, me dit un des amis de Robert. Vous savez, si Saint-Loup part en permission, cela ne doit rien changer, nous sommes là. Ce sera peut-être moins amusant pour vous, mais on se donnera tant de peine pour tâcher de vous faire oublier son absence ! »
En effet, au moment où on croyait que l'amie de Robert irait seule à Bruges, on venait d'apprendre que le capitaine de Borodino, jusque-là d'un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui s'était passé. Le prince, très fier de son opulente chevelure, était un client assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garçon de l'ancien coiffeur de Napoléon III. Le capitaine de Borodino était au mieux avec le coiffeur car il était, malgré ses façons majestueuses, simple avec les petites gens. Mais le coiffeur, chez qui le prince avait une note arriérée d'au moins cinq ans et que les flacons de « Portugal », d'« Eau des Souverains », les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins que les schampooings, les coupes de cheveux, etc., plaçait plus haut Saint-Loup qui payait rubis sur l'ongle, avait plusieurs voitures et des chevaux de selle. Mis au courant de l'ennui de Saint-Loup de ne pouvoir partir avec sa maîtresse, il en parla chaudement au prince ligoté d'un surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tête renversée et menaçait sa gorge. Le récit de ces aventures galantes d'un jeune homme arracha au capitaine-prince un sourire d'indulgence bonapartiste. Il est peu probable qu'il pensa à sa note impayée, mais la recommandation du coiffeur l'inclinait autant à la bonne humeur qu'à la mauvaise celle d'un duc. Il avait encore du savon plein le menton que la permission était promise et elle fut signée le soir-même. Quant au coiffeur qui avait l'habitude de se vanter sans cesse et, afin de le pouvoir, s'attribuait, avec une faculté de mensonge extraordinaire, des prestiges entièrement inventés, pour une fois qu'il rendit un service signalé à Saint-Loup, non seulement il n'en fit pas sonner le mérite, mais, comme si la vanité avait besoin de mentir, et, quand il n'y a pas lieu de le faire, cède la place à la modestie, n'en reparla jamais à Robert.
Tous les amis de Robert me dirent qu'aussi longtemps que je resterais à Doncières, ou à quelque époque que j'y revinsse, s'il n'était pas là, leurs voitures, leurs chevaux, leurs maisons, leurs heures de liberté seraient à moi et je sentais que c'était de grand coeur que ces jeunes gens mettaient leur luxe, leur jeunesse, leur vigueur au service de ma faiblesse.
« Pourquoi du reste », reprirent les amis de Saint-Loup après avoir insisté pour que je restasse, « ne reviendriez-vous pas tous les ans ? Vous voyez bien que cette petite vie vous plaît ! Et, même, vous vous intéressez à tout ce qui se passe au régiment comme un ancien. »
Car je continuais à leur demander avidement de classer les différents officiers dont je savais les noms, selon l'admiration plus ou moins grande qu'ils leur semblaient mériter, comme jadis, au collège, je faisais faire à mes camarades pour les acteurs du Théâtre-Français. Si à la place d'un des généraux que j'entendais toujours citer en tête de tous les autres, un Galliffet ou un Négrier, quelque ami de Saint-Loup disait : « Mais Négrier est un officier général des plus médiocres » et jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de Bourgogne, j'éprouvais la même surprise heureuse que jadis quand les noms épuisés de Thiron ou de Febvre se trouvaient refoulés par l'épanouissement soudain du nom inusité d'Amaury. « Même supérieur à Négrier ? Mais en quoi ? Donnez-moi un exemple. » Je voulais qu'il existât des différences profondes jusqu'entre les officiers subalternes du régiment, et j'espérais, dans la raison de ces différences, saisir l'essence de ce qu'était la supériorité militaire. L'un de ceux dont cela m'eût le plus intéressé d'entendre parler, parce que c'est lui que j'avais aperçu le plus souvent, était le prince de Borodino. Mais ni Saint-Loup, ni ses amis, s'ils rendaient en lui justice au bel officier qui assurait à son escadron une tenue incomparable, n'aimaient l'homme. Sans parler de lui évidemment sur le même ton que de certains officiers sortis du rang et francs-maçons, qui ne fréquentaient pas les autres et gardaient à côté d'eux un aspect farouche d'adjudants, ils ne semblaient pas situer M. de Borodino au nombre des autres officiers nobles, desquels à vrai dire, même à l'égard de Saint-Loup, il différait beaucoup par l'attitude. Eux, profitant de ce que Robert n'était que sous-officier et qu'ainsi sa puissante famille pouvait être heureuse qu'il fût invité chez des chefs qu'elle eût dédaignés sans cela, ne perdaient pas une occasion de le recevoir à leur table quand s'y trouvait quelque gros bonnet capable d'être utile à un jeune maréchal des logis. Seul, le capitaine de Borodino n'avait que des rapports de service, d'ailleurs excellents, avec Robert. C'est que le prince, dont le grand-père avait été fait maréchal et prince-duc par l'Empereur, à la famille de qui il s'était ensuite allié par son mariage, puis dont le père avait épousé une cousine de Napoléon III et avait été deux fois ministre après le coup d'État sentait que malgré cela il n'était pas grand-chose pour Saint-Loup et la société des Guermantes, lesquels à leur tour, comme il ne se plaçait pas au même point de vue qu'eux, ne comptaient guère pour lui. Il se doutait que, pour Saint-Loup, il était – lui apparenté aux Hohenzollern – non pas un vrai noble mais le petit-fils d'un fermier, mais, en revanche, considérait Saint-Loup comme le fils d'un homme dont le comté avait été confirmé par l'Empereur – on appelait cela dans le faubourg Saint-Germain, les comtes refaits – et avait sollicité de lui une préfecture, puis tel autre poste placé bien bas sous les ordres de S. A. le prince de Borodino, ministre d'État à qui l'on écrivait « Monseigneur » et qui était neveu du souverain.
Plus que neveu peut-être. La première princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontés pour Napoléon Ier qu'elle suivit à l'île d'Elbe et la seconde pour Napoléon III. Et si, dans la face placide du capitaine, on retrouvait de Napoléon Ier, sinon les traits naturels du visage, du moins la majesté étudiée du masque, l'officier avait, surtout dans le regard mélancolique et bon, dans la moustache tombante, quelque chose qui faisait penser à Napoléon III ; et cela d'une façon si frappante qu'ayant demandé après Sedan à pouvoir rejoindre l'Empereur, et ayant été éconduit par Bismarck auprès de qui on l'avait mené, ce dernier levant par hasard les yeux sur le jeune homme qui se disposait à s'éloigner, fut saisi soudain par cette ressemblance et, se ravisant, le rappela et lui accorda l'autorisation que comme à tout le monde il venait de lui refuser.
Si le prince de Borodino ne voulait pas faire d'avances à Saint-Loup ni aux autres membres de la société du faubourg Saint-Germain qu'il y avait dans le régiment (alors qu'il invitait beaucoup deux lieutenants roturiers qui étaient des hommes agréables), c'est que, les considérant tous du haut de sa grandeur impériale, il faisait, entre ces inférieurs, cette différence que les uns étaient des inférieurs qui se savaient l'être et avec qui il était charmé de frayer, étant, sous ses apparences de majesté, d'une humeur simple et joviale, et les autres des inférieurs qui se croyaient supérieurs, ce qu'il n'admettait pas. Aussi, alors que tous les officiers du régiment faisaient fête à Saint-Loup, le prince de Borodino à qui il avait été recommandé par le maréchal de X se borna à être obligeant pour lui dans le service, où Saint-Loup était d'ailleurs exemplaire, mais il ne le reçut jamais chez lui, sauf en une circonstance particulière où il fut en quelque sorte forcé de l'inviter, et, comme elle se présentait pendant mon séjour, lui demanda de m'amener. Je pus facilement, ce soir-là, en voyant Saint-Loup à la table de son capitaine, discerner jusque dans les manières et l'élégance de chacun d'eux la différence qu'il y avait entre les deux aristocraties : l'ancienne noblesse et celle de l'Empire. Issu d'une caste dont les défauts, même s'il les répudiait de toute son intelligence, avaient passé dans son sang, et qui, ayant cessé d'exercer une autorité réelle depuis au moins un siècle, ne voit plus dans l'amabilité protectrice qui fait partie de l'éducation qu'elle reçoit, qu'un exercice comme l'équitation ou l'escrime, cultivé sans but sérieux, par divertissement, à l'encontre des bourgeois que cette noblesse méprise assez pour croire que sa familiarité les flatte et que son sans-gêne les honorerait, Saint-Loup prenait amicalement la main de n'importe quel bourgeois qu'on lui présentait et dont il n'avait peut-être pas entendu le nom, et en causant avec lui (sans cesser de croiser et de décroiser les jambes, se renversant en arrière, dans une attitude débraillée, le pied dans la main) l'appelait « mon cher ». Mais au contraire, d'une noblesse dont les titres gardaient encore leur signification, tout pourvus qu'ils restaient de riches majorats récompensant de glorieux services et rappelant le souvenir de hautes fonctions dans lesquelles on commande à beaucoup d'hommes et où l'on doit connaître les hommes, le prince de Borodino – sinon distinctement et dans sa conscience personnelle et claire, du moins en son corps qui le révélait par ses attitudes et ses façons – considérait son rang comme une prérogative effective ; à ces mêmes roturiers que Saint-Loup eût touchés à l'épaule et pris par le bras, il s'adressait avec une affabilité majestueuse, où une réserve pleine de grandeur tempérait la bonhomie souriante qui lui était naturelle, sur un ton empreint à la fois d'une bienveillance sincère et d'une hauteur voulue. Cela tenait sans doute à ce qu'il était moins éloigné des grandes ambassades et de la cour, où son père avait eu les plus hautes charges et où les manières de Saint-Loup, le coude sur la table et le pied dans la main, eussent été mal reçues, mais surtout cela tenait à ce que cette bourgeoisie, il la méprisait moins, qu'elle était le grand réservoir où le premier empereur avait pris ses maréchaux, ses nobles, où le second avait trouvé un Fould, un Rouher.
Sans doute, fils ou petit-fils d'empereur, et qui n'avait plus qu'à commander un escadron, les préoccupations de son père et de son grand-père ne pouvaient, faute d'objets à quoi s'appliquer, survivre réellement dans la pensée de M. de Borodino. Mais comme l'esprit d'un artiste continue à modeler bien des années après qu'il est éteint la statue qu'il sculpta, elles avaient pris corps en lui, s'y étaient matérialisées, incarnées, c'était elles que reflétait son visage. C'est avec, dans la voix, la vivacité du premier empereur qu'il adressait un reproche à un brigadier, avec la mélancolie songeuse du second qu'il exhalait la bouffée d'une cigarette. Quand il passait en civil dans les rues de Doncières, un certain éclat dans ses yeux, s'échappant de sous le chapeau melon, faisait reluire autour du capitaine un incognito souverain ; on tremblait quand il entrait dans le bureau du maréchal des logis chef, suivi de l'adjudant et du fourrier, comme de Berthier et de Masséna. Quand il choisissait l'étoffe d'un pantalon pour son escadron, il fixait sur le brigadier tailleur un regard capable de déjouer Talleyrand et tromper Alexandre ; et parfois, en train de passer une revue d'installage, il s'arrêtait, laissant rêver ses admirables yeux bleus, tortillait sa moustache, avait l'air d'édifier une Prusse et une Italie nouvelles. Mais aussitôt, redevenant de Napoléon III Napoléon Ier, il faisait remarquer que le paquetage n'était pas astiqué et voulait goûter à l'ordinaire des hommes. Et chez lui, dans sa vie privée, c'était pour les femmes d'officiers bourgeois (à la condition qu'ils ne fussent pas francs-maçons) qu'il faisait servir non seulement une vaisselle de sèvres bleu de roi, digne d'un ambassadeur (donnée à son père par Napoléon et qui paraissait plus précieuse encore dans la maison provinciale qu'il habitait sur le Mail, comme ces porcelaines rares que les touristes admirent avec plus de plaisir dans l'armoire rustique d'un vieux manoir aménagé en ferme achalandée et prospère), mais encore d'autres présents de l'empereur : ces nobles et charmantes manières qui elles aussi eussent fait merveille dans quelque poste de représentation, si pour certains ce n'était pas être voué pour toute sa vie au plus injuste des ostracismes que d'être « né », des gestes familiers, la bonté, la grâce et, enfermant sous un émail bleu de roi aussi, des images glorieuses, la relique mystérieuse, éclairée et survivante du regard. Et à propos des relations bourgeoises que le prince avait à Doncières, il convient de dire ceci. Le lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du médecin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au Conservatoire. Ce dernier couple, de même que le lieutenant-colonel et sa femme, dînaient chaque semaine chez M. de Borodino. Ils étaient certes flattés, sachant que, quand le prince allait à Paris en permission, il dînait chez Mme de Pourtalès, chez les Murât, etc. Mais ils se disaient : « C'est un simple capitaine, il est trop heureux que nous venions chez lui. C'est du reste un vrai ami pour nous. » Mais quand M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des démarches pour se rapprocher de Paris, fut nommé à Beauvais, il fit son déménagement, oublia aussi complètement les deux couples musiciens que le théâtre de Doncières et le petit restaurant d'où il faisait souvent venir son déjeuner, et à leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le médecin-chef, qui avaient si souvent dîné chez lui, ne reçurent plus, de toute leur vie, de ses nouvelles.
Un matin, Saint-Loup m'avoua qu'il avait écrit à ma grand-mère pour lui donner de mes nouvelles et lui suggérer l'idée, puisqu'un service téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l'appareil et il me conseilla d'être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone n'était pas encore à cette époque d'un usage aussi courant qu'aujourd'hui. Et pourtant l'habitude met si peu de temps à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que, n'ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que j'eus, ce fut que c'était bien long, bien incommode, et presque l'intention d'adresser une plainte : comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l'admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent pour qu'apparaisse près de nous, invisible mais présent, l'être à qui nous voulions parler et qui, restant à sa table, dans la ville qu'il habite (pour ma grand-mère c'était Paris), sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n'est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues (lui et toute l'ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre caprice l'a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne sur le souhait qu'il en exprime, fait apparaître, dans une clarté, surnaturelle, sa grand-mère ou sa fiancée en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l'endroit même où elle se trouve réellement. Nous n'avons, pour que ce miracle s'accomplisse, qu'à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler – quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien – les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu'il soit permis de les apercevoir ; les Danaïdes de l'invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l'espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « J'écoute » ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l'Invisible, les Demoiselles du téléphone !
Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d'apparitions sur laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger – un bruit abstrait – celui de la distance supprimée – et la voix de l'être cher s'adresse à nous.
C'est lui, c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin ! Que de fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de décevant dans l'apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble que nous n'aurions qu'à étendre la main pour les retenir. Présence réelle que cette voix si proche – dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d'une séparation éternelle ! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semblé que cette voix clamait des profondeurs d'où l'on ne remonte pas, et j'ai connu l'anxiété qui allait m'étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule, et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que j'aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.
Ce jour-là, hélas, à Doncières, le miracle n'eut pas lieu. Quand j'arrivai au bureau de porte, ma grand-mère m'avait déjà demandé ; j'entrai dans la cabine, la ligne était prise, quelqu'un causait qui ne savait pas sans doute qu'il n'y avait personne pour lui répondre car, quand j'amenai à moi le récepteur, ce morceau de bois se mit à parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi qu'au guignol, en le remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le ramenais près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis en désespoir de cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu'à la dernière seconde et j'allai chercher l'employé qui me dit d'attendre un instant ; puis je parlai et après quelques instants de silence, tout d'un coup j'entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand-mère avait causé avec moi, ce qu'elle me disait, je l'avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place, mais sa voix elle-même, je l'écoutais aujourd'hui pour la première fois. Et parce que cette voix m'apparaissait changée dans ses proportions dès l'instant qu'elle était un tout, et m'arrivait ainsi seule et sans l'accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce ; peut-être d'ailleurs ne l'avait-elle jamais été à ce point, car ma grand-mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s'abandonner à l'effusion d'une tendresse que, par « principes » d'éducatrice, elle contenait et cachait d'habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d'abord à cause de sa douceur même, presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l'être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l'ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j'y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l'avaient fêlée au cours de la vie.
Était-ce d'ailleurs uniquement la voix qui, parce qu'elle était seule, me donnait cette impression nouvelle qui me déchirait ? Non pas ; mais plutôt que cet isolement de la voix était comme un symbole, une évocation, un effet direct d'un autre isolement, celui de ma grand-mère, pour la première fois séparée de moi. Les commandements ou défenses qu'elle m'adressait à tout moment dans l'ordinaire de la vie, l'ennui de l'obéissance ou la fièvre de la rébellion qui neutralisaient la tendresse que j'avais pour elle, étaient supprimés en ce moment et même pouvaient l'être pour l'avenir (puisque ma grand-mère n'exigeait plus de m'avoir près d'elle sous sa loi, était en train de me dire son espoir que je resterais tout à fait à Doncières, ou en tout cas que j'y prolongerais mon séjour le plus longtemps possible, ma santé et mon travail pouvant s'en bien trouver) ; aussi, ce que j'avais sous cette petite cloche approchée de mon oreille, c'était, débarrassée des pressions opposées qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et dès lors irrésistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse. Ma grand-mère, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou de revenir. Cette liberté qu'elle me laissait désormais, et à laquelle je n'avais jamais entrevu qu'elle pût consentir, me parut tout d'un coup aussi triste que pourrait être ma liberté après sa mort (quand je l'aimerais encore et qu'elle aurait à jamais renoncé à moi). Je criais : « Grand-mère, grand-mère », et j'aurais voulu l'embrasser ; mais je n'avais près de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-être me visiter quand ma grand-mère serait morte. « Parle-moi » ; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d'un coup de percevoir cette voix. Ma grand-mère ne m'entendait plus, elle n'était plus en communication avec moi, nous avions cessé d'être en face l'un de l'autre, d'être l'un pour l'autre audibles, je continuais à l'interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d'elle aussi devaient s'égarer. Je palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j'avais éprouvée autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l'avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu'elle me cherchait, de sentir qu'elle se disait que je la cherchais ; angoisse assez semblable à celle que j'éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu'on ne leur a pas dit, et l'assurance qu'on ne souffre pas. Il me semblait que c'était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l'appareil, je continuais à répéter en vain : « Grand-mère, grand-mère », comme Orphée, resté seul, répète le nom de la morte. Je me décidai à quitter la porte, à aller retrouver Robert à son restaurant pour lui dire que, allant peut-être recevoir une dépêche qui m'obligerait à revenir, je voudrais savoir à tout hasard l'horaire des trains. Et pourtant, avant de prendre cette résolution, j'aurais voulu une dernière fois invoquer les Filles de la Nuit, les Messagères de la parole, les divinités sans visage ; mais les capricieuses Gardiennes n'avaient plus voulu ouvrir les Portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas ; elles eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le vénérable inventeur de l'imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur (lequel était neveu du capitaine de Borodino), Gutenberg et Wagram laissèrent leurs supplications sans réponse et je partis, sentant que l'Invisible sollicité resterait sourd.
En arrivant auprès de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas que mon coeur n'était plus avec eux, que mon départ était déjà irrévocablement décidé. Saint-Loup parut me croire, mais j'ai su depuis qu'il avait, dès la première minute, compris que mon incertitude était simulée, et que le lendemain il ne me retrouverait pas. Tandis que, laissant les plats refroidir auprès d'eux, ses amis cherchaient avec lui dans l'indicateur le train que je pourrais prendre pour rentrer à Paris, et qu'on entendait dans la nuit étoilée et froide les sifflements des locomotives, je n'éprouvais certes plus la même paix que m'avaient donnée ici tant de soirs l'amitié des uns, le passage lointain des autres. Ils ne manquaient pas pourtant, ce soir, sous une autre forme à ce même office. Mon départ m'accabla moins quand je ne fus plus obligé d'y penser seul, quand je sentis employer à ce qui s'effectuait l'activité plus normale et plus saine de mes énergiques amis, les camarades de Robert, et de ces autres êtres forts, les trains, dont l'allée et venue, matin et soir, de Doncières à Paris, émiettait rétrospectivement ce qu'avait de trop compact et insoutenable mon long isolement d'avec ma grand-mère, en des possibilités quotidiennes de retour.
« Je ne doute pas de la vérité de tes paroles et que tu ne comptes pas partir encore, me dit en riant Saint-Loup, mais fais comme si tu partais et viens me dire adieu demain matin de bonne heure, sans cela je cours le risque de ne pas te revoir ; je déjeune justement en ville, le capitaine m'a donné l'autorisation ; il faut que je sois rentré à deux heures au quartier car on va en marche toute la journée. Sans doute, le seigneur chez qui je déjeune à trois kilomètres d'ici me ramènera à temps pour être au quartier à deux heures. »
À peine disait-il ces mots qu'on vint me chercher de mon hôtel, on m'avait demandé de la poste au téléphone. J'y courus car elle allait fermer. Le mot « interurbain » revenait sans cesse dans les réponses que me donnaient les employés. J'étais au comble de l'anxiété, car c'était ma grand-mère qui me demandait. Le bureau allait fermer. Enfin j'eus la communication. « C'est toi, grand-mère ? » Une voix de femme avec un fort accent anglais me répondit : « Oui, mais je ne reconnais pas votre voix. » Je ne reconnaissais pas davantage la voix qui me parlait, puis ma grand-mère ne me disait pas « vous ». Enfin, tout s'expliqua. Le jeune homme que sa grand-mère avait fait demander au téléphone portait un nom presque identique au mien et habitait une annexe de l'hôtel. M'interpellant le jour même où j'avais voulu téléphoner à ma grand-mère, je n'avais pas douté un seul instant que ce fût elle qui me demandât. Or c'était par une simple coïncidence que la poste et l'hôtel venaient de faire une double erreur.
Le lendemain matin, je me mis en retard, je ne trouvai pas Saint-Loup déjà parti pour déjeuner dans ce château voisin. Vers une heure et demie, je me préparais à aller à tout hasard au quartier pour y être dès son arrivée, quand, en traversant une des avenues qui y conduisait, je vis, dans la direction même où j'allais, un tilbury qui, en passant près de moi, m'obligea à me garer ; un sous-officier le conduisait, le monocle à l'oeil, c'était Saint-Loup. À côté de lui était l'ami chez qui il avait déjeuné et que j'avais déjà rencontré une fois à l'hôtel où Robert dînait. Je n'osai pas appeler Robert comme il n'était pas seul, mais voulant qu'il s'arrêtât pour me prendre avec lui, j'attirai son attention par un grand salut qui était censé motivé par la présence d'un inconnu. Je savais Robert myope, j'aurais pourtant cru que, si seulement il me voyait, il ne manquerait pas de me reconnaître ; or, il vit bien le salut et le rendit, mais sans s'arrêter ; et, s'éloignant à toute vitesse, sans un sourire, sans qu'un muscle de sa physionomie bougeât, il se contenta de tenir pendant deux minutes sa main levée au bord de son képi, comme il eût répondu à un soldat qu'il n'eût pas connu. Je courus jusqu'au quartier, mais c'était encore loin ; quand j'arrivai, le régiment se formait dans la cour où on ne me laissa pas rester, et j'étais désolé de n'avoir pu dire adieu à Saint-Loup ; je montai à sa chambre, il n'y était plus ; je pus m'informer de lui à un groupe de soldats malades, des recrues dispensées de marche, le jeune bachelier, un ancien, qui regardaient le régiment se former.
« Vous n'avez pas vu le maréchal des logis Saint-Loup ? demandai-je.
— Monsieur, il est déjà descendu, dit l'ancien.
— Je ne l'ai pas vu, dit le bachelier.
— Tu ne l'as pas vu, dit l'ancien, sans plus s'occuper de moi, tu n'as pas vu notre fameux Saint-Loup, ce qu'il dégotte avec son nouveau falzar ! Quand le capiston va voir ça, du drap d'officier.
— Ah ! tu en as des bonnes, du drap d'officier », dit le jeune bachelier qui, malade à la chambre, n'allait pas en marche et s'essayait non sans une certaine inquiétude à être hardi avec les anciens. « Ce drap d'officier, c'est du drap comme ça.
— Monsieur ? » demanda avec colère l'« ancien » qui avait parlé du falzar.
Il était indigné que le jeune bachelier mît en doute que ce falzar fût en drap d'officier, mais, breton, né dans un village qui s'appelle Penguern-Stereden, ayant appris le français aussi difficilement que s'il eût été anglais ou allemand, quand il se sentait possédé par une émotion, il disait deux ou trois fois « Monsieur » pour se donner le temps de trouver ses paroles, puis après cette préparation il se livrait à son éloquence, se contentant de répéter quelques mots qu'il connaissait mieux que les autres, mais sans hâte, en prenant ses précautions contre son manque d'habitude de la prononciation.
« Ah ! c'est du drap comme ça ? » reprit-il, avec une colère dont s'accroissaient progressivement l'intensité et la lenteur de son débit. « Ah ! c'est du drap comme ça ! quand je te dis que c'est du drap d'officier, quand-je-te-le-dis, puisque-je-te-le-dis, c'est que je le sais, je pense. C'est pas à nous qu'il faut faire des boniments à la noix de coco.
— Ah ! alors, dit le jeune bachelier vaincu par cette argumentation.
— Tiens, v'là justement le capiston qui passe. Non, mais regarde un peu Saint-Loup ; c'est ce coup de lancer la jambe ; et puis sa tête. Dirait-on un sous-off ? Et le monocle ; ah ! il va un peu partout. »
Je demandai à ces soldats que ma présence ne troublait pas à regarder aussi par la fenêtre. Ils ne m'en empêchèrent pas, ni ne se dérangèrent. Je vis le capitaine de Borodino passer majestueusement en faisant trotter son cheval, et semblant avoir l'illusion qu'il se trouvait à la bataille d'Austerlitz. Quelques passants étaient assemblés devant la grille du quartier pour voir le régiment sortir. Droit sur son cheval, le visage un peu gras, les joues d'une plénitude impériale, l'oeil lucide, le prince devait être le jouet de quelque hallucination, comme je l'étais moi-même chaque fois qu'après le passage du tramway le silence qui suivait son roulement me semblait parcouru et strié par une vague palpitation musicale. J'étais désolé de ne pas avoir dit adieu à Saint-Loup, mais je partis tout de même, car mon seul souci était de retourner auprès de ma grand-mère : jusqu'à ce jour, dans cette petite ville, quand je pensais à ce que ma grand-mère faisait seule, je me la représentais telle qu'elle était avec moi, mais en me supprimant, sans tenir compte des effets sur elle de cette suppression ; maintenant, j'avais à me délivrer au plus vite, dans ses bras, du fantôme, insoupçonné jusqu'alors et soudain évoqué par sa voix, d'une grand-mère réellement séparée de moi, résignée, ayant, ce que je ne lui avais encore jamais connu, un âge, et qui venait de recevoir une lettre de moi dans l'appartement vide où j'avais déjà imaginé Maman quand j'étais parti pour Balbec.
Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j'aperçus quand, entré au salon sans que ma grand-mère fût avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J'étais là, ou plutôt je n'étais pas encore là puisqu'elle ne le savait pas, et, comme une femme qu'on surprend en train de faire un ouvrage qu'elle cachera si on entre, elle était livrée à des pensées qu'elle n'avait jamais montrées devant moi. De moi – par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d'assister brusquement à notre propre absence – il n'y avait là que le témoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage, l'étranger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous présente leur visage arriver jusqu'à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l'idée que nous nous faisons d'eux depuis toujours, les fait adhérer à elle, coïncider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma grand-mère, je leur faisais signifier ce qu'il y avait de plus délicat et de plus permanent dans son esprit, comment, puisque tout regard habituel est une nécromancie et chaque visage qu'on aime, le miroir du passé, comment n'en eussé-je pas omis ce qui en elle avait pu s'alourdir et changer, alors que, même dans les spectacles les plus indifférents de la vie, notre oeil, chargé de pensée, néglige, comme ferait une tragédie classique, toutes les images qui ne concourent pas à l'action et ne retient que celles qui peuvent en rendre intelligible le but ? Mais qu'au lieu de notre oeil, ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l'Institut, au lieu de la sortie d'un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s'il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. Il en est de même quand quelque cruelle ruse du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse d'accourir à temps pour cacher à nos regards ce qu'ils ne doivent jamais contempler, quand elle est devancée par eux qui, arrivés les premiers sur place et laissés à eux-mêmes fonctionnent mécaniquement à la façon de pellicules, et nous montrent, au lieu de l'être aimé qui n'existe plus depuis longtemps mais dont elle n'avait jamais voulu que la mort nous fût révélée, l'être nouveau que cent fois par jour elle revêtait d'une chère et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui, ne s'étant pas regardé depuis longtemps et composant à tout moment le visage qu'il ne voit pas d'après l'image idéale qu'il porte de soi-même dans sa pensée, recule en apercevant dans une glace, au milieu d'une figure aride et déserte, l'exhaussement oblique et rose d'un nez gigantesque comme une pyramide d'Égypte, moi pour qui ma grand-mère c'était encore moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d'un coup, dans notre salon qui faisait partie d'un monde nouveau, celui du Temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant car elle disparut bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d'un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.
À ma demande d'aller voir les Elstir de Mme de Guermantes, Saint-Loup m'avait dit : « Je réponds pour elle. » Et malheureusement, en effet, pour elle ce n'était que lui qui avait répondu. Nous répondons aisément des autres quand, disposant dans notre pensée les petites images qui les figurent, nous faisons manoeuvrer celles-ci à notre guise. Sans doute même à ce moment-là nous tenons compte des difficultés provenant de la nature de chacun, différente de la nôtre, et nous ne manquons pas d'avoir recours à tel ou tel moyen d'action puissant sur elle, intérêt, persuasion, émoi, qui neutralisera des penchants contraires. Mais ces différences d'avec notre nature, c'est encore notre nature qui les imagine ; ces difficultés, c'est nous qui les levons ; ces mobiles efficaces, c'est nous qui les dosons. Et quand les mouvements que dans notre esprit nous avons fait répéter à l'autre personne, et qui la font agir à notre gré, nous voulons les lui faire exécuter dans la vie, tout change, nous nous heurtons à des résistances imprévues qui peuvent être invincibles. L'une des plus fortes est sans doute celle que peut développer en une femme qui n'aime pas, le dégoût que lui inspire, insurmontable et fétide, l'homme qui l'aime : pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à qui je ne doutai pas qu'il eût écrit pour la supplier de le faire, ne me demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d'Elstir.
Je reçus des marques de froideur de la part d'une autre personne de la maison. Ce fut de Jupien. Trouvait-il que j'aurais dû entrer lui dire bonjour, à mon retour de Doncières, avant même de monter chez moi ? Ma mère me dit que non, qu'il ne fallait pas s'étonner. Françoise lui avait dit qu'il était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.
Cependant l'hiver finissait. Un matin, après quelques semaines de giboulées et de tempêtes, j'entendis dans ma cheminée – au lieu du vent informe, élastique et sombre qui me secouait de l'envie d'aller au bord de la mer – le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille : irisé, imprévu comme une première jacinthe déchirant doucement son coeur nourricier pour qu'en jaillît, mauve et satinée, sa fleur sonore, faisant entrer, comme une fenêtre ouverte, dans ma chambre encore fermée et noire, la tiédeur, l'éblouissement, la fatigue d'un premier beau jour. Ce matin-là, je me surpris à fredonner un air de café-concert que j'avais oublié depuis l'année où j'avais dû aller à Florence et à Venise. Tant l'atmosphère, selon le hasard des jours, agit profondément sur notre organisme et tire des réserves obscures où nous les avions oubliées les mélodies inscrites que n'a pas déchiffrées notre mémoire. Un rêveur plus conscient accompagna bientôt ce musicien que j'écoutais en moi, sans même avoir reconnu tout de suite ce qu'il jouait.
Je sentais bien que les raisons n'étaient pas particulières à Balbec pour lesquelles, quand j'y étais arrivé, je n'avais plus trouvé à son église le charme qu'elle avait pour moi avant que je la connusse ; qu'à Florence, à Parme ou à Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage se substituer à mes yeux pour regarder. Je le sentais. De même, un soir du Ier janvier, à la tombée de la nuit, devant une colonne d'affiches, j'avais découvert l'illusion qu'il y a à croire que certains jours de fête diffèrent essentiellement des autres. Et pourtant je ne pouvais pas empêcher que le souvenir du temps pendant lequel j'avais cru passer à Florence la Semaine sainte ne continuât à faire d'elle comme l'atmosphère de la cité des Fleurs, à donner à la fois au jour de Pâques quelque chose de florentin, et à Florence quelque chose de pascal. La semaine de Pâques était encore loin ; mais dans la rangée des jours qui s'étendait devant moi, les jours saints se détachaient plus clairs au bout des jours mitoyens. Touchés d'un rayon comme certaines maisons d'un village qu'on aperçoit au loin dans un effet d'ombre et de lumière, ils retenaient sur eux tout le soleil.
Le temps était devenu plus doux. Et mes parents eux-mêmes, en me conseillant de me promener, me fournissaient un prétexte à continuer mes sorties du matin. J'avais voulu les cesser parce que j'y rencontrais Mme de Guermantes. Mais c'est à cause de cela même que je pensais tout le temps à ces sorties, ce qui me faisait trouver à chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n'avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et me persuadait aisément que, n'eût-elle pas existé, je ne m'en fusse pas moins promené à cette même heure.
Hélas ! si pour moi rencontrer toute autre personne qu'elle eût été indifférent, je sentais que, pour elle, rencontrer n'importe qui excepté moi eût été supportable. Il lui arrivait, dans ses promenades matinales, de recevoir le salut de bien des sots et qu'elle jugeait tels. Mais elle tenait leur apparition sinon pour une promesse de plaisir, du moins pour un effet du hasard. Et elle les arrêtait quelquefois car il y a des moments où on a besoin de sortir de soi, d'accepter l'hospitalité de l'âme des autres, à condition que cette âme, si modeste et laide soit-elle, soit une âme étrangère, tandis que dans mon coeur elle sentait avec exaspération que ce qu'elle eût retrouvé, c'était elle. Aussi, même quand j'avais pour prendre le même chemin une autre raison que de la voir, je tremblais comme un coupable au moment où elle passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient avoir d'excessif, je répondais à peine à son salut, ou je la fixais du regard sans la saluer, ni réussir qu'à l'irriter davantage et à faire qu'elle commençât en plus à me trouver insolent et mal élevé.
Elle avait maintenant des robes plus légères, ou du moins plus claires, et descendait la rue où déjà, comme si c'était le printemps, devant les étroites boutiques intercalées entre les vastes façades des vieux hôtels aristocratiques, à l'auvent de la marchande de beurre, de fruits, de légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l'avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l'art d'accomplir ces mouvements et d'en faire quelque chose de délicieux. Cependant elle s'avançait : ignorant de cette réputation éparse, son corps étroit, réfractaire et qui n'en avait rien absorbé était obliquement cambré sous une écharpe de surah violet ; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m'avaient peut-être aperçu ; elle mordait le coin de sa lèvre ; je la voyais redresser son manchon, faire l'aumône à un pauvre, acheter un bouquet de violettes à une marchande, avec la même curiosité que j'aurais eue à regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivée à ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s'ajoutait parfois un mince sourire, c'était comme si elle eût exécuté pour moi, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d'oeuvre. Chacune de ses robes m'apparaissait comme une ambiance naturelle, nécessaire, comme la projection d'un aspect particulier de son âme. Un de ces matins de carême où elle allait déjeuner en ville, je la rencontrai dans une robe d'un velours rouge clair, laquelle était légèrement échancrée au cou. Le visage de Mme de Guermantes paraissait rêveur sous ses cheveux blonds. J'étais moins triste que d'habitude parce que la mélancolie de son expression, l'espèce de claustration que la violence de la couleur mettait entre elle et le reste du monde, lui donnaient quelque chose de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me semblait la matérialisation autour d'elle des rayons écarlates d'un coeur que je ne lui connaissais pas et que j'aurais peut-être pu consoler ; réfugiée dans la lumière mystique de l'étoffe aux flots adoucis elle me faisait penser à quelque sainte des premiers âges chrétiens. Alors j'avais honte d'affliger par ma vue cette martyre. « Mais après tout, la rue est à tout le monde. »
« La rue est à tout le monde », reprenais-je en donnant à ces mots un sens différent et en admirant qu'en effet dans la rue populeuse souvent mouillée de pluie, et qui devenait précieuse comme est parfois la rue dans les vieilles cités de l'Italie, la duchesse de Guermantes mêlât à la vie publique des moments de sa vie secrète, se montrant ainsi à chacun, mystérieuse, coudoyée de tous, avec la splendide gratuité des grands chefs-d'oeuvre. Comme je sortais le matin après être resté éveillé toute la nuit, l'après-midi mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n'y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais l'habitude y est très utile et même l'absence de la réflexion. Or, à ces heures-là, les deux me faisaient défaut. Avant de m'endormir je pensais si longtemps que je ne le pourrais, que, même endormi, il me restait un peu de pensée. Ce n'était qu'une lueur dans la presque obscurité, mais elle suffisait pour faire se refléter dans mon sommeil, d'abord l'idée que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, que c'était en dormant que j'avais eu l'idée que je ne dormais pas, puis, par une réfraction nouvelle, mon éveil… à un nouveau somme où je voulais raconter à des amis qui étaient entrés dans ma chambre que, tout à l'heure en dormant, j'avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres étaient à peine distinctes : il eût fallu une grande et bien vaine délicatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher du soleil, quand il semble qu'il fasse tout à fait nuit, j'ai vu, grâce à l'écho invisible pourtant d'une dernière note de lumière indéfiniment tenue sur les canaux comme par l'effet de quelque pédale optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours plus noir sur le gris crépusculaire des eaux. Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se représenter, pendant la veille, d'un certain paysage marin et de son passé médiéval. Dans mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d'une mer aux flots immobilisés comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville ; l'eau verte s'étendait à mes pieds ; elle baignait sur la rive opposée une église orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siècle, si bien qu'aller vers elles, c'eût été remonter le cours des âges. Ce rêve où la nature avait appris l'art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je croyais aborder à l'impossible, il me semblait l'avoir déjà fait souvent. Mais comme c'est le propre de ce qu'on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu'étant nouveau, familier, je crus m'être trompé. Je m'aperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rêve.
Les amoindrissements mêmes qui caractérisent le sommeil se reflétaient dans le mien, mais d'une façon symbolique : je ne pouvais pas dans l'obscurité distinguer le visage des amis qui étaient là, car on dort les yeux fermés ; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en rêvant, dès que je voulais parler à ces amis je sentais le son s'arrêter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil ; je voulais aller à eux et je ne pouvais pas déplacer mes jambes, car on n'y marche pas non plus ; et tout à coup, j'avais honte de paraître devant eux, car on dort déshabillé. Telle, les yeux aveugles, les lèvres scellées, les jambes liées, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-même avait l'air de ces grandes figures allégoriques où Giotto a représenté l'Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann m'avait données.
Saint-Loup vint à Paris pour quelques heures seulement. Tout en m'assurant qu'il n'avait pas eu l'occasion de parler de moi à sa cousine : « Elle n'est pas gentille du tout, Oriane, me dit-il, en se trahissant naïvement, ce n'est plus mon Oriane d'autrefois, on me l'a changée. Je t'assure qu'elle ne vaut pas la peine que tu t'occupes d'elle. Tu lui fais beaucoup trop d'honneur. Tu ne veux pas que je te présente à ma cousine Poictiers ? » ajouta-t-il sans se rendre compte que cela ne pourrait me faire aucun plaisir. « Voilà une jeune femme intelligente et qui te plairait. Elle a épousé mon cousin, le duc de Poictiers, qui est un bon garçon, mais un peu simple pour elle. Je lui ai parlé de toi. Elle m'a demandé de t'amener. Elle est autrement jolie qu'Oriane et plus jeune. C'est quelqu'un de gentil, tu sais, c'est quelqu'un de bien. » C'étaient des expressions nouvellement – d'autant plus ardemment – adoptées par Robert et qui signifiaient qu'on avait une nature délicate : « Je ne te dis pas qu'elle soit dreyfusarde, il faut aussi tenir compte de son milieu, mais enfin elle dit : “S'il était innocent, quelle horreur ce serait qu'il fût à l'île du Diable !” Tu comprends, n'est-ce pas ? Et puis enfin c'est une personne qui fait beaucoup pour ses anciennes institutrices, elle a défendu qu'on les fasse monter par l'escalier de service. Je t'assure, c'est quelqu'un de très bien. Dans le fond Oriane ne l'aime pas parce qu'elle la sent plus intelligente. »
Quoique absorbée par la pitié que lui inspirait un valet de pied des Guermantes – lequel ne pouvait aller voir sa fiancée même quand la duchesse était sortie car cela eût été immédiatement rapporté par la loge – Françoise fut navrée de ne s'être pas trouvée là au moment de la visite de Saint-Loup, mais c'est qu'elle maintenant en faisait aussi. Elle sortait infailliblement les jours où j'avais besoin d'elle. C'était toujours pour aller voir son frère, sa nièce, et surtout sa propre fille arrivée depuis peu à Paris. Déjà la nature familiale de ces visites que faisait Françoise ajoutait à mon agacement d'être privé de ses services, car je prévoyais qu'elle parlerait de chacune comme d'une de ces choses dont on ne peut se dispenser, selon les lois enseignées à Saint-André-des-Champs. Aussi je n'écoutais jamais ses excuses sans une mauvaise humeur fort injuste et à laquelle venait mettre le comble la manière dont Françoise disait non pas : « J'ai été voir mon frère, j'ai été voir ma nièce », mais : « J'ai été voir le frère, je suis entrée “en courant” donner le bonjour à la nièce (ou à ma nièce la bouchère) ». Quant à sa fille, Françoise eût voulu la voir retourner à Combray. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme une élégante, d'abréviatifs, mais vulgaires, disait que la semaine qu'elle devrait aller passer à Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement L'Intran. Elle voulait encore moins aller chez la soeur de Françoise dont la province était montagneuse, car « les montagnes, disait la fille de Françoise en donnant à intéressant un sens affreux et nouveau, ce n'est guère intéressant ». Elle ne pouvait se décider à retourner à Méséglise où « le monde est si bête », où, au marché, les commères, les « pétrousses » se découvriraient un cousinage avec elle et diraient : « Tiens, mais c'est-il pas la fille au défunt Bazireau ? » Elle aimerait mieux mourir que de retourner se fixer là-bas, « maintenant qu'elle avait goûté à la vie de Paris », et Françoise, traditionaliste, souriait pourtant avec complaisance à l'esprit d'innovation qu'incarnait la nouvelle « parisienne » quand elle disait : « Eh bien, mère, si tu n'as pas ton jour de sortie, tu n'as qu'à m'envoyer un pneu. »
Le temps était redevenu froid. « Sortir ? Pourquoi ? Pour prendre la crève », disait Françoise qui aimait mieux rester à la maison pendant la semaine que sa fille, le frère et la bouchère étaient allés passer à Combray. D'ailleurs, dernière sectatrice en qui survécût obscurément la doctrine de ma tante Léonie touchant la physique, Françoise ajoutait en parlant de ce temps hors de saison : « C'est le restant de la colère de Dieu ! » Mais je ne répondais à ses plaintes que par un sourire plein de langueur, d'autant plus indifférent à ces prédictions que, de toutes manières, il ferait beau pour moi ; déjà je voyais briller le soleil du matin sur la colline de Fiesole, je me chauffais à ses rayons ; leur force m'obligeait à ouvrir et à fermer à demi les paupières en souriant, et, comme des veilleuses d'albâtre, elles se remplissaient d'une lueur rose. Ce n'était pas seulement les cloches qui revenaient d'Italie, l'Italie était venue avec elles. Mes mains fidèles ne manqueraient pas de fleurs pour honorer l'anniversaire du voyage que j'avais dû faire jadis, car depuis qu'à Paris le temps était redevenu froid, comme une autre année au moment de nos préparatifs de départ à la fin du carême, dans l'air liquide et glacial qui baignait les marronniers, les platanes des boulevards, l'arbre de la cour de notre maison, entrouvraient déjà leurs feuilles, comme dans une coupe d'eau pure, les narcisses, les jonquilles, les anémones du Ponte Vecchio.
Mon père nous avait raconté qu'il savait maintenant par A. J. où allait M. de Norpois quand il le rencontrait dans la maison.
« C'est chez Mme de Villeparisis, il la connaît beaucoup, je n'en savais rien. Il paraît que c'est une personne délicieuse, une femme supérieure. Tu devrais aller la voir, me dit-il. Du reste, j'ai été très étonné. Il m'a parlé de M. de Guermantes comme d'un homme tout à fait distingué ; je l'avais toujours pris pour une brute. Il paraît qu'il sait infiniment de choses, qu'il a un goût parfait, il est seulement très fier de son nom et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Norpois, sa situation est énorme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il paraît que l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie le traitent tout à fait en ami. Le père Norpois m'a dit que Mme de Villeparisis t'aimait beaucoup et que tu ferais dans son salon la connaissance de gens intéressants. Il m'a fait un grand éloge de toi, tu le retrouveras chez elle et il pourrait être pour toi d'un bon conseil même si tu dois écrire. Car je vois que tu ne feras pas autre chose. On peut trouver cela une belle carrière, moi ce n'est pas ce que j'aurais préféré pour toi, mais tu seras bientôt un homme, nous ne serons pas toujours auprès de toi, et il ne faut pas que nous t'empêchions de suivre ta vocation. »
Si, au moins, j'avais pu commencer à écrire ! Mais, quelles que fussent les conditions dans lesquelles j'abordasse ce projet (de même, hélas ! que celui de ne plus prendre d'alcool, de me coucher de bonne heure, de dormir, de me bien porter), que ce fût avec emportement, avec méthode, avec plaisir, en me privant d'une promenade, en l'ajournant et en la réservant comme récompense, en profitant d'une heure de bonne santé, en utilisant l'inaction forcée d'un jour de maladie, ce qui finissait toujours par sortir de mes efforts, c'était une page blanche, vierge de toute écriture, inéluctable comme cette carte forcée que dans certains tours on finit fatalement par tirer, de quelque façon qu'on eût préalablement brouillé le jeu. Je n'étais que l'instrument d'habitudes de ne pas travailler, de ne pas me coucher, de ne pas dormir, qui devaient se réaliser coûte que coûte ; si je ne leur résistais pas, si je me contentais du prétexte qu'elles tiraient de la première circonstance venue que leur offrait ce jour-là pour les laisser agir à leur guise, je m'en tirais sans trop de dommage, je reposais quelques heures tout de même à la fin de la nuit, je lisais un peu, je ne faisais pas trop d'excès, mais si je voulais les contrarier, si je prétendais entrer tôt dans mon lit, ne boire que de l'eau, travailler, elles s'irritaient, elles avaient recours aux grands moyens, elles me rendaient tout à fait malade, j'étais obligé de doubler la dose d'alcool, je ne me mettais pas au lit de deux jours, je ne pouvais même plus lire, et je me promettais une autre fois d'être plus raisonnable, c'est-à-dire moins sage, comme une victime qui se laisse voler de peur, si elle résiste, d'être assassinée.
Mon père dans l'intervalle avait rencontré une fois ou deux M. de Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc était un homme remarquable, il faisait plus attention à ses paroles. Justement ils parlèrent, dans la cour, de Mme de Villeparisis. « Il m'a dit que c'était sa tante ; il prononce Viparisi. Il m'a dit qu'elle était extraordinairement intelligente. Il a même ajouté qu'elle tenait un bureau d'esprit », ajouta mon père impressionné par le vague de cette expression qu'il avait bien lue une ou deux fois dans des Mémoires, mais à laquelle il n'attachait pas un sens précis. Ma mère avait tant de respect pour lui que, le voyant ne pas trouver indifférent que Mme de Villeparisis tînt bureau d'esprit, elle jugea que ce fait était de quelque conséquence. Bien que par ma grand-mère elle sût de tout temps ce que valait exactement la marquise, elle s'en fit immédiatement une idée plus avantageuse. Ma grand-mère, qui était un peu souffrante, ne fut pas d'abord favorable à la visite, puis s'en désintéressa. Depuis que nous habitions notre nouvel appartement, Mme de Villeparisis lui avait demandé plusieurs fois d'aller la voir. Et toujours ma grand-mère avait répondu qu'elle ne sortait pas en ce moment, dans une de ces lettres que, par une habitude nouvelle et que nous ne comprenions pas, elle ne cachetait plus jamais elle-même et laissait à Françoise le soin de fermer. Quant à moi, sans bien me représenter ce « bureau d'esprit », je n'aurais pas été très étonné de trouver la vieille dame de Balbec installée devant un « bureau », ce qui, du reste, arriva.
Mon père aurait bien voulu par surcroît savoir si l'appui de l'ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix à l'Institut où il comptait se présenter comme membre libre. À vrai dire, tout en n'osant pas douter de l'appui de M. de Norpois, il n'avait pourtant pas de certitude. Il avait cru avoir affaire à de mauvaises langues quand on lui avait dit au ministère que M. de Norpois, désirant être seul à y représenter l'Institut, ferait tous les obstacles possibles à une candidature qui d'ailleurs le gênerait particulièrement en ce moment où il en soutenait une autre. Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillé de se présenter et avait supputé ses chances, il avait été impressionné de voir que, parmi les collègues sur qui il pouvait compter en cette circonstance, l'éminent économiste n'avait pas cité M. de Norpois. Mon père n'osait poser directement la question à l'ancien ambassadeur mais espérait que je reviendrais de chez Mme de Villeparisis avec son élection faite. Cette visite était imminente. La propagande de M. de Norpois, capable en effet d'assurer à mon père les deux tiers de l'Académie, lui paraissait d'ailleurs d'autant plus probable que l'obligeance de l'ambassadeur était proverbiale, les gens qui l'aimaient le moins reconnaissant que personne n'aimait autant que lui à rendre service. Et d'autre part, au ministère sa protection s'étendait sur mon père d'une façon beaucoup plus marquée que sur tout autre fonctionnaire.
Mon père fit une autre rencontre mais qui, celle-là, lui causa un étonnement, puis une indignation extrêmes. Il passa dans la rue près de Mme Sazerat dont la pauvreté relative réduisait la vie à Paris à de rares séjours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat n'ennuyait mon père, au point que maman était obligée une fois par an de lui dire d'une voix douce et suppliante : « Mon ami, il faudrait bien que j'invite une fois Mme Sazerat, elle ne restera pas tard » et même : « Écoute, mon ami, je vais te demander un grand sacrifice, va faire une petite visite à Mme Sazerat. Tu sais que je n'aime pas t'ennuyer, mais ce serait si gentil de ta part. » Il riait, se fâchait un peu, et allait faire cette visite. Malgré donc que Mme Sazerat ne le divertît pas, la rencontrant, il alla vers elle en se découvrant, mais, à sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d'un salut glacé, forcé par la politesse envers quelqu'un qui est coupable d'une mauvaise action ou est condamné à vivre désormais dans un hémisphère différent. Mon père était rentré fâché, Stupéfait. Le lendemain ma mère rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main, et lui sourit d'un air vague et triste comme à une personne avec qui on a joué dans son enfance, mais avec qui on a cessé depuis lors toutes relations parce qu'elle a mené une vie de débauches, épousé un forçat ou, qui pis est, un homme divorcé. Or de tous temps mes parents accordaient et inspiraient à Mme Sazerat l'estime la plus profonde. Mais (ce que ma mère ignorait) Mme Sazerat, seule de son espèce à Combray, était dreyfusarde. Mon père, ami de M. Méline était convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste. Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que j'avais suivi une ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n'était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à ma grand-mère que, seule de la famille, paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois qu'on lui parlait de l'innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui était semblable à celui d'une personne qu'on vient déranger dans des pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père et l'espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu'elle traduisait par le silence. Enfin mon grand-père, adorant l'armée (bien que ses obligations de garde national eussent été le cauchemar de son âge mûr), ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de désintéressement et d'honneur de mon père et de mon grand-père, les considérât comme des suppôts de l'Injustice. On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu'elle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des siècles. Ce qui explique qu'à une pareille distance dans le temps et dans l'espace, son salut ait paru imperceptible à mon père et qu'elle n'eût pas songé à une poignée de main et à des paroles, lesquelles n'eussent pu franchir les mondes qui les séparaient.
Saint-Loup, devant venir à Paris, m'avait promis de me mener chez Mme de Villeparisis où j'espérais, sans le lui avoir dit, que nous rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de déjeuner au restaurant avec sa maîtresse que nous conduirions ensuite à une répétition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de Paris où elle habitait.
J'avais demandé à Saint-Loup que le restaurant où nous déjeunerions (dans la vie des jeunes nobles qui dépensent de l'argent le restaurant joue un rôle aussi important que les caisses d'étoffes dans les contes arabes) fût de préférence celui où Aimé m'avait annoncé qu'il devait entrer comme maître d'hôtel en attendant la saison de Balbec. C'était un grand charme pour moi qui rêvais à tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelqu'un qui faisait partie plus que de mes souvenirs de Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans, qui, quand la fatigue ou mes cours me forçaient à rester à Paris, n'en regardait pas moins, pendant les longues fins d'après-midi de juillet, en attendant que les clients vinssent dîner, le soleil descendre et se coucher dans la mer, à travers les panneaux de verre de la grande salle à manger derrière lesquels, à l'heure où il s'éteignait, les ailes immobiles des vaisseaux lointains et bleuâtres avaient l'air de papillons exotiques et nocturnes dans une vitrine. Magnétisé lui-même par son contact avec le puissant aimant de Balbec, ce maître d'hôtel devenait à son tour aimant pour moi. J'espérais en causant avec lui être déjà en communication avec Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.
Je quittai dès le matin la maison, où je laissai Françoise gémissante parce que le valet de pied fiancé n'avait pu encore une fois, la veille au soir, aller voir sa promise. Françoise l'avait trouvé en pleurs, il avait failli aller gifler le concierge mais s'était contenu car il tenait à sa place.
Avant d'arriver chez Saint-Loup qui devait m'attendre devant sa porte, je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide. Il s'arrêta.
« Ah ! vous voilà, me dit-il, homme chic, et en redingote encore ! Voilà une livrée dont mon indépendance ne s'accommoderait pas. Il est vrai que vous devez être un mondain, faire des visites ! Pour aller rêver comme je le fais devant quelque tombe à demi détruite, ma lavallière et mon veston ne sont pas déplacés. Vous savez que j'estime la jolie qualité de votre âme ; c'est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier parmi les Gentils. En étant capable de rester un instant dans l'atmosphère nauséabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophète. Je vois cela d'ici, vous fréquentez les “coeurs légers”, la société des châteaux ; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah ! les aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne pas leur couper le cou à tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous amuse ! Pendant que vous irez à quelque five o'clock, votre vieil ami sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera monter dans le ciel violet la lune rose. La vérité est que je n'appartiens guère à cette terre où je me sens si exilé ; il faut toute la force de la loi de gravitation pour m'y maintenir et que je ne m'évade pas dans une autre sphère. Je suis d'une autre planète. Adieu, ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la Vivonne qui est aussi resté le paysan du Danube. Pour vous prouver que je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous n'aimerez pas cela ; ce n'est pas assez déliquescent, assez fin de siècle pour vous, c'est trop franc, trop honnête ; vous, il vous faut du Bergotte, vous l'avez avoué, du faisandé pour les palais blasés de jouisseurs raffinés. On doit me considérer dans votre groupe comme un vieux pompier ; j'ai le tort de mettre du coeur dans ce que j'écris, cela ne se porte plus ; et puis la vie du peuple, ce n'est pas assez distingué pour intéresser vos snobinettes. Allons, tâchez de vous rappeler quelquefois la parole du Christ : “Faites cela et vous vivrez”. Adieu, ami. »
Ce n'est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai. Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des réconciliations ; jeté au milieu des champs semés de boutons d'or où s'entassaient des ruines féodales, le petit pont de bois nous unissait, Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne.
Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C'était comme une des fêtes singulières, poétiques, éphémères et locales qu'on vient de très loin contempler à époques fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n'étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c'était de la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour d'une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante, comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.
Ces villages des environs de Paris gardent encore à leurs portes des parcs du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui furent les « folies » des intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisé l'un d'eux situé en contrebas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou peut-être conservé simplement le dessin d'un immense verger de ce temps-là). Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins avancés que ceux que j'avais vus, formaient de grands quadrilatères – séparés par des murs bas – de fleurs blanches, sur chaque côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l'air d'être celles du Palais du Soleil, tel qu'on aurait pu le retrouver dans quelque Crète ; et elles faisaient penser aussi aux chambres d'un réservoir ou de telles parties de la mer que l'homme pour quelque pêche ou ostréiculture subdivise, quand on voyait, selon l'exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printanières et faire déferler çà et là, étincelant parmi le treillage à claire-voie et rempli d'azur des branches, l'écume blanchissante d'une fleur ensoleillée et mousseuse.
C'était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant laquelle, en guise de mâts de cocagne et d'oriflammes, trois grands poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment pavoisés de satin blanc.
Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son coeur ; l'avenir qu'il avait dans l'armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des moindres choses qui concernaient sa maîtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Je ne sais pas s'il se formulait à lui-même qu'elle était d'une essence supérieure à tout, mais je sais qu'il n'avait de considération, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il était capable de souffrir, d'être heureux, peut-être de tuer. Il n'y avait vraiment d'intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l'espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait la perspective d'un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à l'entretenir, à la garder. Si on s'était demandé à quel prix il l'estimait, je crois qu'on n'eût jamais pu imaginer un prix assez élevé. S'il ne l'épousait pas, c'est parce qu'un instinct pratique lui faisait sentir que, dès qu'elle n'aurait plus rien à attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu'il fallait la tenir par l'attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l'aimait pas. Sans doute, l'affection générale appelée amour devait le forcer – comme elle fait pour tous les hommes – à croire par moments qu'elle l'aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu'elle avait pour lui n'empêchait pas qu'elle ne restât avec lui qu'à cause de son argent, et que le jour où elle n'aurait plus rien à attendre de lui elle s'empresserait (victime des théories de ses amis de la littérature et tout en l'aimant, pensait-il) de le quitter.
« Je lui ferai aujourd'hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau qui lui fera plaisir. C'est un collier qu'elle a vu chez Boucheron. C'est un peu cher pour moi en ce moment, trente mille francs. Mais ce pauvre loup, elle n'a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va être joliment contente. Elle m'en avait parlé et elle m'avait dit qu'elle connaissait quelqu'un qui le lui donnerait peut-être. Je ne crois pas que ce soit vrai, mais je me suis à tout hasard entendu avec Boucheron qui est le fournisseur de ma famille, pour qu'il me le réserve. Je suis heureux de penser que tu vas la voir ; elle n'est pas extraordinaire comme figure, tu sais » (je vis bien qu'il pensait tout le contraire et ne disait cela que pour que mon admiration fût plus grande), « elle a surtout un jugement merveilleux ; devant toi elle n'osera peut-être pas beaucoup parler, mais je me réjouis d'avance de ce qu'elle me dira ensuite de toi ; tu sais, elle dit des choses qu'on peut approfondir indéfiniment, elle a vraiment quelque chose de pythique ! »
Pour arriver à la maison qu'elle habitait, nous longions de petits jardins, et je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter, car ils avaient toute une floraison de cerisiers et de poiriers ; sans doute vides et inhabités hier encore comme une propriété qu'on n'a pas louée, ils étaient subitement peuplés et embellis par ces nouvelles venues arrivées de la veille et dont à travers les grillages on apercevait les belles robes blanches au coin des allées.
« Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, être poétique, me dit Robert, attends-moi là, mon amie habite tout près, je vais aller la chercher. »
En l'attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes jardins. Si je levais la tête, je voyais quelquefois des jeunes filles aux fenêtres, mais même en plein air et à la hauteur d'un petit étage, çà et là, souples et légères, dans leur fraîche toilette mauve, suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient balancer par la brise sans s'occuper du passant qui levait les yeux jusqu'à leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons violets disposés à l'entrée du parc de M. Swann, passé la petite barrière blanche, dans les chauds après-midi du printemps, pour une ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait à une prairie. Un air froid y soufflait, vif comme à Combray ; mais, au milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eût pu être au bord de la Vivonne, n'en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées d'argent par les rayons.
Tout à coup, Saint-Loup apparut, accompagné de sa maîtresse, et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité, mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle, était l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme je reconnus à l'instant « Rachel quand du Seigneur », celle qui, il y a quelques années – les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent – disait à la maquerelle : « Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher. »
Et quand on était « venu la chercher » en effet et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arrêtait en route que si le « quelqu'un », n'aimant pas la nudité, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur à travers un linge. À cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût conté, je ne l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués jusqu'à faire – de ce qui était pour moi un jouet mécanique – un objet de souffrances infinies, ayant le prix même de l'existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j'avais connu « Rachel quand du Seigneur » dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l'eussent peiné. Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir.
Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord ; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été perçu d'une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situations enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueraient jamais, et nous n'en verrions jamais la même face. Ce visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi je l'avais connu du dehors comme étant celui d'une femme quelconque qui pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les sourires, les mouvements de bouche m'avaient paru seulement significatifs d'actes généraux, sans rien d'individuel, et sous eux je n'aurais pas eu la curiosité de chercher une personne. Mais ce qui m'avait en quelque sorte été offert au départ, ce visage consentant, ç'avait été pour Robert un point d'arrivée vers lequel il s'était dirigé à travers combien d'espoirs, de doutes, de soupçons, de rêves. Il donnait plus d'un million pour avoir, pour que ne fût pas offert à d'autres ce qui m'avait été offert comme à chacun pour vingt francs. Pour quel motif il ne l'avait pas eue à ce prix, cela peut tenir au hasard d'un instant, d'un instant pendant lequel celle qui semblait prête à se donner se dérobe, ayant peut-être un rendez-vous, quelque raison qui la rende plus difficile ce jour-là. Si elle a affaire à un sentimental, même si elle ne s'en aperçoit pas, et surtout si elle s'en aperçoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa déception, de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien qu'un sourire qu'il n'osait plus espérer est payé mille fois ce qu'eussent dû l'être les dernières faveurs. Il arrive même parfois dans ce cas, quand on a eu, par un mélange de naïveté dans le jugement et de lâcheté devant la souffrance, la folie de faire d'une fille une inaccessible idole, que ces dernières faveurs, ou même le premier baiser, on ne l'obtiendra jamais, on n'ose même plus le demander pour ne pas démentir des assurances de platonique amour. Et c'est une grande souffrance alors de quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait être le baiser de la femme qu'on a le plus aimée. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait réussi par chance à les avoir toutes. Certes, s'il avait su maintenant qu'elles avaient été offertes à tout le monde pour un louis, il eût sans doute terriblement souffert, mais n'eût pas moins donné un million pour les conserver, car tout ce qu'il eût appris n'eût pas pu le faire sortir – car ce qui est au-dessus des forces de l'homme ne peut arriver que malgré lui, par l'action de quelque grande loi naturelle – de la route dans laquelle il était et d'où ce visage ne pouvait lui apparaître qu'à travers les rêves qu'il avait formés. L'immobilité de ce mince visage, comme celle d'une feuille de papier soumise aux colossales pressions de deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux infinis qui venaient aboutir à elle sans se rencontrer, car elle les séparait. Et en effet, la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du même côté du mystère.
Ce n'était pas « Rachel quand du Seigneur » qui me semblait peu de chose, c'était la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle reposaient les douleurs de l'amour que je trouvais grandes. Robert vit que j'avais l'air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d'en face pour qu'il crût que c'était leur beauté qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la même façon, elle mettait aussi près de moi de ces choses qu'on ne voit pas qu'avec ses yeux, mais qu'on sent dans son coeur. Ces arbustes que j'avais vus dans le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m'étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l'anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et « crut que c'était le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de l'âge d'or, garants de la promesse que la réalité n'est pas ce qu'on croit, que la splendeur de la poésie, que l'éclat merveilleux de l'innocence peuvent y resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées au-dessus de l'ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture, n'était-ce pas plutôt des anges ? J'échangeais quelques mots avec la maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village. Les maisons en étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient l'air d'avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout étendant largement sur elle l'éblouissante protection de ses ailes d'innocence en fleurs : c'était un poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi :
« J'aurais aimé que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble, j'aurais même été plus content de déjeuner seul avec toi, et que nous restions seuls jusqu'au moment d'aller chez ma tante. Mais ma pauvre gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu sais, je n'ai pu lui refuser. Du reste elle te plaira, c'est une littéraire, une vibrante, et puis c'est une chose si gentille de déjeuner avec elle au restaurant, elle est si agréable, si simple, toujours contente de tout. »
Je crois pourtant que, précisément ce matin-là, et probablement pour la seule fois, Robert s'évada un instant hors de la femme que, tendresse après tendresse, il avait lentement composée, et aperçut tout d'un coup à quelque distance de lui une autre Rachel, un double d'elle, mais absolument différent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer à Paris quand, à la gare, Rachel marchant à quelques pas de nous, fut reconnue et interpellée par de vulgaires « poules » comme elle était, et qui d'abord, la croyant seule, lui crièrent : « Tiens, Rachel, tu montes avec nous, Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la place, viens, on ira ensemble au skating ». Elles s'apprêtaient à lui présenter deux « calicots », leurs amants, qui les accompagnaient, quand, devant l'air légèrement gêné de Rachel, elles levèrent curieusement les yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s'excusant lui dirent adieu en recevant d'elle un adieu aussi, un peu embarrassé mais amical. C'étaient deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant à peu près l'aspect qu'avait Rachel quand Saint-Loup l'avait rencontrée la première fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant qu'elles avaient l'air très liées avec son amie, eut l'idée que celle-ci avait peut-être eu sa place, l'avait peut-être encore, dans une vie insoupçonnée de lui, fort différente de celle qu'il menait avec elle, une vie où on avait les femmes pour un louis tandis qu'il donnait plus de cent mille francs par an à Rachel. Il ne fit pas qu'entrevoir cette vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu'il connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une Rachel à vingt francs. En somme Rachel s'était un instant dédoublée pour lui, il avait aperçu à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la Rachel réelle, à supposer que la Rachel poule fût plus réelle que l'autre. Robert eut peut-être l'idée alors que cet enfer où il vivait, avec la perspective et la nécessité d'un mariage riche, d'une vente de son nom, pour pouvoir continuer à donner cent mille francs par an à Rachel, il aurait peut-être pu s'en arracher aisément et avoir les faveurs de sa maîtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour peu de chose. Mais comment faire ? Elle n'avait démérité en rien. Moins comblée, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui écrirait plus de ces choses qui le touchaient tant et qu'il citait avec un peu d'ostentation à ses camarades, en prenant soin de faire remarquer combien c'était gentil d'elle, mais en omettant qu'il l'entretenait fastueusement, même qu'il lui donnât quoi que ce fût, que ces dédicaces sur une photographie ou cette formule pour terminer une dépêche, c'était la transmutation sous sa forme la plus réduite et la plus précieuse de cent mille francs. S'il se gardait de dire que ces rares gentillesses de Rachel étaient payées par lui, il serait faux – et pourtant ce raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui casquent, pour tant de maris – de dire que c'était par amour-propre, par vanité. Saint-Loup était assez intelligent pour se rendre compte que tous les plaisirs de la vanité, il les aurait trouvés aisément et gratuitement dans le monde, grâce à son grand nom, à son joli visage, et que sa liaison avec Rachel, au contraire, était ce qui l'avait mis un peu hors du monde, faisait qu'il y était moins coté. Non, cet amour-propre à vouloir paraître avoir gratuitement les marques apparentes de prédilection de celle qu'on aime, c'est simplement un dérivé de l'amour, le besoin de se représenter à soi-même et aux autres comme aimé par ce qu'on aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant les deux poules monter dans leur compartiment ; mais, non moins que la fausse loutre de celles-ci et l'air guindé des calicots, les noms de Lucienne et de Germaine maintinrent un instant devant Robert la Rachel nouvelle. Un instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus, des bonnes fortunes sordides, des après-midi de plaisirs naïfs, promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris où l'ensoleillement des rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le même que la clarté solaire où il se promenait avec sa maîtresse, mais devoir être autre, car l'amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont comme l'ivresse le pouvoir de différencier pour nous les choses. Ce fut presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris même, qu'il soupçonna ; sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie étrange, car si avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c'était bien une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui, même la partie la plus précieuse à cause des sommes folles qu'il lui donnait, la partie qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de se retirer à la campagne ou de se lancer dans les grands théâtres, après avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander à son amie qui étaient Lucienne et Germaine, les choses qu'elles lui eussent dites si elle était montée dans leur compartiment, à quoi elles eussent ensemble, elle et ses camarades, passé une journée qui eût peut-être fini comme divertissement suprême, après les plaisirs du skating, à la taverne de l'Olympia, si lui, Robert, et moi n'avions pas été présents. Un instant les abords de l'Olympia, qui jusque-là lui avaient paru assommants, excitèrent sa curiosité, sa souffrance, et le soleil de ce jour printanier donnant dans la rue Caumartin où, peut-être, si elle n'avait pas connu Robert, Rachel fût allée tantôt et eût gagné un louis, lui donna une vague nostalgie. Mais à quoi bon poser à Rachel des questions, quand il savait d'avance que la réponse serait ou un simple silence ou un mensonge ou quelque chose de très pénible pour lui sans pourtant lui décrire rien ? Les employés fermaient les portières, nous montâmes vite dans une voiture de première, les perles admirables de Rachel rapprirent à Robert qu'elle était une femme d'un grand prix, il la caressa, la fit rentrer dans son propre coeur où il la contempla, intériorisée, comme il avait toujours fait jusqu'ici – sauf pendant ce bref instant où il l'avait vue sur une place Pigalle de peintre impressionniste – et le train partit.
C'était du reste vrai qu'elle était une « littéraire ». Elle ne s'interrompit de me parler livres, art nouveau, tolstoïsme, que pour faire des reproches à Saint-Loup qu'il bût trop de vin.
« Ah ! si tu pouvais vivre un an avec moi on verrait, je te ferais boire de l'eau et tu en serais bien mieux.
— C'est entendu, partons.
— Mais tu sais bien que j'ai beaucoup à travailler (car elle prenait au sérieux l'art dramatique). D'ailleurs que dirait ta famille ? »
Et elle se mit à me faire sur la famille de Robert des reproches qui me semblèrent du reste fort justes et auxquels Saint-Loup tout en désobéissant à Rachel sur l'article du Champagne adhéra entièrement. Moi qui craignais tant le vin pour Saint-Loup et sentais la bonne influence de sa maîtresse, j'étais tout prêt à lui conseiller d'envoyer promener sa famille. Les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme parce que j'eus l'imprudence de parler de Dreyfus.
« Le pauvre martyr, dit-elle en retenant un sanglot, ils le feront mourir là-bas.
— Tranquillise-toi, Zézette, il reviendra, il sera acquitté, l'erreur sera reconnue.
— Mais avant cela, il sera mort ! Enfin au moins ses enfants porteront un nom sans tache. Mais penser à ce qu'il doit souffrir, c'est ce qui me tue ! Et croyez-vous que la mère de Robert, une femme pieuse, dit qu'il faut qu'il reste à l'île du Diable, même s'il est innocent, n'est-ce pas une horreur ?
— Oui, c'est absolument vrai, elle le dit, affirma Robert. C'est ma mère, je n'ai rien à objecter, mais il est bien certain qu'elle n'a pas la sensibilité de Zézette. »
En réalité, ces déjeuners, « choses si gentilles », se passaient toujours fort mal. Car dès que Saint-Loup se trouvait avec sa maîtresse dans un endroit public, il s'imaginait qu'elle regardait tous les hommes présents, il devenait sombre, elle s'apercevait de sa mauvaise humeur qu'elle s'amusait peut-être à attiser, mais que, plus probablement, par amour-propre bête, elle ne voulait pas, blessée par son ton, avoir l'air de chercher à désarmer ; elle faisait semblant de ne pas détacher ses yeux de tel ou tel homme, et d'ailleurs ce n'était pas toujours par pur jeu. En effet, que le monsieur qui au théâtre ou au café se trouvait leur voisin, que tout simplement le cocher du fiacre qu'ils avaient pris, eût quelque chose d'agréable, Robert, aussitôt averti par sa jalousie, l'avait remarqué avant sa maîtresse ; il voyait immédiatement en lui un de ces êtres immondes dont il m'avait parlé à Balbec, qui pervertissent et déshonorent les femmes pour s'amuser, il suppliait sa maîtresse de détourner de lui ses regards et par là-même le lui désignait. Or, quelquefois elle trouvait que Robert avait eu si bon goût dans ses soupçons qu'elle finissait même par cesser de le taquiner pour qu'il se tranquillisât et consentît à aller faire une course pour lui laisser le temps d'entrer en conversation avec l'inconnu, souvent de prendre rendez-vous, quelquefois même d'expédier une passade. Je vis bien dès notre entrée au restaurant que Robert avait l'air soucieux. C'est que Robert avait immédiatement remarqué, ce qui nous avait échappé à Balbec, que, au milieu de ses camarades vulgaires, Aimé, avec un éclat modeste, dégageait, bien involontairement, le romanesque qui émane pendant un certain nombre d'années de cheveux légers et d'un nez grec, grâce à quoi il se distinguait au milieu de la foule des autres serviteurs. Ceux-ci, presque tous assez âgés, offraient des types extraordinairement laids et accusés de curés hypocrites, de confesseurs papelards, plus souvent d'anciens acteurs comiques dont on ne retrouve plus guère le front en pain de sucre que dans les collections de portraits exposés dans le foyer humblement historique de petits théâtres désuets où ils sont représentés jouant des rôles de valets de chambre ou de grands pontifes, et dont ce restaurant semblait, grâce à un recrutement sélectionné et peut-être à un mode de nomination héréditaire, conserver le type solennel en une sorte de collège augural. Malheureusement, Aimé nous ayant reconnus, ce fut lui qui vint prendre notre commande, tandis que s'écoulait vers d'autres tables le cortège des grands prêtres d'opérette. Aimé s'informa de la santé de ma grand-mère, je lui demandai des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Il me les donna avec émotion car il était homme de famille. Il avait un air intelligent, énergique, mais respectueux. La maîtresse de Robert se mit à le regarder avec une étrange attention. Mais les yeux enfoncés d'Aimé, auxquels une légère myopie donnait une sorte de profondeur dissimulée, ne trahirent aucune impression au milieu de sa figure immobile. Dans l'hôtel de province où il avait servi bien des années avant de venir à Balbec, le joli dessin, un peu jauni et fatigué maintenant, qu'était sa figure, et que pendant tant d'années, comme telle gravure représentant le prince Eugène, on avait vu toujours à la même place, au fond de la salle à manger presque toujours vide, n'avait pas dû attirer bien des regards curieux. Il était donc resté longtemps, sans doute faute de connaisseurs, ignorant de la valeur artistique de son visage, et d'ailleurs peu disposé à la faire remarquer, car il était d'un tempérament froid. Tout au plus quelque Parisienne de passage, s'étant arrêtée une fois dans la ville, avait-elle levé les yeux sur lui, lui avait-elle demandé de venir la servir dans sa chambre avant de reprendre le train, et dans le vide translucide, monotone et profond de cette existence de bon mari et de domestique de province, avait enfoui le secret d'un caprice sans lendemain que personne n'y viendrait jamais découvrir. Pourtant Aimé dut s'apercevoir de l'insistance avec laquelle les yeux de la jeune artiste restaient attachés sur lui. En tout cas elle n'échappa pas à Robert sous le visage duquel je voyais s'amasser une rougeur non pas vive comme celle qui l'empourprait s'il avait une brusque émotion, mais faible, émiettée.
« Ce maître d'hôtel est très intéressant, Zézette ? » demanda-t-il à sa maîtresse après avoir renvoyé Aimé assez brusquement. « On dirait que tu veux faire une étude d'après lui.
— Voilà que ça commence, j'en étais sûre !
— Mais qu'est-ce qui commence, mon petit ? Si j'ai eu tort, je n'ai rien dit, je veux bien. Mais j'ai tout de même le droit de te mettre en garde contre ce larbin que je connais de Balbec (sans cela je m'en ficherais pas mal), et qui est une des plus grandes fripouilles que la terre ait jamais portées. »
Elle parut vouloir obéir à Robert et engagea avec moi une conversation littéraire à laquelle il se mêla. Je ne m'ennuyais pas en causant avec elle car elle connaissait très bien les oeuvres que j'admirais et était à peu près d'accord avec moi dans ses jugements ; mais comme j'avais entendu dire par Mme de Villeparisis qu'elle n'avait pas de talent, je n'attachais pas grande importance à cette culture. Elle plaisantait finement de mille choses, et eût été vraiment agréable si elle n'eût pas affecté d'une façon agaçante le jargon des cénacles et des ateliers. Elle l'étendait d'ailleurs à tout, et, par exemple, ayant pris l'habitude de dire d'un tableau s'il était impressionniste ou d'un opéra, s'il était wagnérien : « Ah ! c'est bien », un jour qu'un jeune homme l'avait embrassée sur l'oreille et que, touché qu'elle simulât un frisson, il faisait le modeste, elle dit : « Si, comme sensation, je trouve que c'est bien. » Mais surtout ce qui m'étonnait, c'est que les expressions propres à Robert (et qui d'ailleurs étaient peut-être venues à celui-ci de littérateurs connus par elle), elle les employait devant lui, lui devant elle, comme si c'eût été un langage nécessaire et sans se rendre compte du néant d'une originalité qui est à tous.
Elle était, en mangeant, maladroite de ses mains à un degré qui laissait supposer qu'en jouant la comédie sur la scène, elle devait se montrer bien gauche. Elle ne retrouvait de la dextérité que dans l'amour par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant le corps de l'homme qu'elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir à ce corps pourtant si différent du leur.
Je cessai de prendre part à la conversation quand on parla théâtre car sur ce chapitre Rachel était trop malveillante. Elle prit, il est vrai, sur un ton de commisération – contre Saint-Loup, ce qui prouvait qu'elle l'attaquait souvent devant lui – la défense de la Berma, en disant : « Oh ! non, c'est une femme remarquable. Évidemment ce qu'elle fait ne nous touche plus, cela ne correspond plus tout à fait à ce que nous cherchons, mais il faut la placer au moment où elle est venue, on lui doit beaucoup. Elle a fait des choses bien, tu sais. Et puis c'est une si brave femme, elle a un si grand coeur, elle n'aime pas naturellement les choses qui nous intéressent, mais elle a eu, avec un visage assez émouvant, une jolie qualité d'intelligence. » (Les doigts n'accompagnent pas de même tous les jugements esthétiques. S'il s'agit de peinture, pour montrer que c'est un beau morceau, en pleine pâte, on se contente de faire saillir le pouce. Mais la « jolie qualité d'esprit » est plus exigeante. Il lui faut deux doigts, ou plutôt deux ongles, comme s'il s'agissait de faire sauter une poussière.) Mais – cette exception faite – la maîtresse de Saint-Loup parlait des artistes les plus connus sur un ton d'ironie et de supériorité qui m'irritait, parce que je croyais – faisant erreur en cela – que c'était elle qui leur était inférieure. Elle s'aperçut très bien que je devais la tenir pour une artiste médiocre et avoir au contraire beaucoup de considération pour ceux qu'elle méprisait. Mais elle ne s'en froissa pas, parce qu'il y a dans le grand talent non reconnu encore, comme était le sien, si sûr qu'il puisse être de lui-même, une certaine humilité, et que nous proportionnons les égards que nous exigeons non à nos dons cachés mais à notre situation acquise. (Je devais, une heure plus tard, voir au théâtre la maîtresse de Saint-Loup montrer beaucoup de déférence envers les mêmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sévère.) Aussi, si peu de doute qu'eût dû lui laisser mon silence, n'en insista-t-elle pas moins pour que nous dînions le soir ensemble, assurant que jamais la conversation de personne ne lui avait autant plu que la mienne. Si nous n'étions pas encore au théâtre, où nous devions aller après le déjeuner, nous avions l'air de nous trouver dans un « foyer » qu'illustraient des portraits anciens de la troupe, tant les maîtres d'hôtel avaient de ces figures qui semblent perdues avec toute une génération d'artistes hors ligne, du Palais-Royal ; ils avaient l'air d'académiciens aussi : arrêté devant un buffet, l'un examinait des poires avec la figure et la curiosité désintéressée qu'eût pu avoir M. de Jussieu. D'autres, à côté de lui, jetaient sur la salle les regards empreints de curiosité et de froideur que des membres de l'Institut déjà arrivés jettent sur le public tout en échangeant quelques mots qu'on n'entend pas. C'étaient des figures célèbres parmi les habitués. Cependant on s'en montrait un nouveau, au nez raviné, à la lèvre papelarde, qui avait l'air d'église et entrait en fonctions pour la première fois, et chacun regardait avec intérêt le nouvel élu. Mais bientôt, peut-être pour faire partir Robert afin de se trouver seule avec Aimé, Rachel se mit à faire de l'oeil à un jeune boursier qui déjeunait à une table voisine avec un ami.
« Zézette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela », dit Saint-Loup sur le visage de qui les hésitantes rougeurs de tout à l'heure s'étaient concentrées en une nuée sanglante qui dilatait et fonçait les traits distendus de mon ami, si tu dois nous donner en spectacle, j'aime mieux déjeuner de mon côté et aller t'attendre au théâtre. »
À ce moment on vint dire à Aimé qu'un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant qu'il ne s'agît d'une commission amoureuse à transmettre à sa maîtresse regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupé, les mains serrées dans des gants blancs rayés de noir, une fleur à la boutonnière, M. de Charlus.
« Tu vois, me dit-il à voix basse, ma famille me fait traquer jusqu'ici. Je t'en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maître d'hôtel, qui va sûrement nous vendre, demande-lui de ne pas aller à la voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on dit à mon oncle qu'on ne me connaît pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le café, il déteste ces endroits-là. N'est-ce pas tout de même dégoûtant qu'un vieux coureur de femmes comme lui, qui n'a pas dételé, me donne perpétuellement des leçons et vienne m'espionner ! »
Aimé, ayant reçu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait dire qu'il ne pouvait pas se déranger et, si on demandait le marquis de Saint-Loup, qu'on ne le connaissait pas. La voiture repartit bientôt. Mais la maîtresse de Saint-Loup, qui n'avait pas entendu nos propos chuchotés à voix basse et avait cru qu'il s'agissait du jeune homme à qui Robert lui reprochait de faire de l'oeil, éclata en injures.
« Allons bon ! c'est ce jeune homme maintenant ? tu fais bien de me prévenir ; oh ! c'est délicieux de déjeuner dans ces conditions ! Ne vous occupez pas de ce qu'il dit, il est un peu piqué et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce qu'il croit que ça fait élégant, que ça fait grand seigneur d'avoir l'air jaloux. »
Et elle se mit à donner avec ses pieds et avec ses mains des signes d'énervement.
« Mais, Zézette, c'est pour moi que c'est désagréable. Tu nous rends ridicules aux yeux de ce monsieur qui va être persuadé que tu lui fais des avances et qui m'a l'air tout ce qu'il y a de pis.
— Moi, au contraire, il me plaît beaucoup ; d'abord il a des yeux ravissants, et qui ont une manière de regarder les femmes, on sent qu'il doit les aimer.
— Tais-toi au moins jusqu'à ce que je sois parti, si tu es folle, s'écria Robert. Garçon, mes affaires. »
Je ne savais si je devais le suivre.
« Non, j'ai besoin d'être seul, » me dit-il sur le même ton dont il venait de parler à sa maîtresse et comme s'il était tout aussi fâché contre moi. Sa colère était comme une même phrase musicale sur laquelle dans un opéra se chantent plusieurs répliques, entièrement différentes entre elles, dans le livret, de sens et de caractère, mais qu'elle réunit par un même sentiment. Quand Robert fut parti, sa maîtresse appela Aimé et lui demanda différents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment je le trouvais.
« Il a un regard amusant, n'est-ce pas ? Vous comprenez, ce qui m'amuserait ce serait de savoir ce qu'il peut penser, d'être souvent servie par lui, de l'emmener en voyage. Mais pas plus que ça. Si on était obligé d'aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Robert a tort de se faire des idées. Tout ça, ça se forme dans ma tête, Robert devrait être bien tranquille. » Elle regardait toujours Aimé. « Tenez, regardez les yeux noirs qu'il a, je voudrais savoir ce qu'il y a dessous. »
Bientôt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier où, en passant par une autre entrée, il était allé finir de déjeuner sans retraverser le restaurant. Je restai ainsi seul, puis à mon tour Robert me fit appeler. Je trouvai sa maîtresse étendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses qu'il lui prodiguait. Ils buvaient du Champagne. « Bonjour, vous ! » lui dit-elle, car elle avait appris récemment cette formule qui lui paraissait le dernier mot de la tendresse et de l'esprit. J'avais mal déjeuné, j'étais mal à l'aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, je regrettais de penser que je commençais dans un cabinet de restaurant et finirais dans des coulisses de théâtre cette première après-midi de printemps. Après avoir regardé l'heure pour voir si elle ne se mettrait pas en retard, elle m'offrit du Champagne, me tendit une de ses cigarettes d'Orient et détacha pour moi une rose de son corsage. Je me dis alors : « Je n'ai pas trop à regretter ma journée ; ces heures passées auprès de cette jeune femme ne sont pas perdues pour moi puisque par elle j'ai, chose gracieuse et qu'on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumée, une coupe de Champagne. » Je me le disais parce qu'il me semblait que c'était douer d'un caractère esthétique, et par là justifier, sauver ces heures d'ennui. Peut-être aurais-je dû penser que le besoin même que j'éprouvais d'une raison qui me consolât de mon ennui, suffisait à prouver que je ne ressentais rien d'esthétique. Quant à Robert et à sa maîtresse, ils avaient l'air de ne garder aucun souvenir de la querelle qu'ils avaient eue quelques instants auparavant, ni que j'y eusse assisté. Ils n'y firent aucune allusion, ils ne lui cherchèrent aucune excuse, pas plus qu'au contraste que faisaient avec elle leurs façons de maintenant. À force de boire du Champagne avec eux, je commençai à éprouver un peu de l'ivresse que je ressentais à Rivebelle, probablement pas tout à fait la même. Non seulement chaque genre d'ivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage à celle que donne la fatigue ou le vin, mais chaque degré d'ivresse, et qui devrait porter une « cote » différente comme les fonds dans la mer, met à nu en nous exactement à la profondeur où il se trouve un homme spécial. Le cabinet où se trouvait Saint-Loup était petit, mais la glace unique qui le décorait était de telle sorte qu'elle semblait en réfléchir une trentaine d'autres, le long d'une perspective infinie ; et l'ampoule électrique placée au sommet du cadre devait le soir, quand elle était allumée, suivie de la procession d'une trentaine de reflets pareils à elle-même, donner au buveur, même solitaire, l'idée que l'espace autour de lui se multipliait en même temps que ses sensations exaltées par l'ivresse et qu'enfermé seul dans ce petit réduit, il régnait pourtant sur quelque chose de bien plus étendu en sa courbe indéfinie et lumineuse, qu'une allée du « Jardin de Paris ». Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d'un coup, le cherchant dans la glace, je l'aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de l'ivresse était plus forte que le dégoût ; par gaieté ou bravade, je lui souris et en même temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous l'empire éphémère et puissant de la minute où les sensations sont si fortes que je ne sais si ma seule tristesse ne fut pas de penser que le moi affreux que je venais d'apercevoir était peut-être à son dernier jour et que je ne rencontrerais plus jamais cet étranger dans le cours de ma vie. Robert était seulement fâché que je ne voulusse pas briller davantage aux yeux de sa maîtresse.
« Voyons, ce monsieur que tu as rencontré ce matin et qui mêle le snobisme et l'astronomie, raconte-le-lui, je ne me rappelle pas bien – et il la regardait du coin de l'oeil.
— Mais, mon petit, il n'y a rien à dire d'autre que ce que tu viens de dire.
— Tu es assommant. Alors raconte les choses de Françoise aux Champs-Élysées, cela lui plaira tant.
— Oh oui ! Bobbey m'a tant parlé de Françoise. » Et en prenant Saint-Loup par le menton, elle redit, par manque d'invention, en attirant ce menton vers la lumière : « Bonjour, vous ! »
Depuis que les acteurs n'étaient plus exclusivement pour moi les dépositaires, en leur diction et leur jeu, d'une vérité artistique, ils m'intéressaient en eux-mêmes ; je m'amusais, croyant avoir devant moi les personnages d'un vieux roman comique, de voir, au visage nouveau d'un jeune seigneur qui venait d'entrer dans la salle, l'ingénue écouter distraitement la déclaration que lui faisait le jeune premier dans la pièce, tandis que celui-ci, dans le feu roulant de sa tirade amoureuse, n'en dirigeait pas moins une oeillade enflammée vers une vieille dame assise dans une loge voisine, et dont les magnifiques perles l'avaient frappé ; et ainsi, surtout grâce aux renseignements que Saint-Loup me donnait sur la vie privée des artistes, je voyais une autre pièce, muette et expressive, se jouer sous la pièce parlée, laquelle d'ailleurs, quoique médiocre, m'intéressait ; car j'y sentais germer et s'épanouir pour une heure à la lumière de la rampe – faites de l'agglutinement sur le visage d'un acteur d'un autre visage de fard et de carton, sur son âme personnelle des paroles d'un rôle – ces individualités éphémères et vivaces que sont les personnages d'une pièce, séduisantes aussi, qu'on aime, qu'on admire, qu'on plaint, qu'on voudrait retrouver encore, une fois qu'on a quitté le théâtre, mais qui déjà se sont désagrégées en un comédien qui n'a plus la condition qu'il avait dans la pièce, en un texte qui ne montre plus le visage du comédien, en une poudre colorée qu'efface le mouchoir, qui sont retournées en un mot à des éléments qui n'ont plus rien d'elles, à cause de leur dissolution, consommée sitôt après la fin du spectacle, et qui fait, comme celle d'un être aimé, douter de la réalité du moi et méditer sur le mystère de la mort.
Un numéro du programme me fut extrêmement pénible. Une jeune femme que détestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un début sur lequel elle avait fondé toutes ses espérances d'avenir et celles des siens. Cette jeune femme avait une croupe trop proéminente, presque ridicule, et une voix jolie mais trop menue, encore affaiblie par l'émotion et qui contrastait avec cette puissante musculature. Rachel avait aposté dans la salle un certain nombre d'amis et d'amies dont le rôle était de décontenancer par leurs sarcasmes la débutante, qu'on savait timide, de lui faire perdre la tête de façon qu'elle fit un fiasco complet après lequel le directeur ne conclurait pas d'engagement. Dès les premières notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutés pour cela, se mirent à se montrer son dos en riant, quelques femmes qui étaient du complot rirent tout haut, chaque note flûtée augmentait l'hilarité voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d'elle sur l'assistance des regards désolés, indignés, qui ne firent que redoubler les huées. L'instinct d'imitation, le désir de se montrer spirituelles et braves, mirent de la partie de jolies actrices qui n'avaient pas été prévenues, mais qui lançaient aux autres des oeillades de complicité méchante, se tordaient de rire, avec de violents éclats, si bien qu'à la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportât encore cinq, le régisseur fit baisser le rideau. Je m'efforçai de ne pas plus penser à cet incident qu'à la souffrance de ma grand-mère quand mon grand-oncle, pour la taquiner, faisait prendre du cognac à mon grand-père, l'idée de la méchanceté ayant pour moi quelque chose de trop douloureux. Et pourtant, de même que la pitié pour le malheur n'est peut-être pas très exacte, car par l'imagination nous recréons toute une douleur sur laquelle le malheureux, obligé de lutter contre elle, ne songe pas à s'attendrir, de même la méchanceté n'a probablement pas dans l'âme du méchant cette pure et voluptueuse cruauté qui nous fait si mal à imaginer. La haine l'inspire, la colère lui donne une ardeur, une activité qui n'ont rien de très joyeux ; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le méchant croit que c'est un méchant qu'il fait souffrir. Rachel s'imaginait certainement que l'actrice qu'elle faisait souffrir était loin d'être intéressante, en tout cas qu'en la faisant huer, elle-même vengeait le bon goût et donnait une leçon à une mauvaise camarade. Néanmoins, je préférai ne pas parler de cet incident puisque je n'avais eu ni le courage ni la puissance de l'empêcher ; il m'eût été trop pénible, en disant du bien de la victime, de faire ressembler aux satisfactions de la cruauté les sentiments qui animaient les bourreaux de cette débutante.
Mais le commencement de cette représentation m'intéressa d'une autre manière. Il me fit comprendre en partie la nature de l'illusion dont Saint-Loup était victime à l'égard de Rachel et qui avait mis un abîme entre les images que nous avions de sa maîtresse, Robert et moi, quand nous la voyions ce matin même sous les poiriers en fleurs. Rachel jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite pièce. Mais vue ainsi, c'était une autre femme. Rachel avait un de ces visages que l'éloignement – et pas nécessairement celui de la salle à la scène, le monde n'étant pour cela qu'un plus grand théâtre – dessine et qui, vus de près, retombent en poussière. Placé à côté d'elle, on ne voyait qu'une nébuleuse, une voie lactée de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d'autre. À une distance convenable, tout cela cessait d'être visible et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu'on aurait souhaité être l'objet de l'attention de Rachel, la revoir autant qu'on aurait voulu, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l'avait vue autrement et de près ! Ce n'était pas mon cas, mais c'était celui de Saint-Loup quand il l'avait vue jouer la première fois. Alors, il s'était demandé comment l'approcher, comment la connaître, en lui s'était ouvert tout un domaine merveilleux – celui où elle vivait – d'où émanaient des radiations délicieuses mais où il ne pourrait pénétrer. Il partit du théâtre se disant qu'il serait fou de lui écrire, qu'elle ne lui répondrait pas, tout prêt à donner sa fortune et son nom pour la créature qui vivait en lui dans un monde tellement supérieur à ces réalités trop connues, un monde embelli par le désir et le rêve, quand du théâtre, vieille petite construction qui avait elle-même l'air d'un décor, il vit à la sortie des artistes, par une porte, déboucher la troupe gaie et gentiment chapeautée des artistes qui avaient joué. Des jeunes gens qui les connaissaient étaient là à les attendre. Le nombre des pions humains étant moins nombreux que celui des combinaisons qu'ils peuvent former, dans une salle où font défaut toutes les personnes qu'on pouvait connaître, il s'en trouve une qu'on ne croyait jamais avoir l'occasion de revoir et qui vient si à point que le hasard semble providentiel, auquel pourtant quelque autre hasard se fût sans doute substitué si nous avions été non dans ce lieu mais dans un différent où seraient nés d'autres désirs et où se serait rencontrée quelque autre vieille connaissance pour les seconder. Les portes d'or du monde des rêves s'étaient refermées sur Rachel avant que Saint-Loup l'eût vue sortir du théâtre, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d'importance. Ils lui déplurent cependant, d'autant que, n'étant plus seul, il n'avait plus le même pouvoir de rêver qu'au théâtre. Mais elle, bien qu'il ne pût plus l'apercevoir, continuait à régir ses actes comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, même pendant les heures où ils ne sont pas visibles à nos yeux. Aussi, le désir de la comédienne aux fins traits qui n'étaient même pas présents au souvenir de Robert, fit que, sautant sur l'ancien camarade qui était là par hasard, il se fit présenter à la personne sans traits et aux taches de rousseur, puisque c'était la même, et en se disant que plus tard on aviserait de savoir laquelle des deux cette même personne était en réalité. Elle était pressée, elle n'adressa même pas, cette fois-là, la parole à Saint-Loup, et ce ne fut qu'après plusieurs jours qu'il put enfin, obtenant qu'elle quittât ses camarades, revenir avec elle. Il l'aimait déjà. Le besoin de rêve, le désir d'être heureux par celle à qui on a rêvé, font que beaucoup de temps n'est pas nécessaire pour qu'on confie toutes ses chances de bonheur à celle qui quelques jours auparavant n'était qu'une apparition fortuite, inconnue, indifférente, sur les planches de la scène.
Quand, le rideau tombé, nous passâmes sur le plateau, intimidé de m'y promener, je voulus parler avec vivacité à Saint-Loup ; de cette façon mon attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces lieux nouveaux pour moi, serait entièrement accaparée par notre conversation et on penserait que j'y étais si absorbé, si distrait, qu'on trouverait naturel que je n'eusse pas les expressions de physionomie que j'aurais dû avoir dans un endroit où, tout à ce que je disais, je savais à peine que je me trouvais ; et saisissant, pour aller plus vite, le premier sujet de conversation :
« Tu sais, dis-je à Robert, que j'ai été pour te dire adieu le jour de mon départ, nous n'avons jamais eu l'occasion d'en causer. Je t'ai salué dans la rue.
— Ne m'en parle pas, me répondit-il, j'en ai été désolé ; nous nous sommes rencontrés tout près du quartier, mais je n'ai pas pu m'arrêter parce que j'étais déjà très en retard. Je t'assure que j'étais navré. »
Ainsi il m'avait reconnu ! Je revoyais encore le salut entièrement impersonnel qu'il m'avait adressé en levant la main à son képi, sans un regard dénonçant qu'il me connût, sans un geste qui manifestât qu'il regrettait de ne pouvoir s'arrêter. Évidemment cette fiction qu'il avait adoptée à ce moment-là, de ne pas me reconnaître, avait dû lui simplifier beaucoup les choses. Mais j'étais stupéfait qu'il eût su s'y arrêter si rapidement et avant qu'un réflexe eût décelé sa première impression. J'avais déjà remarqué à Balbec que, à côté de cette sincérité naïve de son visage dont la peau laissait voir par transparence le brusque afflux de certaines émotions, son corps avait été admirablement dressé par l'éducation à un certain nombre de dissimulations de bienséance et que, comme un parfait comédien, il pouvait dans sa vie de régiment, dans sa vie mondaine, jouer l'un après l'autre des rôles différents. Dans l'un de ses rôles il m'aimait profondément, il agissait à mon égard presque comme s'il était mon frère ; mon frère, il l'avait été, il l'était redevenu, mais pendant un instant il avait été un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les rênes, le monocle à l'oeil, sans un regard ni un sourire, avait levé la main à la visière de son képi pour me rendre correctement le salut militaire !
Les décors encore plantés entre lesquels je passais, vus ainsi de près, et dépouillés de tout ce que leur ajoutent l'éloignement et l'éclairage que le grand peintre qui les avait brossés avait calculés, étaient misérables, et Rachel, quand je m'approchai d'elle, ne subit pas un moindre pouvoir de destruction. Les ailes de son nez charmant étaient restées dans la perspective, entre la salle et la scène, tout comme le relief des décors. Ce n'était plus elle, je ne la reconnaissais que grâce à ses yeux où son identité s'était réfugiée. La forme, l'éclat de ce jeune astre si brillant tout à l'heure avaient disparu. En revanche, comme si nous nous approchions de la lune et qu'elle cessât de nous paraître de rose et d'or, sur ce visage si uni tout à l'heure je ne distinguais plus que des protubérances, des taches, des fondrières. Malgré l'incohérence où se résolvaient de près, non seulement le visage féminin mais les toiles peintes, j'étais heureux d'être là, de cheminer parmi les décors, tout ce cadre qu'autrefois mon amour de la nature m'eût fait trouver ennuyeux et factice, mais auquel sa peinture par Goethe dans Wilhelm Meister avait donné pour moi une certaine beauté ; et j'étais déjà charmé d'apercevoir, au milieu de journalistes ou de gens du monde amis des actrices, qui saluaient, causaient, fumaient comme à la ville, un jeune homme en toque de velours noir, en jupe hortensia, les joues crayonnées de rouge comme une page d'album de Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant légèrement, semblait tellement d'une autre espèce que les gens raisonnables en veston et en redingote au milieu desquels il poursuivait comme un fou son rêve extasié, si étranger aux préoccupations de leur vie, si antérieur aux habitudes de leur civilisation, si affranchi des lois de la nature, que c'était quelque chose d'aussi reposant et d'aussi frais que de voir un papillon égaré dans une foule, de suivre des yeux, entre les frises, les arabesques naturelles qu'y traçaient ses ébats ailés, capricieux et fardés. Mais au même instant Saint-Loup s'imagina que sa maîtresse faisait attention à ce danseur en train de repasser une dernière fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraître, et sa figure se rembrunit.
« Tu pourrais regarder d'un autre côté, lui dit-il d'un air sombre. Tu sais que ces danseurs ne valent pas la corde sur laquelle ils feraient bien de monter pour se casser les reins, et ce sont des gens à aller après se vanter que tu as fait attention à eux. Du reste tu entends bien qu'on te dit d'aller dans ta loge t'habiller. Tu vas encore être en retard. »
Trois messieurs – trois journalistes – voyant l'air furieux de Saint-Loup, se rapprochèrent, amusés, pour entendre ce qu'on disait. Et comme on plantait un décor de l'autre côté nous fûmes resserrés contre eux.
« Oh ! mais je le reconnais, c'est mon ami, s'écria la maîtresse de Saint-Loup en regardant le danseur. Voilà qui est bien fait, regardez-moi ces petites mains qui dansent comme tout le reste de sa personne ! »
Le danseur tourna la tête vers elle, et sa personne humaine apparaissait sous le sylphe qu'il s'exerçait à être, la gelée droite et grise de ses yeux trembla et brilla entre ses cils raidis et peints, et un sourire prolongea des deux côtés sa bouche dans sa face pastellisée de rouge ; puis, pour amuser la jeune femme, comme une chanteuse qui nous fredonne par complaisance l'air où nous lui avons dit que nous l'admirions, il se mit à refaire le mouvement de ses paumes, en se contrefaisant lui-même avec une finesse de pasticheur et une bonne humeur d'enfant.
« Oh ! c'est trop gentil, ce coup de s'imiter soi-même, s'écria-t-elle en battant des mains.
— Je t'en supplie, mon petit, lui dit Saint-Loup d'une voix désolée, ne te donne pas en spectacle comme cela, tu me tues, je te jure que si tu dis un mot de plus, je ne t'accompagne pas à ta loge, et je m'en vais ; voyons, ne fais pas la méchante. Ne reste pas comme cela dans la fumée du cigare, cela va te faire mal », ajouta-t-il en se tournant vers moi avec cette sollicitude qu'il me témoignait depuis Balbec.
« Oh ! quel bonheur si tu t'en vas !
— Je te préviens que je ne reviendrai plus.
— Je n'ose pas l'espérer.
— Écoute, tu sais, je t'ai promis le collier si tu étais gentille, mais du moment que tu me traites comme cela…
— Ah ! voilà une chose qui ne m'étonne pas de toi. Tu m'avais fait une promesse, j'aurais bien dû penser que tu ne la tiendrais pas. Tu veux faire sonner que tu as de l'argent, mais je ne suis pas intéressée comme toi. Je m'en fous de ton collier. J'ai quelqu'un qui me le donnera.
— Personne d'autre ne pourra te le donner, car je l'ai retenu chez Boucheron et j'ai sa parole qu'il ne le vendra qu'à moi.
— C'est bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes précautions d'avance. C'est bien ce qu'on dit : Marsantes, Mater Semita, ça sent la race », répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait sur un grossier contresens car semita signifie « sente » et non « sémite », mais que les nationalises appliquaient à Saint-Loup à cause des opinions dreyfusardes qu'il devait pourtant à l'actrice. (Elle était moins bien venue que personne à traiter de Juive Mme de Marsantes à qui les ethnographes de la société ne pouvaient arriver à trouver de juif que sa parenté avec les Lévy-Mirepoix.) « Mais tout n'est pas fini, sois-en sûr. Une parole donnée dans ces conditions n'a aucune valeur. Tu as agi par traîtrise avec moi. Boucheron le saura et on lui en donnera le double, de son collier. Tu auras bientôt de mes nouvelles, sois tranquille. »
Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si embrouillées que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort. Et je ne pus m'empêcher de me rappeler ce mot désagréable et pourtant bien innocent qu'il avait eu à Balbec : « De cette façon, j'ai barre sur elle. »
« Tu as mal compris ce que je t'ai dit pour le collier. Je ne te l'avais pas promis d'une façon formelle. Du moment que tu fais tout ce qu'il faut pour que je te quitte, il est bien naturel, voyons, que je ne te le donne pas ; je ne comprends pas où tu vois de la traîtrise là-dedans, ni que je suis intéressé. On ne peut pas dire que je fais sonner mon argent, je te dis toujours que je suis un pauvre bougre qui n'a pas le sou. Tu as tort de le prendre comme ça, mon petit. En quoi suis-je intéressé ? Tu sais bien que mon seul intérêt, c'est toi.
— Oui, oui, tu peux continuer, » lui dit-elle ironiquement, en esquissant le geste de quelqu'un qui vous fait la barbe. Et se tournant vers le danseur :
« Ah ! vraiment il est épatant avec ses mains. Moi qui suis une femme, je ne pourrais pas faire ce qu'il fait là. » Et se tournant vers lui en lui montrant les traits convulsés de Robert : « Regarde, il souffre », lui dit-elle tout bas, dans l'élan momentané d'une cruauté sadique qui n'était d'ailleurs nullement en rapport avec ses vrais sentiments d'affection pour Saint-Loup.
« Écoute, pour la dernière fois, je te jure que tu auras beau faire, tu pourras avoir dans huit jours tous les regrets du monde, je ne reviendrai pas, la coupe est pleine, fais attention, c'est irrévocable, tu le regretteras un jour, il sera trop tard. »
Peut-être était-il sincère et le tourment de quitter sa maîtresse lui semblait-il moins cruel que celui de rester près d'elle dans certaines conditions.
« Mais, mon petit, ajouta-t-il en s'adressant à moi, ne reste pas là, je te dis, tu vas te mettre à tousser. »
Je lui montrai le décor qui m'empêchait de me déplacer. Il toucha légèrement son chapeau et dit au journaliste :
« Monsieur, est-ce que vous voudriez bien jeter votre cigare, la fumée fait mal à mon ami. »
Sa maîtresse, ne l'attendant pas, s'en allait vers sa loge, et se retournant :
« Est-ce qu'elles font aussi comme ça avec les femmes, ces petites mains-là ? » jeta-t-elle au danseur du fond du théâtre, avec une voix facticement mélodieuse et innocente d'ingénue. « Tu as l'air d'une femme toi-même, je crois qu'on pourrait très bien s'entendre avec toi et une de mes amies.
— Il n'est pas défendu de fumer, que je sache ; quand on est malade, on n'a qu'à rester chez soi » dit le journaliste.
Le danseur sourit mystérieusement à l'artiste. « Oh ! tais-toi, tu me rends folle, lui cria-t-elle, on en fera des parties !
— En tout cas, Monsieur, vous n'êtes pas très aimable », dit Saint-Loup au journaliste, toujours sur un ton poli et doux, avec l'air de constatation de quelqu'un qui vient de juger rétrospectivement un incident terminé.
À ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tête comme s'il avait fait signe à quelqu'un que je ne voyais pas, ou comme un chef d'orchestre, et en effet – sans plus de transition que, sur un simple geste d'archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succèdent à un gracieux andante – après les paroles courtoises qu'il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste.
Maintenant qu'aux conversations cadencées des diplomates, aux arts riants de la paix, avait succédé l'élan furieux de la guerre, les coups appelant les coups, je n'eusse pas été trop étonné de voir les adversaires baignant dans leur sang. Mais ce que je ne pouvais pas comprendre (comme les personnes qui trouvent que ce n'est pas de jeu que survienne une guerre entre deux pays quand il n'a encore été question que d'une rectification de frontière, ou la mort d'un malade alors qu'il n'était question que d'une grosseur du foie), c'était comment Saint-Loup avait pu faire suivre ces paroles qui appréciaient une nuance d'amabilité, d'un geste qui ne sortait nullement d'elles, qu'elles n'annonçaient pas, le geste de ce bras levé non seulement au mépris du droit des gens, mais du principe de causalité, en une génération spontanée de colère, ce geste créé ex nihilo. Heureusement le journaliste qui, trébuchant sous la violence du coup, avait pâli et hésité un instant, ne riposta pas. Quant à ses amis, l'un avait aussitôt détourné la tête en regardant avec attention du côté des coulisses quelqu'un qui évidemment ne s'y trouvait pas ; le second fit semblant qu'un grain de poussière lui était entré dans l'oeil et se mit à pincer sa paupière en faisant des grimaces de souffrance ; pour le troisième, il s'était élancé en s'écriant :
« Mon Dieu, je crois qu'on va lever le rideau, nous n'aurons pas nos places. »
J'aurais voulu parler à Saint-Loup, mais il était tellement rempli par son indignation contre le danseur, qu'elle venait adhérer exactement à la surface de ses prunelles ; comme une armature intérieure, elle tendait ses joues, de sorte que son agitation intérieure se traduisant par une entière inamovibilité extérieure, il n'avait même pas le relâchement, le « jeu » nécessaire pour accueillir un mot de moi et y répondre. Les amis du journaliste, voyant que tout était terminé, revinrent auprès de lui, encore tremblants. Mais honteux de l'avoir abandonné, ils tenaient absolument à ce qu'il crût qu'ils ne s'étaient rendu compte de rien. Aussi s'étendaient-ils l'un sur sa poussière dans l'oeil, l'autre sur la fausse alerte qu'il avait eue en se figurant qu'on levait le rideau, le troisième sur l'extraordinaire ressemblance d'une personne qui avait passé, avec son frère. Et même ils lui témoignèrent une certaine mauvaise humeur de ce qu'il n'avait pas partagé leurs émotions.
« Comment, cela ne t'a pas frappé ? Tu ne vois donc pas clair ?
— C'est-à-dire que vous êtes tous des capons », grommela le journaliste giflé.
Inconséquents avec la fiction qu'ils avaient adoptée et en vertu de laquelle ils auraient dû – mais ils n'y songèrent pas – avoir l'air de ne pas comprendre ce qu'il voulait dire, ils proférèrent une phrase qui est de tradition en ces circonstances : « Voilà que tu t'emballes, ne prends pas la mouche, on dirait que tu as le mors aux dents ! »
J'avais compris le matin, devant les poiriers en fleurs, l'illusion sur laquelle reposait l'amour de Robert pour « Rachel quand du Seigneur ». Je ne me rendais pas moins compte de ce qu'avaient au contraire de réel les souffrances qui naissaient de cet amour. Peu à peu celle qu'il ressentait depuis une heure, sans cesser, se rétracta, rentra en lui, une zone disponible et souple parut dans ses yeux. Nous quittâmes le théâtre, Saint-Loup et moi, et marchâmes d'abord un peu. Je m'étais attardé un instant à un angle de l'avenue Gabriel d'où je voyais souvent jadis arriver Gilberte. J'essayai pendant quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et j'allais rattraper Saint-Loup au pas « gymnastique », quand je vis qu'un monsieur assez mal habillé avait l'air de lui parler d'assez près. J'en conclus que c'était un ami personnel de Robert ; cependant ils semblaient se rapprocher encore l'un de l'autre ; tout à coup, comme apparaît au ciel un phénomène astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés comme par une fronde ils me semblèrent être au moins au nombre de sept. Ce n'étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de place dans cet ensemble en apparence idéal et décoratif. Mais cette pièce d'artifice n'était qu'une roulée qu'administrait Saint-Loup et dont le caractère agressif au lieu d'esthétique me fut d'abord révélé par l'aspect du monsieur médiocrement habillé, lequel parut perdre à la fois toute contenance, une mâchoire, et beaucoup de sang. Il donna des explications mensongères aux personnes qui s'approchaient pour l'interroger, tourna la tête et voyant que Saint-Loup s'éloignait définitivement pour me rejoindre, resta à le regarder d'un air de rancune et d'accablement, mais nullement furieux. Saint-Loup au contraire l'était, bien qu'il n'eût rien reçu, et ses yeux étincelaient encore de colère quand il me rejoignit. L'incident ne se rapportait en rien, comme je l'avais cru, aux gifles du théâtre. C'était un promeneur passionné qui, voyant le beau militaire qu'était Saint-Loup, lui avait fait des propositions. Mon ami n'en revenait pas de l'audace de cette « clique » qui n'attendait même plus les ombres nocturnes pour se hasarder, et il parlait des propositions qu'on lui avait faites avec la même indignation que les journaux, d'un vol à main armée, osé en plein jour, dans un quartier central de Paris. Pourtant le monsieur battu était excusable en ceci qu'un plan incliné rapproche assez vite le désir de la jouissance pour que la seule beauté apparaisse déjà comme un consentement. Or, que Saint-Loup fût beau n'était pas discutable. Des coups de poing comme ceux qu'il venait de donner ont cette utilité, pour des hommes du genre de celui qui l'avait accosté tout à l'heure, de leur donner sérieusement à réfléchir, mais toutefois pendant trop peu de temps pour qu'ils puissent se corriger et échapper ainsi à des châtiments judiciaires. Aussi, bien que Saint-Loup eût donné sa raclée sans beaucoup réfléchir, toutes celles de ce genre, même si elles viennent en aide aux lois, n'arrivent pas à homogénéiser les moeurs.
Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnèrent sans doute à Robert le désir d'être un peu seul. Au bout d'un moment il me demanda de nous séparer et que j'allasse de mon côté chez Mme de Villeparisis ; il m'y retrouverait, mais aimait mieux que nous n'entrions pas ensemble pour qu'il eût l'air d'arriver seulement à Paris plutôt que de donner à imaginer que nous avions déjà passé l'un avec l'autre une partie de l'après-midi.
Comme je l'avais supposé avant de faire la connaissance de Mme de Villeparisis à Balbec, il y avait une grande différence entre le milieu où elle vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis était une de ces femmes qui, nées dans une maison glorieuse, entrées par leur mariage dans une autre qui ne l'était pas moins, ne jouissent pas cependant d'une grande situation mondaine, et, en dehors de quelques duchesses qui sont leurs nièces ou leurs belles-soeurs, et même d'une ou deux têtes couronnées, vieilles relations de famille, n'ont dans leur salon qu'un public de troisième ordre, bourgeoisie, noblesse de province ou tarée, dont la présence a depuis longtemps éloigné les gens élégants et snobs qui ne sont pas obligés d'y venir par devoirs de parenté ou d'intimité trop ancienne. Certes je n'eus au bout de quelques instants aucune peine à comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s'était trouvée, à Balbec, si bien informée, et mieux que nous-mêmes, des moindres détails du voyage que mon père faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Mais il n'était pas possible malgré cela de s'arrêter à l'idée que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec l'ambassadeur pût être la cause du déclassement de la marquise dans un monde où les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins respectables que celui-ci, lequel d'ailleurs n'était probablement plus depuis longtemps pour la marquise autre chose qu'un vieil ami. Mme de Villeparisis avait-elle eu jadis d'autres aventures ? Étant alors d'un caractère plus passionné que maintenant, dans une vieillesse apaisée et pieuse qui devait peut-être pourtant un peu de sa couleur à ces années ardentes et consumées, n'avait-elle pas su, en province où elle avait vécu longtemps, éviter certains scandales, inconnus des nouvelles générations, lesquelles en constataient seulement l'effet dans la composition mêlée et défectueuse d'un salon fait, sans cela, pour être un des plus purs de tout médiocre alliage ? Cette « mauvaise langue » que son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-là, fait des ennemis ? l'avait-elle poussée à profiter de certains succès auprès des hommes pour exercer des vengeances contre des femmes ? Tout cela était possible ; et ce n'est pas la façon exquise, sensible – nuançant si délicatement non seulement les expressions mais les intonations – avec laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bonté, qui pouvait infirmer cette supposition ; car ceux qui non seulement parlent bien de certaines vertus, mais même en ressentent le charme et les comprennent à merveille (qui sauront en peindre dans leurs mémoires une digne image), sont souvent issus, mais ne font pas eux-mêmes partie, de la génération muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se reflète en eux, mais ne s'y continue pas. À la place du caractère qu'elle avait, on trouve une sensibilité, une intelligence, qui ne servent pas à l'action. Et qu'il y eût ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu'eût effacés l'éclat de son nom, c'est cette intelligence, une intelligence presque d'écrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa déchéance mondaine.
Sans doute c'étaient des qualités assez peu exaltantes, comme la pondération et la mesure, que prônait surtout Mme de Villeparisis ; mais pour parler de la mesure d'une façon entièrement adéquate, la mesure ne suffit pas et il faut certains mérites d'écrivain qui supposent une exaltation peu mesurée ; j'avais remarqué à Balbec que le génie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis, et qu'elle ne savait que les railler finement, et donner à son incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet esprit et cette grâce, au degré où ils étaient poussés chez elle, devenaient eux-mêmes – dans un autre plan, et fussent-ils déployés pour méconnaître les plus hautes oeuvres – de véritables qualités artistiques. Or, de telles qualités exercent sur toute situation mondaine une action morbide élective, comme disent les médecins, et si désagrégeante que les plus solidement assises ont peine à y résister quelques années. Ce que les artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société élégante qui, incapable de se placer au seul point de vue d'où ils jugent tout, ne comprenant jamais l'attrait particulier auquel ils cèdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, éprouve auprès d'eux une fatigue, une irritation d'où naît très vite l'antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de même des Mémoires d'elle qu'on a publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu'une sorte de grâce tout à fait mondaine. Ayant passé à côté de grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer, elle n'avait guère retenu des années où elle avait vécu, et qu'elle dépeignait d'ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce qu'elles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, même s'il s'applique seulement à des sujets qui ne sont pas intellectuels, est encore une oeuvre de l'intelligence, et pour donner dans un livre, ou dans une causerie qui en diffère peu, l'impression achevée de la frivolité, il faut une dose de sérieux dont une personne purement frivole serait incapable. Dans certains mémoires écrits par une femme et considérés comme un chef-d'oeuvre, telle phrase qu'on cite comme un modèle de grâce légère m'a toujours fait supposer que pour arriver à une telle légèreté l'auteur avait dû posséder autrefois une science un peu lourde, une culture rébarbative, et que, jeune fille, elle semblait probablement à ses amies un insupportable bas-bleu. Et entre certaines qualités littéraires et l'insuccès mondain, la connexité est si nécessaire, qu'en lisant aujourd'hui les Mémoires de Mme de Villeparisis, telle épithète juste, telles métaphores qui se suivent, suffiront au lecteur pour qu'à leur aide il reconstitue le salut profond, mais glacial, que devait adresser à la vieille marquise, dans l'escalier d'une ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait peut-être un carton en allant chez les Guermantes, mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s'y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires. Un bas-bleu, Mme de Villeparisis en avait peut-être été un dans sa prime jeunesse, et ivre alors de son savoir n'avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits qu'elle, des traits acérés que le blessé n'oublie pas.
Puis le talent n'est pas un appendice postiche qu'on ajoute artificiellement à ces qualités différentes qui font réussir dans la société, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du monde appellent une « femme complète ». Il est le produit vivant d'une certaine complexion morale où généralement beaucoup de qualités font défaut et où prédomine une sensibilité dont d'autres manifestations que nous ne percevons pas dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de l'existence, par exemple telles curiosités, telles fantaisies, le désir d'aller ici ou là pour son propre plaisir, et non en vue de l'accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des relations mondaines. J'avais vu à Balbec Mme de Villeparisis enfermée entre ses gens et ne jetant pas un coup d'oeil sur les personnes assises dans le hall de l'hôtel. Mais j'avais eu le pressentiment que cette abstention n'était pas de l'indifférence, et il paraît qu'elle ne s'y était pas toujours cantonnée. Elle se toquait de connaître tel ou tel individu qui n'avait aucun titre à être reçu chez elle, parfois parce qu'elle l'avait trouvé beau, ou seulement parce qu'on lui avait dit qu'il était amusant, ou qu'il lui avait semblé différent des gens qu'elle connaissait, lesquels, à cette époque où elle ne les appréciait pas encore parce qu'elle croyait qu'ils ne la lâcheraient jamais, appartenaient tous au plus pur faubourg Saint-Germain. Ce bohème, ce petit bourgeois qu'elle avait distingué, elle était obligée de lui adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprécier la valeur, avec une insistance qui la dépréciait peu à peu aux yeux des snobs habitués à coter un salon d'après les gens que la maîtresse de maison exclut plutôt que d'après ceux qu'elle reçoit. Certes, si à un moment donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d'appartenir à la fine fleur de l'aristocratie, s'était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s'était mise à attacher de l'importance à cette situation après qu'elle l'eut perdue. Elle avait voulu montrer aux duchesses qu'elle était plus qu'elles, en disant, en faisant tout ce que celles-ci n'osaient pas dire, n'osaient pas faire. Mais maintenant que celles-ci, sauf celles de sa proche parenté, ne venaient plus chez elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de régner, mais d'une autre manière que par l'esprit. Elle eût voulu attirer toutes celles qu'elle avait pris tant de soin d'écarter. Combien de vies de femmes, vies peu connues d'ailleurs (car chacun, selon son âge, en a connu un moment différent, et la discrétion des vieillards empêche les jeunes gens de se faire une idée du passé et d'embrasser tout le cycle), ont été divisées ainsi en périodes contrastées, la dernière tout employée à reconquérir ce qui dans la deuxième avait été si gaiement jeté au vent ! Jeté au vent de quelle manière ? Les jeunes gens se le figurent d'autant moins qu'ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de Villeparisis et n'ont pas l'idée que la grave mémorialiste d'aujourd'hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu être jadis une gaie soupeuse qui fit peut-être alors les délices, mangea peut-être la fortune, d'hommes couchés depuis dans la tombe. Qu'elle se fût employée aussi à défaire, avec une industrie persévérante et naturelle, la situation qu'elle tenait de sa grande naissance, ne signifie d'ailleurs nullement que, même à cette époque reculée, Mme de Villeparisis n'attachât pas un grand prix à sa situation. De même l'isolement, l'inaction où vit un neurasthénique peuvent être ourdis par lui du matin au soir sans lui paraître pour cela supportables, et tandis qu'il se dépêche d'ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier, il est possible qu'il ne rêve que bals, chasses et voyages. Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu'il nous serait agréable d'être. Les saluts dédaigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelque manière la nature véritable de Mme de Villeparisis, ils ne répondaient aucunement à son désir.
Sans doute, au même moment où Mme Leroi, selon une expression chère à Mme Swann, « coupait » la marquise, celle-ci pouvait chercher à se consoler en se rappelant qu'un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit : « Je vous aime comme une fille. » Mais de telles amabilités royales, secrètes et ignorées, n'existaient que pour la marquise, poudreuses comme le diplôme d'un ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui peuvent disparaître sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent autres leur succèdent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme de Villeparisis les eût pourtant volontiers troquées contre le pouvoir permanent d'être invitée que possédait Mme Leroi, comme, dans un restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le génie n'est écrit ni dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe désuète de son veston râpé, voudrait bien être même le jeune coulissier du dernier rang de la société mais qui déjeune à une table voisine avec deux actrices, et vers qui, dans une course obséquieuse et incessante, s'empressent patron, maître d'hôtel, garçons, chasseurs et jusqu'aux marmitons qui sortent de la cuisine en défilés pour le saluer comme dans les féeries, tandis que s'avance le sommelier, aussi poussiéreux que ses bouteilles, bancroche et ébloui comme si, venant de la cave, il s'était tordu le pied avant de remonter au jour.
Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l'absence de Mme Leroi, si elle désolait la maîtresse de maison, passait inaperçue aux yeux d'un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd'hui les lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.
À cette première visite qu'en quittant Saint-Loup j'allai faire à Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à mon père, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les canapés et les admirables fauteuils en tapisserie de Beauvais se détachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mûres. À côté des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait – offerts par le modèle lui-même – de la reine Marie-Amélie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l'impératrice d'Autriche. Mme de Villeparisis, coiffée d'un bonnet de dentelles noires de l'ancien temps (qu'elle conservait avec le même instinct avisé de la couleur locale ou historique qu'un hôtelier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientèle, croit plus habile de faire garder à ses servantes la coiffe et les grandes manches), était assise à un petit bureau, où devant elle, à côté de ses pinceaux, de sa palette et d'une aquarelle de fleurs commencée, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus, qu'à cause de l'affluence à ce moment-là des visites elle s'était arrêtée de peindre et qui avaient l'air d'achalander le comptoir d'une fleuriste dans quelque estampe du XVIIIe siècle. Dans ce salon légèrement chauffé à dessein, parce que la marquise s'était enrhumée en revenant de son château, il y avait, parmi les personnes présentes quand j'arrivai, un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classé le matin les lettres autographes de personnages historiques à elle adressées et qui étaient destinées à figurer en fac-similés comme pièces justificatives dans les Mémoires qu'elle était en train de rédiger, et un historien solennel et intimidé qui, ayant appris qu'elle possédait par héritage un portrait de la duchesse de Montmorency, était venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se joindre mon ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer à l'oeil des artistes qui joueraient à ses prochaines matinées. Il est vrai que le kaléidoscope social était en train de tourner et que l'affaire Dreyfus allait précipiter les Juifs au dernier rang de l'échelle sociale. Mais d'une part le cyclone dreyfusiste avait beau faire rage, ce n'est pas au début d'une tempête que les vagues atteignent leur plus grand courroux. Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, était jusqu'ici restée entièrement étrangère à l'Affaire et ne s'en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch que personne ne connaissait pouvait passer inaperçu, alors que de grands Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés. Il avait maintenant le menton ponctué d'un « bouc », il portait un binocle, une longue redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus à la main. Les Roumains, les Égyptiens et les Turcs peuvent détester les Juifs. Mais dans un salon français les différences entre ces peuples ne sont pas si perceptibles et un Israélite faisant son entrée comme s'il sortait du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands « salams », contente parfaitement un goût d'orientalisme. Seulement il faut pour cela que le Juif n'appartienne pas au « monde », sans quoi il prend facilement l'aspect d'un lord, et ses façons sont tellement francisées que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues, fait penser au nez de Mascarille plutôt qu'à celui de Salomon. Mais Bloch n'ayant pas été assoupli par la gymnastique du « Faubourg », ni ennobli par un croisement avec l'Angleterre ou l'Espagne, restait, pour un amateur d'exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son costume européen, qu'un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race qui du fond des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos théâtres, derrière les guichets de nos bureaux, à un enterrement, dans la rue, une phalange intacte, stylisant la coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote, demeurée en somme toute pareille à celle des scribes assyriens peints en costume de cérémonie qui à la frise d'un monument de Suse défend les portes du palais de Darius. (Une heure plus tard, Bloch allait se figurer que c'était par malveillance antisémitique que M. de Charlus s'informait s'il portait un prénom juif, alors que c'était simplement par curiosité esthétique et amour de la couleur locale.) Mais, au reste, parler de permanence de races rend inexactement l'impression que nous recevons des Juifs, des Grecs, des Persans, de tous ces peuples auxquels il vaut mieux laisser leur variété. Nous connaissons, par les peintures antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au fronton d'un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons dans le monde des Orientaux appartenant à tel ou tel groupe, être en présence de créatures que la puissance du spiritisme aurait fait apparaître. Nous ne connaissions qu'une image superficielle ; voici qu'elle a pris de la profondeur, qu'elle s'étend dans les trois dimensions, qu'elle bouge. La jeune dame grecque, fille d'un riche banquier, et à la mode en ce moment, a l'air d'une de ces figurantes qui, dans un ballet historique et esthétique à la fois, symbolisent, en chair et en os, l'art hellénique ; encore, au théâtre, la mise en scène banalise-t-elle ces images ; au contraire, le spectacle auquel l'entrée dans un salon d'une Turque, d'un Juif, nous fait assister, en animant les figures, les rend plus étranges, comme s'il s'agissait en effet d'êtres évoqués par un effort médiumnimique. C'est l'âme (ou plutôt le peu de chose auquel se réduit, jusqu'ici du moins, l'âme, dans ces sortes de matérialisations), c'est l'âme, entrevue auparavant par nous dans les seuls musées, l'âme des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachée à une vie tout à la fois insignifiante et transcendantale, qui semble exécuter devant nous cette mimique déconcertante. Dans la jeune dame grecque qui se dérobe, ce que nous voudrions vainement étreindre, c'est une figure jadis admirée aux flancs d'un vase. Il me semblait que si j'avais dans la lumière du salon de Mme de Villeparisis pris des clichés d'après Bloch, ils eussent donné d'Israël cette même image, si troublante parce qu'elle ne paraît pas émaner de l'humanité, si décevante parce que tout de même elle ressemble trop à l'humanité, que nous montrent les photographies spirites. Il n'est pas, d'une façon plus générale, jusqu'à la nullité des propos tenus par les personnes au milieu desquelles nous vivons qui ne nous donne l'impression du surnaturel, dans notre pauvre monde de tous les jours où même un homme de génie de qui nous attendons, rassemblés comme autour d'une table tournante, le secret de l'infini, prononce seulement ces paroles – les mêmes qui venaient de sortir des lèvres de Bloch : « Qu'on fasse attention à mon chapeau haute forme. »
« Mon Dieu, les ministres, mon cher Monsieur » était en train de dire Mme de Villeparisis s'adressant plus particulièrement à mon ancien camarade et renouant le fil d'une conversation que mon entrée avait interrompue, « personne ne voulait les voir. Si petite que je fusse, je me rappelle encore le roi priant mon grand-père d'inviter M. Decazes à une redoute où mon père devait danser avec la duchesse de Berry. “Vous me ferez plaisir, Florimond”, disait le roi. Mon grand-père, qui était un peu sourd, ayant entendu M. de Castries, trouvait la demande toute naturelle. Quand il comprit qu'il s'agissait de M. Decazes, il eut un moment de révolte, mais s'inclina et écrivit le soir même à M. Decazes en le suppliant de lui faire la grâce et l'honneur d'assister à son bal qui avait lieu la semaine suivante. Car on était poli, monsieur, dans ce temps-là, et une maîtresse de maison n'aurait pas su se contenter d'envoyer sa carte en ajoutant à la main : “une tasse de thé”, ou “thé dansant”, ou “thé musical”. Mais si on savait la politesse, on n'ignorait pas non plus l'impertinence. M. Decazes accepta, mais la veille du bal on apprenait que mon grand-père se sentant souffrant avait décommandé la redoute. Il avait obéi au roi, mais il n'avait pas eu M. Decazes à son bal… Oui, monsieur, je me souviens très bien de M. Molé, c'était un homme d'esprit, il l'a prouvé quand il a reçu M. de Vigny à l'Académie, mais il était très solennel et je le vois encore descendant dîner chez lui son chapeau haute forme à la main.
— Ah ! c'est bien évocateur d'un temps assez pernicieusement philistin, car c'était sans doute une habitude universelle d'avoir son chapeau à la main chez soi », dit Bloch, désireux de profiter de cette occasion si rare de s'instruire, auprès d'un témoin oculaire, des particularités de la vie aristocratique d'autrefois, tandis que l'archiviste, sorte de secrétaire intermittent de la marquise, jetait sur elle des regards attendris et semblait nous dire : « Voilà comme elle est, elle sait tout, elle a connu tout le monde, vous pouvez l'interroger sur ce que vous voudrez, elle est extraordinaire. »
« Mais non », répondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus près d'elle le verre où trempaient les cheveux de Vénus que tout à l'heure elle recommencerait à peindre, « c'était une habitude à M. Molé, tout simplement. Je n'ai jamais vu mon père avoir son chapeau chez lui, excepté, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi étant partout chez lui, le maître de la maison n'est plus qu'un visiteur dans son propre salon.
— Aristote nous a dit dans le chapitre II… », hasarda M. Pierre, l'historien de la Fronde, mais si timidement que personne n'y fit attention. Atteint depuis quelques semaines d'insomnies nerveuses qui résistaient à tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisé de fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nécessaire qu'il se déplaçât. Incapable de recommencer souvent ces expéditions si simples pour d'autres mais qui lui coûtaient autant que si pour les faire il descendait de la lune, il était surpris de trouver souvent que la vie de chacun n'était pas organisée d'une façon permanente pour donner leur maximum d'utilité aux brusques élans de la sienne. Il trouvait parfois fermée une bibliothèque qu'il n'était allé voir qu'en se campant artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells. Par bonheur il avait rencontré Mme de Villeparisis chez elle et allait voir le portrait.
Bloch lui coupa la parole.
« Vraiment », dit-il en répondant à ce que venait de dire Mme de Villeparisis au sujet du protocole réglant les visites royales, « je ne savais absolument pas cela » (comme s'il était étrange qu'il ne le sût pas).
« À propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie cupide que m'a faite hier matin mon neveu Basin ? demanda Mme de Villeparisis à l'archiviste. Il m'a fait dire, au lieu de s'annoncer, que c'était la reine de Suède qui demandait à me voir.
— Ah ! il vous a fait dire cela froidement comme cela ! Il en a de bonnes ! » s'écria Bloch en s'esclaffant, tandis que l'historien souriait avec une timidité majestueuse.
« J'étais assez étonnée parce que je n'étais revenue de la campagne que depuis quelques jours ; j'avais demandé pour être un peu tranquille qu'on ne dise à personne que j'étais à Paris, et je me demandais comment la reine de Suède le savait déjà », reprit Mme de Villeparisis laissant ses visiteurs étonnés qu'une visite de la reine de Suède ne fût en elle-même rien d'anormal pour leur hôtesse.
Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsé avec l'archiviste la documentation de ses Mémoires, en ce moment elle en essayait à son insu le mécanisme et le sortilège sur un public moyen, représentatif de celui où se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se différencier d'un salon véritablement élégant d'où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu'elle recevait et où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance n'est pas perceptible dans ses Mémoires, où certaines relations médiocres qu'avait l'auteur disparaissent, parce qu'elles n'ont pas l'occasion d'y être citées ; et des visiteuses qu'il n'avait pas n'y font pas faute, parce que dans l'espace forcément restreint qu'offrent ces Mémoires, peu de personnes peuvent figurer et que, si ces personnes sont des personnages princiers, des personnalités historiques, l'impression maximum d'élégance que des Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guère aujourd'hui qui était Mme Leroi, son jugement s'est évanoui, et c'est le salon de Mme de Villeparisis, où fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d'Aumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité qui n'a pas changé depuis les temps d'Homère et de Pindare, et pour qui le rang enviable c'est la haute naissance, royale ou quasi royale, l'amitié des rois, des chefs du peuple, des hommes illustres.
Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel et dans les souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l'aide desquels elle le prolongeait dans le passé. Puis M. de Norpois, qui n'était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui amenait en revanche les hommes d'État étrangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que la seule manière efficace de lui faire leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis. Peut-être Mme Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes personnalités européennes. Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas-bleus, elle se gardait de parler de la question d'Orient aux premiers ministres aussi bien que de l'essence de l'amour aux romanciers et aux philosophes. « L'amour ? avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait demandé : “Que pensez-vous de l'amour ?” L'amour ? je le fais souvent mais je n'en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces célébrités de la littérature et de la politique, elle se contentait, comme la duchesse de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le monde, ont fourni aux « Souvenirs » de Mme de Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D'ailleurs les salons des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que les Mme Leroi ne savent pas écrire et, le sauraient-elles, n'en auraient pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des Mme Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis en faisant aux dames bas-bleus le loisir que réclame la carrière des lettres. Dieu qui veut qu'il y ait quelques livres bien écrits souffle pour cela ces dédains dans le coeur des Mme Leroi, car il sait que si elles invitaient à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit heures.
Au bout d'un instant entra d'un pas lent et solennel une vieille dame d'une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Je ne savais pas alors qu'elle était une des trois femmes qu'on pouvait observer encore dans la société parisienne et qui, comme Mme de Villeparisis, tout en étant d'une grande naissance, avaient été réduites pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et qu'aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette époque à ne recevoir qu'une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de ces dames avait sa « duchesse de Guermantes », sa nièce brillante qui venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue à attirer chez elle la « duchesse de Guermantes » d'une des deux autres. Mme de Villeparisis était fort liée avec ces trois dames, mais elle ne les aimait pas. Peut-être leur situation assez analogue à la sienne lui en présentait-elle une image qui ne lui était pas agréable. Puis, aigries, bas-bleus, cherchant, par le nombre des saynètes qu'elles faisaient jouer, à se donner l'illusion d'un salon, elles avaient entre elles des rivalités qu'une fortune assez délabrée au cours d'une existence peu tranquille, les forçant à compter, à profiter du concours gracieux d'un artiste, transformait en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame à la coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu'elle voyait Mme de Villeparisis, ne pouvait s'empêcher de penser que la duchesse de Guermantes n'allait pas à ses vendredis. Sa consolation était qu'à ces mêmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de Poix, laquelle était sa Guermantes à elle et qui n'allait jamais chez Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fût amie intime de la duchesse.
Néanmoins de l'hôtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon, de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-Honoré, un lien aussi fort que détesté unissait les trois divinités déchues desquelles j'aurais bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique de la société, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilège, avaient amené la punition. La même origine brillante, la même déchéance actuelle entraient peut-être pour beaucoup dans telle nécessité qui les poussait, en même temps qu'à se haïr, à se fréquenter. Puis chacune d'elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des politesses à ses visiteurs. Comment ceux-ci n'eussent-ils pas cru pénétrer dans le faubourg le plus fermé, quand on les présentait à une dame fort titrée dont la soeur avait épousé un duc de Sagan ou un prince de Ligne ? D'autant plus qu'on parlait infiniment plus dans les journaux de ces prétendus salons que des vrais. Même les neveux « gratin » à qui un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le premier) disaient : « Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou chez ma tante X, c'est un salon intéressant. » Ils savaient surtout que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces dames. Les hommes très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me fut représenté comme ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait, dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais imaginer, proportionné à la grandeur des époques antéhistoriques, à l'âge du Mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou roses avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculable de messieurs. Je pensais que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée, Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices d'un être que quand il n'est plus guère en état de les exercer, et qu'à la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le « monde », les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à redire, à laquelle le pape donne toujours sa « rose d'or », et qui quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par l'Académie française.
« Bonjour Alix », dit Mme de Villeparisis à la dame à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard perçant sur l'assemblée afin de dénicher s'il n'y avait pas dans ce salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher. C'est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter Bloch à la vieille dame de peur qu'il ne fît jouer la même saynète que chez elle dans l'hôtel du quai Malaquais. Ce n'était d'ailleurs qu'un rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait chipé l'artiste italienne ignorât l'événement avant qu'il fût accompli. Pour que celle-ci ne l'apprît pas par les journaux et ne s'en trouvât pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n'avait pas les mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette ligne de déesse de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la jeunesse élégante et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans des bouts rimés – ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine et compensatrice, commune à toutes les personnes qu'une disgrâce particulière oblige à faire perpétuellement des avances – abaissa légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d'un autre côté ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existé. Son attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis : « Vous voyez que je n'en suis pas à une relation près et que les petits jeunes – à aucun point de vue, mauvaise langue – ne m'intéressent pas. » Mais quand, un quart d'heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me glissa à l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une des trois dont le nom éclatant – elle était d'ailleurs née Choiseul – me fit un prodigieux effet.
« Monsieur, j'crrois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la duchesse de Montmorency », dit Mme de Villeparisis à l'historien de la Fronde, avec cet air bougon dont, à son insu, sa grande amabilité était froncée par le recroquevillement boudeur, le dépit physiologique de la vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque paysan de l'ancienne aristocratie. « J'vais vous montrer son portrait, l'original de la copie qui est au Louvre. »
Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit tablier qui apparut alors à sa taille et qu'elle portait pour ne pas se salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l'impression presque d'une campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d'hôtel qui avait apporté le thé et les gâteaux, du valet de pied en livrée qu'elle sonna pour éclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un des plus célèbres chapitres de l'Est. Tout le monde s'était levé. « Ce qui est assez amusant, dit-elle, c'est que dans ces chapitres où nos grand-tantes étaient souvent abbesses, les filles du roi de France n'eussent pas été admises. C'étaient des chapitres très fermés. – Pas admises, les filles du Roi, pourquoi cela ? demanda Bloch stupéfait. – Mais parce que la Maison de France n'avait plus assez de quartiers depuis qu'elle s'était mésalliée. » L'étonnement de Bloch allait grandissant. « Mésalliée, la Maison de France ? Comment ça ? – Mais en s'alliant aux Médicis, répondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le portrait est beau, n'est-ce pas ? et dans un état de conservation parfaite », ajouta-t-elle.
« Ma chère amie, dit la dame coiffée à la Marie-Antoinette, vous vous rappelez que quand je vous ai amené Liszt, il vous a dit que c'était celui-là qui était la copie.
— Je m'inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en peinture ! D'ailleurs, il était déjà gâteux et je ne me rappelle pas qu'il ait jamais dit cela. Mais ce n'est pas vous qui me l'avez amené. J'avais dîné vingt fois avec lui, chez la princesse de Sayn-Wittgenstein. »
Le coup d'Alix avait raté, elle se tut, resta debout et immobile. Des couches de poudre plâtrant son visage, celui-ci avait l'air d'un visage de pierre. Et comme le profil était noble, elle semblait, sur un socle triangulaire et moussu caché par le mantelet, la déesse effritée d'un parc.
« Ah ! voilà encore un autre beau portrait », dit l'historien.
La porte s'ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.
« Tiens, bonjour » lui dit sans un signe de tête Mme de Villeparisis en tirant d'une poche de son tablier une main qu'elle tendit à la nouvelle arrivante ; et cessant aussitôt de s'occuper d'elle pour se retourner vers l'historien. « C'est le portrait de la duchesse de La Rochefoucauld… »
Un jeune domestique, à l'air hardi et à la figure charmante (mais rognée si juste pour rester parfaite que le nez était un peu rouge et la peau légèrement enflammée, comme s'ils gardaient quelque trace de la récente et sculpturale incision) entra portant une carte sur un plateau.
« C'est ce monsieur qui est déjà venu plusieurs fois pour voir Madame la marquise.
— Est-ce que vous lui avez dit que je recevais ?
— Il a entendu causer.
— Hé bien ! soit, faites-le entrer. C'est un monsieur qu'on m'a présenté, dit Mme de Villeparisis. Il m'a dit qu'il désirait beaucoup être reçu ici. Jamais je ne l'ai autorisé à venir. Mais enfin voilà cinq fois qu'il se dérange, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me dit-elle, et vous, Monsieur, ajouta-t-elle en désignant l'historien de la Fronde, je vous présente ma nièce, la duchesse de Guermantes. »
L'historien s'inclina profondément ainsi que moi et, semblant supposer que quelque réflexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux s'animèrent et il s'apprêtait à ouvrir la bouche quand il fut refroidi par l'aspect de Mme de Guermantes qui avait profité de l'indépendance de son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagérée et le ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru avoir remarqué qu'il y avait quelqu'un devant eux ; après avoir poussé un léger soupir, elle se contenta de manifester la nullité de l'impression que lui produisaient la vue de l'historien et la mienne en exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui attestait l'inertie absolue de son attention désoeuvrée.
Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis d'un air ingénu et fervent, c'était Legrandin.
« Je vous remercie beaucoup de me recevoir, Madame » dit-il en insistant sur le mot « beaucoup » : c'est un plaisir d'une qualité tout à fait rare et subtile que vous faites à un vieux solitaire, je vous assure que sa répercussion… »
Il s'arrêta net en m'apercevant.
« Je montrais à monsieur le beau portrait de la duchesse de La Rochefoucauld, femme de l'auteur des Maximes, il me vient de famille. »
Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en s'excusant de n'avoir pu, cette année comme les autres, aller la voir. « J'ai eu de vos nouvelles par Madeleine », ajouta-t-elle.
« Elle a déjeuné chez moi ce matin » dit la marquise du quai Malaquais avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis n'en pourrait jamais dire autant.
Cependant je causais avec Bloch et craignant, d'après ce qu'on m'avait dit du changement à son égard de son père, qu'il n'enviât ma vie, je lui dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma part un simple effet de l'amabilité. Mais elle persuade aisément de leur bonne chance ceux qui ont beaucoup d'amour-propre, ou leur donne le désir d'en persuader les autres. « Oui, j'ai en effet une vie délicieuse, me dit Bloch d'un air de béatitude. J'ai trois grands amis, je n'en voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment heureux. Rare est le mortel à qui le père Zeus accorde tant de félicités. » Je crois qu'il cherchait surtout à se louer et à me faire envie. Peut-être aussi y avait-il quelque désir d'originalité dans son optimisme. Il fut visible qu'il ne voulait pas répondre les mêmes banalités que tout le monde : « Oh ! ce n'était rien, etc. » quand, à ma question : « Était-ce joli ? » posée à propos d'une matinée dansante donnée chez lui et à laquelle je n'avais pu aller, il me répondit d'un air uni, indifférent comme s'il s'était agi d'un autre : « Mais oui, c'était très joli, on ne peut plus réussi. C'était vraiment ravissant. »
« Ce que vous nous apprenez là m'intéresse infiniment, dit Legrandin à Mme de Villeparisis, car je me disais justement l'autre jour que vous teniez beaucoup de lui par la netteté alerte du tour, par quelque chose que j'appellerai de deux termes contradictoires, la rapidité lapidaire et l'instantané immortel. J'aurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites ; mais je les retiendrai. Elles sont, d'un mot qui est je crois de Joubert, amies de la mémoire. Vous n'avez jamais lu Joubert ? Oh ! vous lui auriez tellement plu ! Je me permettrai dès ce soir de vous envoyer ses oeuvres, très fier de vous présenter son esprit. Il n'avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grâce. »
J'avais voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se tenait constamment le plus éloigné de moi qu'il pouvait, sans doute dans l'espoir que je n'entendisse pas les flatteries qu'avec un grand raffinement d'expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme de Villeparisis.
Elle haussa les épaules en souriant comme s'il avait voulu se moquer et se tourna vers l'historien. « Et celle-ci, c'est la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui avait épousé en premières noces M. de Luynes.
— Ma chère, Mme de Luynes me fait penser à Yolande, elle est venue hier chez moi, si j'avais su que vous n'aviez votre soirée prise par personne, je vous aurais envoyé chercher ; Mme Ristori, qui est venue à l'improviste, a dit devant l'auteur des vers de la reine Carmen Sylva, c'était d'une beauté ! »
« Quelle perfidie ! pensa Mme de Villeparisis. C'est sûrement de cela qu'elle parlait tout bas, l'autre jour, à Mme de Beaulaincourt et à Mme de Chaponay. » « J'étais libre, mais je ne serais pas venue, répondit-elle. J'ai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce n'est plus qu'une ruine. Et puis je déteste les vers de Carmen Sylva. La Ristori est venue ici une fois, amenée par la duchesse d'Aoste, dire un chant de L'Enfer, de Dante. Voilà où elle est incomparable. »
Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard était perçant et vide, son nez noblement arqué. Mais une joue s'écaillait. Des végétations légères, étranges, vertes et roses, envahissaient le menton. Peut-être un hiver de plus la jetterait bas.
« Tenez, Monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de Mme de Montmorency » dit Mme de Villeparisis à Legrandin pour interrompre les compliments qui recommençaient.
Profitant de ce qu'il s'était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa tante d'un regard ironique et interrogateur.
« C'est M. Legrandin, dit à mi-voix Mme de Villeparisis, il a une soeur qui s'appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas du reste te dire plus qu'à moi.
— Comment, mais je la connais parfaitement, s'écria en mettant sa main devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutôt je ne la connais pas, mais je ne sais pas ce qui a pris à Basin, qui rencontre Dieu sait où le mari, de dire à cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous dire ce que ç'a été que sa visite. Elle m'a raconté qu'elle était allée à Londres, elle m'a énuméré tous les tableaux du British. Telle que vous me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous prétexte qu'elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu'on y aille à sept heures du soir ou à neuf heures du matin, elle est prête à vous offrir des tartes aux fraises. Mais bien entendu, voyons, c'est un monstre, dit Mme de Guermantes à un regard interrogatif de sa tante. C'est une personne impossible : elle dit “plumitif”, enfin des choses comme ça. – Qu'est-ce que ça veut dire “plumitif” ? demanda Mme de Villeparisis à sa nièce. – Mais je n'en sais rien ! s'écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le savoir. Je ne parle pas ce français-là. » Et voyant que sa tante ne savait vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de montrer qu'elle était savante autant que puriste et pour se moquer de sa tante après s'être moquée de Mme de Cambremer : « Mais si », dit-elle avec un demi-rire que les restes de la mauvaise humeur jouée réprimaient, « tout le monde sait ça, un plumitif c'est un écrivain, c'est quelqu'un qui tient une plume. Mais c'est une horreur de mot. C'est à vous faire tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça. Comment, c'est le frère ! je n'ai pas encore réalisé. Mais au fond ce n'est pas incompréhensible. Elle a la même humilité de descente de lit et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle est aussi flagorneuse que lui et aussi embêtante. Je commence à me faire assez bien à l'idée de cette parenté.
— Assieds-toi, on va prendre un peu de thé, dit Mme de Villeparisis à Mme de Guermantes, sers-toi toi-même, toi tu n'as pas besoin de voir les portraits de tes arrière-grand-mères, tu les connais aussi bien que moi. »
Mme de Villeparisis revint bientôt s'asseoir et se mit à peindre. Tout le monde se rapprocha, j'en profitai pour aller vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, je lui dis sans songer combien j'allais à la fois le blesser et lui faire croire à l'intention de le blesser : « Eh bien, Monsieur, je suis presque excusé d'être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu'il porta sur moi quelques jours plus tard) que j'étais un petit être foncièrement méchant qui ne se plaisait qu'au mal.
« Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour », me répondit-il sans me donner la main et d'une voix rageuse et vulgaire que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel avec ce qu'il disait d'habitude, en avait un autre plus immédiat et plus saisissant avec quelque chose qu'il éprouvait. C'est que, ce que nous éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n'avons jamais pensé à la façon dont nous l'exprimerions. Et tout d'un coup, c'est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont l'accent parfois peut aller jusqu'à faire aussi peur à qui reçoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre défaut ou de votre vice, que ferait l'aveu soudain indirectement et bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s'empêcher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien que l'idéalisme, même subjectif, n'empêche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l'Académie. Mais vraiment Legrandin n'avait pas besoin de rappeler si souvent qu'il appartenait à une autre planète quand tous ses mouvements convulsifs de colère ou d'amabilité étaient gouvernés par le désir d'avoir une bonne position dans celle-ci.
« Naturellement, quand on me persécute vingt fois de suite pour me faire venir quelque part, continua-t-il à voix basse, quoique j'aie bien droit à ma liberté, je ne peux pourtant pas agir comme un rustre. »
Mme de Guermantes s'était assise. Son nom, comme il était accompagné de son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait autour d'elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois de Guermantes au milieu du salon, à l'entour du pouf où elle était. Je me sentais seulement étonné que leur ressemblance ne fût pas plus lisible sur le visage de la duchesse, lequel n'avait rien de végétal et où tout au plus le couperosé des joues – qui auraient dû, semblait-il, être blasonnées par le nom de Guermantes – était l'effet, mais non l'image, de longues chevauchées au grand air. Plus tard, quand elle me fut devenue indifférente, je connus bien des particularités de la duchesse, et notamment (afin de m'en tenir pour le moment à ce dont je subissais déjà le charme alors sans savoir le distinguer) ses yeux, où était captif comme dans un tableau le ciel bleu d'une après-midi de France, largement découvert, baigné de lumière même quand elle ne brillait pas ; et une voix qu'on eût crue, aux premiers sons enroués, presque canaille, où traînait, comme sur les marches de l'église de Combray ou la pâtisserie de la place, l'or paresseux et gras d'un soleil de province. Mais ce premier jour je ne discernais rien, mon ardente attention volatilisait immédiatement le peu que j'eusse pu recueillir et où j'aurais pu retrouver quelque chose du nom de Guermantes. En tout cas je me disais que c'était bien elle que désignait pour tout le monde le nom de duchesse de Guermantes : la vie inconcevable que ce nom signifiait, ce corps la contenait bien ; il venait de l'introduire au milieu d'êtres différents, dans ce salon qui la circonvenait de toutes parts et sur lequel elle exerçait une réaction si vive que je croyais voir, là où cette vie cessait de s'étendre, une frange d'effervescence en délimiter les frontières ; dans la circonférence que découpait sur le tapis le ballon de la jupe de pékin bleu, et dans les prunelles claires de la duchesse, à l'intersection des préoccupations, des souvenirs, de la pensée incompréhensible, méprisante, amusée et curieuse qui les remplissaient, et des images étrangères qui s'y reflétaient. Peut-être eussé-je été un peu moins ému si je l'eusse rencontrée chez Mme de Villeparisis à une soirée, au lieu de la voir ainsi à un des « jours » de la marquise, à un de ces thés qui ne sont pour les femmes qu'une courte halte au milieu de leur sortie et où gardant le chapeau avec lequel elles viennent de faire leurs courses elles apportent dans l'enfilade des salons la qualité de l'air du dehors et donnent plus jour sur Paris à la fin de l'après-midi que ne font les hautes fenêtres ouvertes dans lesquelles on entend les roulements des victorias : Mme de Guermantes était coiffée d'un canotier fleuri de bleuets ; et ce qu'ils m'évoquaient, ce n'était pas, sur les sillons de Combray où si souvent j'en avais cueilli, sur le talus contigu à la haie de Tansonville, les soleils des lointaines années, c'était l'odeur et la poussière du crépuscule, telles qu'elles étaient tout à l'heure, au moment où Mme de Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. D'un air souriant, dédaigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses lèvres serrées, de la pointe de son ombrelle comme de l'extrême antenne de sa vie mystérieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette attention indifférente qui commence par ôter tout point de contact entre ce que l'on considère et soi-même, son regard fixait tour à tour chacun de nous, puis inspectait les canapés et les fauteuils mais en s'adoucissant alors de cette sympathie humaine qu'éveille la présence même insignifiante d'une chose que l'on connaît, d'une chose qui est presque une personne ; ces meubles n'étaient pas comme nous, ils étaient vaguement de son monde, ils étaient liés à la vie de sa tante ; puis du meuble de Beauvais ce regard était ramené à la personne qui y était assise et reprenait alors le même air de perspicacité et d'une désapprobation que le respect de Mme de Guermantes pour sa tante l'eût empêchée d'exprimer, mais enfin qu'elle eût éprouvée si elle eût constaté sur les fauteuils au lieu de notre présence celle d'une tache de graisse ou d'une couche de poussière.
L'excellent écrivain G*** entra ; il venait faire à Mme de Villeparisis une visite qu'il considérait comme une corvée. La duchesse, qui fut enchantée de le retrouver, ne lui fit pourtant pas signe, mais tout naturellement il vint près d'elle, le charme qu'elle avait, son tact, sa simplicité la lui faisant considérer comme une femme d'esprit. D'ailleurs la politesse lui faisait un devoir d'aller auprès d'elle, car, comme il était agréable et célèbre, Mme de Guermantes l'invitait souvent à déjeuner, même en tête à tête avec elle et son mari, ou, l'automne, à Guermantes, profitait de cette intimité pour le convier certains soirs à dîner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait à recevoir certains hommes d'élite, à la condition toutefois qu'ils fussent garçons, condition que, même mariés, ils remplissaient toujours pour elle, car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon où il n'y avait que les plus élégantes beautés de Paris, c'est toujours sans elles qu'ils étaient invités ; et le duc, pour prévenir toute susceptibilité, expliquait à ces veufs malgré eux que la duchesse ne recevait pas de femmes, ne supportait pas la société des femmes, presque comme si c'était par ordonnance du médecin et comme il eût dit qu'elle ne pouvait rester dans une chambre où il y avait des odeurs, manger trop salé, voyager en arrière ou porter un corset. Il est vrai que ces grands hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse de Sagan (que Françoise, entendant toujours parler d'elle, finit par appeler, croyant ce féminin exigé par la grammaire, la Sagante), et bien d'autres, mais on justifiait leur présence en disant que c'était la famille, ou des amies d'enfance qu'on ne pouvait éliminer. Persuadés ou non par les explications que le duc de Guermantes leur avait données sur la singulière maladie de la duchesse de ne pouvoir fréquenter des femmes, les grands hommes les transmettaient à leurs épouses. Quelques-unes pensaient que la maladie n'était qu'un prétexte pour cacher sa jalousie, parce que la duchesse voulait être seule à régner sur une cour d'adorateurs. De plus naïves encore pensaient que peut-être la duchesse avait un genre singulier, voire un passé scandaleux, que les femmes ne voulaient pas aller chez elle, et qu'elle donnait le nom de sa fantaisie à la nécessité. Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de l'esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci était si supérieure au reste des femmes qu'elle s'ennuyait dans leur société car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse s'ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait pas un intérêt particulier. Mais les épouses éliminées se trompaient quand elles s'imaginaient qu'elle ne voulait recevoir que des hommes pour pouvoir parler littérature, science et philosophie. Car elle n'en parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de la même tradition de famille qui fait que les filles de grands militaires gardent au milieu de leurs préoccupations les plus vaniteuses le respect des choses de l'armée, petite-fille de femmes qui avaient été liées avec Thiers, Mérimée et Augier, elle pensait qu'avant tout il faut garder dans son salon une place aux gens d'esprit, mais avait d'autre part retenu de la façon à la fois condescendante et intime dont ces hommes célèbres étaient reçus à Guermantes le pli de considérer les gens de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit pas, à qui on ne parle pas de leurs oeuvres, ce qui ne les intéresserait d'ailleurs pas. Puis le genre d'esprit Mérimée et Meilhac et Halévy, qui était le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal d'une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait qu'elle mettait une sorte d'élégance quand elle était avec un poète ou un musicien à ne parler que des plats qu'on mangeait ou de la partie de cartes qu'on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu'au mystère. Si Mme de Guermantes lui demandait s'il lui ferait plaisir d'être invité avec tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l'heure dite. La duchesse parlait au poète du temps qu'il faisait. On passait à table. « Aimez-vous cette façon de faire les oeufs ? » demandait-elle au poète. Devant son assentiment, qu'elle partageait, car tout ce qui était chez elle lui paraissait exquis, jusqu'à un cidre affreux qu'elle faisait venir de Guermantes : « Redonnez des oeufs à Monsieur », ordonnait-elle au maître d'hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce qu'avaient sûrement eu l'intention de se dire, puisqu'ils avaient arrangé de se voir malgré mille difficultés avant le départ du poète, celui-ci et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l'occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l'air de se rappeler qu'il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie que tout le monde pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann m'avait donné l'avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s'il y réfléchissait un peu, elle avait quelque chose de fort mélancolique et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu'au moment de se quitter, et sans que, soit timidité, pudeur, ou maladresse, le grand secret qu'ils seraient plus heureux d'avouer ait pu jamais passer de leur coeur à leurs lèvres. D'ailleurs il faut ajouter que ce silence gardé sur les choses profondes qu'on attendait toujours en vain le moment de voir aborder, s'il pouvait passer pour caractéristique de la duchesse, n'était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait aujourd'hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort bien appropriée, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois même, sans prétentions, avec pertinence et simplicité, elle donnait à un auteur dramatique académicien quelque conseil sagace, lui faisait atténuer une situation ou changer un dénouement.
Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l'église de Combray, au mariage de Mlle Perce-pied, j'avais peine à retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l'inconnu de son nom, je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail gothique. Mais pour que je n'eusse pas été déçu par les paroles que j'entendrais prononcer à une personne qui s'appelait Mme de Guermantes, même si je ne l'eusse pas aimée, il n'eût pas suffi que les paroles fussent fines, belles et profondes, il eût fallu qu'elles reflétassent cette couleur amarante de la dernière syllabe de son nom, cette couleur que je m'étais dès le premier jour étonné de ne pas trouver dans sa personne et que j'avais fait se réfugier dans sa pensée. Sans doute j'avais déjà entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont l'intelligence n'avait rien d'extraordinaire, prononcer sans précaution ce nom de Guermantes, simplement comme étant celui d'une personne qui allait venir en visite ou avec qui on devait dîner, en n'ayant pas l'air de sentir dans ce nom des arpents de bois jaunissants et tout un mystérieux coin de province. Mais ce devait être une affectation de leur part comme quand les poètes classiques ne nous avertissent pas des intentions profondes qu'ils ont cependant eues, affectation que moi aussi je m'efforçais d'imiter en disant sur le ton le plus naturel : la duchesse de Guermantes, comme un nom qui eût ressemblé à d'autres. Du reste tout le monde assurait que c'était une femme très intelligente, d'une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus intéressantes : paroles qui se faisaient complices de mon rêve. Car quand ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n'est nullement l'intelligence telle que je la connaissais que j'imaginais, fût-ce celle des plus grands esprits, ce n'était nullement de gens comme Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence, j'entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d'une fraîcheur sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens où je prenais le mot « intelligent » quand il s'agissait d'un philosophe ou d'un critique), Mme de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore mon attente d'une faculté si particulière, que si, dans une conversation insignifiante, elle s'était contentée de parler de recettes de cuisine ou de mobilier de château, de citer des noms de voisines ou de parents à elle, qui m'eussent évoqué sa vie.
« Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de Guermantes à sa tante.
— Je ne l'ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, répondit d'un ton susceptible et fâché Mme de Villeparisis. Je ne l'ai pas vu, ou enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se faire annoncer comme la reine de Suède. »
Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lèvres comme si elle avait mordu sa voilette.
« Nous avons dîné avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la reconnaîtriez pas, elle est devenue énorme, je suis sûre qu'elle est malade.
— Je disais justement à ces messieurs que tu lui trouvais l'air d'une grenouille. »
Mme de Guermantes fit entendre une espèce de bruit rauque qui signifiait qu'elle ricanait par acquit de conscience.
« Je ne savais pas que j'avais fait cette jolie comparaison, mais, dans ce cas, maintenant c'est la grenouille qui a réussi à devenir aussi grosse que le boeuf. Ou plutôt ce n'est pas tout à fait cela, parce que toute sa grosseur s'est amoncelée sur le ventre, c'est plutôt une grenouille dans une position intéressante.
— Ah ! je trouve ton image drôle », dit Mme de Villeparisis qui était au fond assez fière pour ses visiteurs de l'esprit de sa nièce.
« Elle est surtout arbitraire », répondit Mme de Guermantes en détachant ironiquement cette épithète choisie, comme eût fait Swann, « car j'avoue n'avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette grenouille, qui d'ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l'ai jamais vue plus folâtre que depuis la mort de son époux, doit venir dîner à la maison un jour de la semaine prochaine. J'ai dit que je vous préviendrais à tout hasard. »
Mme de Villeparisis fit entendre un sorte de grommellement indistinct.
« Je sais qu'elle a dîné avant-hier chez Mme de Mecklembourg, ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Bréauté. Il est venu me le raconter, assez drôlement je dois dire.
— Il y avait à ce dîner quelqu'un de bien plus spirituel encore que Babal », dit Mme de Guermantes qui, si intime qu'elle fût avec M. de Bréauté-Consalvi, tenait à le montrer en l'appelant par ce diminutif. « C'est M. Bergotte. »
Je n'avais pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel ; de plus il m'apparaissait comme mêlé à l'humanité intelligente, c'est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux que j'avais aperçu sous les voiles de pourpre d'une baignoire et où M. de Bréauté, faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux, cette chose inimaginable : une conversation entre gens du faubourg Saint-Germain. Je fus navré de voir l'équilibre se rompre et Bergotte passer par-dessus M. de Bréauté. Mais, surtout, je fus désespéré d'avoir évité Bergotte le soir de Phèdre, de ne pas être allé à lui, en entendant Mme de Guermantes dire à Mme de Villeparisis :
« C'est la seule personne que j'aie envie de connaître », ajouta la duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d'une marée spirituelle, voir le flux d'une curiosité à l'égard des intellectuels célèbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. « Cela me ferait un plaisir ! »
La présence de Bergotte à côté de moi, présence qu'il m'eût été si facile d'obtenir, mais que j'aurais crue capable de donner une mauvaise idée de moi à Mme de Guermantes, eût sans doute eu au contraire pour résultat qu'elle m'eût fait signe de venir dans sa baignoire et m'eût demandé d'amener un jour déjeuner le grand écrivain.
« Il paraît qu'il n'a pas été très aimable, on l'a présenté à M. de Cobourg et il ne lui a pas dit un mot », ajouta Mme de Guermantes, en signalant ce trait curieux comme elle aurait raconté qu'un Chinois se serait mouché avec du papier. « Il ne lui a pas dit une fois “Monseigneur” », ajouta-t-elle, d'un air amusé par ce détail aussi important pour elle que le refus par un protestant, au cours d'une audience du pape, de se mettre à genoux devant Sa Sainteté.
Intéressée par ces particularités de Bergotte, elle n'avait d'ailleurs pas l'air de les trouver blâmables, et paraissait plutôt lui en faire un mérite sans qu'elle sût elle-même exactement de quel genre. Malgré cette façon étrange de comprendre l'originalité de Bergotte, il m'arriva plus tard de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de Bréauté. Ces jugements subversifs, isolés et malgré tout justes, sont ainsi portés dans le monde par de rares personnes supérieures aux autres. Et ils y dessinent les premiers linéaments de la hiérarchie des valeurs telle que l'établira la génération suivante au lieu de s'en tenir éternellement à l'ancienne.
Le comte d'Argencourt, chargé d'affaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault, à qui Mme de Guermantes dit : « Bonjour, mon petit Châtellerault », d'un air distrait et sans bouger de son pouf, car elle était une grande amie de la mère du jeune duc, lequel avait, à cause de cela et depuis son enfance, un extrême respect pour elle. Grands, minces, la peau et les cheveux dorés, tout à fait dans le type Guermantes, ces deux jeunes gens avaient l'air d'une condensation de la lumière printanière et vespérale qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui était à la mode à ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d'eux. L'historien de la Fronde pensa qu'ils étaient gênés comme un paysan entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant devoir venir charitablement en aide à la gaucherie et à la timidité qu'il leur supposait : « Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les abîmer. »
Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses prunelles, y roula tout à coup une couleur d'un bleu cru et tranchant qui glaça le bienveillant historien.
« Comment s'appelle ce monsieur ? » me demanda le baron, qui venait de m'être présenté par Mme de Villeparisis.
« M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
— Pierre de quoi ?
— Pierre, c'est son nom, c'est un historien de grande valeur.
— Ah !… vous m'en direz tant.
— Non, c'est une nouvelle habitude qu'ont ces messieurs de poser leurs chapeaux à terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je ne m'y habitue pas. Mais j'aime mieux cela que mon neveu Robert qui laisse toujours le sien dans l'antichambre. Je lui dis, quand je le vois entrer ainsi, qu'il a l'air de l'horloger et je lui demande s'il vient remonter les pendules.
— Vous parliez tout à l'heure, madame la marquise, du chapeau de M. Molé, nous allons bientôt arriver à faire, comme Aristote, un chapitre des chapeaux », dit l'historien de la Fronde, un peu rassuré par l'intervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant d'une voix encore si faible que, sauf moi, personne ne l'entendit.
« Elle est vraiment étonnante, la petite duchesse », dit M. d'Argencourt en montrant Mme de Guermantes qui causait avec G. « Dès qu'il y a un homme en vue dans un salon, il est toujours à côté d'elle. Évidemment cela ne peut être que le grand pontife qui se trouve là. Cela ne peut pas être tous les jours M. de Borrelli, Schlumberger ou d'Avenel. Mais alors ce sera M. Pierre Loti ou M. Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville, où, entre parenthèses, elle était splendide sous son diadème d'émeraudes, dans une grande robe rose à queue, elle avait d'un côté d'elle M. Deschanel, de l'autre l'ambassadeur d'Allemagne : elle leur tenait tête sur la Chine ; le gros public, à distance respectueuse, et qui n'entendait pas ce qu'ils disaient, se demandait s'il n'allait pas y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le cercle. »
Chacun s'était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
« Ces fleurs sont d'un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n'être entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l'incarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah ! vous laissez bien loin derrière vous Pisanello et Van Huysum, leur herbier minutieux et mort. »
Un artiste, si modeste qu'il soit, accepte toujours d'être préféré à ses rivaux et tâche seulement de leur rendre justice.
« Ce qui vous fait cet effet-là, c'est qu'ils peignaient des fleurs de ce temps-là que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien grande science.
— Ah ! des fleurs de ce temps-là, comme c'est ingénieux, s'écria Legrandin.
— Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier… ou des roses de mai », dit l'historien de la Fronde non sans hésitation quant à la fleur, mais avec de l'assurance dans la voix, car il commençait à oublier l'incident des chapeaux.
« Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en s'adressant à sa tante.
— Ah ! je vois que tu es une bonne campagnarde ; comme moi, tu sais distinguer les fleurs.
— Ah ! oui, c'est vrai ! mais je croyais que la saison des pommiers était déjà passée, dit au hasard l'historien de la Fronde pour s'excuser.
— Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront pas avant une quinzaine, peut-être trois semaines », dit l'archiviste qui, gérant un peu les propriétés de Mme de Villeparisis, était plus au courant des choses de la campagne.
« Oui, et encore dans les environs de Paris où ils sont très en avance. En Normandie, par exemple, chez son père, dit-elle en désignant le duc de Châtellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu'après le 20 mai.
— Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la fièvre des foins, c'est épatant.
— La fièvre des foins, je n'ai jamais entendu parler de cela, dit l'historien.
— C'est la maladie à la mode, dit l'archiviste.
— Ça dépend, cela ne vous donnerait peut-être rien si c'est une année où il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une année où il y a des pommes », dit M. d'Argencourt, qui n'étant pas tout à fait français, cherchait à se donner l'air parisien.
« Tu as raison, répondit à sa nièce Mme de Villeparisis, ce sont des pommiers du Midi. C'est une fleuriste qui m'a envoyé ces branches-là en me demandant de les accepter. Cela vous étonne, monsieur Vallenères, dit-elle en se tournant vers l'archiviste, qu'une fleuriste m'envoie des branches de pommier. Mais j'ai beau être une vieille dame, je connais du monde, j'ai quelques amis », ajouta-t-elle en souriant, par simplicité, crut-on généralement, plutôt, me sembla-t-il, parce qu'elle trouvait du piquant à tirer vanité de l'amitié d'une fleuriste quand on avait d'aussi grandes relations.
Bloch se leva pour venir à son tour admirer les fleurs que peignait Mme de Villeparisis.
« N'importe, marquise, dit l'historien regagnant sa chaise, quand même reviendrait une de ces révolutions qui ont si souvent ensanglanté l'histoire de France – et, mon Dieu, par les temps où nous vivons on ne peut savoir », ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect comme pour voir s'il ne se trouvait aucun « mal pensant » dans le salon, encore qu'il n'en doutât pas, – « avec un talent pareil et vos cinq langues, vous seriez toujours sûre de vous tirer d'affaire. » L'historien de la Fronde goûtait quelque repos, car il avait oublié ses insomnies. Mais il se rappela soudain qu'il n'avait pas dormi depuis six jours ; alors une dure fatigue, née de son esprit, s'empara des jambes, lui fit courber les épaules, et son visage désolé pendait, pareil à celui d'un vieillard.
Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration mais d'un coup de coude il renversa le vase où était la branche et toute l'eau se répandit sur le tapis.
« Vous avez vraiment des doigts de fée », dit à la marquise l'historien qui, tournant le dos à ce moment-là, ne s'était pas aperçu de la maladresse de Bloch.
Mais celui-ci crut que ces mots s'appliquaient à lui, et pour cacher sous une insolence la honte de sa gaucherie :
« Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas mouillé. »
Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens à sa matinée ainsi que la duchesse de Guermantes à qui elle recommanda :
« Pense à dire à Gisèle et à Berthe » (les duchesses d'Auberjon et de Portefin) « d'être là un peu avant deux heures pour m'aider », comme elle aurait dit à des maîtres d'hôtel extras d'arriver d'avance pour faire les compotiers.
Elle n'avait avec ses parents princiers, pas plus qu'avec M. de Norpois, aucune de ces amabilités qu'elle avait avec l'historien, avec Cottard, avec Bloch, avec moi, et ils semblaient n'avoir pour elle d'autre intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. C'est qu'elle savait qu'elle n'avait pas à se gêner avec des gens pour qui elle n'était pas une femme plus ou moins brillante, mais la soeur susceptible, et ménagée, de leur père ou de leur oncle. Il ne lui eût servi à rien de chercher à briller vis-à-vis d'eux, à qui cela ne pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la race illustre dont elle était issue. Mais surtout ils n'étaient plus pour elle qu'un résidu mort qui ne fructifierait plus, ils ne lui feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs. Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler d'eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires dont celle-ci n'était qu'une sorte de répétition, de première lecture à haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles parents lui servaient à intéresser, à éblouir, à enchaîner, la compagnie des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de la Fronde de tout genre, c'était dans celle-là que pour Mme de Villeparisis – à défaut de la partie du monde élégant qui n'allait pas chez elle – étaient le mouvement, la nouveauté, les divertissements et la vie ; c'étaient ces gens-là dont elle pouvait tirer des avantages sociaux (qui valaient bien qu'elle leur fît rencontrer quelquefois, sans qu'ils la connussent jamais, la duchesse de Guermantes) : des dîners avec des hommes remarquables dont les travaux l'avaient intéressée, un opéra-comique ou une pantomime toute montée que l'auteur faisait représenter chez elle, des loges pour des spectacles curieux. Bloch se leva pour partir. Il avait dit tout haut que l'incident du vase de fleurs renversé n'avait aucune importance, mais ce qu'il disait tout bas était différent, plus différent encore ce qu'il pensait : « Quand on n'a pas des domestiques assez bien stylés pour savoir placer un vase sans risquer de tremper et même de blesser les visiteurs, on ne se mêle pas d'avoir de ces luxes-là », grommelait-il tout bas. Il était de ces gens susceptibles et « nerveux » qui ne peuvent supporter d'avoir commis une maladresse qu'ils ne s'avouent pourtant pas, pour qui elle gâte toute la journée. Furieux, il se sentait des idées noires, ne voulait plus retourner dans le monde. C'était le moment où un peu de distraction est nécessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait le retenir. Soit parce qu'elle connaissait les opinions de ses amis et le flot d'antisémitisme qui commençait à monter, soit par distraction, elle ne l'avait pas présenté aux personnes qui se trouvaient là. Lui, cependant, qui avait peu l'usage du monde, crut qu'en s'en allant il devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilité ; il inclina plusieurs fois le front, enfonça son menton barbu dans son faux col, regardant successivement chacun à travers son lorgnon, d'un air froid et mécontent. Mais Mme de Villeparisis l'arrêta ; elle avait encore à lui parler du petit acte qui devait être donné chez elle et d'autre part elle n'aurait pas voulu qu'il partît sans avoir eu la satisfaction de connaître M. de Norpois (qu'elle s'étonnait de ne pas voir entrer), et bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à l'oeil chez la marquise dans l'intérêt de leur gloire, à une de ces réceptions où fréquentait l'élite de l'Europe. Il avait même proposé en plus une tragédienne « aux yeux pers, belle comme Héra », qui dirait des proses lyriques avec le sens de « la beauté plastique ». Mais à son nom Mme de Villeparisis avait refusé, car c'était l'amie de Saint-Loup.
« J'ai de meilleures nouvelles, me dit-elle à l'oreille, je crois que cela ne bat plus que d'une aile et qu'ils ne tarderont pas à être séparés. Malgré un officier qui a joué un rôle abominable dans tout cela », ajouta-t-elle. (Car la famille de Robert commençait à en vouloir à mort à M. de Borodino qui avait donné la permission pour Bruges, sur les instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infâme.) « C'est quelqu'un de très mal », me dit Mme de Villeparisis avec l'accent vertueux des Guermantes même les plus dépravés. « De très, très mal », reprit-elle en mettant trois t à très. On sentait qu'elle ne doutait pas qu'il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilité était chez la marquise l'habitude dominante, son expression de sévérité froncée envers l'horrible capitaine dont elle dit avec une emphase ironique le nom : le prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne compte pas, s'acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un clignement d'oeil mécanique de connivence vague avec moi.
« J'aimais beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un mauvais chien, parce qu'il est extrêmement bien élevé. J'aime beaucoup, pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c'est si rare », continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il était lui-même très mal élevé, combien ses paroles déplaisaient. « Je vais vous citer une preuve que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l'ai rencontré une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin d'exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n'entendis pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c'était une plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon. Or, par hasard, j'ai appris quelques jours après que le jeune homme était le fils de sir Rufus Israëls ! »
La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, sir Rufus Israëls, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de l'amitié de qui on n'eût pas eu l'idée de s'enorgueillir, bien au contraire !
« Je l'ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de sir Rufus Israëls, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait extraordinaire. Ah ! un individu absolument curieux », ajouta-t-il, avec cette énergie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formées soi-même. « Mais dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut avoir Saint-Loup ? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c'est placé, s'il a des valeurs françaises, étrangères, des terres ? »
Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch demanda très haut la permission d'ouvrir les fenêtres et, sans attendre la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il était impossible d'ouvrir, qu'elle était enrhumée. « Ah ! si ça doit vous faire du mal ! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu'il fait chaud ! » Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses yeux allumés, qui n'avaient pu débaucher personne, reprirent avec résignation leur sérieux ; il déclara en matière de défaite : « Il fait au moins vingt-deux degrés. Vingt-cinq ? Cela ne m'étonne pas. Je suis presque en nage. Et je n'ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de me tremper dans l'onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumée. » Et avec ce besoin qu'on a d'esquisser à l'usage des autres des théories médicales dont l'application serait favorable à notre propre bien-être : « Puisque vous croyez que c'est bon pour vous ! Moi je crois tout le contraire. C'est justement ce qui vous enrhume. »
Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois. Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus.
« Il y a là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de prendre une interview à ce diplomate considérable », dit-il d'un ton sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à l'ambassadeur.
Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut mais n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la plaisanterie paternelle :
« N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des japonais ? Et n'est-il pas un peu gâteux ? Il me semble que c'est lui que j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme sur des roulettes.
— Jamais de la vie ! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais pas ce qu'il peut faire. »
Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus grande partie de son temps chez elle :
« Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe. »
Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel, et Mme de Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des relations qu'il était obligé de cultiver), était par lui au courant de ce qui se passait. Pareillement, ces hommes politiques du régime n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de Villeparisis. Mais plusieurs étaient allés le chercher chez elle à la campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait : « Monsieur, je sais qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux ? »
« Vous n'êtes pas trop pressé ? demanda Mme de Villeparisis à Bloch.
— Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire, dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.
— Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu'il est encore là ? Il est gentil, vous savez », dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et pensant que des gens qu'elle connaissait tous deux n'avaient aucune raison de ne pas se lier.
« Oh ! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais… qu'à peine, il est là-bas plus loin » dit Bloch confus et ravi. Le maître d'hôtel n'avait pas dû exécuter d'une façon complète la commission dont il venait d'être chargé pour M. de Norpois. Car celui-ci, pour faire croire qu'il arrivait du dehors et n'avait pas encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans l'antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt qu'on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette comédie, à laquelle elle coupa court d'ailleurs en emmenant M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch qui avait vu toutes les amabilités qu'on faisait à celui qu'il ne savait pas encore être M. de Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels l'ambassadeur y répondait, Bloch se sentant inférieur à tout ce cérémonial et vexé de penser qu'il ne s'adresserait jamais à lui, m'avait dit pour avoir l'air à l'aise : « Qu'est-ce que cette espèce d'imbécile ? » Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois choquant ce qu'il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus directe d'un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu'il les trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et même l'enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva en être l'objet.
« Monsieur l'ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous faire connaître monsieur. Monsieur Bloch, monsieur le marquis de Norpois. » Elle tenait malgré la façon dont elle rudoyait M. de Norpois, à lui dire : « Monsieur l'ambassadeur » par savoir-vivre, par considération exagérée du rang d'ambassadeur, considération que le marquis lui avait inculquée, et enfin pour appliquer ces manières moins familières, plus cérémonieuses à l'égard d'un certain homme, lesquelles dans le salon d'une femme distinguée, tranchant avec la liberté dont elle use avec ses autres habitués, désignent aussitôt son amant.
M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa profondément sa haute taille comme s'il l'inclinait devant tout ce que lui représentait de notoire et d'imposant le nom de Bloch, murmura : « Je suis enchanté », tandis que son jeune interlocuteur, ému mais trouvant que le célèbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et dit : « Mais pas du tout, au contraire, c'est moi qui suis enchanté ! » Mais cette cérémonie, que M. de Norpois par amitié pour Mme de Villeparisis renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui présentait, ne parut pas à celle-ci une politesse suffisante pour Bloch à qui elle dit :
« Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le à côté si cela est plus commode ; il sera enchanté de causer avec vous. Je crois que vous vouliez lui parler de l'affaire Dreyfus », ajouta-t-elle sans plus se préoccuper si cela faisait plaisir à M. de Norpois qu'elle n'eût pensé à demander leur agrément au portrait de la duchesse de Montmorency avant de le faire éclairer pour l'historien, ou au thé avant d'en offrir une tasse.
« Parlez-lui fort, dit-elle à Bloch, il est un peu sourd, mais il vous dira tout ce que vous voudrez, il a très bien connu Bismarck, Cavour. N'est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck ?
— Avez-vous quelque chose sur le chantier ? » me demanda M. de Norpois avec un signe d'intelligence en me serrant la main cordialement. J'en profitai pour le débarrasser obligeamment du chapeau qu'il avait cru devoir apporter en signe de cérémonie, car je venais de m'apercevoir que c'était le mien qu'il avait pris au hasard. « Vous m'aviez montré une oeuvrette un peu tarabiscotée où vous coupiez les cheveux en quatre. Je vous ai donné franchement mon avis ; ce que vous aviez fait ne valait pas la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous préparez-vous quelque chose ? Vous êtes très féru de Bergotte, si je me souviens bien. – Ah ! ne dites pas de mal de Bergotte, s'écria la duchesse. – Je ne conteste pas son talent de peintre, nul ne s'en aviserait, duchesse. Il sait graver au burin ou à l'eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion de genres et que le propre du romancier est plutôt de nouer une intrigue et d'élever les coeurs que de fignoler à la pointe sèche un frontispice ou un cul-de-lampe. Je verrai votre père dimanche chez ce brave A. J. » ajouta-t-il en se tournant vers moi.
J'espérai un instant, en le voyant parler à Mme de Guermantes, qu'il me prêterait peut-être pour aller chez elle l'aide qu'il m'avait refusée pour aller chez Mme Swann. « Une autre de mes grandes admirations, lui dis-je, c'est Elstir. Il paraît que la duchesse de Guermantes en a de merveilleux, notamment cette admirable botte de radis, que j'ai aperçue à l'Exposition et que j'aimerais tant revoir ; quel chef-d'oeuvre que ce tableau ! » Et en effet, si j'avais été un homme en vue, et qu'on m'eût demandé le morceau de peinture que je préférais, j'aurais cité cette botte de radis.
« Un chef-d'oeuvre ? s'écria M. de Norpois avec un air d'étonnement et de blâme. Ce n'a même pas la prétention d'être un tableau, mais une simple esquisse » (il avait raison). « Si vous appelez chef-d'oeuvre cette vive pochade, que direz-vous de la Vierge d'Hébert ou de Dagnan-Bouveret ?
— J'ai entendu que vous refusiez l'amie de Robert », dit Mme de Guermantes à sa tante après que Bloch eut pris à part l'ambassadeur, « je crois que vous n'avez rien à regretter, vous savez que c'est une horreur, elle n'a pas l'ombre de talent, et en plus elle est grotesque.
— Mais comment la connaissez-vous, duchesse ? dit M. d'Argencourt.
— Comment, vous ne savez pas qu'elle a joué chez moi avant tout le monde, je n'en suis pas plus fière pour cela », dit en riant Mme de Guermantes, heureuse pourtant, puisqu'on parlait de cette actrice, de faire savoir qu'elle avait eu la primeur de ses ridicules. « Allons, je n'ai plus qu'à partir », ajouta-t-elle sans bouger.
Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu'elle prononçait, faisait allusion au comique d'avoir l'air de faire ensemble une visite de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles rondes et exactement logées dans l'oeil comme les « mouches » que savait viser et atteindre si parfaitement l'excellent tireur qu'il était, le duc s'avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si, intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon roi d'Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant, comme l'aileron d'un requin, à côté de sa poitrine, et qu'il laissait presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu'on lui présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à l'empressement de tous, en murmurant seulement : « Bonsoir, mon bon, bonsoir, mon cher ami, charmé, monsieur Bloch, bonsoir, Argencourt », et près de moi, qui fus le plus favorisé, quand il eut entendu mon nom : « Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père ? Quel brave homme ! » Il ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis qui lui dit bonjour d'un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.
Formidablement riche dans un monde où on l'est de moins en moins, ayant assimilé à sa personne d'une façon permanente la notion de cette énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de celle de l'homme d'argent, l'éducation raffinée du premier arrivant tout juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d'ailleurs que ses succès de femmes qui faisaient le malheur de la sienne ne fussent pas dus qu'à son nom et à sa fortune, car il était encore d'une grande beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de quelque dieu grec.
« Vraiment, elle a joué chez vous ? demanda M. d'Argencourt à la duchesse.
— Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la main et d'autres lis “su” sa robe. » (Mme de Guermantes mettait, comme Mme de Villeparisis, de l'affectation à prononcer certains mots d'une façon très paysanne, quoiqu'elle ne roulât nullement les r comme faisait sa tante.)
Avant que M. de Norpois, contraint et forcé, n'emmenât Bloch dans la petite baie où ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers le vieux diplomate et lui glissai un mot d'un fauteuil académique pour mon père. Il voulut d'abord remettre la conversation à plus tard. Mais j'objectai que j'allais partir pour Balbec. « Comment ! vous allez de nouveau à Balbec. Mais vous êtes un véritable globe-trotteur ! » Puis il m'écouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d'un air soupçonneux. Je me figurai qu'il avait peut-être tenu à M. Leroy-Beaulieu des propos désobligeants pour mon père, et qu'il craignait que l'économiste ne les lui eût répétés. Aussitôt, il parut animé d'une véritable affection pour mon père. Et après un de ces ralentissements du débit où tout d'un coup une parole éclate, comme malgré celui qui parle et chez qui l'irrésistible conviction emporte les efforts bégayants qu'il faisait pour se taire : « Non, non, me dit-il avec émotion, il ne faut pas que votre père se présente. Il ne le faut pas dans son intérêt, pour lui-même, par respect pour sa valeur qui est grande et qu'il compromettrait dans une pareille aventure. Il vaut mieux que cela. Fût-il nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Dieu merci, il n'est pas orateur. Et c'est la seule chose qui compte auprès de mes chers collègues quand même ce qu'on dit ne serait que turlutaines. Votre père a un but important dans la vie ; il doit y marcher droit, sans se laisser détourner à battre les buissons, fût-ce les buissons, d'ailleurs plus épineux que fleuris, du jardin d'Academus. Du reste, il ne réunirait que quelques voix. L'Académie aime à faire faire un stage au postulant avant de l'admettre dans son giron. Actuellement, il n'y a rien à faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il faut que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne le chercher. Elle pratique avec plus de fétichisme que de bonheur le Farà da sé de nos voisins d'au-delà des Alpes. Leroy-Beaulieu m'a parlé de tout cela d'une manière qui ne m'a pas plu. Il m'a du reste semblé à vue de nez avoir partie liée avec votre père ? Je lui ai peut-être fait sentir un peu vivement qu'habitué à s'occuper de cotons et de métaux, il méconnaissait le rôle des impondérables, comme disait Bismarck. Ce qu'il faut éviter avant tout, c'est que votre père se présente : Principiis obsta. Ses amis se trouveraient dans une position délicate s'il les mettait en présence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d'un air de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une chose qui va vous étonner de ma part à moi qui aime tant votre père. Eh bien, justement parce que je l'aime (nous sommes les deux inséparables, Arcades ambo), justement parce que je sais les services qu'il peut rendre à son pays, les écueils qu'il peut lui éviter s'il reste à la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais pas pour lui. Du reste, je crois l'avoir laissé entendre. » (Et je crus apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sévère de Leroy-Beaulieu.) « Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de palinodie. » À plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collègues de fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d'un club ou d'une Académie aime à investir ses collègues du genre de caractère le plus contraire au sien, moins pour l'utilité de pouvoir dire : « Ah ! si cela ne dépendait que de moi ! » que pour la satisfaction de présenter le titre qu'il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. « Je vous dirai, conclut-il, que, dans votre intérêt à tous, j'aime mieux pour votre père une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent jugées par moi comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard, de l'événement même, un sens différent.
« Vous n'avez pas l'intention d'entretenir l'Institut du prix du pain pendant la Fronde ? demanda timidement l'historien de la Fronde à M. de Norpois. Vous pourriez trouver là un succès considérable (ce qui voulait dire me faire une réclame monstre) », ajouta-t-il en souriant à l'ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que d'aujourd'hui l'historien. Tout d'un coup je me rappelai : ce même regard, je l'avais vu dans les yeux d'un médecin brésilien qui prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j'avais par d'absurdes inhalations d'essences de plantes. Comme, pour qu'il prît plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur Cottard, il m'avait répondu, comme dans l'intérêt de Cottard : « Voilà un traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d'une retentissante communication à l'Académie de médecine ! » Il n'avait osé insister mais m'avait regardé de ce même air d'interrogation timide, intéressée et suppliante que je venais d'admirer chez l'historien de la Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois physiques une certaine généralité. Et, si les conditions nécessaires sont les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l'un de l'autre et qui ne se sont jamais vus. Je n'entendis pas la réponse de l'ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s'était approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
« Vous savez de qui nous parlons, Basin ? dit la duchesse à son mari.
— Naturellement, je devine, dit le duc. Ah ! ce n'est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande lignée.
— Jamais, reprit Mme de Guermantes s'adressant à M. d'Argencourt, vous n'avez imaginé quelque chose de plus risible.
— C'était même drolatique », interrompit M. de Guermantes dont le bizarre vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
« Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais pu l'aimer. Oh ! je sais bien qu'il ne faut jamais discuter ces choses-là », ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de sentimentale désenchantée. « Je sais que n'importe qui peut aimer n'importe quoi. Et, ajouta-t-elle – car si elle se moquait encore de la littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des journaux ou à travers certaines conversations, s'était un peu infiltrée en elle – c'est même ce qu'il y a de beau dans l'amour, parce ce que c'est justement ce qui le rend “mystérieux”.
— Mystérieux ! Ah ! j'avoue que c'est un peu fort pour moi, ma cousine, dit le comte d'Argencourt.
— Mais si, c'est très mystérieux, l'amour », reprit la duchesse avec un doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l'intransigeante conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme de cercle qu'il n'y a pas que du bruit dans La Walkyrie. « Du reste, au fond, on ne sait pas pourquoi une personne en aime une autre ; ce n'est peut-être pas du tout pour ce que nous croyons », ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi tout d'un coup par son interprétation l'idée qu'elle venait d'émettre. « Et puis, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d'un air sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c'est plus “intelligent” : il ne faut jamais discuter le choix des amants. »
Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en critiquant le choix de Saint-Loup.
« Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu'on puisse trouver de la séduction à une personne ridicule. »
Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu'il était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu'il avait une haute valeur morale, et que l'espèce de gens qui fréquentait la Boulie (cercle sportif qu'il croyait élégant) méritait le bagne, tous les coups qu'il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il alla une fois jusqu'à parler d'un procès qu'il voulait intenter à un de ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès il comptait déposer d'une façon mensongère et dont l'inculpé ne pourrait pas cependant prouver la fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son projet, pensait le désespérer et l'affoler davantage. Quel mal y avait-il à cela, puisque celui qu'il voulait frapper ainsi était un homme qui ne pensait qu'au chic, un homme de la Boulie, et que contre de telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un saint, comme lui, Bloch ?
« Pourtant, voyez Swann », objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de comprendre le sens des paroles qu'avait prononcées sa cousine, était frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l'exemple de gens ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
« Ah ! Swann ce n'est pas du tout le même cas, protesta la duchesse. C'était très étonnant tout de même parce que c'était une brave idiote, mais elle n'était pas ridicule et elle a été jolie.
— Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
— Ah ! vous ne la trouviez pas jolie ? si, elle avait des choses “ch”armantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et elle s'habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle est immonde, mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m'a fait pas moins de chagrin que Charles l'ait épousée, parce que c'était tellement inutile. » La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable mais, comme M. d'Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase, soit qu'elle la trouvât drôle, ou seulement qu'elle trouvât gentil le rieur qu'elle se mit à regarder d'un air câlin, pour ajouter l'enchantement de la douceur à celui de l'esprit. Elle continua : « Oui, n'est-ce pas, ce n'était pas la peine, mais enfin elle n'était pas sans charme et je comprends parfaitement qu'on l'aimât, tandis que la demoiselle de Robert, je vous assure qu'elle est à mourir de rire. Je sais bien qu'on m'objectera cette vieille rengaine d'Augier : “Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse !” Hé bien, Robert a peut-être l'ivresse, mais il n'a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du flacon ! D'abord, imaginez-vous qu'elle avait eu la prétention que je fisse dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C'est un rien, n'est-ce pas, et elle m'avait annoncé qu'elle resterait couchée à plat ventre sur les marches. D'ailleurs, si vous aviez entendu ce qu'elle disait, je ne connais qu'une scène, mais je ne crois pas qu'on puisse imaginer quelque chose de pareil : cela s'appelle Les Sept Princesses.
— Les Sept Princesses, oh ! oïl, oïl, quel snobisme ! s'écria M. d'Argencourt. Ah ! mais attendez, je connais toute la pièce. L'auteur l'a envoyée au Roi qui n'y a rien compris et m'a demandé de lui expliquer.
— Ce n'est pas par hasard du Sâr Peladan ? » demanda l'historien de la Fronde avec une intention de finesse et d'actualité, mais si bas que sa question passa inaperçue.
« Ah ! vous connaissez Les Sept Princesses ? répondit la duchesse à M. d'Argencourt. Tous mes compliments ! Moi je n'en connais qu'une, mais cela m'a ôté la curiosité de faire la connaissance de six autres. Si elles sont toutes pareilles à celle que j'ai vue ! »
« Quelle buse ! » pensais-je, irrité de l'accueil glacial qu'elle m'avait fait. Je trouvais une sorte d'âpre satisfaction à constater sa complète incompréhension de Maeterlinck. « C'est pour une pareille femme que tous les matins je fais tant de kilomètres, vraiment j'ai de la bonté ! Maintenant c'est moi qui ne voudrais pas d'elle. » Tels étaient les mots que je me disais ; ils étaient le contraire de ma pensée ; c'étaient de purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments où trop agités pour rester seuls avec nous-mêmes nous éprouvons le besoin, à défaut d'autre interlocuteur, de causer avec nous, sans sincérité, comme avec un étranger.
« Je ne peux pas vous donner une idée, continua la duchesse, c'était à se tordre de rire. On ne s'en est pas fait faute, trop même, car la petite personne n'a pas aimé cela, et dans le fond Robert m'en a toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait bien tourné, la demoiselle serait peut-être revenue et je me demande jusqu'à quel point cela aurait charmé Marie-Aynard. »
On appelait ainsi dans la famille la mère de Robert, Mme de Marsantes, veuve d'Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la princesse de Guermantes-Bavière, autre Marie, au prénom de qui ses neveux, cousins et beaux-frères ajoutaient, pour éviter la confusion, soit le prénom de son mari, soit un autre de ses prénoms à elle, ce qui donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige.
« D'abord la veille il y eut une espèce de répétition qui était une bien belle chose ! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu'elle disait une phrase, pas même, un quart de phrase, et puis elle s'arrêtait ; elle ne disait plus rien, mais je n'exagère pas, pendant cinq minutes.
— Oïl, oïl, oïl ! s'écria M. d'Argencourt.
— Avec toute la politesse du monde je me suis permis d'insinuer que cela étonnerait peut-être un peu. Et elle m'a répondu textuellement : “Il faut toujours dire une chose comme si on était en train de la composer soi-même.” Si vous y réfléchissez, c'est monumental, cette réponse.
— Mais je croyais qu'elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux jeunes gens.
— Elle ne se doute pas de ce que c'est, répondit Mme de Guermantes. Du reste je n'ai pas eu besoin de l'entendre. Il m'a suffi de la voir arriver avec des lis ! J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas de talent quand j'ai vu les lis ! »
Tout le monde rit.
« Ma tante, vous ne m'en avez pas voulu de ma plaisanterie de l'autre jour au sujet de la reine de Suède ? je viens vous demander l'aman.
— Non, je ne t'en veux pas ; je te donne même le droit de goûter si tu as faim.
— Allons, monsieur Vallenères, faites la jeune fille », dit Mme de Villeparisis à l'archiviste, selon une plaisanterie consacrée.
M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s'était affalé, son chapeau à côté de lui sur le tapis, examina d'un air de satisfaction les assiettes de petits fours qui lui étaient présentées.
« Mais volontiers, maintenant que je commence à être familiarisé avec cette noble assistance, j'accepterai un baba, ils semblent excellents.
— Monsieur remplit à merveille son rôle de jeune fille », dit M. d'Argencourt qui, par esprit d'imitation, reprit la plaisanterie de Mme de Villeparisis.
L'archiviste présenta l'assiette de petits fours à l'historien de la Fronde.
« Vous vous acquittez à merveille de vos fonctions », dit celui-ci par timidité et pour tâcher de conquérir la sympathie générale.
Aussi jeta-t-il à la dérobée un regard de connivence sur ceux qui avaient déjà fait comme lui.
« Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes à Mme de Villeparisis, qu'est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui sortait comme j'entrais ? Je dois le connaître parce qu'il m'a fait un grand salut, mais je ne l'ai pas remis, vous savez, je suis brouillé avec les noms, ce qui est bien désagréable, dit-il d'un air de satisfaction.
— M. Legrandin.
— Ah ! mais Oriane a une cousine dont la mère, sauf erreur, est née Grandin. Je sais très bien, ce sont des Grandin de l'Éprevier.
— Non, répondit Mme de Villeparisis, cela n'a aucun rapport. Ceux-ci sont Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent qu'à l'être de tout ce que tu voudras. La soeur de celui-ci s'appelle Mme de Cambremer.
— Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler, s'écria la duchesse avec indignation, c'est le frère de cette énorme herbivore que vous avez eu l'étrange idée d'envoyer venir me voir l'autre jour. Elle est restée une heure, j'ai pensé que je deviendrais folle. Mais j'ai commencé par croire que c'était elle qui l'était en voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui avait l'air d'une vache.
— Écoutez, Oriane, elle m'avait demandé votre jour ; je ne pouvais pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez, elle n'a pas l'air d'une vache », ajouta-t-il d'un air plaintif, mais non sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l'assistance.
Il savait que la verve de sa femme avait besoin d'être stimulée par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c'est ainsi que Mme de Guermantes enchérissant sur une première image était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l'aider, sans en avoir l'air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d'un joueur de bonneteau.
« Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de plusieurs, s'écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j'allais. D'un côté j'avais envie de lui répondre : “Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relations avec moi, puisque tu es un troupeau de vaches”, et d'autre part ayant cherché dans ma mémoire j'ai fini par croire que votre Cambremer était l'infante Dorothée qui avait dit qu'elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j'ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance, selon toutes les règles de l'art. Depuis je ne sais combien de temps j'étais bombardée de ses cartes, j'en trouvais partout, sur tous les meubles, comme des prospectus. J'ignorais le but de cette réclame. On ne voyait chez moi que “Marquis et Marquise de Cambremer” avec une adresse que je ne me rappelle pas et dont je suis d'ailleurs résolue à ne jamais me servir.
— Mais c'est très flatteur de ressembler à une reine, dit l'historien de la Fronde.
— Oh ! mon Dieu, Monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce n'est pas grand-chose ! » dit M. de Guermantes parce qu'il avait la prétention d'être un esprit libre et moderne, et aussi pour n'avoir pas l'air de faire cas des relations royales auxquelles il tenait beaucoup.
Bloch et M. de Norpois qui s'étaient levés se trouvèrent plus près de nous.
« Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlé de l'affaire Dreyfus ? »
M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour attester l'énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le devoir d'obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d'affabilité, des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch cependant avait dit croire à l'innocence de Dreyfus) était ardemment antidreyfusard, l'amabilité de l'ambassadeur, l'air qu'il avait de donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu'ils fussent du même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité. Quels étaient les points importants que M. de Norpois ne spécifiait point mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et lui étaient d'accord, quelle opinion avait-il donc de l'affaire, qui pût les réunir ? Bloch était d'autant plus étonné de l'accord mystérieux qui semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement parlé à M. de Norpois des travaux littéraires de Bloch.
« Vous n'êtes pas de votre temps, dit à celui-ci l'ancien ambassadeur, et je vous en félicite, vous n'êtes pas de ce temps où les études désintéressées n'existent plus, où on ne vend plus au public que des obscénités ou des inepties. Des efforts tels que les vôtres devraient être encouragés si nous avions un gouvernement. »
Bloch était flatté de surnager seul dans le naufrage universel. Mais là encore il aurait voulu des précisions, savoir de quelles inepties voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler dans la même voie que beaucoup, il ne s'était pas cru si exceptionnel. Il revint à l'affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l'opinion de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom revenait souvent dans les journaux à ce moment-là ; ils excitaient plus la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce qu'ils n'étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume spécial, du fond d'une vie différente et d'un silence religieusement gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin descendant d'une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu'il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n'en sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement d'habitudes réveillant l'éréthisme nerveux que le café et les émotions du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de tout ce qui s'y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui s'était passé dans la journée et réparait par un souper commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l'illusion du pouvoir, le jeûne et les fatigues d'une journée commencée si tôt et où on n'avait pas déjeuné. L'homme jouant perpétuellement entre les deux plans de l'expérience et de l'imagination voudrait approfondir la vie idéale des gens qu'il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit :
« Il y a deux officiers mêlés à l'affaire en cours et dont j'ai entendu parler autrefois par un homme dont le jugement m'inspirait grande confiance et qui faisait d'eux le plus grand cas (M. de Miribel), c'est le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart.
— Mais, s'écria Bloch, la divine Athénè, fille de Zeus, a mis dans l'esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l'esprit de l'autre. Et ils luttent l'un contre l'autre, tels deux lions. Le colonel Picquart avait une grande situation dans l'armée, mais sa Moire l'a conduit du côté qui n'était pas le sien. L'épée des nationalises tranchera son corps délicat et il servira de pâture aux animaux carnassiers et aux oiseaux qui se nourrissent de la graisse des morts. »
M. de Norpois ne répondit pas. « De quoi palabrent-ils là-bas dans un coin ? » demanda M. de Guermantes à Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch.
« De l'affaire Dreyfus.
— Ah ! Diable ! À propos, saviez-vous qui est partisan enragé de Dreyfus ? Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert ! Je vous dirai même qu'au Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a été une levée de boucliers, un véritable tollé. Comme on le présente dans huit jours…
— Évidemment, interrompit la duchesse, s'ils sont tous comme Gilbert qui a toujours soutenu qu'il fallait renvoyer tous les juifs à Jérusalem…
— Ah ! alors, le prince de Guermantes est tout à fait dans mes idées », interrompit M. d'Argencourt.
Le duc se parait de sa femme mais ne l'aimait pas. Très « suffisant », il détestait d'être interrompu, puis il avait dans son ménage l'habitude d'être brutal avec elle. Frémissant d'une double colère de mauvais mari à qui on parle et de beau parleur qu'on n'écoute pas, il s'arrêta net et lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
« Qu'est-ce qu'il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem ? dit-il enfin. Il ne s'agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d'un ton radouci, vous m'avouerez que si un des nôtres était refusé au Jockey et surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort ; personnellement vous savez que je n'ai aucun préjugé de races, je trouve que ce n'est pas de notre époque et j'ai la prétention de marcher avec mon temps, mais enfin que diable ! quand on s'appelle le marquis de Saint-Loup, on n'est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise ! »
M. de Guermantes prononça ces mots : « quand on s'appelle le marquis de Saint-Loup » avec emphase. Il savait pourtant bien que c'était une plus grande chose encore de s'appeler « le duc de Guermantes ». Mais si son amour-propre avait des tendances à s'exagérer plutôt la supériorité du titre de duc de Guermantes, ce n'était peut-être pas tant les règles du bon goût que les lois de l'imagination qui le poussaient à le diminuer. Chacun voit en plus beau ce qu'il voit à distance, ce qu'il voit chez les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans l'imagination s'appliquent aussi bien aux ducs qu'aux autres hommes. Non seulement les lois de l'imagination, mais celles du langage. Or, l'une ou l'autre de deux lois du langage pouvaient s'appliquer ici. L'une veut qu'on s'exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste d'origine. Par là M. de Guermantes pouvait être dans ses expressions, même quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de très petits bourgeois qui auraient dit : « quand on s'appelle le duc de Guermantes », tandis qu'un homme lettré, un Swann, un Legrandin ne l'eussent pas dit. Un duc peut écrire des romans d'épicier, même sur les moeurs du grand monde, les parchemins n'étant là de nul secours, et l'épithète d'aristocratique être méritée par les écrits d'un plébéien. Quel était dans ce cas le bourgeois à qui M. de Guermantes, avait entendu dire : « quand on s'appelle », il n'en savait sans doute rien. Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et s'éloignent certaines maladies dont on n'entend plus parler ensuite, il naît on ne sait trop comment, soit spontanément, soit par un hasard comparable à celui qui fit germer en France une mauvaise herbe d'Amérique dont la graine prise après la peluche d'une couverture de voyage était tombée sur un talus de chemin de fer, des modes d'expressions qu'on entend dans la même décade dites par des gens qui ne se sont pas concertés pour cela. Or, de même qu'une certaine année j'entendis Bloch dire en parlant de lui-même : « Comme les gens les plus charmants, les plus brillants, les mieux posés, les plus difficiles, se sont aperçus qu'il n'y avait qu'un seul être qu'ils trouvaient intelligent, agréable, dont ils ne pouvaient se passer, c'était Bloch », et la même phrase dans la bouche de bien d'autres jeunes gens qui ne le connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre nom, de même je devais entendre souvent le « quand on s'appelle ».
« Que voulez-vous, continua le duc, avec l'esprit qui règne là, c'est assez compréhensible.
— C'est surtout comique, répondit la duchesse, étant donné les idées de sa mère qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir.
— Oui, mais il n'y a pas que sa mère, il ne faut pas nous raconter de craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce, qui a plus d'influence sur lui et qui est précisément compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passé à Robert son état d'esprit.
— Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu'il y a un mot nouveau pour exprimer un tel genre d'esprit, dit l'archiviste qui était secrétaire des comités anti-révisionnistes. On dit “mentalité”. Cela signifie exactement la même chose, mais au moins personne ne sait ce qu'on veut dire. C'est le fin du fin et, comme on dit, le “dernier cri”. »
Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des questions à M. de Norpois avec une inquiétude qui en éveilla une différente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant l'archiviste en faisant l'antidreyfusarde avec lui, elle craignait ses reproches s'il se rendait compte qu'elle avait reçu un juif plus ou moins affilié au « Syndicat ».
« Ah ! mentalité, j'en prends note, je le resservirai, dit le duc. » (Ce n'était pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de « citations » et qu'il relisait avant les grands dîners.) « Mentalité me plaît. Il y a comme cela des mots nouveaux qu'on lance, mais ils ne durent pas. Dernièrement, j'ai lu comme cela qu'un écrivain était “talentueux”. Comprenne qui pourra. Puis je ne l'ai plus jamais revu.
— Mais mentalité est plus employé que talentueux, dit l'historien de la Fronde pour se mêler à la conversation. Je suis membre d'une Commission au ministère de l'Instruction publique où je l'ai entendu employer plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner chez M. Émile Ollivier.
— Moi qui n'ai pas l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique », répondit le duc avec une feinte humilité mais avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s'empêcher de sourire et ses yeux de jeter à l'assistance des regards pétillants de joie sous l'ironie desquels rougit le pauvre historien, « moi qui n'ai pas l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique, reprit-il s'écoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de l'Union et du Jockey), vous n'êtes pas du Jockey, monsieur ? » demanda-t-il à l'historien qui, rougissant encore davantage, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses membres, « moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j'avoue que je ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas, Argencourt. Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus. Il paraît que c'est parce qu'il est l'amant de la femme du ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.
— Ah ! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M. d'Argencourt.
— Je vous trouve tous aussi assommants les uns que les autres avec cette affaire », dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue mondain, tenait toujours à montrer qu'elle ne se laissait mener par personne. « Elle ne peut pas avoir de conséquence pour moi au point de vue des Juifs pour la bonne raison que je n'en ai pas dans mes relations et compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d'autre part, je trouve insupportable que, sous prétexte qu'elles sont bien pensantes, qu'elles n'achètent rien aux marchands juifs ou qu'elles ont “Mort aux Juifs” écrit sur leur ombrelle, une quantité de dames Durand ou Dubois, que nous n'aurions jamais connues, nous soient imposées par Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allée chez Marie-Aynard avant-hier. C'était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes les personnes qu'on a passé sa vie à éviter, sous prétexte qu'elles sont contre Dreyfus, et d'autres dont on n'a pas idée qui c'est.
— Non, c'est la femme du ministre de la Guerre. C'est du moins un bruit qui court les ruelles », reprit le duc qui employait ainsi dans la conversation certaines expressions qu'il croyait Ancien Régime. « Enfin en tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon cousin Gilbert. Je ne suis pas un féodal comme lui, je me promènerais avec un nègre s'il était de mes amis, et je me soucierais de l'opinion du tiers et du quart comme de l'an quarante, mais enfin tout de même vous m'avouerez que, quand on s'appelle Saint-Loup, on ne s'amuse pas à prendre le contrepied des idées de tout le monde qui a plus d'esprit que Voltaire et même que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas à ce que j'appellerai ces acrobaties de sensibilité huit jours avant de se présenter au Cercle ! Elle est un peu roide ! Non, c'est probablement sa petite grue qui lui aura monté le bourrichon. Elle lui aura persuadé qu'il se classerait parmi les “intellectuels”. Les intellectuels, c'est le “tarte à la crème” de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un assez joli jeu de mots, mais très méchant. »
Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d'Argencourt : Mater Semita qui en effet se disait déjà au Jockey, car de toutes les graines voyageuses, celle à qui sont attachées les ailes les plus solides qui lui permettent d'être disséminée à une plus grande distance de son lieu d'éclosion, c'est encore une plaisanterie.
« Nous pourrions demander des explications à monsieur, qui a l'air d'une érudit, dit-il en montrant l'historien. Mais il est préférable de n'en pas parler, d'autant plus que le fait est parfaitement faux. Je ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prétend qu'elle peut suivre la filiation de sa maison avant Jésus-Christ jusqu'à la tribu de Lévi, et je me fais fort de démontrer qu'il n'y a jamais eu une goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de même pas nous la faire à l'oseille, il est bien certain que les charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit dans Landerneau. D'autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras qui mènera tout, et vous savez s'il aime à faire des embarras », dit le duc qui n'était jamais arrivé à connaître le sens précis de certains mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de l'esbroufe, mais des complications.
« En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de son île ! Je ne sais pas si. M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu'ils ne puissent pas changer d'innocent. »
Tout le monde éclata de rire. « Vous avez entendu le mot d'Oriane ? demanda avidement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. – Oui, je le trouve très drôle. » Cela ne suffisait pas au duc : « Eh bien, moi, je ne le trouve pas drôle ; ou plutôt cela m'est tout à fait égal qu'il soit drôle ou non. Je ne fais aucun cas de l'esprit. » M. d'Argencourt protestait. « Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit », murmura la duchesse. « C'est sans doute parce que j'ai fait partie des Chambres où j'ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J'ai appris à y apprécier surtout la logique. C'est sans doute à cela que je dois de n'avoir pas été réélu. Les choses drôles me sont indifférentes. – Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit, vous savez bien que personne n'aime plus l'esprit que vous. – Laissez-moi finir. C'est justement parce que je suis insensible à un certain genre de facéties, que je prise souvent l'esprit de ma femme. Car il part généralement d'une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle formule comme un écrivain. »
Bloch cherchait à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart.
« Il est hors de conteste, répondit M. de Norpois, que sa déposition était nécessaire. Je sais qu'en soutenant cette opinion j'ai fait pousser à plus d'un de mes collègues des cris d'orfraie, mais, à mon sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On ne sort pas d'une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on risque de tomber dans un bourbier. Pour l'officier lui-même, cette déposition produisit à la première audience une impression des plus favorables. Quand on l'a vu, bien pris dans le joli uniforme des chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce qu'il avait vu, ce qu'il avait cru, dire : “Sur mon honneur de soldat” » (et ici la voix de M. de Norpois vibra d'un léger trémolo patriotique) « “telle est ma conviction”, il n'y a pas à nier que l'impression a été profonde. »
« Voilà, il est dreyfusard, il n'y a plus l'ombre d'un doute », pensa Bloch.
« Mais ce qui lui a aliéné entièrement les sympathies qu'il avait pu rallier d'abord, cela a été sa confrontation avec l'archiviste Gribelin, quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n'a qu'une parole » (et M. de Norpois accentua avec l'énergie des convictions sincères les mots qui suivirent), « quand on le vit regarder dans les yeux son supérieur, ne pas craindre de lui tenir la dragée haute et de lui dire d'un ton qui n'admettait pas de réplique : “Voyons, mon colonel, vous savez bien que je n'ai jamais menti, vous savez bien qu'en ce moment, comme toujours, je dis la vérité.” Le vent tourna, M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco. »
« Non, décidément il est antidreyfusard, c'est couru, se dit Bloch. Mais s'il croit Picquart un traître qui ment, comment peut-il tenir compte de ses révélations et les évoquer comme s'il y trouvait du charme et les croyait sincères ? Et si au contraire il voit en lui un juste qui délivre sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation avec Gribelin ? »
Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch comme s'ils eussent été d'accord venait-elle de ce qu'il était tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l'était pas assez, il en était l'ennemi tout autant qu'étaient les dreyfusards. Peut-être parce que l'objet auquel il s'attachait en politique était quelque chose de plus profond, situé dans un autre plan, et d'où le dreyfusisme apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne mérite pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures. Peut-être, plutôt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne s'appliquant qu'à des questions de forme, de procédé, d'opportunité, elles étaient aussi impuissantes à résoudre les questions de fond qu'en philosophie la pure logique l'est à trancher les questions d'existence, ou que cette sagesse même lui fît trouver dangereux de traiter de ces sujets et que, par prudence, il ne voulût parler que de circonstances secondaires. Mais où Bloch se trompait, c'est quand il croyait que M. de Norpois, même moins prudent de caractère et d'esprit moins exclusivement formel, eût pu, s'il l'avait voulu, lui dire la vérité sur le rôle d'Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de l'affaire. La vérité, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait douter que M. de Norpois la connût. Comment l'aurait-il ignorée puisqu'il connaissait les ministres ? Certes, Bloch pensait que la vérité politique peut être approximativement reconstituée par les cerveaux les plus lucides, mais il s'imaginait, tout comme le gros du public, qu'elle habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du président de la République et du président du Conseil, lesquels en donnent connaissance aux ministres. Or, même quand la vérité politique comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur d'un cliché radioscopique où le vulgaire croit que la maladie du patient s'inscrit en toutes lettres, tandis qu'en fait, ce cliché fournit un simple élément d'appréciation qui se joindra à beaucoup d'autres sur lesquels s'appliquera le raisonnement du médecin et d'où il tirera son diagnostic. Aussi la vérité politique, quand on se rapproche des hommes renseignés et qu'on croit l'atteindre, se dérobe. Même plus tard, et pour en rester à l'affaire Dreyfus, quand se produisit un fait aussi éclatant que l'aveu d'Henry, suivi de son suicide, ce fait fut aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards, et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du faux et conduit l'interrogatoire ; bien plus, parmi les ministres dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les mêmes pièces, mais dans le même esprit, le rôle d'Henry fut expliqué de façon entièrement opposée, les uns voyant en lui un complice d'Estherhazy, les autres assignant au contraire ce rôle à du Paty de Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire Cuignet et étant en complète opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put tirer de M. de Norpois c'est que, s'il était vrai que le chef d'état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement regrettable.
« Tenez pour assuré que le ministre de la Guerre a dû, in petto du moins, vouer son chef d'état-major aux dieux infernaux. Un désaveu officiel n'eût pas été à mon sens une superfétation. Mais le ministre de la Guerre s'exprime fort crûment là-dessus inter pocula. Il y a du reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de créer une agitation dont on ne peut ensuite rester maître.
— Mais ces pièces sont manifestement fausses », dit Bloch.
M. de Norpois ne répondit pas, mais déclara qu'il n'approuvait pas les manifestations du prince Henri d'Orléans :
« D'ailleurs elles ne peuvent que troubler la sérénité du prétoire et encourager des agitations qui dans un sens comme dans l'autre seraient à déplorer. Certes il faut mettre le holà aux menées antimilitaristes mais nous n'avons non plus que faire d'un grabuge encouragé par ceux des éléments de droite qui, au lieu de servir l'idée patriotique, songent à s'en servir. La France, Dieu merci, n'est pas une république sud-américaine et le besoin ne se fait pas sentir d'un général de pronunciamiento. »
Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans l'affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois parut prendre plaisir à donner des détails sur les suites de ce jugement.
« Si c'est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassée, car il est rare que, dans un procès où les dépositions de témoins sont aussi nombreuses, il n'y ait pas de vices de forme que les avocats puissent invoquer. Pour en finir sur l'algarade du prince Henri d'Orléans, je doute fort qu'elle ait été du goût de son père.
— Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus ? demanda la duchesse en souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de petits fours, l'air scandalisé.
— Nullement, je voulais seulement dire qu'il y a dans toute la famille, de ce côté-là, un sens politique dont on a pu voir, chez l'admirable princesse Clémentine, le nec plus ultra, et que son fils le prince Ferdinand a gardé comme un précieux héritage. Ce n'est pas le prince de Bulgarie qui eût serré le commandant Esterhazy dans ses bras.
— Il aurait préféré un simple soldat », murmura Mme de Guermantes qui dînait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui avait répondu une fois, comme il lui demandait si elle n'était pas jalouse : « Si, monseigneur, de vos bracelets ».
« Vous n'allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan ? » dit M. de Norpois à Mme de Villeparisis pour couper court à l'entretien avec Bloch. Celui-ci ne déplaisait pas à l'ambassadeur qui nous dit plus tard non sans naïveté, et sans doute à cause des quelques traces qui subsistaient dans le langage de Bloch de la mode néo-homérique qu'il avait pourtant abandonnée : « Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait : “les Doctes Soeurs” comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C'est devenu assez rare dans la jeunesse actuelle et cela l'était même dans celle qui l'avait précédée. Nous-mêmes nous étions un peu romantiques. » Mais si singulier que lui parût l'interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l'entretien n'avait que trop duré.
« Non, Monsieur, je ne vais plus au bal, répondit-elle avec un joli sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres ? C'est de votre âge », ajouta-t-elle en englobant dans un même regard M. de Châtellerault, son ami, et Bloch. « Moi aussi j'ai été invitée », dit-elle en affectant par plaisanterie d'en tirer vanité. « On est même venu m'inviter. » (On : c'était la princesse de Sagan.)
« Je n'ai pas de carte d'invitation », dit Bloch, pensant que Mme de Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait heureuse de recevoir l'ami d'une femme qu'elle était venue inviter en personne.
La marquise ne répondit rien, et Bloch n'insista pas, car il avait une affaire plus sérieuse à traiter avec elle et pour laquelle il venait de lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux jeunes gens dire qu'ils avaient donné leur démission du cercle de la rue Royale où on entrait comme dans un moulin, il voulait demander à Mme de Villeparisis de l'y faire recevoir.
« Est-ce que ce n'est pas assez faux chic, assez snob à côté, ces Sagan ? dit-il d'un air sarcastique.
— Mais pas du tout, c'est ce que nous faisons de mieux dans le genre, répondit M. d'Argencourt qui avait adopté toutes les plaisanteries parisiennes.
— Alors, dit Bloch à demi ironiquement, c'est ce qu'on appelle une des solennités, des grandes assises mondaines de la saison ! »
Mme de Villeparisis dit gaiement à Mme de Guermantes : « Voyons, est-ce une grande solennité mondaine, le bal de Mme de Sagan ?
— Ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela, lui répondit ironiquement la duchesse, je ne suis pas encore arrivée à savoir ce que c'était qu'une solennité mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas mon fort.
— Ah ! je croyais le contraire », dit Bloch qui se figurait que Mme de Guermantes avait parlé sincèrement.
Il continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de questions sur l'affaire Dreyfus ; celui-ci déclara qu'à « vue de nez » le colonel du Paty de Clam lui faisait l'effet d'un cerveau un peu fumeux et qui n'avait peut-être pas été très heureusement choisi pour conduire cette chose délicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement, une instruction.
« Je sais que le parti socialiste réclame sa tête à cor et à cri, ainsi que l'élargissement immédiat du prisonnier de l'île du Diable. Mais je pense que nous n'en sommes pas encore réduits à passer ainsi sous les fourches caudines de MM. Gérault-Richard et consorts. Cette affaire-là, jusqu'ici, c'est la bouteille à l'encre. Je ne dis pas que d'un côté comme de l'autre il n'y ait à cacher d'assez vilaines turpitudes. Que même certains protecteurs plus ou moins désintéressés de votre client puissent avoir de bonnes intentions, je ne prétends pas le contraire mais vous savez que l'enfer en est pavé, ajouta-t-il avec un regard fin. Il est essentiel que le gouvernement donne l'impression qu'il n'est pas plus aux mains des fartions de gauche qu'il n'a à se rendre pieds et poings liés aux sommations de je ne sais quelle armée prétorienne qui, croyez-moi, n'est pas l'Armée. Il va de soi que si un fait nouveau se produisait, une procédure de révision serait entamée. La conséquence saute aux yeux. Réclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte. Ce jour-là le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait tomber en quenouille ce qui est sa prérogative essentielle. Les coq-à-l'âne ne suffiront plus. Il faudra donner des juges à Dreyfus. Et ce sera chose facile car, quoique l'on ait pris l'habitude dans notre douce France où l'on aime à se calomnier soi-même, de croire ou de laisser croire que pour faire entendre les mots de vérité et de justice il est indispensable de traverser la Manche, ce qui n'est bien souvent qu'un moyen détourné de rejoindre la Sprée, il n'y a pas de juges qu'à Berlin. Mais une fois l'action gouvernementale mise en mouvement, le gouvernement saurez-vous l'écouter ? Quand il vous conviera à remplir votre devoir civique, saurez-vous l'écouter, vous rangerez-vous autour de lui ? À son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et répondre : “Présent !” ? »
M. de Norpois posait ces questions à Bloch avec une véhémence qui tout en intimidant mon camarade le flattait aussi ; car l'ambassadeur avait l'air de s'adresser en lui à tout un parti, d'interroger Bloch comme s'il avait reçu les confidences de ce parti et pouvait assumer la responsabilité des décisions qui seraient prises. « Si vous ne désarmiez pas », continua M. de Norpois sans attendre la réponse collective de Bloch, « si, avant même que fût séchée l'encre du décret qui instituerait la procédure de révision, obéissant à je ne sais quel insidieux mot d'ordre vous ne désarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition stérile qui semble pour certains l'ultima ratio de la politique, si vous vous retiriez sous votre tente et brûliez vos vaisseaux, ce serait à votre grand dam. Êtes-vous prisonnier des fauteurs de désordre ? Leur avez-vous donné des gages ? » Bloch était embarrassé pour répondre. M. de Norpois ne lui en laissa pas le temps. « Si la négative est vraie, comme je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble malheureusement manquer à certains de vos chefs et de vos amis, quelque esprit politique, le jour même où la Chambre criminelle sera saisie, si vous ne vous laissez pas embrigader par les pêcheurs en eau trouble, vous aurez ville gagnée. Je ne réponds pas que tout l'état-major puisse tirer son épingle du jeu, mais c'est déjà bien beau si une partie tout au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres. Il va de soi d'ailleurs que c'est au gouvernement qu'il appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes impunis, non, certes, en obéissant aux excitations socialistes ni de je ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les yeux et peut-être avec l'instinct qu'ont tous les conservateurs de se ménager des appuis dans le camp adverse. L'action gouvernementale doit s'exercer sans souci des surenchères, d'où qu'elles viennent. Le gouvernement n'est, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, à l'autre pôle, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de profession et les empêcher de relever la tête. La France dans son immense majorité désire le travail dans l'Ordre ! Là-dessus ma religion est faite. Mais il ne faut pas craindre d'éclairer l'opinion ; et si quelques moutons, de ceux qu'a si bien connus notre Rabelais, se jetaient à l'eau tête baissée, il conviendrait de leur montrer que cette eau est trouble, qu'elle a été troublée à dessein par une engeance qui n'est pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il ne doit pas se donner l'air de sortir de sa passivité à son corps défendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien, j'entends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera toutes vos suggestions. S'il est avéré qu'il y ait eu erreur judiciaire, il sera assuré d'une majorité écrasante qui lui permettrait de se donner du champ.
— Vous, monsieur », dit Bloch, en se tournant vers M. d'Argencourt à qui on l'avait nommé en même temps que les autres personnes, « vous êtes certainement dreyfusard : à l'étranger tout le monde l'est.
— C'est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n'est-ce pas ? » répondit M. d'Argencourt avec cette insolence particulière qui consiste à prêter à l'interlocuteur une opinion qu'on sait manifestement qu'il ne partage pas, puisqu'il vient d'en émettre une opposée.
Bloch rougit ; M. d'Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si ce sourire, pendant qu'il l'adressa aux autres visiteurs, fut malveillant pour Bloch, il le tempéra de cordialité en l'arrêtant finalement sur mon ami afin d'ôter à celui-ci le prétexte de se fâcher des mots qu'il venait d'entendre et qui n'en restaient pas moins cruels. Mme de Guermantes dit à l'oreille de M. d'Argencourt quelque chose que je n'entendis pas mais qui devait avoir trait à la religion de Bloch, car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression à laquelle la peur qu'on a d'être remarqué par la personne dont on parle donne quelque chose d'hésitant et de faux et où se mêle la gaieté curieuse et malveillante qu'inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement étrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna vers le duc de Châtellerault : « Vous, Monsieur, qui êtes français, vous savez certainement qu'on est dreyfusard à l'étranger, quoiqu'on prétende qu'en France on ne sait jamais ce qui se passe à l'étranger. Du reste je sais qu'on peut causer avec vous, Saint-Loup me l'a dit. » Mais le jeune duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui était lâche comme on l'est souvent dans le monde, usant d'ailleurs d'un esprit précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus : « Excusez-moi, monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c'est une affaire dont j'ai pour principe de ne parler qu'entre Japhétiques. » Tout le monde sourit, excepté Bloch, non qu'il n'eût l'habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines juives, sur son côté qui tenait un peu au Sinaï. Mais au lieu d'une de ces phrases, lesquelles sans doute n'étaient pas prêtes, le déclic de la machine intérieure en fit monter une autre à la bouche de Bloch. Et on ne put recueillir que ceci : « Mais comment avez-vous pu savoir ? Qui vous a dit ? » comme s'il avait été le fils d'un forçat. D'autre part, étant donné son nom, qui ne passe pas précisément pour chrétien, et son visage, son étonnement montrait quelque naïveté.
Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l'ayant pas complètement satisfait, il s'approcha de l'archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L'archiviste ne répondit rien ; il était nationaliste et ne cessait de prêcher à la marquise qu'il y aurait bientôt une guerre sociale et qu'elle devrait être plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch n'était pas un émissaire secret du Syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu'il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l'archiviste, la seule personne qui lui inspirât quelque crainte, et par lequel elle était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait l'article de M. Judet dans Le Petit Journal). Elle voulut donc signaler à Bloch qu'il eût à ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une grande dame met quelqu'un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte nullement le doigt levé et les yeux flambants que l'on se figure.
Comme Bloch s'approchait d'elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son grand fauteuil, elle parut à demi tirée d'une vague somnolence. Ses regards noyés n'eurent que la lueur faible et charmante d'une perle. Les adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. Cette scène mit Bloch au comble de l'étonnement, mais comme un cercle de personnes en était témoin alentour, il ne pensa pas qu'elle pût se prolonger sans inconvénient pour lui et, pour forcer la marquise, la main qu'on ne venait pas lui prendre, de lui-même il la tendit. Mme de Villeparisis fut choquée. Mais sans doute, tout en tenant à donner une satisfaction immédiate à l'archiviste et au clan antidreyfusard, voulait-elle pourtant ménager l'avenir, elle se contenta d'abaisser les paupières et de fermer à demi les yeux.
« Je crois qu'elle dort », dit Bloch à l'archiviste qui, se sentant soutenu par la marquise, prit un air indigné. « Adieu, madame » cria-t-il.
La marquise fit le léger mouvement de lèvres d'une mourante qui voudrait ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaît plus. Puis elle se tourna, débordante d'une vie retrouvée, vers le marquis d'Argencourt tandis que Bloch s'éloignait, persuadé qu'elle était « ramollie ». Plein de curiosité et du dessein d'éclairer un incident si étrange, il revint la voir quelques jours après. Elle le reçut très bien parce qu'elle était bonne femme, que l'archiviste n'était pas là, qu'elle tenait à la saynète que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu'enfin elle avait fait le jeu de grande dame qu'elle désirait, lequel fut universellement admiré et commenté le soir même dans divers salons, mais d'après une version qui n'avait déjà plus aucun rapport avec la vérité.
« Vous parliez des Sept Princesses, duchesse, vous savez (je n'en suis pas plus fier pour ça) que l'auteur de ce… comment dirai-je, de ce factum, est un de mes compatriotes », dit M. d'Argencourt avec une ironie mêlée de la satisfaction de connaître mieux que les autres l'auteur d'une oeuvre dont on venait de parler. « Oui, il est belge, de son état, ajouta-t-il.
— Vraiment ? Non, nous ne vous accusons pas d'être pour quoi que ce soit dans Les Sept Princesses. Heureusement pour vous et pour vos compatriotes, vous ne ressemblez pas à l'auteur de cette ineptie. Je connais des Belges très aimables, vous, votre roi qui est un peu timide mais plein d'esprit, mes cousins Ligne et bien d'autres, mais heureusement vous ne parlez pas le même langage que l'auteur des Sept Princesses. Du reste, si vous voulez que je vous dise, c'est trop d'en parler parce que surtout ce n'est rien. Ce sont des gens qui cherchent à avoir l'air obscur et au besoin qui s'arrangent d'être ridicules pour cacher qu'ils n'ont pas d'idées. S'il y avait quelque chose dessous, je vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d'un ton sérieux, du moment qu'il y a de la pensée. Je ne sais pas si vous avez vu la pièce de Borrelli. Il y a des gens que cela a choqués ; moi, quand je devrais me faire lapider », ajouta-t-elle sans se rendre compte qu'elle ne courait pas de grands risques, « j'avoue que j'ai trouvé cela infiniment curieux. Mais Les Sept Princesses ! L'une d'elles a beau avoir des bontés pour mon neveu, je ne peux pas pousser les sentiments de famille… »
La duchesse s'arrêta net, car une dame entrait qui était la vicomtesse de Marsantes, la mère de Robert. Mme de Marsantes était considérée dans le faubourg Saint-Germain comme un être supérieur, d'une bonté, d'une résignation angéliques. On me l'avait dit et je n'avais pas de raison particulière pour en être surpris, ne sachant pas à ce moment-là qu'elle était la propre soeur du duc de Guermantes. Plus tard j'ai toujours été étonné chaque fois que j'appris, dans cette société, que des femmes mélancoliques, pures, sacrifiées, vénérées comme d'idéales saintes de vitrail, avaient fleuri sur la même souche généalogique que des frères brutaux, débauchés et vils. Des frères et soeurs, quand ils sont tout à fait pareils de visage comme étaient le duc de Guermantes et Mme de Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence, un même coeur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de même de vastes vues si elle est d'esprit borné, et une abnégation sublime si elle est de coeur dur.
Mme de Marsantes suivait les cours de Brunetière. Elle enthousiasmait le faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, l'édifiait aussi. Mais la connexité morphologique du joli nez et du regard pénétrant m'incitait pourtant à classer Mme de Marsantes dans la même famille intellectuelle et morale que son frère le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait d'être une femme et peut-être d'avoir été malheureuse et d'avoir l'opinion de tous pour soi, pouvait faire qu'on fût aussi différent des siens, comme dans les chansons de geste où toutes les vertus et les grâces sont réunies en la soeur de frères farouches. Il me semblait que la nature, moins libre que les vieux poètes, devait se servir à peu près exclusivement des éléments communs à la famille et je ne pouvais lui attribuer tel pouvoir d'innovation qu'elle fit, avec les matériaux analogues à ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de brutalité. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe, lesquelles étaient noires. C'est qu'elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l'empêchait pas de faire des visites, d'aller à de petits dîners, mais en deuil. C'était une grande dame. Par atavisme son âme était remplie par la frivolité des existences de cour, avec tout ce qu'elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme de Marsantes n'avait pas eu la force de regretter longtemps son père et sa mère, mais pour rien au monde elle n'eût porté de couleurs dans le mois qui suivait la mort d'un cousin. Elle fut plus qu'aimable avec moi parce que j'étais l'ami de Robert et parce que je n'étais pas du même monde que Robert. Cette bonté s'accompagnait d'une feinte timidité, de l'espèce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de la pensée qu'on ramène à soi comme une jupe indiscrète, pour ne pas prendre trop de place, pour rester bien droite, même dans la souplesse, comme le veut la bonne éducation. Bonne éducation qu'il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre d'ailleurs, plusieurs de ces dames versant très vite dans le dévergondage des moeurs sans perdre jamais la correction presque enfantine des manières. Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu'il s'agissait d'un roturier, par exemple de Bergotte, d'Elstir, elle disait en détachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents en une modulation qui était particulière aux Guermantes : « J'ai eu l'honneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir », soit pour faire admirer son humilité, soit par le même goût qu'avait M. de Guermantes de revenir aux formes désuètes, pour protester contre les usages de mauvaise éducation actuelle où on ne se dit pas assez « honoré ». Quelle que fût celle de ces deux raisons qui fût la vraie, de toute façon on sentait que, quand Mme de Marsantes disait : « J'ai eu l'honneur, le grand hon-neur », elle croyait remplir un grand rôle, et montrer qu'elle savait accueillir les noms des hommes de valeur comme elle les eût reçus eux-mêmes dans son château, s'ils s'étaient trouvés dans le voisinage. D'autre part, comme sa famille était nombreuse, qu'elle l'aimait beaucoup, que, lente de débit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les parentés, elle se trouvait (sans aucun désir d'étonner et tout en n'aimant sincèrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse sublimes) citer à tout instant toutes les familles médiatisées d'Europe, ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si elles étaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidité.
À la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu'elle faisait, mais surtout parce que la pureté d'un sang où depuis plusieurs générations on ne rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire de France, avait ôté à sa manière d'être tout ce que les gens du peuple appellent « des manières » et lui avait donné la parfaite simplicité. Elle ne craignait pas d'embrasser une pauvre femme qui était malheureuse et lui disait d'aller chercher un char de bois au château. C'était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un mariage colossalement riche à Robert. Être grande dame, c'est jouer à la grande dame, c'est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité. C'est un jeu qui coûte extrêmement cher, d'autant plus que la simplicité ne ravit qu'à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas être simples, c'est-à-dire que vous êtes très riches. On me dit plus tard, quand je racontai que je l'avais vue : « Vous avez dû vous rendre compte qu'elle a été ravissante. » Mais la vraie beauté est si particulière, si nouvelle, qu'on ne la reconnaît pas pour la beauté. Je me dis seulement ce jour-là qu'elle avait un nez tout petit, des yeux très bleus, le cou long et l'air triste.
« Écoute, dit Mme de Villeparisis à la duchesse de Guermantes, je crois que j'aurai tout à l'heure la visite d'une femme que tu ne veux pas connaître, j'aime mieux te prévenir pour que cela ne t'ennuie pas. D'ailleurs, tu peux être tranquille, je ne l'aurai jamais chez moi plus tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd'hui. C'est la femme de Swann. »
Mme Swann, voyant les proportions que prenait l'affaire Dreyfus, et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l'avait supplié de ne plus jamais parler de l'innocence du condamné. Quand il n'était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela d'ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent s'était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann avait gagné à cette attitude d'entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisémites qui commençaient à se former et avait noué des relations avec plusieurs personnes de l'aristocratie. Il peut paraître étrange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si amie de Swann, eût, au contraire, toujours résisté au désir qu'il ne lui avait pas caché de lui présenter sa femme. Mais on verra plus tard que c'était un effet du caractère particulier de la duchesse qui jugeait qu'elle « n'avait pas » à faire telle ou telle chose, et imposait avec despotisme ce qu'avait décidé son « libre arbitre » mondain, fort arbitraire.
« Je vous remercie de me prévenir, répondit la duchesse. Cela me serait en effet très désagréable. Mais comme je la connais de vue, je me lèverai à temps.
— Je t'assure, Oriane, elle est très agréable, c'est une excellente femme, dit Mme de Marsantes.
— Je n'en doute pas, mais je n'éprouve aucun besoin de m'en assurer par moi-même.
— Est-ce que tu es invitée chez Lady Israëls ? » demanda Mme de Villeparisis à la duchesse, pour changer la conversation. « Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, répondit Mme de Guermantes. C'est à Marie-Aynard qu'il faut demander cela. Elle la connaît et je me suis toujours demandé pourquoi.
— Je l'ai en effet connue, répondit Mme de Marsantes, je confesse mes erreurs. Mais je suis décidée à ne plus la connaître. Il paraît que c'est une des pires et qu'elle ne s'en cache pas. Du reste, nous avons tous été trop confiants, trop hospitaliers. Je ne fréquenterai plus personne de cette nation. Pendant qu'on avait de vieux cousins de province du même sang, à qui on fermait sa porte, on l'ouvrait aux Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. Hélas ! je n'ai rien à dire, j'ai un fils adorable et qui débite, en jeune fou qu'il est, toutes les insanités possibles », ajouta-t-elle en entendant que M. d'Argencourt avait fait allusion à Robert. « Mais, à propos de Robert, est-ce que vous ne l'avez pas vu ? demanda-t-elle à Mme de Villeparisis ; comme c'est samedi, je pensais qu'il aurait pu passer vingt-quatre heures à Paris et dans ce cas il serait sûrement venu vous voir. »
En réalité Mme de Marsantes pensait que son fils n'aurait pas de permission ; mais comme, en tout cas, elle savait que s'il en avait eu une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espérait, en ayant l'air de croire qu'elle l'eût trouvé ici, lui faire pardonner par sa tante susceptible, toutes les visites qu'il ne lui avait pas faites.
« Robert ici ! Mais je n'ai pas même eu un mot de lui ; je crois que je ne l'ai pas vu depuis Balbec.
— Il est si occupé, il a tant à faire », dit Mme de Marsantes.
Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui regarda le cercle qu'avec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le tapis. Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti de sa belle-soeur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle n'était qu'à demi fâchée des fredaines de Robert. À ce moment la porte s'étant ouverte de nouveau, celui-ci entra.
« Tiens, quand on parle du Saint-Loup », dit Mme de Guermantes.
Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n'avait pas vu entrer son fils. Quand elle l'aperçut, en cette mère la joie battit véritablement comme un coup d'aile, le corps de Mme de Marsantes se souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux émerveillés :
« Comment, tu es venu ! Quel bonheur ! Quelle surprise !
— Ah ! quand on parle du Saint-Loup, je comprends, dit le diplomate belge en riant aux éclats.
— C'est délicieux », répliqua sèchement Mme de Guermantes qui détestait les calembours et n'avait hasardé celui-là qu'en ayant l'air de se moquer d'elle-même. « Bonjour, Robert, dit-elle ; eh bien ! voilà comme on oublie sa tante. »
Ils causèrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que Saint-Loup se rapprochait de sa mère, Mme de Guermantes se tourna vers moi.
« Bonjour, comment allez-vous ? » me dit-elle.
Elle laissa pleuvoir sur moi la lumière de son regard bleu, hésita un instant, déplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son corps qui se redressa rapidement en arrière comme un arbuste qu'on a couché et qui, laissé libre, revient à sa position naturelle. Ainsi agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui l'observait et faisait à distance des efforts désespérés pour obtenir un peu plus encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombât, il vint l'alimenter et répondit pour moi :
« Il ne va pas très bien, il est un peu fatigué ; du reste, il irait peut-être mieux s'il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas qu'il aime beaucoup te voir.
— Ah ! mais, c'est très aimable », dit Mme de Guermantes d'un ton volontairement banal, comme si je lui eusse apporté son manteau. « Je suis très flattée.
— Tiens, je vais un peu près de ma mère, je te donne ma chaise », me dit Saint-Loup en me forçant ainsi à m'asseoir à côté de sa tante.
Nous nous tûmes tous deux.
« Je vous aperçois quelquefois le matin », me dit-elle comme si ce fût une nouvelle qu'elle m'eût apprise et comme si moi je ne la voyais pas. « Ça fait beaucoup de bien à la santé.
— Oriane, dit à mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez voir Mme de Saint-Ferréol, est-ce que vous auriez été assez gentille pour lui dire qu'elle ne m'attende pas à dîner ? Je resterai chez moi puisque j'ai Robert. Si même j'avais osé vous demander de dire en passant qu'on achète tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça s'appelle des “Corona”, il n'y en a plus. »
Robert se rapprocha ; il avait seulement entendu le nom de Mme de Saint-Ferréol.
« Qu'est-ce que c'est encore que ça, Mme de Saint-Ferréol ? » demanda-t-il sur un ton d'étonnement et de décision, car il affectait d'ignorer tout ce qui concernait le monde.
« Mais voyons, mon chéri, tu sais bien, dit sa mère, c'est la soeur de Vermandois ; c'est elle qui t'avait donné ce beau jeu de billard que tu aimais tant.
— Comment, c'est la soeur de Vermandois, je n'en avais pas la moindre idée. Ah ! ma famille est épatante », dit-il en se tournant à demi vers moi et en prenant sans s'en rendre compte les intonations de Bloch comme il empruntait ses idées, « elle connaît des gens inouïs, des gens qui s'appellent plus ou moins Saint-Ferréol (et détachant la dernière consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promène en victoria, elle mène une existence fabuleuse. C'est prodigieux. »
Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort comme d'un sourire forcé qu'on ravale et qui était destiné à montrer qu'elle prenait part, dans la mesure où la parenté l'y obligeait, à l'esprit de son neveu. On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu'il était là.
« Allez le chercher, monsieur » dit Mme de Villeparisis à l'ancien ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand.
Mais la marquise le rappela : « Attendez, monsieur ; faudra-t-il que je lui montre la miniature de l'impératrice Charlotte ?
— Ah ! je crois qu'il sera ravi, dit l'ambassadeur d'un ton pénétré et comme s'il enviait ce fortuné ministre de la faveur qui l'attendait.
— Ah ! je sais qu'il est très bien pensant, dit Mme de Marsantes, et c'est si rare parmi les étrangers. Mais je suis renseignée. C'est l'antisémitisme en personne. »
Le nom du prince gardait, dans la franchise avec laquelle ses premières syllabes étaient – comme on dit en musique – attaquées, et dans la bégayante répétition qui les scandait, l'élan, la naïveté maniérée, les lourdes « délicatesses » germaniques projetées comme des branchages verdâtres sur le « Heim » d'émail bleu sombre qui déployait la mysticité d'un vitrail rhénan derrière les dorures pâles et finement ciselées du XVIIe siècle allemand. Ce nom contenait parmi les noms divers dont il était formé, celui d'une petite ville d'eaux allemande où tout enfant j'avais été avec ma grand-mère, au pied d'une montagne honorée par les promenades de Goethe, et des vignobles de laquelle nous buvions au Kurhof les crus illustres à l'appellation composée et retentissante comme les épithètes qu'Homère donne à ses héros. Aussi à peine eus-je entendu prononcer le nom du prince qu'avant de m'être rappelé la station thermale il me parut diminuer, s'imprégner d'humanité, trouver assez grande pour lui une petite place dans ma mémoire à laquelle il adhéra, familier, terre à terre, pittoresque, savoureux, léger, avec quelque chose d'autorisé, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et je reconnus le nom d'un village traversé par la rivière où chaque soir, la cure finie, j'allais en barque, à travers les moustiques ; et celui d'une forêt assez éloignée pour que le médecin ne m'eût pas permis d'y aller en promenade. Et en effet il était compréhensible que la suzeraineté du seigneur s'étendît aux lieux circonvoisins et associât à nouveau dans l'énumération de ses titres les noms qu'on pouvait lire à côté les uns des autres sur une carte. Ainsi sous la visière du prince du Saint-Empire et de l'écuyer de Franconie, ce fut le visage d'une terre aimée où s'étaient souvent arrêtés pour moi les rayons du soleil de six heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et électeur palatin, fût entré. Car j'appris en quelques instants que les revenus qu'il tirait de la forêt et de la rivière peuplées de gnomes et d'ondines, de la montagne enchantée où s'élève le vieux Burg qui garde le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir cinq automobiles Charron, un hôtel à Paris et un à Londres, une loge le lundi à l'Opéra et une aux « mardis » des « Français ». Il ne me semblait pas, et il ne semblait pas lui-même le croire, qu'il différât des hommes de même fortune et de même âge qui avaient une moins poétique origine. Il avait leur culture, leur idéal, se réjouissait de son rang mais seulement à cause des avantages qu'il lui conférait, et n'avait plus qu'une ambition dans la vie, celle d'être élu membre correspondant de l'Académie des sciences morales et politiques, raison pour laquelle il était venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme était à la tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d'être présenté chez la marquise, ce n'était pas qu'il en eût éprouvé d'abord le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d'entrer à l'Institut, il n'avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d'au moins une dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d'habiles tractations, d'en ajouter d'autres. Aussi le prince qui l'avait connu en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le voir et avait-il fait tout ce qu'il avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prévenances avaient l'air de ne pas compter, qui n'avait pas fait avancer sa candidature d'un pas, ne lui avait même pas promis sa voix ! Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même ne voulait pas qu'il se dérangeât et « prît la peine de venir jusqu'à sa porte », se rendait lui-même à l'hôtel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lancé : « Je voudrais bien être votre collègue », répondait d'un ton pénétré : « Ah ! je serais très heureux ! » Et sans doute un naïf, un docteur Cottard, se fût dit : « Voyons, il est là chez moi, c'est lui qui a tenu à venir parce qu'il me considère comme un personnage plus important que lui, il me dit qu'il serait heureux que je sois de l'Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable ! sans doute s'il ne me propose pas de voter pour moi, c'est qu'il n'y pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes rôties, que j'ai autant de voix que j'en veux, et c'est pour cela qu'il ne m'offre pas la sienne, mais je n'ai qu'à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire : Hé bien ! votez pour moi, et il sera obligé de le faire. »
Mais le prince de Faffenheim n'était pas un naïf ; il était ce que le docteur Cottard eût appelé « un fin diplomate » et il savait que M. de Norpois n'en était pas un moins fin, ni un homme qui ne se fût pas avisé de lui-même qu'il pourrait être agréable à un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d'avance jusqu'où on veut aller et ce qu'on ne vous fera pas dire. Il n'ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c'est pour cela qu'il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de Saint-André. Mais s'il eût dû rendre compte à son gouvernement de l'entretien qu'il avait eu après cela avec M. de Norpois, il eût pu énoncer dans sa dépêche : « J'ai compris que j'avais fait fausse route. » Car dès qu'il avait recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit :
« J'aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honorés que vous ayez pensé à eux. C'est une candidature tout à fait intéressante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, l'Académie est très routinière, elle s'effraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l'en blâme. Que de fois il m'est arrivé de le laisser entendre à mes collègues. Je ne sais même pas, Dieu me pardonne, si le mot d'encroûtés n'est pas sorti une fois de mes lèvres », avait-il ajouté avec un sourire scandalisé, à mi-voix, presque a parte, comme dans un effet de théâtre et en jetant sur le prince un coup d'oeil rapide et oblique de son oeil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. « Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalité aussi éminente que la vôtre s'embarquer dans une partie perdue d'avance. Tant que les idées de mes collègues resteront aussi arriérées, j'estime que la sagesse est de s'abstenir. Croyez bien d'ailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collège qui tend à devenir une nécropole, si j'escomptais une chance possible pour vous, je serais le premier à vous en avertir. »
« Le cordon de Saint-André est une erreur, pensa le prince ; les négociations n'ont pas fait un pas ; ce n'est pas cela qu'il voulait. Je n'ai pas mis la main sur la bonne clef. »
C'était un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formé à la même école que le prince, eût été capable. On peut railler la pédantesque niaiserie avec laquelle les diplomates à la Norpois s'extasient devant une parole officielle à peu près insignifiante. Mais leur enfantillage a sa contrepartie : les diplomates savent que, dans la balance qui assure cet équilibre, européen ou autre, qu'on appelle la paix, les bons sentiments, les beaux discours, les supplications pèsent fort peu ; et que le poids lourd, le vrai, le déterminant, consiste en autre chose, en la possibilité que l'adversaire a, s'il est assez fort, ou n'a pas, de contenter, par moyen d'échange, un désir. Cet ordre de vérités, qu'une personne entièrement désintéressée comme ma grand-mère, par exemple, n'eût pas compris, M. de Norpois, le prince von *** avaient souvent été aux prises avec lui. Chargé d'affaires dans des pays avec lesquels nous avions été à deux doigts d'avoir la guerre, M. de Norpois, anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très bien que ce n'était pas par le mot « Paix », ou par le mot « Guerre », qu'ils lui seraient signifiés, mais par un autre, banal en apparence, terrible ou béni, que le diplomate, à l'aide de son chiffre, saurait immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la France, il répondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la nation ennemie verrait aussitôt : Guerre. Et même, selon une coutume ancienne, analogue à celle qui donnait au premier rapprochement de deux êtres promis l'un à l'autre la forme d'une entrevue fortuite à une représentation du théâtre du Gymnase, le dialogue où le destin dicterait le mot « Guerre » ou le mot « Paix » n'avait généralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc d'un « Kurgarten » où le ministre et M. de Norpois allaient l'un et l'autre à des fontaines thermales boire à la source de petits verres d'une eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se rencontraient à l'heure de la cure, faisaient d'abord ensemble quelques pas d'une promenade que, sous son apparence bénigne, les deux interlocuteurs savaient aussi tragique qu'un ordre de mobilisation. Or, dans une affaire privée comme cette présentation à l'Institut, le prince avait usé du même système d'inductions qu'il avait fait dans la Carrière, de la même méthode de lecture à travers des symboles superposés.
Et certes on ne peut prétendre que ma grand-mère et ses rares pareils eussent été seuls à ignorer ce genre de calculs. En partie, la moyenne de l'humanité, exerçant des professions tracées d'avance, rejoint par son manque d'intuition l'ignorance que ma grand-mère devait à son haut désintéressement. Il faut souvent descendre jusqu'aux êtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l'action ou des paroles en apparence les plus innocentes, dans l'intérêt, dans la nécessité de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu'il va payer lui dit : « Ne parlons pas d'argent », cette parole doit être comptée, ainsi qu'on dit en musique, comme « une mesure pour rien », et que si plus tard elle lui déclare : « Tu m'as fait trop de peine, tu m'as souvent caché la vérité, je suis à bout », il doit interpréter : « Un autre protecteur lui offre davantage » ? Encore n'est-ce là que le langage d'une cocotte assez rapprochée des femmes du monde. Les apaches fournissent des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand, si les apaches leur étaient inconnus, avaient accoutumé de vivre sur le même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur, des êtres, d'égoïsme et de ruse, qu'on ne dompte que par la force, par la considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu'au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation : « périr ». Mais comme tout cela n'est pas dit dans les divers Livres Jaunes et autres, le peuple est volontiers pacifiste ; s'il est guerrier, c'est instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont décidé les chefs d'État avertis par les Norpois.
L'hiver suivant, le prince fut très malade, il guérit mais son coeur resta irrémédiablement atteint.
« Diable ! se dit-il, il ne faudrait pas perdre de temps pour l'Institut ; car, si je suis trop long, je risque de mourir avant d'être nommé. Ce serait vraiment désagréable. »
Il fit sur la politique de ces vingt dernières années une étude pour la Revue des Deux Mondes et s'y exprima à plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta qu'il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le prince se dit, comme quelqu'un qui vient d'essayer d'une autre clef pour une serrure : « Ce n'est pas encore celle-ci », et se sentant un peu essoufflé en reconduisant M. de Norpois, pensa : « Sapristi, ces gaillards-là me laisseront crever avant de me faire entrer. Dépêchons. »
Le même soir, il rencontra M. de Norpois à l'Opéra :
« Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne saviez pas comment me prouver votre reconnaissance ; c'est fort exagéré, car vous ne m'en devez aucune, mais je vais avoir l'indélicatesse de vous prendre au mot. »
M. de Norpois n'estimait pas moins le tact du prince que le prince le sien. Il comprit immédiatement que ce n'était pas une demande qu'allait lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une affabilité souriante il se mit en devoir de l'écouter.
« Voilà, vous allez me trouver très indiscret. Il y a deux personnes auxquelles je suis très attaché et tout à fait diversement comme vous allez le comprendre, et qui se sont fixées depuis peu à Paris où elles comptent vivre désormais : ma femme et la grande-duchesse Jean. Elles vont donner quelques dîners, notamment en l'honneur du roi et de la reine d'Angleterre, et leur rêve aurait été de pouvoir offrir à leurs convives une personne pour laquelle sans la connaître elles éprouvent toutes deux une grande admiration. J'avoue que je ne savais comment faire pour contenter leur désir quand j'ai appris tout à l'heure, par le plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne ; je sais qu'elle vit très retirée, ne veut voir que peu de monde, happy few ; mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me témoignez, je suis sûr qu'elle permettrait que vous me présentiez chez elle et que je lui transmette le désir de la grande-duchesse et de la princesse. Peut-être consentirait-elle à venir dîner avec la reine d'Angleterre et, qui sait, si nous ne l'ennuyons pas trop, passer les vacances de Pâques avec nous à Beaulieu chez la grande-duchesse Jean. Cette personne s'appelle la marquise de Villeparisis. J'avoue que l'espoir de devenir l'un des habitués d'un pareil bureau d'esprit me consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer à me présenter à l'Institut. Chez elle aussi on tient commerce d'intelligence et de fines causeries. »
Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la serrure ne résistait pas et qu'enfin cette clef-là y entrait.
« Une telle option est bien inutile, mon cher prince, répondit M. de Norpois ; rien ne s'accorde mieux avec l'Institut que le salon dont vous parlez et qui est une véritable pépinière d'académiciens. Je transmettrai votre requête à Mme la marquise de Villeparisis : elle en sera certainement flattée. Quant à aller dîner chez vous, elle sort très peu et ce sera peut-être plus difficile. Mais je vous présenterai et vous plaiderez vous-même votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer à l'Académie ; je déjeune précisément, de demain en quinze, pour aller ensuite avec lui à une séance importante, chez Leroy-Beaulieu sans lequel on ne peut faire une élection ; j'avais déjà laissé tomber devant lui votre nom qu'il connaît naturellement à merveille. Il avait émis certaines objections. Mais il se trouve qu'il a besoin de l'appui de mon groupe pour l'élection prochaine, et j'ai l'intention de revenir à la charge ; je lui dirai très franchement les liens tout à fait cordiaux qui nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous présentiez, je demanderais à tous mes amis de voter pour vous (le prince eut un profond soupir de soulagement) et il sait que j'ai des amis. J'estime que si je parvenais à m'assurer son concours, vos chances deviendraient fort sérieuses. Venez ce soir-là à six heures chez Mme de Villeparisis, je vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du matin. »
C'est ainsi que le prince de Faffenheim avait été amené à venir voir Mme de Villeparisis. Ma profonde désillusion eut lieu quand il parla. Je n'avais pas songé que, si une époque a des traits particuliers et généraux plus forts qu'une nationalité, de sorte que, dans un dictionnaire illustré où l'on donne jusqu'au portrait authentique de Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffère peu de Marivaux ou de Samuel Bernard, une nationalité a des traits particuliers plus forts qu'une caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un discours où je croyais d'avance que j'entendrais le frôlement des Elfes et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait pas moins cette poétique origine : le fait qu'en s'inclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit : « Ponchour, Matame la marquise » avec le même accent qu'un concierge alsacien.
« Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de thé ou un peu de tarte, elle est très bonne », me dit Mme de Guermantes, désireuse d'avoir été aussi aimable que possible. « Je fais les honneurs de cette maison comme si c'était la mienne », ajouta-t-elle sur un ton ironique qui donnait quelque chose d'un peu guttural à sa voix, comme si elle avait étouffé un rire rauque.
« Monsieur, dit Mme de Villeparisis à M. de Norpois, vous penserez tout à l'heure que vous avez quelque chose à dire au prince au sujet de l'Académie ? »
Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle à son poignet pour regarder l'heure.
« Oh ! mon Dieu ; il est temps que je dise au revoir à ma tante, si je dois encore passer chez Mme de Saint-Ferréol, et je dîne chez Mme Leroi. »
Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait d'apercevoir Mme Swann qui parut assez gênée de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute qu'avant personne elle m'avait dit être convaincue de l'innocence de Dreyfus.
« Je ne veux pas que ma mère me présente à Mme Swann, me dit Saint-Loup. C'est une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au nationalisme. Tiens, voici mon oncle Palamède. »
La présence de Mme Swann avait pour moi un intérêt particulier dû à un fait qui s'était produit quelques jours auparavant, et qu'il est nécessaire de relater à cause des conséquences qu'il devait avoir beaucoup plus tard, et qu'on suivra, dans leur détail, quand le moment sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, j'en avais reçu une à laquelle je ne m'attendais guère, celle de Charles Morel, le fils, inconnu de moi, de l'ancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce grand-oncle (celui chez lequel j'avais vu la dame en rose) était mort, l'année précédente. Son valet de chambre avait manifesté à plusieurs reprises l'intention de venir me voir ; je ne savais pas le but de sa visite, mais je l'aurais vu volontiers car j'avais appris par Françoise qu'il avait gardé un vrai culte pour la mémoire de mon oncle et faisait, à chaque occasion, le pèlerinage du cimetière. Mais obligé d'aller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me déléguait son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans, habillé plutôt richement qu'avec goût, mais qui pourtant avait l'air de tout, excepté d'un valet de chambre. Il tint du reste, dès l'abord, à couper le câble avec la domesticité d'où il sortait, en m'apprenant avec un sourire satisfait qu'il était premier prix du Conservatoire. Le but de sa visite était celui-ci : son père avait, parmi les souvenirs de mon oncle Adolphe, mis de côté certains qu'il avait jugé inconvenant d'envoyer à mes parents mais qui, pensait-il, étaient de nature à intéresser un jeune homme de mon âge. C'étaient les photographies des actrices célèbres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les dernières images de cette vie de vieux viveur qu'il séparait, par une cloison étanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les montrait, je me rendis compte qu'il affectait de me parler comme à un égal. Il avait à dire « vous », et le moins souvent possible « monsieur », le plaisir de quelqu'un dont le père n'avait jamais employé, en s'adressant à mes parents, que la « troisième personne ». Presque toutes les photographies portaient une dédicace telle que : « À mon meilleur ami. ». Une actrice plus ingrate et plus avisée avait écrit : « Au meilleur des amis », ce qui lui permettait, m'a-t-on assuré, de dire que mon oncle n'était nullement et à beaucoup près son meilleur ami, mais l'ami qui lui avait rendu le plus de petits services, l'ami dont elle se servait, un excellent homme, presque une vieille bête. Le jeune Morel avait beau chercher à s'évader de ses origines, on sentait que l'ombre de mon oncle Adolphe, vénérable et démesurée aux yeux du vieux valet de chambre, n'avait cessé de planer, presque sacrée, sur l'enfance et la jeunesse du fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel examinait ma chambre. Et comme je cherchais où je pourrais les serrer : « Mais comment se fait-il, me dit-il (d'un ton où le reproche n'avait pas besoin de s'exprimer tant il était dans les paroles mêmes), que je n'en voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre ? » Je sentis le rouge me monter au visage, et balbutiai : « Mais je crois que je n'en ai pas. – Comment, vous n'avez pas une seule photographie de votre oncle Adolphe qui vous aimait tant ! Je vous en enverrai une que je prendrai dans les quantités qu'a mon paternel et j'espère que vous l'installerez à la place d'honneur au-dessus de cette commode qui vous vient justement de votre oncle. » Il est vrai que, comme je n'avais même pas une photographie de mon père ou de ma mère dans ma chambre, il n'y avait rien de si choquant à ce qu'il ne s'en trouvât pas de mon oncle Adolphe. Mais il n'était pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait enseigné cette manière de voir à son fils, mon oncle était le personnage important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un éclat amoindri. J'étais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les jours que je serais une espèce de Racine, de Vaulabelle, et Morel me considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d'élection de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel était très « arriviste ». Ainsi ce jour-là il me demanda, étant un peu compositeur aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne connaissais pas de poète ayant une situation importante dans le monde « aristo ». Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les oeuvres de ce poète et n'avait jamais entendu son nom, qu'il prit en note. Or je sus que peu après il avait écrit à ce poète pour lui dire qu'admirateur fanatique de ses oeuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fit donner une audition chez la comtesse ***. C'était aller un peu vite et démasquer son plan. Le poète, blessé, ne répondit pas.
Au reste Charles Morel semblait avoir, à côté de l'ambition, un vif penchant vers des réalités plus concrètes. Il avait remarqué dans la cour la nièce de Jupien en train de faire un gilet et, bien qu'il me dît seulement avoir justement besoin d'un gilet « de fantaisie », je sentis que la jeune fille avait produit une grande impression sur lui. Il n'hésita pas à me demander de descendre et de le présenter, « mais pas par rapport à votre famille, vous m'entendez, je compte sur votre discrétion quant à mon père, dites seulement un grand artiste de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux commerçants ». Bien qu'il m'eût insinué que, ne le connaissant pas assez pour l'appeler, il le comprenait, « cher ami », je pourrais lui dire devant la jeune fille quelque chose comme « pas cher Maître évidemment… quoique, mais si cela vous plaît : cher grand artiste », j'évitai dans la boutique de le « qualifier », comme eût dit Saint-Simon, et me contentai de répondre à ses « vous » par des « vous ». Il avisa, parmi quelques pièces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que, malgré le mauvais goût qu'il avait, il ne put jamais, par la suite, porter ce gilet. La jeune fille se remit à travailler avec ses deux « apprenties » mais il me sembla que l'impression avait été réciproque et que Charles Morel, qu'elle crut « de mon monde » (plus élégant seulement et plus riche), lui avait plu singulièrement. Comme j'avais été très étonné de trouver parmi les photographies que m'envoyait son père une du portrait de Miss Sacripant (c'est-à-dire Odette) par Elstir, je dis à Charles Morel, en l'accompagnant jusqu'à la porte cochère : « Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame ? Je ne vois pas à quelle époque de la vie de mon oncle je puis la situer ; et cela m'intéresse à cause de M. Swann… – Justement j'oubliais de vous dire que mon père m'avait recommandé d'attirer votre attention sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine déjeunait chez votre oncle le dernier jour que vous l'avez vu. Mon père ne savait pas trop s'il pouvait vous faire entrer. Il paraît que vous aviez plu beaucoup à cette femme légère, et elle espérait vous revoir. Mais justement à ce moment-là il y a eu de la fâche dans la famille, à ce que m'a dit mon père, et vous n'avez jamais revu votre oncle. » Il sourit à ce moment, pour lui dire adieu de loin, à la nièce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage maigre, d'un dessin régulier, ses cheveux légers, ses yeux gais. Moi, en lui serrant la main, je pensais à Mme Swann, et je me disais avec étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans mon souvenir, que j'aurais désormais à l'identifier avec la « dame en rose ».
M. de Charlus fut bientôt assis à côté de Mme Swann. Dans toutes les réunions où il se trouvait, et dédaigneux à l'égard des hommes, courtisé par les femmes, il avait vite fait d'aller faire corps avec la plus élégante, de la toilette de laquelle il se sentait empanaché. La redingote ou le frac du baron le faisait ressembler à ces portraits par un grand coloriste, d'un homme en noir, mais qui a près de lui, sur une chaise, un manteau éclatant qu'il va revêtir pour quelque bal costumé. Ce tête-à-tête, généralement avec quelque Altesse, procurait à M. de Charlus de ces distinctions qu'il aimait. Il avait, par exemple, pour conséquence que les maîtresses de maison laissaient, dans une fête, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De plus, fort absorbé, semblait-il, à raconter, et très haut, d'amusantes histoires à la dame charmée, M. de Charlus était dispensé d'aller dire bonjour aux autres, donc d'avoir des devoirs à rendre. Derrière la barrière parfumée que lui faisait la beauté choisie, il était isolé au milieu d'un salon comme au milieu d'une salle de spectacle dans une loge et, quand on venait le saluer, au travers pour ainsi dire de la beauté de sa compagne, il était excusable de répondre fort brièvement et sans s'interrompre de parler à une femme. Certes Mme Swann n'était guère du rang des personnes avec qui il aimait ainsi à s'afficher. Mais il faisait profession d'admiration pour elle, d'amitié pour Swann, savait qu'elle serait flattée de son empressement, et était flatté lui-même d'être compromis par la plus jolie personne qu'il y eût là.
Mme de Villeparisis n'était d'ailleurs qu'à demi contente d'avoir la visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands défauts à sa tante, l'aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la colère, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans résister à ses impulsions, des lettres de la dernière violence dans lesquelles il faisait état de petites choses qu'il semblait jusque-là n'avoir pas remarquées. Entre autres exemples je peux citer ce fait, parce que mon séjour à Balbec me mit au courant de lui : Mme de Villeparisis, craignant de ne pas avoir emporté assez d'argent pour prolonger sa villégiature à Balbec, et n'aimant pas, comme elle était avare et craignait les frais superflus, faire venir de l'argent de Paris, s'était fait prêter trois mille francs par M. de Charlus. Celui-ci, un mois plus tard, mécontent de sa tante pour une raison insignifiante, les lui réclama par mandat télégraphique. Il reçut deux mille neuf cent quatre-vingt dix et quelques francs. Voyant sa tante quelques jours après à Paris et causant amicalement avec elle, il lui fit avec beaucoup de douceur remarquer l'erreur commise par la banque chargée de l'envoi. « Mais il n'y a pas erreur, répondit Mme de Villeparisis, le mandat télégraphique coûte six francs soixante-quinze. – Ah ! du moment que c'est intentionnel, c'est parfait, répliqua M. de Charlus. Je vous l'avais dit seulement pour le cas où vous l'auriez ignoré, parce que dans ce cas-là, si la banque avait agi de même avec des personnes moins liées avec vous que moi, cela aurait pu vous contrarier. – Non, non, il n'y a pas d'erreur. – Au fond vous avez eu parfaitement raison », conclut gaiement M. de Charlus en baisant tendrement la main de sa tante. En effet, il ne lui en voulait nullement et souriait seulement de cette petite mesquinerie. Mais quelque temps après, ayant cru que dans une chose de famille sa tante avait voulu le jouer et « monter contre lui tout un complot », comme celle-ci se retranchait assez bêtement derrière des hommes d'affaires avec qui il l'avait précisément soupçonnée d'être alliée contre lui, il lui avait écrit une lettre qui débordait de fureur et d'insolence. « Je ne me contenterai pas de me venger, ajoutait-il en post-scriptum, je vous rendrai ridicule. Je vais dès demain aller raconter à tout le monde l'histoire du mandat télégraphique et des six francs soixante-quinze que vous m'avez retenus sur les trois mille francs que je vous avais prêtés, je vous déshonorerai. » Au lieu de cela il était allé le lendemain demander pardon à sa tante Villeparisis, ayant regret d'une lettre où il y avait des phrases vraiment affreuses. D'ailleurs à qui eût-il pu apprendre l'histoire du mandat télégraphique ? Ne voulant pas de vengeance mais une sincère réconciliation, cette histoire du mandat, c'est maintenant qu'il l'aurait tue. Mais auparavant il l'avait racontée partout, tout en étant très bien avec sa tante, il l'avait racontée sans méchanceté, pour faire rire, et parce qu'il était l'indiscrétion même. Il l'avait racontée, mais sans que Mme de Villeparisis le sût. De sorte qu'ayant appris par sa lettre qu'il comptait la déshonorer en divulguant une circonstance où il lui avait déclaré à elle-même qu'elle avait bien agi, elle avait pensé qu'il l'avait trompée alors et mentait en feignant de l'aimer. Tout cela s'était apaisé mais chacun des deux ne savait pas exactement l'opinion que l'autre avait de lui. Certes il s'agit là d'un cas de brouilles intermittentes un peu particulier. D'ordre différent étaient celles de Bloch et de ses amis. D'un autre encore celles de M. de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de Villeparisis. Malgré cela il faut se rappeler que l'opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d'amitié, de famille, n'ont rien de fixe qu'en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient si parfaitement unis et qui, bientôt après, parlent tendrement l'un de l'autre ; tant d'infamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions inséparable et avec qui nous le trouverons réconcilié avant que nous ayons eu le temps de revenir de notre surprise ; tant de renversements d'alliances en si peu de temps, entre les peuples.
« Mon Dieu, ça chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint-Loup. Et Maman qui, dans son innocence, vient les déranger. Aux pures tout est pur ! »
Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son oeil dont le sourcil était relevé par le monocle et qui souriait, sa boutonnière en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles d'un triangle convulsif et frappant. Je n'avais pas osé le saluer, car il ne m'avait fait aucun signe. Or, bien qu'il ne fût pas tourné de mon côté, j'étais persuadé qu'il m'avait vu ; tandis qu'il débitait quelque histoire à Mme Swann dont flottait jusque sur un genou du baron le magnifique manteau couleur pensée, les yeux errants de M. de Charlus, pareils à ceux d'un marchand en plein vent qui craint l'arrivée de la Rousse, avaient certainement exploré chaque partie du salon et découvert toutes les personnes qui s'y trouvaient. M. de Châtellerault vint lui dire bonjour sans que rien décelât dans le visage de M. de Charlus qu'il eût aperçu le jeune duc avant le moment où celui-ci se trouva devant lui. C'est ainsi que, dans les réunions un peu nombreuses comme était celle-ci, M. de Charlus gardait d'une façon presque constante un sourire sans direction déterminée ni destination particulière, et qui, préexistant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dépouillé de toute signification d'amabilité pour eux. Néanmoins il fallait bien que j'allasse dire bonjour à Mme Swann. Mais, comme elle ne savait pas si je connaissais Mme de Marsantes et M. de Charlus, elle fut assez froide, craignant sans doute que je lui demandasse de me présenter. Je m'avançai alors vers M. de Charlus et aussitôt le regrettai car, devant très bien me voir, il ne le marquait en rien. Au moment où je m'inclinai devant lui, je trouvai, distant de son corps dont il m'empêchait d'approcher de toute la longueur de son bras tendu, un doigt veuf, eût-on dit, d'un anneau épiscopal dont il avait l'air d'offrir, pour qu'on la baisât, la place consacrée, et dus paraître avoir pénétré, à l'insu du baron et par une effraction dont il me laissait la responsabilité, dans la permanence, la dispersion anonyme et vacante de son sourire. Cette froideur ne fut pas pour encourager beaucoup Mme Swann à se départir de la sienne.
« Comme tu as l'air fatigué et agité », dit Mme de Marsantes à son fils qui était venu dire bonjour à M. de Charlus.
Et en effet les regards de Robert semblaient par moments atteindre à une profondeur qu'ils quittaient aussitôt comme un plongeur qui a touché le fond. Ce fond, qui faisait si mal à Robert quand il le touchait qu'il le quittait aussitôt pour y revenir un instant après, c'était l'idée qu'il avait rompu avec sa maîtresse.
« Ça ne fait rien, ajouta sa mère, en lui caressant la joue, ça ne fait rien, c'est bon de voir son petit garçon. »
Mais cette tendresse paraissant agacer Robert, Mme de Marsantes entraîna son fils dans le fond du salon, là où, dans une baie tendue de soie jaune, quelques fauteuils de Beauvais massaient leurs tapisseries violacées comme des iris empourprés dans un champ de boutons d'or. Mme Swann se trouvant seule et ayant compris que j'étais lié avec Saint-Loup, me fit signe de venir auprès d'elle. Ne l'ayant pas vue depuis si longtemps je ne savais de quoi lui parler. Je ne perdais pas de vue mon chapeau parmi tous ceux qui se trouvaient sur le tapis, mais me demandais curieusement à qui pouvait en appartenir un qui n'était pas celui du duc de Guermantes et dans la coiffe duquel un G était surmonté de la couronne ducale. Je savais qui étaient tous les visiteurs et n'en trouvais pas un seul dont ce pût être le chapeau.
« Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je à Mme Swann en le lui montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que c'est une peste, mais…
— Il a raison », répondit-elle.
Et voyant que son regard se reportait à quelque chose qu'elle me cachait, je la pressai de questions. Peut-être contente d'avoir l'air d'être très occupée par quelqu'un dans ce salon où elle ne connaissait presque personne, elle m'emmena dans un coin.
« Voilà sûrement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me répondit-elle, mais ne le lui répétez pas, car il me trouverait indiscrète et je tiens beaucoup à son estime, je suis très “honnête homme”, vous savez. Dernièrement Charlus a dîné chez la princesse de Guermantes ; je ne sais pas comment on a parlé de vous. M. de Norpois leur aurait dit – c'est inepte, n'allez pas vous mettre martel en tête pour cela, personne n'y a attaché d'importance, on savait trop de quelle bouche cela tombait – que vous étiez un flatteur à moitié hystérique. »
J'ai raconté bien auparavant ma stupéfaction qu'un ami de mon père comme était M. de Norpois eût pu s'exprimer ainsi en parlant de moi. J'en éprouvai une plus grande encore à savoir que mon émoi de ce jour ancien où j'avais parlé de Mme Swann et de Gilberte était connu par la princesse de Guermantes de qui je me croyais ignoré. Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du « monde », des gens qui ne l'ont pas directement perçue, par un milieu dont la perméabilité varie à l'infini et nous reste inconnue ; ayant appris par l'expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines répandues il s'en trouverait bien une qui lèverait) s'est trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloignés de croire que telle parole minuscule, oubliée de nous-mêmes, voire jamais prononcée par nous et formée en route par l'imparfaite réfraction d'une parole différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s'arrêtât, à des distances infinies – en l'espèce jusque chez la princesse de Guermantes – et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n'avons jamais dit, va provoquer l'hilarité jusque dans une autre planète, et l'image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu'à un dessin quelque décalque raté où tantôt au trait noir correspondrait un espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n'a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes mais profond et utile, d'une photographie par les rayons X. Ce n'est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu'un qui a l'habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie, aura devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d'une erreur que le visiteur d'une exposition qui devant un portrait de jeune femme lit dans le catalogue : Dromadaire couché. Plus tard cet écart entre notre image selon qu'elle est dessinée par nous-même, ou par autrui, je devais m'en rendre compte pour d'autres que moi, vivant béatement au milieu d'une collection de photographies qu'ils avaient tirées d'eux-mêmes tandis qu'alentour grimaçaient d'effroyables images, habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant : « C'est vous. »
Il y a quelques années j'aurais été bien heureux de dire à Mme Swann « à quel sujet » j'avais été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce « sujet » était le désir de la connaître. Mais je ne le ressentais plus, je n'aimais plus Gilberte. D'autre part, je ne parvenais pas à identifier Mme Swann à la dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme qui me préoccupait en ce moment.
« Avez-vous vu tout à l'heure la duchesse de Guermantes ? » demandai-je à Mme Swann.
Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir l'air de la considérer comme une personne sans intérêt et de la présence de laquelle on ne s'aperçoit même pas.
« Je ne sais pas, je n'ai pas réalisé », me répondit-elle d'un air désagréable, en employant un terme traduit de l'anglais.
J'aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme de Guermantes mais sur tous les êtres qui l'approchaient, et, tout comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur conversation non à plaire aux autres mais à élucider, en égoïstes, des points qui les intéressent, pour tâcher de me représenter exactement la vie de Mme de Guermantes, j'interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme Leroi.
« Oui, je sais, répondit-elle avec un dédain affecté, la fille de ces gros marchands de bois. Je sais qu'elle voit du monde maintenant, mais je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles connaissances. J'ai connu des gens si intéressants, si aimables, que vraiment je crois que Mme Leroi n'ajouterait rien à ce que j'ai. »
Mme de Marsantes qui faisait la dame d'honneur de la marquise me présenta au prince et elle n'avait pas fini que M. de Norpois me présentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-être trouvait-il commode de me faire une politesse qui n'entamait en rien son crédit puisque je venais justement d'être présenté, peut-être parce qu'il pensait qu'un étranger, même illustre, était moins au courant des salons français et pouvait croire qu'on lui présentait un jeune homme du grand monde, peut-être pour exercer une de ses prérogatives, celle d'ajouter le poids de sa propre recommandation d'ambassadeur, ou par le goût d'archaïsme de faire revivre en l'honneur du prince l'usage flatteur pour cette Altesse que deux parrains étaient nécessaires si on voulait lui être présenté.
Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, éprouvant le besoin de me faire dire par lui qu'elle n'avait pas à regretter de ne pas connaître Mme Leroi.
« N'est-ce pas, monsieur l'ambassadeur, que Mme Leroi est une personne sans intérêt, très inférieure à toutes celles qui fréquentent ici et que j'ai eu raison de ne pas l'attirer ? »
Soit indépendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de répondre par un salut plein de respect mais vide de signification.
« Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien ridicules. Croyez-vous que j'ai eu aujourd'hui la visite d'un monsieur qui a voulu me faire croire qu'il avait plus de plaisir à embrasser ma main que celle d'une jeune femme. »
Je compris tout de suite que c'était Legrandin.
M. de Norpois sourit avec un léger clignement d'oeil, comme s'il s'agissait d'une concupiscence si naturelle qu'on ne pouvait en vouloir à celui qui l'éprouvait, presque d'un commencement de roman qu'il était prêt à absoudre, voire à encourager, avec une indulgence perverse à la Voisenon ou à la Crébillon fils.
« Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que j'ai vu là », dit le prince en montrant les aquarelles commencées de Mme de Villeparisis.
Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui venaient d'être exposées.
« Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd'hui, d'un beau peintre, d'un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois ; je trouve cependant qu'elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la fleur. »
Même en supposant que la partialité de vieil amant, l'habitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à l'ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire qu'un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour l'arrêter aucune impression vraiment sentie.
« Je n'ai aucun mérite à connaître les fleurs, j'ai toujours vécu aux champs, répondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle gracieusement en s'adressant au prince, si j'en ai eu toute jeune des notions un peu plus sérieuses que les autres enfants de la campagne, je le dois à un homme bien distingué de votre nation, M. de Schlegel. Je l'ai rencontré à Broglie où ma tante Cordelia (la maréchale de Castellane) m'avait amenée. Je me rappelle très bien que M. Lebrun, M. de Salvandy, M. Doudan le faisaient parler sur les fleurs. J'étais une toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu'il disait. Mais il s'amusait à me faire jouer et, revenu dans votre pays, il m'envoya un bel herbier en souvenir d'une promenade que nous avions été faire en phaéton au Val Richer et où je m'étais endormie sur ses genoux. J'ai toujours conservé cet herbier et il m'a appris à remarquer bien des particularités des fleurs qui ne m'auraient pas frappée sans cela. Quand Mme de Barante a publié quelques lettres de Mme de Broglie, belles et affectées comme elle était elle-même, j'avais espéré y trouver quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c'était une femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la religion. »
Robert m'appela dans le fond du salon où il était avec sa mère.
« Que tu as été gentil, lui dis-je, comment te remercier ? Pouvons-nous dîner demain ensemble ?
— Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch ; je l'ai rencontré devant la porte ; après un instant de froideur, parce que j'avais, malgré moi, laissé sans réponse deux lettres de lui (il ne m'a pas dit que c'était cela qui l'avait froissé mais je l'ai compris), il a été d'une tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami. Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c'est à la vie, à la mort. »
Je ne crois pas que Robert se trompât absolument. Le dénigrement furieux était souvent chez Bloch l'effet d'une vive sympathie qu'il avait cru qu'on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres, ne songeait pas qu'on peut avoir été malade ou en voyage, etc., un silence de huit jours lui paraissait vite provenir d'une froideur voulue. Aussi je n'ai jamais cru que ses pires violences d'ami, et plus tard d'écrivain, fussent bien profondes. Elles s'exaspéraient si l'on y répondait par une dignité glacée, ou par une platitude qui l'encourageait à redoubler ses coups, mais cédaient souvent à une chaude sympathie. « Quant à gentil, continua Saint-Loup, tu prétends que je l'ai été pour toi, mais je n'ai pas été gentil du tout, ma tante dit que c'est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si tu n'as pas quelque chose contre elle. »
Heureusement pour moi, si j'avais été dupe de ces paroles, notre départ, que je croyais imminent, pour Balbec m'eût empêché d'essayer de revoir Mme de Guermantes, de lui assurer que je n'avais rien contre elle et de la mettre ainsi dans la nécessité de me prouver que c'était elle qui avait quelque chose contre moi. Mais je n'eus qu'à me rappeler qu'elle ne m'avait pas même offert d'aller voir les Elstir. D'ailleurs ce n'était pas une déception ; je ne m'étais nullement attendu à ce qu'elle m'en parlât ; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n'avais pas à espérer me faire aimer d'elle ; le plus que j'avais pu souhaiter, c'est que, grâce à sa bonté, j'eusse d'elle, puisque je ne devais pas la revoir avant de quitter Paris, une impression entièrement douce, que j'emporterais à Balbec indéfiniment prolongée, intacte, au lieu d'un souvenir mêlé d'anxiété et de tristesse.
À tous moments Mme de Marsantes s'interrompait de causer avec Robert pour me dire combien il lui avait souvent parlé de moi, combien il m'aimait ; elle était avec moi d'un empressement qui me faisait presque de la peine parce que je le sentais dicté par la crainte qu'elle avait d'être fâchée par moi avec ce fils qu'elle n'avait pas encore vu aujourd'hui, avec qui elle était impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle croyait donc que l'empire qu'elle exerçait n'égalait pas et devait ménager le mien. M'ayant entendu auparavant demander à Bloch des nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes s'informa si c'était celui qui avait habité Nice.
« Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant qu'il m'épousât, avait répondu Mme de Marsantes. Mon mari m'en a souvent parlé comme d'un homme excellent, d'un coeur délicat et généreux. »
« Dire que pour une fois il n'avait pas menti, c'est incroyable », eût pensé Bloch.
Tout le temps j'aurais voulu dire à Mme de Marsantes que Robert avait pour elle infiniment plus d'affection que pour moi, et que, m'eût-elle témoigné de l'hostilité, je n'étais pas d'une nature à chercher à le prévenir contre elle, à le détacher d'elle. Mais depuis que Mme de Guermantes était partie, j'étais plus libre d'observer Robert, et je m'aperçus seulement alors que de nouveau une sorte de colère semblait s'être élevée en lui, affleurant à son visage durci et sombre. Je craignais qu'au souvenir de la scène de l'après-midi il ne fût humilié vis-à-vis de moi de s'être laissé traiter si durement par sa maîtresse, sans riposter.
Brusquement il s'arracha d'auprès de sa mère qui lui avait passé un bras autour du cou et venant à moi il m'entraîna derrière le petit comptoir fleuri de Mme de Villeparisis où celle-ci s'était rassise, et il me fit signe de le suivre dans le petit salon. Je m'y dirigeais assez vivement quand M. de Charlus, qui avait pu croire que j'allais vers la sortie, quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour rapide qui l'amena en face de moi. Je vis avec inquiétude qu'il avait pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale. Dans l'embrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder :
« Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi donc le plaisir de venir me voir. Mais c'est assez compliqué », ajouta-t-il d'un air d'inattention et de calcul et comme s'il s'était agi d'un plaisir qu'il avait peur de ne plus retrouver une fois qu'il aurait laissé échapper l'occasion de combiner avec moi les moyens de le réaliser. « Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m'écriviez. Mais j'aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi ? Je ne vous retiendrai qu'un instant.
— Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez pris par erreur le chapeau d'un des visiteurs.
— Vous voulez m'empêcher de prendre mon chapeau ? » Je supposai, l'aventure m'étant arrivée à moi-même peu auparavant, que, quelqu'un lui ayant enlevé son chapeau, il en avait avisé un au hasard pour ne pas rentrer nu-tête et que je le mettais dans l'embarras en dévoilant sa ruse. Aussi je n'insistai pas. Je lui dis qu'il fallait d'abord que je dise quelques mots à Saint-Loup. « Il est en train de parler avec cet idiot de duc de Guermantes, ajoutai-je. – C'est charmant ce que vous dites là, je le dirai à mon frère. – Ah ! vous croyez que cela peut intéresser M. de Charlus ? » (Je me figurais que, s'il avait un frère, ce frère devait s'appeler Charlus aussi. Saint-Loup m'avait bien donné quelques explications là-dessus à Balbec, mais je les avais oubliées.) « Qui est-ce qui vous parle de M. de Charlus ? me dit le baron d'un air insolent. Allez auprès de Robert. Je sais que vous avez participé ce matin à un de ces déjeuners d'orgie qu'il a avec une femme qui le déshonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui faire comprendre le chagrin qu'il cause à sa pauvre mère, et à nous tous en traînant notre nom dans la boue. »
J'aurais voulu répondre qu'au déjeuner avilissant on n'avait parlé que d'Emerson, d'Ibsen, de Tolstoï, et que la jeune femme avait prêché Robert pour qu'il ne bût que de l'eau. Afin de tâcher d'apporter quelque baume à Robert de qui je croyais la fierté blessée, je cherchai à excuser sa maîtresse. Je ne savais pas qu'en ce moment, malgré sa colère contre elle, c'était à lui-même qu'il adressait des reproches. Même dans les querelles entre un bon et une méchante et quand le droit est tout entier d'un côté, il arrive toujours qu'il y a une vétille qui peut donner à la méchante l'apparence de n'avoir pas tort sur un point. Et comme tous les autres points, elle les néglige, pour peu que le bon ait besoin d'elle, soit démoralisé par la séparation, son affaiblissement le rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont été faits et se demandera s'ils n'ont pas quelque fondement.
« Je crois que j'ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit Robert. Bien sûr je ne l'avais pas fait dans une mauvaise intention, mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au même point de vue que nous-mêmes. Elle a eu une enfance très dure. Pour elle je suis tout de même le riche qui croit qu'on arrive à tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu'il s'agisse d'influencer Boucheron ou de gagner un procès devant un tribunal. Sans doute elle a été bien cruelle, moi qui n'ai jamais cherché que son bien. Mais je me rends bien compte, elle croit que j'ai voulu lui faire sentir qu'on pouvait la tenir par l'argent, et ce n'est pas vrai. Elle qui m'aime tant, que doit-elle se dire ! Pauvre chérie, si tu savais, elle a de telles délicatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour moi des choses adorables. Ce qu'elle doit être malheureuse en ce moment ! En tout cas, quoi qu'il arrive je ne veux pas qu'elle me prenne pour un mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier.
Qui sait, peut-être en voyant que j'agis ainsi reconnaîtra-t-elle ses torts. Vois-tu, c'est l'idée qu'elle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter ! Ce qu'on souffre, soi, on le sait, ce n'est rien. Mais elle, se dire qu'elle souffre et ne pas pouvoir se le représenter, je crois que je deviendrais fou, j'aimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser souffrir. Qu'elle soit heureuse sans moi s'il le faut, c'est tout ce que je demande. Écoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche c'est immense, cela prend quelque chose de cosmique, je cours chez le bijoutier et après cela lui demander pardon. Jusqu'à ce que je sois là-bas, qu'est-ce qu'elle va pouvoir penser de moi ? Si elle savait seulement que je vais venir ! À tout hasard tu pourras venir chez elle ; qui sait, tout s'arrangera peut-être. Peut-être », dit-il avec un sourire, comme n'osant pas croire à un tel rêve, « nous irons dîner tous les trois à la campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre ; pauvre petite, je vais peut-être encore la blesser. Et puis sa décision est peut-être irrévocable. »
Robert m'entraîna brusquement vers sa mère.
« Adieu, lui dit-il ; je suis forcé de partir. Je ne sais quand je reviendrai en permission, sans doute pas avant un mois. Je vous l'écrirai dès que je le saurai. »
Certes Robert n'était nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le monde avec leur mère, croient qu'une attitude exaspérée à son égard doit faire contrepoids aux sourires et aux saluts qu'ils adressent aux étrangers. Rien n'est plus répandu que cette odieuse vengeance de ceux qui semblent croire que la grossièreté envers les siens complète tout naturellement la tenue de cérémonie. Quoi que la pauvre mère dise, son fils, comme s'il avait été emmené malgré lui et voulait faire payer cher sa présence, contrebat immédiatement d'une contradiction ironique, précise, cruelle, l'assertion timidement risquée ; la mère se range aussitôt, sans le désarmer pour cela, à l'opinion de cet être supérieur qu'elle continuera à vanter à chacun en son absence, comme une nature délicieuse, et qui ne lui épargne pourtant aucun de ses traits les plus acérés. Saint-Loup était tout autre, mais l'angoisse que provoquait l'absence de Rachel faisait que, pour des raisons différentes, il n'était pas moins dur avec sa mère que ne le sont ces fils-là avec la leur. Et aux paroles qu'il prononça je vis le même battement, pareil à celui d'une aile, que Mme de Marsantes n'avait pu réprimer à l'arrivée de son fils, la dresser encore tout entière ; mais maintenant c'était un visage anxieux, des yeux désolés qu'elle attachait sur lui.
« Comment, Robert, tu t'en vas ? C'est sérieux ? Mon petit enfant ! Le seul jour où je pouvais t'avoir ! »
Et presque bas, sur le ton le plus naturel, d'une voix d'où elle s'efforçait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer à son fils une pitié qui eût peut-être été cruelle pour lui, ou inutile et bonne seulement à l'irriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta :
« Tu sais que ce n'est pas gentil ce que tu fais là. »
Mais à cette simplicité elle ajoutait tant de timidité pour lui montrer qu'elle n'entreprenait pas sur sa liberté, tant de tendresse pour qu'il ne lui reprochât pas d'entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas ne pas apercevoir en lui-même comme la possibilité d'un attendrissement, c'est-à-dire un obstacle à passer la soirée avec son amie. Aussi se mit-il en colère :
« C'est regrettable, mais gentil ou non, c'est ainsi. »
Et il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être mériter ; c'est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot ; ayant posé d'abord que leur résolution est inébranlable, plus le sentiment auquel on fait appel en eux pour qu'ils y renoncent est touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent, mais ceux qui les mettent dans la nécessité d'y résister, de sorte que leur propre dureté peut aller jusqu'à la plus extrême cruauté sans que cela fasse à leurs yeux qu'aggraver d'autant la culpabilité de l'être assez indélicat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi lâchement la douleur d'agir contre leur propre pitié. D'ailleurs, d'elle-même Mme de Marsantes cessa d'insister, car elle sentait qu'elle ne le retiendrait plus.
« Je te laisse, me dit-il, mais, Maman, ne le gardez pas longtemps parce qu'il faut qu'il aille faire une visite tout à l'heure. »
Je sentais bien que ma présence ne pouvait faire aucun plaisir à Mme de Marsantes, mais j'aimais mieux en ne partant pas avec Robert qu'elle ne crût pas que j'étais mêlé à ces plaisirs qui la privaient de lui. J'aurais voulu trouver quelque excuse à la conduite de son fils, moins par affection pour lui que par pitié pour elle. Mais ce fut elle qui parla la première :
« Pauvre petit, me dit-elle, je suis sûre que je lui ai fait de la peine. Voyez-vous, monsieur, les mères sont très égoïstes, il n'a pourtant pas tant de plaisirs lui qui vient si peu à Paris. Mon Dieu, s'il n'était pas encore parti, j'aurais voulu le rattraper, non pas pour le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je trouve qu'il a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur l'escalier ? »
Et nous allâmes jusque-là : « Robert ! Robert ! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard. »
Maintenant je me serais aussi volontiers chargé d'une mission pour faire rompre Robert et sa maîtresse qu'il y a quelques heures pour qu'il partît vivre tout à fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m'eût jugé un ami traître, dans l'autre cas sa famille m'eût appelé son mauvais génie. J'étais pourtant le même homme à quelques heures de distance.
Nous rentrâmes dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme de Villeparisis échangea avec M. de Norpois ce regard dubitatif, moqueur et sans grande pitié qu'on a en montrant une épouse trop jalouse ou une mère trop tendre (lesquelles donnent aux autres la comédie) et qui signifie : « Tiens, il a dû y avoir de l'orage. »
Robert alla chez sa maîtresse en lui apportant le splendide bijou que, d'après leurs conventions, il n'aurait pas dû lui donner. Mais d'ailleurs cela revint au même car elle n'en voulut pas, et même dans la suite il ne réussit jamais à le lui faire accepter. Certains amis de Robert pensaient que ces preuves de désintéressement qu'elle donnait étaient un calcul pour se l'attacher. Pourtant elle ne tenait pas à l'argent, sauf peut-être pour pouvoir le dépenser sans compter. Je lui ai vu faire à tort et à travers, à des gens qu'elle croyait pauvres, des charités insensées. « En ce moment », disaient à Robert ses amis pour faire contrepoids par leurs mauvaises paroles à un acte de désintéressement de Rachel, « en ce moment elle doit être au promenoir des Folies-Bergère. Cette Rachel, c'est une énigme, un véritable sphinx. » Au reste combien de femmes intéressées, puisqu'elles sont entretenues, ne voit-on pas, par une délicatesse qui fleurit au milieu de cette exigence, poser elles-mêmes mille petites bornes à la générosité de leur amant !
Robert ignorait presque toutes les infidélités de sa maîtresse et faisait travailler son esprit sur ce qui n'était que des riens insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait chaque jour que lorsqu'il venait de la quitter. Il ignorait presque toutes ces infidélités. On aurait pu les lui apprendre sans ébranler sa confiance en Rachel ; car c'est une charmante loi de nature qui se manifeste au sein des sociétés les plus complexes, qu'on vive dans l'ignorance parfaite de ce qu'on aime. D'un côté du miroir, l'amoureux se dit : « C'est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n'ai plus qu'à mourir, et pourtant elle m'aime ; elle m'aime tant que peut-être… mais non ce ne sera pas possible ! » Et dans l'exaltation de son désir, dans l'angoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette femme, comme il court emprunter de l'argent pour lui éviter un souci ! Cependant, de l'autre côté de la cloison à travers laquelle ces conversations ne passeront pas plus que celles qu'échangent les promeneurs devant un aquarium, le public dit : « Vous ne la connaissez pas ? Je vous en félicite, elle a volé, ruiné je ne sais pas combien de gens, il n'y a pas pis que ça comme fille. C'est une pure escroqueuse. Et roublarde ! » Et peut-être le public n'a-t-il pas absolument tort en ce qui concerne cette dernière épithète, car même l'homme sceptique qui n'est pas vraiment amoureux de cette femme et à qui elle plaît seulement dit à ses amis : « Mais non, mon cher, ce n'est pas du tout une cocotte ; je ne dis pas que dans sa vie elle n'ait pas eu deux ou trois caprices, mais ce n'est pas une femme qu'on paye, ou alors ce serait trop cher. Avec elle c'est cinquante mille francs ou rien du tout. » Or lui a dépensé cinquante mille francs pour elle, il l'a eue une fois, mais elle, trouvant d'ailleurs pour cela un complice chez lui-même, dans la personne de son amour-propre, elle a su lui persuader qu'il était de ceux qui l'avaient eue pour rien. Telle est la société, où chaque être est double, et où le plus percé à jour, le plus mal famé, ne sera jamais connu par un certain autre qu'au fond et sous la protection d'une coquille, d'un doux cocon, d'une délicieuse curiosité naturelle. Il y avait à Paris deux honnêtes gens que Saint-Loup ne saluait plus, et dont il ne parlait jamais sans que sa voix tremblât, les appelant exploiteurs de femmes : c'est qu'ils avaient été ruinés par Rachel.
« Je ne me reproche qu'une chose, me dit tout bas Mme de Marsantes, c'est de lui avoir dit qu'il n'était pas gentil. Lui, ce fils adorable, unique, comme il n'y en a pas d'autres, pour la seule fois où je le vois, lui avoir dit qu'il n'était pas gentil, j'aimerais mieux avoir reçu un coup de bâton, parce que je suis certaine que, quelque plaisir qu'il ait ce soir, lui qui n'en a pas tant, il lui sera gâté par cette parole injuste. Mais, monsieur, je ne vous retiens pas, puisque vous êtes pressé. »
Mme de Marsantes me dit au revoir avec anxiété. Ces sentiments se rapportaient à Robert, elle était sincère. Mais elle cessa de l'être pour redevenir grande dame :
« J'ai été intéressée, si heureuse, flattée, de causer un peu avec vous. Merci ! Merci ! »
Et d'un air humble elle attachait sur moi des regards reconnaissants, enivrés, comme si ma conversation était un des plus grands plaisirs qu'elle eût connus dans la vie. Ces regards charmants allaient fort bien avec les fleurs noires sur la robe blanche à ramages ; ils étaient d'une grande dame qui sait son métier.
« Mais je ne suis pas pressé, Madame, répondis-je ; d'ailleurs j'attends M. de Charlus avec qui je dois m'en aller. »
Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut contrariée. S'il ne s'était agi d'une chose qui ne pouvait intéresser un sentiment de cette nature, il m'eût paru que ce qui semblait en alarme à ce moment-là chez Mme de Villeparisis, c'était la pudeur. Mais cette hypothèse ne se présenta même pas à mon esprit. J'étais content de Mme de Guermantes, de Saint-Loup, de Mme de Marsantes, de M. de Charlus, de Mme de Villeparisis, je ne réfléchissais pas, et je parlais gaiement, à tort et à travers.
« Vous devez partir avec mon neveu Palamède ? » me dit-elle.
Pensant que cela pouvait produire une impression très favorable sur Mme de Villeparisis que je fusse lié avec un neveu qu'elle prisait si fort : « Il m'a demandé de revenir avec lui, répondis-je avec joie. J'en suis enchanté. Du reste nous sommes plus amis que vous ne croyez, madame et je suis décidé à tout pour que nous le soyons davantage. »
De contrariée, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse : « Ne l'attendez pas, me dit-elle d'un air préoccupé, il cause avec M. de Faffenheim. Il ne pense déjà plus à ce qu'il vous a dit. Tenez, partez, profitez vite pendant qu'il a le dos tourné. »
Ce premier émoi de Mme de Villeparisis eût ressemblé, n'eussent été les circonstances, à celui de la pudeur. Son insistance, son opposition auraient pu, si l'on n'avait consulté que son visage, paraître dictées par la vertu. Je n'étais, pour ma part, guère pressé d'aller retrouver Robert et sa maîtresse. Mais Mme de Villeparisis semblait tenir tant à ce que je partisse que, pensant peut-être qu'elle avait à causer d'affaires importantes avec son neveu, je lui dis au revoir. À côté d'elle M. de Guermantes, superbe et olympien, était lourdement assis. On aurait dit que la notion omniprésente en tous ses membres de ses grandes richesses lui donnait une densité particulièrement élevée, comme si elles avaient été fondues au creuset en un seul lingot humain, pour faire cet homme qui valait si cher. Au moment où je lui dis au revoir, il se leva poliment de son siège et je sentis la masse inerte de trente millions que la vieille éducation française faisait mouvoir, soulevait, et qui se tenait debout devant moi. Il me semblait voir cette statue de Jupiter Olympien que Phidias, dit-on, avait fondue tout en or. Telle était la puissance que l'éducation des jésuites avait sur M. de Guermantes, sur le corps de M. de Guermantes du moins, car elle ne régnait pas aussi en maîtresse sur l'esprit du duc. M. de Guermantes riait de ses bons mots, mais ne se déridait pas à ceux des autres.
Dans l'escalier, j'entendis derrière moi une voix qui m'interpellait :
« Voilà comme vous m'attendez, monsieur. » C'était M. de Charlus. « Cela vous est égal de faire quelques pas à pied ? me dit-il sèchement, quand nous fûmes dans la cour. Nous marcherons jusqu'à ce que j'aie trouvé un fiacre qui me convienne.
— Vous vouliez parler de quelque chose, monsieur ?
— Ah ! voilà, en effet, j'avais certaines choses à vous dire, mais je ne sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu'elles pourraient être pour vous le point de départ d'avantages inappréciables. Mais j'entrevois aussi qu'elles amèneraient dans mon existence, à mon âge où on commence à tenir à la tranquillité, bien des pertes de temps, bien des dérangements de tout ordre ; or, je me demande si vous valez la peine que je me donne pour vous tout ce tracas, et je n'ai pas le plaisir de vous connaître assez pour en décider. Peut-être d'ailleurs n'avez-vous pas de ce que je pourrais faire pour vous un assez grand désir pour que je me donne tant d'ennuis, car je vous le répète très franchement, monsieur, pour moi ce ne peut être que de l'ennui. »
Je protestai qu'alors il n'y fallait pas songer. Cette rupture des pourparlers ne parut pas être de son goût.
« Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d'un ton dur. Il n'y a rien de plus agréable que de se donner de l'ennui pour une personne qui en vaille la peine. Pour les meilleurs d'entre nous, l'étude des arts, le goût de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des ersatz, des succédanés, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme Diogène, nous demandons un homme. Nous cultivons les bégonias, nous taillons les ifs, par pis-aller, parce que les ifs et les bégonias se laissent faire. Mais nous aimerions mieux donner notre temps à un arbuste humain, si nous étions sûrs qu'il en valût la peine. Toute la question est là ; vous devez vous connaître un peu. En valez-vous la peine ou non ?
— Je ne voudrais, monsieur, pour rien au monde, être pour vous une cause de soucis, lui dis-je, mais quant à mon plaisir, croyez bien que tout ce qui me viendra de vous m'en causera un très grand. Je suis profondément touché que vous veuillez bien faire ainsi attention à moi et chercher à m'être utile. »
À mon grand étonnement ce fut presque avec effusion qu'il me remercia de ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarité intermittente qui m'avait déjà frappé à Balbec et qui contractait avec la dureté de son accent :
« Avec l'inconsidération de votre âge, me dit-il, vous pourriez parfois avoir des paroles capables de creuser un abîme infranchissable entre nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour vous. »
Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces paroles qui, bien que mêlées de dédain, étaient si affectueuses, M. de Charlus tantôt fixait ses regards sur moi avec cette fixité intense, cette dureté perçante qui m'avaient frappé le premier matin où je l'avais aperçu devant le casino à Balbec, et même bien des années avant, près de l'épinier rose, à côté de Mme Swann que je croyais alors sa maîtresse, dans le parc de Tansonville, tantôt les faisait errer autour de lui et examiner les fiacres qui passaient assez nombreux à cette heure de relais, avec tant d'insistance que plusieurs s'arrêtèrent, le cocher ayant cru qu'on voulait le prendre. Mais M. de Charlus les congédiait aussitôt.
« Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de lanternes, du quartier où ils rentrent. Je voudrais, monsieur, me dit-il, que vous ne puissiez pas vous méprendre sur le caractère purement désintéressé et charitable de la proposition que je vais vous adresser. »
J'étais frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore plus qu'à Balbec.
« Vous êtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire qu'elle est inspirée par “manque de relations”, par crainte de la solitude et de l'ennui. De ma famille je n'ai pas à vous parler, car je pense qu'un garçon de votre âge appartenant à la petite bourgeoisie » (il accentua ce mot avec satisfaction) « doit savoir l'histoire de France. Ce sont les gens de mon monde qui ne lisent rien et ont une ignorance de laquais. Jadis les valets de chambre du Roi étaient recrutés parmi les grands seigneurs, maintenant les grands seigneurs ne sont guère plus que des valets de chambre. Mais les jeunes bourgeois comme vous lisent, vous connaissez certainement sur les miens la belle page de Michelet : “Je les vois bien grands, ces puissants Guermantes. Et qu'est auprès d'eux le pauvre petit roi de France enfermé dans son palais de Paris ?” Quant à ce que je suis personnellement, c'est un sujet, monsieur, dont je n'aime pas beaucoup à parler, mais enfin, vous l'avez peut-être appris, un article assez retentissant du Times y a fait allusion, l'empereur d'Autriche, qui m'a toujours honoré de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des relations de cousinage, a déclaré naguère dans un entretien rendu public que si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme possédant aussi à fond que moi les dessous de la politique européenne, il serait aujourd'hui roi de France. J'ai souvent pensé, monsieur, qu'il y avait en moi, du fait non de mes faibles dons, mais de circonstances que vous apprendrez peut-être un jour, un trésor d'expérience, une sorte de dossier secret et inestimable, que je n'ai pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui je livrerais en quelques mois ce que j'ai mis plus de trente ans à acquérir et que je suis peut-être seul à posséder. Je ne parle pas des jouissances intellectuelles que vous auriez à apprendre certains secrets qu'un Michelet de nos jours donnerait des années de sa vie pour connaître et grâce auxquels certains événements prendraient à ses yeux un aspect entièrement différent. Et je ne parle pas seulement des événements accomplis, mais de l'enchaînement de circonstances » (c'était une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent quand il la prononçait il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier, mais les doigts raides, et comme pour faire comprendre par ce complexus ces circonstances qu'il ne spécifiait pas et leur enchaînement.) « Je vous donnerais une explication inconnue non seulement du passé, mais de l'avenir. »
M. de Charlus s'interrompit pour me poser des questions sur Bloch dont on avait parlé sans qu'il eût l'air d'entendre, chez Mme de Villeparisis. Et de cet accent qu'il savait si bien détacher de ce qu'il disait qu'il avait l'air de penser à tout autre chose et de parler machinalement par simple politesse, il me demanda si mon camarade était jeune, était beau, etc. Bloch, s'il l'eût entendu, eût été plus en peine encore que pour M. de Norpois, mais à cause de raisons bien différentes, de savoir si M. de Charlus était pour ou contre Dreyfus. « Vous n'avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après m'avoir posé ces questions sur Bloch, d'avoir parmi vos amis quelques étrangers. » Je répondis que Bloch était français. « Ah ! dit M. de Charlus, j'avais cru qu'il était juif. » La déclaration de cette incompatibilité me fit croire que M. de Charlus était plus antidreyfusard qu'aucune des personnes que j'avais rencontrées. Il protesta au contraire contre l'accusation de trahison portée contre Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme : « Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu'on le dit, je ne fais pas attention aux journaux ; je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m'intéresser. En tout cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie s'il avait trahi la Judée, mais qu'est-ce qu'il a à voir avec la France ? » J'objectai que, s'il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres. « Peut-être, et il n'est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. Mais si on fait venir des Sénégalais et des Malgaches, je ne pense pas qu'ils mettront grand coeur à défendre la France et c'est bien naturel. Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction aux règles de l'hospitalité. Mais laissons cela. Peut-être pourriez-vous demander à votre ami de me faire assister à quelque belle fête au Temple, à une circoncision, à des chants juifs. Il pourrait peut-être louer une salle et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des Psaumes par Racine pour distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties pour faire rire. Par exemple, une lutte entre votre ami et son père où il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à coups redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous déplaire, hein ! petit ami, puisque nous aimons les spectacles exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait donner une correction méritée à un vieux chameau. » En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de traits de bonté admirables, de la part du baron, à l'égard de cette vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque et je me disais que les rapports, peu étudiés jusqu'ici, me semblait-il, entre la bonté et la méchanceté dans un même coeur, pour divers qu'ils puissent être, seraient intéressants à établir.
Je l'avertis qu'en tout cas Mme Bloch n'existait plus, et que quant à M. Bloch je me demandais jusqu'à quel point il se plairait à un jeu qui pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fâché. « Voilà, dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux crevés, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vérités de l'Évangile. En tout cas, pensez, en ce moment où tous ces malheureux Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrétiens, quel honneur pour eux de voir un homme comme moi condescendre à s'amuser de leurs jeux ! » À ce moment j'aperçus M. Bloch père qui passait, allant sans doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas, mais j'offris à M. de Charlus de le lui présenter. Je ne me doutais pas de la colère que j'allais déchaîner chez mon compagnon : « Me le présenter ! Mais il faut que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs ! On ne me connaît pas si facilement que ça. Dans le cas actuel l'inconvenance serait double à cause de la juvénilité du présentateur et de l'indignité du présenté. Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que j'esquissais, pourrai-je adresser à cet affreux bonhomme quelques paroles empreintes de bonhomie. Mais à condition qu'il se soit laissé copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu'à exprimer ma satisfaction. » D'ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention à nous. Il était en train d'adresser à Mme Sazerat de grands saluts fort bien accueillis d'elle. J'en étais surpris car jadis, à Combray, elle avait été indignée que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle était antisémite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d'air, avait fait il y a quelques jours voler jusqu'à elle M. Bloch. Le père de mon ami avait trouvé Mme Sazerat charmante et était particulièrement flatté de l'antisémitisme de cette dame qu'il trouvait une preuve de la sincérité de sa foi et de la vérité de ses opinions dreyfusardes, et qui donnait aussi du prix à la visite qu'elle l'avait autorisé à lui faire. Il n'avait même pas été blessé qu'elle eût dit étourdiment devant lui : « M. Drumont a la prétention de mettre les révisionnistes dans le même sac que les protestants et les Juifs. C'est charmant cette promiscuité ! » « Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, à M. Nissim Bernard, tu sais, elle a le préjugé ! » Mais M. Nissim Bernard n'avait rien répondu et avait levé au ciel un regard d'ange. S'attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiés chrétiennes, devenant maniéré et précieux au fur et à mesure que les années venaient, pour des raisons que l'on verra plus tard, il avait maintenant l'air d'une larve préraphaélite où des poils se seraient malproprement implantés, comme des cheveux noyés dans une opale.
« Toute cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n'a qu'un inconvénient : c'est qu'elle détruit la société (je ne dis pas la bonne société, il y a longtemps que la société ne mérite plus cette épithète louangeuse) par l'afflux de messieurs et de dames du Chameau, de la Chamellerie, de la Chamellière, enfin des gens inconnus que je trouve même chez mes cousines parce qu'ils font partie de la ligue de la Patrie française, anti juive, je ne sais quoi, comme si une opinion politique donnait droit à une qualification sociale. »
Cette frivolité de M. de Charlus l'apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Je lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la connaissais pas, je lui rappelai la soirée de l'Opéra où il avait semblé vouloir se cacher de moi. Il me dit avec tant de force ne m'avoir nullement vu que j'aurais fini par le croire si bientôt un petit incident ne m'avait donné à penser que M. de Charlus, trop orgueilleux peut-être, n'aimait pas à être vu avec moi.
« Revenons à vous, me dit-il, et à mes projets sur vous. Il existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l'Europe. Or l'entourage de l'un d'eux, qui est l'empereur d'Allemagne, veut le guérir de sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre. Oui, monsieur, parfaitement. Vous connaissez l'histoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C'était une folie. On l'en guérit. Mais dès qu'il ne fut plus fou, il devint bête. Il y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu'ils nous protègent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une maladie de l'estomac, il ne pouvait rien digérer. Les plus savants spécialistes de l'estomac le soignèrent sans résultat. Je l'amenai à un certain médecin (encore un être bien curieux, entre parenthèses, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire). Celui-ci devina aussitôt que la maladie était nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger sans crainte ce qu'il voudrait et qui serait toujours bien toléré. Mais mon cousin avait aussi de la néphrite. Ce que l'estomac digère parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l'éliminer, et mon cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d'estomac imaginaire qui le forçait à suivre un régime, mourut à quarante ans, l'estomac guéri mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie, qui sait, vous serez peut-être ce qu'eût pu être un homme éminent du passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d'une humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l'électricité. Ne soyez pas bête, ne refusez pas par discrétion. Comprenez que si je vous rends un grand service, je n'estime pas que vous m'en rendiez un moins grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessé de m'intéresser, je n'ai plus qu'une passion, chercher à racheter les fautes de ma vie en faisant profiter de ce que je sais une âme encore vierge et capable d'être enflammée par la vertu. J'ai eu de grands chagrins, monsieur, et que je vous dirai peut-être un jour, j'ai perdu ma femme qui était l'être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu'on pût rêver. J'ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais capables de recevoir l'héritage moral dont je vous parle. Qui sait si vous n'êtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont je pourrai diriger et élever si haut la vie ? La mienne y gagnerait par surcroît. Peut-être en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques y reprendrais-je goût de moi-même et me mettrais-je enfin à faire des choses intéressantes où vous seriez de moitié. Mais avant de le savoir, il faudrait que je vous visse souvent, très souvent, chaque jour. »
Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespérées de M. de Charlus pour lui demander s'il ne pourrait pas me faire rencontrer sa belle-soeur, mais, à ce moment, j'eus le bras vivement déplacé par une secousse comme électrique. C'était M. de Charlus qui venait de retirer précipitamment son bras de dessous le mien. Bien que tout en parlant il promenât ses regards dans toutes les directions, il venait seulement d'apercevoir M. d'Argencourt qui débouchait d'une rue transversale. En nous voyant M. d'Argencourt parut contrarié, jeta sur moi un regard de méfiance, presque ce regard destiné à un être d'une autre race que Mme de Guermantes avait eu pour Bloch, et tâcha de nous éviter. Mais on eût dit que M. de Charlus tenait à lui montrer qu'il ne cherchait nullement à ne pas être vu de lui, car il l'appela et pour lui dire une chose fort insignifiante. Et craignant peut-être que M. d'Argencourt ne me reconnût pas, M. de Charlus lui dit que j'étais un grand ami de Mme de Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup, que lui-même, Charlus, était un vieil ami de ma grand-mère, heureux de reporter sur le petit-fils un peu de la sympathie qu'il avait pour elle. Néanmoins je remarquai que M. d'Argencourt à qui pourtant j'avais été à peine nommé chez Mme de Villeparisis et à qui M. de Charlus venait de parler longuement de ma famille fut plus froid avec moi qu'il n'avait été il y a une heure, et dès lors, pendant très longtemps il en fut ainsi chaque fois qu'il me rencontrait. Il m'observa ce soir-là avec une curiosité qui n'avait rien de sympathique et sembla même avoir à vaincre une résistance quand, en nous quittant, après une hésitation, il me tendit une main qu'il retira aussitôt.
« Je regrette cette rencontre, me dit M. de Charlus. Cet Argencourt, bien né mais mal élevé, diplomate plus que médiocre, mari détestable et coureur, fourbe comme dans les pièces, est un de ces hommes incapables de comprendre, mais très capables de détruire les choses vraiment grandes. J'espère que notre amitié le sera, si elle doit se fonder un jour, et j'espère que vous me ferez l'honneur de la tenir autant que moi à l'abri des coups de pied d'un de ces ânes qui, par désoeuvrement, par maladresse, par méchanceté, écrasent ce qui semblait fait pour durer. C'est malheureusement sur ce moule que sont faits la plupart des gens du monde.
— La duchesse de Guermantes semble très intelligente. Nous parlions tout à l'heure d'une guerre possible. Il paraît qu'elle a là-dessus des lumières spéciales.
— Elle n'en a aucune, me répondit sèchement M. de Charlus. Les femmes, et beaucoup d'hommes d'ailleurs, n'entendent rien aux choses dont je voulais parler. Ma belle-soeur est une femme charmante qui s'imagine être encore au temps des romans de Balzac où les femmes influaient sur la politique. Sa fréquentation ne pourrait actuellement exercer sur vous qu'une action fâcheuse, comme d'ailleurs toute fréquentation mondaine. Et c'est justement une des premières choses que j'allais vous dire quand ce sot m'a interrompu. Le premier sacrifice qu'il faut me faire – j'en exigerai autant que je vous ferai de dons – c'est de ne pas aller dans le monde. J'ai souffert tantôt de vous voir à cette réunion ridicule. Vous me direz que j'y étais bien, mais pour moi ce n'est pas une réunion mondaine, c'est une visite de famille. Plus tard, quand vous serez un homme arrivé, si cela vous amuse de descendre un moment dans le monde, ce sera peut-être sans inconvénients. Alors je n'ai pas besoin de vous dire de quelle utilité je pourrai vous être. Le “Sésame” de l'hôtel Guermantes et de tous ceux qui valent la peine que la porte s'ouvre grande devant vous, c'est moi qui le détiens. Je serai juge et entends rester maître de l'heure. Actuellement vous êtes un catéchumène. Votre présence là-haut avait quelque chose de scandaleux. Il faut avant tout éviter l'indécence. »
Comme M. de Charlus parlait de cette visite chez Mme de Villeparisis, je voulus lui demander sa parenté exacte avec la marquise, la naissance de celle-ci, mais la question se posa sur mes lèvres autrement que je n'aurais voulu et je demandai ce que c'était que la famille Villeparisis.
« Mon Dieu, la réponse n'est pas très facile », me répondit d'une voix qui semblait patiner sur les mots, M. de Charlus. « C'est comme si vous me demandiez de vous dire ce que c'est que rien. Ma tante qui peut tout se permettre a eu la fantaisie, en se remariant avec un certain petit M. Thirion, de plonger dans le néant le plus grand nom de France. Ce Thirion a pensé qu'il pourrait sans inconvénient, comme on fait dans les romans, prendre un nom aristocratique et éteint. L'histoire ne dit pas s'il fut tenté par La Tour d'Auvergne, s'il hésita entre Toulouse et Montmorency. En tout cas il fit un choix autre et devint M. de Villeparisis. Comme il n'y en a plus depuis 1702, j'ai pensé qu'il voulait modestement signifier par là qu'il était un monsieur de Villeparisis, petite localité près de Paris, qu'il avait une étude d'avoué ou une boutique de coiffeur à Villeparisis. Mais ma tante n'entendait pas de cette oreille-là – elle arrive d'ailleurs à l'âge où l'on n'entend plus d'aucune. Elle prétendit que ce marquisat était dans la famille, elle nous a écrit à tous, elle a voulu faire les choses régulièrement, je ne sais pas pourquoi. Du moment qu'on prend un nom auquel on n'a pas droit, le mieux est de ne pas faire tant d'histoires, comme notre excellente amie, la prétendue comtesse de M*** qui malgré les conseils de Mme Alphonse Rothschild refusa de grossir les deniers de Saint-Pierre pour un titre qui n'en serait pas rendu plus vrai. Le comique est que, depuis ce moment-là, ma tante a fait le trust de toutes les peintures se rapportant aux Villeparisis véritables, avec lesquels feu Thirion n'avait aucune parenté. Le château de ma tante est devenu une sorte de lieu d'accaparement de leurs portraits, authentiques ou non, sous le flot grandissant desquels certains Guermantes et certains Condé qui ne sont pourtant pas de la petite bière, ont dû disparaître. Les marchands de tableaux lui en fabriquent tous les ans. Et elle a même dans sa salle à manger à la campagne un portrait de Saint-Simon à cause du premier mariage de sa nièce avec M. de Villeparisis et bien que l'auteur des Mémoires ait peut-être d'autres titres à l'intérêt des visiteurs que n'avoir pas été le bisaïeul de M. Thirion. »
Mme de Villeparisis n'étant que Mme Thirion acheva la chute qu'elle avait commencée dans mon esprit quand j'avais vu la composition mêlée de son salon. Je trouvais injuste qu'une femme dont même le titre et le nom étaient presque tout récents, pût faire illusion aux contemporains et dût faire illusion à la postérité grâce à des amitiés royales. Redevenant ce qu'elle m'avait paru être dans mon enfance, une personne qui n'avait rien d'aristocratique, ces grandes parentés qui l'entouraient me semblèrent lui rester étrangères. Elle ne cessa dans la suite d'être charmante pour nous. J'allais quelquefois la voir et elle m'envoyait de temps en temps un souvenir. Mais je n'avais nullement l'impression qu'elle fût du faubourg Saint-Germain, et si j'avais eu quelque renseignement à demander sur lui, elle eût été une des dernières personnes à qui je me fusse adressé.
« Actuellement, continua M. de Charlus, en allant dans le monde, vous ne feriez que nuire à votre situation, déformer votre intelligence et votre caractère. Du reste il faudrait surveiller même et surtout vos camaraderies. Ayez des maîtresses si votre famille n'y voit pas d'inconvénient, cela ne me regarde pas et même je ne peux que vous y encourager, jeune polisson, jeune polisson qui allez avoir bientôt besoin de vous faire raser, me dit-il en me touchant le menton. Mais le choix des amis hommes a une autre importance. Sur dix jeunes gens, huit sont de petites fripouilles, de petits misérables capables de vous faire un tort que vous ne réparerez jamais. Tenez, mon neveu Saint-Loup est à la rigueur un bon camarade pour vous. Au point de vue de votre avenir, il ne pourra vous être utile en rien ; mais pour cela, moi je suffis. Et, somme toute, pour sortir avec vous, aux moments où vous aurez assez de moi, il me semble ne pas présenter d'inconvénient sérieux, à ce que je crois. Du moins, lui c'est un homme, ce n'est pas un de ces efféminés comme on en rencontre tant aujourd'hui, qui ont l'air de petits truqueurs et qui mèneront peut-être demain à l'échafaud leurs innocentes victimes. » (Je ne savais pas le sens de cette expression d'argot : « truqueur ». Quiconque l'eût connue eût été aussi surpris que moi. Les gens du monde aiment volontiers à parler argot, et les gens à qui on peut reprocher certaines choses, à montrer qu'ils ne craignent pas de parler d'elles. Preuve d'innocence à leurs yeux. Mais ils ont perdu l'échelle, ne se rendent plus compte du degré à partir duquel une certaine plaisanterie deviendra trop spéciale, trop choquante, sera plutôt une preuve de corruption que de naïveté.) « Il n'est pas comme les autres, il est très gentil, très sérieux. »
Je ne pus m'empêcher de sourire de cette épithète de « sérieux » à laquelle l'intonation que lui prêta M. de Charlus semblait donner le sens de « vertueux », de « rangé », comme on dit d'une petite ouvrière qu'elle est sérieuse. À ce moment un fiacre passa qui allait tout de travers ; un jeune cocher, ayant déserté son siège, le conduisait du fond de la voiture où il était assis sur les coussins, l'air à moitié gris. M. de Charlus l'arrêta vivement. Le cocher parlementa un moment.
« De quel côté allez-vous ?
— Du vôtre » (cela m'étonnait, car M. de Charlus avait déjà refusé plusieurs fiacres ayant des lanternes de la même couleur.)
« Mais je ne veux pas remonter sur le siège. Ça vous est égal que je reste dans la voiture ?
— Oui, seulement, baissez la capote. Enfin pensez à ma proposition, me dit M. de Charlus avant de me quitter, je vous donne quelques jours pour y réfléchir, écrivez-moi. Je vous le répète, il faudra que je vous voie chaque jour et que je reçoive de vous des garanties de loyauté, de discrétion que d'ailleurs, je dois le dire, vous semblez offrir. Mais, au cours de ma vie, j'ai été si souvent trompé par les apparences que je ne veux plus m'y fier. Sapristi ! c'est bien le moins qu'avant d'abandonner un trésor je sache en quelles mains je le remets. Enfin, rappelez-vous bien ce que je vous offre, vous êtes comme Hercule dont, malheureusement pour vous, vous ne me semblez pas avoir la forte musculature, au carrefour de deux routes. Tâchez de ne pas avoir à regretter toute votre vie de n'avoir pas choisi celle qui conduisait à la vertu. Comment, dit-il au cocher, vous n'avez pas encore baissé la capote ? je vais plier les ressorts moi-même. Je crois du reste qu'il faudra aussi que je conduise, étant donné l'état où vous semblez être. »
Et il sauta à côté du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand trot.
Pour ma part, à peine rentré à la maison, j'y retrouvai le pendant de la conversation qu'avaient échangée un peu auparavant Bloch et M. de Norpois, mais sous une forme brève, invertie et cruelle : c'était une dispute entre notre maître d'hôtel qui était dreyfusard et celui des Guermantes qui était antidreyfusard. Les vérités et contre-vérités qui s'opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie française et celle des Droits de l'homme se propageaient en effet jusque dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manoeuvrait par le sentiment des gens qui ne l'avaient jamais vu, alors que pour lui l'affaire Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un théorème irréfutable et qu'il « démontra en effet », par la plus étonnante réussite de politique rationnelle (réussite contre la France, dirent certains) qu'on ait jamais vue. En deux ans il remplaça un ministère Billot par un ministère Clemenceau, changea de fond en comble l'opinion publique, tira de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au Ministère de la Guerre. Peut-être ce rationaliste manoeuvreur de foules était-il lui-même manoeuvré par son ascendance. Quand les systèmes philosophiques qui contiennent le plus de vérité sont dictés à leurs auteurs, en dernière analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une simple affaire politique comme l'affaire Dreyfus, des raisons de ce genre ne puissent, à l'insu du raisonneur, gouverner sa raison ? Bloch croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient été imposés par sa race. Sans doute la raison est plus libre ; elle obéit pourtant à certaines lois qu'elle ne s'est pas données. Le cas du maître d'hôtel des Guermantes et du nôtre était particulier. Les vagues des deux courants de dreyfusisme et d'antidreyfusisme qui de haut en bas divisaient la France, étaient assez silencieuses, mais les rares échos qu'elles émettaient étaient sincères. En entendant quelqu'un, au milieu d'une causerie qui s'écartait volontairement de l'Affaire, annoncer furtivement une nouvelle politique, généralement fausse mais toujours souhaitée, on pouvait induire de l'objet de ses prédictions l'orientation de ses désirs. Ainsi s'affrontaient sur quelques points, d'un côté un timide apostolat, de l'autre une sainte indignation. Les deux maîtres d'hôtel que j'entendis en rentrant faisaient exception à la règle. Le nôtre laissa entendre que Dreyfus était coupable, celui des Guermantes qu'il était innocent. Ce n'était pas pour dissimuler leurs convictions, mais par méchanceté et âpreté au jeu. Notre maître d'hôtel, incertain si la révision se ferait, voulait d'avance, pour le cas d'un échec, ôter au maître d'hôtel des Guermantes la joie de croire une juste cause battue. Le maître d'hôtel des Guermantes pensait qu'en cas de refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l'île du Diable un innocent. Le concierge les regardait. J'eus l'impression que ce n'était pas lui qui mettait la division dans la domesticité des Guermantes.
Je remontai et trouvai ma grand-mère plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir ce qu'elle avait, elle se plaignait de sa santé. C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. Les malaises de ma grand-mère passaient souvent inaperçus à son attention, toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver à les guérir, elle s'efforçait en vain de les comprendre. Si les phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et insaisissables à sa pensée, ils étaient clairs et intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu'eux, de ceux à qui l'esprit humain a fini par s'adresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les réponses d'un étranger on va chercher quelqu'un du même pays qui servira d'interprète. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s'apaisera bientôt. Cottard, qu'on avait appelé auprès de ma grand-mère et qui nous avait agacés en nous demandant avec un sourire fin, dès la première minute où nous lui avions dit qu'elle était malade : « Malade ? Ce n'est pas au moins une maladie diplomatique ? », Cottard essaya, pour calmer l'agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles soupes au lait ne firent pas d'effet parce que ma grand-mère y mettait beaucoup de sel, dont on ignorait l'inconvénient en ce temps-là (Widal n'ayant pas encore fait ses découvertes). Car la médecine étant un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en appelant à soi les meilleurs d'entre eux on a grande chance d'implorer une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte que croire à la médecine serait la suprême folie, si n'y pas croire n'en était pas une plus grande car de cet amoncellement d'erreurs se sont dégagées à la longue quelques vérités. Cottard avait recommandé qu'on prît sa température. On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute sa hauteur le tube était vide de mercure. À peine si l'on distinguait, tapie au fond de sa petite cuve, la salamandre d'argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand-mère. Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps ; la petite sorcière n'avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n'en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu'eût pu faire sur soi-même l'âme de ma grand-mère eussent été bien incapables de lui fournir : 38° 3. Pour la première fois nous ressentîmes quelque inquiétude. Nous secouâmes bien fort le thermomètre pour effacer le signe fatidique, comme si nous avions pu par là abaisser la fièvre en même temps que la température marquée. Hélas ! il fut bien clair que la petite sibylle dépourvue de raison n'avait pas donné arbitrairement cette réponse, car le lendemain, à peine le thermomètre fut-il replacé entre les lèvres de ma grand-mère que presque aussitôt, comme d'un seul bond, belle de certitude et de l'intuition d'un fait pour nous invisible, la petite prophétesse était venue s'arrêter au même point, en une immobilité implacable, et nous montrait encore ce chiffre 38° 3, de sa verge étincelante. Elle ne disait rien d'autre, mais nous avions eu beau désirer, vouloir, prier, sourde, il semblait que ce fût son dernier mot avertisseur et menaçant. Alors, pour tâcher de la contraindre à modifier sa réponse, nous nous adressâmes à une autre créature du même règne, mais plus puissante, qui ne se contente pas d'interroger le corps mais peut lui commander, un fébrifuge du même ordre que l'aspirine, non encore employée alors. Nous n'avions pas fait baisser le thermomètre au-delà de 37° ½ dans l'espoir qu'il n'aurait pas ainsi à remonter. Nous fîmes prendre ce fébrifuge à ma grand-mère et remîmes alors le thermomètre. Comme un gardien implacable à qui on montre l'ordre d'une autorité supérieure auprès de laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en règle répond : « C'est bien, je n'ai rien à dire, du moment que c'est comme ça, passez », la vigilante tourière ne bougea pas cette fois. Mais, morose, elle semblait dire : « À quoi cela vous servira-t-il ? Puisque vous connaissez la quinine, elle me donnera l'ordre de ne pas bouger, une fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais, allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancés. » Alors ma grand-mère éprouva la présence, en elle, d'une créature qui connaissait mieux le corps humain que ma grand-mère, la présence d'une contemporaine des races disparues, la présence du premier occupant – bien antérieur à la création de l'homme qui pense ; elle sentit cet allié millénaire qui la tâtait, un peu durement même, à la tête, au coeur, au coude, il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat préhistorique qui eut lieu aussitôt après. En un moment, Python écrasé, la fièvre fut vaincue par le puissant élément chimique, que ma grand-mère, à travers les règnes, passant par-dessus tous les animaux et les végétaux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait émue de cette entrevue qu'elle venait d'avoir à travers tant de siècles, avec un élément antérieur à la création même des plantes. De son côté le thermomètre, comme une Parque momentanément vaincue par un dieu plus ancien, tenait immobile son fuseau d'argent. Hélas ! d'autres créatures inférieures, que l'homme a dressées à la chasse de ces gibiers mystérieux qu'il ne peut pas poursuivre au fond de lui-même, nous apportaient cruellement tous les jours un chiffre d'albumine faible, mais assez fixe pour que lui aussi parût en rapport avec quelque état persistant que nous n'apercevions pas. Bergotte avait choqué en moi l'instinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand il m'avait parlé du docteur du Boulbon comme d'un médecin qui ne m'ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en apparence bizarres, mais qui s'adapteraient à la singularité de mon intelligence. Mais les idées se transforment en nous, elles triomphent des résistances que nous leur opposions d'abord et se nourrissent de riches réserves intellectuelles toutes prêtes, que nous ne savions pas faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les propos entendus, au sujet de quelqu'un que nous ne connaissons pas, ont eu la vertu d'éveiller en nous l'idée d'un grand talent, d'une sorte de génie, au fond de mon esprit je faisais bénéficier le docteur du Boulbon de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d'un oeil plus profond qu'un autre perçoit la vérité. Je savais certes qu'il était plutôt un spécialiste des maladies nerveuses, celui à qui Charcot avant de mourir avait prédit qu'il régnerait sur la neurologie et la psychiatrie. « Ah ! je ne sais pas, c'est très possible », dit Françoise qui était là et qui entendait pour la première fois le nom de Charcot comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l'empêchait nullement de dire : « C'est possible. » Ses « c'est possible », ses « peut-être », ses « je ne sais pas » étaient exaspérants en pareil cas. On avait envie de lui répondre : « Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien à la chose dont il s'agit ; comment pouvez-vous même dire que c'est possible ou pas, vous n'en savez rien ? En tout cas, maintenant vous ne pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit à du Boulbon, etc., vous le savez puisque nous vous l'avons dit, et vos “peut-être”, vos “c'est possible” ne sont pas de mise puisque c'est certain. »
Malgré cette compétence plus particulière en matière cérébrale et nerveuse, comme je savais que du Boulbon était un grand médecin, un homme supérieur, d'une intelligence inventive et profonde, je suppliai ma mère de le faire venir, et l'espoir que, par une vue juste du mal, il le guérirait peut-être, finit par l'emporter sur la crainte que nous avions, si nous appelions un consultant, d'effrayer ma grand-mère. Ce qui décida ma mère fut que, inconsciemment encouragée par Cottard, ma grand-mère ne sortait plus, ne se levait guère. Elle avait beau nous répondre par la lettre de Mme de Sévigné sur Mme de La Fayette : « On disait qu'elle était folle de ne vouloir point sortir. Je disais à ces personnes si précipitées dans leur jugement : “Mme de La Fayette n'est pas folle” et je m'en tenais là. Il a fallu qu'elle soit morte pour faire voir qu'elle avait raison de ne pas sortir. » Du Boulbon appelé donna tort, sinon à Mme de Sévigné qu'on ne lui cita pas, du moins à ma grand-mère. Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards où il y avait peut-être l'illusion de scruter profondément la malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanée mais devait être devenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir qu'il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l'empire sur elle, – il commença à parler de Bergotte.
« Ah ! je crois bien, Madame, c'est admirable ; comme vous avez raison de l'aimer ! Mais lequel de ses livres préférez-vous ? Ah ! vraiment ! Mon Dieu, c'est peut-être en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman le mieux composé : Claire y est bien charmante ; comme personnage d'homme lequel vous y est le plus sympathique ? »
Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler littérature parce que, lui, la médecine l'ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa largeur d'esprit, et même, dans un but plus thérapeutique, pour rendre confiance à la malade, lui montrer qu'il n'était pas inquiet, la distraire de son état. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout particulièrement remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de ma grand-mère était bien intacte. Comme à contrecoeur il l'interrogea un peu sur sa vie, l'oeil sombre et fixe. Puis tout à coup, comme apercevant la vérité et décidé à l'atteindre coûte que coûte, avec un geste préalable qui semblait avoir peine à s'ébrouer, en les écartant du flot des dernières hésitations qu'il pouvait avoir et de toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand-mère d'un oeil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant les mots sur un ton doux et prenant, dont l'intelligence nuançait toutes les inflexions (sa voix du reste, pendant toute la visite, resta, ce qu'elle était naturellement, caressante, et sous ses sourcils embroussaillés, ses yeux ironiques étaient remplis de bonté) :
« Vous irez bien, madame, le jour lointain ou proche, et il dépend de vous que ce soit aujourd'hui même, où vous comprendrez que vous n'avez rien et où vous aurez repris la vie commune. Vous m'avez dit que vous ne mangiez pas, que vous ne sortiez pas ?
— Mais, monsieur, j'ai un peu de fièvre. »
Il toucha sa main.
« Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse ! Ne savez-vous pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des tuberculeux qui ont jusqu'à 39° ?
— Mais j'ai aussi un peu d'albumine.
— Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que j'ai décrit sous le nom d'albumine mentale. Nous avons tous eu, au cours d'une indisposition, notre petite crise d'albumine que notre médecin s'est empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que les médecins guérissent avec des médicaments (on assure, du moins, que cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille fois que tous les microbes, l'idée qu'on est malade. Une telle croyance, puissante sur le tempérament de tous, agit avec une efficacité particulière chez les nerveux. Dites-leur qu'une fenêtre fermée est ouverte dans leur dos, ils commencent à éternuer ; faites-leur croire que vous avez mis de la magnésie dans leur potage, ils seront pris de coliques ; que leur café était plus fort que d'habitude, ils ne fermeront pas l'oeil de la nuit. Croyez-vous, madame, qu'il ne m'a pas suffi de voir vos yeux, d'entendre seulement la façon dont vous vous exprimez, que dis-je ? de voir madame votre fille et votre petit-fils qui vous ressemble tant, pour connaître à qui j'avais affaire ?
— Ta grand-mère pourrait peut-être aller s'asseoir, si le docteur le lui permet, dans une allée calme des Champs-Élysées, près de ce massif de lauriers devant lequel tu jouais autrefois », me dit ma mère consultant ainsi indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait à cause de cela quelque chose de timide et de déférent qu'elle n'aurait pas eu si elle s'était adressée à moi seul. Le docteur se tourna vers ma grand-mère et, comme il n'était pas moins lettré que savant :
« Allez aux Champs-Élysées, madame, près du massif de lauriers qu'aime votre petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Après avoir exterminé le serpent Python, c'est une branche de laurier à la main qu'Apollon fit son entrée dans Delphes. Il voulait ainsi se préserver des germes mortels de la bête venimeuse. Vous voyez que le laurier est le plus ancien, le plus vénérable et j'ajouterai – ce qui a sa valeur en thérapeutique, comme en prophylaxie – le plus beau des antiseptiques. »
Comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des « patients » est le même chez tous, et ils se flattent d'étonner celui auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux qu'ils ont auparavant soignés. Aussi fut-ce avec le fin sourire d'un Parisien qui, causant avec un paysan, espérerait l'étonner en se servant d'un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit à ma grand-mère : « Probablement les temps de vent réussissent à vous faire dormir là où échoueraient les plus puissants hypnotiques. – Au contraire, Monsieur, le vent m'empêche absolument de dormir. » Mais les médecins sont susceptibles. « Ach ! » murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme si on lui avait marché sur le pied et si les insomnies de ma grand-mère par les nuits de tempête étaient pour lui une injure personnelle. Il n'avait pas tout de même trop d'amour-propre, et comme, en tant qu'« esprit supérieur », il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.
Ma mère, par désir passionné d'être rassurée par l'ami de Bergotte, ajouta à l'appui de son dire qu'une cousine germaine de ma grand-mère, en proie à une affection nerveuse, était restée sept ans cloîtrée dans sa chambre à coucher de Combray, sans se lever qu'une fois ou deux par semaine.
« Vous voyez, madame, je ne le savais pas, et j'aurais pu vous le dire.
— Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire, mon médecin ne peut pas me faire rester couchée », dit ma grand-mère, soit qu'elle fût un peu agacée par les théories du docteur ou désireuse de lui soumettre les objections qu'on y pouvait faire, dans l'espoir qu'il les réfuterait, et que, une fois qu'il serait parti, elle n'aurait plus en elle-même aucun doute à élever sur son heureux diagnostic.
« Mais naturellement, madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le mot, toutes les vésanies, vous en avez d'autres, vous n'avez pas celle-là. Hier, j'ai visité une maison de santé pour neurasthéniques. Dans le jardin, un homme était debout sur un banc, immobile comme un fakir, le cou incliné dans une position qui devait être fort pénible. Comme je lui demandais ce qu'il faisait là, il me répondit sans faire un mouvement ni tourner la tête : “Docteur, je suis extrêmement rhumatisant et enrhumable, je viens de prendre trop d'exercice, et pendant que je me donnais bêtement chaud ainsi, mon cou était appuyé contre mes flanelles. Si maintenant je l'éloignais de ces flanelles avant d'avoir laissé tomber ma chaleur, je suis sûr de prendre un torticolis et peut-être une bronchite.” Et il l'aurait pris, en effet. “Vous êtes un joli neurasthénique, voilà ce que vous êtes”, lui dis-je. Savez-vous la raison qu'il me donna pour me prouver que non ? C'est que, tandis que tous les malades de l'établissement avaient la manie de prendre leur poids, au point qu'on avait dû mettre un cadenas à la balance pour qu'ils ne passassent pas toute la journée à se peser, lui on était obligé de le forcer à monter sur la bascule, tant il en avait peu envie. Il triomphait de n'avoir pas la manie des autres, sans penser qu'il avait aussi la sienne et que c'était elle qui le préservait d'une autre. Ne soyez pas blessée de la comparaison, madame, car cet homme qui n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poète de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez d'être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d'oeuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu'elles ont coûté à ceux qui les inventèrent, d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes, d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et que vous connaissez peut-être, madame, ajouta-t-il en souriant à ma grand-mère, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n'étiez pas très rassurée. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être. Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de génie. Il n'y a pas de maladie qu'il ne contrefasse à merveille. Il imite à s'y méprendre la dilatation des dyspeptiques, les nausées de la grossesse, l'arythmie du cardiaque, la fébricité du tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne tromperait-il pas le malade ? Ah ! ne croyez pas que je raille vos maux, je n'entreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n'y a de bonne confession que réciproque. Je vous ai dit que sans maladie nerveuse il n'est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en élevant gravement l'index, il n'y a pas de grand savant. J'ajouterai que, sans qu'il soit atteint lui-même de maladie nerveuse, il n'est pas, ne me faites pas dire de bon médecin, mais seulement de médecin correct des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un médecin qui ne dit pas trop de bêtises, c'est un malade à demi guéri, comme un critique est un poète qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui n'exerce plus. Moi, madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique, je n'ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne peux pas m'endormir sans m'être relevé plus de vingt fois pour voir si ma porte est fermée. Et cette maison de santé où j'ai trouvé hier un poète qui ne tournait pas le cou, j'y allais retenir une chambre, car, ceci entre nous, j'y passe mes vacances à me soigner quand j'ai augmenté mes maux en me fatiguant trop à guérir ceux des autres.
— Mais, monsieur, devrais-je faire une cure semblable ? dit avec effroi ma grand-mère.
— C'est inutile, madame. Les manifestations que vous accusez céderont devant ma parole. Et puis vous avez près de vous quelqu'un de très puissant que je constitue désormais votre médecin. C'est votre mal, votre suractivité nerveuse. Je saurais la manière de vous en guérir, je me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois sur votre table un ouvrage de Bergotte. Guérie de votre nervosisme, vous ne l'aimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit d'échanger les joies qu'il procure contre une intégrité nerveuse qui serait bien incapable de vous les donner ? Mais ces joies mêmes, c'est un puissant remède, le plus puissant de tous peut-être. Non, je n'en veux pas à votre énergie nerveuse. Je lui demande seulement de m'écouter ; je vous confie à elle. Qu'elle fasse machine en arrière. La force qu'elle mettait pour vous empêcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu'elle l'emploie à vous faire manger, à vous faire lire, à vous faire sortir, à vous distraire de toutes façons. Ne me dites pas que vous êtes fatiguée. La fatigue est la réalisation organique d'une idée préconçue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver à tout le monde, ce sera comme si vous ne l'aviez pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de Talleyrand, un bien-portant imaginaire. Tenez, elle a commencé à vous guérir, vous m'écoutez toute droite sans vous être appuyée une fois, l'oeil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure d'horloge et vous ne vous en êtes pas aperçue. Madame, j'ai bien l'honneur de vous saluer. »
Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la chambre où ma mère était seule, le chagrin qui m'oppressait depuis plusieurs semaines s'envola, je sentis que ma mère allait laisser éclater sa joie et qu'elle allait voir la mienne, j'éprouvai cette impossibilité de supporter l'attente de l'instant prochain où près de nous une personne va être émue qui, dans un autre ordre, est un peu comme la peur qu'on éprouve quand on sait que quelqu'un va entrer pour vous effrayer par une porte qui est encore fermée, je voulus dire un mot à Maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai longtemps, la tête sur son épaule, à pleurer, à goûter, à accepter, à chérir la douleur, maintenant que je savais qu'elle était sortie de ma vie, comme nous aimons à nous exalter de vertueux projets que les circonstances ne nous permettent pas de mettre à exécution. Françoise m'exaspéra en ne prenant pas part à notre joie. Elle était tout émue parce qu'une scène terrible avait éclaté entre le valet de pied et le concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bonté, intervînt, rétablît un semblant de paix et pardonnât au valet de pied. Car elle était bonne, et ç'aurait été la place idéale si elle n'avait pas écouté les « racontages ».
On commençait déjà depuis plusieurs jours à savoir ma grand-mère souffrante et à prendre de ses nouvelles. Saint-Loup m'avait écrit : « Je ne veux pas profiter de ces heures où ta chère grand-mère n'est pas bien pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et où elle n'est pour rien. Mais je mentirais en te disant, fût-ce par prétérition, que j'oublierai jamais la perfidie de ta conduite et qu'il y aura jamais un pardon pour ta fourberie et ta trahison. » Mais des amis, jugeant ma grand-mère peu souffrante ou ignorant même qu'elle le fût du tout, m'avaient demandé de les prendre le lendemain aux Champs-Élysées pour aller de là faire une visite et assister, à la campagne, à un dîner qui m'amusait. Je n'avais plus aucune raison de renoncer à ces deux plaisirs. Quand on avait dit à ma grand-mère qu'il faudrait maintenant, pour obéir au docteur du Boulbon, qu'elle se promenât beaucoup, on a vu qu'elle avait tout de suite parlé des Champs-Élysées. Il me serait aisé de l'y conduire ; pendant qu'elle serait assise à lire, de m'entendre avec mes amis sur le lieu où nous retrouver, et j'aurais encore le temps, en me dépêchant, de prendre avec eux le train pour Ville-d'Avray. Au moment convenu, ma grand-mère ne voulut pas sortir, se trouvant fatiguée. Mais ma mère, instruite par du Boulbon, eut l'énergie de se fâcher et de se faire obéir. Elle pleurait presque à la pensée que ma grand-mère allait retomber dans sa faiblesse nerveuse, et ne s'en relèverait plus. Jamais un temps aussi beau et chaud ne se prêterait si bien à sa sortie. Le soleil changeant de place intercalait çà et là dans la solidité rompue du balcon ses inconsistantes mousselines et donnait à la pierre de taille un tiède épiderme, un halo d'or imprécis. Comme Françoise n'avait pas eu le temps d'envoyer un « tube » à sa fille, elle nous quitta dès après le déjeuner. Ce fut déjà bien beau qu'avant, elle entrât chez Jupien pour faire faire un point au mantelet que ma grand-mère mettrait pour sortir. Rentrant moi-même à ce moment-là de ma promenade matinale, j'allai avec elle chez le giletier. « Est-ce votre jeune maître qui vous amène ici, dit Jupien à Françoise, est-ce vous qui me l'amenez, ou bien est-ce quelque bon vent et la Fortune qui vous amènent tous les deux ? » Bien qu'il n'eût pas fait ses classes, Jupien respectait aussi naturellement la syntaxe que M. de Guermantes, malgré bien des efforts, la violait. Une fois Françoise partie et le mantelet réparé, il fallut que ma grand-mère s'habillât. Ayant refusé obstinément que Maman restât avec elle, elle mit, toute seule, un temps infini à sa toilette, et maintenant que je savais qu'elle était bien portante, avec cette étrange indifférence que nous avons pour nos parents tant qu'ils vivent, qui fait que nous les faisons passer après tout le monde, je la trouvais bien égoïste d'être si longue, de risquer de me mettre en retard quand elle savait que j'avais rendez-vous avec des amis et devais dîner à Ville-d'Avray. D'impatience, je finis par descendre d'avance, après qu'on m'eut dit deux fois qu'elle allait être prête. Enfin elle me rejoignit, (sans me demander pardon de son retard comme elle faisait d'habitude dans ces cas-là, rouge et distraite ainsi qu'une personne qui est pressée et qui a oublié la moitié de ses affaires), au moment où j'arrivais près de la porte vitrée entrouverte qui, sans les en réchauffer le moins du monde, laissait entrer l'air liquide, gazouillant et tiède du dehors, comme si on avait ouvert un réservoir entre les glaciales parois de l'hôtel.
« Mon Dieu, puisque tu vas voir des amis, j'aurais pu mettre un autre mantelet. J'ai l'air un peu malheureux avec cela. »
Je fus frappé de la trouver très congestionnée et compris que s'étant mise en retard elle avait dû beaucoup se dépêcher. Comme nous venions de quitter le fiacre à l'entrée de l'avenue Gabriel, dans les Champs-Élysées, je vis ma grand-mère qui sans me parler s'était détournée et se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagé de vert, où un jour j'avais attendu Françoise. Le même garde forestier qui s'y trouvait alors y était encore auprès de la « marquise », quand, suivant ma grand-mère qui, parce qu'elle avait sans doute une nausée, tenait sa main devant sa bouche, je montai les degrés du petit théâtre rustique édifié au milieu des jardins. Au contrôle, comme dans ces cirques forains où le clown, prêt à entrer en scène et tout enfariné, reçoit lui-même à la porte le prix des places, la « marquise », percevant les entrées, était toujours là avec son museau énorme et irrégulier enduit de plâtre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas qu'elle me reconnut. Le garde, délaissant la surveillance des verdures, à la couleur desquelles était assorti son uniforme, causait, assis à côté d'elle.
« Alors, disait-il, vous êtes toujours là. Vous ne pensez pas à vous retirer.
— Et pourquoi que je me retirerais, monsieur ? Voulez-vous me dire où je serais mieux qu'ici, où j'aurais plus mes aises et tout le confortable ? Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction ; c'est ce que j'appelle mon petit Paris : mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, monsieur, il y en a un qui est sorti il n'y a pas plus de cinq minutes, c'est un magistrat tout ce qu'il y a de plus haut placé. Eh bien ! monsieur », s'écria-t-elle avec ardeur, comme prête à soutenir cette assertion par la violence si l'agent de l'autorité avait fait mine d'en contester l'exactitude, « depuis huit ans, vous m'entendez bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l'autre, ne salissant jamais rien, il reste plus d'une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il n'est pas venu. Sur le moment je ne m'en suis pas aperçue, mais le soir tout d'un coup je me suis dit : “Tiens, mais ce monsieur n'est pas venu, il est peut-être mort.” Ça m'a fait quelque chose parce que je m'attache quand le monde est bien. Aussi j'ai été bien contente quand je l'ai revu le lendemain, je lui ai dit : “Monsieur, il ne vous était rien arrivé hier ?” Alors il m'a dit comme ça qu'il ne lui était rien arrivé à lui, que c'était sa femme qui était morte, et qu'il avait été si retourné qu'il n'avait pas pu venir. Il avait l'air triste assurément, vous comprenez, des gens qui étaient mariés depuis vingt-cinq ans, mais il avait l'air content tout de même de revenir. On sentait qu'il avait été tout dérangé dans ses petites habitudes. J'ai tâché de le remonter, je lui ai dit : “Il ne faut pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera une petite distraction.” »
La « marquise » reprit un ton plus doux, car elle avait constaté que le protecteur des massifs et des pelouses l'écoutait avec bonhomie sans songer à la contredire, gardant inoffensive au fourreau une épée qui avait plutôt l'air de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut horticole.
« Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le monde dans ce que j'appelle mes salons. Est-ce que ça n'a pas l'air d'un salon, avec mes fleurs ? Comme j'ai des clients très aimables, toujours l'un ou l'autre veut m'apporter une petite branche de beau lilas, de jasmin, ou des roses, ma fleur préférée. »
L'idée que nous étions peut-être mal jugés par cette dame en ne lui apportant jamais ni lilas, ni belles roses, me fit rougir, et pour tâcher d'échapper physiquement – ou de n'être jugé par elle que par contumace – à un mauvais jugement, je m'avançai vers la porte de sortie. Mais ce ne sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles roses pour qui on est le plus aimable, car la « marquise », croyant que je m'ennuyais, s'adressa à moi :
« Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine ? »
Et comme je refusais :
« Non, vous ne voulez pas ? ajouta-t-elle avec un sourire ; c'était de bon coeur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu'il ne suffit pas de ne pas payer pour les avoir. »
À ce moment une femme mal vêtue entra précipitamment qui semblait précisément les éprouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la « marquise », car celle-ci, avec une férocité de snob, lui dit sèchement :
« Il n'y a rien de libre, madame.
— Est-ce que ce sera long ? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs jaunes.
— Ah ! madame, je vous conseille d'aller ailleurs, car, vous voyez, il y a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi et le garde, et je n'ai qu'un cabinet, les autres sont en réparation… Ça a une tête de mauvais payeur », dit la « marquise ». « Ce n'est pas le genre d'ici, ça n'a pas de propreté, pas de respect, il aurait fallu que ce soit moi qui passe une heure à nettoyer pour madame. Je ne regrette pas ses deux sous. »
Enfin ma grand-mère sortit, et songeant qu'elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l'indiscrétion qu'elle avait montrée en restant un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la « marquise », et je m'engageai dans une allée, mais lentement, pour que ma grand-mère pût facilement me rejoindre et continuer avec moi. C'est ce qui arriva bientôt. Je pensais que ma grand-mère allait me dire : « Je t'ai fait bien attendre, j'espère que tu ne manqueras tout de même pas tes amis », mais elle ne prononça pas une seule parole, si bien qu'un peu déçu, je ne voulus pas lui parler le premier ; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l'autre côté. Je craignis qu'elle n'eût encore mal au coeur. Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l'aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d'une personne qui vient d'être bousculée par une voiture ou qu'on a retirée d'un fossé.
« J'ai eu peur que tu n'aies eu une nausée, grand-mère ; te sens-tu mieux ? » lui dis-je.
Sans doute pensa-t-elle qu'il lui était impossible, sans m'inquiéter, de ne pas me répondre.
« J'ai entendu toute la conversation entre la “marquise” et le garde, me dit-elle. C'était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu ! qu'en termes galants ces choses-là étaient mises. » Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné : « En les écoutant je pensais qu'ils me préparaient les délices d'un adieu. »
Voilà le propos qu'elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse, son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même qu'elle n'eût fait d'habitude et comme pour montrer qu'elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutôt que je ne les entendis, tant elle les prononça d'une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l'expliquer la peur de vomir.
« Allons, lui dis-je assez légèrement pour n'avoir pas l'air de prendre trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au coeur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-Élysées une grand-mère qui a une indigestion.
— Je n'osais pas te le proposer à cause de tes amis, me répondit-elle. Pauvre petit ! Mais puisque tu le veux bien, c'est plus sage. »
J'eus peur qu'elle ne remarquât la façon dont elle prononçait ces mots.
« Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, puisque tu as mal au coeur, c'est absurde, attends au moins que nous soyons rentrés. »
Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu'il n'y avait pas à me cacher ce que j'avais deviné tout de suite : qu'elle venait d'avoir une petite attaque.
Le Côté de Guermantes
II
Chapitre premier
Maladie de ma grand-mère. – Maladie de Bergotte.
Le duc et le médecin. – Déclin de ma grand-mère. – Sa mort.
Nous retraversâmes l'avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je fis asseoir ma grand-mère sur un banc et j'allai chercher un fiacre. Elle, au coeur de qui je me plaçais toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle m'était maintenant fermée, elle était devenue une partie du monde extérieur, et plus qu'à de simples passants, j'étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, de lui taire mon inquiétude. Je n'aurais pu lui en parler avec plus de confiance qu'à une étrangère. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins, que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n'était pas morte encore. J'étais déjà seul. Et même ces allusions qu'elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu'elles sortaient du néant de ce même être qui, demain peut-être, n'existerait plus, pour lequel elles n'auraient plus aucun sens, de ce néant – incapable de les concevoir – que ma grand-mère serait bientôt.
« Monsieur, je ne dis pas, mais vous n'avez pas pris de rendez-vous avec moi, vous n'avez pas de numéro. D'ailleurs, ce n'est pas mon jour de consultation. Vous devez avoir votre médecin. Je ne peux pas me substituer, à moins qu'il ne me fasse appeler en consultation. C'est une question de déontologie… »
Au moment où je faisais signe à un fiacre, j'avais rencontré le fameux professeur E***, presque ami de mon père et de mon grand-père, en tout cas en relations avec eux, lequel demeurait avenue Gabriel et, pris d'une inspiration subite, je l'avais arrêté au moment où il rentrait, pensant qu'il serait peut-être d'un excellent conseil pour ma grand-mère. Mais, pressé, après avoir pris ses lettres, il voulait m'éconduire, et je ne pus lui parler qu'en montant avec lui dans l'ascenseur, dont il me pria de le laisser manoeuvrer les boutons, c'était chez lui une manie.
« Mais, Monsieur, je ne demande pas que vous receviez ma grand-mère, vous comprendrez après ce que je veux vous dire, elle est peu en état, je vous demande au contraire de passer d'ici une demi-heure chez nous, où elle sera rentrée.
— Passer chez vous ? Mais, Monsieur, vous n'y pensez pas. Je dîne chez le ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais m'habiller tout de suite, pour comble de malheur un de mes deux habits noirs a été déchiré et l'autre n'a pas de boutonnière pour passer les décorations. Je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de l'ascenseur, vous ne savez pas le manoeuvrer, il faut être prudent en tout. Cette boutonnière va me retarder encore. Enfin, par amitié pour les vôtres, si votre grand-mère vient tout de suite, je la recevrai. Mais je vous préviens que je n'aurai qu'un quart d'heure bien juste à lui donner. »
J'étais reparti aussitôt, n'étant même pas sorti de l'ascenseur que le professeur E*** avait mis lui-même en marche pour me faire descendre, non sans me regarder avec méfiance.
Nous disons bien que l'heure de la mort est incertaine, mais quand nous disons cela, nous nous représentons cette heure comme située dans un espace vague et lointain, nous ne pensons pas qu'elle ait un rapport quelconque avec la journée déjà commencée et puisse signifier que la mort – ou sa première prise de possession partielle de nous, après laquelle elle ne nous lâchera plus – pourra se produire dans cet après-midi même, si peu incertain, cet après-midi où l'emploi de toutes les heures est réglé d'avance. On tient à sa promenade pour avoir dans un mois le total de bon air nécessaire, on a hésité sur le choix d'un manteau à emporter, du cocher à appeler, on est en fiacre, la journée est tout entière devant vous, courte, parce qu'on veut être rentré à temps pour recevoir une amie ; on voudrait qu'il fît aussi beau le lendemain ; et on ne se doute pas que la mort qui cheminait en vous dans un autre plan, a choisi précisément ce jour-là pour entrer en scène, dans quelques minutes, à peu près à l'instant où la voiture atteindra les Champs-Élysées. Peut-être ceux que hante d'habitude l'effroi de la singularité particulière à la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant à ce genre de mort-là – à ce genre de premier contact avec la mort – parce qu'elle y revêt une apparence connue, familière, quotidienne. Un bon déjeuner l'a précédée et la même sortie que font des gens bien portants. Un retour en voiture découverte se superpose à sa première atteinte ; si malade que fût ma grand-mère, en somme plusieurs personnes auraient pu dire, qu'à six heures, quand nous revînmes des Champs-Élysées, elles l'avaient saluée, passant en voiture découverte, par un temps superbe. Legrandin, qui se dirigeait vers la place de la Concorde, nous donna un coup de chapeau, en s'arrêtant, l'air étonné. Moi qui n'étais pas encore détaché de la vie, je demandai à ma grand-mère si elle lui avait répondu, lui rappelant qu'il était susceptible. Ma grand-mère, me trouvant sans doute bien léger, leva sa main comme pour dire : « Qu'est-ce que cela fait ? cela n'a aucune importance. »
Oui, on aurait pu dire tout à l'heure pendant que je cherchais un fiacre, que ma grand-mère était assise sur un banc, avenue Gabriel, qu'un peu après elle avait passé en voiture découverte. Mais eût-ce été bien vrai ? Le banc, lui, pour qu'il se tienne dans une avenue – bien qu'il soit soumis aussi à certaines conditions d'équilibre – n'a pas besoin d'énergie. Mais pour qu'un être vivant soit stable, même appuyé sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas, d'habitude, plus que nous ne percevons (parce qu'elle s'exerce dans tous les sens) la pression atmosphérique. Peut-être si on faisait le vide en nous et qu'on nous laissât supporter la pression de l'air, sentirions-nous pendant l'instant qui précéderait notre destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De même, quand les abîmes de la maladie et de la mort s'ouvrent en nous et que nous n'avons plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir même la pesée de nos muscles, même le frisson qui dévaste nos moelles, alors, même nous tenir immobile dans ce que nous croyons d'habitude n'être rien que la simple position négative d'une chose, exige, si l'on veut que la tête reste droite et le regard calme, de l'énergie vitale, et devient l'objet d'une lutte épuisante.
Et si Legrandin nous avait regardés de cet air étonné, c'est qu'à lui comme à ceux qui passaient alors, dans le fiacre où ma grand-mère semblait assise sur la banquette, elle était apparue sombrant, glissant à l'abîme, se retenant désespérément aux coussins qui pouvaient à peine retenir son corps précipité, les cheveux en désordre, l'oeil égaré, incapable de plus faire face à l'assaut des images que ne réussissait plus à porter sa prunelle. Elle était apparue, bien qu'à côté de moi, plongée dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait déjà reçu les coups dont elle portait les traces quand je l'avais vue tout à l'heure aux Champs-Élysées, son chapeau, son visage, son manteau dérangés par la main de l'ange invisible avec lequel elle avait lutté.
J'ai pensé, depuis, que ce moment de son attaque n'avait pas dû surprendre entièrement ma grand-mère, que peut-être même elle l'avait prévu longtemps d'avance, avait vécu dans son attente. Sans doute, elle n'avait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux amants qu'un doute du même genre porte tour à tour à fonder des espoirs déraisonnables et des soupçons injustifiés sur la fidélité de leur maîtresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle qui venait enfin de la frapper en plein visage, n'élisent pas pendant longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette période ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire « liant », connaître de lui. C'est une terrible connaissance, moins par les souffrances qu'elle cause que par l'étrange nouveauté des restrictions définitives qu'elle impose à la vie. On se voit mourir, dans ce cas, non pas à l'instant même de la mort, mais des mois, quelquefois des années auparavant, depuis qu'elle est hideusement venue habiter chez nous. La malade fait la connaissance de l'étranger qu'elle entend aller et venir dans son cerveau. Certes elle ne le connaît pas de vue, mais des bruits qu'elle l'entend régulièrement faire elle déduit ses habitudes. Est-ce un malfaiteur ? Un matin, elle ne l'entend plus. Il est parti. Ah ! si c'était pour toujours ! Le soir, il est revenu. Quels sont ses desseins ? Le médecin consultant, soumis à la question, comme une maîtresse adorée, répond par des serments tel jour crus, tel jour mis en doute. Au reste, plutôt que celui de la maîtresse, le médecin joue le rôle des serviteurs interrogés. Ils ne sont que des tiers. Celle que nous pressons, dont nous soupçonnons qu'elle est sur le point de nous trahir, c'est la vie elle-même, et malgré que nous ne la sentions plus la même, nous croyons encore en elle, nous demeurons en tout cas dans le doute jusqu'au jour qu'elle nous a enfin abandonnés.
Je mis ma grand-mère dans l'ascenseur du professeur E*** et au bout d'un instant il vint à nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais là, si pressé qu'il fût, son air rogue changea, tant les habitudes sont fortes, et il avait celle d'être aimable, voire enjoué, avec ses malades. Comme il savait ma grand-mère très lettrée et qu'il l'était aussi, il se mit à lui citer pendant deux ou trois minutes et par allusion au temps radieux qu'il faisait, de beaux vers sur l'été. Il l'avait assise dans un fauteuil, lui à contre-jour, de manière à bien la voir. Son examen fut minutieux, nécessita même que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart d'heure touchât à sa fin, à refaire des citations à ma grand-mère. Il lui adressa même quelques plaisanteries assez fines, que j'eusse préféré entendre un autre jour, mais qui me rassurèrent complètement par le ton amusé du docteur.
Je me rappelai alors que M. Fallières, président du Sénat, avait eu, il y avait nombre d'années, une fausse attaque, et qu'au désespoir de ses concurrents il s'était mis trois jours après à reprendre ses fonctions, préparant même, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine à la présidence de la République. Ma confiance en un prompt rétablissement de ma grand-mère fut d'autant plus complète que, au moment où je me rappelais l'exemple de M. Fallières, je fus tiré de la pensée de ce rapprochement par un franc éclat de rire qui termina une plaisanterie du professeur E***. Sur quoi il tira sa montre, fronça fiévreusement le sourcil en voyant qu'il était en retard de cinq minutes, et tout en nous disant adieu sonna pour qu'on apportât immédiatement son habit. Je laissai ma grand-mère passer devant, refermai la porte et demandai la vérité au savant.
« Votre grand-mère est perdue, me dit-il. C'est une attaque provoquée par l'urémie. En soi, l'urémie n'est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraît désespéré. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'espère me tromper. Du reste, avec Cottard, vous êtes en excellentes mains. Excusez-moi », me dit-il en voyant entrer une femme de chambre qui portait sur le bras l'habit noir du professeur. « Vous savez que je dîne chez le ministre du Commerce, j'ai une visite à faire avant. Ah ! la vie n'est pas que roses, comme on le croit à votre âge. »
Et il me tendit gracieusement la main. J'avais refermé la porte et un valet nous guidait dans l'antichambre, ma grand-mère et moi, quand nous entendîmes de grands cris de colère. La femme de chambre avait oublié de percer la boutonnière pour les décorations. Cela allait demander encore dix minutes. Le professeur tempêtait toujours pendant que je regardais sur le palier ma grand-mère qui était perdue. Chaque personne est bien seule. Nous repartîmes vers la maison.
Le soleil déclinait ; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture, se détachait en noir du fond rougeâtre, comme un char funèbre dans une terre cuite de Pompéi. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir la malade en bas de l'escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma mère. Je lui dis que ma grand-mère rentrait un peu souffrante, ayant eu un étourdissement. Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit au paroxysme d'un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris que depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour incertain et final. Elle ne me demanda rien ;
il semblait, de même que la méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d'une maladie qui peut toucher l'intelligence. Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire qu'on allât chercher le médecin, mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre, sa voix s'arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand-mère attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu'elle nous entendit, se redressa, se tint debout, fit à Maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec une mantille en dentelle blanche, lui disant que c'était pour qu'elle n'eût pas froid dans l'escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop l'altération du visage, la déviation de la bouche ; ma précaution était inutile : ma mère s'approcha de grand-mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des précautions infinies où il y avait, avec la peur de n'être pas adroite et de lui faire mal, l'humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu'il connaît de plus précieux ; mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne s'attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille. Peut-être par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas affronter. Peut-être par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus tard intacte l'image du vrai visage de sa mère, rayonnant d'esprit et de bonté. Ainsi montèrent-elles l'une à côté de l'autre, ma grand-mère à demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.
Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens ce qui pouvait se deviner des traits modifiés de ma grand-mère que sa fille n'osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard ébahi, indiscret et de mauvais augure : c'était Françoise. Non qu'elle n'aimât sincèrement ma grand-mère (même elle avait été déçue et presque scandalisée par la froideur de maman qu'elle aurait voulu voir se jeter en pleurant dans les bras de sa mère), mais elle avait un certain penchant à envisager toujours le pire, elle avait gardé de son enfance deux particularités qui sembleraient devoir s'exclure, mais qui, quand elles sont assemblées, se fortifient : le manque d'éducation des gens du peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l'impression, voire l'effroi douloureux causé en eux par la vue d'un changement physique qu'il serait plus délicat de ne pas paraître remarquer, et la rudesse insensible de la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu'elle ait l'occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui ferait cacher l'intérêt qu'elle éprouve à voir la chair qui souffre.
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand-mère fut couchée, elle se rendit compte qu'elle parlait plus facilement, le petit déchirement ou encombrement d'un vaisseau qu'avait produit l'urémie avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à Maman, l'assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût encore traversés.
« Hé bien ! ma fille », lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant l'autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère difficulté qu'elle avait encore à prononcer certains mots, « voilà comme tu plains ta mère ! tu as l'air de croire que ce n'est pas désagréable, une indigestion ! »
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent passionnément sur ceux de ma grand-mère, ne voulant pas voir le reste de son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que nous ne pouvons pas tenir :
« Maman, tu seras bientôt guérie, c'est ta fille qui s'y engage. »
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu'elle accompagna de sa pensée, de tout son être jusqu'au bord de ses lèvres, elle alla le déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
Ma grand-mère se plaignait d'une espèce d'alluvion de couvertures qui se faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu'elle ne pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte qu'elle en était elle-même la cause (de sorte que chaque jour elle accusa injustement Françoise de mal « retaper » son lit). Par un mouvement convulsif, elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes couvertures de fine laine qui s'y amoncelaient comme les sables dans une baie bien vite transformée en grève (si on n'y construit une digue) par les apports successifs du flux.
Ma mère et moi (de qui le mensonge était d'avance percé à jour par Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que ma grand-mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux ennemis que d'ailleurs elle n'avait pas, et eût été plus affectueux de trouver qu'elle n'allait pas si mal que ça, en somme par le même sentiment instinctif qui m'avait fait supposer qu'Andrée plaignait trop Albertine pour l'aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre celui qui n'aime pas son pays n'en dit pas de mal, mais le croit perdu, le plaint, voit les choses en noir.
Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de l'appeler un quart d'heure après qu'elle s'était endormie, elle était si heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait l'heure de la messe, et l'heure du premier déjeuner, ma grand-mère eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très haute des devoirs de chacun envers nous ; elle n'eût pas toléré qu'un de nos gens nous « manquât ». Cela avait fait d'elle une si noble, si impérieuse, si efficace éducatrice, qu'il n'y avait jamais eu chez nous de domestiques si corrompus qui n'eussent vite modifié, épuré leur conception de la vie jusqu'à ne plus toucher le « sou du franc » et à se précipiter – si peu serviables qu'ils eussent été jusqu'alors – pour me prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté – et importé à Paris – l'habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir une avanie, et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d'elle une réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu'elle leur dît adieu et qu'ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle était souffrante. Et en ce moment où ma grand-mère était si mal, la besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait que faire, et non content d'avoir, à l'exemple de Victor, pris mon papier dans mon bureau, il s'était mis, de plus, à emporter des volumes de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais aussi afin, pendant l'autre partie de son temps, d'émailler de citations les lettres qu'il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il s'était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque, étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se reporter. Si bien qu'écrivant à ces paysans dont il escomptait la stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de Lamartine, comme il eût dit : qui vivra verra, ou même : bonjour.
À cause des souffrances de ma grand-mère on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d'albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s'était installé en ma grand-mère portaient toujours à faux ; c'était elle, c'était son pauvre corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n'étaient pas compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que nous aurions voulu exterminer, c'est à peine si nous l'avions frôlé, nous ne faisions que l'exaspérer davantage hâtant peut-être l'heure où la captive serait dévorée. Les jours où la dose d'albumine avait été trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où il délibérait, où les dangers d'un traitement et d'un autre se disputaient en lui jusqu'à ce qu'il s'arrêtât à l'un, la sorte de grandeur d'un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un grand stratège, et dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit : « Faites face à l'Est. » Médicalement, si peu d'espoir qu'il y eût de mettre un terme à cette crise d'urémie, il ne fallait pas fatiguer le rein. Mais, d'autre part, quand ma grand-mère n'avait pas de morphine, ses douleurs devenaient intolérables ; elle recommençait perpétuellement un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir : pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de l'organisme de prendre conscience d'un état nouveau qui l'inquiète, de rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette origine de la douleur dans le cas d'incommodités qui n'en sont pas pour tout le monde. Dans une chambre remplie d'une fumée à l'odeur pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs affaires ; un troisième, d'organisation plus fine, trahira un trouble incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l'odeur qu'il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu'il cherchera chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son odorat incommodé. De là vient sans doute qu'une vive préoccupation empêche de se plaindre d'une rage de dents. Quand ma grand-mère souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mèches blanches, et si elle croyait que nous n'étions pas dans la chambre, elle poussait des cris : « Ah ! c'est affreux ! » mais si elle apercevait ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les mêmes plaintes en les accompagnant d'explications qui donnaient rétrospectivement un autre sens à celles que ma mère avait pu entendre :
« Ah ! ma fille, c'est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos prescriptions. »
Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.
« Je n'ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me sens les cheveux en désordre, j'ai mal au coeur, je me suis cognée contre le mur. »
Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le mal, elle eût dû finir par l'atteindre et l'emporter, ma mère disait :
« Non, ma petite Maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de t'embrasser sans que tu aies à bouger ? »
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée, comme si, à force d'humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer le don passionné d'elle-même, elle inclinait vers ma grand-mère toute sa vie dans son visage comme dans un ciboire qu'elle lui tendait, décoré en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et si doux qu'on ne savait pas s'ils y étaient creusés par le ciseau d'un baiser, d'un sanglot ou d'un sourire. Ma grand-mère essayait, elle aussi, de tendre vers Maman son visage. Il avait tellement changé que sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l'eût reconnue qu'à la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage, semblaient s'appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce travail du statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand-mère avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la traversaient semblaient celles, non pas d'un marbre, mais d'une pierre plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse, désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l'oeuvre n'était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce tombeau – qu'on avait si péniblement gardé, avec cette dure contraction – descendre.
Dans un de ces moments où, selon l'expression populaire, on ne sait plus à quel saint se vouer, comme ma grand-mère toussait et éternuait beaucoup, on suivit le conseil d'un parent qui affirmait qu'avec le spécialiste X on était hors d'affaire en trois jours. Les gens du monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Éole. Ma grand-mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le praticien qui s'était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu'il exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n'avaient rien. Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de coeur ou diabète, c'est une maladie du nez mal comprise. À chacun de nous il dit : « Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N'attendez pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai. » Certes nous pensions à tout autre chose. Pourtant nous nous demandâmes : « Mais débarrasser de quoi ? » Bref tous nos nez étaient malades ; il ne se trompa qu'en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père secoué par des quintes, il sourit à l'idée qu'un ignorant pût croire le mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous étions déjà malades.
La maladie de ma grand-mère donna lieu à diverses personnes de manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent tout autant que le genre de hasard par lequel les unes ou les autres nous découvraient des chaînons de circonstances, ou même d'amitiés, que nous n'eussions pas soupçonnées. Et les marques d'intérêt, données par les personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles, nous révélaient la gravité d'un mal que jusque-là nous n'avions pas assez isolé, séparé des mille impressions douloureuses ressenties auprès de ma grand-mère. Prévenues par dépêche, ses soeurs ne quittèrent pas Combray. Elles avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d'excellente musique de chambre, dans l'audition de laquelle elles pensaient trouver, mieux qu'au chevet de la malade, un recueillement, une élévation douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite. Mme Sazerat écrivit à Maman, mais comme une personne dont les fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous ont à jamais séparés. En revanche Bergotte vint passer tous les jours plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une même maison où il n'eût pas de frais à faire. Mais autrefois c'était pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le silence, sans qu'on lui demandât de parler. Car il était très malade les uns disaient d'albuminurie, comme ma grand-mère. Selon d'autres il avait une tumeur. Il allait en s'affaiblissant ; c'est avec difficulté qu'il montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait. Bien qu'appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu'il serait resté chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entièrement l'habitude, la possibilité de sortir, lui l'« homme à barbiche » que j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus goutte, et sa parole même s'embarrassait souvent.
Mais en même temps, tout au contraire, ses oeuvres, connues seulement des lettrés à l'époque où Mme Swann patronnait leurs timides efforts de dissémination, maintenant grandies et fortes aux yeux de tous, avaient pris dans le grand public une extraordinaire puissance d'expansion. Sans doute il arrive que c'est après sa mort seulement qu'un écrivain devient célèbre. Mais c'était en vie encore et durant son lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait à celui de ses oeuvres vers la Renommée. Un auteur mort est du moins illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrête à la pierre de sa tombe. Dans la surdité du sommeil éternel, il n'est pas importuné par la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithèse n'était pas entièrement achevée. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait encore, bien que péniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes comme des filles qu'on aime mais dont l'impétueuse jeunesse et les bruyants plaisirs vous fatiguent, entraînaient chaque jour jusqu'au pied de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en contradiction avec ce grandissement de sa renommée. Une oeuvre est rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre écrivain, obscure encore, n'ait commencé, auprès de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte que je relisais souvent, ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées, les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple : « Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes » (et cela c'était facile, je glissais le long de ces routes) « qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel ». Alors je ne comprenais plus parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais, comme plus tard au régiment dans l'exercice appelé portique. Je n'en avais pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. Dès lors j'admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de l'insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir.
Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : « Maintenant regardez. » Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l'eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point toujours le même où je me sentais retomber indiquait l'identité de chaque tour de force à faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde, pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la science ; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur celui qui l'avait précédé ; et qui me disait que dans vingt ans, quand je saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne surviendrait pas, devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte ? Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch. Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son succès que par ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au-dehors presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un convalescent, d'une accouchée ; ses beaux yeux restaient immobiles, vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot. D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât pas, pour qu'il pût – bien rarement – parler, de sorte qu'on n'aurait pu en somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous les jours elle me disait : « Surtout n'oublie pas de bien le remercier. »
Nous eûmes – discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert entre deux séances de pose la compagne d'un peintre – supplément à titre gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard. Elle venait nous offrir sa « camériste », si nous aimions mieux le service d'un homme, allait se « mettre en campagne » ; et, devant nos refus, nous dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une « défaite », mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière (qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg, qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire pendant la maladie de ma grand-mère, et Maman elle-même émue, reprenait tristement un mot de sa mère : Sévigné n'aurait pas mieux dit.
Le sixième jour, Maman, pour obéir aux prières de grand-mère, dut la quitter un moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma grand-mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes supplications, elle sortit de la chambre ; elle aimait ma grand-mère ; avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison, beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait commandé cet ouvrier avant que ma grand-mère tombât malade. Il me semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand-mère ne comptait plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le « carré » de l'escalier de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air. Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la délicatesse que Françoise portait jusque dans la politique extérieure. Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut, sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour aider « les pauvres Russes », « puisqu'on est alliancé », disait-elle. Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours eu « de si bonnes paroles pour nous » ; c'était un effet du même code qui l'eût empêchée de refuser de Jupien un petit verre dont elle savait qu'il allait « contrarier sa digestion », et qui faisait que, si près de la mort de ma grand-mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait coupable la France restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la commettre en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on donnait à Combray à la famille d'un malade : « Vous n'avez pas essayé d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc. » elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement forgée et qu'aussi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres : « Elle aurait dû se soigner radicalement dès le début. » Elle ne préconisait pas un genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût radicale. Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma grand-mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait dans le Midi des cousins – riches relativement – dont la fille, tombée malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans ; pendant quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en docteurs différents, en pérégrinations d'une « station » thermale à une autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait, plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était pas insensible à tant de mise en scène ; celle qui entourait la maladie de ma grand-mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux de ma grand-mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui commençait trop tôt, et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer ; parce qu'il restait seul, sans un sourire des yeux qui eût détourné un peu de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie, une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée. Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, ma grand-mère fut sourde. Et comme elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand-mère à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand-mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait, elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait, autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre. À Balbec, un jour où on avait sauvé, malgré elle, une veuve qui s'était jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand-mère, elle soutint contre ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une vieille femme qui radote.
À force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise finit par se persuader que la demande venait de ma grand-mère. Elle apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle disait : « Cela ne peut pas fatiguer madame Amédée, que je la peigne ; si faible qu'on soit on peut toujours être peignée. » C'est-à-dire, on n'est jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en train de rendre la santé à ma grand-mère, sous l'éplorement d'une vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait, s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait avoir terminé s'approchait et je n'osai pas le hâter en lui disant : « C'est assez », de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me précipitai quand, pour que ma grand-mère vît si elle se trouvait bien coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma grand-mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer. Mais, hélas ! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air étonné, méfiant, scandalisé : elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le dégager. Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des ventouses « clarifiées ». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit « scarifiées » au lieu de « clarifiées » qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne le cherchait pas plus à la lettre c qu'à la lettre s ; elle disait en effet « clarifiées » mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était écrit) « esclarifié ». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après, j'entrai chez ma grand-mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à rien, puis peut renaître comme par génération spontanée grâce à quelques gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux, voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux et me pressa légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand-mère avait de voir certaines bêtes, à plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues. Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer : « Oh ! les petites bébêtes qui courent sur Madame. » C'était, de plus, traiter notre malade sans respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand-mère, dont la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas l'air d'entendre.
Hélas ! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand-mère était si mal, Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin, aboutit à une question d'essayage.
Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent fût-ce aux petits ennuis des autres :
« Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
— Je ne dormais pas », répondis-je en m'éveillant.
Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore, entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante étoile qui, à l'instant du réveil, éclaire derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille ; étoile filante à vrai dire qui emporte avec sa lumière l'existence mensongère, mais les aspects aussi du songe, et permet seulement à celui qui s'éveille de se dire : « J'ai dormi. ».
D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mère me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me caressant les mains :
« Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter. »
Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un autre être que ma grand-mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient qu'elles laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma grand-mère où était-elle ? On reconnaissait pourtant la forme de son nez, sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour imbiber le front de grand-mère. C'était la seule chose qui la rafraîchissait, croyait Maman qui la voyait essayer d'écarter ses cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma grand-mère était à toute extrémité s'était immédiatement répandue dans la maison. Un de ces « extras » qu'on fait venir dans les périodes exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d'ouvrir au duc de Guermantes, lequel, resté dans l'antichambre, me demandait ; je ne pus lui échapper.
« Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père. »
Je m'excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En général, il avait l'habitude de tenir à l'accomplissement entier des formalités dont il avait décidé d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
« Avez-vous fait venir Dieulafoy ? Ah ! c'est une grave erreur. Et si vous me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien qu'il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets carrément au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort nous sommes tous égaux », ajouta-t-il, non pour me persuader que ma grand-mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu'une conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût. Son conseil du reste ne m'étonnait pas. Je savais que chez les Guermantes on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de respect seulement) comme celui d'un « fournisseur » sans rival. Et la vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de comprendre pourquoi dès qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque toujours : « la vieille duchesse de » ou tout au contraire, d'un air fin et Watteau, si elle est jeune, la « petite duchesse de ») préconisait presque mécaniquement en clignant de l'oeil dans les cas graves « Dieulafoy, Dieulafoy » comme si on avait besoin d'un glacier « Poiré Blanche » ou pour des petits fours « Rebattet, Rebattet ». Mais j'ignorais que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
À ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygène qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand-mère, entra elle-même dans l'antichambre où elle ne savait guère trouver M. de Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me défendisse comme contre un viol par des : « Monsieur, Monsieur, Monsieur » répétés, il m'entraîna vers Maman en me disant. « Voulez-vous me faire le grand honneur de me présenter à madame votre mère ? » en déraillant un peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui déclencha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui, s'attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé seul dans l'antichambre, eût fini par sortir, si au même moment il n'avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même à Paris et accouru aux nouvelles. « Ah ! elle est bien bonne ! » s'écria joyeusement le duc en attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se soucier de la présence de ma mère qui retraversait l'antichambre. Saint-Loup n'était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin, d'éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui dire, et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en croire sa joie d'avoir pu économiser un tel dérangement. « Ah ! si on m'avait dit que je n'avais qu'à traverser la cour et que je te trouverais ici, j'aurais cru à une vaste blague. Comme dirait ton camarade M. Bloch, c'est assez farce. » Et tout en s'éloignant avec Robert qu'il tenait par l'épaule : « C'est égal, répétait-il, on voit bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme ; j'ai une sacrée veine. » Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé, au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des médecins et aux croque-morts, et qui, après avoir pris une figure de circonstance et dit : « Ce sont des instants très pénibles », vous avoir au besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment ils cherchent des yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires, demander de les présenter à une autre ou « offrir une place » dans leur voiture pour les « ramener ». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant du « bon vent » qui l'avait poussé vers son neveu, resta si étonné de l'accueil pourtant si naturel de ma mère, qu'il déclara plus tard qu'elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu'elle avait des « absences » pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les choses qu'on lui disait et qu'à son avis elle n'était pas dans son assiette et peut-être même n'avait pas toute sa tête à elle. Il voulut bien cependant, à ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte des « circonstances » et déclarer que ma mère lui avait paru très « affectée » par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste des saluts et révérences à reculons qu'on l'avait empêché de mener à leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'était que le chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je n'essayais pas de la distraire.
Un beau-frère de ma grand-mère qui était religieux, et que je ne connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre, et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de la malade. À un moment où ma grand-mère était sans connaissance, la vue de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre les doigts. Et, au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son oeil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu'il avait laissé entrouvert. Je l'ai revu plus tard, et jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement convenu que je n'avais pas remarqué qu'il m'épiait. Chez le prêtre comme chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction. D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier ?
Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration moins pénible demanda des ballons d'oxygène. Ma mère, le docteur, la soeur les tenaient dans leurs mains ; dès que l'un était fini, on leur en passait un autre. J'étais sorti un moment de la chambre. Quand je rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine par un murmure incessant, ma grand-mère semblait nous adresser un long chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris bientôt qu'il n'était guère moins inconscient, qu'il était aussi purement mécanique, que le râle de tout à l'heure. Peut-être reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la morphine. Il résultait surtout, l'air ne passant plus tout à fait de la même façon dans les bronches, d'un changement de registre de la respiration. Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine, le souffle de ma grand-mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif, léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se mêlait-il dans ce chant quelques-uns de ces soupirs plus humains qui, libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait, pour s'élancer de nouveau, de la poitrine allégée, à la poursuite de l'oxygène. Puis parvenu si haut, prolongé avec tant de force le chant, mêlé d'un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains moments s'arrêter tout à fait comme une source s'épuise.
Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si inutile, mais ne possédait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant ma grand-mère tout à fait perdue, c'était ses impressions à elle, Françoise, qu'elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que répéter : « Cela me fait quelque chose », du même ton dont elle disait, quand elle avait pris trop de soupe aux choux : « J'ai comme un poids sur l'estomac », ce qui dans les deux cas était plus naturel qu'elle ne semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en était pas moins très grand, aggravé d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue à Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la « cambrousse » et où elle se sentait devenir « pétrousse »), ne pût vraisemblablement revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle avait à tout hasard convoqué d'avance Jupien pour tous les soirs de la semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre à l'heure de l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui « raconter ».
Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu finissait par prendre un masque d'indifférence et l'interminable oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer. D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand-tante) excitait chez moi autant d'antipathie qu'il méritait et obtenait généralement d'estime.
On le « trouvait » toujours dans les circonstances graves, et il était si assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman, qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre toujours dire :
« Promettez-moi que vous ne viendrez pas “demain”. Faites-le pour “elle”. Au moins n'allez pas “là-bas”. Elle vous aurait demandé de ne pas venir. »
Rien n'y faisait ; il était toujours le premier à la « maison », à cause de quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom que nous ignorions de « ni fleurs ni couronnes ». Et avant d'aller à « tout », il avait toujours « pensé à tout », ce qui lui valait ces mots : « Vous, on ne vous dit pas merci. »
« Quoi ? » demanda d'une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de dire à mon père.
« Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j'avais reçu ce matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un soleil trop chaud.
— Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
— Où ça dites-vous qu'il fait mauvais temps ? demanda mon grand-père.
— À Combray.
— Ah ! cela ne m'étonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici, il fait beau à Combray et vice versa. Mon Dieu ! vous parlez de Combray : a-t-on pensé à prévenir Legrandin ?
— Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait », dit mon cousin dont les joues bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la satisfaction d'y avoir pensé.
À ce moment, mon père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner mais pour constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être un grand médecin, un professeur merveilleux ; à ces rôles divers où il excella, il joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou le père noble, et qui était de venir constater l'agonie ou la mort. Son nom déjà présageait la dignité avec laquelle il tiendrait l'emploi et quand la servante disait : « M. Dieulafoy », on se croyait chez Molière. À la dignité de l'attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d'une taille charmante. Un visage en soi-même trop beau était amorti par la convenance à des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas une seule condoléance qu'on eût pu croire feinte et ne commettait pas non plus la plus légère infraction au tact. Aux pieds d'un lit de mort, c'était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur. Après avoir regardé ma grand-mère sans la fatiguer, et avec un excès de réserve qui était une politesse au médecin traitant, il dit à voix basse quelques mots à mon père, s'inclina respectueusement devant ma mère, à qui je sentis que mon père se retenait pour ne pas dire : « Le professeur Dieulafoy ». Mais déjà celui-ci avait détourné la tête, ne voulant pas importuner, et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant simplement le cachet qu'on lui remit. Il n'avait pas eu l'air de le voir, et nous-mêmes nous demandâmes un moment si nous le lui avions remis tant il avait mis de la souplesse d'un prestidigitateur à le faire disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de grand consultant à la longue redingote à revers de soie, à la belle tête pleine d'une noble commisération. Sa lenteur et sa vivacité montraient que, si cent visites l'attendaient encore, il ne voulait pas avoir l'air pressé. Car il était le tact, l'intelligence et la bonté mêmes. Cet homme éminent n'est plus. D'autres médecins, d'autres professeurs ont pu l'égaler, le dépasser peut-être. Mais l'« emploi » où son savoir, ses dons physiques, sa haute éducation le faisaient triompher, n'existe plus, faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n'avait même pas aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui n'était pas ma grand-mère n'existant pas. Je me souviens (et j'anticipe ici) qu'au cimetière, où on la vit, comme une apparition surnaturelle, s'approcher timidement de la tombe et semblant regarder un être envolé qui était déjà loin d'elle, mon père lui ayant dit : « Le père Norpois est venu à la maison, à l'église, au cimetière, il a manqué une commission très importante pour lui, tu devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup », ma mère, quand l'ambassadeur s'inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son visage qui n'avait pas pleuré. Deux jours plus tôt – et pour anticiper encore avant de revenir à l'instant même auprès du lit où la malade agonisait – pendant qu'on veillait ma grand-mère morte, Françoise, qui, ne niant pas absolument les revenants, s'effrayait au moindre bruit, disait : « Il me semble que c'est elle. » Mais au lieu d'effroi, c'était une douceur infinie que ces mots éveillèrent chez ma mère qui aurait tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mère auprès d'elle.
Pour revenir maintenant à ces heures de l'agonie :
« Vous savez ce que ses soeurs nous ont télégraphié ? demanda mon grand-père à mon cousin.
— Oui, Beethoven, on m'a dit, c'est à encadrer, cela ne m'étonne pas.
— Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-père en essuyant une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles à lier, je l'ai toujours dit. Qu'est-ce qu'il y a, on ne donne plus d'oxygène ? »
Ma mère dit :
« Mais, alors, maman va recommencer à mal respirer. »
Le médecin répondit :
« Oh ! non, l'effet de l'oxygène durera encore un bon moment, nous recommencerons tout à l'heure. »
Il me semblait qu'on n'aurait pas dit cela pour une mourante, que, si ce bon effet devait durer, c'est qu'on pouvait quelque chose sur sa vie. Le sifflement de l'oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse de la respiration jaillissait toujours, légère, tourmentée, inachevée, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout fût fini, le souffle s'arrêtait, soit par ces mêmes changements d'octaves qu'il y a dans la respiration d'un dormeur, soit par une intermittence naturelle, un effet de l'anesthésie, le progrès de l'asphyxie, quelque défaillance du coeur. Le médecin reprit le pouls de ma grand-mère, mais déjà, comme si un affluent venait apporter son tribut au courant asséché, un nouveau chant s'embranchait à la phrase interrompue. Et celle-ci reprenait à un autre diapason, avec le même élan inépuisable. Qui sait si, sans même que ma grand-mère en eût conscience, tant d'états heureux et tendres comprimés par la souffrance ne s'échappaient pas d'elle maintenant comme ces gaz plus légers qu'on refoula longtemps ? On aurait dit que tout ce qu'elle avait à nous dire s'épanchait, que c'était à nous qu'elle s'adressait avec cette prolixité, cet empressement, cette effusion. Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d'un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit m'essuyer les yeux avant que j'allasse embrasser ma grand-mère.
« Mais je croyais qu'elle ne voyait plus, dit mon père.
— On ne peut jamais savoir », répondit le docteur.
Quand mes lèvres la touchèrent, les mains de ma grand-mère s'agitèrent, elle fut parcourue tout entière d'un long frisson, soit réflexe, soit que certaines tendresses aient leur hyperesthésie qui reconnaît à travers le voile de l'inconscience ce qu'elles n'ont presque pas besoin des sens pour chérir. Tout d'un coup ma grand-mère se dressa à demi, fit un effort violent, comme quelqu'un qui défend sa vie. Françoise ne put résister à cette vue et éclata en sanglots. Me rappelant ce que le médecin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. À ce moment, ma grand-mère ouvrit les yeux. Je me précipitai sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient à la malade. Le bruit de l'oxygène s'était tu, le médecin s'éloigna du lit. Ma grand-mère était morte.
Quelques heures plus tard, Françoise put une dernière fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et jusqu'ici avaient semblé être moins âgés qu'elle. Mais maintenant, au contraire, ils étaient seuls à imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune d'où avaient disparu les rides, les contractions, les empâtements, les tensions, les fléchissements que, depuis tant d'années, lui avait ajoutés la souffrance. Comme au temps lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes d'une chaste espérance, d'un rêve de bonheur, même d'une innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en se retirant venait d'emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand-mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du Moyen Âge, l'avait couchée sous l'apparence d'une jeune fille.
Chapitre deuxième
Visite d'Albertine. – Perspective d'un riche mariage pour quelques amis de Saint-Loup. – L'esprit des Guermantes devant la princesse de Parme. – Étrange visite à M. de Charlus. – Je comprends de moins en moins son caractère. – Les souliers rouges de la duchesse.
Bien que ce fût simplement un dimanche d'automne, je venais de renaître, l'existence était intacte devant moi, car dans la matinée, après une série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s'était levé que vers midi. Or, un changement de temps suffit à recréer le monde et nous-mêmes. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée, j'écoutais les coups qu'il frappait contre la trappe avec autant d'émotion que si, pareils aux fameux coups d'archet par lesquels débute la Symphonie en ut mineur, ils avaient été les appels irrésistibles d'un mystérieux destin. Tout changement à vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu de l'être centrifuge qu'on est par les beaux jours, un homme replié, désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d'une Ève sédentaire, dans ce monde différent.
Entre la couleur grise et douce d'une campagne matinale et le goût d'une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l'originalité de la vie physique, intellectuelle et morale que j'avais apportée environ une année auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue d'une colline pelée – toujours présente même quand elle était invisible – formait en moi une série de plaisirs entièrement distincte de tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient, les caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que j'aurais pu raconter. À ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m'avait plongé était un monde déjà connu de moi (ce qui ne lui donnait que plus de vérité), et oublié depuis quelque temps (ce qui lui rendait toute sa fraîcheur). Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de brume que ma mémoire avait acquis, notamment des « Matin à Doncières », soit le premier jour au quartier, soit une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m'avait emmené passer vingt-quatre heures : de la fenêtre dont j'avais soulevé les rideaux à l'aube, avant de me recoucher, dans le premier un cavalier, dans le second (à la mince lisière d'un étang et d'un bois dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume) un cocher en train d'astiquer une courroie, m'étaient apparus comme ces rares personnages, à peine distincts pour l'oeil obligé de s'adapter au vague mystérieux des pénombres, qui émergent d'une fresque effacée.
C'est de mon lit que je regardais aujourd'hui ces souvenirs, car je m'étais recouché pour attendre le moment où, profitant de l'absence de mes parents, partis pour quelques jours à Combray, je comptais ce soir même aller entendre une petite pièce qu'on jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je n'aurais peut-être pas osé le faire ; ma mère, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand-mère, voulait que les marques de regret qui lui étaient données le fussent librement, sincèrement ; elle ne m'aurait pas défendu cette sortie, elle l'eût désapprouvée. De Combray au contraire, consultée, elle ne m'eût pas répondu par un triste : « Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire », mais se reprochant de m'avoir laissé seul à Paris, et jugeant mon chagrin d'après le sien, elle eût souhaité pour lui des distractions qu'elle se fût refusées à elle-même et qu'elle se persuadait que ma grand-mère, soucieuse avant tout de ma santé et de mon équilibre nerveux, m'eût conseillées.
Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit désagréable qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet n'avait aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre prolongée avec eux en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter avec eux une affinité telle que, chaque fois que (un peu) déshabitué de lui, j'entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait.
Il n'y avait à la maison que Françoise. Le jour gris, tombant comme une pluie fine, tissait sans arrêt de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient s'argenter. J'avais rejeté à mes pieds Le Figaro que tous les jours je faisais acheter consciencieusement depuis que j'y avais envoyé un article qui n'y avait pas paru ; malgré l'absence de soleil, l'intensité du jour m'indiquait que nous n'étions encore qu'au milieu de l'après-midi. Les rideaux de tulle de la fenêtre, vaporeux et friables, comme ils n'auraient pas été par un beau temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu'ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d'autant plus d'être seul ce dimanche-là que j'avais fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu'il n'aimait déjà plus depuis quelque temps, m'avait écrit un mot, reçu la veille, où il m'annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m'avertissait, pour me montrer qu'il avait pensé à moi, qu'il avait rencontré à Tanger Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, l'un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de me hâter d'écrire à Mme de Stermaria, car elle était certainement arrivée. La lettre de Saint-Loup ne m'avait pas étonné, bien que je n'eusse pas reçu de nouvelles de lui depuis qu'au moment de la maladie de ma grand-mère il m'eut accusé de perfidie et de trahison. J'avais très bien compris alors ce qui s'était passé. Rachel, qui aimait à exciter sa jalousie – elle avait des raisons accessoires aussi de m'en vouloir – avait persuadé à son amant que j'avais fait de sournoises tentatives pour avoir, pendant l'absence de Robert, des relations avec elle. Il est probable qu'il continuait à croire que c'était vrai, mais il avait cessé d'être épris d'elle, de sorte que, vrai ou non, cela lui était devenu parfaitement égal et que notre amitié seule subsistait. Quand, une fois que je l'eus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l'air de s'excuser, puis il changea la conversation. Ce n'est pas qu'il ne dût un peu plus tard, à Paris, revoir quelquefois Rachel. Les créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare qu'elles en sortent tout d'un coup d'une façon définitive. Elles reviennent s'y poser par moments (au point que certains croient à un recommencement d'amour) avant de la quitter à jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse, grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d'argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l'amour, ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l'imagination. Si l'on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images qui du reste se perdront en route (les lys et les anémones du Ponte Vecchio, l'église persane dans les brumes, etc.), la malle est déjà bien pleine. Quand on quitte une maîtresse, on voudrait bien, jusqu'à ce qu'on l'ait un peu oubliée, qu'elle ne devînt pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et qu'on se figure, c'est-à-dire dont on est jaloux : tous ceux qu'on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes d'argent fréquentes d'une maîtresse quittée ne vous donnent pas plus une idée complète de sa vie que des feuilles de température élevée ne donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de même un signe qu'elle est malade, et les premières fournissent une présomption, assez vague il est vrai, que la délaissée ou délaisseuse n'a pas dû trouver grand-chose comme riche protecteur. Aussi chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immédiatement d'envois d'argent, car on veut qu'elle ne manque de rien, sauf d'amants (d'un des trois amants qu'on se figure), le temps de se rétablir un peu soi-même et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission de dormir à côté de lui jusqu'au matin. C'était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu intimement ensemble, rien qu'à voir que, même s'il prenait à lui seul une grande moitié du lit, il ne la dérangeait en rien pour dormir. Il comprenait qu'elle était, près de son corps, plus commodément qu'elle n'eût été ailleurs, qu'elle se retrouvait à son côté – fût-ce à l'hôtel – comme dans une chambre anciennement connue où l'on a ses habitudes, où on dort mieux. Il sentait que ses épaules, ses jambes, tout lui, étaient pour elle, même quand il remuait trop par insomnie ou travail à faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu'elles ne peuvent gêner et que leur perception ajoute encore à la sensation du repos.
Pour revenir en arrière, j'avais été d'autant plus troublé par la lettre que Saint-Loup m'avait écrite du Maroc que je lisais entre les lignes ce qu'il n'avait pas osé écrire plus explicitement. « Tu peux très bien l'inviter en cabinet particulier, me disait-il. C'est une jeune personne charmante, d'un délicieux caractère, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d'avance que tu passeras une très bonne soirée. » Comme mes parents rentraient à la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu'après je serais forcé de dîner tous les soirs à la maison, j'avais aussitôt écrit à Mme de Stermaria pour lui proposer le jour qu'elle voudrait, jusqu'à vendredi. On avait répondu que j'aurais une lettre, vers huit heures ce soir même. Je l'aurais atteint assez vite si j'avais eu pendant l'après-midi qui me séparait de lui le secours d'une visite. Quand les heures s'enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir, elles s'évanouissent, et tout d'un coup c'est bien loin du point où il vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et escamoté. Mais si nous sommes seuls, la préoccupation, en ramenant devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la fréquence et l'uniformité d'un tic-tac, divise ou plutôt multiplie les heures par toutes les minutes qu'entre amis nous n'aurions pas comptées. Et confrontée, par le retour incessant de mon désir, à l'ardent plaisir que je goûterais dans quelques jours seulement, hélas ! avec Mme de Stermaria, cette après-midi, que j'allais achever seul, me paraissait bien vide et bien mélancolique.
Par moments, j'entendais le bruit de l'ascenseur qui montait, mais il était suivi d'un second bruit, non celui que j'espérais, l'arrêt à mon étage, mais d'un autre fort différent que l'ascenseur faisait pour continuer sa route élancée vers les étages supérieurs et qui, parce qu'il signifia si souvent la désertion du mien quand j'attendais une visite, est resté pour moi plus tard, même quand je n'en désirais plus aucune, un bruit par lui-même douloureux, où résonnait comme une sentence d'abandon. Lasse, résignée, occupée pour plusieurs heures encore à sa tâche immémoriale, la grise journée filait sa passementerie de nacre et je m'attristais de penser que j'allais rester seul en tête à tête avec elle qui ne me connaissait pas plus qu'une ouvrière qui, installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne s'occupe nullement de la personne présente dans la chambre. Tout d'un coup, sans que j'eusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète, contenant dans la plénitude de son corps, préparés pour que je continuasse à les vivre, venus vers moi, les jours passés dans ce Balbec où je n'étais jamais retourné. Sans doute, chaque fois que nous revoyons une personne avec qui nos rapports – si insignifiants soient-ils – se trouvent changés, c'est comme une confrontation de deux époques. Il n'y a pas besoin pour cela qu'une ancienne maîtresse vienne nous voir en amie, il suffit de la visite à Paris de quelqu'un que nous avons connu dans l'au-jour-le-jour d'un certain genre de vie, et que cette vie ait cessé, fût-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque trait rieur, interrogatif et gêné du visage d'Albertine, je pouvais épeler ces questions : « Et Mme de Villeparisis ? Et le maître de danse ? Et le pâtissier ? » Quand elle s'assit, son dos eut l'air de dire : « Dame, il n'y a pas de falaise ici, vous permettez que je m'asseye tout de même près de vous, comme j'aurais fait à Balbec ? » Elle semblait une magicienne me présentant un miroir du temps. En cela elle était pareille à tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vécurent plus intimement avec nous. Mais avec Albertine il y avait plus que cela. Certes, même à Balbec, dans nos rencontres quotidiennes, j'étais toujours surpris en l'apercevant, tant elle était journalière. Mais maintenant on avait peine à la reconnaître. Dégagés de la vapeur rose qui les baignait, ses traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou plutôt elle avait enfin un visage ; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine où elle avait été enveloppée et sur la surface de laquelle, à Balbec, sa forme future se dessinait à peine.
Albertine, cette fois, rentrait à Paris plus tôt que de coutume. D'ordinaire elle n'y arrivait qu'au printemps, de sorte que, déjà troublé depuis quelques semaines par les orages sur les premières fleurs, je ne séparais pas, dans le plaisir que j'avais, le retour d'Albertine et celui de la belle saison. Il suffisait qu'on me dise qu'elle était à Paris et qu'elle était passée chez moi pour que je la revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si c'était le désir de Balbec ou d'elle qui s'emparait de moi alors, peut-être le désir d'elle étant lui-même une forme paresseuse, lâche et incomplète de posséder Balbec, comme si posséder matériellement une chose, faire sa résidence d'une ville, équivalait à la posséder spirituellement. Et d'ailleurs, même matériellement quand elle était non plus balancée par mon imagination devant l'horizon marin, mais immobile auprès de moi, elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle j'aurais bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel défaut des pétales et pour croire que je respirais sur la plage.
Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu'aux timbres-poste, aux vieilles tabatières, même aux tableaux et aux statues. Seulement, l'exemple des autres collections devrait nous avertir de changer, de n'avoir pas une seule femme, mais beaucoup. Ces mélanges charmants qu'une jeune fille fait avec une plage, avec la chevelure tressée d'une statue d'église, avec une estampe, avec tout ce à cause de quoi on aime en l'une d'elles, chaque fois qu'elle entre, un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables. Vivez tout à fait avec la femme, et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l'a fait aimer ; certes les deux éléments désunis, la jalousie peut à nouveau les rejoindre. Si après un long temps de vie commune je devais finir par ne plus voir en Albertine qu'une femme ordinaire, quelque intrigue d'elle avec un être qu'elle eût aimé à Balbec eût peut-être suffi pour réincorporer en elle et amalgamer la plage et le déferlement du flot. Seulement ces mélanges secondaires ne ravissant plus nos yeux, c'est à notre coeur qu'ils sont sensibles et funestes. On ne peut, sous une forme si dangereuse, trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais j'anticipe les années. Et je dois seulement ici regretter de n'être pas resté assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme on en a de lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derrière la vitrine où toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus rare.
Contrairement à l'ordre habituel de ses villégiatures, cette année elle venait directement de Balbec et encore y était-elle restée bien moins tard que d'habitude. Il y avait longtemps que je ne l'avais vue. Et comme je ne connaissais pas, même de nom, les personnes qu'elle fréquentait à Paris, je ne savais rien d'elle pendant les périodes où elle restait sans venir me voir. Celles-ci étaient souvent assez longues. Puis, un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu sur ce qu'elle avait pu faire dans leur intervalle, qui restait plongé dans cette obscurité de sa vie que mes yeux ne se souciaient guère de percer.
Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie. Mais il fallait peut-être tout simplement induire d'eux qu'on change très vite à l'âge qu'avait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux, et quand je lui reparlai du jour où elle avait mis tant d'ardeur à imposer son idée de faire écrire par Sophocle : « Mon cher Racine », elle fut la première à rire de bon coeur. « C'est Andrée qui avait raison, j'étais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle écrive : “Monsieur”. » Je lui répondis que le « monsieur » et le « cher monsieur » d'Andrée n'étaient pas moins comiques que son « mon cher Racine » à elle et le « mon cher ami » de Gisèle, mais qu'il n'y avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant adresser par Sophocle une lettre à Racine. Là, Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bête ; son intelligence s'entrouvrait, mais n'était pas développée. Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; je sentais, dans la même jolie fille qui venait de s'asseoir près de mon lit, quelque chose de différent et, dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles je m'étais brisé à Balbec, un soir déjà lointain où nous formions un couple symétrique mais inverse de celui de l'après-midi actuelle, puisque alors c'était elle qui était couchée et moi, à côté de son lit. Voulant et n'osant m'assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu'elle se levait pour partir, je lui demandais de rester encore. Ce n'était pas très facile à obtenir, car bien qu'elle n'eût rien à faire (sans cela, elle eût bondi au-dehors), c'était une personne exacte et d'ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant plus guère se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, après avoir regardé sa montre, elle se rasseyait à ma prière, de sorte qu'elle avait passé plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandé ; les phrases que je lui disais se rattachaient à celles que je lui avais dites pendant les heures précédentes, et ne rejoignaient en rien ce à quoi je pensais, ce que je désirais, lui restaient indéfiniment parallèles. Il n'y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu'on dit d'avoir aucune ressemblance avec ce qu'on a dans la pensée. Le temps presse et pourtant il semble qu'on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument étrangers à celui qui nous préoccupe. On cause, alors que la phrase qu'on voudrait prononcer serait déjà accompagnée d'un geste, à supposer même que, – pour se donner le plaisir de l'immédiat et assouvir la curiosité qu'on éprouve à l'égard des réactions qu'il amènera – sans mot dire, sans demander aucune permission, on n'ait pas fait ce geste. Certes je n'aimais nullement Albertine : fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le désir imaginatif que le temps nouveau avait éveillé en moi et qui était intermédiaire entre les désirs que peuvent satisfaire d'une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rêver à la fois de mêler à ma chair une matière différente et chaude, et d'attacher par quelque point à mon corps étendu un corps divergent, comme le corps d'Ève tenait à peine par les pieds à la hanche d'Adam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire dans ces bas-reliefs romans de la cathédrale de Balbec qui figurent d'une façon si noble et paisible, presque encore comme une frise antique, la création de la femme ; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnaît – telles ces créatures ailées et tourbillonnantes de l'été que l'hiver a surprises et épargnées – des Amours d'Herculanum encore en vie en plein XIIIe siècle, et traînant leur dernier vol, las mais ne manquant pas à la grâce qu'on peut attendre d'eux, sur toute la façade du porche.
Or, ce plaisir qui en accomplissant mon désir m'eût délivré de cette rêverie, et que j'eusse tout aussi volontiers cherché en n'importe quelle autre jolie femme, si l'on m'avait demandé sur quoi – au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse – se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles, j'aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due (tandis que les traits oubliés de la voix d'Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalité) à l'apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans l'acception qu'elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu'Elstir était bête et que je me récriais :
« Vous ne me comprenez pas, répliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu'il a été bête en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c'est quelqu'un de tout à fait distingué. »
De même, pour dire du golf de Fontainebleau qu'il était élégant, elle déclara :
« C'est tout à fait une sélection. »
À propos d'un duel que j'avais eu, elle me dit de mes témoins : « Ce sont des témoins de choix », et regardant ma figure avoua qu'elle aimerait me voir « porter la moustache ». Elle alla même, et mes chances me parurent alors très grandes, jusqu'à prononcer, terme que, je l'eusse juré, elle ignorait l'année précédente, que depuis qu'elle avait vu Gisèle il s'était passé un certain « laps de temps ». Ce n'est pas qu'Albertine ne possédât déjà quand j'étais à Balbec un lot très sortable de ces expressions qui décèlent immédiatement qu'on est issu d'une famille aisée, et que d'année en année une mère abandonne à sa fille comme elle lui donne, au fur et à mesure qu'elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu'Albertine avait cessé d'être une petite enfant quand un jour, pour remercier d'un cadeau qu'une étrangère lui avait fait, elle avait répondu : « Je suis confuse. » Mme Bontemps n'avait pu s'empêcher de regarder son mari, qui avait répondu :
« Dame, elle va sur ses quatorze ans. »
La nubilité plus accentuée s'était marquée quand Albertine, parlant d'une jeune fille qui avait mauvaise façon, avait dit : « On ne peut même pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. » Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelqu'un faisait des grimaces : « Je ne peux pas le voir parce que j'ai envie d'en faire aussi », ou si on s'amusait à des imitations : « Le plus drôle, quand vous la contrefaites, c'est que vous lui ressemblez. »
Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d'Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir « distingué » dans le sens où mon père disait de tel de ses collègues qu'il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence : « Il paraît que c'est quelqu'un de tout à fait distingué. » « Sélection », même pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu'il le serait, accompagné de l'adjectif « naturelle », avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux travaux de Darwin. « Laps de temps » me sembla de meilleur augure encore. Enfin m'apparut l'évidence de bouleversements que je ne connaissais pas, mais propres à autoriser pour moi toutes les espérances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d'une personne dont l'opinion n'est pas indifférente :
« C'est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux… J'estime que c'est la meilleure solution, la solution élégante. »
C'était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux détours à travers des terrains jadis inconnus d'elle que, dès les mots « à mon sens », j'attirai Albertine, et à « j'estime » je l'assis sur mon lit.
Sans doute il arrive que des femmes peu cultivées, épousant un homme fort lettré, reçoivent dans leur apport dotal de telles expressions. Et peu après la métamorphose qui suit la nuit de noces, quand elles font leurs visites et sont réservées avec leurs anciennes amies, on remarque avec étonnement qu'elles sont devenues femmes si, en décrétant qu'une personne est intelligente, elles mettent deux l au mot intelligente ; mais cela est justement le signe d'un changement, et il me semblait qu'entre le vocabulaire de l'Albertine que j'avais connue – celui où les plus grandes hardiesses étaient de dire d'une personne bizarre : « C'est un type », ou, si on proposait à Albertine de jouer : « Je n'ai pas d'argent à perdre », ou encore, si telle de ses amies lui faisait un reproche qu'elle ne trouvait pas justifié : « Ah ! vraiment, je te trouve magnifique ! », phrases dictées dans ces cas-là par une sorte de tradition bourgeoise presque aussi ancienne que le Magnificat lui-même et qu'une jeune fille un peu en colère et sûre de son droit emploie ce qu'on appelle « tout naturellement », c'est-à-dire parce qu'elle les a apprises de sa mère comme à faire sa prière ou à saluer. Toutes celles-là, Mme Bontemps les lui avait apprises en même temps que la haine des Juifs et que l'estime pour le noir où on est toujours convenable et comme il faut, même sans que Mme Bontemps le lui eût formellement enseigné, mais comme se modèle au gazouillement des parents chardonnerets celui des chardonnerets récemment nés, de sorte qu'ils deviennent de vrais chardonnerets eux-mêmes. Malgré tout, « sélection » me parut allogène et « j'estime » encourageant. Albertine n'était plus la même, donc elle n'agirait peut-être pas, ne réagirait pas de même.
Non seulement je n'avais plus d'amour pour elle, mais je n'avais même plus à craindre, comme j'aurais pu à Balbec, de briser en elle une amitié pour moi qui n'existait plus. Il n'y avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indifférent. Je me rendais compte que pour elle je ne faisais plus du tout partie de la « petite bande » à laquelle j'avais autrefois tant cherché, et j'avais ensuite été si heureux de réussir à être agrégé. Puis comme elle n'avait même plus, comme à Balbec, un air de franchise et de bonté, je n'éprouvais pas de grands scrupules ; pourtant je crois que ce qui me décida fut une dernière découverte philologique. Comme, continuant à ajouter un nouvel anneau à la chaîne extérieure de propos sous laquelle je cachais mon désir intime, je parlais, tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, d'une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais que je trouvais tout de même assez jolie : « Oui, me répondit Albertine, elle a l'air d'une petite mousmé. » De toute évidence, quand j'avais connu Albertine, le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il est vraisemblable que, si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne l'eût jamais appris et je n'y aurais vu pour ma part aucun inconvénient, car nul n'est plus horripilant. À l'entendre on se sent le même mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle était, même « mousmé » ne pouvait m'être déplaisant. En revanche, il me parut révélateur sinon d'une initiation extérieure, au moins d'une évolution interne. Malheureusement, il était l'heure où il eût fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu'elle rentrât à temps pour son dîner et aussi que je me levasse assez tôt pour le mien. C'était Françoise qui le préparait, elle n'aimait pas qu'il attendît et devait déjà trouver contraire à un des articles de son code qu'Albertine, en l'absence de mes parents, m'eût fait une visite aussi prolongée et qui allait tout mettre en retard. Mais devant « mousmé » ces raisons tombèrent, et je me hâtai de dire :
« Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.
— Vraiment !
— Je vous assure. »
Elle comprit sans doute que c'était l'expression maladroite d'un désir, car comme quelqu'un qui vous offre une recommandation que vous n'osiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouvé qu'elle pouvait vous être utile :
« Voulez-vous que j'essaye ? dit-elle avec l'humilité de la femme.
— Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous étendiez tout à fait sur mon lit.
— Comme cela ?
— Non, enfoncez-vous.
— Mais je ne suis pas trop lourde ? »
Comme elle finissait cette phrase la porte s'ouvrit, et Françoise portant une lampe entra. Albertine n'eut que le temps de se rasseoir sur la chaise. Peut-être Françoise avait-elle choisi cet instant pour nous confondre, étant à écouter à la porte ou même à regarder par le trou de la serrure. Mais je n'avais pas besoin de faire une telle supposition, elle avait pu dédaigner de s'assurer par les yeux de ce que son instinct avait dû suffisamment flairer, car à force de vivre avec moi et mes parents, la crainte, la prudence, l'attention et la ruse avaient fini par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et presque divinatoire qu'a de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et de la maladie, sinon le médecin, du moins souvent le malade. Tout ce qu'elle arrivait à savoir aurait pu stupéfier à aussi bon droit que l'état avancé de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens presque nuls d'information qu'ils possédaient (les siens n'étaient pas plus nombreux ; c'était quelques propos, formant à peine le vingtième de notre conversation à dîner, recueillis à la volée par le maître d'hôtel et inexactement transmis à l'office). Encore ses erreurs tenaient-elles plutôt, comme les leurs, comme les fables auxquelles Platon croyait, à une fausse conception du monde et à des idées préconçues qu'à l'insuffisance des ressources matérielles. C'est ainsi que de nos jours encore les plus grandes découvertes dans les moeurs des insectes ont pu être faites par un savant qui ne disposait d'aucun laboratoire, de nul appareil. Mais si les gênes qui résultaient de sa position de domestique ne l'avaient pas empêchée d'acquérir une science indispensable à l'art qui en était le terme – et qui consistait à nous confondre en nous en communiquant les résultats – la contrainte avait fait plus ; là l'entrave ne s'était pas contentée de ne pas paralyser l'essor, elle y avait puissamment aidé. Sans doute Françoise ne négligeait aucun adjuvant, celui de la diction et de l'attitude par exemple. Comme (si elle ne croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions qu'elle crût) elle admettait sans l'ombre d'un doute ce que toute personne de sa condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en même temps choquer nos idées, autant sa manière d'écouter nos assertions témoignait de son incrédulité, autant l'accent avec lequel elle rapportait (car le discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec impunité) le récit d'une cuisinière qui lui avait raconté qu'elle avait menacé ses maîtres et, en les traitant devant tout le monde de « fumier », en avait obtenu mille faveurs, montrait que c'était pour elle parole d'Évangile. Françoise ajoutait même : « Moi, si j'avais été patronne, je me serais trouvée vexée. » Nous avions beau, malgré notre peu de sympathie originelle pour la dame du quatrième, hausser les épaules, comme à une fable invraisemblable, à ce récit d'un si mauvais exemple, en le faisant, le ton de la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la plus indiscutable et plus exaspérante affirmation.
Mais surtout, comme les écrivains arrivent souvent à une puissance de concentration dont les eût dispensés le régime de la liberté politique ou de l'anarchie littéraire, quand ils sont ligotés par la tyrannie d'un monarque ou d'une poétique, par les sévérités des règles prosodiques ou d'une religion d'État, ainsi Françoise, ne pouvant nous répondre d'une façon explicite, parlait comme Tirésias et eût écrit comme Tacite. Elle savait faire tenir tout ce qu'elle ne pouvait exprimer directement, dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins qu'une phrase même, dans un silence, dans la manière dont elle plaçait un objet.
Ainsi, quand il m'arrivait de laisser, par mégarde, sur ma table, au milieu d'autres lettres, une certaine qu'il n'eût pas fallu qu'elle vît, par exemple parce qu'il y était parlé d'elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande à son égard chez le destinataire que chez l'expéditeur, le soir, si je rentrais inquiet et allais droit à ma chambre, sur mes lettres rangées bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d'abord mes yeux comme il n'avait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placé par elle tout en dessus, presque à part, en une évidence qui était un langage, avait son éloquence, et dès la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait à régler ces mises en scène destinées à instruire si bien le spectateur, Françoise absente, qu'il savait déjà qu'elle savait tout quand ensuite elle faisait son entrée. Elle avait, pour faire parler ainsi un objet inanimé, l'art à la fois génial et patient d'Irving et de Frédérick Lemaître. En ce moment, tenant au-dessus d'Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l'ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pieds, Françoise avait l'air de La Justice éclairant le Crime. La figure d'Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui m'avait charmé à Balbec. Ce visage d'Albertine, dont l'ensemble avait quelquefois, dehors, une espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément colorées, si résistantes et si lisses qu'on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l'entrée inattendue de Françoise, je m'écriai :
« Comment, déjà la lampe ? Mon Dieu que cette lumière est vive ! »
Mon but était sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, par la première d'excuser mon retard. Françoise répondit avec une ambiguïté cruelle :
« Faut-il que j'éteinde ?
— Teigne ? » glissa à mon oreille Albertine, me laissant charmé par la vivacité familière avec laquelle, me prenant à la fois pour maître et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique dans le ton interrogatif d'une question grammaticale.
Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit :
« Savez-vous ce dont j'ai peur, lui dis-je, c'est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m'empêcher de vous embrasser.
— Ce serait un beau malheur. »
Je n'obéis pas tout de suite à cette invitation. Un autre l'eût même pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que, rien qu'en vous parlant, elle semblait vous embrasser. Une parole d'elle était une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle m'était bien agréable, cette invitation. Elle me l'eût été même d'une autre jolie fille du même âge ; mais qu'Albertine me fût maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation d'images empreintes de beauté. Je me rappelais Albertine d'abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n'ayant pas pour moi une existence plus réelle que ces visions de théâtre où on ne sait pas si on a affaire à l'actrice qui est censée apparaître, à une figurante qui la double à ce moment-là, ou à une simple projection. Puis la femme vraie s'était détachée du faisceau lumineux, elle était venue à moi, mais simplement pour que je pusse m'apercevoir qu'elle n'avait nullement, dans le monde réel, cette facilité amoureuse qu'on lui supposait dans le tableau magique. J'avais appris qu'il n'était pas possible de la toucher, de l'embrasser, qu'on pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle n'était pas une femme plus que des raisins de jade, décoration incomestible des tables d'autrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisième plan elle m'apparaissait réelle, comme dans la seconde connaissance que j'avais eue d'elle, mais facile comme dans la première ; facile, et d'autant plus délicieusement que j'avais cru si longtemps qu'elle ne l'était pas. Mon surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que je ne l'avais cru d'abord) aboutissait provisoirement à l'agnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce qu'on avait cru probable d'abord s'est montré faux ensuite, et se trouve en troisième lieu être vrai ? (Et hélas, je n'étais pas au bout de mes découvertes avec Albertine.) En tout cas, même s'il n'y avait pas eu l'attrait romanesque de cet enseignement d'une plus grande richesse de plans découverts l'un après l'autre par la vie (cet attrait inverse de celui que Saint-Loup goûtait, pendant les dîners de Rivebelle, à retrouver, parmi les masques que l'existence avait superposés dans une calme figure, des traits qu'il avait jadis tenus sous ses lèvres), savoir qu'embrasser les joues d'Albertine était une chose possible, c'était pour moi un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul s'applique parce qu'elle n'est qu'un morceau de chair, et posséder la jeune fille qu'on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt que tels autres, ce qui faisait qu'on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d'optique, puis un autre, et ajouté au désir charnel l'accompagnement, qui le centuple et le diversifie, de ces désirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prétend qu'à la saisie d'un morceau de chair, mais qui, pour la possession de toute une région de souvenirs d'où ils se sentaient nostalgiquement exilés, s'élèvent en tempête à côté de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu'à l'accomplissement, jusqu'à l'assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d'une réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte ; baiser, au lieu des joues de la première venue, si fraîches soient-elles, mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j'avais si longtemps rêvé, serait connaître le goût, la saveur, d'une couleur bien souvent regardée. On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine profilée sur la mer, et puis cette image, on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l'avait fait passer derrière les verres d'un stéréoscope. C'est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu'on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu'on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c'est faire varier de forme, de grandeur, de relief l'image humaine, c'est une leçon de relativisme dans l'appréciation d'un corps, d'une femme, belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le décor de la vie. Les femmes qu'on connaît d'abord chez l'entremetteuse n'intéressent pas, parce qu'elles restent invariables.
D'autre part Albertine tenait, liées autour d'elle, toutes les impressions d'une série maritime qui m'était particulièrement chère. Il me semblait que j'aurais pu, sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec.
« Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j'aimerais mieux remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m'avez permis. Il me faut un “bon pour un baiser” ».
— Faut-il que je le signe ?
— Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de même plus tard ?
— Vous m'amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.
— Dites-moi encore un mot, vous savez, à Balbec, quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé, vous ne pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là ?
— Ah ! je n'ai aucun souvenir.
— Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.
— Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J'ai dû penser qu'elle était bien mal élevée et commune.
— Ah ! c'est tout ? »
J'aurais bien voulu, avant de l'embrasser, pouvoir la remplir à nouveau du mystère qu'elle avait pour moi sur la plage avant que je la connusse, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant ; à sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie à Balbec, le bruit du flot déferlant sous ma fenêtre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvées venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaînes mouvementées, soulevaient leurs contreforts escarpés et modelaient les ondulations de leurs vallées, je dus me dire : « Enfin, n'y ayant pas réussi à Balbec, je vais savoir le goût de la rose inconnue que sont les joues d'Albertine. Et puisque les cercles que nous pouvons faire traverser aux choses et aux êtres, pendant le cours de notre existence, ne sont pas bien nombreux, peut-être pourrai-je considérer la mienne comme en quelque manière accomplie quand, ayant fait sortir de son cadre lointain le visage fleuri que j'avais choisi entre tous, je l'aurai amené dans ce plan nouveau, où j'aurai enfin de lui la connaissance par les lèvres. » Je me disais cela parce que je croyais qu'il est une connaissance par les lèvres ; je me disais que j'allais connaître le goût de cette rose charnelle, parce que je n'avais pas songé que l'homme, créature évidemment moins rudimentaire que l'oursin ou même la baleine, manque cependant encore d'un certain nombre d'organes essentiels, et notamment n'en possède aucun qui serve au baiser. À cet organe absent il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s'il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne. Mais les lèvres, faites pour amener au palais la saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur erreur et sans avouer leur déception, de vaguer à la surface et de se heurter à la clôture de la joue impénétrable et désirée. D'ailleurs à ce moment-là, au contact même de la chair, les lèvres, même dans l'hypothèse où elles deviendraient plus expertes et mieux douées, ne pourraient sans doute pas goûter davantage la saveur que la nature les empêche actuellement de saisir, car dans cette zone désolée où elles ne peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis l'odorat les ont abandonnées depuis longtemps. D'abord au fur et à mesure que ma bouche commença à s'approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d'embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure.
Les dernières applications de la photographie – qui couchent aux pieds d'une cathédrale toutes les maisons qui nous parurent si souvent, de près, presque aussi hautes que les tours, font successivement manoeuvrer comme un régiment, par files, en ordre dispersé, en masses serrées, les mêmes monuments, rapprochent l'une contre l'autre les deux colonnes de la Piazzetta tout à l'heure si distantes, éloignent la proche Salute et dans un fond pâle et dégradé réussissent à faire tenir un horizon immense sous l'arche d'un pont, dans l'embrasure d'une fenêtre, entre les feuilles d'un arbre situé au premier plan et d'un ton plus vigoureux, donnent successivement pour cadre à une même église les arcades de toutes les autres – je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu'elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. Bref, de même qu'à Balbec, Albertine m'avait souvent paru différente, maintenant, comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l'individualité d'un être et tirer les unes des autres, comme d'un étui, toutes les possibilités qu'il enferme, dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c'est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celle que j'avais vue en dernier, si je tentais de m'approcher d'elle, faisait place à une autre. Du moins tant que je ne l'avais pas touchée, cette tête, je la voyais, un léger parfum venait d'elle jusqu'à moi. Mais hélas ! – car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres, mal faites – tout d'un coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez, s'écrasant, ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j'appris, à ces détestables signes, qu'enfin j'étais en train d'embrasser la joue d'Albertine.
Était-ce parce que nous jouions (figurée par la révolution d'un solide) la scène inverse de celle de Balbec, que j'étais, moi, couché, et elle levée, capable d'esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir à sa guise, qu'elle me laissa prendre avec tant de facilité maintenant ce qu'elle avait refusé jadis avec une mine si sévère ? (Sans doute, de cette mine d'autrefois, l'expression voluptueuse que prenait aujourd'hui son visage à l'approche de mes lèvres ne différait que par une déviation de lignes infinitésimale, mais dans laquelle peut tenir toute la distance qu'il y a entre le geste d'un homme qui achève un blessé et d'un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux.) Sans savoir si j'avais à faire honneur et savoir gré de son changement d'attitude à quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, à Paris ou à Balbec, avait travaillé pour moi, je pensai que la façon dont nous étions placés était la principale cause de ce changement. C'en fut pourtant une autre que me fournit Albertine ; exactement celle-ci : « Ah ! c'est qu'à ce moment-là, à Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincèrement. Une femme a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans les sensations éprouvées par son corps, au cours d'un tête-à-tête avec un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu'un étranger préméditât de la faire tomber !
En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie (et qui eussent peut-être expliqué qu'elle eût accordé si aisément à mon désir momentané et purement physique ce qu'à Balbec elle avait avec horreur refusé à mon amour) une bien plus étonnante se produisit en Albertine, ce soir-là même, aussitôt que ses caresses eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien s'apercevoir et dont j'avais même craint qu'elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable, derrière le massif de lauriers, aux Champs-Élysées.
Ce fut tout le contraire. Déjà, au moment où je l'avais couchée sur mon lit et où j'avais commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Effaçant d'elle toutes préoccupations, toutes prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l'innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est soudain mis en jeu, devient modeste, appliqué et charmant ; surtout si, par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage d'Albertine il y avait plus que du désintéressement et de la conscience, de la générosité professionnelles, une sorte de dévouement conventionnel et subit ; et c'est plus loin qu'à sa propre enfance, mais à la jeunesse de sa race qu'elle était revenue. Bien différente de moi qui n'avais rien souhaité de plus qu'un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu'il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. Elle, si pressée tout à l'heure, maintenant, et parce qu'elle trouvait sans doute que les baisers impliquent l'amour et que l'amour l'emporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelais son dîner :
« Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j'ai tout mon temps. »
Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu'elle venait de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente le verre de vin que Jupien lui offrait, n'aurait pas osé partir aussitôt la dernière gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l'eût rappelée. Albertine – et c'était peut-être, avec une autre que l'on verra plus tard, une des raisons qui m'avaient à mon insu fait la désirer – était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l'hôte et l'étranger, la décence, le respect de la couche.
Françoise, qui, après la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que sur un ton apitoyé, dans les mois qui précédèrent le mariage de sa fille, eût trouvé choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancé, qu'elle ne le tînt pas par le bras. Albertine, immobilisée auprès de moi, me disait :
« Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil. »
Comme, lui ayant fait remarquer qu'il était tard, j'ajoutais : « Vous ne me croyez pas ? », elle me répondit, ce qui était peut-être vrai mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures :
« Je vous crois toujours. »
Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit : « Oh ! je sais que vos parents connaissent des gens très bien. Vous êtes ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage. » À la première minute, ces noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d'un coup, je me rappelai que j'avais en effet joué aux Champs-Élysées avec Robert Forestier que je n'avais jamais revu. Quant à Suzanne Delage, c'était la petite-nièce de Mme Blandais, et j'avais dû une fois aller à une leçon de danse, et même tenir un petit rôle dans une comédie de salon, chez ses parents. Mais la peur d'avoir le fou rire, et des saignements de nez m'avaient empêché, de sorte que je ne l'avais jamais vue. J'avais tout au plus cru comprendre autrefois que l'institutrice à plumet des Swann avait été chez ses parents, mais peut-être n'était-ce qu'une soeur de cette institutrice ou une amie. Je protestai à Albertine que Robert Forestier et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. « C'est possible, vos mères sont liées, cela permet de vous situer. Je croise souvent Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic. » Nos mères ne se connaissaient que dans l'imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que j'avais joué jadis avec Robert Forestier auquel, paraît-il, je récitais des vers, en avait conclu que nous étions liés par des relations de famille. Elle ne laissait jamais, m'a-t-on dit, passer le nom de maman sans dire : « Ah ! oui, c'est le milieu des Delage, des Forestier, etc. », donnant à mes parents un bon point qu'ils ne méritaient pas.
Du reste, les notions sociales d'Albertine étaient d'une sottise extrême. Elle croyait les Simonnet avec deux n inférieurs non seulement aux Simonet avec un seul n, mais à toutes les autres personnes possibles. Que quelqu'un ait le même nom que vous, sans être de votre famille, est une grande raison de le dédaigner. Certes il y a des exceptions. Il peut arriver que deux Simonnet (présentés l'un à l'autre dans une de ces réunions où l'on éprouve le besoin de parler de n'importe quoi et où on se sent d'ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le cortège d'un enterrement qui se rend au cimetière), voyant qu'ils s'appellent de même, cherchent avec une bienveillance réciproque, et sans résultat, s'ils n'ont aucun lien de parenté. Mais ce n'est qu'une exception. Beaucoup d'hommes sont peu honorables, mais nous l'ignorons ou n'en avons cure. Mais si l'homonymie fait qu'on nous remet des lettres à eux destinées, ou vice versa, nous commençons par une méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu'ils valent. Nous craignons des confusions, nous les prévenons par une moue de dégoût si l'on nous parle d'eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils nous semblent l'avoir usurpé. Les péchés des autres membres du corps social nous sont indifférents. Nous en chargeons plus lourdement nos homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d'autant plus forte qu'elle n'est pas individuelle, mais se transmet héréditairement. Au bout de deux générations on se souvient seulement de la moue insultante que les grands-parents avaient à l'égard des autres Simonnet ; on ignore la cause ; on ne serait pas étonné d'apprendre que cela a commencé par un assassinat. Jusqu'au jour fréquent où, entre une Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par un mariage.
Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne Delage, mais spontanément, par un devoir de confidence, que le rapprochement des corps crée, au début du moins, durant une première phase et avant qu'il ait engendré une duplicité spéciale et le secret envers le même être, Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d'Andrée une histoire dont elle avait, à Balbec, refusé de me dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu'elle dût paraître avoir encore des secrets à mon égard. Maintenant sa meilleure amie lui eût raconté quelque chose contre moi qu'elle se fût fait un devoir de me le rapporter. J'insistai pour qu'elle rentrât, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma grossièreté qu'elle riait presque pour m'excuser, comme une maîtresse de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais à qui cela n'est pas indifférent.
« Vous riez ? lui dis-je.
— Je ne ris pas, je vous souris, me répondit-elle tendrement. Quand est-ce que je vous revois ? » ajouta-t-elle comme n'admettant pas que ce que nous venions de faire, puisque c'en est d'habitude le couronnement, ne fût pas au moins le prélude d'une amitié grande, d'une amitié préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser, et qui seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.
« Puisque vous m'y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher. » Je n'osai lui dire que je voulais tout subordonner à la possibilité de voir Mme de Stermaria.
« Hélas ! ce sera à l'improviste, je ne sais jamais d'avance, lui dis-je. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre ?
— Ce sera très possible bientôt car j'aurai une entrée indépendante de celle de ma tante. Mais en ce moment c'est impraticable. En tout cas je viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l'après-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez. »
Arrivée à la porte, étonnée que je ne l'eusse pas devancée, elle me tendit sa joue, trouvant qu'il n'y avait nul besoin d'un grossier désir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout à l'heure ensemble étaient de celles auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du coeur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique.
Quand m'eut quitté la jeune Picarde, qu'aurait pu sculpter à son porche l'imagier de Saint-André-des-Champs, Françoise m'apporta une lettre qui me remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle acceptait à dîner pour mercredi. De Mme de Stermaria, c'est-à-dire, pour moi, plus que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui j'avais pensé toute la journée avant l'arrivée d'Albertine. C'est la terrible tromperie de l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d'ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l'imagination, peut avoir faite aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler.
Albertine m'avait tant retardé que la comédie venait de finir quand j'arrivai chez Mme de Villeparisis ; et peu désireux de prendre à revers le flot des invités qui s'écoulait en commentant la grande nouvelle, la séparation qu'on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes, je m'étais, en attendant de pouvoir saluer la maîtresse de maison, assis sur une bergère vide dans le deuxième salon, quand du premier, où sans doute elle avait été assise tout à fait au premier rang des chaises, je vis déboucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief d'énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun trouble. Un certain jour, m'imposant les mains sur le front (comme c'était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en me disant : « Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D'ailleurs, vois comme ta grand-mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses que de te poster sur le chemin d'une femme qui se moque de toi », d'un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain pays où vous vous imaginiez être, et vous rouvre les yeux, ou comme le médecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la réalité, vous guérit d'un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma mère m'avait réveillé d'un trop long songe. La journée qui avait suivi avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel je renonçais ; j'avais chanté des heures de suite en pleurant l'Adieu de Schubert :
… Adieu, des voix étranges
T'appellent loin de moi, céleste soeur des Anges.
Et puis ç'avait été fini. J'avais cessé mes sorties du matin, et si facilement que je tirai alors le pronostic, qu'on verra se trouver faux plus tard, que je m'habituerais aisément, dans le cours de ma vie, à ne plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise m'eut raconté que Jupien, désireux de s'agrandir, cherchait une boutique dans le quartier, désireux de lui en trouver une (tout heureux aussi, en flânant dans la rue que déjà de mon lit j'entendais crier lumineusement comme une plage, de voir, sous le rideau de fer levé des crémeries, les petites laitières à manches blanches), j'avais pu recommencer ces sorties. Fort librement du reste ; car j'avais conscience de ne plus les faire dans le but de voir Mme de Guermantes : telle une femme qui prend des précautions infinies tant qu'elle a un amant, du jour qu'elle a rompu avec lui laisse traîner ses lettres, au risque de découvrir à son mari le secret d'une faute dont elle a fini de s'effrayer en même temps que de la commettre.
Ce qui me faisait de la peine, c'était d'apprendre que presque toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c'était l'inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une moitié de l'humanité pleurait. Et quand je la connus, je vis qu'elle était si exaspérante que je me demandai si ce n'était pas le mari ou la femme adultères, qui l'étaient seulement parce que le bonheur légitime leur avait été refusé et se montraient charmants et loyaux envers tout autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. Bientôt je n'avais même plus eu la raison d'être utile à Jupien pour continuer mes pérégrinations matinales. Car on apprit que l'ébéniste de notre cour, dont les ateliers n'étaient séparés de la boutique de Jupien que par une cloison fort mince, allait recevoir congé du gérant parce qu'il frappait des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espérer mieux, les ateliers avaient un sous-sol où mettre les boiseries, et qui communiquait avec nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et aurait une seule et vaste boutique. Même, comme Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait très élevé, laissait visiter pour que, découragé de ne pas trouver de locataire, le duc se résignât à lui faire une diminution, Françoise, ayant remarqué que, même après l'heure où on ne visitait pas, le concierge laissait « contre » la porte de la boutique à louer, flaira un piège dressé par le concierge pour attirer la fiancée du valet de pied des Guermantes (ils y trouveraient une retraite d'amour) et ensuite les surprendre.
Quoi qu'il en fût, bien que n'ayant plus à chercher une boutique pour Jupien, je continuai à sortir avant le déjeuner. Souvent, dans ces sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collègue, il jetait sur moi des regards qui, après m'avoir entièrement examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans m'avoir plus souri ni salué que s'il ne m'avait pas connu du tout. Car chez ces importants diplomates, regarder d'une certaine manière n'a pas pour but de vous faire savoir qu'ils vous ont vu, mais qu'ils ne vous ont pas vu et qu'ils ont à parler avec leur collègue de quelque question sérieuse. Une grande femme que je croisais souvent près de la maison était moins discrète avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se retournait vers moi, m'attendait – inutilement – devant les vitrines des marchands, me souriait, comme si elle allait m'embrasser, faisait le geste de s'abandonner. Elle reprenait un air glacial à mon égard si elle rencontrait quelqu'un qu'elle connût. Depuis longtemps déjà dans ces courses du matin, selon ce que j'avais à faire, fût-ce à acheter le plus insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans regret s'il était en dehors du parcours habituel que suivaient les promenades de la duchesse et, s'il en faisait au contraire partie, sans scrupules et sans dissimulation parce qu'il ne me paraissait plus le chemin défendu où j'arrachais à une ingrate la faveur de la voir malgré elle. Mais je n'avais pas songé que ma guérison, en me donnant à l'égard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la même oeuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité, une amitié qui ne m'importaient plus. Jusque-là les efforts du monde entier ligués pour me rapprocher d'elle eussent expiré devant le mauvais sort que jette un amour malheureux. Des fées plus puissantes que les hommes ont décrété que, dans ces cas-là, rien ne pourra servir jusqu'au jour où nous aurons dit sincèrement dans notre coeur la parole : « Je n'aime plus. » J'en avais voulu à Saint-Loup de ne m'avoir pas mené chez sa tante. Mais pas plus que n'importe qui, il n'était capable de briser un enchantement. Tant que j'aimais Mme de Guermantes, les marques de gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d'elle, mais parce qu'elle ne les apprenait pas. Or, les eût-elle sus que cela n'eût été d'aucune utilité. Même dans les détails d'une affection, une absence, le refus d'un dîner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent plus que tous les cosmétiques et les plus beaux habits. Il y aurait des parvenus, si on enseignait dans ce sens l'art de parvenir.
Au moment où elle traversait le salon où j'étais assis, la pensée pleine du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu'elle allait peut-être retrouver tout à l'heure dans une autre soirée, Mme de Guermantes m'aperçut sur ma bergère, véritable indifférent qui ne cherchais qu'à être aimable, alors que, tandis que j'aimais, j'avais tant essayé de prendre, sans y réussir, l'air d'indifférence ; elle obliqua, vint à moi et retrouvant le sourire du soir de l'Opéra et que le sentiment pénible d'être aimée par quelqu'un qu'elle n'aimait pas, n'effaçait plus :
« Non, ne vous dérangez pas, vous permettez que je m'asseye un instant à côté de vous ? » me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui sans cela eût occupé la bergère dans son entier.
Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe, j'étais presque effleuré par son admirable bras nu autour duquel un duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpétuellement comme une vapeur dorée, et par la torsade blonde de ses cheveux qui m'envoyaient leur odeur. N'ayant guère de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un portrait.
« Avez-vous des nouvelles de Robert ? » me dit-elle.
Mme de Villeparisis passa à ce moment-là.
« Hé bien ! vous arrivez à une jolie heure, Monsieur, pour une fois qu'on vous voit. »
Et remarquant que je parlais avec sa nièce, supposant peut-être que nous étions plus liés qu'elle ne savait :
« Mais je ne veux pas déranger votre conversation avec Oriane, ajouta-t-elle (car les bons offices de l'entremetteuse font partie des devoirs d'une maîtresse de maison). Vous ne voulez pas venir dîner mercredi avec elle ? »
C'était le jour où je devais dîner avec Mme de Stermaria, je refusai.
« Et samedi ? »
Ma mère revenant le samedi ou le dimanche, c'eût été peu gentil de ne pas rester tous les soirs à dîner avec elle ; je refusai donc encore.
« Ah ! vous n'êtes pas un homme facile à avoir chez soi. »
« Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? » me dit Mme de Guermantes quand Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et remettre à la diva un bouquet de roses dont la main qui l'offrait faisait seule tout le prix, car il n'avait coûté que vingt francs. (C'était du reste son prix maximum quand on n'avait chanté qu'une fois. Celles qui prêtaient leur concours à toutes les matinées et soirées recevaient des roses peintes par la marquise.) « C'est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous ne voulez pas dîner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendrez-vous pas dîner chez moi ? »
Certaines personnes, étant restées le plus longtemps possible, sous des prétextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si étroit qu'on n'y pouvait tenir que deux, pensèrent qu'on les avait mal renseignées, que c'était non la duchesse, mais le duc, qui demandait la séparation, à cause de moi, puis elles se hâtèrent de répandre cette nouvelle. J'étais plus à même que personne d'en connaître la fausseté. Mais j'étais surpris que, dans ces périodes difficiles où s'effectue une séparation non encore consommée, la duchesse, au lieu de s'isoler, invitât justement quelqu'un qu'elle connaissait aussi peu. J'eus le soupçon que le duc avait été seul à ne pas vouloir qu'elle me reçût et que, maintenant qu'il la quittait, elle ne voyait plus d'obstacle à s'entourer des gens qui lui plaisaient.
Deux minutes auparavant j'eusse été stupéfait si on m'avait dit que Mme de Guermantes allait me demander d'aller la voir, encore plus de venir dîner. J'avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les particularités que j'avais extraites de ce nom, le fait qu'il m'avait été interdit d'y pénétrer, en m'obligeant à lui donner le même genre d'existence qu'aux salons dont nous avons lu la description dans un roman ou vu l'image dans un rêve, me le faisait, même quand j'étais certain qu'il était pareil à tous les autres, imaginer tout différent ; entre moi et lui il y avait la barrière où finit le réel. Dîner chez les Guermantes, c'était comme entreprendre un voyage longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et lier connaissance avec un songe. Du moins eussé-je pu croire qu'il s'agissait d'un de ces dîners auxquels les maîtres de maison invitent quelqu'un en lui disant : « Venez, il n'y aura absolument que nous », feignant d'attribuer au paria la crainte qu'ils éprouvent de le voir mêlé à leurs amis, et cherchant même à transformer en un enviable privilège réservé aux seuls intimes la quarantaine de l'exclu, malgré lui sauvage et favorisé. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes avait le désir de me faire goûter à ce qu'elle avait de plus agréable quand elle me dit, mettant d'ailleurs devant mes yeux comme la beauté violâtre d'une arrivée chez la tante de Fabrice et le miracle d'une présentation au comte Mosca :
« Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comité ? Ce serait gentil. Il y aura la princesse de Parme qui est charmante ; d'abord je ne vous inviterais pas si ce n'était pas pour rencontrer des gens agréables. »
Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un mouvement perpétuel d'ascension, la famille joue, au contraire, un rôle important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et comme l'aristocratie princière, qui ne peut chercher à s'élever puisque, au-dessus d'elle, à son point de vue spécial, il n'y a rien. L'amitié que me témoignaient « la tante Villeparisis » et Robert avait peut-être fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mêmes et dans une même coterie, l'objet d'une attention curieuse que je ne soupçonnais pas.
Elle avait de ces parents-là une connaissance familiale, quotidienne, vulgaire, fort différente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsées comme le grain de poussière de l'oeil ou la goutte d'eau de la trachée-artère, elles peuvent rester gravées, être commentées, racontées encore des années après que nous les avons oubliées nous-mêmes, dans le palais où nous sommes étonnés de les retrouver comme une lettre de nous dans une précieuse collection d'autographes.
De simples gens élégants peuvent défendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l'était pas. Un étranger n'avait presque jamais l'occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s'en voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur mondaine qu'il apporterait, puisque c'était chose qu'elle conférait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu'à ses qualités réelles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j'en possédais. Et sans doute ne les eût-elle pas crus, si elle n'avait remarqué qu'ils ne pouvaient jamais arriver à me faire venir quand ils le voulaient, donc que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe qu'un étranger faisait partie des « gens agréables ».
Il fallait voir, parlant de femmes qu'elle n'aimait guère, comme elle changeait de visage aussitôt, si on nommait, à propos de l'une, par exemple sa belle-soeur. « Oh ! elle est charmante », disait-elle d'un air de finesse et de certitude. La seule raison qu'elle en donnât était que cette dame avait refusé d'être présentée à la marquise de Chaussegros et à la princesse de Silistrie. Elle n'ajoutait pas que cette dame avait refusé de lui être présentée à elle-même, duchesse de Guermantes. Cela avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour l'esprit de la duchesse travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame difficile à connaître. Elle mourait d'envie d'être reçue chez elle. Les gens du monde ont tellement l'habitude qu'on les recherche que qui les fuit leur semble un phénix et accapare leur attention.
Le motif véritable de m'inviter était-il, dans l'esprit de Mme de Guermantes (depuis que je ne l'aimais plus), que je ne recherchais pas ses parents quoique étant recherché d'eux ? Je ne sais. En tout cas, s'étant décidée à m'inviter elle voulait me faire les honneurs de ce qu'elle avait de meilleur chez elle, et éloigner ceux de ses amis qui auraient pu m'empêcher de revenir, ceux qu'elle savait ennuyeux. Je n'avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je l'avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s'asseoir à côté de moi et m'inviter à dîner, effet de causes ignorées. Faute de sens spécial qui nous renseigne à cet égard, nous nous figurons les gens que nous connaissons à peine – comme moi la duchesse – comme ne pensant à nous que dans les rares moments où ils nous voient. Or, cet oubli idéal où nous nous figurons qu'ils nous tiennent est absolument arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude, pareil à celui d'une belle nuit, nous nous imaginons les différentes reines de la société poursuivant leur route dans le ciel à une distance infinie, nous ne pouvons nous défendre d'un sursaut de malaise ou de plaisir s'il nous tombe de là-haut, comme un aérolithe portant gravé notre nom que nous croyions inconnu dans Vénus ou Cassiopée, une invitation à dîner ou un méchant potin.
Peut-être parfois, quand, à l'imitation des princes persans qui, au dire du livre d'Esther, se faisaient lire les registres où étaient inscrits les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme de Guermantes, consultait la liste des gens bien intentionnés, elle s'était dit de moi : « Un à qui nous demanderons de venir dîner. » Mais d'autres pensées l'avaient distraite
(De soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné.)
jusqu'au moment où elle m'avait aperçu seul comme Mardochée à la porte du palais ; et ma vue ayant rafraîchi sa mémoire, elle voulait, tel Assuérus, me combler de ses dons.
Cependant je dois dire qu'une surprise d'un genre opposé allait suivre celle que j'avais eue au moment où Mme de Guermantes m'avait invité. Cette première surprise, comme j'avais trouvé plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d'exprimer au contraire avec exagération ce qu'elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle était, pour avoir l'air si étonné d'être invité chez elle : « Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes déjà vus ici. » En répondant que je le savais, j'ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel « avait été très bon pour moi à Balbec et à Paris ». Mme de Guermantes parut étonnée et ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une page déjà plus ancienne du livre intérieur. « Comment ! vous connaissez Palamède ? » Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle parlait d'un homme si brillant, mais qui n'était pour elle que son beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le gris confus qu'était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d'été où elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps écoulée de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin Palamède avaient été fort différents de ce qu'ils étaient devenus depuis ; M. de Charlus notamment, tout entier livré à des goûts d'art qu'il avait si bien refrénés par la suite que je fus stupéfait d'apprendre que c'était par lui qu'avait été peint l'immense éventail d'iris jaunes et noirs que déployait en ce moment la duchesse. Elle eût pu aussi me montrer une petite sonatine qu'il avait autrefois composée pour elle. J'ignorais absolument que le baron eût tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus n'était pas enchanté que dans sa famille on l'appelât Palamède. Pour Mémé, on eût pu comprendre encore que cela ne lui plût pas. Ces stupides abréviations sont un signe de l'incompréhension que l'aristocratie a de sa propre poésie (le judaïsme a d'ailleurs la même, puisqu'un neveu de Lady Rufus Israëls, qui s'appelait Moïse, était couramment appelé dans le monde : « Momo ») en même temps que de sa préoccupation de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance à ce qui est aristocratique. Or, M. de Charlus avait sur ce point plus d'imagination poétique et plus d'orgueil exhibé. Mais la raison qui lui faisait peu goûter Mémé n'était pas celle-là puisqu'elle s'étendait aussi au beau prénom de Palamède. La vérité est que, se jugeant, se sachant d'une famille princière, il aurait voulu que son frère et sa belle-soeur disent de lui : « Charlus », comme la reine Marie-Amélie ou le duc d'Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frères : « Joinville, Nemours, Chartres, Paris ».
« Quel cachottier que ce Mémé, s'écria-t-elle. Nous lui avons parlé longtemps de vous, il nous a dit qu'il serait très heureux de faire votre connaissance, absolument comme s'il ne vous avait jamais vu. Avouez qu'il est drôle ! et, ce qui n'est pas très gentil de ma part à dire d'un beau-frère que j'adore et dont j'admire la rare valeur, par moments un peu fou ? »
Je fus très frappé de ce mot appliqué à M. de Charlus et je me dis que cette demi-folie expliquait peut-être certaines choses, par exemple qu'il eût paru si enchanté du projet de demander à Bloch de battre sa propre mère. Je m'avisai que non seulement par les choses qu'il disait, mais par la manière dont il les disait, M. de Charlus était un peu fou. La première fois qu'on entend un avocat ou un acteur, on est surpris de leur ton tellement différent de la conversation. Mais comme on se rend compte que tout le monde trouve cela tout naturel, on ne dit rien aux autres, on ne se dit rien à soi-même, on se contente d'apprécier le degré de talent. Tout au plus pense-t-on d'un acteur du Théâtre-Français : « Pourquoi au lieu de laisser retomber son bras levé l'a-t-il fait descendre par petites saccades coupées de repos, pendant au moins dix minutes ? » ou d'un Labori : « Pourquoi, dès qu'il a ouvert la bouche, a-t-il émis ces sons tragiques, inattendus, pour dire la chose la plus simple ? » Mais comme tout le monde admet cela a priori, on n'est pas choqué. De même, en y réfléchissant, on se disait que M. de Charlus parlait de soi avec emphase, sur un ton qui n'était nullement celui du débit ordinaire. Il semblait qu'on eût dû à toute minute lui dire : « Mais pourquoi criez-vous si fort ? pourquoi êtes-vous si insolent ? » Seulement tout le monde semblait avoir admis tacitement que c'était bien ainsi. Et on entrait dans la ronde qui lui faisait fête pendant qu'il pérorait. Mais certainement à de certains moments un étranger eût cru entendre crier un dément.
« Mais », reprit la duchesse avec la légère impertinence qui se greffait chez elle sur la simplicité, « êtes-vous bien sûr que vous ne confondez pas, que vous parlez bien de mon beau-frère Palamède ? Il a beau aimer les mystères, ceci me paraît d'un fort !… »
Je répondis que j'étais absolument sûr et qu'il fallait que M. de Charlus eût mal entendu mon nom.
« Hé bien ! je vous quitte, me dit comme à regret Mme de Guermantes. Il faut que j'aille une seconde chez la princesse de Ligne. Vous n'y allez pas ? Non, vous n'aimez pas le monde ? Vous avez bien raison, c'est assommant. Si je n'étais pas obligée ! Mais c'est ma cousine, ce ne serait pas gentil. Je regrette égoïstement, pour moi, parce que j'aurais pu vous conduire, même vous ramener. Alors je vous dis au revoir et je me réjouis pour vendredi. »
Que M. de Charlus eût rougi de moi devant M. d'Argencourt, passe encore. Mais qu'à sa propre belle-soeur, et qui avait une si haute idée de lui, il niât me connaître, fait si naturel puisque je connaissais à la fois sa tante et son neveu, c'est ce que je ne pouvais comprendre.
Je terminerai ceci en disant qu'à un certain point de vue il y avait chez Mme de Guermantes une véritable grandeur qui consistait à effacer entièrement tout ce que d'autres n'eussent qu'incomplètement oublié. Elle ne m'eût jamais rencontré la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n'eût jamais répondu à mon salut quotidien avec une impatience excédée, elle n'eût jamais envoyé promener Saint-Loup quand il l'avait suppliée de m'inviter, qu'elle n'aurait pas pu avoir avec moi des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s'attardait pas à des explications rétrospectives, à des demi-mots, à des sourires ambigus, à des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilité actuelle, sans retours en arrière, sans réticences, quelque chose d'aussi fièrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu'elle avait pu ressentir contre quelqu'un dans le passé étaient si entièrement réduits en cendres, ces cendres étaient elles-mêmes rejetées si loin de sa mémoire ou tout au moins de sa manière d'être, qu'à regarder son visage chaque fois qu'elle avait à traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d'autres eût été prétexte à des restes de froideur, à des récriminations, on avait l'impression d'une sorte de purification.
Mais si j'étais surpris de la modification qui s'était opérée en elle à mon égard, combien je l'étais plus d'en trouver en moi une tellement plus grande au sien ! N'y avait-il pas eu un moment où je ne reprenais vie et force que si j'avais, échafaudant toujours de nouveaux projets, cherché quelqu'un qui me ferait recevoir par elle et, après ce premier bonheur, en procurerait bien d'autres à mon coeur de plus en plus exigeant ? C'était l'impossibilité de rien trouver qui m'avait fait partir à Doncières voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, c'était bien par les conséquences dérivant d'une lettre de lui que j'étais agité, mais à cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes.
Ajoutons, pour en finir avec cette soirée, qu'il s'y passa un fait, démenti quelques jours après, qui ne laissa pas de m'étonner, me brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de ces curieuses contradictions dont on va trouver l'explication à la fin de ce volume (Sodome I). Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de me vanter l'air d'amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s'il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui il était. J'en souris d'abord, Bloch s'étant exprimé avec tant de violence à Balbec sur le compte du même M. de Charlus. Et je pensai simplement que Bloch, à l'instar de son père pour Bergotte, connaissait le baron « sans le connaître ». Et que ce qu'il prenait pour un regard aimable était un regard distrait. Mais enfin Bloch vint à tant de précisions, et sembla si certain qu'à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l'aborder, que, me rappelant que j'avais parlé de mon camarade au baron, lequel m'avait justement, en revenant d'une visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, je fis la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris son nom, qu'il était mon ami, etc. Aussi quelque temps après, au théâtre, je demandai à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son acquiescement allai le chercher. Mais dès que M. de Charlus l'aperçut, un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui répondit de l'air le plus insolent, d'une voix irritée et blessante. De sorte que Bloch, qui, à ce qu'il disait, n'avait eu jusque-là du baron que des sourires, crut que je l'avais non pas recommandé mais desservi, pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les protocoles, je lui avais parlé de mon camarade avant de l'amener à lui. Bloch nous quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six mois.
Les jours qui précédèrent mon dîner avec Mme de Stermaria me furent, non pas délicieux, mais insupportables. C'est qu'en général, plus le temps qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on, compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime), pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que l'incertitude ; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que ferait l'angoisse.
Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria : depuis plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient préparé ce plaisir-là dans mon imagination, et ce plaisir seul ; un autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie, les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été un peu oubliée la déception de l'accomplissement ; j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais engagé dans le sentier d'un plus particulier ; il aurait fallu, pour souhaiter un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans l'île du bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria ; mais peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir, sont préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles le commandent, et aussi le lieu ; et à cause de cela font revenir alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site, telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont légères et fuyantes autant qu'elles.
Sans doute déjà bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant. Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage dont ils projettent bien au-delà d'elle-même l'agrément artificiel ; ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on apprenait que, là où elle recommence, au bout du grand canal, les villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer, s'appellent Fleurus ou Nimègue.
Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu'elle ne viendra plus, on va dîner dans l'île ; au-dessus des peupliers tremblants qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu'ils n'y répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique, mais, dans sa divine enfance, restée toujours couleur du temps et qui oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que les géraniums ont inutilement, en intensifiant l'éclairage de leurs couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient envelopper l'île qui s'endort ; on se promène dans l'humide obscurité le long de l'eau où tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on peut se croire loin.
Mais dans cette île, où même l'été il y avait souvent du brouillard, combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que la mauvaise saison, que la fin de l'automne était venue ! Si le temps qu'il faisait depuis dimanche n'avait à lui seul rendu grisâtres et maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait – comme d'autres saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens –, l'espoir de posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la veille s'était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais qu'il ferait pour moi de l'île des Cygnes un peu l'île de Bretagne dont l'atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est jeune, à l'âge que j'avais dans mes promenades du côté de Méséglise, notre désir, notre croyance confèrent au vêtement d'une femme une particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer qu'à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant, quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence à dégager, à connaître ce qu'on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce au prix d'un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d'une illusion volontaire. Je savais bien qu'à une demi-heure de la maison je ne trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de Stermaria dans les ténèbres de l'île, au bord de l'eau, je ferais comme d'autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de posséder une femme, l'habillent en religieuse.
Je pouvais même espérer d'écouter avec la jeune femme quelque clapotis de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je commençais à me raser pour aller dans l'île retenir le cabinet (bien qu'à cette époque de l'année l'île fût vide et le restaurant désert) et arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m'annonça Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu'elle me vît enlaidi d'un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais jamais assez beau, et qui m'avait coûté alors autant d'agitation et de peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je demandai à Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'à l'île pour m'aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée par une autre, qu'on est étonné soi-même de donner ce qu'on a de nouveau, à chaque heure, sans espoir d'avenir. À ma proposition, le visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait très bas, jusqu'aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d'autres projets ; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moi une jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
Il est certain qu'elle avait représenté tout autre chose pour moi, à Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris, crée entre elle et nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour. Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen, et un chemin vers d'autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d'apprendre de notre mémoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre être que nous avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse, boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et celui du bac qui traversait la Seine.
Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri le corps d'Albertine, y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux, secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup se fût trompé, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon dîner avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j'eusse donné rendez-vous pour le même soir très tard à Albertine, afin d'oublier pendant une heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur ce premier soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d'une façon assez décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades qui se succèdent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie particulière où elle baigne qu'elle-même presque inconnue encore –, comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le domaine des faits, c'est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle, hésité, tentés que nous étions par la poésie qu'elle représente pour nous. Sera-ce elle ou telle autre ? Et voici que les rêves se fixent autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n'en est rien. Comme s'il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi son premier stade, l'aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus insignifiante : « Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce que j'ai pensé que le cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de spécial à vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que vous n'ayez froid. – Mais non. – Vous le dites par amabilité. Je vous permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramènerai de force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu'à la revoir. Or, la seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne pensant plus malgré cela qu'à la revoir) le premier stade est dépassé. Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu'on parle de nous à toutes les minutes de sa vie : « Nous allons avoir fort à faire pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos coeurs. Pensez-vous que nous y arriverons ? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison de nos ennemis, espérer un heureux avenir ? » Mais ces conversations contrastées, d'abord insignifiantes, puis faisant allusion à l'amour, n'auraient pas lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se donnerait dès le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C'était inutile, Robert n'exagérait jamais et sa lettre était claire !
Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'étais préoccupé. Nous fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine, d'une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le vent et éclabousser la pluie. J'écrasais par terre des feuilles mortes qui s'enfonçaient dans le sol comme des coquillages et je poussais de ma canne des châtaignes, piquantes comme des oursins.
Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que durant la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant, elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec joie combien, si ce temps durait, l'île serait demain plus lointaine encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture, et comme la bourrasque s'était calmée, Albertine me demanda de poursuivre jusqu'à Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui s'élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait lui être consacré, l'emplissait de la terreur mythologique, moitié animale, moitié sacrée, de ses bonds furieux, Albertine monta sur un tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit où les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés, mais ciselée et fine, semblait une petite statue sur laquelle les minutes heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai seul chez moi, me rappelant que j'avais été faire une course l'après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de Guermantes, et que j'avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois femmes que j'avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai pas que quelquefois, si l'ébauche n'est pas trop ancienne, il peut arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions projetée d'abord.
Le lendemain, il fit froid et beau : on sentait l'hiver (et, de fait, la saison était si avancée que c'était miracle si nous avions pu trouver dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d'or vert). En m'éveillant je vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s'épaissit encore dans l'après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il était encore trop tôt pour partir ; je décidai d'envoyer une voiture à Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je m'étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris. Au-dessus des rideaux il n'y avait plus qu'un mince liséré de jour qui allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule profond du plaisir, et dont j'avais appris à Balbec à connaître le vide sombre et délicieux, quand seul dans ma chambre comme maintenant, pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que, bientôt, après une nuit aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes derniers d'une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mêlé de lumières et de musique. Comme des signes magiques ils l'évoquaient, bien plus le réalisaient déjà, grâce à eux j'avais de sa vérité une notion aussi certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi complète que celles que j'avais à Combray, au mois de juillet, quand j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais, dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
Aussi n'était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j'aurais désiré voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j'aurais préféré, comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu'elle restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle. Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le plaisir me faisait faire à travers l'appartement, je me les essuyai dans la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre éclairée, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminée de la porte, qui au contraire était fermée, n'était que le reflet blanc de ma serviette dans une glace posée le long du mur en attendant qu'on la plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que j'avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n'étaient pas qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu'avait pris un certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la porte du palier ne se refermait d'elle-même très lentement, sur les courants d'air de l'escalier, qu'en exécutant les hachures de phrases voluptueuses et gémissantes qui se superposent au choeur des Pèlerins, vers la fin de l'ouverture de Tannhäuser. J'eus du reste, comme je venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait : « Cette dame est en bas », ou « Cette dame vous attend. » Mais il tenait à la main une lettre. J'hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de Stermaria avait écrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu être autre, mais qui maintenant était, détaché d'elle, un destin qui poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer. Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il maugréât contre la brume. Dès qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur la carte : Vicomtesse Alix de Stermaria. Mon invitée avait écrit : « Je suis désolée, un contretemps m'empêche de dîner ce soir avec vous à l'île du Bois. Je m'en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement de Stermaria. Regrets. Amitiés. » Je restai immobile, étourdi par le choc que j'avais reçu. À mes pieds étaient tombées la carte et l'enveloppe, comme la bourre d'une arme à feu quand le coup est parti. Je les ramassai, j'analysai cette phrase. « Elle me dit qu'elle ne peut dîner avec moi à l'île du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait dîner avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscrétion d'aller la chercher, mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette île du Bois, comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d'avance avec Mme de Stermaria, je ne pouvais arriver à l'en faire revenir. Mon désir reprenait involontairement la pente qu'il suivait déjà depuis tant d'heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à manger ; tout d'un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet comme ils avaient fait jusque-là et s'assourdirent en un silence qui, même avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation d'étouffement et de claustration. C'étaient les tapis que, pour le retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne, et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d'où, obligé que j'allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je ne pourrais plus librement sortir.
« Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me cria Françoise. J'aurais dû allumer. On est déjà à la fin de septembre, les beaux jours sont finis. »
Bientôt l'hiver ; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une veine de neige durcie ; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'était que sa réponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure, depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n'y avait sans doute pas pensé une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait déjà voir à ce moment-là et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se l'était rappelée, elle n'eût pas sans doute attendu la voiture que je ne devais du reste pas, d'après ce qui était convenu, lui envoyer, pour m'avertir qu'elle n'était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma sensibilité de la partie, fixer l'amour possible que jusque-là mon imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli, de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et auxquels nous n'avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir que parce qu'ils s'étaient au dernier moment dérobés ! À l'égard de Mme de Stermaria, c'était bien plus et il me suffisait maintenant, pour l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si vives mais trop brèves et que la mémoire n'aurait pas sans cela la force de maintenir dans l'absence. Les circonstances en décidèrent autrement, je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais ç'aurait pu être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le grand amour que j'allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette soirée, de me dire qu'il aurait pu, si de très simples circonstances avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria ; appliqué à celle qui me l'inspira si peu après, il n'était donc pas – comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le croire – absolument nécessaire et prédestiné.
Françoise m'avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que j'avais tort d'y rester avant qu'elle eût allumé le feu. Elle allait faire à dîner, car avant même l'arrivée de mes parents et dès ce soir, ma réclusion commençait. J'avisai un énorme paquet de tapis encore tout enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m'y cachant la tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir. Tout d'un coup j'entendis une voix :
« Peut-on entrer ? Françoise m'a dit que tu devais être dans la salle à manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un brouillard à couper au couteau. »
C'était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer, Robert de Saint-Loup.
J'ai dit (et précisément c'était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui m'avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense de l'amitié : à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche, aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité avec lui-même jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de l'incendie du Louvre. J'en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à laquelle du moins il reste étranger, que l'amitié dont tout l'effort est de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable (autrement que par le moyen de l'art) de nous-même, à un moi superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-même, mais trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-être en approbation et s'émerveille de qualités qu'il appellerait défauts et chercherait à corriger chez soi-même. D'ailleurs les contempteurs de l'amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs amis du monde, de même qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela, pour ne pas paraître ou risquer d'être égoïste, donne sa vie pour une cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l'amitié, même pour ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualité si médiocre qu'elle ressemblait à quelque chose d'intermédiaire entre la fatigue et l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en nous-même.
J'étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de Rivebelle ; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria ne voulait pas être effacé si vite, mais au moment où je ne sentais plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut comme une arrivée de bonté, de gaieté, de vie, qui étaient en dehors de moi sans doute, mais s'offraient à moi, ne demandaient qu'à être à moi. Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux d'ailleurs qu'un de ces amis, diplomate, explorateur, aviateur, ou militaire comme l'était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour eux-mêmes, dans la soirée qu'ils nous consacrent, une impression qu'on s'étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce, et, du moment qu'elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger davantage ou renouveler plus souvent ? Un repas avec nous, chose si naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller dîner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncières, où chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites salles à manger oubliées. Je me souvins d'une à laquelle je n'avais jamais repensé et qui n'était pas à l'hôtel où Saint-Loup dînait, mais dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l'hôtellerie et la pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses domestiques. La neige m'avait arrêté là. D'ailleurs Robert ne devait pas ce soir-là dîner à l'hôtel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On m'apporta les plats, en haut, dans une petite pièce tout en bois. La lampe s'éteignit pendant le dîner, la servante m'alluma deux bougies. Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette, pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son avant-bras nu, comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas, je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entière, à moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle eût un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par habitude, par amitié, jusqu'à mon départ de Doncières. Et pourtant, même cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces d'hiver les heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues. Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui passeraient de même, aussi grêles et linéaires, elles viennent leur apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration. Elles s'étendent ainsi jusqu'à un de ces bonheurs types qu'on ne retrouve que de temps à autre mais qui continuent d'être ; dans l'exemple présent, c'était l'abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à notre propre effort ou à des distractions mondaines ; nous allons être rien qu'à lui, lui faire des serments d'amitié qui, nés dans les cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse et le pressentiment que l'amitié ne se peut approfondir, le lendemain il serait reparti.
Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncières, quand nous fûmes arrivés dans la rue, brusquement, la nuit presque complète où le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu'on ne distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n'était encore éclairée que de loin en loin, et qu'on y tâtonnait dans une obscurité humide, tiède et sainte de crèche, à peine étoilée çà et là d'un lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette année, d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à l'heure au-dessus des rideaux, quelles différences ! J'éprouvais à les percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j'étais resté seul, et m'aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par lesquelles j'allais encore passer avant que se déclarât la vocation invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fût advenu ce soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j'avais composé cette petite description – précisément retrouvée il y avait peu de temps, arrangée, et vainement envoyée au Figaro – des clochers de Martinville. Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite continue, jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et qu'ainsi les changements gradués, non seulement au-dehors, mais dans nos rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement conduit dans la vie d'un temps à tel autre très différent, se trouvant supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d'immenses pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée et de colorations ambiantes ? Mais entre les souvenirs que je venais d'avoir successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance qu'il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas la même. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle m'apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle, il m'eût fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide, compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui m'étaient apparues s'enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d'un chemin, même dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès qu'on est deux, elles disparaissent, les hommes en société ne les aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l'amitié.
Robert en arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais tandis que nous causions il n'avait cessé d'épaissir. Ce n'était plus seulement la brume légère que j'avais souhaité voir s'élever de l'île et nous envelopper, Mme de Stermaria et moi. À deux pas les réverbères s'éteignaient, et alors c'était la nuit, aussi profonde qu'en pleins champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers laquelle j'eusse voulu aller ; je me sentis perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d'arriver à l'auberge solitaire ; cessant d'être un mirage qu'on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à bon port, les difficultés, l'inquiétude et enfin la joie que donne la sécurité – si insensible à celui qui n'est pas menacé de la perdre – au voyageur perplexe et dépaysé. Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l'étonnement irrité où elle me jeta un instant. « Tu sais, j'ai raconté à Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que ça, que tu lui trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j'aime les situations tranchées », conclut-il d'un air satisfait et sur un ton qui n'admettait pas de réplique. J'étais stupéfait. Non seulement j'avais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il l'avait trahie par ce qu'il avait dit à Bloch, mais il me semblait que, de plus, il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d'éducation qui pouvait pousser la politesse jusqu'à un certain manque de franchise. Son air triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas dû faire ? Traduisait-il de l'inconscience ? De la bêtise érigeant en vertu un défaut que je ne lui connaissais pas ? Un accès de mauvaise humeur passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l'enregistrement d'un accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant ? Du reste sa figure était stigmatisée, pendant qu'il me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu'une fois ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord à peu près le milieu de la figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, éclipse partielle de son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d'un aïeul qui s'y reflétait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert, ses paroles « J'aime les situations tranchées » prêtaient au même doute, et auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l'on aime les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des autres. Mais déjà la voiture s'était arrêtée devant le restaurant dont la vaste façade vitrée et flamboyante arrivait seule à percer l'obscurité. Le brouillard lui-même, par les clartés confortables de l'intérieur, semblait jusque sur le trottoir vous indiquer l'entrée avec la joie de ces valets qui reflètent les dispositions du maître ; il s'irisait des nuances les plus délicates et montrait l'entrée comme la colonne lumineuse qui guida les Hébreux. Il y en avait d'ailleurs beaucoup dans la clientèle. Car c'était dans ce restaurant que Bloch et ses amis étaient venus longtemps, ivres d'un jeûne aussi affamant que le jeûne rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de café et de curiosité politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale donnant une valeur qui prime, une qualité supérieure aux habitudes qui s'y rattachent, il n'y a pas de goût un peu vif qui ne compose ainsi autour de lui une société qu'il unit, et où la considération des autres membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici, fût-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnés de musique ; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où on cause musique, au café où l'on se retrouve entre amateurs et où on coudoie les musiciens. D'autres, épris d'aviation, tiennent à être bien vus du vieux garçon du bar vitré perché au haut de l'aérodrome ; à l'abri du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les évolutions d'un pilote exécutant des loopings, tandis qu'un autre, invisible l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand bruit d'ailes de l'oiseau Rock. La petite coterie qui se retrouvait pour tâcher de perpétuer, d'approfondir, les émotions fugitives du procès Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y était mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de la clientèle et avaient adopté une seconde salle du café, séparée seulement de l'autre par un léger parapet décoré de verdure. Ils considéraient Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que, vingt-cinq ans plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans l'histoire une certaine élégance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer aux « intellectuels » qui les interrogeaient, que sûrement, s'ils avaient vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus, sans trop savoir beaucoup plus ce qu'avait été l'Affaire que la comtesse Edmond de Pourtalès ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs déjà éteintes au jour de leur naissance.
Car, le soir du brouillard, les nobles du café qui devaient être plus tard les pères de ces jeunes intellectuels rétrospectivement dreyfusards étaient encore garçons. Certes, un riche mariage était envisagé par les familles de tous, mais n'était encore réalisé pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage désiré à la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs « riches partis » en vue, mais enfin le nombre des fortes dots était beaucoup moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens quelque rivalité.
Le malheur pour moi voulut que, Saint-Loup étant resté quelques minutes à s'adresser au cocher afin qu'il revînt nous prendre après avoir dîné, il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagé dans la porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne pourrais pas arriver à en sortir. (Disons en passant, pour les amateurs d'un vocabulaire plus précis, que cette porte tambour, malgré ses apparences pacifiques, s'appelle porte revolver, de l'anglais revolving door.) Ce soir-là le patron, n'osant pas se mouiller en allant dehors ni quitter ses clients, restait cependant près de l'entrée pour avoir le plaisir d'entendre les joyeuses doléances des arrivants tout illuminés par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal à arriver et la crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialité de son accueil fut dissipée par la vue d'un inconnu qui ne savait pas se dégager des volants de verre. Cette marque flagrante d'ignorance lui fit froncer le sourcil comme à un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le dignus est intrare. Pour comble de malchance j'allai m'asseoir dans la salle réservée à l'aristocratie d'où il vint rudement me tirer en m'indiquant, avec une grossièreté à laquelle se conformèrent immédiatement tous les garçons, une place dans l'autre salle. Elle me plut d'autant moins que la banquette où elle se trouvait était déjà pleine de monde et que j'avais en face de moi la porte réservée aux Hébreux qui, non tournante celle-là, s'ouvrant et se fermant à chaque instant, m'envoyait un froid horrible. Mais le patron m'en refusa une autre en me disant : « Non, Monsieur, je ne peux pas gêner tout le monde pour vous. » Il oublia d'ailleurs bientôt le dîneur tardif et gênant que j'étais, captivé qu'il était par l'arrivée de chaque nouveau venu, qui, avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog (l'heure du dîner était depuis longtemps passée), devait, comme dans les vieux romans, payer son écot en disant son aventure au moment où il pénétrait dans cet asile de chaleur et de sécurité où le contraste avec ce à quoi on avait échappé faisait régner la gaieté et la camaraderie qui plaisantent de concert devant le feu d'un bivouac.
L'un racontait que sa voiture, se croyant arrivée au pont de la Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides ; un autre que la sienne, essayant de descendre l'avenue des Champs-Élysées, était entrée dans un massif du Rond-Point, d'où elle avait mis trois quarts d'heure à sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid, sur le silence de mort des rues, qui étaient dites et écoutées de l'air exceptionnellement joyeux qu'expliquaient la douce atmosphère de la salle où excepté à ma place il faisait chaud, la vive lumière qui faisait cligner les yeux déjà habitués à ne pas voir et le bruit des causeries qui rendaient aux oreilles leur activité.
Les arrivants avaient peine à garder le silence. La singularité des péripéties, qu'ils croyaient unique, leur brûlait la langue, et ils cherchaient des yeux quelqu'un avec qui engager la conversation. Le patron lui-même perdait le sentiment des distances : « M. le prince de Foix s'est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin », ne craignit-il pas de dire en riant, non sans désigner, comme dans une présentation, le célèbre aristocrate à un avocat israélite qui, tout autre jour, eût été séparé de lui par une barrière bien plus difficile à franchir que la baie ornée de verdures. « Trois fois ! Voyez-vous ça », dit l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne goûta pas la phrase de rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui l'exercice de l'impertinence, même à l'égard de la noblesse quand elle n'était pas de tout premier rang, semblait être la seule occupation. Ne pas répondre à un salut ; si l'homme poli récidivait, ricaner d'un air narquois ou rejeter la tête en arrière d'un air furieux ; faire semblant de ne pas reconnaître un homme âgé qui leur avait rendu service ; réserver leur poignée de main et leur salut aux ducs et aux amis tout à fait intimes des ducs que ceux-ci leur présentaient : telle était l'attitude de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle attitude était favorisée par le désordre de la prime jeunesse (où, même dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce qu'ayant oublié pendant des mois d'écrire à un bienfaiteur qui vient de perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle était surtout inspirée par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai que, à l'instar de certaines affections nerveuses dont les manifestations s'atténuent dans l'âge mûr, ce snobisme devait généralement cesser de se traduire d'une façon aussi hostile chez ceux qui avaient été de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois passée, il est rare qu'on reste confiné dans l'insolence. On avait cru qu'elle seule existait, on découvre tout d'un coup, si prince qu'on soit, qu'il y a aussi la musique, la littérature, voire la députation. L'ordre des valeurs humaines s'en trouve modifié, et on entre en conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne chance à ceux de ces gens-là qui ont eu la patience d'attendre et de qui le caractère est assez bien fait – si l'on doit ainsi dire – pour qu'ils éprouvent du plaisir à recevoir vers la quarantaine la bonne grâce et l'accueil qu'on leur avait sèchement refusés à vingt ans !
À propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion s'en présente, qu'il appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens et à un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze à quinze avait cette caractéristique, à laquelle échappait, je crois, le prince, que ces jeunes gens présentaient chacun un double aspect. Pourris de dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs, malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire : « Monsieur le comte, Monsieur le marquis, Monsieur le duc… » Ils espéraient se tirer d'affaire au moyen du fameux « riche mariage », dit encore « gros sac », et comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'étaient qu'au nombre de quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la même fiancée. Le secret était si bien gardé que, quand l'un d'eux venant au café disait : « Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle d'Ambresac », plusieurs exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant déjà la chose faite pour eux-mêmes avec elle, n'ayant pas le sang-froid nécessaire pour étouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur stupéfaction : « Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi ? » ne pouvait s'empêcher de s'exclamer le prince de Châtellerault, qui laissait tomber sa fourchette d'étonnement et de désespoir, car il avait cru que les mêmes fiançailles de Mlle d'Ambresac allaient bientôt être rendues publiques, mais avec lui, Châtellerault. Et pourtant Dieu sait tout ce que son père avait adroitement conté aux Ambresac contre la mère de Bibi. « Alors ça t'amuse de te marier ? » ne pouvait-il s'empêcher de demander une seconde fois à Bibi, lequel mieux préparé puisqu'il avait eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'était « presque officiel », répondait en souriant : « Je suis content non pas de me marier, ce dont je n'avais guère envie, mais d'épouser Daisy d'Ambresac que je trouve délicieuse. » Le temps qu'avait duré cette réponse, M. de Châtellerault s'était ressaisi, mais il songeait qu'il fallait au plus vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourgue ou de Miss Foster, les grands partis n° 2 et n° 3, demander patience aux créanciers qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens auxquels il avait dit aussi que Mlle d'Ambresac était charmante, que ce mariage était bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillé avec toute sa famille s'il l'avait épousée. Mme de Soléon avait été, allait-il prétendre, jusqu'à dire qu'elle ne les recevrait pas.
Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc., ils semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu'ils se trouvaient dans le monde, ils n'étaient plus jugés d'après le délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le prince, M. le duc un tel, et n'étaient comptés que d'après leurs quartiers. Un duc presque milliardaire et qui semblait tout réunir en soi, passait après eux parce que, chefs de famille, ils étaient anciennement princes souverains d'un petit pays où ils avaient le droit de battre monnaie, etc. Souvent, dans ce café, l'un baissait les yeux quand un autre entrait, de façon à ne pas forcer l'arrivant à le saluer. C'est qu'il avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invité à dîner un banquier. Chaque fois qu'un homme du monde entre, dans ces conditions, en rapport avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de mille francs, ce qui n'empêche pas l'homme du monde de recommencer avec un autre. On continue de brûler des cierges et de consulter des médecins.
Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à cette coterie élégante d'une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe, plus fermé et inséparable, de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d'autant plus qu'ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard, si l'on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d'eux l'avait entièrement ignoré des trois autres. Et pourtant chacun d'eux avait bien cherché à s'instruire sur les autres, soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage, avoir barre sur l'ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de quatre on est toujours plus de quatre) s'était joint aux quatre platoniciens, qui l'était plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l'intervalle se jetant sur les militaires.
Malgré la manière d'être du prince, le fait que le propos était tenu devant lui sans lui être directement adressé, rendit sa colère moins forte qu'elle n'eût été sans cela. De plus, cette soirée avait quelque chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir répondre, d'un air rogue toutefois et à la cantonade, à cet interlocuteur qui, à la faveur du brouillard, était comme un compagnon de voyage rencontré dans quelque plage située aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes : « Ce n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas. » La justesse de cette pensée frappa le patron parce qu'il l'avait déjà entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou lisait à un certain texte déjà connu et sentait s'éveiller son admiration s'il ne voyait pas de différences. Cet état d'esprit n'est pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture des journaux, il forme l'opinion publique, et par là rend possibles les plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, l'Angleterre et la Russie « cherchaient » l'Allemagne, ont rendu possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas éclaté. Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer à expliquer les actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l'individu, de l'individu médiocre.
En politique, le patron du café où je venais d'arriver n'appliquait depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu'à un certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas les termes connus dans les propos d'un client ou les colonnes d'un journal, il déclarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le prince de Foix l'émerveilla au contraire au point qu'il laissa à peine à son interlocuteur le temps de finir sa phrase. « Bien dit, mon prince, bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c'est ça, c'est ça », s'écria-t-il, « dilaté », comme s'expriment Les Mille et Une Nuits, « à la limite de la satisfaction ». Mais le prince avait déjà disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend même après les événements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur souper ; et parmi ceux-ci, des jeunes gens du Jockey qui, à cause du caractère anormal du jour, n'hésitèrent pas à s'installer à deux tables dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près de moi. Tel le cataclysme avait établi, même de la petite salle à la grande, entre tous ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues erreurs dans l'océan de brume, une familiarité dont j'étais seul exclu, et à laquelle devait ressembler celle qui régnait dans l'arche de Noé. Tout à coup, je vis le patron s'infléchir en courbettes, les maîtres d'hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous les clients. « Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de Saint-Loup », s'écriait le patron, pour qui Robert n'était pas seulement un grand seigneur jouissant d'un véritable prestige, même aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et dépensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les soupeurs de la grande salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment où il allait pénétrer dans la petite salle, il m'aperçut dans la grande. « Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte devant toi », dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui courut la fermer en s'excusant sur les garçons : « Je leur dis toujours de la tenir fermée. »
J'avais été obligé de déranger ma table et d'autres qui étaient devant la mienne, pour aller à lui. « Pourquoi as-tu bougé ? Tu aimes mieux dîner là que dans la petite salle ? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron. – À l'instant même, monsieur le marquis, les clients qui viendront à partir de maintenant passeront par la petite salle, voilà tout. » Et pour mieux montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d'hôtel et plusieurs garçons, tout en faisant sonner très haut de terribles menaces si elle n'était pas menée à bien. Il me donnait des marques de respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commencé dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et, pour que je ne crusse pas cependant qu'elles étaient dues à l'amitié que me montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait à la dérobée de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute personnelle.
Derrière moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la tête. J'avais entendu au lieu des mots : « Aile de poulet, très bien, un peu de Champagne, mais pas trop sec », ceux-ci : « J'aimerais mieux de la glycérine. Oui, chaude, très bien. » J'avais voulu voir quel était l'ascète qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tête vers Saint-Loup pour ne pas être reconnu de l'étrange gourmet. C'était tout simplement un docteur, que je connaissais, à qui un client, profitant du brouillard pour le chambrer dans ce café, demandait une consultation. Les médecins comme les boursiers disent « je ».
Cependant je regardais Robert et je songeais à ceci. Il y avait dans ce café, j'avais connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels, rapins de toute sorte, résignés au rire qu'excitaient leur cape prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements maladroits, allant jusqu'à le provoquer pour montrer qu'ils ne s'en souciaient pas, et qui étaient des gens d'une réelle valeur intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilité. Ils déplaisaient – les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien entendu, il ne saurait être question des autres – aux personnes qui ne peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine). Généralement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient contre eux d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus, qu'ils avaient beaucoup d'esprit, de coeur et étaient, à l'user, des gens qu'on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en était peu dont les parents n'eussent une générosité de coeur, une largeur d'esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse, leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et leur apologie familiale d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les voies imprévues de l'intelligence uniquement prisée) à un colossal mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les défauts des parents se fussent combinés en une création nouvelle de qualités, régnait la plus charmante ouverture d'esprit et de coeur. Et alors, il faut bien le dire à la gloire immortelle de la France, quand ces qualités-là se trouvent chez un pur Français, qu'il soit de l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent – s'épanouissent serait trop dire, car la mesure y persiste et la restriction – avec une grâce que l'étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualités intellectuelles et morales, certes les autres les possèdent aussi, et s'il faut d'abord traverser ce qui déplaît et ce qui choque et ce qui fait sourire, elles ne sont pas moins précieuses. Mais c'est tout de même une jolie chose et qui est peut-être exclusivement française, que ce qui est beau au jugement de l'équité, ce qui vaut selon l'esprit et le coeur, soit d'abord charmant aux yeux, coloré avec grâce, ciselé avec justesse, réalise aussi dans sa matière et dans sa forme la perfection intérieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est une jolie chose quand il n'y a pas de disgrâce physique pour servir de vestibule aux grâces intérieures, et que les ailes du nez sont délicates et d'un dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les fleurs des prairies, autour de Combray ; et que le véritable opus francigenum, dont le secret n'a pas été perdu depuis le XIIIe siècle, et qui ne périrait pas avec nos églises, ce ne sont pas tant les anges de pierre de Saint-André-des-Champs que les petits Français, nobles, bourgeois ou paysans, au visage sculpté avec cette délicatesse et cette franchise restées aussi traditionnelles qu'au porche fameux, mais encore créatrices.
Après être parti un instant pour veiller lui-même à la fermeture de la porte et à la commande du dîner (il insista beaucoup pour que nous prissions de la « viande de boucherie », les volailles n'étant sans doute pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix aurait bien voulu que M. le marquis lui permît de venir dîner à une table près de lui. « Mais elles sont toutes prises, répondit Robert en voyant les tables qui bloquaient la mienne. – Pour cela, riposta le patron, cela ne fait rien : si ça pouvait être agréable à M. le marquis, il me serait bien facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses qu'on peut faire pour M. le marquis ! – Mais c'est à toi de décider, me dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas s'il t'ennuiera, il est moins bête que beaucoup. » Je répondis à Robert qu'il me plairait certainement, mais que pour une fois où je dînais avec lui et où je m'en sentais si heureux, j'aurais autant aimé que nous fussions seuls. « Ah ! il a un manteau bien joli, M. le prince », dit le patron pendant notre délibération. « Oui, je le connais », répondit Saint-Loup. Je voulais raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-soeur qu'il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais j'en fus empêché par l'arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa requête était accueillie, nous l'aperçûmes qui se tenait à deux pas. Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu'ayant à causer avec moi, il préférait qu'on nous laissât tranquilles. Le prince s'éloigna en ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonté de celui-ci de la brièveté d'une présentation qu'il eût souhaitée plus longue. Mais à ce moment Robert, semblant frappé d'une idée subite, s'éloigna avec son camarade, après m'avoir dit : « Assieds-toi toujours et commence à dîner, j'arrive », et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d'entendre les jeunes gens chic que je ne connaissais pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu à Balbec et qui m'avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la maladie de ma grand-mère. L'un prétendait qu'il avait dit à la duchesse de Guermantes : « J'exige que tout le monde se lève quand ma femme passe » et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué d'esprit mais d'exactitude, la grand-mère de la jeune princesse ayant toujours été la plus honnête femme du monde) : « Il faut qu'on se lève quand passe ta femme, cela changera de sa grand-mère car pour elle les hommes se couchaient. » Puis on raconta qu'étant allé voir cette année sa tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand Hôtel, il s'était plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eût pas hissé le fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me promis, dès que j'irais à Balbec, d'interroger le directeur de l'hôtel de façon à m'assurer qu'elle était une invention pure.
En attendant Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du pain. « Tout de suite, monsieur le baron, dit-il avec empressement. – Je ne suis pas baron, lui répondis-je avec un air de tristesse pour rire. – Oh ! pardon, Monsieur le comte ! » Je n'eus pas le temps de faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse sûrement devenu « Monsieur le marquis » ; aussi vite qu'il l'avait annoncé, Saint-Loup réapparut dans l'entrée tenant à la main le grand manteau de vigogne du prince à qui je compris qu'il l'avait demandé pour me tenir chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il aurait fallu qu'on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place pour qu'il pût s'asseoir. Dès qu'il entra dans la grande salle, il monta légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n'avaient pu trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils électriques étaient tendus à une certaine hauteur ; sans s'y embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle ; confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige ; et je n'étais pas le seul ; car encore qu'ils l'eussent sans doute médiocrement goûté de la part d'un moins aristocratique et moins généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des connaisseurs au pesage ; un commis, comme paralysé, restait immobile avec un plat que des dîneurs attendaient à côté ; et quand Saint-Loup, ayant à passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne, qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes épaules.
« Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui demain soir.
— Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta tante Guermantes.
— Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n'y ailles pas. Tu ne peux pas te décommander ? En tout cas, va chez mon oncle Palamède après. Je crois qu'il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prévenir. Il est très susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit toujours de bonne heure chez Oriane. Du reste, moi, il aurait fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas. J'ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah ! le Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très fins là-bas. On sent la parité d'intelligence.
— Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'à la guerre à propos de cela ?
— Non, cela les ennuie, et au fond c'est très juste. Mais l'empereur est pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il n'y aurait aucune espèce de guerre. Tu n'as qu'à penser à quelle chose cosmique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que le Déluge et le Gotterdammerung. Seulement cela durerait moins longtemps. »
Il me parla d'amitié, de prédilection, de regret (bien que, comme tous les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques mois qu'il devait passer à la campagne et dût revenir seulement quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc ou ailleurs) ; mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et celui-là surtout, ont fait depuis épisode dans ma mémoire. Pour lui, comme pour moi, ce fut le soir de l'amitié. Pourtant celle que je ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords) n'était guère, je le craignais, celle qu'il lui eût plu d'inspirer. Tout rempli encore du plaisir que j'avais eu à le voir s'avancer au petit galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que, par la naissance et par l'éducation, il avait héritée de sa race.
Une certitude du goût dans l'ordre non du beau mais des manières, et qui en présence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à l'homme élégant – comme à un musicien à qui on demande de jouer un morceau inconnu – le sentiment, le mouvement qu'elle réclame et y adapter le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux, puis permettait à ce goût de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre considération dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur d'être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances que de paraître trop empressés à ceux de leur ami, et que remplaçait chez Robert un dédain que certes il n'avait jamais éprouvé dans son coeur, mais qu'il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les façons de ses ancêtres à une familiarité qu'ils croyaient ne pouvoir que flatter et ravir celui à qui elle s'adressait ; enfin une noble libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages matériels (des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori, situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne plaisait à mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de grâce et de rapidité ; telles étaient les qualités, toutes essentielles à l'aristocratie, qui, derrière ce corps, non pas opaque et obscur comme eût été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert avait déroulée le long du mur, aussi intelligibles et charmants que ceux de cavaliers sculptés sur une frise. « Hélas, eût pensé Robert, est-ce la peine que j'aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer seulement la justice et l'esprit, à choisir, en dehors des amis qui m'étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s'ils avaient de l'éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s'efforçant et en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n'est pas mon oeuvre, qui n'est même pas moi, que j'ai toujours méprisé et cherché à vaincre ? Est-ce la peine que j'aie aimé mon ami préféré comme je l'ai fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement le croire, un plaisir d'amitié, mais un plaisir intellectuel et désintéressé, une sorte de plaisir d'art ? » Voilà ce que je crains aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s'est trompé, dans ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de plus élevé que la souplesse innée de son corps, s'il n'avait pas été si longtemps détaché de l'orgueil nobiliaire, il y eût eu plus d'application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu beaucoup de sérieux pour qu'elle donnât dans sa conversation et dans ses Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même, pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d'aristocratie, il fallait que celle-ci eût déserté sa pensée, tendue vers de plus hauts objets, et, résorbée dans son corps, s'y fût fixée en lignes inconscientes et nobles. Par là sa distinction d'esprit n'était pas absente d'une distinction physique qui, la première faisant défaut, n'eût pas été complète. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité ; on a même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation de l'athée qui trouve la Création assez parfaite pour se passer d'un créateur. Et je savais bien aussi que ce n'était pas qu'une oeuvre d'art que j'admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de sa course ; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter à mon profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance, l'agilité et la courtoisie avec lesquelles il venait de disposer autour de mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'était-ce pas comme des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que nous dussions toujours être séparés, et qu'il me sacrifiait au contraire par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de l'intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de Robert étaient l'image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié ?
Ce que la familiarité d'un Guermantes – au lieu de la distinction qu'elle avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n'y était que le vêtement, devenu grâce inconsciente, d'une réelle humilité morale – eût décelé de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M. de Charlus chez lequel des défauts de caractère que jusqu'ici je comprenais mal s'étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun qui avait tant déplu à ma grand-mère quand autrefois elle l'avait rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai dîner chez lui, le lendemain de la soirée que j'avais passée avec Saint-Loup.
Elles ne m'étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades, encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus saisissantes que chez des gens du monde puisqu'elles deviennent plus marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus concevables à l'intelligence. Mais enfin, si légères que soient les nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre véridique comme Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l'insu de l'auteur, ressort de ses études, c'est le néant de la vie de salon), pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la recueillir, tout impondérable qu'elle fût.
La duchesse ne m'ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante, je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé, car parmi les valets de pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils avaient dû jusqu'ici me considérer à peu près comme les enfants de l'ébéniste, c'est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur maître, mais comme incapable d'être reçu chez lui) devaient chercher la cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m'ôter lui-même mon pardessus.
« Mme de Guermantes va être tout ce qu'il y a de plus heureuse, me dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous disions l'un à l'autre : “Vous verrez qu'il ne viendra pas.” Je dois dire que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'êtes pas un homme commode à avoir et j'étais persuadé que vous nous feriez faux bond. »
Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu'on lui savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots « Mme de Guermantes » avec lesquels il avait l'air d'étendre sur la duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui. Cependant, me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression courante peut plaire dans la bouche d'un paysan si elle montre la survivance d'une tradition locale, la trace d'un événement historique, peut-être ignorés de celui qui y fait allusion ; de même, cette politesse de M. de Guermantes, et qu'il allait me témoigner pendant toute la soirée, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois séculaires, d'habitudes en particulier du XVIIe siècle. Les gens des temps passés nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer d'intentions profondes au-delà de ce qu'ils expriment formellement ; nous sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes où il laissa enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise ; on dirait que nous nous imaginions ce poète épique et ce général aussi éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous laissent surpris parce qu'elles nous révèlent tout à coup chez ces grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus grand scrupule certaines fonctions d'amabilité.
Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une beauté géniale aux oeuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n'eussions trouvée qu'ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a qu'à ajouter à un ancien qu'il restitue plus ou moins fidèlement, des morceaux qui, signés d'un nom contemporain et publiés à part, paraîtraient seulement agréables : aussitôt il donne une émouvante grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs siècles. Ce traducteur n'était capable que d'un livre médiocre, si ce livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passé non seulement n'est pas si fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois après le commencement d'une guerre que des lois votées sans hâte peuvent agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans après un crime resté obscur qu'un magistrat peut encore trouver les éléments qui serviront à l'éclaircir ; après des siècles et des siècles, le savant qui étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée, au temps d'Hérodote et qui, dans l'appellation donnée à une roche, dans un rite religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense, immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique, émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je le retrouvai un peu plus tard au salon. Car je n'y étais pas allé tout de suite.
En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un grand désir de voir ses Elstir. « Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il donc de vos amis ? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre compagnie. » Fort peu Ancien Régime quand il s'efforçait ainsi de l'être, le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait l'heure du dîner ; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la projection de la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que seul devant nous un pan de mur violemment éclairé nous a donné le mirage de la profondeur ! Dès lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de sentir ce qu'il savait ; son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces « horreurs » s'étonnaient qu'Elstir admirât Chardin, Perronneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde, aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perronneau, et qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une horreur (par exemple l'Olympia de Manet) diminuer jusqu'à ce que les deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de précédents dans le passé.
Je fus ému de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires – et parfaitement ressemblants – de Venise, à faire figurer dans ses peintures, de même encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une femme cessant un moment de danser à cause de la chaleur et de l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme, dans un des tableaux que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien, qu'Elstir homme de goût et amoureux du Moyen Âge, chanter : « Il n'y a pas de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le glorieux portail », de même j'entendais : « La dame un peu vulgaire qu'un dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet. Tout le prix est dans les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout autre il est vrai, de ce qu'est l'Instant, dans quelques aquarelles à sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi orné ce salon. Les gens du monde « avancés » allaient « jusqu'à » cette manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été pensé lui ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre, l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer, avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint et le relate au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà depuis très longtemps finit – moins rapidement il est vrai – par m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à table et j'allai rapidement vers le salon. À la porte du cabinet des Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de mauvaise humeur. Il m'accueillit, au contraire, avec une joie évidemment en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère, inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus complète si, en ne faisant pas servir immédiatement, il réussissait à me persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à ce jour – sauf le stage dans le salon de Mme Swann – avais été habitué chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup Parsifal au milieu des filles-fleurs. Celles qui m'entouraient, entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs ; beaucoup, non toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse de maison était manié par qui voulait, pourvu que son « salon » fût demeuré intact.
Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais, à cause de lui, de l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes, sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il semblait dire : « Voici votre ami : vous voyez, je vous l'amène par la peau du cou », vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin : « Ah ! Madame, je crois bien ! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés ! » J'étais aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment prolongé comme un sol dièse pouvait enfin cesser. Mais M. de Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer, tant les raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires. En effet, dès que je fus auprès d'elle, elle ne me tendit pas sa main, mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch, mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi, puisque celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement à deviner ce passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux à travers le jais translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le duc : « Elle vous trouve charmant », murmura-t-il à mon oreille, laquelle fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand-mère et à moi, quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait, je discernai l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant la plus grande fortune du monde (car, fille du prince de Parme, elle avait épousé un cousin également princier), elle désirait, dans sa gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. À vrai dire, les sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en donner à ma grand-mère, comme à une biche du Jardin d'Acclimatation. Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de bonjours avec la main à l'Opéra, avait eu l'air furieux que je la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse royale, est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma grand-mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où, par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent négligés au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la princesse de Parme qu'à la troisième personne.
À défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse, qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que je tâchais de me figurer, ce qui existait réellement à Parme, en une sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé ; c'était, dans l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années – comme un parfumeur à un bloc uni de matière grasse – fait absorber à ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames, elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore – contraste avec la maison ducale de Parme – plus riche qu'aucune princesse régnante) lui avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique ; et maintenant chaque trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de ses bras semblaient répéter : « Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée !) que tu fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire, sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de Juliers dès 647 ; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch qu'Edmond de Rothschild ; ta filiation en ligne directe est établie par les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne ; tu as pour belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action bienfaisante. »
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien volontiers les souveraines ou, instinctivement et par pli professionnel, les anciens domestiques.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était plus particulière, mais nullement dictée par une mystérieuse sympathie pour moi. Mais cette seconde raison, je n'eus pas le loisir de l'approfondir à ce moment-là. Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations, m'avait entraîné vers une autre des filles-fleurs. En entendant son nom je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec. « Oh ! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer », dit-elle presque à voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et elle ajouta avec un regard insinuant : « J'espère que tout n'est pas perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût été le château de ma tante Brancas ; il a été construit par Mansard ; c'est la perle de la province. » Ce n'était pas seulement elle qui eût été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas qui n'eût pas été moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie. On y rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être individuel ; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de rivales, sait que par l'aménité elle peut faire des heureux et se complaît à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans leur coeur, en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur gesticulation.
« C'est une très bonne femme », me dit M. de Guermantes de la princesse de Parme, « et qui sait être “grande dame” comme personne. »
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d'agitation : c'était le comte Hannibal de Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer, il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un « salon », c'est-à-dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre, la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes d'esprit du Faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M. Ribot, mais c'était une invention, destinée à faire croire qu'Oriane cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des raouts. Au souvenir de tant d'imprévu (qu'il approuvait d'ailleurs pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une consécration pour un salon), M. de Bréauté, se demandant qui je pouvais bien être, sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor, trop peu marquant pour être « reçu ». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on lui avait parlé ; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli ; mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté, celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane décidément n'en faisait pas d'autres, et savait l'art d'attirer les hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais, grand intellectuel, grand amateur de « récits de voyages », il ne cessait pas de multiplier devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires filtrés par son monocle ; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction, dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des « naturels » d'une terre inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les démonstrations d'amitié ni de pousser comme eux de grands cris de bienveillance, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de main à l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme, du prince de Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que lui-même signait « prince Von », ou, quand il écrivait à des intimes, « Von ». Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui faisaient remplacer Élisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes, cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté « Quiou » pour ne pas perdre, en disant « Montesquiou », leur temps. Mais on voit moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes deux d'une énorme grosseur, ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne, que « Petite » et « Mignonne ». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec des larmes à sa soeur : « On me dit que “Petite” est très mal. » Mme de l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement les oreilles, on ne l'appelait jamais que « ventre affamé ». Quelquefois on se contentait d'ajouter un a au nom ou au prénom du mari pour désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus inhumain du Faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla ; mais ce sont là seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes.
Ensuite je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. « Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri », s'écria M. de Guermantes, et il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique dont je ne doutais pas que le prince – de passage à Paris par un bref miracle – ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu le pouvoir d'attirer à soi tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague poésie en cet homme, comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu, elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. D'ailleurs fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de nombreuses actions d'une mine, sans se soucier si cette mine répond aux jolis noms de mine Ivanhoé et de mine Primerose, ou si elle s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait : « Je suis sûre que Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent », le duc, d'un mouvement assez gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du premier Empire duquel on a dit faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces : « Quel malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses enfants ! – Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy. – Je n'appelle pas cela un mari ! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire, multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à deux battants ; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle : « Madame est servie », d'un ton pareil à celui dont il aurait dit : « Madame se meurt », mais qui ne jeta aucune tristesse dans l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger, se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied poussaient derrière eux leur chaise ; la dernière, Mme de Guermantes s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre car, en chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile, voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur le mien et fus naturellement encadré dans un rythme de mouvements précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant ; d'autres portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du duc, auquel avait répondu le déclenchement de cette vaste, ingénieuse, obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste, qui dégageait la grandeur véritable, de même que cette indifférence du duc à son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes ne fût par certains côtés fort ordinaire et n'eût même des ridicules d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas. Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient, l'Administration française et l'Église catholique, de même M. de Guermantes était porté par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à Guermantes ses « distinctions » et ses « grâces » eussent pris une autre forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par ses façons, comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il, dans les deux cas, comprendre que cette politesse ne va pas au-delà de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon, qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en entrant dans le château l'un a précédé l'autre ; et l'Électeur palatin, ayant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la difficulté. Monsieur le Duc évitant les occasions de rendre le service à Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la mort de ce frère, une des personnes qui lui furent le plus chères, quand Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est « encore tout chaud », Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concertées, mais dans le langage le plus involontaire, dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le même contraste : les Guermantes n'éprouvaient pas plus de chagrins que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité véritable était moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait été ainsi ; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle n'était pas moitié aussi belle, aussi « panachée » de « chinages », aussi grande quant aux dimensions des fleurs que celles qu'ils avaient obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs, mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les Guermantes étaient assez différents du reste de la société aristocratique ; ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite, quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur d'un rose spécial allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme l'esprit des Mortemart – une certaine qualité sociale plus fine dès avant Louis XIV – et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulgaient eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés çà et là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté dont les crins dépeignés courent, comme de flexibles rayons, dans les flancs de l'agate mousse.
Les Guermantes – du moins ceux qui étaient dignes du nom – n'étaient pas seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait : N'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou l'inclinaison de la rose, de penser : « Ils sont d'une autre race que nous, et nous sommes, nous, les princes de la terre » ? Plus tard, je compris que les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était double ; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une silhouette de lui-même faite de l'équilibre instable de mouvements asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu, soit exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut ; l'autre flexibilité, comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse assignée au XVIe siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées surannées de « Marie Gilbert » et qui faisait asseoir sa femme à gauche quand ils se promenaient en voiture, parce qu'elle était de moins bon sang, pourtant royal, que lui, mais il était une exception et faisait, absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours nouvelles), les Guermantes, tout en vivant dans le pur « gratin » de l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui, toujours invisible, mais évidemment tapi tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire « Madame la duchesse », à cette personne qui n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premières d'entre elles et comme elle multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés, dîners en ville, raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse, mais sans aller jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours : « Madame la duchesse » à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier de lui dire « Madame » tout simplement. En poussant la bonne volonté jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle entendait seulement « Madame » et que l'appendice verbal qui y était ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel : « Vous rappellerez à Monsieur le duc… »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par exemple de faire parler morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les premiers – même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes – traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et, à cause de leur charme plus grand, plus attendrissant que celui de la marquise, pour dire d'une domestique : « On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement restée toujours dans le droit chemin. » À ces moments-là le génie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal, une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand, avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est même par sa grand-mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure, être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier « avoir probablement assassiné père et mère ». Pour eux l'intelligence était l'espèce de « pince-monseigneur » grâce à laquelle des gens qu'on ne connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours par vous en cuire d'avoir reçu de telles « espèces ». Aux plus insignifiantes assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit une fois : « Mais Swann est plus jeune que Palamède. – Du moins il vous le dit ; et s'il vous le dit, soyez sûr que c'est qu'il y trouve son intérêt », avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée : « Mais est-elle même l'aînée ? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les Ligne, les La Trémoïlle, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très élevé dans leur province, mais brillamment mariées, riches, jolies, aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des « père et mère », un excellent et élégant article d'importation. Il pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre, reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la charmante comtesse G*** entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle avait eu à réciter le vers :
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là,
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé presque tous les lundis des éclairs chargés de crème à quelques pas de la comtesse G***, mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à Châteaudun. « Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde », concluait Mme de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût plutôt mis un autre vers, que la comtesse ne connaissait naturellement pas davantage :
Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la « persévérance », rime d'« espérance » dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme G*** ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G*** elle doua Mme de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que, quand la fille de Mme G***, qui était la plus jolie et la plus riche des bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait véritablement qu'un mari pour sa fille : un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui, petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains Guermantes, n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le « génie de la famille » leur avait délégué ses pouvoirs et dont ils devaient se rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche, c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu'elle avait fort haut) jusqu'à la ceinture qui faisait pivot, restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le « corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de la dame, car la lettre commençait par : « Monsieur » et finissait par : « Croyez, Monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations qu'elle trouvait dans le charme de ses petits-enfants, tout cela n'était plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de Simiane.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières fois « mon cher ami », « mon ami » : ce n'étaient pas toujours les plus simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu des rois et, d'autre part, étant « légères », prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eût eu une trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dît en parlant de la marquise de Guermantes « la tante Adam », les Guermantes étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu'on se transmettait des parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière particulière de préparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la poignée de main de Saint-Loup se déclencher comme malgré lui au moment où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison spéciale – ce qui arrivait du reste assez rarement – était présenté à quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il était bien étonné d'apprendre qu'il ou elle avait jugé à propos d'écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle espérait bien vous revoir. Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes. Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie des Guermantes à cause de l'étendue même du corps de ballet.
Pour en revenir à l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle était alors peu fortunée. Malheureusement, de tout temps, une sorte d'émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu'elle fût, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune ménage n'avait pas de domicile personnel à Paris, y « descendait » chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'année vivait en province au milieu d'une société sans mélange mais sans éclat. Pendant que Saint-Loup qui n'avait guère plus que des dettes éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des années auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand-chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies, des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame à sa manière de s'habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au grand-duc de Russie : « Hé bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? » dans un dîner auquel on n'avait point convié les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne l'étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas été en cinq ans honorée d'une seule visite d'Oriane, répondit à quelqu'un qui lui demandait la raison de son absence : « Il paraît qu'elle récite de l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne tolère pas ça chez moi ! »
On peut imaginer combien cette « sortie » de Mlle de Guermantes sur Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes, et, par-delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de loin. La comtesse douairière d'Argencourt, née Seineport, qui recevait un peu tout le monde parce qu'elle était bas-bleu et quoique son fils fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en disant : « Oriane de Guermantes, qui est fine comme l'ambre, maligne comme un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez, comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand-mère était Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes sans une mésalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de France. » Aussi les faux hommes de lettres, les demi-intellectuels que recevait Mme d'Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu'ils n'auraient jamais l'occasion de connaître personnellement, comme quelque chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï, mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces idées libérales avaient pu s'anémier en eux, ils avaient pu douter de leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de Guermantes elle-même, c'est-à-dire d'une jeune fille si indiscutablement précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que jamais une Courvoisier n'eût consenti à faire) leur venait un tel secours.
Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi beaucoup à recevoir l'adhésion de personnes qui ont autorité sur nous. Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilité dans la rue se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même, mais dont on savait que c'était la manière distinguée de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil, s'efforçait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, n'hésitaient pas, si elles vous apercevaient d'une voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides, esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup, grâce aux Guermantes, entrait dans la substance du chic, jusque-là un peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu'on s'était efforcé de proscrire, la bienvenue, l'épanchement d'une amabilité vraie, la spontanéité. C'est de la même manière, mais par une réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées avec raison par l'éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss, elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les motifs les plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans une autorité si haute une justification qui les ravit et elles s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant Salomé, de ce qu'il leur était interdit d'aimer dans Les Diamants de la Couronne.
Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc, colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première, laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que les Courvoisier appelaient « les dévoyés ». Ils pouvaient d'autant plus l'espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui était encore revenue), elle affichait une horreur profonde à l'égard de la société qui la tenait à l'écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce qu'il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s'était agi de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire ; ç'avait été le mystérieux « génie de la famille ». Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et généalogies, au lieu de mérite littéraire et de qualités du coeur, et comme si la marquise, pour quelques jours avait été – comme elle serait plus tard – morte et en bière, dans l'église de Combray, où chaque membre de la famille n'était plus qu'un Guermantes, avec une privation d'individualité et de prénoms qu'attestait sur les grandes tentures noires le seul G de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c'était sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le génie de la famille avait porté le choix de l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait conviés et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de « couper le câble » dès l'année suivante. Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les seules supériorités sociales, recommencèrent à se débiter chez la princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit dit en passant, le point de vue que défendait Saint-Loup quand il vivait avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser Rachel, comportait – quelque horreur qu'il inspirât dans la famille – moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en général, prônant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mît en doute l'égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes contraires, c'est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint-Loup agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire qu'il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral, Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eût pas été favorable au mariage.
Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de Guermantes par la mort de son beau-père), ce fut un surcroît de malheur infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en restant ainsi dans son langage, n'eussent dirigé en rien sa conduite ; car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que c'était parce qu'elles n'étaient pas assez intelligentes, et telle riche Américaine qui n'avait jamais possédé d'autre livre qu'un petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé parce qu'il était « du temps », sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualités de l'esprit par les regards dévorants qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à l'Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait d'une femme : il paraît qu'elle est « charmante », ou d'un homme qu'il était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière minute : plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou, au contraire, commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle horreur, c'étaient des snobs. M. de Bréauté, dont le château était tout voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se moquait d'elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Bréauté de snob. « Snob, Babal ! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c'est tout le contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire une connaissance. Même chez moi ! si je l'invite avec quelqu'un de nouveau, il ne vient qu'en gémissant. »
Ce n'est pas que, même en pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre cas que les Courvoisier. D'une façon positive, cette différence entre les Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d'assez beaux fruits. Ainsi la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d'un mystère devant lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous avons déjà parlé, où le roi d'Angleterre s'était plu mieux que nulle part ailleurs, car elle avait eu l'idée, qui ne serait jamais venue à l'esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalités que nous avons citées, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin. Mais c'est surtout au point de vue négatif que l'intellectualité se faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d'intelligence et de charme allait en s'abaissant au fur et à mesure que s'élevait le rang de la personne qui désirait être invitée chez la duchesse de Guermantes, jusqu'à approcher de zéro quand il s'agissait des principales têtes couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le coefficient s'élevait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantité de personnes que l'Altesse recevait parce qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles étaient alliées à telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes ; or, pour un Courvoisier la raison « aimé de la princesse de Parme », « soeur de mère avec la duchesse d'Arpajon », « passant tous les ans trois mois chez la reine d'Espagne », aurait suffi à leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au sens matériel où il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas s'abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d'un « salon », pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le sacrifice.
Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs fêtes, s'en plaignaient discrètement à l'Altesse, laquelle, les jours où M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en était l'attrait principal), répondait : « Mais est-ce que ma femme la connaît ? Ah ! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à Madame : Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est entourée d'une cour d'esprits supérieurs – moi, je ne suis pas son mari, je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons, Madame, Votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la marquise de Souvré ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu'Oriane l'a vue, c'est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire, ce serait des visites à n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir, elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai dû montrer les dents, j'ai défendu qu'on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien envie de ne pas même dire à Oriane que vous m'avez parlé de Mme de Souvré. Oriane aime tant Votre Altesse qu'elle ira aussitôt inviter Mme de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en relations avec la soeur dont je connais très bien le mari. Je crois que je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits dîners de rien, Mme de Souvré s'ennuierait à périr. » La princesse de Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas sa demande à la duchesse et désolée de n'avoir pu obtenir l'invitation que désirait Mme de Souvré, était d'autant plus flattée d'être une des habituées d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l'esprit à la torture pour n'avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l'empêcher de revenir.
Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d'une façon générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La réception consistait en ceci qu'au sortir de la salle à manger, la princesse s'asseyait sur un canapé devant une grande table ronde, causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou bien jetait les yeux sur un « magazine », jouait aux cartes (ou feignait d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessait plus de s'ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou, s'ils dînaient en ville, escamotaient le café en disant qu'ils allaient revenir, comptant en effet « entrer par une porte et sortir par l'autre ») pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les arrivantes, et ce n'est qu'au moment où elles étaient à deux pas d'elle, qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes. Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une révérence qui allait jusqu'à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise par un protocole qu'elle connaissait pourtant très bien, relevait l'agenouillée comme de vive force, avec une grâce et une douceur sans égales, et l'embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour condition, dira-t-on, l'humilité avec laquelle l'arrivante pliait le genou. Sans doute ; et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l'éducation, mais parce que chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l'amabilité qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent qu'elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l'égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n'est pas certaine, et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d'un état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont cru qu'une république ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l'Église et de l'État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l'utilisation militaire de l'aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu'elle serait en fait plus démocratique ? C'est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus ni États, ni armée ; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la République, c'est-à-dire pas du tout.
Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se rasseyait, se remettait à sa patience, non sans avoir, si la nouvelle venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant asseoir sur un fauteuil.
Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicerone et disaient des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de l'Altesse, le concierge répondait : « Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir », et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités. C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton piqué : « Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais sans tout son état-major. » À l'aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux. Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres de ce brillant « état-major », la princesse de Parme était gênée de faire des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux « jours » de la duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre Altesses qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir à ses thés les mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule toute la journée avec une dame d'honneur et un conseiller de légation étranger. Aussi, lorsque (comme ç'avait été par exemple le cas pour Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journée sans être allé passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie, même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les « avances » de l'inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte qu'Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison, quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle était sûre d'avance que tout serait bien, délicieux, elle n'avait qu'une peur, c'était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idées et les gens. À ce titre ma présence excitait son attention et sa cupidité, aussi bien que l'eût fait une nouvelle manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu'elle était si c'était l'une ou l'autre, la décoration de la table ou ma présence, qui était plus particulièrement l'un de ces charmes, secret du succès des réceptions d'Oriane, et, dans le doute, bien décidée à tenter d'avoir à son prochain dîner l'un et l'autre. Ce qui justifiait du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux, excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices (comme, au bord de la mer, dans un de ces « bains de vagues » dont les guides baigneurs signalent le péril, tout simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes. L'esprit des Guermantes – entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder – était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n'usant pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'étaient pas de son sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n'importe quelle sorte d'esprit. Les détenteurs, non apparentés à la duchesse, de l'esprit des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d'avoir été des hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les arts, la diplomatie, l'éloquence parlementaire, l'armée, ils avaient préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.
Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaître que c'était l'exception), si le salon Guermantes avait été la pierre d'achoppement de leur carrière, c'était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un diplomate de grand avenir n'avaient pu réussir dans leur carrière, pour laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire, ce qui les avait empêchés tous trois d'être reconnus par leurs pairs. L'antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les collèges électoraux des Facultés n'est pas, ou du moins n'était pas, il n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure d'un passé aux idées étroites, d'un sectarisme fermé. Sous la toque à glands d'or comme les grands prêtres sous le bonnet conique des Juifs, les « professeurs » étaient encore, dans les années qui précédèrent l'affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes. Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu'il n'aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin, mais Mme Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité, enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur lesquelles flottait une odeur d'acide phénique. Mais dans les corps fortement constitués, où d'ailleurs la rigueur des préjugés n'est que la rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées, qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien vite dissolus, un professeur, dans sa robe en satin écarlate doublé d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-à-dire un duc) de Venise enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que cet autre duc, excellent mais terrible, qu'était M. de Saint-Simon. L'étranger, c'était le médecin mondain, ayant d'autres manières, d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser (quelle idée d'homme du monde !) s'il leur cachait la duchesse de Guermantes, espérait les désarmer en donnant des dîners mixtes où l'élément médical était noyé dans l'élément mondain. Il ne savait pas qu'il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l'apprenait quand le conseil des Dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance d'une chaire, et que c'était toujours le nom d'un médecin plus normal, fût-il plus médiocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le « veto » retentissait dans l'antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule, aussi terrible que le « juro » sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui faisaient de l'art avaient réussi à se faire étiqueter artistes ; ainsi pour le diplomate ayant trop d'attaches réactionnaires.
Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui formaient le fond du salon Guermantes était celui de gens ayant renoncé volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indéfinissable odieux à tout « corps » tant soit peu centralisé.
Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitués du salon de la duchesse avait eu la médaille d'or au Salon, que l'autre, secrétaire de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la Chambre, qu'un troisième avait habilement servi la France comme chargé d'affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces « renseignés » étaient peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de l'esprit des Guermantes : celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres éminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes bâillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une maîtresse de maison lui avait donné l'un ou l'autre pour voisin ? Puisque être un homme d'État de premier ordre n'était nullement une recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné leur démission de la « Carrière » ou de l'armée, qui ne s'étaient pas représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des altesses, d'ailleurs peu appréciées d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même au milieu de la gaieté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avaient, si mince cela fût-il, quelque chose de réel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrément de certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n'auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon tant d'ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare floraison de mondanité y avait pris naissance. Certes, des hommes d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes de valeur, qu'ils dédaignaient, mais c'est que ce que la duchesse plaçait au-dessus de tout, ce n'était pas l'intelligence, c'était – forme supérieure selon elle, plus rare, plus exquise, de l'intelligence élevée jusqu'à une variété verbale de talent – l'esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l'un comme un pédant, l'autre comme un mufle, malgré tout le savoir de l'un et tout le génie de l'autre, c'était l'infiltration de l'esprit Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eût osé présenter ni l'un ni l'autre à la duchesse, sentant d'avance de quel air elle eût accueilli les tirades de Brichot, les « calembredaines » d'Elstir, l'esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu'il arrive, par exemple, dans les cénacles littéraires où tout le monde a une même manière de prononcer, d'énoncer et, par voie de conséquence, de penser, ce n'est pas certes que l'originalité soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle à l'imitation. Mais l'imitation a pour conditions, non pas seulement l'absence d'une originalité irréductible, mais encore une finesse relative d'oreille qui permette de discerner d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu'aux Courvoisier.
Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre acception du mot imitation, « faire des imitations » (ce qui se disait chez les Guermantes « faire des charges »), Mme de Guermantes avait beau le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s'en rendre compte que s'ils eussent été une bande de lapins, au lieu d'hommes et de femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le défaut ou l'accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle « imitait » le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient : « Oh ! non, il ne parle tout de même pas comme cela, j'ai encore dîné hier soir avec lui chez Bebeth, il m'a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme cela », tandis que les Guermantes un peu cultivés s'écriaient : « Dieu qu'Oriane est drolatique ! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite, elle lui ressemble ! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges ! » Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu'à ceux, tout à fait remarquables, qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration : « Ah ! on peut dire que vous le tenez » ou « que tu le tiens ») avaient beau ne pas avoir d'esprit selon Mme de Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d'entendre et de raconter les mots de la duchesse, ils étaient arrivés à imiter tant bien que mal sa manière de s'exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé, comme la duchesse elle-même, sa manière de « rédiger », jusqu'à présenter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire à l'esprit d'Oriane et était traité par eux d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non seulement des parents mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le reste de sa famille à l'écart, et vengeait maintenant par ses dédains les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc, à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un événement. Le coeur battait un peu plus vite à la princesse d'Épinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait de loin, telles les premières lueurs d'un inoffensif incendie ou les « reconnaissances » d'une invasion non espérée, traversant lentement la cour, d'une démarche oblique, la duchesse coiffée d'un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d'où pleuvait une odeur d'été. « Tiens, Oriane », disait-elle comme un « garde-à-vous » qui cherchait à avertir ses visiteuses avec prudence, et pour qu'on eût le temps de sortir en ordre, qu'on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes n'osait pas rester, se levait. « Mais non, pourquoi ? Rasseyez-vous donc, je suis charmée de vous garder encore un peu », disait la princesse d'un air dégagé et à l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix devenue factice. « Vous pourriez avoir à vous parler. – Vraiment, vous êtes pressée ? Hé bien, j'irai chez vous », répondait la maîtresse de maison à celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient là depuis des années sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine bonjour, par discrétion. À peine étaient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'intéresser à la qualité intrinsèque des personnes qu'il ne recevait pas par la méchanceté du destin ou à cause de l'état nerveux d'Oriane pour lequel la fréquentation des femmes était mauvaise : « Qu'est-ce que c'était que cette petite dame en chapeau rose ? – Mais, mon cousin, vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, née Lamarzelle. – Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel ; s'il n'y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas s'embêter. Oriane, savez-vous à qui ses sourcils et la plantation de ses cheveux m'ont fait penser ? À votre cousine Hedwige de Ligne. » La duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu'on parlait de la beauté d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait compté sans le goût qu'avait son mari pour faire voir qu'il était parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus « sérieux » que sa femme. « Mais, disait-il tout d'un coup avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand j'étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut prononcé… – C'était l'oncle de la jeune femme que vous venez de voir. – Ah ! quel talent !… Non, mon petit », disait-il à la vicomtesse d'Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse d'Épinay où elle s'abaissait volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en rentrant), restait, confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, « ne faites pas de thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à la bonne franquette. Du reste », ajoutait-il en se tournant vers Mme d'Épinay (en laissant l'Égremont rougissante, humble, ambitieuse et zélée), « nous n'avons qu'un quart d'heure à vous donner. » Ce quart d'heure était occupé tout entier à une sorte d'exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-même n'eût certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués, l'amenait comme involontairement à redire.
La princesse d'Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle, son esprit. « Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez », disait le duc du ton bourru qu'il avait adopté et qu'il tempérait d'un malicieux sourire pour qu'on ne prît pas son mécontentement au sérieux, « mais, au nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais calembour qu'elle a fait sur mon frère Palamède », ajoutait-il sachant fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore ce calembour, et enchanté de faire valoir sa femme. « D'abord je trouve indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon frère qui est très susceptible et si cela doit avoir pour résultat de me fâcher avec lui, c'est vraiment bien la peine !
— Mais nous ne savons pas ! Un calembour d'Oriane ? Cela doit être délicieux. Oh ! dites-le.
— Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Sérieusement j'aime beaucoup mon frère.
— Écoutez, Basin », disait la duchesse dont le moment de donner la réplique à son mari était venu, « je ne sais pourquoi vous dites que cela peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit une méchanceté, j'ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle, mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je ne vous comprends pas.
— Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il ?
— Oh ! évidemment de rien de grave ! s'écriait M. de Guermantes. Vous avez peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de sa femme, à sa soeur Marsantes.
— Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le désirait pas, qu'elle n'aimait pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
— Hé bien, justement quelqu'un disait tout cela à ma femme et que si mon frère donnait ce château à notre soeur, ce n'était pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c'est royal, cela peut valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a là une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient qu'on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de “taquin” appliqué à Charlus parce qu'il donnait un si beau château, Oriane n'a pu s'empêcher de s'écrier, involontairement, je dois le confesser, elle n'y a pas mis de méchanceté, car c'est venu vite comme l'éclair : “Taquin-taquin… Alors c'est Taquin le Superbe !” Vous comprenez », ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir jeté un regard circulaire pour juger de l'effet produit par l'esprit de sa femme, le duc qui était d'ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme d'Épinay avait de l'histoire ancienne, « vous comprenez, c'est à cause de Tarquin le Superbe, le roi de Rome ; c'est stupide, c'est un mauvais jeu de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut qu'on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D'autant plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame, c'est que même quand elle veut s'abaisser à de vulgaires à-peu-près, elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens. »
Ainsi grâce, une fois à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient la provision des récits, et l'émoi qu'elles avaient causé durait bien longtemps après le départ de la femme d'esprit et de son imprésario. On se régalait d'abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête (les personnes qui étaient restées là), des mots qu'Oriane avait dits. « Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe ? demandait la princesse d'Épinay. – Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de Sarsina-La Rochefoucauld m'en avait parlé, pas tout à fait dans les mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l'entendre raconter ainsi devant ma cousine », ajoutait-elle comme elle aurait dit « de l'entendre accompagner par l'auteur ». « Nous parlions du dernier mot d'Oriane qui était ici tout à l'heure, disait-on à une visiteuse qui allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.
— Comment, Oriane était ici ?
— Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt… », lui répondait la princesse d'Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait raté. C'était sa faute si elle n'avait pas assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme Carvalho. « Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane ? J'avoue que j'apprécie beaucoup Taquin le Superbe », et le « mot » se mangeait encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu'on invitait pour cela, et reparaissait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de Parme en profitait pour demander à l'Altesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. « Ah ! Taquin le Superbe », disait la princesse de Parme, les yeux écarquillés par une admiration a priori, mais qui implorait un supplément d'explications auquel ne se refusait pas la princesse d'Épinay. « J'avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment comme rédaction », concluait la princesse. En réalité, le mot de « rédaction » ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Épinay, qui avait la prétention d'avoir assimilé l'esprit des Guermantes, avait pris à Oriane les expressions « rédigé, rédaction » et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas beaucoup Mme d'Épinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de « rédaction » qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eût pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'était, en effet, la « rédaction » qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se défendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui possédait à ce point l'esprit des Guermantes, qu'elle voulut inviter la princesse d'Épinay à l'Opéra. Seule la retint la pensée qu'il conviendrait peut-être de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant à Mme d'Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces à Oriane et l'aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et combien il fallait qu'Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une pareille dinde. « Je n'aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait à dîner, parce que M. d'Épinay ne me l'aurait jamais permis à cause de son immoralité », faisant allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse. « Mais même si j'avais eu un mari moins sévère, j'avoue que je n'aurais pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment. Moi, j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine à arriver au bout de la visite. » Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivée de la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l'exaspération que leur causaient les « salamalecs exagérés » qu'on faisait pour Oriane. Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu'Oriane avait appelé l'oncle Palamède « Tarquin le Superbe », ce qui le peignait selon eux assez bien. « Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane ? ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En somme, qu'est-ce qu'Oriane ? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien, ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne faut pas oublier qu'au Camp du Drap d'or, comme le roi d'Angleterre demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là présents : “Sire, répondit le roi de France, c'est Courvoisier.” » D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés, que les mots les eussent laissés d'autant plus insensibles que les incidents qui les faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d'un point de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se trouvait manquer de chaises, dans une réception qu'elle donnait, ou si elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu'elle n'avait pas reconnue, ou si un de ses domestiques lui adressait une phrase ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l'extrême, rougissante, frémissant d'agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement et impérieusement interrogatif : « Est-ce que vous la connaissez ? » craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au contraire, de tels incidents, l'occasion de récits qui faisaient rire les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on était obligé de l'envier d'avoir manqué de chaises, d'avoir fait ou laissé faire à son domestique une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait, comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l'aiguillon de leur génie, du moins la matière de leurs oeuvres.
Les Courvoisier n'étaient pas davantage capables de s'élever jusqu'à l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sûr instinct aux nécessités du moment, en faisait quelque chose d'artistique, là où l'application purement raisonnée de règles rigides eût donné d'aussi mauvais résultats qu'à quelqu'un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique, reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille ou un dîner pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet. Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l'Empereur, ayant à donner une matinée en l'honneur de la princesse Mathilde, déduisit par esprit de géométrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis, parce que, d'opinion ou d'attaches légitimistes, ils auraient, selon la logique des Courvoisier, pu déplaire à l'Altesse Impériale. Celle-ci, qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une pique-assiette célèbre, veuve d'un ancien préfet de l'Empire, la veuve du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité à Napoléon III, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce souveraine sur ces laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la princesse, et qu'elle remplaça, sans raisonnements a priori sur le bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes les valeurs, de toutes les célébrités qu'une sorte de flair, de tact et de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de l'Empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n'y manqua même pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse, relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur qu'elle put assurer à la duchesse qu'elle n'avait jamais passé une meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de Parme était Courvoisier par l'incapacité d'innover en matière sociale, mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l'antipathie, mais l'émerveillement. Cet étonnement était encore accru du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu'elle ne le croyait. Mais il suffisait qu'elle le fût plus que Mme de Parme pour stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à prendre le contre-pied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle n'avait qu'à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d'un surmenage toujours nouveau, comme à quelqu'un qui nage dans la tempête, des horizons qui lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d'ailleurs devant les paradoxes proférés non seulement au sujet des oeuvres artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. Sans doute l'incapacité où était Mme de Parme de séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont ensuite elle était confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant que c'était de simples cruches), telle était une des causes de l'étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la littérature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le désoeuvrement et la stérilité sont à une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la création, étendait aux personnes de son entourage l'instabilité de points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais et ne se gênera point de soutenir l'opinion désaltérante que la plus belle Iphigénie est celle de Piccinni et non celle de Gluck, au besoin la véritable Phèdre celle de Pradon.
Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de Guermantes s'inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas seulement en décriant la femme, mais en « découvrant » le mari. Dans le ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu, elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire Hernani, confesse lui préférer Le Lion amoureux. À cause du même besoin maladif de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse, on plaignait une femme modèle, une vraie sainte, d'avoir été mariée à un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais plein de coeur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de vraies inconséquences. Je savais que ce n'était pas seulement entre les oeuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu'au sein d'une même oeuvre, que la critique joue à replonger dans l'ombre ce qui depuis trop longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à l'obscurité définitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini, Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration, venir prendre la place de génies qu'on avait dits fatigués simplement parce que les oisifs intellectuels s'en étaient fatigués, comme sont toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J'avais vu préférer en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant à ses vers, sauf pour de petites pièces fort insignifiantes, et exalté comme conteur. Sans doute certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus célèbres du Cid ou de Polyeucte telle tirade du Menteur qui donne, comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'époque, mais leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, au moins par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de L'Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse. Cette dépravation m'aida à comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle décidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot, était un monstre d'égoïsme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu pour sa générosité pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mère ne tenait pas à ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie mondaine, l'intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle à l'engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre d'esprit qu'elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le charme qu'elle avait trouvé à un homme de coeur ne se changeât pas, s'il la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle était incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son admirateur et qui ne l'était que par l'impuissance où on est de trouver du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de jugement de la duchesse n'épargnaient personne, excepté son mari. Lui seul ne l'avait jamais aimée ; en lui elle avait senti toujours un caractère de fer, indifférent aux caprices qu'elle avait, dédaigneux de sa beauté, violent, d'une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi de laquelle les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de Guermantes, poursuivant un même type de beauté féminine, mais le cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n'avait, une fois qu'il les avait quittées, et pour se moquer d'elles, qu'une associée durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d'avoir trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même ; souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d'elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des charités, pour les domestiques, il exigeait qu'elle eût les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Enfin il tenait à mettre en valeur l'esprit de sa femme. Or, chaque fois que Mme de Guermantes venait d'inventer, relativement aux mérites et aux défauts, brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brûlait d'en faire l'essai devant des personnes capables de le goûter, d'en faire savourer l'originalité psychologique et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles ne contenaient pas d'habitude plus de vérité que les anciennes, souvent moins ; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu leur conférait quelque chose d'intellectuel qui les rendait émouvantes à communiquer. Seulement, le patient sur qui venait de s'exercer la psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement qu'il ne fût plus au comble de la faveur ; aussi la réputation qu'avait Mme de Guermantes d'incomparable amie, sentimentale, douce et dévouée, rendait difficile de commencer l'attaque ; elle pouvait tout au plus intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer ; c'était justement le rôle où excellait M. de Guermantes.
Quant aux actions mondaines, c'était encore un autre plaisir arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce fut moins à l'aide de la critique littéraire que d'après la vie politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui stimulent la sensibilité des assemblées et s'imposent à l'esprit des politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu'il a cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet toute simple à l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant remué tout d'un coup, et commence à douter d'avoir eu raison d'approuver le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au milieu d'une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme telles que : « C'est très grave », prononcées par un député dont le nom et les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans l'interruption tout entière, les mots « c'est très grave ! » tiennent moins de place qu'un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux électeurs qu'ils n'avaient pas porté leurs votes sur un mandataire inactif ou muet :
« Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes : “Ceci est grave !” (Très bien ! Très bien ! au centre et sur quelques bancs à droite, vives exclamations à l'extrême gauche.) »
Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidélité au sage ministre, mais son coeur est ébranlé de nouveaux battements par les premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre :
« “L'étonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans la partie droite de l'hémicycle), que m'ont causés les paroles de celui qui est encore, je suppose, membre du gouvernement…” (Tonnerre d'applaudissements ; quelques députés s'empressent vers le banc des ministres ; M. le sous-secrétaire d'État aux Postes et Télégraphes fait de sa place avec la tête un signe affirmatif.) »
Ce « tonnerre d'applaudissements » emporte les dernières résistances du lecteur de bon sens ; il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de procéder qui en soi-même est insignifiante ; au besoin, quelque fait normal, par exemple : vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes auxquels il n'avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le coeur de l'homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations qu'ils déchaînent et des compactes majorités qu'ils rassemblent.
Il faut d'ailleurs reconnaître que cette subtilité des hommes politiques qui me servit à m'expliquer le milieu Guermantes et plus tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse d'interprétation souvent désignée par la locution « lire entre les lignes ». Si dans les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout « à la lettre », qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire est relevé de ses fonctions « sur sa demande » et qui se dit : « Il n'est pas révoqué puisque c'est lui qui l'a demandé », une défaite quand les Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur des positions plus fortes et préparées à l'avance, un refus quand, une province ayant demandé l'indépendance à l'empereur d'Allemagne, celui-ci lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les députés eux-mêmes soient pareils à l'homme de bon sens qui en lira le compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs délégués auprès d'un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement : « Ah ! voyons, que se sont-ils dit ? espérons que tout s'est arrangé », au moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui déjà met en goût d'émotions artificielles. Les premiers mots du ministre : « Je n'ai pas besoin de dire à la Chambre que j'ai un trop haut sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation dont l'autorité de ma charge n'avait pas à connaître », sont un coup de théâtre, car c'était la seule hypothèse que le bon sens des députés n'eût pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de théâtre, il est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues. On est aussi ému que le jour où il a négligé d'inviter à une grande fête officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition, et on déclare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en véritable homme d'État.
M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, même à un moment où il joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins au grand personnage que tout autre qui n'eût pas été le duc de Guermantes. Car s'il disait que la noblesse était peu de chose, qu'il considérait ses collègues comme des égaux, il n'en pensait pas un mot. Il recherchait, feignait d'estimer, mais méprisait les situations politiques, et comme il restait pour lui-même M. de Guermantes, elles ne mettaient pas autour de sa personne cet empesé des grands emplois qui rend d'autres inabordables. Et par-là, son orgueil protégeait contre toute atteinte non pas seulement ses façons d'une familiarité affichée, mais ce qu'il pouvait avoir de simplicité véritable.
Pour en revenir à ses décisions artificielles et émouvantes comme celles des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les Guermantes, les Courvoisier, tout le Faubourg et plus que personne la princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en était moins avisé. Si le nouveau ministre de Grèce donnait un bal travesti, chacun choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait être en duchesse de Bourgogne, une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de Deryabar, une troisième en Psyché. Enfin une Courvoisier ayant demandé : « En quoi te mettras-tu, Oriane ? » provoquait la seule réponse à quoi l'on n'eût pas pensé : « Mais en rien du tout ! » et qui faisait beaucoup marcher les langues comme dévoilant l'opinion d'Oriane sur la véritable position mondaine du nouveau ministre de Grèce et sur la conduite à tenir à son égard, c'est-à-dire l'opinion qu'on aurait dû prévoir, à savoir qu'une duchesse « n'avait pas à » se rendre au bal travesti de ce nouveau ministre. « Je ne vois pas qu'il y ait nécessité à aller chez le ministre de Grèce, que je ne connais pas, je ne suis pas grecque, pourquoi irais-je là-bas ? je n'ai rien à y faire », disait la duchesse.
« Mais tout le monde y va, il paraît que ce sera charmant, s'écriait Mme de Gallardon.
— Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu », répondait Mme de Guermantes.
Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes, sans imiter, approuvaient : « Naturellement tout le monde n'est pas en position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un côté on ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagérons en nous mettant à plat ventre devant ces étrangers dont on ne sait pas toujours d'où ils viennent. »
Naturellement, sachant les commentaires que ne manquerait pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n'osait pas compter sur elle, qu'à rester chez soi ou à passer la soirée avec son mari au théâtre, le soir d'une fête où « tout le monde allait », ou bien, quand on pensait qu'elle éclipserait les plus beaux diamants par un diadème historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre tenue que celle qu'on croyait à tort de rigueur. Bien qu'elle fût antidreyfusarde (tout en croyant à l'innocence de Dreyfus, de même qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idées), elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'étaient levées à l'entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait commencé une conférence, montrant par-là qu'elle ne trouvait pas que le monde fût fait pour parler politique ; toutes les têtes s'étaient tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique voltairienne, elle n'était pas restée parce qu'elle avait trouvé indécent qu'on mît en scène le Christ. On sait ce qu'est, même pour les plus grandes mondaines, le moment de l'année où les fêtes commencent : au point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie psychologique, et aussi manque de sensibilité, finissait souvent par dire des sottises, avait pu répondre à quelqu'un qui était venu la condoléancer sur la mort de son père, M. de Montmorency : « C'est peut-être encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au moment où on a à sa glace des centaines de cartes d'invitations. » Hé bien, à ce moment de l'année, quand on invitait à dîner la duchesse de Guermantes, en se pressant pour qu'elle ne fût pas déjà retenue, elle refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n'eût jamais pensé : elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège qui l'intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits et, sans se soucier d'imiter la duchesse, éprouvèrent pourtant de son action l'espèce de soulagement qu'on a dans Kant quand, après la démonstration la plus rigoureuse du déterminisme, on découvre qu'au-dessus du monde de la nécessité il y a celui de la liberté. Toute invention dont on ne s'était jamais avisé excite l'esprit, même des gens qui ne savent pas en profiter. Celle de la navigation à vapeur était peu de chose auprès d'user de la navigation à vapeur à l'époque sédentaire de la season. L'idée qu'on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners en ville, au double de « thés », au triple de soirées, aux plus brillants lundis de l'Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que Vingt mille lieues sous les mers, mais leur communiqua la même sensation d'indépendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour où l'on n'entendît dire, non seulement « Vous connaissez le dernier mot d'Oriane ? », mais « Vous savez la dernière d'Oriane ? » Et de la « dernière d'Oriane », comme du dernier « mot » d'Oriane, on répétait : « C'est bien d'Oriane », « C'est bien de l'Oriane », « C'est de l'Oriane tout pur ». La dernière d'Oriane, c'était, par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au cardinal X, évêque de Mâcon (que d'habitude M. de Guermantes, quand il parlait de lui, appelait « Monsieur de Mascon », parce que le duc trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots : « Éminence » ou « Monseigneur », mais était embarrassé devant le reste, la lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par « Monsieur le cardinal » à cause d'un vieil usage académique, ou par « Mon cousin », ce terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres « dans sa sainte et digne garde ». Pour qu'on parlât d'une « dernière d'Oriane », il suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du rideau. « On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine », expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que le « genre » d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau, marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux « lames ».
Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain, différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elle M. de Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se ressemblaient toutes un peu ; car le duc avait le goût des femmes grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire entre la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace ; souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente, laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant deux jours de voyage pour la voir.
D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçait sur elles la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon, quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort aristocratiques mais de second plan, les avaient-ils décidées, plus encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent chez elle une résistance absolue ; elle savait qu'en plus d'une, elle avait trouvé une alliée, grâce à laquelle elle avait obtenu mille choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre. Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour, avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que des résistances sur lesquelles il n'avait pas compté se produisaient, ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent, la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au-delà de ce que l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui arriva de donner un frère ou une soeur. Puis si, au début de la liaison, la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc, avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même avait transformé les points de vue de cette femme ; le duc n'était plus seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un homme que la nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et des questions d'intérêt ; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas était le plus rare ; d'ailleurs, quand le jour de la présentation arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde, étaient plus souvent commandées par les actions antérieures dont le mobile premier n'existait plus), il se trouvait souvent que c'était Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments, chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle « les formes ». Les gens qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule en « smoking » (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à l'oeil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme, partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente gaieté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui, ni de personne plus enviable que la duchesse – cette femme en dehors de laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper ; quand la duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever, lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de la duchesse ; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour toutes recommençait un jour à se faire sentir : d'abord cet amour en mourant les léguait, comme de beaux marbres – des marbres beaux pour le duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimés, et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées sans l'amour – qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles, et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié ; puis cette amitié même était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes, chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que l'ex-maîtresse devenue « un excellent camarade » qui ferait n'importe quoi pour nous, est un cliché, comme le médecin ou comme le père qui ne sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence même, quoi que celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari des regards d'ironique intelligence.
Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela qu'elle voulait inviter à l'Opéra Mme d'Heudicourt, et désirant savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle chercha à la sonder. À ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes « pour des prunes ». Comme son mari s'excusait du retard :
« Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
— Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc. Tout en marchant avec mon temps, je suis forcé de reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis la restauration des Bourbons, et encore mieux, d'une façon qui les a rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod !
— J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans. »
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiancé avec qui j'avais causé en quittant la salle des Elstir :
« Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses ? Nous ne mangerons pas douze faisans à nous deux, Basin et moi.
— Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
— Non, je préfère demain », insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc ; son rendez-vous avec sa fiancée était manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à ce que tout gardât un air humain.
« Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera après-demain. »
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
« Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
— Justement ! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
— Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien. Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir prendre des airs mélancoliques. »
À ce moment Poullein rentra.
« En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec eux il faut être bon, mais pas trop bon.
— Je reconnais que je ne suis pas terrible ; dans toute sa journée il n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et à en manger sa part.
— Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car l'envie est aveugle.
— Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de votre cousine d'Heudicourt ; évidemment c'est une femme d'une intelligence supérieure ; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on dit qu'elle est médisante… »
Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
« Mais… est-ce que vous n'êtes pas… de mon avis ?… demanda-t-elle avec inquiétude.
— Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons, Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
— Il la trouve trop méchante ? demanda vivement la princesse.
— Oh ! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à personne.
— Ah ! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus. Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de malice quand on a beaucoup d'esprit…
— Ah ! cela par exemple elle en a encore moins.
— Moins d'esprit ?… demanda la princesse stupéfaite.
— Voyons, Oriane », interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour de lui à droite et à gauche des regards amusés, « vous entendez que la princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
— Elle ne l'est pas ?
— Elle est au moins supérieurement grosse.
— Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère. Elle est bête comme un (heun) oie », dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas, cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et délicieuse saveur terrienne. « Mais c'est la meilleure femme du monde. Et puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille ; c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique, c'est une espèce d'“innocente”, de crétine, de “demeurée” comme dans les mélodrames ou comme dans L'Arlésienne. Je me demande toujours, quand elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse s'émerveillait de ces expressions, tout en restant stupéfaite du verdict. « Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le Superbe. C'est délicieux », répondit-elle.
M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son frère, qui prétendait ne pas me connaître, m'attendait le soir même à onze heures. Mais je n'avais pas demandé à Robert si je pouvais parler de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eût presque fixé était en contradiction avec ce qu'il avait dit à la duchesse, je jugeai plus délicat de me taire.
« Taquin le Superbe n'est pas mal, dit M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas raconté un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en réponse à une invitation à déjeuner ?
— Oh ! non ! dites-le !
— Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine. Et puis, je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine à Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
— Oh ! » s'écria la princesse de Parme à la pensée qu'elle pourrait trouver Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait faire déchoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration. « Et puis, nous lui avons déjà retiré les qualités de l'esprit ; comme ce mot tend à lui en dénier certaines du coeur, il me semble inopportun.
— Dénier ! inopportun ! comme elle s'exprime bien ! dit le duc avec une ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
— Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
— Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine d'Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est pas précisément, comment dirai-je… prodigue.
— Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.
— Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouvé le mot juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
— Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j'ai été passer un jour à Heudicourt, où vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux préparatifs, quand, dans l'après-midi, un valet de pied apporta une dépêche que vous ne viendriez pas.
— Cela ne m'étonne pas ! » dit la duchesse qui non seulement était difficile à avoir, mais aimait qu'on le sût.
« Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de dépenses inutiles envers un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied : “Dites au chef de retirer le poulet”, lui crie-t-elle. Et le soir je l'ai entendue qui demandait au maître d'hôtel : “Hé bien ? et les restes du boeuf d'hier ? Vous ne les servez pas ?”
— Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite » dit le duc, qui croyait en employant cette expression se montrer Ancien Régime. « Je ne connais pas de maison où l'on mange mieux.
— Et moins, interrompit la duchesse.
— C'est très sain et très suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire pedzouille comme moi, reprit le duc ; on reste sur sa faim.
— Ah ! si c'est comme cure, c'est évidemment plus hygiénique que fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela », ajouta Mme de Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on décernât le titre de meilleure table de Paris à une autre qu'à la sienne. « Avec ma cousine, il arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n'est pas mauvaise, mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse. Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses qu'il rate. J'y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond plus sensible à la quantité qu'à la qualité.
— Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait pour qu'Oriane vînt déjeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez elle, elle résistait, s'informait si, sous prétexte de repas intime, on ne l'embarquait pas déloyalement dans un grand tralala et tâchait vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. “Viens, viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu'il y aurait à déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y aura sept petites bouchées à la reine. – Sept petites bouchées, s'écria Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit !” »
Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa éclater son rire comme un roulement de tonnerre. « Ah ! nous serons donc huit, c'est ravissant ! Comme c'est bien rédigé ! » dit-elle, ayant dans un suprême effort retrouvé l'expression dont s'était servie Mme d'Épinay et qui s'appliquait mieux cette fois.
« Oriane, c'est très joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est “bien rédigé”.
— Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est très spirituelle », répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un mot quand à la fois il était prononcé par une altesse et louangeait son propre esprit. « Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes rédactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je l'ai dit, c'était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept bouchées, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, devaient dépasser la douzaine. »
Pendant ce temps la comtesse d'Arpajon qui m'avait, avant le dîner, dit que sa tante aurait été si heureuse de me montrer son château de Normandie, me disait, par-dessus la tête du prince d'Agrigente, qu'où elle voudrait surtout me recevoir, c'était dans la Côte-d'Or, parce que là, à Pont-le-Duc, elle était chez elle.
« Les archives du château vous intéresseraient. Il y a des correspondances excessivement curieuses entre tous les gens les plus marquants des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Je passe là des heures merveilleuses, je vis dans le passé », assura la comtesse que M. de Guermantes m'avait prévenu être excessivement forte en littérature.
« Elle possède tous les manuscrits de M. de Bornier », reprit, en parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
« Elle a dû le rêver, je crois qu'elle ne le connaissait même pas, dit la duchesse.
— Ce qui est surtout intéressant, c'est que ces correspondances sont de gens de divers pays », continua la comtesse d'Arpajon qui, alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l'Europe, était heureuse de le rappeler.
« Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin !
— Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour me voir, mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'inviter parce que j'aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'était pas du tout chez Zénaïde, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on lui parle de La Fille de Roland, qu'il s'agit d'une princesse Bonaparte qu'on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce ; non, c'était à l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai été obligée de me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n'ai osé respirer qu'au gruyère ! »
M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina à la dérobée sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la duchesse.
« Je trouve du reste un charme particulier aux correspondances », continua, malgré l'interposition du visage du prince d'Agrigente, la dame forte en littérature qui avait de si curieuses lettres dans son château.
« Avez-vous remarqué que souvent les lettres d'un écrivain sont supérieures au reste de son oeuvre ? Comment s'appelle donc cet auteur qui a écrit Salammbô ? »
J'aurais bien voulu ne pas répondre pour ne pas prolonger cet entretien, mais je sentis que je désobligerais le prince d'Agrigente, lequel avait fait semblant de savoir à merveille de qui était Salammbô et de me laisser par pure politesse le plaisir de le dire mais qui était dans un cruel embarras.
« Flaubert », finis-je par dire, mais le signe d'assentiment que fit la tête du prince, étouffa le son de ma réponse, de sorte que mon interlocutrice ne sut pas exactement si j'avais dit Paul Bert ou Fulbert, noms qui ne lui donnèrent pas une entière satisfaction.
« En tout cas, reprit-elle, comme sa correspondance est curieuse et supérieure à ses livres ! Elle l'explique du reste, car on voit par tout ce qu'on dit de la peine qu'il a à faire un livre, que ce n'était pas un véritable écrivain, un homme doué.
— Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta », dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de s'intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil à la fois éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
« Mon Dieu, c'était bougrement embêtant, La Fille de Roland », dit M. de Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa supériorité sur une oeuvre à laquelle il s'était tant ennuyé, peut-être aussi par le suave mari magno que nous éprouvons, au milieu d'un bon dîner, à nous souvenir d'aussi terribles soirées. « Mais il y avait quelques beaux vers, un sentiment patriotique. »
J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier.
« Ah ! vous avez quelque chose à lui reprocher ? » me demanda curieusement le duc qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait tenir à un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'était le commencement d'une amourette.
« Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a fait ? Racontez-nous ça ! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre vous, puisque vous le dénigrez. C'est long, La Fille de Roland, mais c'est assez senti.
— “Senti” est très juste pour un auteur aussi odorant, interrompit ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouvé avec lui, il est assez compréhensible qu'il l'ait dans le nez !
— Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc en s'adressant à la princesse de Parme, que, Fille de Roland à part, en littérature et même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil air d'Auber, de Boieldieu, même de Beethoven ! Voilà ce que j'aime. En revanche, pour Wagner, cela m'endort immédiatement.
— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes ; avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d'oeuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.
— N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant à M. de Bréauté, nous préférons :
Les rendez-vous de noble compagnie
Se donnent tous en ce charmant séjour.
C'est délicieux. Et Fra Diavolo, et La Flûte enchantée, et Le Chalet, et Les Noces de Figaro, et Les Diamants de la Couronne, voilà de la musique ! En littérature, c'est la même chose. Ainsi j'adore Balzac, Le Bal de Sceaux, Les Mohicans de Paris.
— Ah ! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas près d'avoir fini, gardez cela pour un jour où Mémé sera là. Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur. »
Irrité de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants sous le feu d'un silence menaçant. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par Mme d'Arpajon : « Oh ! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre, que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination ! » De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de peine à comprendre que du russe ou du chinois était :
Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris…
pièce de la première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme Deshoulières que du Victor Hugo de La Légende des siècles. Loin de trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première de cette table si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception), je la vis, par les yeux de l'esprit, sous ce bonnet de dentelles, d'où s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d'à-propos Sophocle, Schiller et l'Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand-mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
« Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie », dit à Mme de Guermantes la princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le discours avait été prononcé.
« Non, elle n'y comprend absolument rien », répondit à voix basse Mme de Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. « Elle devient littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir, c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi ! Oh ! la vie est assommante », conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant d'une autre, que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc.
Justement le valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble, car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il éprouvait peut-être au contraire une joie méchante.
« Mais, ma chère, vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous parlant de Victor Hugo », continua la duchesse en s'adressant cette fois à Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet. « N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent. Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, La Légende des siècles, je ne sais plus les titres. Mais Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même dans Les Contemplations », ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs n'osèrent pas contredire et pour cause, « il y a encore de jolies choses. Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le Crépuscule ! Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idée, même une idée profonde. »
Et avec un sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de son intonation, la posant au-delà de sa voix, et fixant devant elle un regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement :
« Tenez :
La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter,
ou bien encore :
Les morts durent bien peu…
Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière,
Moins vite qu'en nos coeurs ! »
Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître, ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des choses : l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon, plus provocant ; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens d'esprit qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs paysans qu'avec des bourgeois ; toutes particularités que la situation de reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement, de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée, adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles, qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane, une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un défaut.
À tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains préférés de Mme de Guermantes : Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus ajouter, avec le respect du « naturel », un désir de prosaïsme par où elle atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse était fort capable, ajoutant à ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus Île-de-France, le plus champenoise, puisque, sinon tout à fait au degré de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guère que du pur vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c'était, tout en sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'écouter la causerie de Mme de Guermantes, – presque le même, si l'on était seul avec elle et qu'elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui qu'on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et quiète après-midi de ses yeux, un ciel d'Île-de-France ou de Champagne se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d'inclinaison qu'il avait chez Saint-Loup.
Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard, la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor Hugo sous la monarchie de Juillet, enfin un vif goût de la littérature issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage à réparer la déception du voyage et de l'arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent de ce que j'avais cru, mais je préférais encore la seconde à la troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque sans le vouloir, son pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l'opposé du mien, elle fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
Émue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'écria :
« Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière !
« Monsieur, il faudra que vous m'écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
— Pauvre femme, elle me fait de la peine ! dit la princesse de Parme à Mme de Guermantes.
— Non, que Madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle mérite.
— Mais… pardon de vous dire cela à vous… cependant elle l'aime vraiment !
— Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton mélancolique, personne plus que moi ne serait touché par un sentiment vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène terrible à Basin, Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus ; pas du tout, c'était parce qu'il ne veut pas présenter ses fils au Jockey ! Madame trouve-t-elle que ce soit d'une amoureuse ? Non ! Je vous dirai plus, ajouta Mme de Guermantes avec précision, c'est une personne d'une rare insensibilité. »
Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes avait écouté sa femme parler de Victor Hugo « à brûle-pourpoint » et en citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans des moments comme ceux-ci il était fier d'elle. « Oriane est vraiment extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué. »
« Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée, reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une pensée.
— C'est démodé ? » dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas, bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui réservait toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour « faire la réaction ».
« Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à Victor Hugo d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie. Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons ? Un spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui attire Victor Hugo.
— Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même ? » demanda la princesse de Parme.
Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop profond pour qu'il cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander les affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous donnant pas de coups de poing.
« Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de La Gravière », me dit d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme jadis par la mère du duc. Elle ne m'avait pas encore adressé la parole et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l'esprit l'idée que j'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien, lequel m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de La Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais l'erreur qu'elle commettait n'était que le type excessif et desséché de tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues, qui accompagnent notre nom dans la « fiche » que le monde établit relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, « elle est charmante, elle vous aime beaucoup ». Je me fis un scrupule, bien vain, d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas Mme de Chaussegros. « Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la même chose. Elle vous a rencontré en Écosse. » Je n'étais jamais allé en Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était, littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de La Gravière. « Elle n'est pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus. » En réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à placer ses locutions favorites.
« Mais Zola n'est pas un réaliste, Madame ! c'est un poète ! » dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci, plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa respiration, qu'elle dit :
« Zola, un poète !
— Mais oui », répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. « Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui… porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d'immense ; il a le fumier épique ! C'est l'Homère de la vidange ! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne. »
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas échangé contre un séjour à Schönbrunn, la seule chose pourtant qui la flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel.
« Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
— Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite », répondit Mme de Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui voulait dire : « Est-elle assez idiote ! » « Tenez, justement », me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du mien, « tenez », me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes tant elle était consciente à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, « tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste que j'aime de lui », ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et s'inspirait un peu de Manet. « Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout de la langue, monsieur… monsieur… enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose ; entre nous, je crois qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance – si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts – il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais, dites donc, vous me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que s'il s'agissait de La Source d'Ingres ou des Enfants d'Édouard de Paul Delaroche. Ce qu'on apprécie là-dedans, c'est que c'est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d'asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d'avaler. Mais moi, je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs, une botte d'asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela.
— Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin », dit la duchesse qui n'aimait pas qu'on dépréciât ce que ses salons contenaient. « Je suis loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y a à prendre et à laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il faut avouer que ceux que j'ai achetés sont d'une beauté rare.
— Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la petite étude de M. Vibert que nous avons vue à l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y a de l'esprit jusqu'au bout des ongles : ce missionnaire décharné, sale, devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un petit poème de finesse et même de profondeur.
— Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme est agréable.
— Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec lui, que sa peinture soit si vulgaire.
— Il est plus qu'intelligent, il est même assez spirituel », dit la duchesse de l'air entendu et dégustateur d'une personne qui s'y connaît.
« Est-ce qu'il n'avait pas commencé un portrait de vous, Oriane ? demanda la princesse de Parme.
— Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas cela qui fera passer son nom à la postérité. C'est une horreur, Basin voulait le détruire. »
Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait souvent. Mais d'autres fois, son appréciation était autre : « Je n'aime pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » L'un de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient à la duchesse de son portrait, l'autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et à qui elle désirait en apprendre l'existence. Le premier lui était inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.
« Faire une horreur avec un portrait de vous ! Mais alors ce n'est pas un portrait, c'est un mensonge : moi qui sais à peine tenir un pinceau, il me semble que si je vous peignais, rien qu'en représentant ce que je vois, je ferais un chef-d'oeuvre, dit naïvement la princesse de Parme.
— Il me voit probablement comme je me vois, c'est-à-dire dépourvue d'agrément », dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique, modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre que ne l'avait montrée Elstir.
« Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon, dit le duc.
— Parce qu'elle ne s'y connaît pas en peinture ? » demanda la princesse de Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine. « Mais c'est une très bonne femme, n'est-ce pas ? » Le duc prit un air d'étonnement profond.
« Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille poison », reprit Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le sel des marais salants de Bretagne : à l'accent, au choix des mots on sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu Saint-Loup, envahi par tant d'idées et d'expressions nouvelles ; il est difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d'écrire le français exquis d'Henri IV, de sorte que la pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et qu'en elle l'intelligence et la sensibilité étaient restées fermées à toutes les nouveautés. Là encore l'esprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait précisément la matière de ma propre pensée) et tout ce qu'à cause de cela même il avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée. Son esprit d'une formation si antérieure au mien, était pour moi l'équivalent de ce que m'avait offert la démarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait, domestiquée et soumise par l'amabilité, par le respect envers les valeurs spirituelles, l'énergie et le charme d'une cruelle petite fille de l'aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et, aussi bien qu'elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les mêmes élégances, pas mal d'années auparavant, être la plus brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable de comprendre ce que j'avais cherché en elle – le charme du nom de Guermantes – et le petit peu que j'y avais trouvé, un reste provincial de Guermantes. Nos relations étaient fondées sur un malentendu qui ne pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle croyait être, iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même charme involontaire. Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondément, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses facultés d'imagination et n'a pas pris son parti des déceptions inévitables qu'il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en voyage et même en amour.
M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux asperges d'Elstir et à celles qui venaient d'être servies après le poulet financière) que les asperges vertes, poussées à l'air, et qui comme dit si drôlement l'auteur exquis qui signe É. de Clermont-Tonnerre, « n'ont pas la rigidité impressionnante de leurs soeurs », devraient être mangées avec des oeufs, « ce qui plaît aux uns déplaît aux autres, et vice versa, répondit M. de Bréauté. Dans la province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin régal que des oeufs d'ortolan complètement pourris. » M. de Bréauté, auteur d'une étude sur les Mormons parue dans la Revue des Deux Mondes, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d'intelligence. De sorte qu'à sa présence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c'était à cause de son esprit et de sa beauté qu'il la recherchait. Toutes en étaient persuadées. Chaque fois que, la mort dans l'âme, il se résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa réputation d'intellectuel survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l'esprit des Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages scientifiques à l'époque des bals, et quand une personne snob, par conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais faisait croire aux naïfs, c'est-à-dire à tout le monde, qu'il en était exempt.
« Babal sait toujours tout ! s'écria la duchesse de Guermantes. Je trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende des oeufs bien pourris, des oeufs de l'année de la comète. Je me vois d'ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en putréfaction, même des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se récriait) : Mais voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà dans l'oeuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir. Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner avant-hier, il y avait une barbue à l'acide phénique ! Ça n'avait pas l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment, Norpois pousse la fidélité jusqu'à l'héroïsme : il en a repris !
— Je crois vous avoir vu chez elle le jour où elle a fait cette sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom israélite l'air plus étranger, ne prononça pas le ch de Bloch comme un k, mais comme dans hoch en allemand) qui avait dit de je ne sais plus quel poite (poète) qu'il était sublime. Châtellerault avait beau casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait pas compte qu'il agaçait notre tante avec ses “sublimes” donnés en veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans sa poche, lui a riposté : “Hé, Monsieur, que garderez-vous alors pour M. de Bossuet ?” (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre, monsieur et une particule étaient essentiellement Ancien Régime.) C'était à payer sa place.
— Et qu'a répondu ce M. Bloch ? » demanda distraitement Mme de Guermantes, qui, à court d'originalité à ce moment-là, crut devoir copier la prononciation germanique de son mari.
« Ah ! je vous assure que M. Bloch n'a pas demandé son reste, il court encore.
— Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu ce jour-là », me dit d'un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait quelque chose qui dût beaucoup me flatter. « C'est toujours très intéressant chez ma tante. À la dernière soirée où je vous ai justement rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé près de nous n'était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les noms », me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et aussi par amabilité à mon « égard », pour poser davantage aux yeux de ses invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J'assurai à la duchesse que je n'avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de Villeparisis. « Comment ! » me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde étaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-être même qu'elle ne croyait, « comment ! il n'y avait pas de grands écrivains ! Vous m'étonnez, il y avait pourtant des têtes impossibles ! »
Je me souvenais très bien de ce soir-là, à cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une vieille Anglaise un peu folle, n'avait répondu que par monosyllabes aux prolixes paroles de l'ancienne Beauté, quand Mme de Villeparisis, la présentant à quelqu'un d'autre, avait prononcé, très distinctement cette fois : « La baronne Alphonse de Rothschild ». Alors étaient entrées subitement dans les artères de Bloch et d'un seul coup tant d'idées de millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment subdivisées, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au cerveau et s'était écrié en présence de l'aimable vieille dame : « Si j'avais su ! » exclamation dont la stupidité l'avait empêché de dormir pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'intérêt, mais je m'en souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une émotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense.
« Je crois que Mme de Villeparisis n'est pas absolument… morale », dit la princesse de Parme, qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement. Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta : « Mais à ce degré-là, l'intelligence fait tout passer.
— Vous vous faites de ma tante l'idée qu'on s'en fait généralement, répondit la duchesse, et qui est, en somme, très fausse. C'est justement ce que me disait Mémé pas plus tard qu'hier. » Elle rougit, un souvenir inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus lui avait demandé de me désinviter, comme il m'avait fait prier par Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la rougeur – d'ailleurs incompréhensible pour moi – qu'avait eue le duc en parlant à un moment de son frère ne pouvait pas être attribuée à la même cause. « Ma pauvre tante ! Elle gardera la réputation d'une personne de l'Ancien Régime, d'un esprit éblouissant et d'un dévergondage effréné ; il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne ; elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a été la maîtresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire comprendre ce que c'était qu'un tableau ; et quant à sa vie, bien loin d'être une personne dépravée, elle était tellement faite pour le mariage, elle était tellement née conjugale que, n'ayant pu conserver un époux, qui était du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison qu'elle n'ait prise aussi au sérieux que si c'était une union légitime, avec les mêmes susceptibilités, les mêmes colères, la même fidélité. Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincères, il y a en somme plus d'amants que de maris inconsolables.
— Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frère Palamède dont vous êtes en train de parler ; il n'y a pas de maîtresse qui puisse rêver d'être pleurée comme l'a été cette pauvre Mme de Charlus.
— Ah ! répondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas être tout à fait de son avis. Tout le monde n'aime pas être pleuré de la même manière, chacun a ses préférences.
— Enfin il lui a voué un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites pour les vivants.
— D'abord », répondit Mme de Guermantes sur un ton rêveur qui contrastait avec son intention gouailleuse, « on va à leur enterrement, ce qu'on ne fait jamais pour les vivants ! » M. de Guermantes regarda d'un air malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l'esprit de la duchesse. « Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que la manière dont je souhaiterais d'être pleurée par un homme que j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frère. »
La figure du duc se rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portât des jugements à tort et à travers, surtout sur M. de Charlus. « Vous êtes difficile. Son regret a édifié tout le monde », dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait avec son mari cette espèce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter :
« Hé bien, non, qu'est-ce que vous voulez, c'est édifiant, je ne dis pas, il va tous les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une grand-mère, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai que c'étaient deux saints, ce qui rend le deuil un peu spécial. » M. de Guermantes, agacé du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une immobilité terrible des prunelles toutes chargées. « Ce n'est pas pour dire du mal du pauvre Mémé, qui entre parenthèses, n'était pas libre ce soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il est délicieux, il a une délicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont pas généralement. C'est un coeur de femme, Mémé !
— Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes, Mémé n'a rien d'efféminé, personne n'est plus viril que lui.
— Mais je ne vous dis pas qu'il soit efféminé le moins du monde. Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah ! celui-là, dès qu'il croit qu'on veut toucher à son frère…, ajouta-t-elle en se tournant vers la princesse de Parme.
— C'est très gentil, c'est délicieux à entendre. Il n'y a rien de si beau que deux frères qui s'aiment », dit la princesse de Parme, comme l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir par le sang, à une famille princière et par l'esprit à une famille fort populaire.
« Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai vu hier votre neveu Saint-Loup ; je crois qu'il voudrait vous demander un service. » Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitérien. Quand il n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en chargeât, sachant que cela reviendrait au même et que les personnes à qui la duchesse aurait été obligée de le demander l'inscriraient au débit commun du ménage, tout aussi bien que s'il avait été demandé par le mari seul.
« Pourquoi ne me l'a-t-il pas demandé lui-même ? dit la duchesse, il est resté deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu être ennuyeux. Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de gens du monde, l'intelligence de savoir rester bête. Seulement, c'est ce badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence ouverte… ouverte à toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous parle du Maroc, c'est affreux.
— Il ne peut pas y retourner, à cause de Rachel, dit le prince de Foix.
— Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Bréauté.
— Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvée il y a deux jours dans la garçonnière de Robert ; ils n'avaient pas l'air de gens brouillés, je vous assure », répondit le prince de Foix qui aimait à répandre tous les bruits pouvant faire manquer un mariage à Robert qui d'ailleurs pouvait être trompé par les reprises intermittentes d'une liaison en effet finie.
« Cette Rachel m'a parlé de vous, je la vois comme ça en passant le matin aux Champs-Élysées, c'est une espèce d'évaporée comme vous dites, ce que vous appelez une dégrafée, une sorte de “Dame aux camélias”, au figuré bien entendu. » Ce discours m'était tenu par le prince Von qui tenait à avoir l'air au courant de la littérature française et des finesses parisiennes.
« Justement c'est à propos du Maroc…, s'écria la princesse saisissant précipitamment ce joint.
— Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc ? demanda sévèrement M. de Guermantes ; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-là, il le sait bien.
— Il croit qu'il a inventé la stratégie, poursuivit Mme de Guermantes, et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui n'empêche pas qu'il fait des pâtés dans ses lettres. L'autre jour, il a dit qu'il avait mangé des pommes de terre sublimes, et qu'il avait trouvé à louer une baignoire sublime.
— Il parle latin, enchérit le duc.
— Comment, latin ? demanda la princesse.
— Ma parole d'honneur ! que Madame demande à Oriane si j'exagère.
— Mais comment, Madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase, d'un seul trait : “Je ne connais pas d'exemple de sic transit gloria mundi plus touchant” ; je dis la phrase à Votre Altesse parce qu'après vingt questions et en faisant appel à des linguistes, nous sommes arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans reprendre haleine, on pouvait à peine distinguer qu'il y avait du latin là-dedans, il avait l'air d'un personnage du Malade imaginaire ! Et tout ça s'appliquait à la mort de l'impératrice d'Autriche !
— Pauvre femme ! s'écria la princesse, quelle délicieuse créature c'était !
— Oui, répondit la duchesse, un peu folle, un peu insensée, mais c'était une très bonne femme, une gentille folle très aimable, je n'ai seulement jamais compris pourquoi elle n'avait jamais acheté un râtelier qui tînt, le sien se décrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle était obligée de les interrompre pour ne pas l'avaler.
— Cette Rachel m'a parlé de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup vous adorait, vous préférait même à elle », me dit le prince Von, tout en mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpétuel découvrait toutes les dents.
« Mais alors elle doit être jalouse de moi et me détester, répondis-je.
— Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maîtresse du prince de Foix serait peut-être jalouse s'il vous préférait à elle. Vous ne comprenez pas ? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
— Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus à onze heures.
— Tiens, il m'a fait demander hier de venir dîner ce soir, mais de ne pas venir après onze heures moins le quart. Mais si vous tenez à aller chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Théâtre-Français, vous serez dans la périphérie », dit le prince qui croyait sans doute que cela signifiait « à proximité » ou peut-être « le centre ».
Mais ses yeux dilatés dans sa grosse et belle figure rouge me firent peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette réponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une impression différente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.
« Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin elle doit avoir ! » dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de Parme. Car ses paroles ne m'étaient arrivées qu'indistinctes à travers celles, plus proches, que m'avait adressées pourtant fort bas le prince Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'être entendu de M. de Foix.
« Ah ! non, répondit la duchesse, ça, je crois qu'elle n'en a aucun.
— Aucun ? vous êtes toujours dans les extrêmes, Oriane », dit M. de Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s'opposant à la vague, la force à lancer plus haut son panache d'écume.
« Basin sait encore mieux que moi que je dis la vérité, répondit la duchesse, mais il se croit obligé de prendre des airs sévères à cause de votre présence et il a peur que je vous scandalise.
— Oh ! non, je vous en prie », s'écria la princesse de Parme, craignant qu'à cause d'elle on n'altérât en quelque chose ces délicieux mercredis de la duchesse de Guermantes, ce fruit défendu auquel la reine de Suède elle-même n'avait pas encore eu le droit de goûter.
« Mais c'est à lui-même qu'elle a répondu, comme il lui disait, d'un air banalement triste : “Mais la reine est en deuil ; de qui donc ? est-ce un chagrin pour Votre Majesté ? – Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur.” La vérité c'est qu'elle est enchantée comme cela, Basin le sait très bien, elle nous a invités à une fête le jour même et m'a donné deux perles. Je voudrais qu'elle perdît une soeur tous les jours ! Elle ne pleure pas la mort de sa soeur, elle la rit aux éclats. Elle se dit probablement, comme Robert, que sic transit, enfin je ne sais plus », ajouta-t-elle par modestie, quoiqu'elle sût très bien.
D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alençon, morte tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincèrement pleuré les siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises, ses cousines, pour l'ignorer.
« Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc », dit la princesse de Parme en saisissant à nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien involontairement comme une perche Mme de Guermantes. « Je crois que vous connaissez le général de Monserfeuil.
— Très peu », répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet officier. La princesse expliqua ce que désirait Saint-Loup.
« Mon Dieu, si je le vois… Cela peut arriver que je le rencontre », répondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les relations avec le général de Monserfeuil semblaient s'être rapidement espacées depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme :
« Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous lui avez déjà demandé deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la rage d'être aimable », reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la princesse à retirer sa demande sans que cela pût faire douter de l'amabilité de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetât la chose sur son propre caractère à lui, essentiellement quinteux. « Robert pourrait ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a pas de meilleure manière de faire échouer la chose. Oriane a trop demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est une raison pour qu'il refuse.
— Ah ! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien, dit Mme de Parme.
— Naturellement, conclut le duc.
— Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la princesse de Parme pour changer de conversation.
— Oh ! ce n'est pas grave, ce n'est que la septième fois », dit le duc qui, ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès électoraux des autres. « Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
— Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria la princesse.
— Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul arrondissement où le pauvre général n'a jamais échoué. »
Je ne devais plus cesser par la suite d'être continuellement invité, fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m'étais autrefois figuré les convives comme les Apôtres de la Sainte-Chapelle. Ils se réunissaient là en effet, comme les premiers chrétiens, non pour partager seulement une nourriture matérielle, d'ailleurs exquise, mais dans une sorte de Cène sociale ; de sorte qu'en peu de dîners j'assimilai la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement préféré) qu'il n'est pas un d'entre eux qui n'eût cru manquer au duc et à la duchesse s'il avait donné un bal sans me faire figurer sur la liste, et en même temps, tout en buvant un des yquems que recelaient les caves des Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour qui s'était déjà assis plus d'une fois à la table mystique, la manducation de ces derniers n'était pas indispensable. De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner, « en cure-dents » aurait dit Mme Swann, sans être attendus, et prenaient l'hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l'été un verre d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces après-dîners au jardin, que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition, de même qu'un grand raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une comédie ou de la musique. Il faut qu'on soit censé venir simplement – y eût-il cinq cents personnes – faire une visite à la princesse de Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus à l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Je pris en inimitié, à cause de cela, le prince d'Agrigente semblable à tous les gens dépourvus d'imagination, mais non d'avarice, lesquels s'émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d'Agrigente, en diminuant ma ration, gâtait mon plaisir. Car ce jus de fruit n'est jamais en assez grande quantité pour qu'il désaltère. Rien ne lasse moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit, lequel, cuit, semble rétrograder vers la saison des fleurs. Empourpré comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zéphir sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte à goutte, et M. d'Agrigente m'empêchait, régulièrement, de m'en rassasier. Malgré ces compotes, l'orangeade traditionnelle subsista comme le tilleul. Sous ces modestes espèces, la communion sociale n'en avait pas moins lieu. En cela sans doute, les amis de M. et de Mme de Guermantes étaient tout de même, comme je me les étais d'abord figurés, restés plus différents que leur aspect décevant ne m'eût porté à le croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable. Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d'un rang auquel nul autre n'était supérieur ; ni par amour du luxe : ils l'aimaient peut-être, mais dans de moindres conditions sociales eussent pu en connaître un splendide, car ces mêmes soirs la femme charmante d'un richissime financier eût tout fait pour les avoir à des chasses éblouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi d'Espagne. Ils avaient refusé néanmoins et étaient venus à tout hasard voir si Mme de Guermantes était chez elle. Ils n'étaient même pas certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou des sentiments spécialement chaleureux ; Mme de Guermantes lançait parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des réflexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans doute, s'ils gardaient là leurs habitudes, était-ce par éducation affinée de gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et première qualité du mets social, au goût familier, rassurant et sapide, sans mélange, non frelaté dont ils savaient l'origine et l'histoire aussi bien que celle qui la leur servait, restés plus « nobles » en cela qu'ils ne le savaient eux-mêmes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus présenté après dîner, le hasard fit qu'il y eut ce général de Monserfeuil dont avait parlé la princesse de Parme et que Mme de Guermantes, du salon de qui il était un des habitués, ne savait pas devoir venir ce soir-là. Il s'inclina devant moi, en entendant mon nom, comme si j'eusse été président du Conseil supérieur de la guerre. J'avais cru que c'était simplement par quelque inserviabilité foncière, et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour, était le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et je voyais là une indifférence d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre par quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert était dangereux et qu'il était prudent de l'en faire changer. Mais ce fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que je fus révolté quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d'en parler elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce qu'elle put pour en détourner l'Altesse.
« Mais Madame, s'écria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune espèce de crédit ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d'épée dans l'eau :
— Je crois qu'il pourrait nous entendre », murmura la princesse en invitant la duchesse à parler plus bas.
« Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot », dit sans baisser la voix la duchesse, que le général entendit parfaitement.
« C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit très rassurant, dit la princesse.
— Que voulez-vous, répondit la duchesse, il est dans le cas de tout le monde, avec la différence que c'est lui qui a demandé à y aller. Et puis, non, ce n'est pas dangereux ; sans cela vous pensez bien que je m'en occuperais. J'en aurais parlé à Saint-Joseph pendant le dîner. Il est beaucoup plus influent, et d'un travailleur ! Vous voyez, il est déjà parti. Du reste ce serait moins délicat qu'avec celui-ci, qui a justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur changement ; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient, j'en parlerai à Saint-Joseph… si je le vois, ou à Beautreillis. Mais si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliqué l'autre jour où c'était. Je crois qu'il ne peut être nulle part mieux que là.
— Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il n'y a que vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles ! » dit la princesse de Parme qui, de peur que le général de Monserfeuil n'eût entendu la duchesse, cherchait à changer de conversation. Je reconnus une plante de l'espèce de celles qu'Elstir avait peintes devant moi.
« Je suis enchantée qu'elle vous plaise ; elles sont ravissantes, regardez leur petit tour de cou de velours mauve ; seulement, comme il peut arriver à des personnes très jolies et très bien habillées, elles ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgré cela, je les aime beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir.
— Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupées, dit la princesse.
— Non, répondit la duchesse en riant, mais ça revient au même, comme ce sont des dames. C'est une espèce de plantes où les dames et les messieurs ne se trouvent pas sur le même pied. Je suis comme les gens qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela je n'aurai pas de petits !
— Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature…
— Oui, il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le mariage, comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancé et la fiancée se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande à mon domestique de mettre ma plante à la fenêtre le plus qu'il peut, tantôt du côté cour, tantôt du côté jardin, dans l'espoir que viendra l'insecte indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait qu'il ait justement été voir une personne de la même espèce et d'un autre sexe, et qu'il ait l'idée de venir mettre des cartes dans la maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est toujours digne d'être rosière, j'avoue qu'un peu plus de dévergondage me plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il mourra sans enfants parce que c'est une espèce très rare dans nos pays. Lui, c'est le vent qui est chargé d'opérer l'union, mais le mur est un peu haut.
— En effet, dit M. de Bréauté, vous auriez dû le faire abattre de quelques centimètres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des opérations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu'il y avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout à l'heure, duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier. Celle-là produit bien des fleurs à la fois masculines et féminines, mais une sorte de paroi dure, placée entre elles, empêche toute communication. Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour où un jeune nègre natif de la Réunion et nommé Albius, ce qui, entre parenthèses, est assez comique pour un Noir puisque cela veut dire blanc, eut l'idée, à l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes séparés.
— Babal, vous êtes divin, vous savez tout, s'écria la duchesse.
— Mais vous-même, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je ne me doutais pas, dit la princesse.
— Je dirai à Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours beaucoup parlé de botanique. Quelquefois, quand cela nous embêtait trop d'aller à un thé ou à une matinée, nous partions pour la campagne et il me montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup plus amusant que les mariages de gens, et a lieu d'ailleurs sans lunch et sans sacristie. On n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il a fait lui-même un mariage encore beaucoup plus étonnant et qui rend tout difficile. Ah ! Madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps à faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaît quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'intéressantes, il faut qu'il fasse le mariage de Swann. Placée entre le renoncement aux promenades botaniques et l'obligation de fréquenter une personne déshonorante, j'ai choisi la première de ces deux calamités. D'ailleurs, au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il paraît que, rien que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit… dans le bois de Boulogne ! Seulement cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait très simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant d'entrer dans une fleur. Et tout est consommé !
— La commode sur laquelle la plante est posée est splendide aussi, c'est Empire, je crois », dit la princesse qui, n'étant pas familière avec les travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la signification des plaisanteries de la duchesse.
« N'est-ce pas, c'est beau. Je suis ravie que Madame l'aime, répondit la duchesse. C'est une pièce magnifique. Je vous dirai que j'ai toujours adoré le style Empire, même au temps où cela n'était pas à la mode. Je me rappelle qu'à Guermantes je m'étais fait honnir de ma belle-mère parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides meubles Empire que Basin avait hérités des Montesquiou, et que j'en avais meublé l'aile que j'habitais. »
M. de Guermantes sourit. Il devait pourtant se rappeler que les choses s'étaient passées d'une façon fort différente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le mauvais goût de sa belle-mère ayant été de tradition pendant le peu de temps où le prince avait été épris de sa femme, à son amour pour la seconde avait survécu un certain dédain pour l'infériorité d'esprit de la première, dédain qui s'alliait d'ailleurs à beaucoup d'attachement et de respect.
« Les Iéna ont le même fauteuil avec incrustations de Wedgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien », dit la duchesse du même air d'impartialité que si elle n'avait possédé aucun de ces deux meubles ; « je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que je n'ai pas. »
La princesse de Parme garda le silence.
« Mais c'est vrai, Votre Altesse ne connaît pas leur collection. Oh ! elle devrait absolument y venir une fois avec moi. C'est une des choses les plus magnifiques de Paris, c'est un musée qui serait vivant. »
Et comme cette proposition était une des audaces les plus Guermantes de la duchesse, parce que les Iéna étaient pour la princesse de Parme de purs usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de Guartalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas (tant l'amour qu'elle portait à sa propre originalité l'emportait encore sur sa déférence pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres convives des regards amusés et souriants. Eux aussi s'efforçaient de sourire, à la fois effrayés, émerveillés, et surtout ravis de penser qu'ils étaient témoins de la « dernière » d'Oriane et pourraient la raconter « tout chaud ». Ils n'étaient qu'à demi stupéfaits, sachant que la duchesse avait l'art de faire litière de tous les préjugés Courvoisier pour une réussite de vie plus piquante et plus agréable. N'avait-elle pas, au cours de ces dernières années, réuni à la princesse Mathilde le duc d'Aumale qui avait écrit au propre frère de la princesse la fameuse lettre : « Dans ma famille tous les hommes sont braves et toutes les femmes sont chastes » ? Or, les princes le restant même au moment où ils paraissent vouloir oublier qu'ils le sont, le duc d'Aumale et la princesse Mathilde s'étaient tellement plu chez Mme de Guermantes qu'ils étaient ensuite allés l'un chez l'autre, avec cette faculté d'oublier le passé que témoigna Louis XVIII quand il prit pour ministre Fouché qui avait voté la mort de son frère. Mme de Guermantes nourrissait le même projet de rapprochement entre la princesse Murât et la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi embarrassée qu'auraient pu l'être les héritiers de la couronne des Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d'Orange et duc de Brabant, si on avait voulu leur présenter M. de Mailly-Nesle, prince d'Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d'abord la duchesse, à qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier fût résolu à ignorer les Iéna) avaient à grand-peine fini par faire aimer le style Empire, s'écria :
« Madame, sincèrement, je ne peux pas vous dire à quel point vous trouverez cela beau ! J'avoue que le style Empire m'a toujours impressionnée. Mais, chez les Iéna, là, c'est vraiment comme une hallucination. Cette espèce, comment vous dire, de… reflux de l'expédition d'Égypte, et puis aussi de remontée jusqu'à nous de l'Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux candélabres, une Muse énorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer à la bouillotte ou qui est tranquillement montée sur votre cheminée et s'accoude à votre pendule, et puis toutes les lampes pompéiennes, les petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir été trouvés sur le Nil et d'où on s'attend à voir sortir Moïse, ces quadriges antiques qui galopent le long des tables de nuit…
— On n'est pas très bien assis dans les meubles Empire, hasarda la princesse.
— Non », répondit la duchesse, mais, ajouta-t-elle en insistant avec un sourire, « j'aime être mal assise sur ces sièges d'acajou recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de guerriers qui ne comprennent que la chaise curule, et au milieu du grand salon croisaient les faisceaux, entassaient les lauriers. Je vous assure que chez les Iéna on ne pense pas un instant à la manière dont on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire peinte à fresque sur le mur. Mon époux va me trouver bien mauvaise royaliste, mais je suis très mal pensante, vous savez, je vous assure que chez ces gens-là on en arrive à aimer tous ces N, toutes ces abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n'a pas été très gâté du côté gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je trouve que ça a un certain chic ! Votre Altesse devrait.
— Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce ne sera pas facile.
— Mais Madame verra que tout s'arrangera très bien. Ce sont de très bonnes gens, pas bêtes. Nous y avons mené Mme de Chevreuse, ajouta la duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a été ravie. Le fils est même très agréable… Ce que je vais dire n'est pas très convenable, ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit où on voudrait dormir – sans lui ! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai été le voir une fois pendant qu'il était malade et couché. À côté de lui, sur le rebord du lit, il y avait sculptée une longue Sirène allongée, ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des espèces de lotus. Je vous assure » ajouta Mme de Guermantes, en ralentissant son débit pour mettre encore mieux en relief les mots qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles lèvres, le fuselage de ses longues mains expressives et tout en attachant sur la princesse un regard doux, fixe et profond, « qu'avec les palmettes et la couronne d'or qui était à côté, c'était émouvant, c'était tout à fait l'arrangement du Jeune Homme et la Mort de Gustave Moreau (Votre Altesse connaît sûrement ce chef-d'oeuvre). »
La princesse de Parme, qui ignorait même le nom du peintre, fit de violents mouvements de tête et sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau. Mais l'intensité de sa mimique ne parvint pas à remplacer cette lumière qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on veut nous parler.
« Il est joli garçon, je crois ? demanda-t-elle.
— Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une reine Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensé qu'il serait un peu ridicule pour un homme de développer cette ressemblance, et cela se perd dans des joues encaustiquées qui lui donnent un air assez mameluk. On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann », ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, « a été frappé de la ressemblance de cette Sirène avec La Mort de Gustave Moreau. Mais d'ailleurs », ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant sérieux, afin de faire rire davantage, « il n'y a pas à nous frapper, car c'était un rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.
— On dit qu'il est snob ? » demanda M. de Bréauté d'un air malveillant, allumé et en attendant dans la réponse la même précision que s'il avait dit : « On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts à la main droite, est-ce vrai ? »
« M… on Dieu, n… on, répondit Mme de Guermantes avec un sourire de douce indulgence. Peut-être un tout petit peu snob d'apparence, parce qu'il est extrêmement jeune, mais cela m'étonnerait qu'il le fût en réalité, car il est intelligent », ajouta-t-elle, comme s'il y eût eu à son avis incompatibilité absolue entre le snobisme et l'intelligence. « Il est fin, je l'ai vu drôle », dit-elle encore en riant d'un air gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drôlerie sur quelqu'un exigeait une certaine expression de gaieté, ou comme si les saillies du duc de Guastalla lui revenaient à l'esprit en ce moment. « Du reste, comme il n'est pas reçu, ce snobisme n'aurait pas à s'exercer », reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte la princesse de Parme.
« Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle Mme Iéna, s'il apprend que je suis allée chez elle.
— Mais comment, s'écria avec une extraordinaire vivacité la duchesse, vous savez que c'est nous qui avons cédé à Gilbert (elle s'en repentait amèrement aujourd'hui !) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de Quiou-Quiou et qui est une splendeur ! Il n'y avait pas la place ici où pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. C'est une chose de toute beauté, moitié étrusque, moitié égyptienne…
— Égyptienne ? demanda la princesse à qui étrusque disait peu de chose.
— Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a expliqué, seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond, Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'Égypte du style Empire n'a aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains, ni leur Étrurie…
— Vraiment ! dit la princesse.
— Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la mère du cher Brigode. Tout à l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait l'autre jour de lui une chose, très belle d'ailleurs, un peu froide, où il y a un thème russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait cela russe. Et de même les peintres chinois ont cru copier Bellini. D'ailleurs même dans le même pays, chaque fois que quelqu'un regarde les choses d'une façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient goutte à ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu'ils arrivent à distinguer.
— Quarante ans ! s'écria la princesse effrayée.
— Mais oui », reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots (qui étaient presque des mots de moi, car j'avais justement émis devant elle une idée analogue), grâce à sa prononciation, l'équivalent de ce que pour les caractères imprimés on appelle « italique », « c'est comme une espèce de premier individu isolé d'une espèce qui n'existe pas encore et qui pullulera, un individu doué d'une espèce de sens que l'espèce humaine à son époque ne possède pas. Je ne peux guère me citer, parce que moi, au contraire, j'ai toujours aimé dès le début toutes les manifestations intéressantes, si nouvelles qu'elles fussent. Mais enfin l'autre jour j'ai été avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons passé devant l'Olympia de Manet. Maintenant personne ne s'en étonne plus. Ç'a l'air d'une chose d'Ingres ! Et pourtant Dieu sait ce que j'ai eu à rompre de lances pour ce tableau où je n'aime pas tout, mais qui est sûrement de quelqu'un. Sa place n'est peut-être pas tout à fait au Louvre.
— Elle va bien, la grande-duchesse ? » demanda la princesse de Parme à qui la tante du tsar était infiniment plus familière que le modèle de Manet.
« Oui, nous avons parlé de vous. Au fond », reprit la duchesse, qui tenait à son idée, « la vérité c'est que, comme dit mon beau-frère Palamède, l'on a entre soi et chaque personne le mur d'une langue étrangère. Du reste je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si cela vous amuse d'aller chez les Iéna, vous avez trop d'esprit pour faire dépendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme qui est une chère créature innocente, mais enfin qui a des idées de l'autre monde. Je me sens plus rapprochée, plus consanguine de mon cocher, de mes chevaux, que de cet homme qui se réfère tout le temps à ce qu'on aurait pensé sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que, quand il se promène dans la campagne, il écarte les paysans d'un air bonasse, avec sa canne, en disant : “Allez, manants !” Je suis au fond aussi étonnée quand il me parle que si je m'entendais adresser la parole par les “gisants” des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a beau être mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une idée, c'est de la laisser dans son Moyen Âge. À part ça, je reconnais qu'il n'a jamais assassiné personne.
— Je viens justement de dîner avec lui chez Mme de Villeparisis », dit le général, mais sans sourire ni adhérer aux plaisanteries de la duchesse.
« Est-ce que M. de Norpois était là ? » demanda le prince Von, qui pensait toujours à l'Académie des Sciences morales.
« Oui, dit le général. Il a même parlé de votre empereur.
— Il paraît que l'empereur Guillaume est très intelligent, mais il n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui, répondit la duchesse, je partage sa manière de voir. Quoique Elstir ait fait un beau portrait de moi. Ah ! vous ne le connaissez pas ? Ce n'est pas ressemblant mais c'est curieux. Il est intéressant pendant les poses. Il m'a fait comme une espèce de vieillarde. Cela imite Les Régentes de l'hôpital de Hals. Je pense que vous connaissez ces sublimités, pour prendre une expression chère à mon neveu », dit en se tournant vers moi la duchesse qui faisait battre légèrement son éventail de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement sa tête en arrière, car tout en étant toujours grande dame, elle jouait un petit peu à la grande dame. Je dis que j'étais allé autrefois à Amsterdam et à La Haye, mais que, pour ne pas tout mêler, comme mon temps était limité, j'avais laissé de côté Haarlem.
« Ah ! La Haye, quel musée ! » s'écria M. de Guermantes. Je lui dis qu'il y avait sans doute admiré la Vue de Delft de Vermeer. Mais le duc était moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me répondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on lui parlait d'une oeuvre d'un musée, ou bien du Salon, et qu'il ne se rappelait pas : « Si c'est à voir, je l'ai vu ! »
« Comment ! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'êtes pas allé à Haarlem ? s'écria la duchesse. Mais quand même vous n'auriez eu qu'un quart d'heure, c'est une chose extraordinaire à avoir vue que les Hals. Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut d'une impériale de tramway sans s'arrêter, s'ils étaient exposés dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands. » Cette parole me choqua comme méconnaissant la façon dont se forment en nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer que notre oeil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend des instantanés.
M. de Guermantes, heureux qu'elle me parlât avec une telle compétence des sujets qui m'intéressaient, regardait la prestance célèbre de sa femme, écoutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait : « Elle est ferrée à glace sur tout. Mon jeune invité peut se dire qu'il a devant lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme il n'y en a pas aujourd'hui une deuxième. » Tels je les voyais tous deux, retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme a eu l'art de s'arrêter à l'âge d'or, l'homme, la mauvaise chance de descendre à l'âge ingrat du passé, l'une restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fût pareille aux autres femmes, ç'avait été pour moi d'abord une déception, c'était presque, par réaction, et tant de bons vins aidant, un émerveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Esté, situés pour nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande histoire que le côté de Méséglise avec le côté de Guermantes. Isabelle d'Este fut sans doute, dans la réalité, une fort petite princesse, semblable à celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang particulier à la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique et, par suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre grandeur que lui, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous paraîtrait seulement offrir quelque intérêt, tandis qu'en Isabelle d'Este nous nous trouverions, par une rencontre surnaturelle, voir de nos yeux une héroïne de roman. Or, après avoir, en étudiant Isabelle d'Este, en la transplantant patiemment de ce monde féerique dans celui de l'histoire, constaté que sa vie, sa pensée, ne contenaient rien de cette étrangeté mystérieuse que nous avait suggérée son nom, une fois cette déception consommée, nous savons un gré infini à cette princesse d'avoir eu, de la peinture de Mantegna, des connaissances presque égales à celles, jusque-là méprisées par nous et mises, comme eût dit Françoise, « plus bas que terre », de M. Lafenestre.
Après avoir gravi les hauteurs inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de la vie de la duchesse, j'éprouvais à y trouver les noms, familiers ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hélas, de Vibert, le même étonnement qu'un voyageur, après avoir tenu compte, pour imaginer la singularité des moeurs dans un vallon sauvage de l'Amérique centrale ou de l'Afrique du Nord, de l'éloignement géographique, de l'étrangeté des dénominations de la flore, éprouve à découvrir, une fois traversé un rideau d'aloès géants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois même devant les ruines d'un théâtre romain et d'une colonne dédiée à Vénus) sont en train de lire Mérope ou Alzire. Et, si loin, si à l'écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais connues, la culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s'était efforcée, sans intérêt, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de celles qu'elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque touchant à force d'être inutilisable, d'une érudition en matière d'antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin.
« J'en aurais pu vous montrer un très beau, me dit aimablement Mme de Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prétendent certaines personnes, et que j'ai hérité d'un cousin allemand. Malheureusement il s'est trouvé “fieffé” dans le château ; vous ne connaissiez pas cette expression ? Moi non plus », ajouta-t-elle par ce goût qu'elle avait de faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les coutumes anciennes, mais auxquelles elle était inconsciemment et âprement attachée. « Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais j'avoue que je l'aurais été encore bien plus, si j'avais pu vous faire les honneurs de mon Hals, de ce tableau “fieffé”.
— Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse.
— Justement, son frère avait épousé ma soeur, dit M. de Guermantes, et d'ailleurs sa mère était cousine germaine de la mère d'Oriane.
— Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai de dire que, sans avoir d'opinion sur ses oeuvres que je ne connais pas, la haine dont le poursuit l'empereur ne me paraît pas devoir être retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence.
— Oui, j'ai dîné deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouvé curieux. Je ne l'ai pas trouvé simple ! Mais il a quelque chose d'amusant, d'“obtenu”, dit-elle en détachant le mot, comme un oeillet vert, c'est-à-dire une chose qui m'étonne et ne me plaît pas infiniment, une chose qu'il est étonnant qu'on ait pu faire, mais que je trouve qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'espère que je ne vous choque pas ?
— L'empereur est d'une intelligence inouïe, reprit le prince Von, il aime passionnément les arts ; il a sur les oeuvres d'art un goût en quelque sorte infaillible, il ne se trompe jamais ; si quelque chose est beau, il le reconnaît tout de suite, il le prend en haine. S'il déteste quelque chose, il n'y a aucun doute à avoir, c'est que c'est excellent. » Tout le monde sourit.
« Vous me rassurez, dit la duchesse.
— Je comparerai volontiers l'empereur », reprit le prince qui ne sachant pas prononcer le mot archéologue (c'est-à-dire comme si c'était écrit kéologue) ne perdait jamais une occasion de s'en servir, « à un vieil archéologue (et le prince dit arshéologue) que nous avons à Berlin. Devant les anciens monuments assyriens, le vieil arshéologue pleure. Mais si c'est du moderne truqué, si ce n'est pas vraiment ancien, il ne pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une pièce arshéologique est vraiment ancienne, on la porte au vieil arshéologue. S'il pleure, on achète la pièce pour le musée. Si ses yeux restent secs, on la renvoie au marchand et on le poursuit pour faux. Hé bien, chaque fois que je dîne à Potsdam, toutes les pièces dont l'empereur me dit : “Prince, il faut que vous voyiez cela, c'est plein de génialité”, j'en prends note pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une exposition, dès que cela m'est possible j'y cours.
— Est-ce que Norpois n'est pas pour un rapprochement anglo-français ? dit M. de Guermantes.
— À quoi ça vous servirait ? » demanda d'un air à la fois irrité et finaud le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. « Ils sont tellement pêtes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires qu'ils vous aideraient. Mais on peut tout de même les juger sur la stupidité de leurs généraux. Un de mes amis a causé récemment avec Botha, vous savez, le chef boer. Il lui disait : “C'est effrayant une armée comme ça. J'aime, d'ailleurs, plutôt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis qu'un payssan, je les ai rossés dans toutes les batailles. Et à la dernière, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt fois supérieur, tout en me rendant parce que j'y étais obligé, j'ai encore trouvé le moyen de faire deux mille prisonniers ! Ç'a été bien parce que je n'étais qu'un chef de payssans, mais si jamais ces imbéciles-là avaient à se mesurer avec une vraie armée européenne, on tremble pour eux de penser à ce qui arriverait !” Du reste, vous n'avez qu'à voir que leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en Angleterre. »
J'écoutais à peine ces histoires, du genre de celles que M. de Norpois racontait à mon père ; elles ne fournissaient aucun aliment aux rêveries que j'aimais ; et d'ailleurs, eussent-elles possédé ceux dont elles étaient dépourvues, qu'il les eût fallu d'une qualité bien excitante pour que ma vie intérieure pût se réveiller durant ces heures mondaines où j'habitais mon épiderme, mes cheveux bien coiffés, mon plastron de chemise, c'est-à-dire où je ne pouvais rien éprouver de ce qui était pour moi, dans la vie, le plaisir.
« Ah ! je ne suis pas de votre avis », dit Mme de Guermantes, qui trouvait que le prince allemand manquait de tact, « je trouve le roi Edouard charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est, même encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.
— Mais, Matame la duchesse, dit le prince irrité et qui ne s'apercevait pas qu'il déplaisait, cependant si le prince de Galles avait été un simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait rayé et personne n'aurait consenti à lui serrer la main. La reine est ravissante, excessivement douce et bornée. Mais enfin il y a quelque chose de choquant dans ce couple royal qui est littéralement entretenu par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes les dépenses que lui, devrait faire, et les nomme baronnets en échange. C'est comme le prince de Bulgarie…
— C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.
— C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela que ce soit un prave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous rapprocher, c'est le plus grand désir de l'empereur, mais il veut que ça vienne du coeur ; il dit : ce que je veux c'est une poignée de main, ce n'est pas un coup de chapeau ! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait plus pratique que le rapprochement anglo-français que prêche M. de Norpois.
— Vous le connaissez, je sais », me dit la duchesse de Guermantes pour ne pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main, pensant qu'il avait sans doute raconté cette histoire à Mme de Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que méchamment, puisque, malgré son amitié avec mon père, il n'avait pas hésité à me rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eût fait un homme du monde. Il aurait dit qu'il détestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir ; il l'aurait dit pour avoir l'air d'être la cause volontaire des médisances de l'ambassadeur, qui n'eussent plus été que des représailles mensongères et intéressées. Je dis, au contraire, qu'à mon grand regret, je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. « Vous vous trompez bien, me répondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez demander à Basin ; si on me fait la réputation d'être trop aimable, lui ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernièrement voulu vous faire donner au ministère une situation charmante. Comme il a su que vous étiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention à votre père qu'il apprécie infiniment. » M. de Norpois était bien la dernière personne de qui j'eusse attendu un bon office. La vérité est qu'étant moqueur et même assez malveillant, ceux qui s'étaient laissé prendre comme moi à ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un chêne, aux sons de voix facilement apitoyés qui sortaient de sa bouche un peu trop harmonieuse, croyaient à une véritable perfidie quand ils apprenaient une médisance à leur égard venant d'un homme qui avait semblé mettre son coeur dans ses paroles. Ces médisances étaient assez fréquentes chez lui. Mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir à se montrer serviable pour eux.
« Cela ne m'étonne du reste pas qu'il vous apprécie, me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends très bien », ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion à un projet de mariage que j'ignorais, « que ma tante, qui ne l'amuse pas déjà beaucoup comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle épouse. D'autant plus que je crois que, même maîtresse, elle ne l'est plus depuis longtemps. Elle n'a de rapports, si je peux dire, qu'avec le bon Dieu. Elle est plus bigote que vous ne croyez et Booz-Norpois peut dire comme dans les vers de Victor Hugo :
Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
Ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre ! !
Vraiment, ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde qui ont tapé toute leur vie contre l'Académie et qui, sur le tard, fondent leur petite académie à eux ; ou bien les défroqués qui se refabriquent une religion personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller. Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air rêveur, c'est peut-être en prévision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on ne peut pas porter.
— Ah ! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le général de Saint-Joseph.
— Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, très attaché aux questions de naissance et d'étiquette, dit la princesse de Parme. J'ai été passer deux jours chez lui à la campagne pendant que malheureusement la princesse était malade. J'étais accompagnée de Petite (c'était un surnom qu'on donnait à Mme d'Hunol-Stein parce qu'elle était énorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montés au premier jusqu'à l'entrée des salons et alors là, en s'écartant pour me laisser passer, il a dit : “Ah ! bonjour, madame d'Hunolstein” (il ne l'appelle jamais que comme cela, depuis sa séparation), en feignant d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas à venir la saluer en bas.
— Cela ne m'étonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire », dit le duc qui se croyait extrêmement moderne, contempteur plus que quiconque de la naissance, et même républicain, « que je n'ai pas beaucoup d'idées communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons à peu près sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois dire que si ma tante épousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage, ce serait, comme on dit, à faire rire les poules, que voulez-vous que je vous dise ? » Ces derniers mots, que le duc prononçait généralement au milieu d'une phrase, étaient là tout à fait inutiles. Mais il avait un besoin perpétuel de les dire, qui les lui faisait rejeter à la fin d'une période s'ils n'avaient pas trouvé de place ailleurs. C'était pour lui, entre autres choses, comme une question de métrique. « Notez, ajouta-t-il, que les Norpois sont de braves gentilshommes, de bon lieu, de bonne souche.
— Écoutez, Basin, ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour parler comme lui », dit Mme de Guermantes pour qui la « bonté » d'une naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son ancienneté. Mais, moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait à ne pas démentir en causant l'esprit des Guermantes et méprisait le rang dans ses paroles quitte à l'honorer par ses actions.
« Mais est-ce que vous n'êtes même pas un peu cousins ? demanda le général de Saint-Joseph. Il me semble que Norpois avait épousé une La Rochefoucauld.
— Pas du tout de cette manière-là. Elle était de la branche des ducs de La Rochefoucauld, ma grand-mère est des ducs de Doudeauville. C'est la propre grand-mère d'Édouard Coco, l'homme le plus sage de la famille, répondit le duc qui avait sur la sagesse des vues un peu superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis XIV ; ce serait un peu éloigné.
— Tiens, c'est intéressant, je ne le savais pas, dit le général.
— D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la soeur du duc de Montmorency et avait épousé d'abord un La Tour d'Auvergne. Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait plus important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en ligne directe… »
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n'avais jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu'une modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je l'entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes était pour moi un nom collectif, ce n'était pas que dans l'histoire, par l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porté, mais aussi au long de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour nous les noms dans l'espace de quelques années. Notre mémoire et notre coeur ne sont pas assez grands pour pouvoir être fidèles. Nous n'avons pas assez de place, dans notre pensée actuelle, pour y garder les morts à côté des vivants. Nous sommes obligés de construire sur ce qui a précédé et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile d'expliquer tout cela, et même, un peu auparavant, j'avais implicitement menti en ne répondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit : « Vous ne connaissez pas notre patelin ? » Peut-être savait-il même que je le connaissais, et ne fut-ce que par bonne éducation qu'il n'insista pas. Mme de Guermantes me tira de ma rêverie.
« Moi, je trouve tout cela assommant. Écoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi. J'espère que vous allez vite revenir dîner pour une compensation, sans généalogies cette fois », me dit à mi-voix la duchesse incapable de comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et d'avoir l'humilité de ne me plaire que comme un herbier plein de plantes démodées.
Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au contraire, ce qui, sur la fin – car le duc et le général ne cessèrent plus de parler généalogies – sauvait ma soirée d'une déception complète. Comment n'en eussé-je pas éprouvé une jusqu'ici ? Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l'avais seulement connu et rêvé à distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait donné l'impression de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré d'Hamlet. Sans doute ces régions géographiques et ce passé ancien qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n'y subsistaient que comme la cause dans l'effet, c'est-à-dire peut-être possibles à dégager pour l'intelligence, mais nullement sensibles à l'imagination.
Et ces préjugés d'autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les nobles et qui font d'eux les lettrés, les étymologistes de la langue, non des mots, mais des noms (et encore seulement relativement à la moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu'un libre penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l'église de celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai, c'est-à-dire dans l'esprit, n'avaient même pas pour ces grands seigneurs le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves, d'Orléans, et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant même tous ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur reflétait. J'avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr ; eux, par la femme.
Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la soeur cadette se marie avant l'aînée. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d'un enfantillage que j'avais connu d'abord (c'était pour moi son seul charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n'a-t-il pas l'air de parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une évidente satisfaction que M. de Guéménée criait à son frère : « Tu peux entrer ici, ce n'est pas le Louvre ! » et disait du chevalier de Rohan (parce qu'il était fils naturel du duc de Clermont) : « Lui, du moins, il est prince ! » La seule chose qui me fît de la peine dans cette conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce salon aussi bien qu'auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément c'était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui s'étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant l'air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer. « Vous avez tort de le défendre », me dit M. de Guermantes comme avait fait Saint-Loup. « Tenez, laissons même l'opinion de nos parents qui est unanime, parlez de lui à ses domestiques, qui sont au fond les gens qui nous connaissent le mieux. Mme de Luxembourg avait donné son petit nègre à son neveu. Le nègre est revenu en pleurant : “Grand-duc battu moi, moi pas canaille, grand-duc méchant, c'est épatant.” Et je peux en parler sciemment, c'est un cousin à Oriane. »
Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j'entendis les mots de cousin et cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu'on prononçait, s'écriait : « Mais c'est un cousin d'Oriane ! » avec la même joie qu'un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu'il est dans le bon chemin. D'autre part, ces mots cousin et cousine étaient employés dans une intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d'ambition mondaine et douée d'une réelle intelligence assimilatrice, elle apprenait avec la même facilité l'histoire de la retraite des Dix mille ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait été impossible de la prendre en faute sur les plus récents travaux allemands, qu'ils traitassent d'économie politique, des vésanies, des diverses formes de l'onanisme, ou de la philosophie d'Épicure. C'était du reste une femme dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l'erreur, elle vous désignait comme des femmes ultra-légères d'irréprochables vertus, vous mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures, et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non à cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance.
Elle était, à cette époque, peu reçue. Elle fréquentait quelques semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de Guermantes, mais en général, en était restée, par force, pour les familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne fréquentaient plus. Elle espérait avoir l'air tout à fait du monde en citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis. Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dînaient souvent chez lui, frémissait joyeusement de se retrouver en pays de connaissance et poussait un cri de ralliement : « Mais c'est un cousin d'Oriane ! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mère était Mlle d'Uzès. »
L'ambassadrice était obligée d'avouer que son exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais : « Je sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé, répondait : « Ah ! alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » L'ambassadrice ne répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que « les cousins » de ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau de « Mais c'est une cousine d'Oriane », mots qui semblaient avoir pour M. de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins l'explosion de « Mais c'est une cousine d'Oriane » me parut-elle toute naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas : « Elle est stupide. Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé, elle m'est fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage s'étendait beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire « ma tante » à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que, chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien épluchée, dire « ma tante » à Mme de Guermantes, qui la laissait faire avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la « naissance » pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil ; dans les conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.
Parfois, plus que d'une race, c'était d'un fait particulier, d'une date, que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand-mère Lucinge, je crus voir sous la chemise banale aux simples boutons de perle saigner dans deux globes de cristal ces augustes reliques : le coeur de Mme de Praslin et du duc de Berri ; d'autres étaient plus voluptueuses, les fins et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
Quelquefois ce n'était pas une simple relique que je voyais. Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient été leurs ancêtres, M. de Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa conversation un bel air d'ancienne demeure dépourvue de chefs-d'oeuvre véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et majestueux dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant demandé pourquoi le prince Von avait dit, en parlant du duc d'Aumale, « mon oncle », M. de Guermantes répondit : « Parce que le frère de sa mère, le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe. » Alors je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse, aux fêtes des noces de son frère le duc d'Orléans, apparaissait habillée d'une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d'avoir vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier où elle vient d'accoucher d'un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel je venais de dîner, dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au-delà d'une génération, voient se rattacher à eux plus d'une personnalité historique ; dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la soeur du duc d'Orléans) à qui on disait que le nom du château de son époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince Von dont il était précisément l'adresse, à laquelle il venait de demander au duc de Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre « fantaisiste » délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment il était parent de Mme d'Arpajon, était obligé, si loin et si simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c'était encore la même chose : dans tous ces cas, un grand événement historique n'apparaissait au passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d'une propriété, dans les prénoms d'une femme choisis tels parce qu'elle est la petite-fille de Louis-Philippe et de Marie-Amélie considérés non plus comme roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d'autres raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac où les personnages les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec La Comédie humaine, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac, et la tenir seulement parce qu'il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne.) Telle l'aristocratie en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque d'envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres d'art achevées où il n'y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d'être comme elle leur impose la sienne.
Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur l'enveloppe : « M. de ***, meunier », à quoi le grand-père avait répondu : « Je suis d'autant plus désolé que vous n'ayez pas pu venir, mon cher ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimité, car nous étions en petit comité et il n'y aurait eu au repas que le meunier, son fils et vous. » Cette histoire était non seulement odieuse pour moi, qui savais l'impossibilité morale que mon cher M. de Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait devoir hériter) en le qualifiant de « meunier » ; mais encore la stupidité éclatait dès les premiers mots, l'appellation de meunier étant trop évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'était envoyé et que le grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c'était un homme remarquable, avait montré plus d'esprit que son petit-gendre. Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter celle que j'avais entendue au café : « Tout le monde se couchait », mais dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse l'arrêta et protesta : « Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas à ce point. » J'étais intimement persuadé que toutes les histoires relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que, chaque fois que je me trouverais en présence d'un des acteurs ou des témoins, j'entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l'amour-propre. En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en riant : « Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg ; c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme, en écrivant à sa tante. Je lui ai répondu mes regrets et j'ai ajouté : “Quant à ‘la grande-duchesse de Luxembourg', entre guillemets, dis-lui que si elle vient me voir je suis chez moi après 5 heures tous les jeudis.” J'ai même eu une seconde avanie. Étant à Luxembourg je lui ai téléphoné de venir me parler à l'appareil. Son Altesse allait déjeuner, venait de déjeuner, deux heures se passèrent sans résultat et j'ai usé alors d'un autre moyen : “Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler ?” Piqué au vif, il accourut à la minute même. » Tout le monde rit du récit de la duchesse et d'autres analogues, c'est-à-dire, j'en suis convaincu, de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin, tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai jamais rencontré. La suite montrera que c'était moi qui avais raison. Je dois reconnaître qu'au milieu de toutes ses « rosseries », Mme de Guermantes eut pourtant une phrase gentille.
« Il n'a pas toujours été comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'être, comme dans les livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'était pas bête, et même, dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d'une façon assez sympathique comme d'un bonheur inespéré : “C'est un vrai conte de fées, il faudra que je fasse mon entrée au Luxembourg dans un carrosse de féerie”, disait-il à son oncle d'Ornessan qui lui répondit, car, vous savez, c'est pas grand le Luxembourg : “Un carrosse de féerie, je crains que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutôt la voiture aux chèvres.” Non seulement cela ne fâcha pas Nassau, mais il fut le premier à nous raconter le mot et à en rire.
— Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mère est Montjeu. Il va bien mal, le pauvre Ornessan. »
Ce nom eut la vertu d'interrompre les fades méchancetés qui se seraient déroulées à l'infini. En effet, M. de Guermantes expliqua que l'arrière-grand-mère de M. d'Ornessan était la soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par conséquent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux généalogies, cependant que l'imbécile ambassadrice de Turquie me soufflait à l'oreille : « Vous avez l'air d'être très bien dans les papiers du duc de Guermantes, prenez garde », et comme je demandais l'explication : « Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c'est un homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais l'erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l'ambassadrice comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. « Son frère Mémé, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas), foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De même leur tante Villeparisis. Ah ! je l'adore. Voilà une sainte femme, le vrai type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu même, mais la réserve. Elle dit encore : “Monsieur” à l'ambassadeur Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé un excellent souvenir en Turquie. »
Je ne répondis même pas à l'ambassadrice afin d'entendre les généalogies. Elles n'étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues que m'apprit M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car, unissant, sous la monarchie de Juillet, le duc de Guermantes et le duc de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur, elle donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d'une grâce exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je trouvais terne et pouvais croire récent de Norpois, y ciselait profondément la beauté d'une médaille. Et dans ces cas-là d'ailleurs, ce n'était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du rapprochement : l'autre, devenu banal à force d'éclat, me frappait davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les portraits d'un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués tous ces noms, venant se placer à côté d'autres dont je les aurais crus si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance ; ces chassés-croisés qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par exemple, dans la belle construction féodale qu'est le titre de duc de Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement, blottis, comme dans la demeure hospitalière d'un bernard-l'ermite, un Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs restaient en compétition pour une même coquille : pour la principauté d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle ; pour le duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique ; tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de duc de Reggio. Quelquefois c'était le contraire, la coquille était depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis longtemps que je ne m'étais jamais avisé que tel nom de château eût pu être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Ainsi, comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Monserfeuil : « Non, ma cousine était une royaliste enragée, c'était la fille du marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des Chouans », à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était pour moi un nom de château, devenir ce que je n'avais jamais songé qu'il eût pu être, un nom de famille, j'eus le même étonnement que dans une féerie où des tourelles et un perron s'animent et deviennent des personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l'histoire, même simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi considérable, qui y furent plus recherchés pour leur élégance ou pour leur esprit, et eux-mêmes d'une aussi haute naissance que le duc de Guermantes ou le duc de La Trémoïlle. Ils sont aujourd'hui tombés dans l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom qu'on n'entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu ; tout au plus un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom d'hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arrêtera dans le petit village de Charlus pour visiter son église, s'il n'est pas assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu'il fallait partir et que, tandis que j'écoutais M. de Guermantes parler généalogies, l'heure approchait où j'avais rendez-vous avec son frère. Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même paraîtra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais auront la patience d'écouter les discours du successeur de Théodore ou de lire le guide du curé. Mais tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent ; et c'est sans doute, pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant degré par degré jusque bien au-delà du XIVe siècle et retrouver les Mémoires et les correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes. Presque pathologiquement pareils à ceux d'aujourd'hui, ils excitent de siècle en siècle l'intérêt alarmé de leurs correspondants, qu'ils soient antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou postérieurs au prince de Ligne.
D'ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince d'Agrigente ou de Cystria, que leur masque de chair et d'inintelligence ou d'intelligence communes avait changés en hommes quelconques, si bien qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchanté des noms. Le prince d'Agrigente lui-même, dès que j'eus entendu que sa mère était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d'un compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux n'étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante. Chaque nom déplacé par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu'il occupait dans mon cerveau, où l'habitude l'avait terni, et, allant rejoindre les Mortemarts, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d'autant plus ardemment rallumés auxquels j'apprenais seulement qu'il était attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à l'extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir s'épanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme le père d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces, différentes en cela de celles des convives, n'étaient empâtées pour moi d'aucun résidu d'expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d'une couleur différente, se détachaient de l'arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient d'aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides, alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jessé les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l'un et l'autre côté de l'arbre de verre.
À plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer, et, plus que pour toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration desquels ils s'étaient réunis, car ce n'était pas évidemment pour parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la même façon que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer, M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'à le reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'à une fête qui ne différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent à Balbec dans une ville qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir – plusieurs de ces dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l'être, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée qu'elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n'étais pas là, il ne se passait pas autre chose.
Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés ? Pour des dîners tels que celui-ci ? pareils si j'avais été absent ? J'en eus un instant le soupçon, mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray ?
Au reste ces filles-fleurs étaient à un degré étrange, faciles à être contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car plus d'une à laquelle je n'avais tenu pendant toute la soirée que deux ou trois propos dont la stupidité m'avait fait rougir, tint, avant de quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidées qui contournait sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me parler – allusion voilée à une invitation à dîner – de son désir « d'arranger quelque chose », après qu'elle aurait « pris jour » avec Mme de Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de Parme. La présence de celle-ci – on ne doit pas s'en aller avant une Altesse – était une des deux raisons, non devinées par moi, pour lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance à ce que je restasse. Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les dames ayant fait une génuflexion devant la princesse qui les releva, reçurent d'elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu'elles eussent demandée à genoux, la permission de demander leur manteau et leurs gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée de grands noms de l'histoire de France. La princesse de Parme avait défendu à Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au vestibule de peur qu'elle ne prît froid, et le duc avait ajouté : « Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a dit le docteur. »
« Je crois que la princesse de Parme a été très contente de dîner avec vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et pénétré, comme s'il me remettait un diplôme ou m'offrait des petits fours. Et je sentis au plaisir qu'il paraissait éprouver à ce moment-là et qui donnait une expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins que cela représentait pour lui était de ceux dont il s'acquitterait jusqu'à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et aisées que, même gâteux, on conserve encore.
Au moment où j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra dans le salon, ayant oublié d'emporter de merveilleux oeillets, venus de Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame d'honneur était assez rouge, on sentait qu'elle avait été bousculée, car la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air à l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi : « La princesse trouve que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir les oeillets tout de même. Dame ! je ne suis pas un petit oiseau, je ne peux pas être à plusieurs endroits à la fois. »
Hélas ! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'était pas la seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre : c'était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs amis, n'était pas qu'un luxe matériel mais, comme je l'avais expérimenté souvent avec Robert de Saint-Loup, était aussi un luxe de paroles charmantes, d'actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans l'oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s'épanchait parfois, cherchait un dérivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire croire à de l'affection. Elle l'éprouvait d'ailleurs au moment où elle la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l'ami ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes ; il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon, et de les donner à quelqu'un avec qui elle eût souhaité de faire durer la soirée, tout en sentant avec mélancolie qu'un tel prolongement n'aurait pu mener à autre chose qu'à de vaines causeries où rien n'aurait passé du plaisir nerveux, de l'émotion passagère, semblables aux premières chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et de tristesse. Quant à l'ami, il ne fallait pas qu'il fût trop dupe des promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eût jamais entendue, proférées par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la douceur d'un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse ignorées des créatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grâce et de bonté, et n'ont plus rien à donner d'elles-mêmes après qu'un autre moment est venu. Leur affection ne survit pas à l'exaltation qui la dicte ; et la finesse d'esprit qui les avait amenées alors à deviner toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles seront en train de goûter un de ces « moments musicaux » qui sont si brefs.
Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots que j'avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que c'était peu élégant, j'éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme n'était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La princesse revint vers moi. « Oh ! quelle bonne idée, s'écria-t-elle, comme c'est pratique ! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela », dit-elle à sa dame d'honneur, tandis que l'ironie des valets se changeait en respect et que les invités s'empressaient autour de moi pour s'enquérir où j'avais pu trouver ces merveilles. « Grâce à cela, vous n'aurez rien à craindre, même s'il reneige et si vous allez loin ; il n'y a plus de saison, me dit la princesse.
— Oh ! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer, interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.
— Qu'en savez-vous, Madame ? » demanda aigrement l'excellente princesse de Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d'honneur.
« Je peux l'affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, c'est matériellement impossible.
— Mais pourquoi ?
— Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela : on a jeté du sel ! »
La naïve dame ne s'aperçut pas de la colère de la princesse et de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de l'amiral Jurien de La Gravière : « D'ailleurs qu'importe ? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »
Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus : « Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l'affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.
Une exaltation n'aboutissant qu'à la mélancolie, parce qu'elle était artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait me conduire à l'hôtel de M. de Charlus. Nous pouvons à notre choix nous livrer à l'une ou l'autre de deux forces, l'une s'élève de nous-même, émane de nos impressions profondes, l'autre nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une joie, celle que dégage la vie des créateurs. L'autre courant, celui qui essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitées des personnes extérieures, n'est pas accompagné de plaisir ; mais nous pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu'elle tourne vite à l'ennui, à la tristesse ; d'où le visage morne de tant de mondains, et chez eux tant d'états nerveux qui peuvent aller jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation, bien différente de celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle que j'avais eue dans d'autres voitures : une fois à Combray, dans la carriole du Dr Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les clochers de Martinville ; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m'offrait une allée d'arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j'avais devant les yeux de l'esprit, c'étaient ces conversations qui m'avaient paru si ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le général Botha et l'armée anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-mêmes, dès que, doués d'une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des autres, nous donnons du relief à ce qu'ils ont dit, à ce qu'ils ont fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon de café qui l'a servi, je m'émerveillais de mon bonheur, non ressenti par moi, il est vrai, au moment même, d'avoir dîné avec quelqu'un qui connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes, ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du prince, l'histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l'admiration intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique. Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple sur Frans Hals qu'il aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur extraordinaires. Et je dois dire que, si cette exaltation tomba vite, elle n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus, parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons, à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut précieuse dans la suite.
De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner à penser. Des « pensées », il en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château, suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant : « Votre nom, mon cher, mais pas de pensée ! » Or, c'étaient ces « pensées » de Victor Hugo (presque aussi absentes de La Légende des siècles que les « airs », les « mélodies » dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient touchantes et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore de profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où étaient reliés Les Orientales et Les Chants du crépuscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d'automne, et je l'envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre, et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités Mme de Guermantes.
Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à La Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
À ce point de vue, si ce monde n'avait pu au premier moment répondre à ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans ; leur conversation s'orne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent ignore profondément. À supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses oncles, ses grand-tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui. Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir, à un enterrement, des femmes mêlées aux hommes, alors qu'il y a une cérémonie particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que Saint-Loup avait vendu son précieux « Arbre généalogique », d'anciens portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des Carrière et des meubles modern Style, M. et Mme de Guermantes, mus par un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs merveilleux meubles de Boulle, qui offraient un ensemble autrement séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de leur conversation, qui eût été pour lui – car l'affamé n'a pas besoin d'un autre affamé – un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s'oublient davantage : des cravates à la Saint-Joseph, des enfants voués au bleu, etc., et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui dont il se console en se disant : « C'est joli parce que c'est vrai, cela se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. À cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son hilarité devant les mots « vatique », « cosmique », « pythique », « suréminent », qu'employait Saint-Loup, – de même que devant ses meubles de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que j'avais entendues chez la duchesse m'étaient étrangères. Entrées un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait dit que (de nature sociale et non individuelle) elles étaient impatientes d'en sortir. Je m'agitais dans la voiture, comme une pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi-même une sorte de prince X, de Mme de Guermantes, et les raconter. En attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture où d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut, que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues avec moi-même où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une description d'un état interne.
J'allais sortir du salon pour tâcher d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé : « M. le baron a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au secrétaire.
— Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec M. le baron, mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je reviendrai un autre jour.
— Oh ! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre. M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. »
Je me rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir, quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après les avoir parcourus du regard, il disait : « Coignet, le bougeoir ! » ou : « Ducret, la chemise ! », c'est en ronchonnant d'envie que les autres se retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître. Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être investis pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes : « Couvrez-vous », les autres ne reparlaient pas de quinze jours au malade, par jalousie, à cause de la grâce qui lui avait été faite.
J'attendis encore dix minutes et, après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau haut de forme « huit reflets » sur une chaise avec une pelisse, comme si le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse debout. Je le fis sans méchante intention, mais l'air de colère froide qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais du reste que chez lui à la campagne, au château de Charlus, il avait l'habitude après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s'étaler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à l'un du feu, offrait à l'autre un cigare, puis au bout de quelques instants disait : « Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une chaise, mon cher, etc. », ayant tenu à prolonger leur station debout, seulement pour leur montrer que c'était de lui que leur venait la permission de s'asseoir. « Mettez-vous dans le siège Louis XIV », me répondit-il d'un air impérieux et plutôt pour me forcer à m'éloigner de lui que pour m'inviter à m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'était pas loin. « Ah ! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV ! je vois que vous êtes un jeune homme instruit », s'écria-t-il avec dérision. J'étais tellement stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. « Monsieur », me dit-il, en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus impertinents d'une double paire de consonnes, « l'entretien que j'ai condescendu à vous accorder, à la prière d'une personne qui désire que je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne vous cacherai pas que j'avais espéré mieux ; je forcerais peut-être un peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, même avec qui ignore leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que “bienveillance”, dans son sens le plus efficacement protecteur, n'excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec même que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle incartade M. de Charlus s'était séparé de moi à Balbec, j'esquissai un geste de dénégation. « Comment ? s'écria-t-il avec colère (et en effet son visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante surface habituelle, mille serpents d'écume et de bave), vous prétendez que vous n'avez pas reçu mon message – presque une déclaration – d'avoir à vous souvenir de moi ? Qu'y avait-il comme décoration autour du livre que je vous fis parvenir ?
— De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
— Ah ! répondit-il d'un air méprisant, les jeunes Français connaissent peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois qui ne connaîtrait pas La Walkyrie ? Il faut d'ailleurs que vous ayez des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-là, vous m'avez dit que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles ; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur quoi vous vous asseyez, vous offrez à votre derrière une chauffeuse Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez. Pareillement, vous n'avez même pas reconnu dans la reliure du livre de Bergotte le linteau de myosotis de l'église de Balbec. Y avait-il une manière plus limpide de vous dire : “Ne m'oubliez pas” ? »
Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait, l'emportait pourtant sur celle de tous les siens ; on eût dit Apollon vieilli ; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa bouche mauvaise. Pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles qu'il colorât toutes ses haines, on sentait que, même s'il y avait sous son discours tantôt de l'orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable d'assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu'il avait eu raison de le faire et n'en était pas moins supérieur de cent coudées à son frère, sa belle-soeur, etc., etc.
« Comme dans Les Lances de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur s'avance vers celui qui est le plus humble, et comme le doit tout être noble, puisque j'étais tout et que vous n'étiez rien, c'est moi qui ai fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce n'est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j'ai eue envers vous me sera comptée, je l'espère, et de n'avoir fait que sourire de ce qui pourrait être taxé d'impertinence, s'il était à votre portée d'en avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées, mais enfin, monsieur, de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis à l'épreuve que le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l'épreuve de la trop grande amabilité et qu'il déclare à bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l'ivraie. Je vous reprocherais à peine de l'avoir subie sans succès, car ceux qui en triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre, j'entends être à l'abri de vos intentions calomniatrices. »
Je n'avais pas songé jusqu'ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par un propos désobligeant qu'on lui eût répété ; j'interrogeai ma mémoire ; je n'avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l'avait fabriqué de toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n'avais absolument rien dit de lui. « Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec douceur la note la plus aiguë et la plus insolente :
« Oh ! Monsieur », dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle, et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme descendante, « je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous accusant d'avoir dit que nous étions “liés”. Je n'attends pas une très grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un meuble de Chippendale pour une chaire rococo, mais enfin je ne pense pas », ajouta-t-il avec des caresses vocales de plus en plus narquoises et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, « je ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions liés ! Quant à vous être vanté de m'avoir été présenté, d'avoir causé avec moi, de me connaître un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de pouvoir être un jour mon protégé, je trouve au contraire fort naturel et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y a entre nous me permet de reconnaître sans ridicule que cette présentation, ces causeries, cette vague amorce de relations étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai même », dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais qu'il allait se mettre à pleurer, « que, quand vous avez laissé sans réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et d'une bonne famille bourgeoise (sur cet adjectif seul sa voix eut un petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais, comme je vous le dis, on peut toujours écrire. Moi à votre place, et même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire.) Je vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que vous me connaissiez quand c'était vrai – car maintenant cela va cesser de l'être – je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
— Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
— Et qui vous dit que j'en suis offensé ? » s'écria-t-il avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors, était centuplée, comme l'est un forte, si, au lieu d'être joué au piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un fortissimo. M. de Charlus hurlait.) « Pensez-vous qu'il soit à votre portée de m'offenser ? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ? Croyez-vous que la salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes orteils ? »
Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui, avait succédé une rage folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où M. de Charlus cessait de hurler pour parler de ses augustes orteils, avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte. Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms, l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me proposer. Elle était invraisemblable ; trois autres me le semblèrent moins : l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes contre lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi ?) il jugeait nécessaire d'avoir un poste de secours voisin ; l'autre, qu'attirés par la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je sortirais si vite ; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M. de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un nunc erudimini dont chacun ferait son profit.
Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de « ses augustes orteils », il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la porte. « Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute ; qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot « châtier » et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on remplaça par un autre.
« Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
— Qui ? ne le savez-vous pas ? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que vous dites ? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret ? Et croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis ?
— Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez ? » demandai-je en cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à qui j'avais pu parler de M. Charlus.
« Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
— Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale ; d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je n'avais rien dit.
— Alors je mens ! » s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
« On vous a trompé. »
Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du premier morceau : « C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet de pied entra. « Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé. » Je dis que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais une voiture. « On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène… Si vous craignez qu'il ne soit trop tard… j'aurais pu vous donner une chambre ici… » Je dis que ma mère serait inquiète. « Ah ! oui, vrai ou faux, le propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri trop tôt ; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec, elle n'a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M. de Charlus n'avait pas été détruite, il n'aurait pourtant pas pu agir autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire reconduire. Il avait même l'air de redouter l'instant de me quitter et de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru éprouver, il y avait une heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire prolonger une minute.
« Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un peu comme le Booz de Victor Hugo : Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe. »
Je retraversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui dis, tout à fait au hasard, combien je le trouvais beau. « N'est-ce pas ? me répondit-il. Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont été faites pour les sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent le même motif décoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures où cela soit ainsi, le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais naturellement, dès que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il n'est venu ici que pour moi. En somme, c'est bien. Ça pourrait peut-être être mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a de jolies choses, le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez aussi bien que moi, puisque vous avez attendu dans ce salon. Non ? Ah ! C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu », dit-il d'un air soit d'impertinence à l'endroit de mon incuriosité, soit de supériorité personnelle et de n'avoir pas demandé où on m'avait fait attendre. « Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Madame Élisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous entendez : Beethoven se joint à lui. » Et en effet on distinguait les premiers accords de la troisième partie de La Symphonie pastorale, « La Joie après l'orage », exécutés non loin de nous, au premier étage sans doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on jouait cela et qui étaient les musiciens. « Hé bien ! on ne sait pas. On ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce pas », me dit-il d'un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait un peu l'influence et l'accent de Swann. « Mais vous vous en fichez comme un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et condamnation », ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le moment fut venu que je m'en allasse. « Vous m'excuserez de ne pas vous reconduire comme les bonnes façons m'obligeraient à le faire, me dit-il. Désireux de ne plus vous revoir, il m'importe peu de passer cinq minutes de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j'ai fort à faire. » Cependant, remarquant que le temps était beau : « Hé bien ! si, je vais monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder au Bois après vous avoir reconduit. Comment ! vous ne savez pas vous raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils », me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu'à mes oreilles comme les doigts d'un coiffeur. « Ah ! ce serait agréable de regarder ce “clair de lune bleu” au Bois avec quelqu'un comme vous », me dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air triste : « Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l'être plus que personne, ajouta-t-il me touchant paternellement l'épaule. Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. » J'aurais dû penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'à me rappeler la rage avec laquelle il m'avait parlé, il y avait à peine une demi-heure. Malgré cela j'avais l'impression qu'il était, en ce moment, sincère, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considérais comme un état presque délirant de susceptibilité et d'orgueil. La voiture était devant nous et il prolongeait encore la conversation. « Allons, dit-il brusquement, montez ; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations. C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le fassions comme en musique, sur un accord parfait. » Malgré ces affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais juré que M. de Charlus, ennuyé de s'être oublié tout à l'heure et craignant de m'avoir fait de la peine, n'eût pas été fâché de me revoir encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment : « Allons bon ! dit-il, voilà que j'ai oublié le principal. En souvenir de Madame votre grand-mère, j'avais fait relier pour vous une édition curieuse de Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d'être la dernière. Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de Vienne.
— Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je obligeamment.
— Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec colère, et ne pas avoir l'air grotesque de considérer comme peu de chose l'honneur d'être probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-être un valet de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. » Il se ressaisit : « Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance ; avant le silence éternel, accord de dominante ! » C'est pour ses propres nerfs qu'il semblait redouter son retour immédiatement après d'âcres paroles de brouille. « Vous ne voulez pas venir jusqu'au Bois », me dit-il d'un ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu'il me sembla, non pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait que son amour-propre n'essuyât un refus. « Hé bien voilà, me dit-il en traînant encore, c'est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l'amour-propre) et où il convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est Whistler. » Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse d'Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m'arrêta, et prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse :
« Ah ! Monsieur, vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n'ai rien à voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc de Guastalla. La demande m'étonna, car le duc de Guastalla n'a nul besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu'il est mon cousin et me connaît de tout temps ; c'est le fils de la princesse de Parme, et en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses devoirs le Jour de l'An. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous intéresse. Comme il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse d'Iéna, comme on dit la Panthère des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une personne riche dont j'avais admiré à une exposition des meubles fort beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l'agent de change de mon secrétaire, l'argent procure tant de choses. Mais non ; c'est l'Empereur, paraît-il, qui s'est amusé à donner à ces gens un titre précisément indisponible. C'est peut-être une preuve de puissance, ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort mauvais tour qu'il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux.
Mais enfin je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur, de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront. Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est inaccessible.
— C'est vraiment très beau, monsieur, l'hôtel de la princesse de Guermantes.
— Oh ! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau ; après la princesse toutefois.
— La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes ?
— Oh ! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent au gré de leurs sympathies ou de leurs brouilles ceux dont la situation paraissait la plus solide et la mieux fixée.) La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse, très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin, elle est incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de Metternich. Mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther !
— On ne peut pas les visiter ?
— Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais personne à moins que j'intervienne. » Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté, l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés chez moi. « Mon rôle est terminé, monsieur ; j'y ajoute simplement ces quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à plusieurs, et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de Balzac, ni quatre comme dans Les Trois Mousquetaires. Adieu. »
Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais à faire à M. de Charlus, relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant avait fait s'envoler bien loin de moi.
En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée. Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne ; je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe, largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de s'offrir à moi.
Cher ami et cousin,
J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même, pour toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur on aussi leur poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de la mer comme le matelot attaché en aut du grand mât, car cette vie ne fi quune vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale occupation de ton étonnement jen suis certain, est maintenant la poesie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur étaient venues en foule ainsique plusieurs ministres. On a mis plus de deux heures pour aller au cimetière ce qui vous fera tous ouvrir de grands yeux dans votre village car on nan feras certainement pas autant pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que diriez-vous mes chers amis si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux Écorres. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chenedollé d'Alfred de Musset, car je voudrais guérir le pays qui m'a donné le jour de l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta soeur Rose. Puisse-t-on ne pas dire d'elle : Et rose elle n'a vécu que ce que vivent les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de Musset tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur les fiâmes du bûcher comme Jeanne d'Arc. À bientôt ta prochaine missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère Périgot Joseph.
Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte : « La princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le ***. » Sans doute, être invité chez la princesse de Guermantes n'était peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le prétendait M. de Charlus, et d'une essence aussi hétérogène à celle d'une autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce qu'elle voyait ; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur ou une quantité profondément modifiée par des valeurs environnantes, par le « signe » mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on le trouve surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la cour d'Angleterre, de la reine d'Ecosse, de la duchesse d'Aumale et je me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.
Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde, que parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux ; ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de l'extrême Nord un aliment assimilable.
À quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.
Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur « l'inaccessible palais d'Aladin » qu'habitait sa cousine, ne suffirent pas à expliquer ma stupéfaction.
Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs dans les grossissements artificiels dont j'aurai à parler, il n'en reste pas moins qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres et par conséquent différence entre eux.
Comment d'ailleurs en serait-il autrement ? L'humanité que nous fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même que, dans les Mémoires, dans les lettres de gens remarquables, nous avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries, chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière de se comporter à notre égard, on pourrait même dire à amitié égale, trahit des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables, mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager. Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais si je lui avais demandé un rien en dehors de cela n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il est impossible d'obtenir un verre de cidre non prévu dans l'ordonnance des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir, ou de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé et incapable du moindre effort pour m'être utile ? D'autre part, on disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement. Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais, au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse me disait : « C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort au-dessous de nous : « Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à personne », et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire) : « Oriane est snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de Guermantes, le plus habituellement cité était un exclusivisme dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince, préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner faisait une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. À cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. « Le duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur cousin » étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un mystificateur.
Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même du tout, comme je m'en étais un moment flatté, un sentiment qu'un homme du monde n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin d'être bien « objectif » et de peindre chaque classe différemment. J'ai, en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait passer la carte d'invitation de la princesse. « Georges et moi (ou Hély et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson d'avril. » Or, le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui « de son côté » va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est, selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux inséparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de Chalais.
Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes, j'appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d'aller la voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'étaient pas encore rentrés ; je guettai d'abord, d'une petite pièce que je croyais un bon poste de vigie, l'arrivée de la voiture. En réalité j'avais fort mal choisi mon observatoire, d'où je distinguai à peine notre cour, mais j'en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me divertit un moment. Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard. C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs ; c'est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variées qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre, où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière ; ainsi chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l'hôtel de Guermantes on n'avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de l'étrange point trigonométrique où je m'étais placé et où le regard n'était arrêté par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente, l'hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac, cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas. Jusqu'à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance, de leurs plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis de Frécourt garait ses voitures, se terminait bien par une aiguille plus haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser à ces jolies constructions anciennes de la Suisse qui s'élancent, isolées, au pied d'une montagne. Tous ces points, vagues et divergents où se reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s'il avait été séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hôtel de Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour faire le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis ou promenaient des plumeaux, le même plaisir qu'à voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en diligence, ou un guide, à différents degrés d'altitude du Saint-Gothard. Mais de ce « point de vue » où je m'étais placé j'aurais risqué de ne pas voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans l'après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement sur l'escalier, d'où l'ouverture de la porte cochère ne pouvait passer inaperçue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me portai, bien que n'y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus minuscules par l'éloignement et en train de nettoyer, les beautés alpestres de l'hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur l'escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me découvrir un paysage non plus turnérien mais moral si important, qu'il est préférable d'en retarder le récit de quelques instants, en le faisant précéder d'abord par celui de la visite que je fis aux Guermantes dès que j'appris qu'ils étaient rentrés.
Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa bibliothèque. Au moment où j'y entrais, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père, mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre répondit avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires des gens qui causent avec vous par le téléphone ; il avait une voix de fausset, et me resalua avec une humilité d'homme d'affaires. Et ce pouvait d'ailleurs être un homme d'affaires de Combray, tant il avait le genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards modestes de là-bas.
« Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c'était gentil de demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces grands maîtres de l'Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le même Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Dans le fond elle ne s'intéresse à cela que parce que Swann s'en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette histoire ; même encore aujourd'hui, mon frère que vous connaissez est un des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parlé de tout cela à Oriane, elle ne m'aurait seulement pas écouté. En revanche, il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est inouï la rage des gens d'une religion à étudier celle des autres) l'aient conduit à l'histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des Templiers, pour qu'aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces chevaliers. Ils étaient de fort petits garçons à côté des Lusignan rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais jusqu'ici Swann ne s'est pas occupé d'eux, aussi Oriane ne veut rien savoir sur les Lusignan. » Je ne pus pas tout de suite dire au duc pourquoi j'étais venu. En effet, quelques parents ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse qui recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas restèrent un moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de Silistrie), habillée avec simplicité, sèche mais l'air aimable, tenait à la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fût blessée ou infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse au duc d'un cousin germain à lui – pas du côté Guermantes, mais plus brillant encore s'il était possible – dont l'état de santé, très atteint depuis quelque temps, s'était subitement aggravé. Mais il était visible que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant : « Pauvre Marna ! c'est un si bon garçon », portait un diagnostic favorable. En effet le dîner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande soirée chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et d'Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que l'état du cousin Marna ne laissait plus d'espoir. Après avoir haussé les épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause de l'état d'Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s'étaient décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent les convives, le frère du roi Théodose, l'infante Marie-Conception, etc. Comme le marquis d'Osmond était leur parent à un degré moins proche qu'il n'était de Basin, leur « défection » parut au duc une espèce de blâme indirect de sa conduite et il se montra peu aimable. Aussi, bien que descendues des hauteurs de l'hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d'alpiniste, Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux soeurs) reprirent la route escarpée de leur faîte. Je n'ai jamais pensé à demander aux Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres, faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne fracture, due à l'usage immodéré de la chasse et aux chutes de cheval qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de l'humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la canne nécessaire. Peut-être n'étaient-elles pas parties, dans le quartier, en expédition si lointaine, et, seulement descendues dans leur jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes, chez laquelle elles n'allaient pourtant pas jusqu'à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour. Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander à sa femme de s'informer si sa cousine m'avait réellement invité. Je venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il était trop tard, que si la princesse ne m'avait pas envoyé d'invitation, il aurait l'air d'en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une fois, et qu'il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l'air de se mêler de leurs listes, « de s'immiscer », enfin qu'il ne savait même pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'être pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à Paris, que certainement, sans cela, ils se seraient au contraire empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse les listes de la princesse étaient certainement closes. « Vous n'êtes pas mal avec elle », me dit-il d'un air soupçonneux, les Guermantes craignant toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu'on ne cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait l'habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler peu aimables : « Tenez, mon petit », me dit-il tout à coup, comme si l'idée lui en venait brusquement à l'esprit, « j'ai même envie de ne pas dire du tout à Oriane que vous m'avez parlé de cela. Vous savez comme elle est aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez sa cousine, malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est fatiguée après dîner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcée d'aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste vous allez la voir tout à l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si vous vous décidez à aller chez mes cousins, je n'ai pas besoin de vous dire quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous. » Les motifs d'humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne s'incline pas devant eux, qu'il les croie sincères ou non ; je ne voulus pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler du but de ma visite, exactement comme si j'avais été dupe de la petite comédie que m'avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.
« Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur ; je sais le nom que vous dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des titres qu'on croyait éteints et qu'on a ressortis pour la circonstance, tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg, d'Altesses étrangères, mais n'espérez pas l'ombre de Stermaria, Gilbert serait malade, même de votre supposition. Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un superbe tableau que j'ai acheté à mon cousin, en partie en échange des Elstir, que décidément nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand. Voulez-vous ma pensée ? Je crois que c'est un Vélasquez et de la plus belle époque », me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour connaître mon impression, soit pour l'accroître. Un valet de pied entra.
« Madame la duchesse fait demander à Monsieur le duc si Monsieur le duc veut bien recevoir M. Swann, parce que Madame la duchesse n'est pas encore prête.
— Faites entrer M. Swann », dit le duc après avoir regardé sa montre et vu qu'il avait lui-même quelques minutes encore avant d'aller s'habiller. « Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me dit le duc. Je ne sais pas s'il est invité. Gilbert l'aime beaucoup, parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une histoire. (Sans ça, vous pensez ! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un juif à cent mètres.) Mais enfin maintenant ça s'aggrave de l'affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu'il devait, plus que tout autre, couper tout câble avec ces gens-là ; or, tout au contraire, il tient des propos fâcheux. »
Le duc rappela le valet de pied pour savoir si celui qu'il avait envoyé chez le cousin d'Osmond était revenu. En effet le plan du duc était le suivant : comme il croyait avec raison son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain, quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il avait trépassé dans la soirée. « Non, monsieur le duc, il n'est pas encore revenu. – Cré nom de Dieu ! on ne fait jamais ici les choses qu'à la dernière heure », dit le duc à la pensée qu'Amanien avait eu le temps de « claquer » pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute. Il fit demander Le Temps où il n'y avait rien.
Je n'avais pas vu Swann depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais quelque chose de changé ; c'était seulement qu'il était en effet très « changé », parce qu'il était très souffrant, et la maladie produit dans le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à l'âge qu'il avait. Nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie pour l'humanité en général, il y en a une pour les familles en particulier, c'est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se ressemblent.) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de sa femme, associait à ce qu'il était ce qu'il avait été. Serré dans une redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d'une forme évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de l'affectueuse poignée de main avec lesquels il répondit à mon salut, car je croyais qu'après si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de suite ; je lui dis mon étonnement ; il l'accueillit avec des éclats de rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme si c'était mettre en doute l'intégrité de son cerveau ou la sincérité de son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est pourtant ce qui était ; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps après, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me dit, ne trahit la découverte qu'une parole de M. de Guermantes lui fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontanéité dans les manières et ces initiatives personnelles, même en matière d'habillement, qui caractérisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que m'avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n'était pas le salut froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut tout rempli d'une amabilité réelle, d'une grâce véritable, comme en avait la duchesse de Guermantes par exemple (allant jusqu'à vous sourire la première avant que vous l'eussiez saluée si elle vous rencontrait), par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui, était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude mais parce que c'était (à ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en réalité parce que c'était fort seyant.
« Tenez, Charles, vous qui êtes un grand connaisseur, venez voir quelque chose ; après ça, mes petits, je vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant pendant que je vais passer un habit ; du reste je pense qu'Oriane ne va pas tarder. » Et il montra son « Vélasquez » à Swann. « Mais il me semble que je connais ça », fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour qui parler est déjà une fatigue.
« Oui », dit le duc rendu sérieux par le retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration. « Vous l'avez probablement vu chez Gilbert.
— Ah ! en effet, je me rappelle.
— Qu'est-ce que vous croyez que c'est ?
— Eh bien, si c'était chez Gilbert, c'est probablement un de vos ancêtres », dit Swann avec un mélange d'ironie et de déférence envers une grandeur qu'il eût trouvé impoli et ridicule de méconnaître, mais dont il ne voulait, par bon goût, parler qu'en « se jouant ».
« Mais bien sûr, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais plus quel numéro de Guermantes. Mais ça, je m'en fous. Vous savez que je ne suis pas aussi féodal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom de Rigaud, de Mignard, même de Vélasquez ! » dit le duc en attachant sur Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour tâcher à la fois de lire dans sa pensée et d'influencer sa réponse. « Enfin, conclut-il (car, quand on l'amenait à provoquer artificiellement une opinion qu'il désirait, il avait la faculté, au bout de quelques instants, de croire qu'elle avait été spontanément émise), voyons, pas de flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je viens de dire ?
— Nnnnon, dit Swann.
— Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas à moi de décider de qui est ce croûton-là. Mais vous, un dilettante, un maître en la matière, à qui l'attribuez-vous ? »
Swann hésita un instant devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse : « À la malveillance ! » répondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser échapper un mouvement de rage. Quand elle fut calmée : « Vous êtes bien gentils tous les deux, attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je reviens. Je vais faire dire à ma bourgeoise que vous l'attendez tous les deux. »
Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je lui demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. « D'abord parce qu'au fond tous ces gens-là sont antisémites », répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que certains ne l'étaient pas mais qui, comme tous les gens qui ont une opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne la partageassent pas, leur supposer une raison préconçue, un préjugé contre lequel il n'y avait rien à faire, plutôt que des raisons qui se laisseraient discuter. D'ailleurs, arrivé au terme prématuré de sa vie, comme une bête fatiguée qu'on harcèle, il exécrait ces persécutions et rentrait au bercail religieux de ses pères.
« Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit qu'il était antisémite.
— Oh ! celui-là, je n'en parle même pas. C'est au point que, quand il était officier, ayant une rage de dents épouvantable, il a préféré rester à souffrir plutôt que de consulter le seul dentiste de la région qui était juif, et que plus tard il a laissé brûler une aile de son château où le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu demander des pompes au château voisin qui est aux Rothschild.
— Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui ?
— Oui, me répondit-il, quoique je me trouve bien fatigué. Mais il m'a envoyé un pneumatique pour me prévenir qu'il avait quelque chose à me dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou pour le recevoir, cela m'agitera, j'aime mieux être débarrassé tout de suite de cela.
— Mais le duc de Guermantes n'est pas antisémite.
— Vous voyez bien que si, puisqu'il est antidreyfusard », me répondit Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une pétition de principe. « Cela n'empêche pas que je suis peiné d'avoir déçu cet homme – que dis-je ! ce duc – en n'admirant pas son prétendu Mignard, je ne sais quoi.
— Mais enfin, repris-je en revenant à l'affaire Dreyfus, la duchesse, elle, est intelligente.
— Oui, elle est charmante. À mon avis, du reste, elle l'a été encore davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela était plus tendre dans la grande dame juvénile. Mais enfin, plus ou moins jeunes, hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-là sont d'une autre race, on n'a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang. Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion.
— Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard ?
— Ah ! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa mère est très contre. On m'avait dit qu'il l'était, mais je n'en étais pas sûr. Cela me fait grand plaisir. Cela ne m'étonne pas, il est très intelligent. C'est beaucoup, cela. »
Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une naïveté extraordinaire et donné à sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que n'avait fait autrefois son mariage avec Odette ; ce nouveau déclassement eût été mieux appelé reclassement et n'était qu'honorable pour lui, puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les siens et d'où l'avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné, grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l'épreuve d'un critérium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de Mme Bontemps la lui fît trouver bête n'était pas plus étonnant que, quand il s'était marié, il l'eût trouvée intelligente. Il n'était pas bien grave non plus que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques et lui fit perdre le souvenir d'avoir traité d'homme d'argent, d'espion de l'Angleterre (c'était une absurdité du milieu Guermantes) Clemenceau, qu'il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer, comme Cornély. « Non, je ne vous ai jamais dit autrement. Vous confondez. » Mais, dépassant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu'à la façon de les exprimer. Barrés avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. « Essayez, vous ne pourrez pas aller jusqu'au bout. Quelle différence avec Clemenceau ! Personnellement je ne suis pas anticlérical, mais comme, à côté de lui, on se rend compte que Barrés n'a pas d'os ! C'est un très grand bonhomme que le père Clemenceau. Comme il sait sa langue ! » D'ailleurs les antidreyfusards n'auraient pas été en droit de critiquer ces folies. Ils expliquaient qu'on fût dreyfusiste parce qu'on était d'origine juive. Si un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la révision, c'était qu'il était chambré par Mme Verdurin, laquelle agissait en farouche radicale. Elle était avant tout contre les « calotins ». Saniette était plus bête que méchant et ne savait pas le tort que la Patronne lui faisait. Que si l'on objectait que Brichot était tout aussi ami de Mme Verdurin et était membre de la « Patrie française », c'est qu'il était plus intelligent.
« Vous le voyez quelquefois ? dis-je à Swann en parlant de Saint-Loup.
— Non, jamais. Il m'a écrit l'autre jour pour que je demande au duc de Mouchy et à quelques autres de voter pour lui au Jockey, où il a du reste passé comme une lettre à la poste.
— Malgré l'Affaire !
— On n'a pas soulevé la question. Du reste je vous dirai que, depuis tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit. »
M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute prête, haute et superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche teinte de pourpre et sur les épaules une écharpe de tulle du même rouge. « Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse à qui rien n'échappait. D'ailleurs, en vous, Charles, tout est joli, aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez et ce que vous faites. » Swann, cependant, sans avoir l'air d'entendre, considérait la duchesse comme il eût fait d'une toile de maître et chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut dire : « Bigre ! » Mme de Guermantes éclata de rire. « Ma toilette vous plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me plaît pas beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez soi !
— Quels magnifiques rubis !
— Ah ! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez, vous n'êtes pas comme cette brute de Monserfeuil qui me demandait s'ils étaient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi beaux. C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goût ils sont un peu gros, un peu verre à bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les ai mis parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert », ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation détruisait celles du duc.
« Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse ? demanda Swann.
— Presque rien », se hâta de répondre le duc à qui la question de Swann avait fait croire qu'il n'était pas invité.
« Mais comment, Basin ? C'est-à-dire que tout le ban et l'arrière-ban sont convoqués. Ce sera une tuerie, à s'assommer. Ce qui sera joli, ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air délicat, si l'orage qu'il y a dans l'air n'éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les connaissez. J'ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas étaient en fleur, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait être beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles dans Paris.
— Quel genre de femme est la princesse ? demandai-je.
— Mais vous savez déjà, puisque vous l'avez vue ici, qu'elle est belle comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, très gentille malgré toute sa hauteur germanique, pleine de coeur et de gaffes. »
Swann était trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment à « faire de l'esprit Guermantes » et sans grands frais, car elle ne faisait que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle. Néanmoins, pour prouver à la duchesse qu'il comprenait son intention d'être drôle et comme si elle l'avait réellement été, il sourit d'un air un peu forcé, me causant, par ce genre particulier d'insincérité, la même gêne que j'avais autrefois à entendre mes parents parler avec M. Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient très bien qu'était plus grande celle qui régnait à Montjouvain) ou Legrandin nuancer son débit pour des sots, choisir des épithètes délicates qu'il savait parfaitement ne pouvoir être comprises d'un public riche ou chic, mais illettré.
« Voyons Oriane, qu'est-ce que vous dites, dit M. de Guermantes. Marie bête ? Elle a tout lu, elle est musicienne comme le violon.
— Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un enfant qui vient de naître. Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote ! Idiote est du reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt, Saint-Empire et gnan-gnan. Rien que sa prononciation m'énerve. Mais je reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette seule idée d'être descendue de son trône allemand pour venir épouser bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a choisi ! Ah ! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert ! Je vais vous en donner une idée : il a autrefois pris le lit parce que j'avais mis une carte à Mme Carnot… Mais, mon petit Charles », dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que l'histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, « vous savez que vous n'avez pas envoyé la photographie de nos chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de faire connaissance. »
Le duc, cependant, n'avait pas cessé de regarder sa femme fixement : « Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s'adressant à Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-là, qui était une très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était coutumière de ce genre d'impairs, avait eu l'idée assez baroque de nous inviter avec le président et sa femme. Nous avons été, même Oriane, assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe l'éponge, nous n'avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis. Seulement c'était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l'Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très convenablement sa place, était le petit-fils d'un membre du tribunal révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres.
— Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à Chantilly ? Le duc d'Aumale n'était pas moins petit-fils d'un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.
— Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoyé la photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas donnée.
— Ça ne m'étonne qu'à moitié, dit la duchesse. Mes domestiques ne me disent que ce qu'ils jugent à propos. Ils n'aiment probablement pas l'Ordre de Saint-Jean. » Et elle sonna.
« Vous savez, Oriane, que quand j'allais dîner à Chantilly, c'était sans enthousiasme.
— Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous demandait de rester à coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs rarement, en parfait mufle qu'il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui nous dînons chez Mme de Saint-Euverte ? demanda Mme de Guermantes à son mari.
— En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la dernière heure, le frère du roi Théodose. »
À cette nouvelle les traits de la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l'ennui. « Ah ! mon Dieu, encore des princes.
— Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.
— Mais tout de même pas complètement », répondit la duchesse en ayant l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée. « Avez-vous remarqué, parmi les princes, que les plus gentils ne le sont pas tout à fait ? Mais si, je vous assure ! Il faut toujours qu'ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a été bien joué, que cela a été moins bien joué. Il n'y a aucune différence. Tenez, ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a demandé comment ça s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai répondu, dit la duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres rouges : “Ça s'appelle un motif d'orchestre.” Hé bien ! dans le fond, il n'était pas content. Ah ! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes d'un air languissant, ce que ça peut être ennuyeux de dîner en ville ! Il y a des soirs où on aimerait mieux mourir ! Il est vrai que de mourir c'est peut-être tout aussi ennuyeux, puisqu'on ne sait pas ce que c'est. »
Un laquais parut. C'était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu'à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix apparente.
« Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le marquis d'Osmond ? demanda-t-il.
— Mais jamais de la vie, rien avant demain matin ! Je ne veux même pas que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez, n'aurait qu'à venir vous donner des nouvelles et vous dire d'aller nous chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais je ne veux pas de vous ici avant demain matin. »
Une joie immense déborda du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir depuis qu'à la suite d'une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliqué qu'il valait mieux ne plus sortir pour éviter de nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d'avoir enfin sa soirée libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva comme un serrement de coeur et une démangeaison de tous les membres à la vue de ce bonheur qu'on prenait à son insu, en se cachant d'elle, duquel elle était irritée et jalouse. « Non, Basin, qu'il reste ici, qu'il ne bouge pas de la maison, au contraire.
— Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est là, vous aurez en plus à minuit l'habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'expédier loin d'ici.
— Écoutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose à lui faire dire dans la soirée, je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez surtout pas d'ici d'une minute », dit-elle au valet de pied désespéré.
S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante était bien inamovible, mais ce n'était pas le concierge. Sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les querelles qui finissent par les coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments ; d'ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu'on le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la duchesse ; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait été la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la loge. La duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de la franc-maçonnerie, du péril juif, etc. Un valet de pied entra.
« Pourquoi ne m'a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter ? Mais à ce propos (vous savez que Marna est très malade, Charles), Jules, qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d'Osmond, est-il revenu ?
— Il arrive à l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment à l'autre à ce que M. le marquis ne passe.
— Ah ! il est vivant, s'écria le duc avec un soupir de soulagement. On s'attend, on s'attend ! Satan vous-même. Tant qu'il y a de la vie il y a de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait déjà comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.
— Ce sont les médecins qui ont dit qu'il ne passerait pas la soirée. L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'était inutile. M. le marquis devrait être mort ; il n'a survécu que grâce à des lavements d'huile camphrée.
— Taisez-vous, espèce d'idiot, cria le duc au comble de la colère. Qu'est-ce qui vous demande tout ça ? Vous n'avez rien compris à ce qu'on vous a dit.
— Ce n'est pas à moi, c'est à Jules.
— Allez-vous vous taire ? hurla le duc, et se tournant vers Swann : Quel bonheur qu'il soit vivant ! Il va reprendre des forces peu à peu. Il est vivant après une crise pareille. C'est déjà une excellente chose. On ne peut pas tout demander à la fois. Ça ne doit pas être désagréable, un petit lavement d'huile camphrée, dit le duc, se frottant les mains. Il est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus ? Après avoir passé par où il a passé, c'est déjà bien beau. Il est même à envier d'avoir un tempérament pareil. Ah ! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un gigot à la sauce béarnaise, réussie à merveille, je le reconnais, mais justement à cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore sur l'estomac. Cela n'empêche qu'on ne viendra pas prendre de mes nouvelles comme de mon cher Amanien. On en prend même trop. Cela le fatigue. Il faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le temps chez lui.
— Hé bien ! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais demandé qu'on montât la photographie enveloppée que m'a envoyée M. Swann.
— Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si ça passerait dans la porte. Nous l'avons laissé dans le vestibule. Est-ce que Madame la duchesse veut que je le monte ?
— Hé bien ! non, on aurait dû me le dire, mais si c'est si grand, je le verrai tout à l'heure en descendant.
— J'ai aussi oublié de dire à Madame la duchesse que Mme la comtesse Molé avait laissé ce matin une carte pour Madame la duchesse.
— Comment, ce matin ? » dit la duchesse d'un air mécontent et trouvant qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes le matin.
« Vers dix heures, Madame la duchesse.
— Montrez-moi ces cartes.
— En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drôle d'idée d'épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait à sa conversation première, c'est vous qui avez une singulière façon d'écrire l'histoire. Si quelqu'un a été bête dans ce mariage, c'est Gilbert d'avoir justement épousé une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpé le nom de Brabant qui est à nous. En un mot, nous sommes du même sang que les Hesse, et de la branche aînée. C'est toujours stupide de parler de soi, dit-il en s'adressant à moi, mais enfin quand nous sommes allés non seulement à Darmstadt, mais même à Cassel et dans toute la Hesse électorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecté de nous céder le pas et la première place, comme étant de la branche aînée.
— Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui était major de tous les régiments de son pays, qu'on fiançait au roi de Suède…
— Oh ! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau, quand depuis neuf cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l'Europe.
— Ça n'empêche pas que si on disait dans la rue : “Tiens, voilà le roi de Suède”, tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la Concorde, et si on dit : “Voilà M. de Guermantes”, personne ne sait qui c'est.
— En voilà une raison !
— Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous pouvez y prétendre. »
Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt avec ce qu'elle avait laissé comme carte. Alléguant qu'elle n'en avait pas sur elle, elle avait tiré de sa poche une lettre qu'elle avait reçue, et, gardant le contenu, avait corné l'enveloppe qui portait le nom : « La comtesse Molé ». Comme l'enveloppe était assez grande, selon le format du papier à lettres qui était à la mode cette année-là, cette « carte », écrite à la main, se trouvait avoir presque deux fois la dimension d'une carte de visite ordinaire.
« C'est ce qu'on appelle la simplicité de Mme Molé, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous faire croire qu'elle n'avait pas de cartes et montrer son originalité. Mais nous connaissons tout ça, n'est-ce pas, mon petit Charles, nous sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mêmes pour apprendre l'esprit d'une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de même un volume suffisant pour s'imaginer qu'elle peut étonner le monde à si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser à dix heures du matin. Sa vieille mère souris lui montrera qu'elle en sait autant qu'elle sur ce chapitre-là. »
Swann ne put s'empêcher de rire en pensant que la duchesse, qui était du reste un peu jalouse du succès de Mme Molé, trouverait bien dans « l'esprit des Guermantes » quelque réponse impertinente à l'égard de la visiteuse.
« Pour ce qui est du titre de duc de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane… », reprit le duc, à qui la duchesse coupa la parole, sans écouter.
« Mais mon petit Charles, je m'ennuie après votre photographie.
— Ah ! extinctor draconis latrator Anubis, dit Swann.
— Oui, c'est si joli ce que vous m'avez dit là-dessus en comparaison du Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi Anubis.
— Comment est celui qui est ancêtre de Babal ? demanda M. de Guermantes.
— Vous voudriez voir sa baballe », dit Mme de Guermantes d'un air sec pour montrer qu'elle méprisait elle-même ce calembour. « Je voudrais les voir tous, ajouta-t-elle.
— Écoutez, Charles, descendons en attendant que la voiture soit avancée, dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma femme ne nous fichera pas la paix tant qu'elle n'aura pas vu votre photographie. Je suis moins impatient à vrai dire, ajouta-t-il d'un air de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait plutôt mourir.
— Je suis tout à fait de votre avis, Basin, dit la duchesse, allons dans le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des comtes de Brabant.
— Je vous ai répété cent fois comment le titre était entré dans la maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la photographie et que je pensais à celles que Swann me rapportait à Combray), par le mariage d'un Brabant, en 1241, avec la fille du dernier landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c'est même plutôt le titre de prince de Hesse qui est entré dans la maison de Brabant, que celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du reste que notre cri de guerre était celui des ducs de Brabant : “Limbourg à qui l'a conquis” jusqu'à ce que nous ayons échangé les armes des Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que nous avons eu tort, et l'exemple des Gramont n'est pas pour me faire changer d'avis.
— Mais, répondit Mme de Guermantes, comme c'est le roi des Belges qui l'a conquis… Du reste, l'héritier de Belgique s'appelle le duc de Brabant.
— Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et pèche par la base. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a des titres de prétention qui subsistent parfaitement si le territoire est occupé par un usurpateur. Par exemple, le roi d'Espagne se qualifie précisément de duc de Brabant, invoquant par-là une possession moins ancienne que la nôtre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi duc de Bourgogne, roi des Indes occidentales et orientales, duc de Milan. Or, il ne possède pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le Brabant, que je ne possède moi-même ce dernier, ni que ne le possède le prince de Hesse. Le roi d'Espagne ne se proclame pas moins roi de Jérusalem, l'empereur d'Autriche également, et ils ne possèdent Jérusalem ni l'un ni l'autre. »
Il s'arrêta un instant, gêné que le nom de Jérusalem ait pu embarrasser Swann, à cause des « affaires en cours », mais n'en continua que plus vite :
« Ce que vous dites là, vous pouvez le dire de tout. Nous avons été ducs d'Aumale, duché qui a passé aussi régulièrement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse dans la maison d'Albert. Nous n'élevons pas plus de revendications sur ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut nôtre et qui devint fort régulièrement l'apanage de la maison de La Trémoïlle, mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s'ensuit pas qu'elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi, le fils de ma belle-soeur porte le titre de prince d'Agrigente, qui nous vient de Jeanne la Folle, comme aux La Trémoïlle celui de prince de Tarente. Or, Napoléon a donné ce titre de Tarente à un soldat qui pouvait d'ailleurs être un fort bon troupier, mais en cela l'Empereur a disposé de ce qui lui appartenait encore moins que Napoléon III en faisant un duc de Montmorency, puisque Périgord avait au moins pour mère une Montmorency, tandis que le Tarente de Napoléon Ier n'avait de Tarente que la volonté de Napoléon qu'il le fût. Cela n'a pas empêché Chaix d'Est-Ange faisant allusion à votre oncle Condé, de demander au procureur impérial s'il avait été ramasser le titre de duc de Montmorency dans les fossés de Vincennes.
— Écoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre dans les fossés de Vincennes, et même à Tarente. Et à ce propos, mon petit Charles, c'est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me parliez de votre Saint-Georges de Venise, c'est que nous avons l'intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait différent ! Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous, avec tout ce que vous m'avez souvent raconté sur les souvenirs de la conquête normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce qu'un voyage comme ça deviendrait, fait avec vous ! C'est-à-dire que même Basin, que dis-je, Gilbert ! en profiteraient, parce que je sens que jusqu'aux prétentions à la couronne de Naples et toutes ces machines-là m'intéresseraient, si c'était expliqué par vous dans de vieilles églises romanes ou dans des petits villages perchés comme dans les tableaux de primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. Défaites l'enveloppe, dit la duchesse à un valet de pied.
— Mais, Oriane, pas ce soir ! vous regarderez cela demain », implora le duc qui m'avait déjà adressé des signes d'épouvante en voyant l'immensité de la photographie.
« Mais ça m'amuse de voir cela avec Charles », dit la duchesse avec un sourire à la fois facticement concupiscent et finement psychologique, car, dans son désir d'être aimable pour Swann, elle parlait du plaisir qu'elle aurait à regarder cette photographie comme de celui qu'un malade sent qu'il aurait à manger une orange, ou comme si elle avait à la fois combiné une escapade avec des amis et renseigné un biographe sur des goûts flatteurs pour elle.
« Hé bien, il viendra vous voir exprès, déclara le duc, à qui sa femme dut céder. Vous passerez trois heures ensemble devant, si ça vous amuse, dit-il ironiquement. Mais où allez-vous mettre un joujou de cette dimension-là ?
— Mais dans ma chambre, je veux l'avoir sous les yeux.
— Ah ! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j'ai chance de ne la voir jamais », dit le duc, sans penser à la révélation qu'il faisait aussi étourdiment sur le caractère négatif de ses rapports conjugaux.
« Hé bien, vous déferez cela bien soigneusement, ordonna Mme de Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par amabilité pour Swann). Vous n'abîmerez pas non plus l'enveloppe !
— Il faut même que nous respections l'enveloppe ! me dit le duc à l'oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui ne suis qu'un pauvre mari bien prosaïque, ce que j'admire là-dedans c'est que vous ayez pu trouver une enveloppe d'une dimension pareille. Où avez-vous déniché cela ?
— C'est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre d'expéditions. Mais c'est un mufle, car je vois qu'il a écrit dessus : “La duchesse de Guermantes” sans “Madame”.
— Je lui pardonne », dit distraitement la duchesse, qui, tout d'un coup paraissant frappée d'une idée qui l'égaya, réprima un léger sourire, mais revenant vite à Swann : « Hé bien ! vous ne dites pas si vous viendrez en Italie avec nous ?
— Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.
— Hé bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez été avec elle à Venise et à Vicence. Elle m'a dit qu'avec vous on voyait des choses qu'on ne verrait jamais sans ça, dont personne n'a jamais parlé, que vous lui avez montré des choses inouïes, et, même dans les choses connues, qu'elle a pu comprendre des détails devant qui, sans vous, elle aurait passé vingt fois sans jamais les remarquer. Décidément elle a été plus favorisée que nous… Vous prendrez l'immense enveloppe des photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la déposer, cornée de ma part, ce soir à dix heures et demie, chez Mme la comtesse Molé. »
Swann éclata de rire.
« Je voudrais tout de même savoir, lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d'avance, vous pouvez savoir que ce sera impossible.
— Ma chère duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais d'abord vous voyez que je suis très souffrant.
— Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n'avez pas bonne mine du tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois. En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. »
À ce moment un valet de pied vint annoncer que la voiture était avancée. « Allons, Oriane, à cheval », dit le duc qui piaffait déjà d'impatience depuis un moment, comme s'il avait été lui-même un des chevaux qui attendaient.
« Hé bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie ? » questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.
« Mais, ma chère amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois. D'après les médecins, que j'ai consultés, à la fin de l'année le mal que j'ai, et qui peut du reste m'emporter tout de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c'est un grand maximum », répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.
« Qu'est-ce que vous me dites là ? » s'écria la duchesse en s'arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d'incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.
« Ce serait une plaisanterie d'un goût charmant, répondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlé de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez demandé et que maintenant je peux mourir d'un jour à l'autre… Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville », ajouta-t-il parce qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les épaules en disant : « Ne vous occupez pas de ce dîner. Il n'a aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s'écria : « Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint-Euverte tient à ce qu'on se mette à table à huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq minutes que vos chevaux attendent. Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix. Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mère Saint-Euverte. »
Mme de Guermantes s'avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s'écria d'une voix terrible : « Oriane, qu'est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges.
— Mais, mon ami », répondit doucement la duchesse, gênée de voir que Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture devant nous, avait entendu, « puisque nous sommes en retard…
— Mais non, nous avons tout le temps. Il n'est que moins dix, nous ne mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin, qu'est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et des souliers noirs. D'ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez, il y a les Sassenage, vous savez qu'ils n'arrivent jamais avant neuf heures moins vingt. »
La duchesse remonta dans sa chambre.
« Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d'eux, mais ils ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers noirs.
— Ce n'est pas laid, dit Swann, et j'avais remarqué les souliers noirs qui ne m'avaient nullement choqué.
— Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c'est plus élégant qu'ils soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n'aurait pas été plus tôt arrivée qu'elle s'en serait aperçue et c'est moi qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J'aurais dîné à neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu'Oriane ne redescende. Ce n'est pas qu'elle n'aime vous voir tous les deux. Au contraire, c'est qu'elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J'ai très mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle va nous faire mal à l'estomac à tous les deux. Elle est bien moins solide qu'on ne croit. »
Le duc n'était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l'intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu'après nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d'une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour :
« Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous ! »
Marcel Proust
A la recherche du temps perdu
4. Sodome et Gomorrhe
I
Première apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel.
« La femme aura Gomorrhe
et l'homme aura Sodome ».
ALFRED DE VIGNY.
On sait que bien avant d'aller ce jour-là (le jour où avait lieu la soirée de la princesse de Guermantes) rendre au duc et à la duchesse la visite que je viens de raconter, j'avais épié leur retour et fait, pendant la durée de mon guet, une découverte, concernant particulièrement M. de Charlus, mais si importante en elle-même que j'ai jusqu'ici, jusqu'au moment de pouvoir lui donner la place et l'étendue voulues, différé de la rapporter. J'avais, comme je l'ai dit, délaissé le point de vue merveilleux, si confortablement aménagé au haut de la maison, d'où l'on embrasse les pentes accidentées par où l'on monte jusqu'à l'hôtel de Bréquigny, et qui sont gaiement décorées à l'italienne par le rose campanile de la remise appartenant au marquis de Frécourt. J'avais trouvé plus pratique, quand j'avais pensé que le duc et la duchesse étaient sur le point de revenir, de me poster sur l'escalier. Je regrettais un peu mon séjour d'altitude. Mais à cette heure-là, qui était celle d'après le déjeuner, j'avais moins à regretter, car je n'aurais pas vu comme le matin les minuscules personnages de tableaux, que devenaient à distance les valets de pied de l'hôtel de Bréquigny et de Tresmes, faire la lente ascension de la côte abrupte, un plumeau à la main, entre les larges feuilles de mica transparentes qui se détachaient si plaisamment sur les contreforts rouges. À défaut de la contemplation du géologue, j'avais du moins celle du botaniste et regardais par les volets de l'escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la cour avec cette insistance qu'on met à faire sortir les jeunes gens à marier, et je me demandais si l'insecte improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé. La curiosité m'enhardissant peu à peu, je descendis jusqu'à la fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi et dont les volets n'étaient qu'à moitié clos. J'entendais distinctement, se préparant à partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir derrière mon store où je restai immobile jusqu'au moment où je me rejetai brusquement de côté par peur d'être vu de M. de Charlus, lequel allant chez Mme de Villeparisis, traversait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Il avait fallu une indisposition de Mme de Villeparisis (conséquence de la maladie du marquis de Fierbois avec lequel il était personnellement brouillé à mort) pour que M. de Charlus fît une visite, peut-être la première fois de son existence, à cette heure-là. Car avec cette singularité des Guermantes qui, au lieu de se conformer à la vie mondaine, la modifiaient d'après leurs habitudes personnelles (non mondaines, croyaient-ils, et dignes par conséquent qu'on humiliât devant elles cette chose sans valeur, la mondanité – c'est ainsi que Mme de Marsantes n'avait pas de jour, mais recevait tous les matins ses amies de 10 heures à midi), le baron, gardant ce temps pour la lecture, la recherche des vieux bibelots, etc., ne faisait jamais une visite qu'entre 4 et 6 heures du soir. À 6 heures il allait au Jockey ou se promener au Bois. Au bout d'un instant je fis un nouveau mouvement de recul pour ne pas être vu par Jupien ; c'était bientôt son heure de partir au bureau, d'où il ne revenait que pour le dîner, et même pas toujours depuis une semaine que sa nièce était allée avec ses apprenties à la campagne chez une cliente finir une robe. Puis me rendant compte que personne ne pouvait me voir, je résolus de ne plus me déranger de peur de manquer, si le miracle devait se produire, l'arrivée presque impossible à espérer (à travers tant d'obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de l'insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente n'était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étamines s'étaient spontanément tournées pour que l'insecte pût plus facilement la recevoir ; de même la fleur femme qui était ici, si l'insecte venait, arquerait coquettement ses « styles » et pour être mieux pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin. Les lois du monde végétal sont gouvernées elles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d'un insecte, c'est-à-dire l'apport de la semence d'une autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleur, c'est que l'autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme les mariages répétés dans une même famille, amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par les insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînées. Cependant cet essor peut être excessif, l'espèce se développer démesurément ; alors comme une antitoxine défend contre la maladie, comme le corps thyroïde règle notre embonpoint, comme la défaite vient punir l'orgueil, la fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose à son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel d'autofécondation vient à point nommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sortie. Mes réflexions avaient suivi une pente que je décrirai plus tard et j'avais déjà tiré de la ruse apparente des fleurs une conséquence sur toute une partie inconsciente de l'oeuvre littéraire, quand je vis M. de Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s'était passé que quelques minutes depuis son entrée. Peut-être avait-il appris de sa vieille parente elle-même, ou seulement par un domestique, le grand mieux ou plutôt la guérison complète de ce qui n'avait été chez Mme de Villeparisis qu'un malaise. À ce moment, où il ne se croyait regardé par personne, les paupières baissées contre le soleil, M. de Charlus avait relâché dans son visage cette tension, amorti cette vitalité factice, qu'entretenaient chez lui l'animation de la causerie et la force de la volonté. Pâle comme un marbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne recevaient plus d'un regard volontaire une signification différente qui altérât la beauté de leur modelé ; plus rien qu'un Guermantes, il semblait déjà sculpté, lui Palamède XV, dans la chapelle de Combray. Mais ces traits généraux de toute une famille prenaient pourtant dans le visage de M. de Charlus une finesse plus spiritualisée, plus douce surtout. Je regrettais pour lui qu'il adultérât habituellement de tant de violences, d'étrangetés déplaisantes, de potinages, de dureté, de susceptibilité et d'arrogance, qu'il cachât sous une brutalité postiche l'aménité, la bonté qu'au moment où il sortait de chez Mme de Villeparisis, je voyais s'étaler si naïvement sur son visage. Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque sourire, je trouvai à sa figure vue ainsi au repos et comme au naturel quelque chose de si affectueux, de si désarmé, que je ne pus m'empêcher de penser combien M. de Charlus eût été fâché s'il avait pu se savoir regardé ; car ce à quoi me faisait penser cet homme qui était si épris, qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le monde semblait odieusement efféminé, ce à quoi il me faisait penser tout d'un coup, tant il en avait passagèrement les traits, l'expression, le sourire, c'était à une femme !
J'allais me déranger de nouveau pour qu'il ne pût m'apercevoir ; je n'en eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-je ! Face à face, dans cette cour où ils ne s'étaient certainement jamais rencontrés (M. de Charlus ne venant à l'hôtel Guermantes que dans l'après-midi, aux heures où Jupien était à son bureau), le baron ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l'ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante, contemplait d'un air émerveillé l'embonpoint du baron vieillissant. Mais chose plus étonnante encore, l'attitude de M. de Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme selon les lois d'un art secret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchait maintenant à dissimuler l'impression qu'il avait ressentie, mais qui, malgré son indifférence affectée, semblait ne s'éloigner qu'à regret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu'il pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles, prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien, perdant aussitôt l'air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait – en symétrie parfaite avec le baron – redressé la tête, donnait à sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu'aurait pu avoir l'orchidée pour le bourdon providentiellement survenu. Je ne savais pas qu'il pût avoir l'air si antipathique. Mais j'ignorais aussi qu'il fût capable de tenir à l'improviste sa partie dans cette sorte de scène des deux muets, qui (bien qu'il se trouvât pour la première fois en présence de M. de Charlus) semblait avoir été longuement répétée ; – on n'arrive spontanément à cette perfection que quand on rencontre à l'étranger un compatriote, avec lequel alors l'entente se fait d'elle-même, le truchement étant identique, et sans qu'on se soit pourtant jamais vu.
Cette scène n'était, du reste, pas positivement comique, elle était empreinte d'une étrangeté, ou si l'on veut d'un naturel, dont la beauté allait croissant. M. de Charlus avait beau prendre un air détaché, baisser distraitement les paupières, par moments il les relevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif. Mais (sans doute parce qu'il pensait qu'une pareille scène ne pouvait se prolonger indéfiniment dans cet endroit, soit pour des raisons qu'on comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de la brièveté de toutes choses qui fait qu'on veut que chaque coup porte juste, et qui rend si émouvant le spectacle de tout amour), chaque fois que M. de Charlus regardait Jupien, il s'arrangeait pour que son regard fût accompagné d'une parole, ce qui le rendait infiniment dissemblable des regards habituellement dirigés sur une personne qu'on connaît ou qu'on ne connaît pas ; il regardait Jupien avec la fixité particulière de quelqu'un qui va vous dire : « Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchand d'antiquités. » Telle, toutes les deux minutes, la même question semblait intensément posée à Jupien dans l'oeillade de M. de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, répétées indéfiniment, à intervalles égaux, et destinées – avec un luxe exagéré de préparations – à amener un nouveau motif, un changement de ton, une « rentrée ». Mais justement la beauté des regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoir pour but de conduire à quelque chose. Cette beauté, c'était la première fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de l'un et de l'autre, c'était le ciel non pas de Zurich, mais de quelque cité orientale dont je n'avais pas encore deviné le nom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n'être que des préludes rituels, pareils aux fêtes qu'on donne avant un mariage décidé. Plus près de la nature encore – et la multiplicité de ces comparaisons est elle-même d'autant plus naturelle qu'un même homme, si on l'examine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc. – on eût dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s'avancer, la femelle – Jupien – ne répondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant son nouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l'indifférence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d'avoir conquis, à se faire poursuivre et désirer, il n'y avait qu'un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit par la porte cochère. Ce ne fut pourtant qu'après avoir retourné deux ou trois fois la tête, qu'il s'échappa dans la rue où le baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d'un air fanfaron, non sans crier un « au revoir » au concierge qui, à demi saoul et traitant des invités dans son arrière-cuisine, ne l'entendit même pas), s'élança vivement pour le rattraper. Au même instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans la cour. Qui sait si ce n'était pas celui attendu depuis si longtemps par l'orchidée, et qui venait lui apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivre les ébats de l'insecte, car au bout de quelques minutes, sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-être afin de prendre un paquet qu'il emporta plus tard et que dans l'émotion que lui avait causée l'apparition de M. de Charlus, il avait oublié, peut-être tout simplement pour une raison plus naturelle), Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, décidé à brusquer les choses, demanda du feu au giletier, mais observa aussitôt : « Je vous demande du feu, mais je vois que j'ai oublié mes cigares. » Les lois de l'hospitalité l'emportèrent sur les règles de la coquetterie. « Entrez, on vous donnera tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui le dédain fit place à la joie. La porte de la boutique se referma sur eux et je ne pus plus rien entendre.
J'avais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s'il était l'insecte qu'il fallait à l'orchidée, mais je ne doutais plus, pour un insecte très rare et une fleur captive, de la possibilité miraculeuse de se conjoindre, alors que M. de Charlus (simple comparaison pour les providentiels hasards, quels qu'ils soient, et sans la moindre prétention scientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce qu'on appelle parfois fort mal l'homosexualité), qui, depuis des années, ne venait dans cette maison qu'aux heures où Jupien n'y était pas, par le hasard d'une indisposition de Mme de Villeparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l'homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur cette terre : l'homme qui n'aime que les vieux messieurs.
Ce que je viens de dire d'ailleurs ici est ce que je ne devais comprendre que quelques minutes plus tard, tant adhèrent à la réalité ces propriétés d'être invisible, jusqu'à ce qu'une circonstance l'ait dépouillée d'elles. En tous cas pour le moment j'étais fort ennuyé de ne plus entendre la conversation de l'ancien giletier et du baron. J'avisai alors la boutique à louer séparée seulement de celle de Jupien par une cloison extrêmement mince. Je n'avais pour m'y rendre qu'à remonter à notre appartement, aller à la cuisine, descendre l'escalier de service jusqu'aux caves, les suivre intérieurement pendant toute la largeur de la cour, et arrivé à l'endroit du sous-sol, où l'ébéniste il y a quelques mois encore serrait ses boiseries, où Jupien comptait mettre son charbon, monter les quelques marches qui accédaient à l'intérieur de la boutique. Ainsi toute ma route se ferait à couvert, je ne serais vu de personne. C'était le moyen le plus prudent. Ce ne fut pas celui que j'adoptai, mais longeant les murs, je contournai à l'air libre la cour en tâchant de ne pas être vu. Si je ne le fus pas, je pense que je le dois plus au hasard qu'à ma sagesse. Et au fait que j'aie pris un parti si imprudent, quand le cheminement dans la cave était si sûr, je vois trois raisons possibles, à supposer qu'il y en ait une. Mon impatience d'abord. Puis peut-être un obscur ressouvenir de la scène à Montjouvain, caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil. De fait, les choses de ce genre auxquelles j'assistai eurent toujours, dans la mise en scène, le caractère le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme si de telles révélations ne devaient être la récompense que d'un acte plein de risques, quoique en partie clandestin. Enfin j'ose à peine, à cause de son caractère d'enfantillage, avouer la troisième raison, qui fut, je crois bien, inconsciemment déterminante. Depuis que pour suivre – et voir se démentir – les principes militaires de Saint-Loup, j'avais suivi avec grand détail la guerre des Boers, j'avais été conduit à relire d'anciens récits d'explorations, de voyages. Ces récits m'avaient passionné et j'en faisais l'application dans la vie courante pour me donner plus de courage. Quand des crises m'avaient forcé à rester plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir, mais sans m'étendre, sans boire et sans manger, au moment où l'épuisement et la souffrance devenaient tels que je me figurais n'en sortir jamais, alors je pensais à tel voyageur jeté sur la grève, empoisonné par des herbes malsaines, grelottant de fièvre dans ses vêtements trempés par l'eau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux jours, reprenait au hasard sa route, à la recherche d'habitants quelconques qui seraient peut-être des anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me rendait l'espoir, et j'avais honte d'avoir eu un moment de découragement. Pensant aux Boers qui, ayant en face d'eux des armées anglaises, ne craignaient pas de s'exposer au moment où il fallait traverser, avant de retrouver un fourré, des parties de rase campagne : « Il ferait beau voir, pensais-je, que je fusse plus pusillanime, quand le théâtre d'opérations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui viens d'avoir plusieurs duels sans aucune crainte, à cause de l'affaire Dreyfus, le seul fer que j'aie à redouter est celui du regard des voisins qui ont autre chose à faire qu'à regarder dans la cour. »
Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en me rendant compte que le plus léger bruit dans la boutique de Jupien s'entendait de la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et combien la chance les avait servis.
Je n'osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sans doute de leur absence, avait bien transféré dans la boutique où je me trouvais une échelle serrée jusque-là dans la remise. Et si j'y étais monté j'aurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme si j'avais été chez Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit. Du reste c'était inutile. Je n'eus même pas à regretter de n'être arrivé qu'au bout de quelques minutes dans ma boutique. Car d'après ce que j'entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons inarticulés, je suppose que peu de paroles furent prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violents que, s'ils n'avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, j'aurais pu croire qu'une personne en égorgeait une autre à côté de moi et qu'ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J'en conclus plus tard qu'il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c'est le plaisir, surtout quand s'y ajoutent – à défaut de la peur d'avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le cas ici malgré l'exemple peu probant de la Légende dorée – des soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d'une demi-heure environ (pendant laquelle je m'étais hissé à pas de loup sur mon échelle afin de voir par le vasistas que je n'ouvris pas), une conversation s'engagea. Jupien refusait avec force l'argent que M. de Charlus voulait lui donner.
Puis M. de Charlus fit un pas hors de la boutique. « Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au baron d'un ton de câlinerie. C'est si beau une belle barbe ! – Fi ! c'est dégoûtant », répondit le baron. Cependant il s'attardait encore sur le pas de la porte et demandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c'est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d'en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d'une grande coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un coeur d'artichaut. » Proféré d'un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu'ils prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l'air noyé de bonheur de quelqu'un dont on vient de flatter profondément l'amour-propre, et se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d'un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway, reprit M. de Charlus avec ténacité, c'est qu'en dehors de tout, cela pourrait présenter quelque intérêt pour le retour. Il m'arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un simple marchand, de condescendre à suivre quelque curieuse petite personne dont la silhouette m'aura amusé. » Je fis ici la même remarque que j'avais faite sur Bergotte. S'il avait jamais à répondre devant un tribunal, il userait non des phrases propres à convaincre les juges, mais de ces phrases bergottesques que son tempérament littéraire particulier lui suggérait naturellement et lui faisait trouver plaisir à employer. Pareillement M. de Charlus se servait avec le giletier du même langage qu'il eût fait avec des gens du monde de sa coterie, exagérant même ses tics, soit que la timidité contre laquelle il s'efforçait de lutter le poussât à un excessif orgueil, soit que l'empêchant de se dominer (car on est plus troublé devant quelqu'un qui n'est pas de votre milieu), elle le forçât de dévoiler, de mettre à nu sa nature, laquelle était en effet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. « Pour ne pas perdre sa piste, continua-t-il, je saute comme un petit professeur, comme un jeune et beau médecin, dans le même tramway que la petite personne, dont nous ne parlons au féminin que pour suivre la règle (comme on dit en parlant d'un prince : Est-ce que Son Altesse est bien portante ?). Si elle change de tramway, je prends, avec peut-être les microbes de la peste, la chose incroyable appelée “correspondance”, un numéro, et qui, bien qu'on le remette à moi, n'est pas toujours le n° 1 ! Je change ainsi jusqu'à trois, quatre fois de “voiture”. Je m'échoue parfois à onze heures du soir à la gare d'Orléans, et il faut revenir ! Si encore ce n'était que de la gare d'Orléans ! Mais une fois, par exemple, n'ayant pu entamer la conversation avant, je suis allé jusqu'à Orléans même, dans un de ces affreux wagons où on a comme vue, entre des triangles d'ouvrages dits de “filet”, la photographie des principaux chefs-d'oeuvre d'architecture du réseau. Il n'y avait qu'une place de libre, j'avais en face de moi, comme monument historique, une “vue” de la cathédrale d'Orléans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi que si on m'avait forcé d'en fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies. Je descendis aux Aubrais en même temps que ma jeune personne qu'hélas, sa famille (alors que je lui supposais tous les défauts excepté celui d'avoir une famille) attendait sur le quai ! Je n'eus pour consolation, en attendant le train qui me ramènerait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a eu beau charmer un de mes ancêtres royaux, j'eusse préféré une beauté plus vivante. C'est pour cela, pour remédier à l'ennui de ces retours seul, que j'aimerais assez connaître un garçon des wagons-lits, un conducteur d'omnibus. Du reste ne soyez pas choqué, conclut le baron, tout cela est une question de genre. Pour les jeunes gens du monde par exemple, je ne désire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille qu'une fois que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement, mais touché leur corde sensible. Une fois qu'au lieu de laisser mes lettres sans réponse, un jeune homme ne cesse plus de m'écrire, qu'il est à ma disposition morale, je suis apaisé ou du moins je le serais, si je n'étais bientôt saisi par le souci d'un autre. C'est assez curieux, n'est-ce pas ? À propos de jeunes gens du monde, parmi ceux qui viennent ici, vous n'en connaissez pas ? – Non, mon bébé. Ah ! si, un brun, très grand, à monocle, qui rit toujours et se retourne. – Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupien compléta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver à trouver de qui il s'agissait, parce qu'il ignorait que l'ancien giletier était une de ces personnes, plus nombreuses qu'on ne croit, qui ne se rappellent pas la couleur des cheveux des gens qu'ils connaissent peu. Mais pour moi qui savais cette infirmité de Jupien et qui remplaçai brun par blond, le portrait me parut se rapporter exactement au duc de Châtellerault. « Pour revenir aux jeunes gens qui ne sont pas du peuple, reprit le baron, en ce moment j'ai la tête tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit bourgeois, qui montre à mon égard une incivilité prodigieuse. Il n'a aucunement la notion du prodigieux personnage que je suis et du microscopique vibrion qu'il figure. Après tout qu'importe, ce petit âne peut braire autant qu'il lui plaît devant ma robe auguste d'évêque. – Évêque ! » s'écria Jupien qui n'avait rien compris des dernières phrases que venait de prononcer M. de Charlus, mais que le mot d'évêque stupéfia. « Mais cela ne va guère avec la religion, dit-il. – J'ai trois papes dans ma famille, répondit M. de Charlus, et le droit de draper en rouge à cause d'un titre cardinalice, la nièce du cardinal mon grand-oncle ayant apporté à mon grand-père le titre de duc qui fut substitué. Je vois que les métaphores vous laissent sourd et l'histoire de France indifférent. Du reste, ajouta-t-il peut-être moins en manière de conclusion que d'avertissement, cet attrait qu'exercent sur moi les jeunes personnes qui me fuient, par crainte bien entendu, car seul le respect leur ferme la bouche pour me crier qu'elles m'aiment, requiert-il d'elles un rang social éminent. Encore leur feinte indifférence peut-elle produire malgré cela l'effet directement contraire. Sottement prolongée elle m'écoeure. Pour prendre un exemple dans une classe qui vous sera plus familière, quand on répara mon hôtel, pour ne pas faire de jalouses entre toutes les duchesses qui se disputaient l'honneur de pouvoir me dire qu'elles m'avaient logé, j'allai passer quelques jours à l'“hôtel”, comme on dit. Un des garçons d'étage m'était connu, je lui désignai un curieux petit “chasseur” qui fermait les portières et qui resta réfractaire à mes propositions. À la fin exaspéré, pour lui prouver que mes intentions étaient pures, je lui fis offrir une somme ridiculement élevée pour monter seulement me parler cinq minutes dans ma chambre. Je l'attendis inutilement. Je le pris alors en un tel dégoût que je sortais par la porte de service pour ne pas apercevoir la frimousse de ce vilain petit drôle. J'ai su depuis qu'il n'avait jamais eu aucune de mes lettres, qui avaient été interceptées, la première par le garçon d'étage qui était envieux, la seconde par le concierge de jour qui était vertueux, la troisième par le concierge de nuit qui aimait le jeune chasseur et couchait avec lui à l'heure où Diane se levait. Mais mon dégoût n'en a pas moins persisté et, m'apporterait-on le chasseur comme un simple gibier de chasse sur un plat d'argent, je le repousserais avec un vomissement. Mais voilà le malheur, nous avons parlé de choses sérieuses et maintenant c'est fini entre nous pour ce que j'espérais. Mais vous pourriez me rendre de grands services, vous entremettre ; et puis non, rien que cette idée me rend quelque gaillardise et je sens que rien n'est fini. »
Dès le début de cette scène une révolution, pour mes yeux dessillés, s'était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi immédiate que s'il avait été touché par une baguette magique. Jusque-là, parce que je n'avais pas compris, je n'avais pas vu. Le vice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice de chacun l'accompagne à la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes tant qu'ils ignoraient sa présence. La bonté, la fourberie, le nom, les relations mondaines, ne se laissent pas découvrir, et on les porte cachés. Ulysse lui-même ne reconnaissait pas d'abord Athéné. Mais les dieux sont immédiatement perceptibles aux dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encore l'avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu'ici je m'étais trouvé en face de M. de Charlus de la même façon qu'un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n'a pas remarqué la taille alourdie, s'obstine, tandis qu'elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment », à lui demander indiscrètement : « Qu'avez-vous donc ? » Mais que quelqu'un lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C'est la raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus.
Les personnes qui n'aiment pas se reporter comme exemples de cette loi aux messieurs de Charlus de leur connaissance, que pendant bien longtemps elles n'avaient pas soupçonnés, jusqu'au jour où sur la surface unie de l'individu pareil aux autres sont venus apparaître, tracés en une encre jusque-là invisible, les caractères qui composent le mot cher aux anciens Grecs, n'ont, pour se persuader que le monde qui les entoure leur apparaît d'abord nu, dépouillé de mille ornements qu'il offre à de plus instruits, qu'à se souvenir combien de fois, dans la vie, il leur est arrivé d'être sur le point de commettre une gaffe. Rien, sur le visage privé de caractères de tel ou tel homme, ne pouvait leur faire supposer qu'il était précisément le frère, ou le fiancé, ou l'amant d'une femme dont elles allaient dire : « Quel chameau ! » Mais alors, par bonheur, un mot que leur chuchote un voisin arrête sur leurs lèvres le terme fatal. Aussitôt apparaissent, comme un Mané, Thécel, Pharès, ces mots : il est le fiancé, ou il est le frère, ou il est l'amant de la femme qu'il ne convient pas d'appeler devant lui : « chameau ». Et cette seule notion nouvelle entraînera tout un regroupement, le retrait ou l'avance de la fraction des notions, désormais complétées, qu'on possédait sur le reste de la famille. En M. de Charlus un autre être avait beau s'accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron, je ne l'avais jamais aperçu. Maintenant l'abstrait s'était matérialisé, l'être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible et la transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident comme une phrase, n'offrant aucun sens tant qu'elle reste décomposée en lettres disposées au hasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés dans l'ordre qu'il faut, une pensée que l'on ne pourra plus oublier.
De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l'heure, quand je l'avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j'avais pu trouver que M. de Charlus avait l'air d'une femme : c'en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres moins contradictoires qu'ils n'en ont l'air, dont l'idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes ; là où chacun porte, inscrite en ces yeux à travers lesquels il voit toutes choses dans l'univers, une silhouette intaillée dans la facetté de la prunelle, pour eux ce n'est pas celle d'une nymphe, mais d'un éphèbe. Race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu'elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre du tribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant le Christ et en son nom, se défendre comme d'une calomnie de ce qui est leur vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir même à l'heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur coeur souvent bon ressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces relations qui ne végètent qu'à la faveur d'un mensonge et d'où le premier élan de confiance et de sincérité qu'ils seraient tentés d'avoir les ferait rejeter avec dégoût, à moins qu'ils n'aient à faire à un esprit impartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroit par une psychologie de convention, fera découler du vice confessé l'affection même qui lui est la plus étrangère, de même que certains juges supposent et excusent plus facilement l'assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race ? Enfin – du moins selon la première théorie que j'en esquissais alors, qu'on verra se modifier par la suite, et en laquelle cela les eût par-dessus tout fâchés si cette contradiction n'avait été dérobée à leurs yeux par l'illusion même qui les faisait voir et vivre – amants à qui est presque fermée la possibilité de cet amour dont l'espérance leur donne la force de supporter tant de risques et de solitudes, puisqu'ils sont justement épris d'un homme qui n'aurait rien d'une femme, d'un homme qui ne serait pas inverti et qui, par conséquent, ne peut les aimer ; de sorte que leur désir serait à jamais inassouvissable si l'argent ne leur livrait de vrais hommes, et si l'imagination ne finissait par leur faire prendre pour de vrais hommes les invertis à qui ils se sont prostitués. Sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire jusqu'à la découverte du crime ; sans situation qu'instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule comme Samson et disant comme lui :
Les deux sexes mourront chacun de son côté ;
exclus même, hors les jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus, de la sympathie – parfois de la société – de leurs semblables, auxquels ils donnent le dégoût de voir ce qu'ils sont, dépeint dans un miroir qui, ne les flattant plus, accuse toutes les tares qu'ils n'avaient pas voulu remarquer chez eux-mêmes et qui leur fait comprendre que ce qu'ils appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la peinture, la musique, la chevalerie, l'ascétisme, ont pu ajouter à l'amour) découle non d'un idéal de beauté qu'ils ont élu, mais d'une maladie inguérissable ; comme les Juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteries consacrées), se fuyant les uns les autres, recherchant ceux qui leur sont le plus opposés, qui ne veulent pas d'eux, pardonnant leurs rebuffades, s'enivrant de leurs complaisances ; mais aussi rassemblés à leurs pareils par l'ostracisme qui les frappe, l'opprobre où ils sont tombés, ayant fini par prendre, par une persécution semblable à celle d'Israël, les caractères physiques et moraux d'une race, parfois beaux, souvent affreux, trouvant (malgré toutes les moqueries dont celui qui, plus mêlé, mieux assimilé à la race adverse, est relativement, en apparence, le moins inverti, accable celui qui l'est demeuré davantage) une détente dans la fréquentation de leurs semblables, et même un appui dans leur existence, si bien que, tout en niant qu'ils soient une race (dont le nom est la plus grande injure), ceux qui parviennent à cacher qu'ils en sont, ils les démasquent volontiers, moins pour leur nuire, ce qu'ils ne détestent pas, que pour s'excuser, et allant chercher, comme un médecin l'appendicite, l'inversion jusque dans l'histoire, ayant plaisir à rappeler que Socrate était l'un d'eux, comme les Israélites disent que Jésus était juif, sans songer qu'il n'y avait pas d'anormaux quand l'homosexualité était la norme, pas d'antichrétiens avant le Christ, que l'opprobre seul fait le crime, parce qu'il n'a laissé subsister que ceux qui étaient réfractaires à toute prédication, à tout exemple, à tout châtiment, en vertu d'une disposition innée tellement spéciale qu'elle répugne plus aux autres hommes (encore qu'elle puisse s'accompagner de hautes qualités morales) que de certains vices qui y contredisent comme le vol, la cruauté, la mauvaise foi, mieux compris, donc plus excusés du commun des hommes ; formant une franc-maçonnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d'habitudes, de dangers, d'apprentissage, de savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se connaître, aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la portière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le médecin, dans le prêtre, dans l'avocat qu'il est allé trouver ; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d'un secret des autres que le reste de l'humanité ne soupçonne pas et qui fait qu'à eux les romans d'aventure les plus invraisemblables semblent vrais ; car dans cette vie romanesque, anachronique, l'ambassadeur est ami du forçat ; le prince, avec une certaine liberté d'allures que donne l'éducation aristocratique et qu'un petit bourgeois tremblant n'aurait pas, en sortant de chez la duchesse s'en va conférer avec l'apache ; partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie importante, soupçonnée là où elle n'est pas, étalée, insolente, impunie là où elle n'est pas devinée ; comptant des adhérents partout, dans le peuple, dans l'armée, dans le temple, au bagne, sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l'intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l'autre race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme s'il n'était pas sien, jeu qui est rendu facile par l'aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu'au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ; jusque-là obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regards d'où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ils voudraient se détourner, de changer le genre de bien des adjectifs dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu'on nomme improprement ainsi, leur impose non plus à l'égard des autres mais d'eux-mêmes, et de façon qu'à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice. Mais certains, plus pratiques, plus pressés, qui n'ont pas le temps d'aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la vie et à ce gain de temps qui peut résulter de la coopération, se sont fait deux sociétés dont la seconde est composée exclusivement d'êtres pareils à eux.
Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la province, sans relations, sans rien que l'ambition d'être un jour médecin ou avocat célèbre, ayant un esprit encore vide d'opinions, un corps dénué de manières et qu'ils comptent rapidement orner, comme ils achèteraient pour leur petite chambre du Quartier latin des meubles d'après ce qu'ils remarqueraient et calqueraient chez ceux qui sont déjà « arrivés » dans la profession utile et sérieuse où ils souhaitent de s'encadrer et de devenir illustres ; chez ceux-là, leur goût spécial, hérité à leur insu comme des dispositions pour le dessin, pour la musique, à la cécité, est peut-être la seule originalité vivace, despotique – et qui tels soirs les force à manquer telle réunion utile à leur carrière avec des gens dont pour le reste ils adoptent les façons de parler, de penser, de s'habiller, de se coiffer. Dans leur quartier, où ils ne fréquentent sans cela que des condisciples, des maîtres ou quelque compatriote arrivé et protecteur, ils ont vite découvert d'autres jeunes gens que le même goût particulier rapproche d'eux, comme dans une petite ville se lient le professeur de seconde et le notaire qui aiment tous les deux la musique de chambre, les ivoires du moyen âge ; appliquant à l'objet de leur distraction le même instinct utilitaire, le même esprit professionnel qui les guide dans leur carrière, ils les retrouvent à des séances où nul profane n'est plus admis qu'à celles qui réunissent des amateurs de vieilles tabatières, d'estampes japonaises, de fleurs rares, et où, à cause du plaisir de s'instruire, de l'utilité des échanges et de la crainte des compétitions, règnent à la fois, comme dans une bourse aux timbres, l'entente étroite des spécialistes et les féroces rivalités des collectionneurs. Personne d'ailleurs dans le café où ils ont leur table ne sait quelle est cette réunion, si c'est celle d'une société de pêche, des secrétaires de rédaction, ou des enfants de l'Indre, tant leur tenue est correcte, leur air réservé et froid, et tant ils n'osent regarder qu'à la dérobée les jeunes gens à la mode, les jeunes « lions » qui, à quelques mètres plus loin, font grand bruit de leurs maîtresses, et parmi lesquels ceux qui les admirent sans oser lever les yeux apprendront seulement vingt ans plus tard, quand les uns seront à la veille d'entrer dans une académie, et les autres de vieux hommes de cercle, que le plus séduisant, maintenant un gros et grisonnant Charlus, était en réalité pareil à eux, mais ailleurs, dans un autre monde, sous d'autres symboles extérieurs, avec des signes étrangers, dont la différence les a induits en erreur. Mais les groupements sont plus ou moins avancés ; et comme l'« Union des gauches » diffère de la « Fédération socialiste » et telle société de musique mendelssohnienne de la Schola cantorum, certains soirs, à une autre table, il y a des extrémistes qui laissent passer un bracelet sous leur manchette, parfois un collier dans l'évasement de leur col, forcent par leurs regards insistants, leurs gloussements, leurs rires, leurs caresses entre eux, une bande de collégiens à s'enfuir au plus vite, et sont servis, avec une politesse sous laquelle couve l'indignation, par un garçon qui, comme les soirs où il sert des dreyfusards, aurait plaisir à aller chercher la police s'il n'avait avantage à empocher les pourboires.
C'est à ces organisations professionnelles que l'esprit oppose le goût des solitaires, et sans trop d'artifices d'une part, puisqu'il ne fait en cela qu'imiter les solitaires eux-mêmes qui croient que rien ne diffère plus du vice organisé que ce qui leur paraît à eux un amour incompris, avec quelque artifice toutefois, car ces différentes classes répondent, tout autant qu'à des types physiologiques divers, à des moments successifs d'une évolution pathologique ou seulement sociale. Et il est bien rare en effet qu'un jour ou l'autre, ce ne soit pas dans de telles organisations que les solitaires viennent se fondre, quelquefois par simple lassitude, par commodité (comme finissent ceux qui en ont été le plus adversaires par faire poser chez eux le téléphone, par recevoir les Iéna, ou par acheter chez Potin). Ils y sont d'ailleurs généralement assez mal reçus, car, dans leur vie relativement pure, le défaut d'expérience, la saturation par la rêverie où ils sont réduits, ont marqué plus fortement en eux ces caractères particuliers d'efféminement que les professionnels ont cherché à effacer. Et il faut avouer que chez certains de ces nouveaux venus, la femme n'est pas seulement intérieurement unie à l'homme, mais hideusement visible, agités qu'ils sont dans un spasme d'hystérique, par un rire aigu qui convulse leurs genoux et leurs mains, ne ressemblant pas plus au commun des hommes que ces singes à l'oeil mélancolique et cerné, aux pieds prenants, qui revêtent le smoking et portent une cravate noire ; de sorte que ces nouvelles recrues sont jugées, par de moins chastes pourtant, d'une fréquentation compromettante, et leur admission difficile ; on les accepte cependant et ils bénéficient alors de ces facilités par lesquelles le commerce, les grandes entreprises, ont transformé la vie des individus, leur ont rendu accessibles des denrées jusque-là trop dispendieuses à acquérir et même difficiles à trouver, et qui maintenant les submergent par la pléthore de ce que seuls ils n'avaient pu arriver à découvrir dans les plus grandes foules. Mais, même avec ces exutoires innombrables, la contrainte sociale est trop lourde encore pour certains, qui se recrutent surtout parmi ceux chez qui la contrainte mentale ne s'est pas exercée et qui tiennent encore pour plus rare qu'il n'est leur genre d'amour. Laissons pour le moment de côté ceux qui, le caractère exceptionnel de leur penchant les faisant se croire supérieurs à elles, méprisent les femmes, font de l'homosexualité le privilège des grands génies et des époques glorieuses, et quand ils cherchent à faire partager leur goût, le font moins à ceux qui leur semblent y être prédisposés, comme le morphinomane fait pour la morphine, qu'à ceux qui leur en semblent dignes, par zèle d'apostolat, comme d'autres prêchent le sionisme, le refus du service militaire, le saint-simonisme, le végétarisme et l'anarchie. Quelques-uns, si on les surprend le matin encore couchés, montrent une admirable tête de femme, tant l'expression est générale et symbolise tout le sexe ; les cheveux eux-mêmes l'affirment ; leur inflexion est si féminine, déroulés, ils tombent si naturellement en tresses sur la joue, qu'on s'émerveille que la jeune femme, la jeune fille, Galatée qui s'éveille à peine dans l'inconscient de ce corps d'homme où elle est enfermée, ait su si ingénieusement, de soi-même, sans l'avoir appris de personne, profiter des moindres issues de sa prison, trouver ce qui était nécessaire à sa vie. Sans doute le jeune homme qui a cette tête délicieuse ne dit pas : « Je suis une femme. » Même si – pour tant de raisons possibles – il vit avec une femme, il peut lui nier que lui en soit une, lui jurer qu'il n'a jamais eu de relations avec des hommes. Qu'elle le regarde comme nous venons de le montrer, couché dans un lit, en pyjama, les bras nus, le cou nu sous les cheveux noirs. Le pyjama est devenu une camisole de femme, la tête, celle d'une jolie Espagnole. La maîtresse s'épouvante de ces confidences faites à ses regards, plus vraies que ne pourraient être des paroles, des actes mêmes, et que d'ailleurs les actes, s'ils ne l'ont déjà fait, ne pourront manquer de confirmer, car tout être suit son plaisir ; et si cet être n'est pas trop vicieux, il le cherche dans un sexe opposé au sien. Or pour l'inverti le vice commence, non pas quand il noue des relations (car trop de raisons peuvent les commander), mais quand il prend son plaisir avec des femmes. Le jeune homme que nous venons d'essayer de peindre était si évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient avec désir étaient vouées (à moins d'un goût particulier) au même désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un adolescent. La tromperie est égale, l'inverti même le sait, il devine la désillusion que, le travestissement ôté, la femme éprouvera, et sent combien cette erreur sur le sexe est une source de fantaisiste poésie. Du reste, même à son exigeante maîtresse, il a beau ne pas avouer (si elle n'est pas gomorrhéenne) : « Je suis une femme », pourtant en lui avec quelles ruses, quelle agilité, quelle obstination de plante grimpante, la femme inconsciente et visible cherche-t-elle l'organe masculin ! On n'a qu'à regarder cette chevelure bouclée sur l'oreiller blanc pour comprendre que le soir, si ce jeune homme glisse hors des doigts de ses parents, malgré eux, malgré lui, ce ne sera pas pour aller retrouver des femmes. Sa maîtresse peut le châtier, l'enfermer, le lendemain l'homme-femme aura trouvé le moyen de s'attacher à un homme, comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve une pioche ou un râteau. Pourquoi, admirant dans le visage de cet homme des délicatesses qui nous touchent, une grâce, un naturel dans l'amabilité comme les hommes n'en ont point, serions-nous désolés d'apprendre que ce jeune homme recherche les boxeurs ? Ce sont des aspects différents d'une même réalité. Et même, celui qui nous répugne est le plus touchant, plus touchant que toutes les délicatesses, car il représente un admirable effort inconscient de la nature : la reconnaissance du sexe par lui-même, malgré les duperies du sexe, apparaît la tentative inavouée pour s'évader vers ce qu'une erreur initiale de la société a placé loin de lui.
Pour les uns, ceux qui ont eu l'enfance la plus timide sans doute, ils ne se préoccupent guère de la sorte matérielle de plaisir qu'ils reçoivent, pourvu qu'ils puissent le rapporter à un visage masculin. Tandis que d'autres, ayant des sens plus violents sans doute, donnent à leur plaisir matériel d'impérieuses localisations. Ceux-là choqueraient peut-être par leurs aveux la moyenne du monde. Ils vivent peut-être moins exclusivement sous le satellite de Saturne, car pour eux les femmes ne sont pas entièrement exclues comme pour les premiers, à l'égard desquels elles n'existeraient pas sans la conversation, la coquetterie, les amours de tête. Mais les seconds recherchent celles qui aiment les femmes, elles peuvent leur procurer un jeune homme, accroître le plaisir qu'ils ont à se trouver avec lui ; bien plus, ils peuvent, de la même manière, prendre avec elles le même plaisir qu'avec un homme. De là vient que la jalousie n'est excitée, pour ceux qui aiment les premiers, que par le plaisir qu'ils pourraient prendre avec un homme et qui seul leur semble une trahison, puisqu'ils ne participent pas à l'amour des femmes, ne l'ont pratiqué que comme habitude et pour se réserver la possibilité du mariage, se représentant si peu le plaisir qu'il peut donner, qu'ils ne peuvent souffrir que celui qu'ils aiment le goûte ; tandis que les seconds inspirent souvent de la jalousie par leurs amours avec des femmes. Car dans les rapports qu'ils ont avec elles, ils jouent pour la femme qui aime les femmes le rôle d'une autre femme, et la femme leur offre en même temps à peu près ce qu'ils trouvent chez l'homme, si bien que l'ami jaloux souffre de sentir celui qu'il aime rivé à celle qui est pour lui presque un homme, en même temps qu'il le sent presque lui échapper, parce que, pour ces femmes, il est quelque chose qu'il ne connaît pas, une espèce de femme. Ne parlons pas non plus de ces jeunes fous qui par une sorte d'enfantillage, pour taquiner leurs amis, choquer leurs parents, mettent une sorte d'acharnement à choisir des vêtements qui ressemblent à des robes, à rougir leurs lèvres et noircir leurs yeux ; laissons-les de côté, car ce sont eux qu'on retrouvera, quand ils auront trop cruellement porté la peine de leur affectation, passant toute une vie à essayer vainement de réparer par une tenue sévère, protestante, le tort qu'ils se sont fait quand ils étaient emportés par le même démon qui pousse des jeunes femmes du faubourg Saint-Germain à vivre d'une façon scandaleuse, à rompre avec tous les usages, à bafouer leur famille, jusqu'au jour où elles se mettent avec persévérance et sans succès à remonter la pente qu'elles avaient trouvé si amusant, ou plutôt qu'elles n'avaient pas pu s'empêcher de descendre. Laissons enfin pour plus tard ceux qui ont conclu un pacte avec Gomorrhe. Nous en parlerons quand M. de Charlus les connaîtra. Laissons tous ceux, d'une variété ou d'une autre, qui apparaîtront à leur tour, et pour finir ce premier exposé, ne disons un mot que de ceux dont nous avions commencé de parler tout à l'heure, des solitaires. Tenant leur vice pour plus exceptionnel qu'il n'est, ils sont allés vivre seuls du jour qu'ils l'ont découvert, après l'avoir porté longtemps sans le connaître, plus longtemps seulement que d'autres. Car personne ne sait tout d'abord qu'il est inverti, ou poète, ou snob, ou méchant. Tel collégien qui apprenait des vers d'amour ou regardait des images obscènes, s'il se serrait alors contre un camarade, s'imaginait seulement communier avec lui dans un même désir de la femme. Comment croirait-il n'être pas pareil à tous, quand ce qu'il éprouve il en reconnaît la substance en lisant Mme de Lafayette, Racine, Baudelaire, Walter Scott, alors qu'il est encore trop peu capable de s'observer soi-même pour se rendre compte de ce qu'il ajoute de son cru, et que si le sentiment est le même l'objet diffère, que ce qu'il désire c'est Rob-Roy et non Diana Vernon ? Chez beaucoup, par une prudence défensive de l'instinct qui précède la vue plus claire de l'intelligence, la glace et les murs de leur chambre disparaissent sous des chromos représentant des actrices ; ils font des vers tels que :
Je n'aime que Chloé au monde,
Elle est divine, elle est blonde,
Et d'amour mon coeur s'inonde.
Faut-il pour cela mettre au commencement de ces vies un goût qu'on ne devait point retrouver chez eux dans la suite, comme ces boucles blondes des enfants qui doivent ensuite devenir les plus bruns ? Qui sait si les photographies de femmes ne sont pas un commencement d'hypocrisie, un commencement aussi d'horreur pour les autres invertis ? Mais les solitaires sont précisément ceux à qui l'hypocrisie est douloureuse. Peut-être l'exemple des Juifs, d'une colonie différente, n'est-il même pas assez fort pour expliquer combien l'éducation a peu de prise sur eux, et avec quel art ils arrivent à revenir, peut-être pas à quelque chose d'aussi simplement atroce que le suicide (où les fous, quelque précaution qu'on prenne, reviennent et, sauvés de la rivière où ils se sont jetés, s'empoisonnent, se procurent un revolver, etc.), mais à une vie dont les hommes de l'autre race non seulement ne comprennent pas, n'imaginent pas, haïssent les plaisirs nécessaires, mais encore dont le danger fréquent et la honte permanente leur feraient horreur. Peut-être, pour les peindre, faut-il penser sinon aux animaux qui ne se domestiquent pas, aux lionceaux prétendus apprivoisés mais restés lions, du moins aux noirs que l'existence confortable des blancs désespère et qui préfèrent les risques de la vie sauvage et ses incompréhensibles joies. Quand le jour est venu où ils se sont découverts incapables à la fois de mentir aux autres et de se mentir à soi-même, ils partent vivre à la campagne, fuyant leurs pareils (qu'ils croient peu nombreux) par horreur de la monstruosité ou crainte de la tentation, et le reste de l'humanité par honte. N'étant jamais parvenus à la véritable maturité, tombés dans la mélancolie, de temps à autre, un dimanche sans lune, ils vont faire une promenade sur un chemin jusqu'à un carrefour, où sans qu'ils se soient dit un mot, est venu les attendre un de leurs amis d'enfance qui habite un château voisin. Et ils recommencent les jeux d'autrefois, sur l'herbe, dans la nuit, sans échanger une parole. En semaine, ils se voient l'un chez l'autre, causent de n'importe quoi, sans une allusion à ce qui s'est passé, exactement comme s'ils n'avaient rien fait et ne devaient rien refaire, sauf, dans leurs rapports, un peu de froideur, d'ironie, d'irritabilité et de rancune, parfois de la haine. Puis le voisin part pour un dur voyage à cheval, et, à mulet, ascensionne des pics, couche dans la neige ; son ami, qui identifie son propre vice avec une faiblesse de tempérament, la vie casanière et timide, comprend que le vice ne pourra plus vivre en son ami émancipé, à tant de milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer. Et en effet, l'autre se marie. Le délaissé pourtant ne guérit pas (malgré les cas où l'on verra que l'inversion est guérissable). Il exige de recevoir lui-même le matin dans sa cuisine la crème fraîche des mains du garçon laitier et, les soirs où des désirs l'agitent trop, il s'égare jusqu'à remettre dans son chemin un ivrogne, jusqu'à arranger la blouse de l'aveugle. Sans doute la vie de certains invertis paraît quelquefois changer, leur vice (comme on dit) n'apparaît plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se perd : un bijou caché se retrouve ; quand la quantité des urines d'un malade diminue, c'est bien qu'il transpire davantage, mais il faut toujours que l'excrétion se fasse. Un jour cet homosexuel perd un jeune cousin et, à son inconsolable douleur, vous comprenez que c'était dans cet amour, chaste peut-être et qui tenait plus à garder l'estime qu'à obtenir la possession, que les désirs avaient passé par virement, comme dans un budget, sans rien changer au total, certaines dépenses sont portées à un autre exercice. Comme il en est pour ces malades chez qui une crise d'urticaire fait disparaître pour un temps leurs indispositions habituelles, l'amour pur à l'égard d'un jeune parent semble, chez l'inverti, avoir momentanément remplacé, par métastase, des habitudes qui reprendront un jour ou l'autre la place du mal vicariant et guéri.
Cependant le voisin marié du solitaire est revenu ; devant la beauté de la jeune épouse et la tendresse que son mari lui témoigne, le jour où l'ami est forcé de les inviter à dîner, il a honte du passé. Déjà dans une position intéressante, elle doit rentrer de bonne heure, laissant son mari ; celui-ci, quand l'heure est venue de rentrer, demande un bout de conduite à son ami que d'abord aucune suspicion n'effleure, mais qui au carrefour se voit renversé sur l'herbe, sans une parole, par l'alpiniste bientôt père. Et les rencontres recommencent jusqu'au jour où vient s'installer non loin de là un cousin de la jeune femme, avec qui se promène maintenant toujours le mari. Et celui-ci, si le délaissé vient le voir et cherche à s'approcher de lui, furibond, le repousse avec l'indignation que l'autre n'ait pas eu le tact de pressentir le dégoût qu'il inspire désormais. Une fois pourtant se présente un inconnu envoyé par le voisin infidèle ; mais, trop affairé, le délaissé ne peut le recevoir et ne comprend que plus tard dans quel but l'étranger était venu.
Alors le solitaire languit seul. Il n'a d'autre plaisir que d'aller à la station de bains de mer voisine demander un renseignement à un certain employé de chemin de fer. Mais celui-ci a reçu de l'avancement, est nommé à l'autre bout de la France ; le solitaire ne pourra plus aller lui demander l'heure des trains, le prix des premières, et avant de rentrer rêver dans sa tour, comme Grisélidis, il s'attarde sur la plage, telle une étrange Andromède qu'aucun Argonaute ne viendra délivrer, comme une méduse stérile qui périra sur le sable, ou bien il reste paresseusement, avant le départ du train, sur le quai, à jeter sur la foule des voyageurs un regard qui semblera indifférent, dédaigneux ou distrait à ceux d'une autre race, mais qui, comme l'éclat lumineux dont se parent certains insectes pour attirer ceux de la même espèce, ou comme le nectar qu'offrent certaines fleurs pour attirer les insectes qui les féconderont, ne tromperait pas l'amateur presque introuvable d'un plaisir trop singulier, trop difficile à placer, qui lui est offert, le confrère avec qui notre spécialiste pourrait parler la langue insolite ; tout au plus à celle-ci quelque loqueteux du quai fera-t-il semblant de s'intéresser, mais pour un bénéfice matériel seulement, comme ceux qui, au Collège de France, dans la salle où le professeur de sanscrit parle sans auditeur, vont suivre le cours, mais seulement pour se chauffer. Méduse ! Orchidée ! Quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l'histoire naturelle et de l'esthétique, je voyais une délicieuse girandole d'azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? Comme tant de créatures du règne animal et du règne végétal, comme la plante qui produirait la vanille, mais qui, parce que, chez elle, l'organe mâle est séparé par une cloison de l'organe femelle, demeure stérile si les oiseaux-mouches ou certaines petites abeilles ne transportent le pollen des unes aux autres ou si l'homme ne les féconde artificiellement, M. de Charlus (et ici le mot fécondation doit être pris au sens moral, puisqu'au sens physique l'union du mâle avec le mâle est stérile, mais il n'est pas indifférent qu'un individu puisse rencontrer le seul plaisir qu'il soit susceptible de goûter, et « qu'ici bas toute âme » puisse donner à quelqu'un « sa musique, sa flamme ou son parfum »), M. de Charlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez d'autres, de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. Pour des hommes comme M. de Charlus (et sous la réserve des accommodements qui paraîtront peu à peu et qu'on a pu déjà pressentir, exigés par le besoin de plaisir qui se résigne à de demi-consentements), l'amour mutuel, en dehors des difficultés si grandes, parfois insurmontables, qu'il rencontre chez le commun des êtres, leur en ajoute de si spéciales, que ce qui est toujours très rare pour tout le monde devient à leur égard à peu près impossible, et que si se produit pour eux une rencontre vraiment heureuse ou que la nature leur fait paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celui de l'amoureux normal, a quelque chose d'extraordinaire, de sélectionné, de profondément nécessaire. La haine des Capulet et des Montaigu n'était rien auprès des empêchements de tout genre qui ont été vaincus, des éliminations spéciales que la nature a dû faire subir aux hasards déjà peu communs qui amènent l'amour, avant qu'un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour son bureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire bedonnant. Ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leur amour n'est pas le caprice d'un instant, mais une véritable prédestination préparée par les harmonies de leur tempérament, non pas seulement par leur tempérament propre, mais par celui de leurs ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que l'être qui se conjoint à eux leur appartient avant la naissance, les a attirés par une force comparable à celle qui dirige les mondes où nous avons passé nos vies antérieures. M. de Charlus m'avait distrait de regarder si le bourdon apportait à l'orchidée le pollen qu'elle attendait depuis si longtemps, qu'elle n'avait chance de recevoir que grâce à un hasard si improbable qu'on le pouvait appeler une espèce de miracle. Mais c'était un miracle aussi auquel je venais d'assister, presque du même genre, et non moins merveilleux. Dès que j'eus considéré cette rencontre de ce point de vue, tout m'y sembla empreint de beauté. Les ruses les plus extraordinaires que la nature a inventées pour forcer les insectes à assurer la fécondation des fleurs qui, sans eux, ne pourraient pas l'être parce que la fleur mâle y est trop éloignée de la fleur femelle, ou celle qui, si c'est le vent qui doit assurer le transport du pollen, le rend bien plus facile à détacher de la fleur mâle, bien plus aisé à attraper au passage par la fleur femelle, en supprimant la sécrétion du nectar, qui n'est plus utile puisqu'il n'y a pas d'insectes à attirer, et même l'éclat des corolles qui les attirent, et celle qui, pour que la fleur soit réservée au pollen qu'il faut, qui ne peut fructifier qu'en elle, lui fait sécréter une liqueur qui l'immunise contre les autres pollens – ne me semblaient pas plus merveilleuses que l'existence de la sous-variété d'invertis destinée à assurer les plaisirs de l'amour à l'inverti devenant vieux : les hommes qui sont attirés non par tous les hommes, mais – par un phénomène de correspondance et d'harmonie comparable à ceux qui règlent la fécondation des fleurs hétérostylées trimorphes comme le Lythrum salicaria – seulement par les hommes beaucoup plus âgés qu'eux. De cette sous-variété Jupien venait de m'offrir un exemple, moins saisissant pourtant que d'autres que tout herborisateur humain, tout botaniste moral, pourra observer, malgré leur rareté, et qui leur présentera un frêle jeune homme qui attendait les avances d'un robuste et bedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux avances des autres jeunes gens que restent stériles les fleurs hermaphrodites à court style de la Primula veris tant qu'elles ne sont fécondées que par d'autres Primula veris à court style aussi, tandis qu'elles accueillent avec joie le pollen des Primula veris à long style. Quant à ce qui était de M. de Charlus, du reste, je me rendis compte dans la suite qu'il y avait pour lui divers genres de conjonctions et desquelles certaines, par leur multiplicité, leur instantanéité à peine visible, et surtout le manque de contact entre les deux acteurs, rappelaient plus encore ces fleurs qui dans un jardin sont fécondées par le pollen d'une fleur voisine qu'elles ne toucheront jamais. Il y avait en effet certains êtres qu'il lui suffisait de faire venir chez lui, de tenir pendant quelques heures sous la domination de sa parole, pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût apaisé. Par simples paroles la conjonction était faite aussi simplement qu'elle peut se produire chez les infusoires. Parfois, ainsi que cela lui était sans doute arrivé pour moi le soir où j'avais été mandé par lui après le dîner Guermantes, l'assouvissement avait lieu grâce à une violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur, comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distance l'insecte inconsciemment complice et décontenancé. M. de Charlus, de dominé devenu dominateur, se sentait purgé de son inquiétude et calmé, renvoyait le visiteur qui avait aussitôt cessé de lui paraître désirable. Enfin, l'inversion elle-même venant de ce que l'inverti se rapproche trop de la femme pour pouvoir avoir des rapports utiles avec elle, se rattache par là à une loi plus haute qui fait que tant de fleurs hermaphrodites restent infécondes, c'est-à-dire à la stérilité de l'autofécondation. Il est vrai que les invertis à la recherche d'un mâle se contentent souvent d'un inverti aussi efféminé qu'eux. Mais il suffit qu'ils n'appartiennent pas au sexe féminin, dont ils ont en eux un embryon dont ils ne peuvent se servir, ce qui arrive à tant de fleurs hermaphrodites et même à certains animaux hermaphrodites, comme l'escargot, qui ne peuvent être fécondés par eux-mêmes, mais peuvent l'être par d'autres hermaphrodites. Par là les invertis, qui se rattachent volontiers à l'antique Orient ou à l'âge d'or de la Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques d'essai où n'existaient ni les fleurs dioïques ni les animaux unisexués, à cet hermaphroditisme initial dont quelques rudiments d'organes mâles dans l'anatomie de la femme et d'organes femelles dans l'anatomie de l'homme semblent conserver la trace. Je trouvais la mimique, d'abord incompréhensible pour moi, de Jupien et de M. de Charlus aussi curieuse que ces gestes tentateurs adressés aux insectes, selon Darwin, par les fleurs dites composées, haussant les demi-fleurons de leurs capitules pour être vues de plus loin, comme certaine hétérostylée qui retourne ses étamines et les courbe pour frayer le chemin aux insectes, ou qui leur offre une ablution, et tout simplement même que les parfums de nectar, l'éclat des corolles, qui attiraient en ce moment des insectes dans la cour. À partir de ce jour, M. de Charlus devait changer l'heure de ses visites à Mme de Villeparisis, non qu'il ne pût voir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce qu'aussi bien qu'ils l'étaient pour moi, le soleil de l'après-midi et les fleurs de l'arbuste étaient sans doute liés à son souvenir. D'ailleurs, il ne se contenta pas de recommander les Jupien à Mme de Villeparisis, à la duchesse de Guermantes, à toute une brillante clientèle qui fut d'autant plus assidue auprès de la jeune brodeuse que les quelques dames qui avaient résisté ou seulement tardé furent de la part du baron l'objet de terribles représailles, soit afin qu'elles servissent d'exemple, soit parce qu'elles avaient éveillé sa fureur et s'étaient dressées contre ses entreprises de domination ; il rendit la place de Jupien de plus en plus lucrative jusqu'à ce qu'il le prît définitivement comme secrétaire et l'établît dans les conditions que nous verrons plus tard. « Ah ! en voilà un homme heureux que ce Jupien », disait Françoise qui avait une tendance à diminuer ou à exagérer les bontés selon qu'on les avait pour elle ou pour les autres. D'ailleurs là elle n'avait pas besoin d'exagération ni n'éprouvait d'ailleurs d'envie, aimant sincèrement Jupien. « Ah ! c'est un si bon homme que le baron, ajoutait-elle, si bien, si dévot, si comme il faut ! Si j'avais une fille à marier et que j'étais du monde riche, je la donnerais au baron les yeux fermés. – Mais, Françoise, disait doucement ma mère, elle aurait bien des maris cette fille. Rappelez-vous que vous l'avez déjà promise à Jupien. – Ah ! dame, répondait Françoise, c'est que c'est encore quelqu'un qui rendrait une femme bien heureuse. Il y a beau avoir des riches et des pauvres misérables, ça ne fait rien pour la nature. Le baron et Jupien, c'est bien le même genre de personnes. »
Au reste j'exagérais beaucoup alors, devant cette révélation première, le caractère électif d'une conjonction si sélectionnée. Certes, chacun des hommes pareils à M. de Charlus est une créature extraordinaire, puisque, s'il ne fait pas de concessions aux possibilités de la vie, il recherche essentiellement l'amour d'un homme de l'autre race, c'est-à-dire d'un homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourra pas l'aimer) ; contrairement à ce que je croyais dans la cour où je venais de voir Jupien tourner autour de M. de Charlus comme l'orchidée faire des avances au bourdon, ces êtres d'exception que l'on plaint sont une foule, ainsi qu'on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu'à la fin, et se plaignent eux-mêmes d'être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaient été placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit la Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu'à l'Éternel, avaient été, on ne peut que s'en réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n'eût dû confier la tâche qu'à un Sodomiste. Celui-là, les excuses : « Père de six enfants, j'ai deux maîtresses, etc. » ne lui eussent pas fait abaisser bénévolement l'épée flamboyante et adoucir les sanctions ; il aurait répondu : « Oui, et ta femme souffre les tortures de la jalousie. Mais même quand ces femmes n'ont pas été choisies par toi à Gomorrhe, tu passes tes nuits avec un gardeur de troupeaux de l'Hébron. » Et il l'aurait immédiatement fait rebrousser chemin vers la ville qu'allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au contraire, on laissa s'enfuir tous les Sodomistes honteux, même si, apercevant un jeune garçon, ils détournaient la tête, comme la femme de Loth, sans être pour cela changés comme elle en statues de sel. De sorte qu'ils eurent une nombreuse postérité chez qui ce geste est resté habituel, pareil à celui des femmes débauchées qui, en ayant l'air de regarder un étalage de chaussures placées derrière une vitrine, retournent la tête vers un étudiant. Ces descendants des Sodomistes, si nombreux qu'on peut leur appliquer l'autre verset de la Genèse : « Si quelqu'un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité », se sont fixés sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes les professions et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n'y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d'incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite. Il est possible qu'ils y retournent un jour. Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale, cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités charmantes et d'insupportables défauts. On les verra d'une façon plus approfondie au cours des pages qui suivront ; mais on a voulu provisoirement prévenir l'erreur funeste qui consisterait, de même qu'on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les sodomistes quitteraient la ville pour ne pas avoir l'air d'en être, prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans d'autres cités où ils trouveraient d'ailleurs toutes les distractions convenables. Ils n'iraient à Sodome que les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois, c'est-à-dire que tout se passerait en somme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd ou à Paris.
En tous cas ce jour-là, avant ma visite à la duchesse, je ne songeais pas si loin et j'étais désolé d'avoir, par attention à la conjonction Jupien-Charlus, manqué peut-être de voir la fécondation de la fleur par le bourdon.
Sodome et Gomorrhe
II
CHAPITRE PREMIER
M. de Charlus dans le monde. – Un médecin. – Face caractéristique de Mme de Vaugoubert. – Mme d'Arpajon, le jet d'eau d'Hubert Robert et la gaieté du grand-duc Wladimir. – Mme d'Amoncourt, Mme de Citri, Mme de Saint-Euverte, etc. – Curieuse conversation entre Swann et le prince de Guermantes. – Albertine au téléphone. – Visites en attendant mon deuxième et dernier séjour à Balbec. – Arrivée à Balbec. – Les intermittences du coeur.
Comme je n'étais pas pressé d'arriver à cette soirée des Guermantes où je n'étais pas certain d'être invité, je restais oisif dehors ; mais le jour d'été ne semblait pas avoir plus de hâte que moi à bouger. Bien qu'il fût plus de neuf heures, c'était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait à l'obélisque de Louqsor un air de nougat rose. Puis il en modifia la teinte et le changea en une matière métallique de sorte que l'obélisque ne devint pas seulement plus précieux, mais sembla aminci et presque flexible. On s'imaginait qu'on aurait pu tordre, qu'on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou. La lune était maintenant dans le ciel comme un quartier d'orange pelé délicatement quoique un peu entamé. Mais elle devait plus tard être faite de l'or le plus résistant. Blottie toute seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait servir d'unique compagne à la lune solitaire, tandis que celle-ci, tout en protégeant son amie, mais plus hardie et allant de l'avant, brandirait comme une arme irrésistible, comme un symbole oriental, son ample et merveilleux croissant d'or.
Devant l'hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus qu'une demi-heure auparavant me persécutait encore la crainte – laquelle allait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans avoir été invité. On s'inquiète, et c'est parfois longtemps après l'heure du danger, oubliée grâce à la distraction, que l'on se souvient de son inquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans l'hôtel. Mais ici il faut d'abord que je note une circonstance minime, laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.
Il y avait quelqu'un qui, ce soir-là comme les précédents, pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du reste qui il était : c'était l'huissier (qu'on appelait dans ce temps-là « l'aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d'être un des intimes – comme il était l'un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s'étaient réconciliés depuis quinze jours, et forcés d'être ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter. Or, quelques jours auparavant, l'huissier de la princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu'il avait trouvé charmant mais dont il n'avait pu arriver à établir l'identité. Non que le jeune homme ne se fût montré aussi aimable que généreux. Toutes les faveurs que l'huissier s'était figuré avoir à accorder à un monsieur si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. de Châtellerault était aussi froussard qu'imprudent ; il était d'autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu'il ignorait à qui il avait à faire ; il aurait eu une peur bien plus grande – quoique mal fondée – s'il l'avait su. Il s'était borné à se faire passer pour un Anglais, et à toutes les questions passionnées de l'huissier désireux de retrouver quelqu'un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s'était borné à répondre, tout le long de l'avenue Gabriel : « I do not speak french. »
Bien que, malgré tout – à cause de l'origine maternelle de son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière, on jugeait généralement l'esprit d'initiative et la supériorité intellectuelle de cette dame d'après une innovation qu'on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, et quelle que fût l'importance du raout qui devait suivre, les sièges, chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de telle façon qu'on formait de petits groupes, qui, au besoin, se tournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social en allant s'asseoir, comme par préférence, dans l'un d'eux. Elle ne craignait pas du reste d'élire et d'attirer le membre d'un autre groupe. Si, par exemple, elle avait fait remarquer à M. Détaille, lequel avait naturellement acquiescé, combien Mme de Villemur, que sa place dans un autre groupe faisait voir de dos, possédait un joli cou, la princesse n'hésitait pas à élever la voix : « Madame de Villemur, M. Détaille, en grand peintre qu'il est, est en train d'admirer votre cou. » Mme de Villemur sentait là une invite directe à la conversation ; avec l'adresse que donne l'habitude du cheval, elle faisait lentement pivoter sa chaise selon un arc de trois quarts de cercle et sans déranger en rien ses voisins, faisait presque face à la princesse. « Vous ne connaissez pas M. Détaille ? » demandait la maîtresse de maison, à qui l'habile et pudique conversion de son invitée ne suffisait pas. « Je ne le connais pas, mais je connais ses oeuvres », répondait Mme de Villemur, d'un air respectueux, engageant, et avec un à-propos que beaucoup enviaient, tout en adressant au célèbre peintre, que l'interpellation n'avait pas suffi à lui présenter d'une manière formelle, un imperceptible salut. « Venez, monsieur Détaille, disait la princesse, je vais vous présenter à Mme de Villemur. » Celle-ci mettait alors autant d'ingéniosité à faire une place à l'auteur du Rêve que tout à l'heure à se tourner vers lui. Et la princesse s'avançait une chaise pour elle-même ; elle n'avait en effet interpellé Mme de Villemur que pour avoir un prétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé les dix minutes de règle, et d'accorder une durée égale de présence au second. En trois quarts d'heure, tous les groupes avaient reçu sa visite, laquelle semblait n'avoir été guidée chaque fois que par l'improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel « une grande dame sait recevoir ». Mais maintenant les invités de la soirée commençaient d'arriver et la maîtresse de maison s'était assise non loin de l'entrée – droite et fière, dans sa majesté quasi royale, les yeux flambant par leur incandescence propre – entre deux altesses sans beauté et l'ambassadrice d'Espagne.
Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt que moi. J'avais en face de moi la princesse, de laquelle la beauté ne me fait pas seule sans doute, entre tant d'autres, souvenir de cette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de maison était si parfait, était frappé comme une si belle médaille, qu'il a gardé pour moi une vertu commémorative. La princesse avait l'habitude de dire à ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avant une de ses soirées : « Vous viendrez, n'est-ce pas ? » comme si elle avait un grand désir de causer avec eux. Mais comme au contraire elle n'avait à leur parler de rien, dès qu'ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se lever, d'interrompre un instant sa vaine conversation avec les deux altesses et l'ambassadrice et de remercier en disant : « C'est gentil d'être venu », non qu'elle trouvât que l'invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pour accroître encore la sienne ; puis aussitôt le rejetant à la rivière, elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à l'entrée des jardins », de sorte qu'on partait visiter et qu'on la laissait tranquille. À certains même elle ne disait rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeux d'onyx, comme si on était venu seulement à une exposition de pierres précieuses.
La première personne à passer avant moi était le duc de Châtellerault.
Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de la main qui lui venaient du salon, il n'avait pas aperçu l'huissier. Mais dès le premier instant l'huissier l'avait reconnu. Cette identité qu'il avait tant désiré d'apprendre, dans un instant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de l'avant-veille quel nom il devait annoncer, l'huissier n'était pas seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait qu'il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu'il était coupable de surprendre de la sorte et d'étaler publiquement. En entendant la réponse de l'invité : « Le duc de Châtellerault », il se sentit troublé d'un tel orgueil qu'il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique, qui s'était ressaisi et connaissait assez son armorial pour compléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec l'énergie professionnelle qui se veloutait d'une tendresse intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de Châtellerault ! » Mais c'était maintenant mon tour d'être annoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison qui ne m'avait pas encore vu, je n'avais pas songé aux fonctions terribles pour moi – quoique d'une autre façon que pour M. de Châtellerault – de cet huissier habillé de noir comme un bourreau, entouré d'une troupe de valets aux livrées les plus riantes, solides gaillards prêts à s'emparer d'un intrus et à le mettre à la porte. L'huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot. Il leva aussitôt majestueusement la tête et, avant que j'eusse pu le prier de m'annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si je n'étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je l'étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable d'ébranler la voûte de l'hôtel.
L'illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu'une de ses malades n'osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu'on lui indiquait d'un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu'on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s'asseoir sur les genoux d'un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moins peut-être que la mienne. À partir du moment où j'avais perçu le grondement de mon nom, comme le bruit préalable d'un cataclysme possible, je dus, pour plaider en tous cas ma bonne foi et comme si je n'étais tourmenté d'aucun doute, m'avancer vers la princesse d'un air résolu.
Elle m'aperçut comme j'étais à quelques pas d'elle et, ce qui ne me laissa plus douter que j'avais été victime d'une machination, au lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva, vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir de soulagement de la malade d'Huxley, quand ayant pris le parti de s'asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit que c'était le vieux monsieur qui était une hallucination. La princesse venait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelques instants debout, avec le genre de grâce particulier à la stance de Malherbe qui finit ainsi :
Et pour leur faire honneur les Anges se lever.
Elle s'excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arrivée comme si je devais m'ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiement plein de grâce, dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Je m'attendais presque à ce qu'elle me remît alors, telle une conductrice de cotillon, une canne à bec d'ivoire, ou une montre-bracelet. Elle ne me donna à vrai dire rien de tout cela, et comme si au lieu de danser le boston elle avait plutôt écouté un sacro-saint quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troubler les sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt ne la commença pas et radieuse encore de m'avoir vu entrer, me fit part seulement de l'endroit où se trouvait le prince.
Je m'éloignai d'elle et n'osai plus m'en rapprocher, sentant qu'elle n'avait absolument rien à me dire et que dans son immense bonne volonté, cette femme merveilleusement haute et belle, noble comme l'étaient tant de grandes dames qui montèrent si fièrement à l'échafaud, n'aurait pu, faute d'oser m'offrir de l'eau de mélisse, que me répéter ce qu'elle m'avait déjà dit deux fois : « Vous trouverez le prince dans le jardin. » Or, aller auprès du prince, c'était sentir renaître sous une autre forme mes doutes.
En tous cas fallait-il trouver quelqu'un qui me présentât. On entendait, dominant toutes les conversations, l'intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l'autre, et qui, pour tous les deux, était dans le monde d'être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris la détermination, non de se taire, mais de parler chacun sans s'occuper de ce que dirait l'autre. Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste certain d'avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de Sidonia, sans décourager ce dernier pourtant, car, lorsque M. de Charlus reprenait un instant haleine, l'intervalle était rempli par le susurrement du grand d'Espagne qui avait continué imperturbablement son discours. J'aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince de Guermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu'il ne fût fâché contre moi. J'avais agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir où il m'avait si affectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n'avais nullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et de n'avoir pas encore pris la peine d'écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m'avaient dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n'avais rien imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J'avais dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois l'avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine.
M. de Charlus m'eût sans doute pardonné mon manque de reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c'est que ma présence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuis quelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la déclaration solennelle : « On n'entre dans ces salons-là que par moi. » Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n'avais pas suivi la voie hiérarchique.
M. de Charlus savait bien que les tonnerres qu'il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas à ses ordres, ou qu'il avait pris en haine, commençaient à passer, selon beaucoup de gens, quelque rage qu'il y mît, pour des tonnerres en carton, et n'avaient plus la force de chasser n'importe qui de n'importe où. Mais peut-être croyait-il que son pouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des novices tels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi pour lui demander un service dans une fête où ma présence seule semblait un ironique démenti à ses prétentions.
Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, le professeur E***. Il avait été surpris de m'apercevoir chez les Guermantes. Je ne l'étais pas moins de l'y trouver car jamais on n'avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la princesse, un personnage de sa sorte. Il venait de guérir le prince, déjà administré, d'une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance toute particulière qu'en avait pour lui Mme de Guermantes était cause qu'on avait rompu avec les usages et qu'on l'avait invité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salons et ne pouvait y rôder indéfiniment seul comme un ministre de la mort, m'ayant reconnu, il s'était senti, pour la première fois de sa vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettait de prendre une contenance, et c'était une des raisons pour lesquelles il s'était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il attachait beaucoup d'importance à ne jamais faire d'erreur de diagnostic. Or son courrier était si nombreux qu'il ne se rappelait pas toujours très bien, quand il n'avait vu qu'une fois un malade, si la maladie avait bien suivi le cours qu'il lui avait assigné. On n'a peut-être pas oublié qu'au moment de l'attaque de ma grand-mère, je l'avais conduite chez lui, le soir où il se faisait coudre tant de décorations. Depuis le temps écoulé, il ne se rappelait plus le faire-part qu'on lui avait envoyé à l'époque. « Madame votre grand-mère est bien morte, n'est-ce pas ? » me dit-il d'une voix où une quasi-certitude calmait une légère appréhension. « Ah ! En effet ! Du reste dès la première minute où je l'ai vue, mon pronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens très bien. »
C'est ainsi que le professeur E*** apprit ou rapprit la mort de ma grand-mère, et je dois le dire à sa louange, qui est celle du corps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-être de satisfaction. Les erreurs des médecins sont innombrables. Ils pèchent d'habitude par optimisme quant au régime, par pessimisme quant au dénouement. « Du vin ? en quantité modérée, cela ne peut vous faire du mal, c'est en somme un tonifiant… Le plaisir physique ? après tout c'est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m'entendez bien. L'excès en tout est un défaut. » Du coup quelle tentation pour le malade de renoncer à ces deux résurrecteurs, l'eau et la chasteté ! En revanche si l'on a quelque chose au coeur, de l'albumine, etc., on n'en a pas pour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonctionnels, sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade livré à lui-même s'impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenue de l'Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise, verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Une innocente promenade effectuée à son nez et à sa barbe ne causerait pas plus de colère au président d'assises qui, deux ans auparavant, a prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, une condamnation à mort. Les médecins (il ne s'agit pas de tous, bien entendu, et nous n'omettons pas, mentalement, d'admirables exceptions) sont en général plus mécontents, plus irrités de l'infirmation de leur verdict que joyeux de son exécution. C'est ce qui explique que le professeur E***, quelque satisfaction intellectuelle qu'il ressentît sans doute à voir qu'il ne s'était pas trompé, sut ne me parler que tristement du malheur qui nous avait frappés. Il ne tenait pas à abréger la conversation, qui lui fournissait une contenance et une raison de rester. Il me parla de la grande chaleur qu'il faisait ces jours-ci, mais, bien qu'il fût lettré et eût pu s'exprimer en bon français, il me dit : « Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie ? » C'est que la médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis Molière, mais aucun dans son vocabulaire. Mon interlocuteur ajouta : « Ce qu'il faut, c'est éviter les sudations que cause, surtout dans les salons surchauffés, un temps pareil. Vous pouvez y remédier, quand vous rentrez et avez envie de boire, par la chaleur » (ce qui signifie évidemment des boissons chaudes).
À cause de la façon dont était morte ma grand-mère, le sujet m'intéressait et j'avais lu récemment dans un livre d'un grand savant que la transpiration était nuisible aux reins, en faisant passer par la peau ce dont l'issue est ailleurs. Je déplorais ces temps de canicule par lesquels ma grand-mère était morte et n'étais pas loin de les incriminer. Je n'en parlai pas au docteur E*** mais de lui-même il me dit : « L'avantage de ces temps très chauds, où la transpiration est très abondante, c'est que le rein en est soulagé d'autant. » La médecine n'est pas une science exacte.
Accroché à moi le professeur E*** ne demandait qu'à ne pas me quitter. Mais je venais d'apercevoir, faisant à la princesse de Guermantes de grandes révérences de droite et de gauche, après avoir reculé d'un pas, le marquis de Vaugoubert. M. de Norpois m'avait dernièrement fait faire sa connaissance et j'espérais que je trouverais en lui quelqu'un qui fût capable de me présenter au maître de maison. Les proportions de cet ouvrage ne me permettent pas d'expliquer ici à la suite de quels incidents de jeunesse M. de Vaugoubert était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce qu'on appelle à Sodome être « en confidences » avec M. de Charlus. Mais si notre ministre auprès du roi Théodose avait quelques-uns des mêmes défauts que le baron, ce n'était qu'à l'état de bien pâle reflet. C'était seulement sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaise qu'il présentait ces alternances de sympathie et de haine par où le désir de charmer, et ensuite la crainte – également imaginaire – d'être, sinon méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron. Rendues ridicules par une chasteté, un « platonisme » (auxquels en grand ambitieux il avait, dès l'âge du concours, sacrifié tout plaisir), par sa nullité intellectuelle surtout, ces alternances, M. de Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandis que chez M. de Charlus les louanges immodérées étaient clamées avec un véritable éclat d'éloquence, et assaisonnées des plus fines, des plus mordantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chez M. de Vaugoubert au contraire, la sympathie était exprimée avec la banalité d'un homme de dernier ordre, d'un homme du grand monde, et d'un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutes pièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve mais sans esprit et qui choquait d'autant plus qu'elle était d'habitude en contradiction avec les propos que le ministre avait tenus six mois avant et tiendrait peut-être à nouveau dans quelque temps : régularité dans le changement qui donnait une poésie presque astronomique aux diverses phases de la vie de M. de Vaugoubert, bien que sans cela personne moins que lui ne fit penser à un astre.
Le bonsoir qu'il me rendit n'avait rien de celui qu'aurait eu M. de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façons qu'il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un air cavalier, fringant, souriant pour sembler d'une part ravi de l'existence – alors qu'il remâchait intérieurement les déboires d'une carrière sans avancement et menacée d'une mise à la retraite – d'autre part jeune, viril et charmant, alors qu'il voyait et n'osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figer aux entours d'un visage qu'il eût voulu garder plein de séductions. Ce n'est pas qu'il eût souhaité des conquêtes effectives dont la seule pensée lui faisait peur à cause du qu'en-dira-t-on, des éclats, des chantages. Ayant passé d'une débauche presque infantile à la continence absolue datant du jour où il avait pensé au quai d'Orsay et voulu faire une grande carrière, il avait l'air d'une bête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaient la peur, l'appétence et la stupidité. La sienne était telle qu'il ne réfléchissait pas que les voyous de son adolescence n'étaient plus des gamins et que, quand un marchand de journaux lui criait en plein nez : « La Presse ! » plus encore que de désir il frémissait d'épouvante, se croyant reconnu et dépisté.
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l'ingratitude du quai d'Orsay, M. de Vaugoubert – et c'est pour cela qu'il aurait voulu plaire encore – avait de brusques élans de coeur. Dieu sait de combien de lettres il assommait le ministère, quelles ruses personnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait sur le crédit de Mme de Vaugoubert (qu'à cause de sa corpulence, de sa haute naissance, de son air masculin, et surtout à cause de la médiocrité du mari, on croyait douée de capacités éminentes et remplissant les vraies fonctions de ministre), pour faire entrer sans aucune raison valable un jeune homme dénué de tout mérite dans le personnel de la légation. Il est vrai que quelques mois, quelques années après, pour peu que l'insignifiant attaché parût, sans l'ombre d'une mauvaise intention, avoir donné des marques de froideur à son chef, celui-ci se croyant méprisé ou trahi mettait la même ardeur hystérique à le punir que jadis à le combler. Il remuait ciel et terre pour qu'on le rappelât et le directeur des Affaires politiques recevait journellement une lettre : « Qu'attendez-vous pour me débarrasser de ce lascar-là ? Dressez-le un peu dans son intérêt. Ce dont il a besoin c'est de manger un peu de vache enragée. » Le poste d'attaché auprès du roi Théodose était à cause de cela peu agréable. Mais pour tout le reste, grâce à son parfait bon sens d'homme du monde, M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du gouvernement français à l'étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin, qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi.
M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n'aimait pas dire bonjour le premier. L'un et l'autre préféraient « répondre », craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sans cela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu'ils ne l'avaient vu. Pour moi, M. de Vaugoubert n'eut pas à se poser la question, j'étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-ce qu'à cause de la différence d'âge. Il me répondit d'un air émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s'agiter comme s'il y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. Je pensai qu'il était convenable de solliciter de lui ma présentation à Mme de Vaugoubert, avant celle au prince dont je comptais ne lui parler qu'ensuite. L'idée de me mettre en rapports avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et il me mena d'un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elle et me désignant de la main et des yeux, avec toutes les marques de considération possibles, il resta néanmoins muet et se retira au bout de quelques secondes, d'un air frétillant, pour me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m'avait aussitôt tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque d'amabilité s'adressait, car je compris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m'appelais, peut-être même ne m'avait pas reconnu, et n'ayant pas voulu, par politesse, me l'avouer, avait fait consister la présentation en une simple pantomime. Aussi je n'étais pas plus avancé ; comment me faire présenter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas mon nom ? De plus, je me voyais forcé de causer quelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et cela m'ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m'éterniser dans cette fête car j'avais convenu avec Albertine (je lui avais donné une loge pour Phèdre) qu'elle viendrait me voir un peu avant minuit. Certes je n'étais nullement épris d'elle ; j'obéissais en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel, bien qu'on fût à cette époque torride de l'année où la sensualité libérée visite plus volontiers les organes du goût, recherche surtout la fraîcheur. Plus que du baiser d'une jeune fille, elle a soif d'une orangeade, d'un bain, voire de contempler cette lune épluchée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant je comptais me débarrasser aux côtés d'Albertine – laquelle du reste me rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que ne manqueraient pas de me laisser bien des visages charmants (car c'était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse). D'autre part, celui de l'imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n'avait rien d'attrayant.
On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que dans le ménage, c'était le mari qui portait les jupes et la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là-dedans qu'on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c'était un homme. Avait-elle toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu importe, car dans l'un et l'autre cas on a affaire à l'un des plus touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la première hypothèse – si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une ruse diabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l'aspect trompeur d'un homme. Et l'adolescent qui n'aime pas les femmes et veut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme n'a d'abord pas les caractères masculins, elle les prend peu à peu pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l'apparence des insectes qu'elles veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être homme, la virilise. Même en dehors du cas qui nous occupe, qui n'a remarqué combien les couples les plus normaux finissent par se ressembler, quelquefois même par interchanger leurs qualités ? Un ancien chancelier allemand, le prince de Bülow, avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, on remarqua combien l'époux germanique avait pris de finesse italienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Pour sortir jusqu'à un point excentrique des lois que nous traçons, chacun connaît un éminent diplomate français dont l'origine n'était rappelée que par son nom, un des plus illustres de l'Orient. En mûrissant, en vieillissant, s'est révélé en lui l'Oriental qu'on n'avait jamais soupçonné, et en le voyant on regrette l'absence du fez qui le compléterait.
Pour en revenir à des moeurs fort ignorées de l'ambassadeur dont nous venons d'évoquer la silhouette ancestralement épaissie, Mme de Vaugoubert réalisait le type acquis ou prédestiné dont l'image immortelle est la princesse Palatine, toujours en habit de cheval et qui, ayant pris de son mari plus que la virilité, épousant les défauts des hommes qui n'aiment pas les femmes, dénonce dans ses lettres de commère les relations qu'ont entre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Une des causes qui ajoutent encore à l'air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert est que l'abandon où elles sont laissées par leur mari, la honte qu'elles en éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le mari n'a pas. Au fur et à mesure qu'il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l'effigie sans charme des vertus que l'époux devrait pratiquer.
Des traces d'opprobre, d'ennui, d'indignation, ternissaient le visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentais qu'elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert et qu'elle aurait tant voulu être, maintenant que son mari vieillissant préférait la jeunesse. Elle me regardait avec l'attention de ces personnes de province qui dans un catalogue de magasin de nouveautés copient la robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (en réalité la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirement en créatures différentes grâce à la différence des poses et à la variété des toilettes). L'attrait végétal qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert était si fort qu'elle alla jusqu'à m'empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verre d'orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi qui allais bientôt partir, je ne m'étais pas fait présenter encore au maître de la maison.
La distance qui me séparait de l'entrée des jardins où il causait avec quelques personnes n'était pas bien grande. Mais elle me faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s'exposer à un feu continu.
Beaucoup de femmes par qui il me semblait que j'eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout en feignant une admiration exaltée, elles ne savaient pas trop que faire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées. Elles n'ont guère de réalité que le lendemain, où elles occupent l'attention des personnes qui n'ont pas été invitées. Un véritable écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si, lisant l'article d'un critique qui lui a toujours témoigné la plus grande admiration, il voit cités les noms d'auteurs médiocres mais pas le sien, n'a pas le loisir de s'arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d'étonnement : ses livres le réclament. Mais une femme du monde n'a rien à faire et en voyant dans Le Figaro : « Hier le prince et la princesse de Guermantes ont donné une grande soirée, etc. », elle s'exclame : « Comment ! j'ai, il y a trois jours, causé une heure avec Marie-Gilbert sans qu'elle m'en dise rien ! » et elle se casse la tête pour savoir ce qu'elle a pu faire aux Guermantes. Il faut dire qu'en ce qui concernait les fêtes de la princesse, l'étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l'étaient pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliés pendant des années. Et presque tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Pour ces derniers, si, en effet, la princesse, même s'ils étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenait souvent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu'elle n'avait pas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse pas trouvé là. Il s'était maintenant accoudé devant le jardin, à côté de l'ambassadeur d'Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l'hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s'étaient groupées autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoir, madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir, madame de La Tour du Pin-Gouvernet, bonsoir, Philibert, bonsoir, ma chère ambassadrice, etc. » Cela faisait un glapissement continu qu'interrompaient des recommandations bénévoles ou des questions (desquelles il n'écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d'un ton radouci, factice afin de témoigner l'indifférence, et bénin : « Prenez garde que la petite n'ait pas froid, les jardins c'est toujours un peu humide. Bonsoir, madame de Brantes. Bonsoir, madame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est venue ? A-t-elle mis la ravissante robe rose ? Bonsoir, Saint-Géran. » Certes il y avait de l'orgueil dans cette attitude. M. de Charlus savait qu'il était un Guermantes occupant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n'y avait pas que de l'orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l'homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu'il peut avoir si cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus probable que le prince allemand qu'était M. de Charlus devait plutôt se représenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, et lui-même comme le Margrave, ayant à l'entrée de la Warburg une bonne parole condescendante pour chacun des invités, tandis que leur écoulement dans le château ou le parc est salué par la longue phrase, cent fois reprise, de la fameuse « Marche ».
Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous les arbres des femmes avec qui j'étais plus ou moins lié, mais elles semblaient transformées parce qu'elles étaient chez la princesse et non chez sa cousine, et que je les voyais assises non devant une assiette de Saxe mais sous les branches d'un marronnier. L'élégance du milieu n'y faisait rien. Eût-elle été infiniment moindre que chez « Oriane », le même trouble eût existé en moi. Que l'électricité vienne à s'éteindre dans notre salon et qu'on doive la remplacer par des lampes à huile, tout nous paraît changé. Je fus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré. « Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu la duchesse de Guermantes ? » Elle excellait à donner à ce genre de phrases une intonation qui prouvait qu'elle ne les débitait pas par bêtise pure comme les gens qui, ne sachant pas de quoi parler, vous abordent mille fois en citant une relation commune, souvent très vague. Elle eut au contraire un fin fil conducteur du regard qui signifiait : « Ne croyez pas que je ne vous aie pas reconnu. Vous êtes le jeune homme que j'ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je me rappelle très bien. » Malheureusement cette protection qu'étendait sur moi cette phrase d'apparence stupide et d'intention délicate était extrêmement fragile et s'évanouit aussitôt que je voulus en user. Mme de Souvré avait l'art, s'il s'agissait d'appuyer une sollicitation auprès de quelqu'un de puissant, de paraître à la fois aux yeux du solliciteur le recommander, et aux yeux du haut personnage ne pas recommander ce solliciteur, de manière que ce geste à double sens lui ouvrait un crédit de reconnaissance envers ce dernier sans lui créer aucun débit vis-à-vis de l'autre. Encouragé par la bonne grâce de cette dame à lui demander de me présenter à M. de Guermantes, elle profita d'un moment où les regards du maître de maison n'étaient pas tournés vers nous, me prit maternellement par les épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle me poussa vers lui d'un mouvement prétendu protecteur et volontairement inefficace qui me laissa en panne presque à mon point de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.
Celle d'une dame qui vint me dire bonjour en m'appelant par mon nom fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le sien tout en lui parlant ; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu'elle avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d'elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et l'éclairer enfin tout entier. C'était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais : « Ce n'est pas cela. » Certes mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n'avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de l'esprit est aisée si elle n'est pas soumise au réel. Là, j'étais forcé de m'y soumettre. Enfin d'un coup le nom vint tout entier : « Madame d'Arpajon. » J'ai tort de dire qu'il vint, car il ne m'apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m'aider (par des exhortations comme celle-ci : « Voyons, c'est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l'endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d'effroi et d'horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer. Dans ce grand « cache-cache » qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien puis tout d'un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu'on croyait deviner. Ce n'est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plutôt qu'au fur et à mesure que nous vivons, nous passons notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et c'est par un exercice de ma volonté et de mon attention, qui augmentait l'acuité de mon regard intérieur, que tout d'un coup j'avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tous cas s'il y a des transitions entre l'oubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d'étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D'ailleurs ce travail de l'esprit passant du néant à la réalité est si mystérieux, qu'il est possible après tout que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nom exact. « Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien sur le manque de complaisance de cette dame ; mais puisque vous vous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, monsieur l'auteur, vous faire perdre une minute de plus pour vous dire qu'il est fâcheux que, jeune comme vous l'étiez (ou comme était votre héros s'il n'est pas vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de ne pouvoir vous rappeler le nom d'une dame que vous connaissiez fort bien. » C'est très fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Et plus triste que vous croyez quand on y sent l'annonce du temps où les noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée, et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceux qu'on a le mieux connus. C'est fâcheux en effet qu'il faille ce labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu'on connaît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que pour des noms à peine connus, très naturellement oubliés et dont on ne voulût pas prendre la fatigue de se souvenir, cette infirmité-là ne serait pas sans avantages. « Et lesquels, je vous prie ? » Hé, monsieur, c'est que le mal seul fait remarquer et apprendre et permet de décomposer les mécanismes que sans cela on ne connaîtrait pas. Un homme qui chaque soir tombe comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu'au moment de s'éveiller et de se lever, cet homme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil ? À peine sait-il s'il dort. Un peu d'insomnie n'est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans défaillance n'est pas un très puissant excitateur à étudier les phénomènes de mémoire. « Enfin, Mme d'Arpajon vous présenta-t-elle au prince ? » Non, mais taisez-vous et laissez-moi reprendre mon récit.
Mme d'Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d'excuses. Elle savait qu'elle avait toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce pouvoir avait été encore affaibli par la liaison qu'elle avait eue avec le duc de Guermantes ; l'abandon de celui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causa ma demande de me présenter au prince détermina chez elle un silence, qu'elle eut la naïveté de croire un semblant de n'avoir pas entendu ce que j'avais dit. Elle ne s'aperçut même pas que la colère lui faisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s'en aperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s'en servit pour la leçon de discrétion qu'elle pouvait me donner sans trop de grossièreté, je veux dire une leçon muette et qui n'était pas pour cela moins éloquente.
D'ailleurs, Mme d'Arpajon était fort contrariée ; beaucoup de regards s'étant levés vers un balcon Renaissance à l'angle duquel, au lieu des statues monumentales qu'on y avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait, non moins sculpturale qu'elles, la magnifique duchesse de Surgis-le-Duc, celle qui venait de succéder à Mme d'Arpajon dans le coeur de Basin de Guermantes. Sous le léger tulle blanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple, son corps envolé de Victoire. Je n'avais plus recours qu'auprès de M. de Charlus, rentré dans une pièce du bas, laquelle accédait au jardin. J'eus tout le loisir (comme il feignait d'être absorbé dans une partie de whist simulée qui lui permettait de ne pas avoir l'air de voir les gens) d'admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, par des riens qu'un couturier seul eût discernés, avait l'air d'une « Harmonie » noir et blanc de Whistler ; noir, blanc et rouge plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un large cordon au jabot de l'habit, la croix en émail blanc, noir et rouge de chevalier de l'ordre religieux de Malte. À ce moment la partie du baron fut interrompue par Mme de Gallardon, conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme d'une jolie figure et d'un air impertinent : « Mon cousin, dit Mme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter mon neveu Adalbert. Adalbert, tu sais, le fameux oncle Palamède dont tu entends toujours parler. – Bonsoir, madame de Gallardon », répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeune homme : « Bonsoir, monsieur », d'un air bourru et d'une voix si violemment impolie que tout le monde en fut stupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme de Gallardon avait des doutes sur ses moeurs et n'avait pu résister une fois au plaisir d'y faire une allusion, tenait-il à couper court à tout ce qu'elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à son neveu, en même temps qu'à faire une retentissante profession d'indifférence à l'égard des jeunes gens ; peut-être n'avait-il pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles de sa tante par un air suffisamment respectueux ; peut-être, désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréable cousin, voulait-il se donner les avantages d'une agression préalable, comme les souverains qui, avant d'engager une action diplomatique, l'appuient d'une action militaire.
Il n'était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter. D'une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s'était battu contre tant de moulins à vent (souvent des parents qu'il prétendait s'être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme une personne impossible à recevoir » d'être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu'ils aimaient, de se priver jusqu'à leur mort de la fréquentation de certains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser les rancunes tonnantes mais inexpliquées d'un beau-frère ou cousin qui aurait voulu qu'on abandonnât pour lui femme, frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s'apercevait qu'on ne tenait plus compte de ses exclusives qu'une fois sur deux et, anticipant l'avenir, craignant qu'un jour ce fût de lui qu'on se privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit, ses prix. De plus, s'il avait la faculté de donner pour des mois, des années, une vie identique à un être détesté – à celui-là il n'eût pas toléré qu'on adressât une invitation, et se serait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualité de ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui –, en revanche il avait de trop fréquentes explosions de colère pour qu'elles ne fussent pas assez fragmentaires. « L'imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans l'égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville », hurlait-il même seul chez lui, à la lecture d'une lettre qu'il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un propos qu'on lui avait redit. Mais une nouvelle colère contre un second imbécile dissipait l'autre, et pour peu que le premier se montrât déférent, la crise occasionnée par lui était oubliée, n'ayant pas assez duré pour faire un fond de haine où construire. Aussi, peut-être eussé-je – malgré sa mauvaise humeur contre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai de me présenter au prince, si je n'avais pas eu la malheureuse idée d'ajouter par scrupule, et pour qu'il ne pût pas me supposer l'indélicatesse d'être entré à tout hasard en comptant sur lui pour me faire rester : « Vous savez que je les connais très bien, la princesse a été très gentille pour moi. – Hé bien, si vous les connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter ? » me répondit-il d'un ton claquant, et me tournant le dos, il reprit sa partie feinte avec le nonce, l'ambassadeur d'Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas.
Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d'Aiguillon faisait élever les animaux rares, vint jusqu'à moi, par les portes grandes ouvertes, le bruit d'un reniflement qui humait tant d'élégances et n'en voulait rien laisser perdre. Le bruit se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bien que le mot « bonsoir » fut susurré à mon oreille par M. de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d'un couteau qu'on repasse pour l'aiguiser, encore moins comme le cri du marcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d'un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu'elle d'inserviabilité, beaucoup plus à l'aise avec le prince que ne l'était Mme d'Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu des Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j'eus pourtant les premières secondes quelque peine à capter son attention, car les papilles du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s'il s'était trouvé devant cinq cents chefs-d'oeuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l'accueillit avec satisfaction, me conduisit vers le prince et me présenta à lui d'un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s'il lui avait passé en les recommandant une assiette de petits fours. Autant l'accueil du duc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant je trouvai celui du prince compassé, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m'appela gravement : « Monsieur. » J'avais souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu'il me dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contracte avec le langage de Basin, je compris tout de suite que l'homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c'était le prince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d'égalité, car ce n'eût pas été concevable pour lui, au moins de la considération qu'on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par exemple, dans une faculté, où un procureur général ou un « doyen » conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de simplicité réelle, et quand on les connaît davantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l'affectation de la camaraderie badine. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père ? » me dit-il d'un air distant, mais d'intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenant qu'il ne l'avait posée que par bonne grâce, et je m'éloignai pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants.
J'aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d'Odette, l'avait aussitôt, avec la puissance d'une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, mais me dirent certaines personnes, « afin de le mettre à la porte ».
Tellement distrait dans le monde que je n'appris que le surlendemain, par les journaux, qu'un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s'étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d'attention à la pensée d'aller voir le célèbre jet d'eau d'Hubert Robert. Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l'écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l'élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l'impression de l'art plutôt que la sensation de l'eau. Le nuage humide lui-même qui s'amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l'époque comme ceux qui dans le ciel s'assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que tout en respectant, comme les pierres d'un palais antique, le dessin préalablement tracé, c'était des eaux toujours nouvelles qui, s'élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l'architecte, ne les accomplissaient exactement qu'en paraissant les violer, leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l'impression d'un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l'éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m'avait paru infléchissable, dense, d'une continuité sans lacune. D'un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, était assurée, à tous les points de l'ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l'entrée en ligne, par la reprise latérale d'un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d'eau en croisant au passage leurs soeurs montantes et, parfois, déchirées, saisies dans un remous de l'air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d'être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile, élancé et rapide, s'ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent suffisait à l'envoyer obliquement sur la terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s'était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouillé jusqu'aux moelles la foule imprudente et contemplative.
Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère qu'au moment où la brise s'élevait, fut assez désagréable. On avait fait croire à Mme d'Arpajon que le duc de Guermantes – en réalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on accédait par la double colonnade, creusée à l'intérieur, qui s'élevait de la margelle du bassin. Or, au moment où Mme d'Arpajon allait s'engager dans l'une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet d'eau et inonda si complètement la belle dame que, l'eau dégoulinant de son décolletage dans l'intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l'avait plongée dans un bain. Alors non loin d'elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par périodes comme s'il s'adressait non pas à l'ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c'était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son coeur en voyant l'immersion de Mme d'Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Moscovite qu'un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s'épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l'eau qui mouillait malicieusement la margelle de la vasque, le grand-duc, qui avait bon coeur, crut devoir s'exécuter et les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus violent encore que l'autre. « Bravo, la vieille ! » s'écriait-il en battant des mains comme au théâtre. Mme d'Arpajon ne fut pas sensible à ce qu'on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu'un lui disait, assourdi par le bruit de l'eau, que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur : « Je crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque chose. – Non ! c'était à Mme de Souvré », répondit-elle.
Je traversai les jardins et remontai l'escalier où l'absence du prince, disparu à l'écart avec Swann, grossissait autour de M. de Charlus la foule des invités, de même que quand Louis XIV n'était pas à Versailles, il y avait plus de monde chez Monsieur, son frère. Je fus arrêté au passage par le baron, tandis que derrière moi deux dames et un jeune homme s'approchaient pour lui dire bonjour.
« C'est gentil de vous voir ici », me dit-il, en me tendant la main. « Bonsoir, madame de La Trémoïlle, bonsoir, ma chère Herminie. » Mais sans doute le souvenir de ce qu'il m'avait dit sur son rôle de chef dans l'hôtel Guermantes lui donnait le désir de paraître éprouver à l'endroit de ce qui le mécontentait mais qu'il n'avait pu empêcher, une satisfaction à laquelle son impertinence de grand seigneur et son égaillement d'hystérique donnèrent immédiatement une forme d'ironie excessive : « C'est gentil, reprit-il, mais c'est surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats de rire qui semblèrent à la fois témoigner de sa joie et de l'impuissance où la parole humaine était de l'exprimer, cependant que certaines personnes, sachant combien il était à la fois difficile d'accès et propre aux « sorties » insolentes, s'approchaient avec curiosité et, avec un empressement presque indécent, prenaient leurs jambes à leur cou. « Allons, ne vous fâchez pas, me dit-il, en me touchant doucement l'épaule, vous savez que je vous aime bien. Bonsoir, Antioche, bonsoir, Louis-René. Avez-vous été voir le jet d'eau ? » me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif que questionneur. « C'est bien joli, n'est-ce pas ? C'est merveilleux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement, en supprimant certaines choses, et alors il n'y aurait rien de pareil en France. Mais tel que c'est, c'est déjà parmi les choses les mieux. Bréauté vous dira qu'on a eu tort de mettre des lampions, pour tâcher de faire oublier que c'est lui qui a eu cette idée absurde. Mais, en somme, il n'a réussi que très peu à enlaidir. C'est beaucoup plus difficile de défigurer un chef-d'oeuvre que de le créer. Nous nous doutions du reste déjà vaguement que Bréauté était moins puissant qu'Hubert Robert. »
Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l'hôtel. « Est-ce qu'il y a longtemps que vous avez vu ma délicieuse cousine Oriane ? » me demanda la princesse qui avait depuis peu déserté son fauteuil à l'entrée, et avec qui je retournais dans les salons. « Elle doit venir ce soir, je l'ai vue dans l'après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle me l'a promis. Je crois du reste que vous dînez avec nous deux chez la reine d'Italie, à l'ambassade, jeudi. Il y aura toutes les altesses possibles, ce sera très intimidant. » Elles ne pouvaient nullement intimider la princesse de Guermantes, de laquelle les salons en foisonnaient et qui disait : « Mes petits Cobourg » comme elle eût dit : « Mes petits chiens. » Aussi, Mme de Guermantes dit-elle : « Ce sera très intimidant », par simple bêtise, qui, chez les gens du monde, l'emporte encore sur la vanité. À l'égard de sa propre généalogie, elle en savait moins qu'un agrégé d'histoire. Pour ce qui concernait ses relations elle tenait à montrer qu'elle connaissait les surnoms qu'on leur avait donnés. M'ayant demandé si je dînais la semaine suivante chez la marquise de la Pommelière, qu'on appelait souvent « la Pomme », la princesse, ayant obtenu de moi une réponse négative, se tut pendant quelques instants. Puis, sans aucune autre raison qu'un étalage voulu d'érudition involontaire, de banalité et de conformité à l'esprit général, elle ajouta : « C'est une assez agréable femme, la Pomme ! »
Tandis que la princesse causait avec moi, faisaient précisément leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes. Mais je ne pus d'abord aller au-devant d'eux, car je fus happé au passage par l'ambassadrice de Turquie, laquelle, me désignant la maîtresse de maison que je venais de quitter, s'écria en m'empoignant par le bras : « Ah ! quelle femme délicieuse que la princesse ! Quel être supérieur à tous ! Il me semble que si j'étais un homme », ajouta-t-elle, avec un peu de bassesse et de sensualité orientales, « je vouerais ma vie à cette céleste créature. » Je répondis qu'elle me semblait charmante en effet, mais que je connaissais plus sa cousine la duchesse. « Mais il n'y a aucun rapport, me dit l'ambassadrice. Oriane est une charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et de Babal, tandis que Marie-Gilbert, c'est quelqu'un. »
Je n'aime jamais beaucoup qu'on me dise ainsi sans réplique ce que je dois penser des gens que je connais. Et il n'y avait aucune raison pour que l'ambassadrice de Turquie eût sur la valeur de la duchesse de Guermantes un jugement plus sûr que le mien. D'autre part, ce qui expliquait aussi mon agacement contre l'ambassadrice, c'est que les défauts d'une simple connaissance, et même d'un ami, sont pour nous de vrais poisons, contre lesquels nous sommes heureusement « mithridatés ». Mais, sans apporter le moindre appareil de comparaison scientifique et parler d'anaphylaxie, disons qu'au sein de nos relations amicales ou purement mondaines, il y a une hostilité momentanément guérie, mais récurrente, par accès. Habituellement on souffre peu de ces poisons tant que les gens sont « naturels ». En disant « Babal », « Mémé », pour désigner des gens qu'elle ne connaissait pas, l'ambassadrice de Turquie suspendait les effets du « mithridatisme » qui d'ordinaire me la rendait tolérable. Elle m'agaçait, ce qui était d'autant plus injuste qu'elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux croire qu'elle était intime de « Mémé », mais à cause d'une instruction trop rapide qui lui faisait nommer ces nobles seigneurs selon ce qu'elle croyait la coutume du pays. Elle avait fait ses classes en quelques mois et n'avait pas suivi la filière. Mais en y réfléchissant je trouvais à mon déplaisir de rester auprès de l'ambassadrice une autre raison. Il n'y avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même personnalité diplomatique m'avait dit, d'un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui était franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m'arrêter à ce revirement : l'invitation à la fête de ce soir l'avait amené. L'ambassadrice était parfaitement sincère en me disant que la princesse de Guermantes était une créature sublime. Elle l'avait toujours pensé. Mais n'ayant jamais été jusqu'ici invitée chez la princesse, elle avait cru devoir donner à ce genre de non-invitation la forme d'une abstention volontaire par principes. Maintenant qu'elle avait été conviée et vraisemblablement le serait désormais, sa sympathie pouvait librement s'exprimer. Il n'y a pas besoin, pour expliquer les trois quarts des opinions qu'on porte sur les gens, d'aller jusqu'au dépit amoureux, jusqu'à l'exclusion du pouvoir politique. Le jugement reste incertain : une invitation refusée ou reçue le détermine. Au reste l'ambassadrice de Turquie, comme disait la duchesse de Guermantes qui passa avec moi l'inspection des salons, « faisait bien ». Elle était surtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fatiguées d'y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit souvent émigrer dans un autre hémisphère, où elles sont à peu près seules. Mais les femmes pareilles à l'ambassadrice ottomane, toutes récentes dans le monde, ne laissent pas d'y briller, pour ainsi dire partout à la fois. Elles sont utiles à ces sortes de représentations qui s'appellent une soirée, un raout, et où elles se feraient traîner, moribondes, plutôt que d'y manquer. Elles sont les figurantes sur qui on peut toujours compter, ardentes à ne jamais manquer une fête. Aussi, les sots jeunes gens, ignorant que ce sont de fausses étoiles, voient-ils en elles les reines du chic, tandis qu'il faudrait une leçon pour leur expliquer en vertu de quelles raisons Mme Standish, ignorée d'eux et peignant des coussins, loin du monde, est au moins une aussi grande dame que la duchesse de Doudeauville.
Dans l'ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse de Guermantes étaient distraits et un peu mélancoliques ; elle les faisait briller seulement d'une flamme spirituelle chaque fois qu'elle avait à dire bonjour à quelque ami, absolument comme si celui-ci avait été quelque mot d'esprit, quelque trait charmant, quelque régal pour délicats dont la dégustation a mis une expression de finesse et de joie sur le visage du connaisseur. Mais pour les grandes soirées, comme elle avait trop de bonjours à dire, elle trouvait qu'il eût été fatigant, après chacun d'eux, d'éteindre à chaque fois la lumière. Tel un gourmet de littérature, allant au théâtre voir une nouveauté d'un des maîtres de la scène, témoigne sa certitude de ne pas passer une mauvaise soirée en ayant déjà, tandis qu'il remet ses affaires à l'ouvreuse, sa lèvre ajustée pour un sourire sagace, son regard avivé pour une approbation malicieuse ; ainsi c'était dès son arrivée que la duchesse allumait pour toute la soirée. Et tandis qu'elle donnait son manteau du soir, d'un magnifique rouge Tiepolo, lequel laissa voir un véritable carcan de rubis qui enfermait son cou, après avoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et complet de couturière qui est celui d'une femme du monde, Oriane s'assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autres bijoux. Quelques « bonnes langues » comme M. de Jouville eurent beau se précipiter sur le duc pour l'empêcher d'entrer : « Mais vous ignorez donc que le pauvre Marna est à l'article de la mort ? On vient de l'administrer. – Je le sais, je le sais, répondit M. de Guermantes en refoulant le fâcheux pour entrer. Le viatique a produit le meilleur effet », ajouta-t-il en souriant de plaisir à la pensée de la redoute à laquelle il était décidé de ne pas manquer après la soirée du prince. « Nous ne voulions pas qu'on sût que nous étions rentrés », me dit la duchesse. Elle ne se doutait pas que la princesse avait d'avance infirmé cette parole en me racontant qu'elle avait vu un instant sa cousine qui lui avait promis de venir. Le duc, après un long regard dont pendant cinq minutes il accabla sa femme : « J'ai raconté à Oriane les doutes que vous aviez. » Maintenant qu'elle voyait qu'ils n'étaient pas fondés et qu'elle n'avait aucune démarche à faire pour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, me plaisanta longuement. « Cette idée de croire que vous n'étiez pas invité ! On est toujours invité ! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous que je n'aurais pas pu vous faire inviter chez ma cousine ? » Je dois dire qu'elle fit, souvent dans la suite, des choses bien plus difficiles pour moi ; néanmoins je me gardai de prendre ses paroles dans ce sens que j'avais été trop réservé. Je commençais à connaître l'exacte valeur du langage parlé ou muet de l'amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d'infériorité de ceux à l'égard desquels elle s'exerce mais pas pourtant jusqu'au point de la dissiper, car dans ce cas elle n'aurait plus de raison d'être. « Mais vous êtes notre égal, sinon mieux », semblaient, par toutes leurs actions, dire les Guermantes ; et ils le disaient de la façon la plus gentille que l'on puisse imaginer, pour être aimés, admirés, mais non pour être crus ; qu'on démêlât le caractère fictif de cette amabilité, c'est ce qu'ils appelaient être bien élevés ; croire l'amabilité réelle, c'était la mauvaise éducation. Je reçus du reste à peu de temps de là une leçon qui acheva de m'enseigner, avec la plus parfaite exactitude, l'extension et les limites de certaines formes de l'amabilité aristocratique. C'était à une matinée donnée par la duchesse de Montmorency pour la reine d'Angleterre ; il y eut une espèce de petit cortège pour aller au buffet et en tête marchait la souveraine ayant à son bras le duc de Guermantes. J'arrivai à ce moment-là. De sa main libre, le duc me fit au moins à quarante mètres de distance mille signes d'appel et d'amitié et qui avaient l'air de vouloir dire que je pouvais m'approcher sans crainte, que je ne serais pas mangé tout cru à la place des sandwichs. Mais moi qui commençais à me perfectionner dans le langage des cours, au lieu de me rapprocher même d'un seul pas, à mes quarante mètres de distance je m'inclinai profondément, mais sans sourire, comme j'aurais fait devant quelqu'un que j'aurais à peine connu, puis continuai mon chemin en sens opposé. J'aurais pu écrire un chef-d'oeuvre, les Guermantes m'en eussent moins fait d'honneur que de ce salut. Non seulement il ne passa pas inaperçu aux yeux du duc, qui ce jour-là pourtant eut à répondre à plus de cinq cents personnes, mais à ceux de la duchesse, laquelle ayant rencontré ma mère le lui raconta et se gardant bien de lui dire que j'avais eu tort, que j'aurais dû m'approcher, elle lui dit que son mari avait été émerveillé de mon salut, qu'il était impossible d'y faire tenir plus de choses.
On ne cessa de trouver à ce salut toutes les qualités, sans mentionner toutefois celle qui avait paru la plus précieuse, à savoir qu'il avait été discret, et on ne cessa pas non plus de me faire des compliments dont je compris qu'ils étaient encore moins une récompense pour le passé qu'une indication pour l'avenir, à la façon de celle délicatement fournie à ses élèves par le directeur d'un établissement d'éducation : « N'oubliez pas, mes chers enfants, que ces prix sont moins pour vous que pour vos parents, afin qu'ils vous renvoient l'année prochaine. » C'est ainsi que Mme de Marsantes, quand quelqu'un d'un monde différent entrait dans son milieu, vantait devant lui les gens discrets « qu'on trouve quand on va les chercher et qui se font oublier le reste du temps », comme on prévient sous une forme indirecte un domestique qui sent mauvais que l'usage des bains est parfait pour la santé.
Pendant que, avant même qu'elle eût quitté le vestibule, je causais avec Mme de Guermantes, j'entendis une voix d'une sorte qu'à l'avenir je devais, sans erreur possible, discerner. C'était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n'a même pas besoin que le malade en observation soulève sa chemise ni d'écouter la respiration, la voix suffit. Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par l'intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu, affectant une distinction sévère ou une familière grossièreté, mais dont la voix fausse suffisait pour apprendre : « C'est un Charlus » à mon oreille exercée comme le diapason d'un accordeur. À ce moment tout le personnel d'une ambassade passa, lequel salua M. de Charlus. Bien que ma découverte du genre de maladie en question datât seulement du jour même (quand j'avais aperçu M. de Charlus et Jupien), je n'aurais pas eu besoin, pour donner un diagnostic, de poser des questions, d'ausculter. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi s'en tenir après les doutes de l'adolescence. L'inverti se croit seul de sa sorte dans l'univers ; plus tard seulement, il se figure – autre exagération – que l'exception unique, c'est l'homme normal. Mais ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s'était pas livré depuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait eu sur sa vie l'effet d'une entrée dans les ordres. Combinée avec l'assiduité à l'École des sciences politiques, elle l'avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Aussi comme chaque sens perd de sa force et de sa vivacité, s'atrophie quand il n'est plus mis en usage, M. de Vaugoubert, de même que l'homme civilisé qui ne serait plus capable des exercices de force, de la finesse d'ouïe de l'homme des cavernes, avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvait rarement en défaut chez M. de Charlus ; et aux tables officielles, soit à Paris, soit à l'étranger, le ministre plénipotentiaire n'arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de l'uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelques noms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour ses goûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Non qu'après tant d'années il songeât à profiter d'aucune aubaine. Mais ces révélations rapides, pareilles à celles qui dans les tragédies de Racine apprennent à Athalie et à Abner que Joas est de la race de David, qu'Esther assise dans la pourpre a des parents youpins, changeant l'aspect de la légation de X… ou de tel service du ministère des Affaires étrangères, rendaient rétrospectivement ces palais aussi mystérieux que le temple de Jérusalem ou la salle du trône de Suse. Pour cette ambassade dont le jeune personnel vint tout entier serrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l'air émerveillé d'Élise s'écriant dans Esther :
Ciel ! quel nombreux essaim d'innocentes beautés
S'offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés !
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !
Puis désireux d'être plus « renseigné », il jeta en souriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et concupiscent : « Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus, de l'air docte d'un érudit parlant à un ignare. Aussitôt M. de Vaugoubert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) ne détacha plus ses yeux de ces jeunes secrétaires, que l'ambassadeur de X en France, vieux cheval de retour, n'avait pas choisis au hasard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement ses regards. Mais habitué dès mon enfance à prêter, même à ce qui est muet, le langage des classiques, je faisais dire aux yeux de M. de Vaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise que Mardochée a tenu, par zèle pour sa religion, à ne placer auprès de la reine que des filles qui y appartinssent.
Cependant son amour pour notre nation
A peuplé ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Il (l'excellent ambassadeur) met à les former son étude et ses soins.
Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses regards. « Qui sait, dit-il avec mélancolie, si dans le pays où je réside, la même chose n'existe pas ? – C'est probable, répondit M. de Charlus, à commencer par le roi Théodose, bien que je ne sache rien de positif sur lui. – Oh ! pas du tout ! – Alors il n'est pas permis d'en avoir l'air à ce point-là. Et il fait des petites manières. Il a le genre “ma chère”, le genre que je déteste le plus. Je n'oserais pas me montrer avec lui dans la rue. Du reste, vous devez bien le connaître pour ce qu'il est, il est connu comme le loup blanc. – Vous vous trompez tout à fait sur lui. Il est du reste charmant. Le jour où l'accord avec la France a été signé, le roi m'a embrassé. Je n'ai jamais été si ému. – C'était le moment de lui dire ce que vous désiriez. – Oh ! mon Dieu, quelle horreur, s'il avait seulement un soupçon ! Mais je n'ai pas de crainte à cet égard. » Paroles que j'entendis car j'étais peu éloigné, et qui firent que je me récitai mentalement :
Le roi jusqu'à ce jour ignore qui je suis,
Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.
Ce dialogue moitié muet, moitié parlé, n'avait duré que peu d'instants, et je n'avais encore fait que quelques pas dans les salons avec la duchesse de Guermantes quand une petite dame brune, extrêmement jolie, l'arrêta :
« Je voudrais bien vous voir. D'Annunzio vous a aperçue d'une loge, il a écrit à la princesse de T*** une lettre où il dit qu'il n'a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie pour dix minutes d'entretien avec vous. En tous cas, même si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma possession. Il faudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il y a certaines choses secrètes que je ne puis dire ici. Je vois que vous ne me reconnaissez pas, ajouta-t-elle en s'adressant à moi ; je vous ai connu chez la princesse de Parme (chez qui je n'étais jamais allé). L'empereur de Russie voudrait que votre père fût envoyé à Petersbourg. Si vous pouviez venir mardi, justement Isvolski sera là, il en parlerait avec vous. J'ai un cadeau à vous faire, chérie, ajouta-t-elle en se tournant vers la duchesse, et que je ne ferais à personne qu'à vous. Les manuscrits de trois pièces d'Ibsen, qu'il m'a fait porter par son vieux garde-malade. J'en garderai une et vous donnerai les deux autres. »
Le duc de Guermantes n'était pas enchanté de ces offres. Incertain si Ibsen ou d'Annunzio étaient morts ou vivants, il voyait déjà des écrivains, des dramaturges allant faire visite à sa femme et la mettant dans leurs ouvrages. Les gens du monde se représentent volontiers les livres comme une espèce de cube dont une face est enlevée, si bien que l'auteur se dépêche de « faire entrer » dedans les personnes qu'il rencontre. C'est déloyal évidemment, et ce ne sont que des gens de peu. Certes, ce ne serait pas ennuyeux de les voir « en passant », car grâce à eux, si on lit un livre ou un article, on connaît « le dessous des cartes », on peut « lever les masques ». Malgré tout le plus sage est de s'en tenir aux auteurs morts. M. de Guermantes trouvait seulement « parfaitement convenable » le monsieur qui faisait la nécrologie dans Le Gaulois. Celui-là, du moins, se contentait de citer le nom de M. de Guermantes en tête des personnes remarquées « notamment » dans les enterrements où le duc s'était inscrit. Quand ce dernier préférait que son nom ne figurât pas, au lieu de s'inscrire il envoyait une lettre de condoléances à la famille du défunt en les assurant de ses sentiments bien tristes. Que si cette famille faisait mettre dans le journal : « Parmi les lettres reçues, citons celle du duc de Guermantes, etc. », ce n'était pas la faute de l'échotier, mais du fils, frère, père de la défunte, que le duc qualifiait d'arrivistes, et avec qui il était désormais décidé à ne plus avoir de relations (ce qu'il appelait, ne sachant pas bien le sens des locutions, « avoir maille à partir »). Toujours est-il que les noms d'Ibsen et d'Annunzio, et leur survivance incertaine, firent se froncer les sourcils du duc, qui n'était pas encore assez loin de nous pour ne pas avoir entendu les amabilités diverses de Mme Timoléon d'Amoncourt. C'était une femme charmante, d'un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu'un seul des deux eût réussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivait maintenant, n'ayant aspiré d'abord qu'à un salon littéraire, amie successivement – nullement amante, elle était de moeurs fort pures – et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l'ayant introduite dans le faubourg Saint-Germain, ces privilèges littéraires l'y servirent. Elle avait maintenant une situation à n'avoir pas à dispenser d'autres grâces que celles que sa présence répandait. Mais habituée jadis à l'entregent, aux manèges, aux services à rendre, elle y persévérait bien qu'ils ne fussent plus nécessaires. Elle avait toujours un secret d'État à vous révéler, un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de maître à vous offrir. Il y avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu de mensonge, mais ils faisaient de sa vie une comédie d'une complication scintillante et il était exact qu'elle faisait nommer des préfets et des généraux.
Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de Guermantes laissait la lumière azurée de ses yeux flotter devant elle, mais dans le vague, afin d'éviter les gens avec qui elle ne tenait pas à entrer en relations et dont elle devinait parfois, de loin, l'écueil menaçant. Nous avancions entre une double haie d'invités, lesquels, sachant qu'ils ne connaîtraient jamais « Oriane », voulaient au moins, comme une curiosité, la montrer à leur femme : « Ursule, vite, vite, venez voir madame de Guermantes qui cause avec ce jeune homme. » Et on sentait qu'il ne s'en fallait pas de beaucoup pour qu'ils fussent montés sur des chaises, pour mieux voir, comme à la revue du 14 juillet ou au Grand Prix. Ce n'est pas que la duchesse de Guermantes eût un salon plus aristocratique que sa cousine. Chez la première fréquentaient des gens que la seconde n'eût jamais voulu inviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle n'eût reçu Mme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie de Mme de La Trémoïlle et de Mme de Sagan, comme Oriane elle-même, fréquentait beaucoup chez cette dernière. Il en était encore de même du baron Hirsch que le prince de Galles avait amené chez elle, mais non chez la princesse à qui il aurait déplu, et aussi de quelques grandes notoriétés bonapartistes ou même républicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le prince, royaliste convaincu, n'eût pas voulu recevoir. Son antisémitisme étant aussi de principe ne fléchissait devant aucune élégance, si accréditée fût-elle, et s'il recevait Swann dont il était l'ami de tout temps, étant d'ailleurs le seul des Guermantes qui l'appelât Swann et non Charles, c'est que, sachant que la grand-mère de Swann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse du duc de Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à la légende qui faisait du père de Swann un fils naturel du prince. Dans cette hypothèse, laquelle était d'ailleurs fausse, Swann, fils d'un catholique, fils lui-même d'un Bourbon et d'une catholique, n'avait rien que de chrétien.
« Comment, vous ne connaissez pas ces splendeurs ? » me dit la duchesse, en me parlant de l'hôtel où nous étions. Mais après avoir célébré le « palais » de sa cousine, elle s'empressa d'ajouter qu'elle préférait mille fois « son humble trou ». « Ici, c'est admirable pour visiter. Mais je mourrais de chagrin s'il me fallait rester à coucher dans des chambres où ont eu lieu tant d'événements historiques. Ça me ferait l'effet d'être restée après la fermeture, d'avoir été oubliée, au château de Blois, de Fontainebleau ou même au Louvre, et d'avoir comme seule ressource contre la tristesse de me dire que je suis dans la chambre où a été assassiné Monaldeschi. Comme camomille, c'est insuffisant. Tiens, voilà Mme de Saint Euverte. Nous avons dîné tout à l'heure chez elle. Comme elle donne demain sa grande machine annuelle, je pensais qu'elle serait allée se coucher. Mais elle ne peut pas rater une fête. Si celle-ci avait eu lieu à la campagne, elle serait montée sur une tapissière plutôt que de ne pas y être allée. »
En réalité, Mme de Saint-Euverte était venue, ce soir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les autres que pour assurer le succès de la sienne, recruter les derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis la revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillamment à sa garden-party. Car depuis pas mal d'années, les invités des fêtes Saint-Euverte n'étaient plus du tout les mêmes qu'autrefois. Les notabilités féminines du milieu Guermantes, si clairsemées alors, avaient – comblées de politesses par la maîtresse de la maison – amené peu à peu leurs amies. En même temps, par un travail parallèlement progressif, mais en sens inverse, Mme de Saint-Euverte avait d'année en année réduit le nombre des personnes inconnues au monde élégant. On avait cessé de voir l'une, puis l'autre. Pendant quelque temps fonctionna le système des « fournées » qui permettait, grâce à des fêtes sur lesquelles on faisait le silence, de convier les réprouvés à venir se divertir entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec les gens bien. De quoi pouvaient-ils se plaindre ? N'avaient-ils pas (panem et circenses) des petits fours et un beau programme musical ? Aussi, en symétrie en quelque sorte avec les deux duchesses en exil, qu'autrefois, quand avait débuté le salon Saint-Euverte, on avait vues en soutenir, comme deux cariatides, le faîte chancelant, dans les dernières années on ne distingua plus, mêlées au beau monde, que deux personnes hétérogènes, la vieille Mme de Cambremer et la femme à belle voix d'un architecte à laquelle on était souvent obligé de demander de chanter. Mais ne connaissant plus personne chez Mme de Saint-Euverte, pleurant leurs compagnes perdues, sentant qu'elles gênaient, elles avaient l'air prêtes à mourir de froid comme deux hirondelles qui n'ont pas émigré à temps. Aussi l'année suivante ne furent-elles pas invitées ; Mme de Franquetot tenta une démarche en faveur de sa cousine qui aimait tant la musique. Mais comme elle ne put pas obtenir pour elle une réponse plus explicite que ces mots : « Mais on peut toujours entrer écouter de la musique si ça vous amuse, ça n'a rien de criminel ! », Mme de Cambremer ne trouva pas l'invitation assez pressante et s'abstint.
Une telle transmutation, opérée par Mme de Saint-Euverte, d'un salon de lépreux en un salon de grandes dames (la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu'il avait prise), on pouvait s'étonner que la personne qui donnait le lendemain la fête la plus brillante de la saison eût eu besoin de venir la veille adresser un suprême appel à ses troupes. Mais c'est que la prééminence du salon Saint-Euverte n'existait que pour ceux dont la vie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des matinées et soirées, dans Le Gaulois ou Le Figaro, sans être jamais allés à aucune. À ces mondains qui ne voient le monde que par le journal, l'énumération des ambassadrices d'Angleterre, d'Autriche, etc., des duchesses d'Uzès, de La Trémoïlle, etc., etc., suffisait pour qu'ils s'imaginassent volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu'il était un des derniers. Non que les comptes rendus fussent mensongers. La plupart des personnes citées avaient bien été présentes. Mais chacune était venue à la suite d'implorations, de politesses, de services, et en ayant le sentiment d'honorer infiniment Mme de Saint-Euverte. De tels salons, moins recherchés que fuis, et où on va pour ainsi dire en service commandé, ne font illusion qu'aux lectrices de « Mondanités ». Elles glissent sur une fête, vraiment élégante celle-là, où la maîtresse de la maison pouvant avoir toutes les duchesses, lesquelles brûlent d'être « parmi les élus », ne demande qu'à deux ou trois, et ne fait pas mettre le nom de ses invités dans le journal. Aussi ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoir qu'a pris aujourd'hui la publicité, sont-elles élégantes pour la reine d'Espagne, mais méconnues de la foule, parce que la première sait et que la seconde ignore qui elles sont.
Mme de Saint-Euverte n'était pas de ces femmes, et en bonne butineuse elle venait cueillir pour le lendemain tout ce qui était invité. M. de Charlus ne l'était pas, il avait toujours refusé d'aller chez elle. Mais il était brouillé avec tant de gens, que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur le compte du caractère.
Certes, s'il n'y avait eu là qu'Oriane, Mme de Saint-Euverte eût pu ne pas se déranger, puisque l'invitation avait été faite de vive voix, et d'ailleurs acceptée avec cette charmante bonne grâce trompeuse dans l'exercice de laquelle triomphent ces académiciens de chez lesquels le candidat sort attendri et ne doutant pas qu'il peut compter sur leur voix. Mais il n'y avait pas qu'elle. Le prince d'Agrigente viendrait-il ? Et Mme de Durfort ? Aussi pour veiller au grain, Mme de Saint-Euverte avait-elle cru plus expédient de se transporter elle-même ; insinuante avec les uns, impérative avec les autres, pour tous elle annonçait à mots couverts d'inimaginables divertissements qu'on ne pourrait revoir une seconde fois, et à chacun promettait qu'il trouverait chez elle la personne qu'il avait le désir, ou le personnage qu'il avait le besoin de rencontrer. Et cette sorte de fonction dont elle était investie pour une fois dans l'année – telles certaines magistratures du monde antique – de personne qui donnera le lendemain la plus considérable garden-party de la saison lui conférait une autorité momentanée. Ses listes étaient faites et closes, de sorte que tout en parcourant les salons de la princesse avec lenteur pour verser successivement dans chaque oreille : « Vous ne m'oublierez pas demain », elle avait la gloire éphémère de détourner les yeux en continuant à sourire, si elle apercevait un laideron à éviter ou quelque hobereau qu'une camaraderie de collège avait fait admettre chez « Gilbert », et duquel la présence à sa garden-party n'ajouterait rien. Elle préférait ne pas lui parler pour pouvoir dire ensuite : « J'ai fait mes invitations verbalement, et malheureusement je ne vous ai pas rencontré. » Ainsi elle, simple Saint-Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un « tri » dans la composition de la soirée de la princesse. Et elle se croyait, en agissant ainsi, une vraie duchesse de Guermantes.
Il faut dire que celle-ci n'avait pas non plus tant qu'on pourrait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires. Pour une part, sans doute, quand elle les refusait, c'était volontairement : « Mais elle m'embête, disait-elle, est-ce que je vais être obligée de lui parler de sa soirée pendant une heure ? »
On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et sa bêtise, et certains écarts de conduite, avaient exilée non de la société, mais de certaines intimités élégantes. « Ah ! » susurra Mme de Guermantes, avec le coup d'oeil exact et désabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, « on reçoit ça ici ! » Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et dont la figure était encombrée de trop de grains de poils noirs, Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cette soirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes relations avec cette dame ; elle ne répondit à son salut que par un signe de tête des plus secs. « Je ne comprends pas », me dit-elle, comme pour s'excuser, « que Marie-Gilbert nous invite avec toute cette lie. On peut dire qu'il y en a ici de toutes les paroisses. C'était beaucoup mieux arrangé chez Mélanie Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint-Synode et le temple de l'Oratoire si ça lui plaisait, mais au moins, on ne nous faisait pas venir ces jours-là. » Mais, pour beaucoup, c'était par timidité, peur d'avoir une scène de son mari, qui ne voulait pas qu'elle reçût des artistes, etc. (« Marie-Gilbert » en protégeait beaucoup, il fallait prendre garde de ne pas être abordée par quelque illustre chanteuse allemande), par quelque crainte aussi à l'égard du nationalisme qu'en tant que, détenant comme M. de Charlus l'esprit des Guermantes, elle méprisait au point de vue mondain (on faisait passer maintenant, pour glorifier l'état-major, un général plébéien avant certains ducs), mais auquel pourtant, comme elle se savait cotée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu'à redouter d'avoir à tendre la main à Swann dans ce milieu antisémite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que le prince n'avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui « une espèce d'altercation ». Elle ne risquait pas d'avoir à faire publiquement la conversation avec « pauvre Charles » qu'elle préférait chérir dans le privé.
« Et qu'est-ce encore que celle-là ? » s'écria Mme de Guermantes en voyant une petite dame l'air un peu étrange, dans une robe noire tellement simple qu'on aurait dit une malheureuse, lui faire, ainsi que son mari, un grand salut. Elle ne la reconnut pas et, ayant de ces insolences, se redressa comme offensée, et regarda sans répondre : « Qu'est-ce que c'est que cette personne, Basin ? » demanda-t-elle d'un air étonné, pendant que M. de Guermantes, pour réparer l'impolitesse d'Oriane, saluait la dame et serrait la main du mari. « Mais, c'est Mme de Chaussepierre, vous avez été très impolie. – Je ne sais pas ce que c'est Chaussepierre. – Le neveu de la vieille mère Chanlivault. – Je ne connais rien de tout ça. Qui est la femme, pourquoi me salue-t-elle ? – Mais, vous ne connaissez que ça, c'est la fille de Mme de Charleval, Henriette Montmorency. – Ah ! mais j'ai très bien connu sa mère, elle était charmante, très spirituelle. Pourquoi a-t-elle épousé tous ces gens que je ne connais pas ? Vous dites qu'elle s'appelle Mme de Chaussepierre ? » dit-elle en épelant ce dernier mot d'un air interrogateur et comme si elle avait peur de se tromper. Le duc lui jeta un regard dur. « Cela n'est pas si ridicule que vous avez l'air de croire de s'appeler Chaussepierre ! Le vieux Chaussepierre était le frère de la Charleval déjà nommée, de Mme de Sennecour et de la vicomtesse du Merlerault. Ce sont des gens bien. – Ah ! assez », s'écria la duchesse qui, comme une dompteuse, ne voulait jamais avoir l'air de se laisser intimider par les regards dévorants du fauve. « Basin, vous faites ma joie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher ces noms, mais je vous fais tous mes compliments. Si j'ignorais Chaussepierre, j'ai lu Balzac, vous n'êtes pas le seul, et j'ai même lu Labiche. J'apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charleval, mais j'avoue que du Merlerault est le chef-d'oeuvre. Du reste, avouons que Chaussepierre n'est pas mal non plus. Vous avez collectionné tout ça, ce n'est pas possible. Vous qui voulez faire un livre, me dit-elle, vous devriez retenir Charleval et du Merlerault. Vous ne trouverez pas mieux. – Il se fera faire tout simplement procès, et il ira en prison ; vous lui donnez de très mauvais conseils, Oriane. – J'espère pour lui qu'il a à sa disposition des personnes plus jeunes s'il a envie de demander des mauvais conseils, et surtout de les suivre. Mais s'il ne veut rien faire de plus mal qu'un livre ! » Assez loin de nous, une merveilleuse et fière jeune femme se détachait doucement dans une robe blanche, toute en diamants et en tulle. Mme de Guermantes la regarda qui parlait devant tout un groupe aimanté par sa grâce. « Votre soeur est partout la plus belle ; elle est charmante ce soir », dit-elle, tout en prenant une chaise, au prince de Chimay qui passait. Le colonel de Froberville (il avait pour oncle le général du même nom) vint s'asseoir à côté de nous, ainsi que M. de Bréauté, tandis que M. de Vaugoubert se dandinant (par un excès de politesse qu'il gardait même quand il jouait au tennis où à force de demander des permissions aux personnages de marque avant d'attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la partie à son camp) retournait auprès de M. de Charlus (jusque-là quasi enveloppé par l'immense jupe de la comtesse Molé, qu'il faisait profession d'admirer entre toutes les femmes), et par hasard au moment où plusieurs membres d'une nouvelle mission diplomatique à Paris saluaient le baron. À la vue d'un jeune secrétaire à l'air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Charlus un sourire où s'épanouissait visiblement une seule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis quelqu'un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire partant d'un autre et qui ne pouvait avoir qu'une signification, l'exaspéra. « Je n'en sais absolument rien, je vous prie de garder vos curiosités pour vous-même. Elles me laissent plus que froid. Du reste, dans le cas particulier, vous faites un impair de tout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument le contraire. » Ici, M. de Charlus, irrité d'avoir été dénoncé par un sot, ne disait pas la vérité. Le secrétaire eût, si le baron avait dit vrai, fait exception dans cette ambassade. Elle était, en effet, composée de personnalités fort différentes, plusieurs extrêmement médiocres, en sorte que si l'on cherchait quel avait pu être le motif du choix qui s'était porté sur elles, on ne pouvait découvrir que l'inversion. En mettant à la tête de ce petit Sodome diplomatique un ambassadeur aimant au contraire les femmes avec une exagération comique de compère de revue qui faisait manoeuvrer en règle son bataillon de travestis, on semblait avoir obéi à la loi des contrastes. Malgré ce qu'il avait sous les yeux, il ne croyait pas à l'inversion. Il en donna immédiatement la preuve en mariant sa soeur à un chargé d'affaires qu'il croyait bien faussement un coureur de poules. Dès lors il devint un peu gênant et fut bientôt remplacé par une excellence nouvelle qui assura l'homogénéité de l'ensemble. D'autres ambassades cherchèrent à rivaliser avec celle-là, mais elles ne purent lui disputer le prix (comme au concours général, où un certain lycée l'a toujours) et il fallut que plus de dix ans se passassent avant que, des attachés hétérogènes s'étant introduits dans ce tout si parfait, une autre pût enfin lui arracher la funeste palme et marcher en tête.
Rassurée sur la crainte d'avoir à causer avec Swann, Mme de Guermantes n'éprouvait plus que de la curiosité au sujet de la conversation qu'il avait eue avec le maître de maison. « Savez-vous à quel sujet ? demanda le duc à M. de Bréauté. – J'ai entendu dire, répondit celui-ci, que c'était à propos d'un petit acte que l'écrivain Bergotte avait fait représenter chez eux. C'était ravissant, d'ailleurs. Mais il paraît que l'acteur s'était fait la tête de Gilbert, que d'ailleurs le sieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. – Tiens, cela m'aurait amusée de voir contrefaire Gilbert, dit la duchesse en souriant rêveusement. – C'est sur cette petite représentation, reprit M. de Bréauté en avançant sa mâchoire de rongeur, que Gilbert a demandé des explications à Swann, qui s'est contenté de répondre, ce que tout le monde trouva très spirituel : “Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en rien, vous êtes bien plus ridicule que ça !” Il paraît, du reste, reprit M. de Bréauté, que cette petite pièce était ravissante. Mme Molé y était, elle s'est énormément amusée. – Comment, Mme Molé va là ? dit la duchesse étonnée. Ah ! c'est Mémé qui aura arrangé cela. C'est toujours ce qui finit par arriver avec ces endroits-là. Tout le monde, un beau jour, se met à y aller, et moi qui me suis volontairement exclue par principe, je me trouve seule à m'ennuyer dans mon coin. » Déjà, depuis le récit que venait de leur faire M. de Bréauté, la duchesse de Guermantes (sinon sur le salon Swann, du moins sur l'hypothèse de rencontrer Swann dans un instant) avait comme on voit adopté un nouveau point de vue. « L'explication que vous nous donnez, dit à M. de Bréauté le colonel de Froberville, est de tout point controuvée. J'ai mes raisons pour le savoir. Le prince a purement et simplement fait une algarade à Swann et lui a fait assavoir, comme disaient nos pères, de ne plus avoir à se montrer chez lui, étant donné les opinions qu'il affiche. Et selon moi, mon oncle Gilbert a eu mille fois raison, non seulement de faire cette algarade, mais aurait dû en finir il y a plus de six mois avec un dreyfusard avéré. »
Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci de trop lambin joueur de tennis une inerte balle de tennis elle-même qu'on lance sans ménagements, se trouva projeté vers la duchesse de Guermantes à laquelle il présenta ses hommages. Il fut assez mal reçu, Oriane vivant dans la persuasion que tous les diplomates – ou hommes politiques – de son monde étaient des nigauds.
M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation de faveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la société. Malheureusement, si la femme qu'il avait épousée était parente très véritable des Guermantes, c'en était une aussi extrêmement pauvre, et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils n'avaient guère de relations et c'étaient de ces gens qu'on laissait de côté hors des grandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre ou de marier un parent. Alors, ils faisaient vraiment partie de la communion du grand monde, comme les catholiques de nom qui ne s'approchent de la sainte table qu'une fois l'an. Leur situation matérielle eût même été malheureuse si Mme de Saint-Euverte, fidèle à l'affection qu'elle avait eue pour feu le général de Froberville, n'avait pas aidé de toutes façons le ménage, donnant des toilettes et des distractions aux deux petites filles. Mais le colonel, qui passait pour un bon garçon, n'avait pas l'âme reconnaissante. Il était envieux des splendeurs d'une bienfaitrice qui les célébrait elle-même sans trêve et sans mesure. La garden-party annuelle était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu'ils n'eussent pas voulu manquer pour tout l'or du monde, mais un plaisir empoisonné par l'idée des joies d'orgueil qu'en tirait Mme de Saint-Euverte. L'annonce de cette garden-party dans les journaux qui, ensuite, après un récit détaillé, ajoutaient machiavéliquement : « Nous reviendrons sur cette belle fête », les détails complémentaires sur les toilettes, donnés pendant plusieurs jours de suite, tout cela faisait tellement mal aux Froberville, qu'eux, assez sevrés de plaisirs et qui savaient pouvoir compter sur celui de cette matinée, en arrivaient chaque année à souhaiter que le mauvais temps en gênât la réussite, à consulter le baromètre et à anticiper avec délices les prémices d'un orage qui pût faire rater la fête.
« Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville, dit M. de Guermantes, mais pour ce qui concerne Swann, je peux dire franchement que sa conduite à notre égard a été inqualifiable. Patronné jadis dans le monde par nous, par le duc de Chartres, on me dit qu'il est ouvertement dreyfusard. Jamais je n'aurais cru cela de lui, de lui un fin gourmet, un esprit positif, un collectionneur, un amateur de vieux livres, membre du Jockey, un homme entouré de la considération générale, un connaisseur de bonnes adresses qui nous envoyait le meilleur porto qu'on puisse boire, un dilettante, un père de famille. Ah ! j'ai été bien trompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que je suis une vieille bête, dont l'opinion ne compte pas, une espèce de va-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n'aurait pas dû faire cela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et les sectateurs du condamné. »
« Oui, après l'amitié que lui a toujours témoignée ma femme », reprit le duc, qui considérait évidemment que condamner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu'on eût dans son for intérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce de remerciement pour la façon dont on avait été reçu dans le faubourg Saint-Germain, « il aurait dû se désolidariser. Car, demandez à Oriane, elle avait vraiment de l'amitié pour lui. » La duchesse, pensant qu'un ton ingénu et calme donnerait une valeur plus dramatique et sincère à ses paroles, dit d'une voix d'écolière, comme laissant sortir simplement la vérité de sa bouche et en donnant seulement à ses yeux une expression un peu mélancolique : « Mais c'est vrai, je n'ai aucune raison de cacher que j'avais une sincère affection pour Charles ! – Là, vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il pousse l'ingratitude jusqu'à être dreyfusard ! »
« À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le prince Von l'est. – Ah ! vous faites bien de me parler de lui, s'écria M. de Guermantes, j'allais oublier qu'il m'a demandé de venir dîner lundi. Mais qu'il soit dreyfusard ou non, cela m'est parfaitement égal puisqu'il est étranger. Je m'en fiche comme de colin-tampon. Pour un Français c'est autre chose. Il est vrai que Swann est juif. Mais jusqu'à ce jour – excusez-moi, Froberville – j'avais eu la faiblesse de croire qu'un Juif peut être français, j'entends un Juif honorable, homme du monde. Or, Swann était cela dans toute la force du terme. Hé bien ! il me force à reconnaître que je me suis trompé, puisqu'il prend parti pour ce Dreyfus (qui, coupable ou non, ne fait nullement partie de son milieu, qu'il n'aurait jamais rencontré) contre une société qui l'avait adopté, qui l'avait traité comme un des siens. Il n'y a pas à dire, nous nous étions tous portés garants de Swann, j'aurais répondu de son patriotisme comme du mien. Ah ! il nous récompense bien mal. J'avoue que de sa part je ne me serais jamais attendu à cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l'esprit (dans son genre bien entendu). Je sais bien qu'il avait déjà fait l'insanité de son honteux mariage. Tenez, savez-vous quelqu'un à qui le mariage de Swann a fait beaucoup de peine ? C'est à ma femme. Oriane a souvent ce que j'appellerai une affectation d'insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une force extraordinaire. » Mme de Guermantes, ravie de cette analyse de son caractère, l'écoutait d'un air modeste mais ne disait pas un mot, par scrupule d'acquiescer à l'éloge, surtout par peur de l'interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une heure sur ce sujet qu'elle eût encore moins bougé que si on lui avait fait de la musique. « Hé bien ! je me rappelle quand elle a appris le mariage de Swann, elle s'est sentie froissée ; elle a trouvé que c'était mal de quelqu'un à qui nous avions témoigné tant d'amitié. Elle aimait beaucoup Swann ; elle a eu beaucoup de chagrin. N'est-ce pas, Oriane ? » Mme de Guermantes crut devoir répondre à une interpellation aussi directe, sur un point de fait qui lui permettrait, sans en avoir l'air, de confirmer des louanges qu'elle sentait terminées. D'un ton timide et simple, et un air d'autant plus appris qu'il voulait paraître « senti », elle dit avec une douceur réservée : « C'est vrai, Basin ne se trompe pas. – Et pourtant ce n'était pas encore la même chose. Que voulez-vous, l'amour est l'amour, quoique à mon avis il doive rester dans certaines bornes. J'excuserais encore un jeune homme, un petit morveux, se laissant emballer par les utopies. Mais Swann, un homme intelligent, d'une délicatesse éprouvée, un fin connaisseur en tableaux, un familier du duc de Chartres, de Gilbert lui-même ! » Le ton dont M. de Guermantes disait cela était d'ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de la vulgarité qu'il montrait trop souvent. Il parlait avec une tristesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait cette gravité douce qui fait le charme onctueux et large de certains personnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple. On sentait que la question de l'immoralité de la conduite de Swann dans l'Affaire ne se posait même pas pour le duc tant elle faisait peu de doute ; il en ressentait l'affliction d'un père voyant un de ses enfants, pour l'éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situation qu'il lui a faite et déshonorer par des frasques que les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté. Il est vrai que M. de Guermantes n'avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d'abord il considérait son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien jusqu'à ce qu'il se soit amendé ne saurait étonner, tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un homme pondéré, un homme ayant une position de premier ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé pendant lequel, si, au point de vue historique, les événements avaient en partie semblé justifier la thèse dreyfusiste, l'opposition antidreyfusarde avait redoublé de violence, et de purement politique d'abord était devenue sociale. C'était maintenant une question de militarisme, de patriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la société avaient eu le temps de prendre cette force qu'elles n'ont jamais au début d'une tempête. « Voyez-vous, reprit M. de Guermantes, même au point de vue de ses chers Juifs, puisqu'il tient absolument à les soutenir, Swann a fait une boulette d'une portée incalculable. Il prouve qu'ils sont tous unis secrètement et qu'ils sont en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu'un de leur race, même s'ils ne le connaissent pas. C'est un danger public. Nous avons évidemment été trop coulants, et la gaffe que commet Swann aura d'autant plus de retentissement qu'il était estimé, même reçu, et qu'il était à peu près le seul Juif qu'on connaissait. On se dira : Ab uno disce omnes. » (La satisfaction d'avoir trouvé à point nommé, dans sa mémoire, une citation si opportune, éclaira seule d'un orgueilleux sourire la mélancolie du grand seigneur trahi.)
J'avais grande envie de savoir ce qui s'était exactement passé entre le prince et Swann et de voir ce dernier, s'il n'avait pas encore quitté la soirée. « Je vous dirai », me répondit la duchesse, à qui je parlais de ce désir, « que moi je ne tiens pas excessivement à le voir parce qu'il paraît, d'après ce qu'on m'a dit tout à l'heure chez Mme de Saint-Euverte, qu'il voudrait avant de mourir que je fasse la connaissance de sa femme et de sa fille. Mon Dieu, ça me fait une peine infinie qu'il soit malade, mais d'abord j'espère que ce n'est pas aussi grave que ça. Et puis enfin ce n'est tout de même pas une raison, parce que ce serait vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n'aurait qu'à dire : “Votez pour moi à l'Académie parce que ma femme va mourir et que je veux lui donner cette dernière joie.” Il n'y aurait plus de salons si on était obligé de faire la connaissance de tous les mourants. Mon cocher pourrait me faire valoir : “Ma fille est très mal, faites-moi recevoir chez la princesse de Parme.” J'adore Charles, et cela me ferait beaucoup de chagrin de lui refuser, aussi est-ce pour cela que j'aime mieux éviter qu'il me le demande. J'espère de tout mon coeur qu'il n'est pas mourant, comme il le dit, mais vraiment si cela devait arriver, ce ne serait pas le moment pour moi de faire la connaissance de ces deux créatures qui m'ont privée du plus agréable de mes amis pendant quinze ans, et qu'il me laisserait pour compte une fois que je ne pourrais même pas en profiter pour le voir lui, puisqu'il serait mort ! »
Mais M. de Bréauté n'avait cessé de ruminer le démenti que lui avait infligé le colonel de Froberville. « Je ne doute pas de l'exactitude de votre récit, mon cher ami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source. C'est le prince de La Tour d'Auvergne qui me l'avait narré. – Je m'étonne qu'un savant comme vous dise encore le prince de La Tour d'Auvergne, interrompit le duc de Guermantes, vous savez qu'il ne l'est pas le moins du monde. Il n'y a plus qu'un seul membre de cette famille. C'est l'oncle d'Oriane, le duc de Bouillon. – Le frère de Mme de Villeparisis ? » demandai-je, me rappelant que celle-ci était une demoiselle de Bouillon. « Parfaitement. Oriane, Mme de Lambresac vous dit bonjour. »
En effet, on voyait par moments se former et passer comme une étoile filante un faible sourire destiné par la duchesse de Lambresac à quelque personne qu'elle avait reconnue. Mais ce sourire, au lieu de se préciser en une affirmation active, en un langage muet mais clair, se noyait presque aussitôt en une sorte d'extase idéale qui ne distinguait rien, tandis que la tête s'inclinait en un geste de bénédiction béate rappelant celui qu'incline vers la foule des communiantes un prélat un peu ramolli. Mme de Lambresac ne l'était en aucune façon. Mais je connaissais déjà ce genre particulier de distinction désuète. À Combray et à Paris toutes les amies de ma grand-mère avaient l'habitude de saluer, dans une réunion mondaine, d'un air aussi séraphique que si elles avaient aperçu quelqu'un de connaissance à l'église, au moment de l'Élévation ou pendant un enterrement, et lui jetaient mollement un bonjour qui s'achevait en prière. Or, une phrase de M. de Guermantes allait compléter le rapprochement que je faisais. « Mais vous avez vu le duc de Bouillon, me dit M. de Guermantes. Il sortait tantôt de ma bibliothèque comme vous y entriez, un monsieur court de taille et tout blanc. » C'était celui que j'avais pris pour un petit bourgeois de Combray, et dont maintenant, à la réflexion, je dégageais la ressemblance avec Mme de Villeparisis. La similitude des saluts évanescents de la duchesse de Lambresac avec ceux des amies de ma grand-mère avait commencé de m'intéresser, en me montrant que dans les milieux étroits et fermés, qu'ils soient de petite bourgeoisie ou de grande noblesse, les anciennes manières persistent, nous permettant comme à un archéologue de retrouver ce que pouvait être l'éducation, et la part d'âme qu'elle reflète, au temps du vicomte d'Arlincourt et de Loïsa Puget. Mieux maintenant la parfaite conformité d'apparence entre un petit bourgeois de Combray de son âge et le duc de Bouillon me rappelait (ce qui m'avait déjà tant frappé quand j'avais vu le grand-père maternel de Saint-Loup, le duc de La Rochefoucauld, sur un daguerréotype où il était exactement pareil comme vêtements, comme air et comme façons à mon grand-oncle) que les différences sociales, voire individuelles, se fondent à distance dans l'uniformité d'une époque. La vérité est que la ressemblance des vêtements et aussi la réverbération par le visage de l'esprit de l'époque tiennent, dans une personne, une place tellement plus importante que sa caste, qui en occupe une grande seulement dans l'amour-propre de l'intéressé et l'imagination des autres, que pour se rendre compte qu'un grand seigneur du temps de Louis-Philippe est moins différent d'un bourgeois du temps de Louis-Philippe que d'un grand seigneur du temps de Louis XV, il n'est pas nécessaire de parcourir les galeries du Louvre.
À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux que protégeait la princesse de Guermantes salua Oriane. Celle-ci répondit par une inclinaison de tête, mais le duc, furieux de voir sa femme dire bonsoir à quelqu'un qu'il ne connaissait pas, qui avait une touche singulière, et qui, autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise réputation, se retourna vers sa femme d'un air interrogateur et terrible, comme s'il disait : « Qu'est-ce que c'est que cet ostrogoth-là ? » La situation de la pauvre Mme de Guermantes était déjà assez compliquée, et si le musicien eût eu un peu pitié de cette épouse martyre, il se serait au plus vite éloigné. Mais, soit désir de ne pas rester sur l'humiliation qui venait de lui être infligée en public, au milieu des plus vieux amis du cercle du duc, desquels la présence avait peut-être bien motivé un peu sa silencieuse inclinaison, et pour montrer que c'était à bon droit, et non sans la connaître, qu'il avait salué Mme de Guermantes, soit obéissant à l'inspiration obscure et irrésistible de la gaffe qui le poussa – dans un moment où il eût dû se fier plutôt à l'esprit – à appliquer la lettre même du protocole, le musicien s'approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit : « Madame la duchesse, je voudrais solliciter l'honneur d'être présenté au duc. » Mme de Guermantes était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beau être une épouse trompée, elle était tout de même la duchesse de Guermantes et ne pouvait avoir l'air d'être dépouillée de son droit de présenter à son mari les gens qu'elle connaissait. « Basin, dit-elle, permettez-moi de vous présenter M. d'Herweck. » « Je ne vous demande pas si vous irez demain chez Mme de Saint-Euverte », dit le colonel de Froberville à Mme de Guermantes pour dissiper l'impression pénible produite par la requête intempestive de M. d'Herweck. « Tout Paris y sera. » Cependant, se tournant d'un seul mouvement et comme d'une seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisant front, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter tonnant, resta immobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colère et d'étonnement, ses cheveux crespelés semblant sortir d'un cratère. Puis, comme dans l'emportement d'une impulsion qui seule lui permettait d'accomplir la politesse qui lui était demandée, et après avoir semblé par son attitude de défi attester toute l'assistance qu'il ne connaissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et assena au musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, si violent, que l'artiste tremblant recula tout en s'inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre. « Mais c'est que justement je ne serai pas à Paris, répondit la duchesse au colonel de Froberville. Je vous dirai (ce que je ne devrais pas avouer) que je suis arrivée à mon âge sans connaître les vitraux de Montfort-l'Amaury. C'est honteux mais c'est ainsi. Alors pour réparer cette coupable ignorance, je me suis promis d'aller demain les voir. » M. de Bréauté sourit finement. Il comprit en effet que, si la duchesse avait pu rester jusqu'à son âge sans connaître les vitraux de Montfort-l'Amaury, cette visite artistique ne prenait pas subitement le caractère urgent d'une intervention « à chaud » et eût pu sans péril, après avoir été différée pendant plus de vingt-cinq ans, être reculée de vingt-quatre heures. Le projet qu'avait formé la duchesse était simplement le décret rendu, dans la manière des Guermantes, que le salon Saint-Euverte n'était décidément pas une maison vraiment bien, mais une maison où on vous invitait pour se parer de vous dans le compte rendu du Gaulois, une maison qui décernerait un cachet de suprême élégance à celles, ou en tous cas, à celle, si elle n'était qu'une, qu'on n'y verrait pas. Le délicat amusement de M. de Bréauté, doublé de ce plaisir poétique qu'avaient les gens du monde à voir Mme de Guermantes faire des choses que leur situation moindre ne leur permettait pas d'imiter, mais dont la vision seule leur causait le sourire du paysan attaché à sa glèbe qui voit des hommes plus libres et plus fortunés passer au-dessus de sa tête, ce plaisir délicat n'avait aucun rapport avec le ravissement dissimulé mais éperdu, qu'éprouva aussitôt M. de Froberville.
Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu'on n'entendît pas son rire l'avaient fait devenir rouge comme un coq, et malgré cela c'est en entrecoupant ses mots de hoquets de joie qu'il s'écria d'un ton miséricordieux : « Oh ! pauvre tante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie ! Non ! la malheureuse femme ne va pas avoir sa duchesse, quel coup ! mais il y a de quoi la faire crever ! » ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et dans son ivresse il ne pouvait s'empêcher de faire des appels de pied et de se frotter les mains. Souriant d'un oeil et d'un seul coin de la bouche à M. de Froberville dont elle appréciait l'intention aimable mais ne sentait pas moins le mortel ennui, Mme de Guermantes finit par se décider à le quitter.
« Écoutez, je vais être obligée de vous dire bonsoir », lui dit-elle en se levant d'un air de résignation mélancolique, et comme si ç'avait été pour elle un malheur. Sous l'incantation de ses yeux bleus, sa voix doucement musicale faisait penser à la plainte poétique d'une fée. « Basin veut que j'aille voir un peu Marie. » En réalité, elle en avait assez d'entendre Froberville, lequel ne cessait plus de l'envier d'aller à Montfort-l'Amaury quand elle savait fort bien qu'il entendait parler de ces vitraux pour la première fois, et que d'autre part, il n'eût pour rien au monde lâché la matinée Saint-Euverte. « Adieu, je vous ai à peine parlé, c'est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu'on voudrait se dire ; du reste, partout, c'est la même chose dans la vie. Espérons qu'après la mort ce sera mieux arrangé. Au moins on n'aura toujours pas besoin de se décolleter. Et encore qui sait ? On exhibera peut-être ses os et ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu'elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m'incliner quand j'ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps ; ce qui serait d'ailleurs la seule explication du spectacle qu'elle nous offre. C'est impressionnant et liturgique. C'est du “Campo-Santo” ! » La duchesse avait quitté Froberville ; il se rapprocha : « Je voudrais vous dire un dernier mot. » Un peu agacée : « Qu'est-ce qu'il y a encore ? » lui dit-elle avec hauteur. Et lui, ayant craint qu'au dernier moment elle ne se ravisât pour Montfort-l'Amaury : « Je n'avais pas osé vous en parler à cause de Mme de Saint-Euverte, pour ne pas lui faire de peine, mais puisque vous ne comptez pas y aller, je puis vous dire que je suis heureux pour vous, car il y a de la rougeole chez elle ! – Oh ! Mon Dieu ! » dit Oriane qui avait peur des maladies. « Mais pour moi ça ne fait rien, je l'ai déjà eue. On ne peut pas l'avoir deux fois. – Ce sont les médecins qui disent ça ; je connais des gens qui l'ont eue jusqu'à quatre. Enfin, vous êtes avertie. » Quant à lui, cette rougeole fictive, il eût fallu qu'il l'eût réellement et qu'elle l'eût cloué au lit pour qu'il se résignât à manquer la fête Saint-Euverte attendue depuis tant de mois. Il aurait le plaisir d'y voir tant d'élégances ! le plaisir plus grand d'y constater certaines choses ratées, et surtout celui de pouvoir longtemps se vanter d'avoir frayé avec les premières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer les secondes.
Je profitai de ce que la duchesse changeait de place, pour me lever aussi, afin d'aller vers le fumoir, m'informer de Swann. « Ne croyez pas un mot de ce qu'a raconté Babal, me dit-elle. Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer là-dedans. On nous dit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent personne et ne sont invités nulle part. Lui-même l'avoue : “Nous restons tous les deux seuls au coin de notre feu.” Comme il dit toujours nous, non pas comme le roi, mais pour sa femme, je n'insiste pas. Mais je suis très renseignée », ajouta la duchesse. Elle et moi nous croisâmes deux jeunes gens dont la grande et dissemblable beauté tirait d'une même femme son origine. C'étaient les deux fils de Mme de Surgis, la nouvelle maîtresse du duc de Guermantes. Ils resplendissaient des perfections de leur mère, mais chacun d'une autre. En l'un avait passé, ondoyante en un corps viril, la royale prestance de Mme de Surgis, et la même pâleur ardente, roussâtre et sacrée affluait aux joues marmoréennes de la mère et de ce fils ; mais son frère avait reçu le front grec, le nez parfait, le cou de statue, les yeux infinis ; ainsi faite de présents divers que la déesse avait partagés, leur double beauté offrait le plaisir abstrait de penser que la cause de cette beauté était en dehors d'eux ; on eût dit que les principaux attributs de leur mère s'étaient incarnés en deux corps différents ; que l'un des jeunes gens était la stature de sa mère et son teint, l'autre son regard comme les êtres divins qui n'étaient que la Force et la Beauté de Jupiter ou de Minerve. Pleins de respect pour M. de Guermantes dont ils disaient : « C'est un grand ami de nos parents », l'aîné cependant crut qu'il était prudent de ne pas venir saluer la duchesse dont il savait, sans en comprendre peut-être la raison, l'inimitié pour sa mère, et à notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet, qui imitait toujours son frère, parce qu'étant stupide et de plus myope, il n'osait pas avoir d'avis personnel, pencha la tête selon le même angle, et ils se glissèrent tous deux vers la salle de jeux, l'un derrière l'autre, pareils à deux figures allégoriques.
Au moment d'arriver à cette salle, je fus arrêté par la marquise de Citri, encore belle mais presque l'écume aux dents. D'une naissance assez noble, elle avait cherché et fait un brillant mariage en épousant M. de Citri, dont l'arrière-grand-mère était Aumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satisfaction éprouvée, son caractère négateur lui avait fait prendre les gens du grand monde en une horreur qui n'excluait pas absolument la vie mondaine. Non seulement dans une soirée elle se moquait de tout le monde, mais cette moquerie avait quelque chose de si violent que le rire même n'était pas assez âpre et se changeait en guttural sifflement : « Ah ! » me dit-elle, en me montrant la duchesse de Guermantes qui venait de me quitter et qui était déjà un peu loin, « ce qui me renverse c'est qu'elle puisse mener cette vie-là. » Cette parole était-elle d'une sainte furibonde, et qui s'étonne que les gentils ne viennent pas d'eux-mêmes à la vérité, ou bien d'une anarchiste en appétit de carnage ? En tous cas cette apostrophe était aussi peu justifiée que possible. D'abord, la « vie que menait » Mme de Guermantes différait très peu (à l'indignation près) de celle de Mme de Citri. Mme de Citri était stupéfaite de voir la duchesse capable de ce sacrifice mortel : assister à une soirée de Marie-Gilbert. Il faut dire dans le cas particulier que Mme de Citri aimait beaucoup la princesse, qui était en effet très bonne, et qu'elle savait en se rendant à sa soirée lui faire grand plaisir. Aussi avait-elle décommandé, pour venir à cette fête, une danseuse à qui elle croyait du génie et qui devait l'initier aux mystères de la chorégraphie russe. Une autre raison qui ôtait quelque valeur à la rage concentrée qu'éprouvait Mme de Citri en voyant Oriane dire bonjour à tel ou telle invité est que Mme de Guermantes, bien qu'à un état beaucoup moins avancé, présentait les symptômes du mal qui ravageait Mme de Citri. On a du reste vu qu'elle en portait les germes de naissance. Enfin plus intelligente que Mme de Citri, Mme de Guermantes aurait eu plus de droits qu'elle à ce nihilisme (qui n'était pas que mondain), mais il est vrai que certaines qualités aident plutôt à supporter les défauts du prochain qu'elles ne contribuent à en faire souffrir ; et un homme de grand talent prêtera d'habitude moins d'attention à la sottise d'autrui que ne ferait un sot. Nous avons assez longuement décrit le genre d'esprit de la duchesse pour convaincre que s'il n'avait rien de commun avec une haute intelligence, il était du moins de l'esprit, de l'esprit adroit à utiliser (comme un traducteur) différentes formes de syntaxe. Or, rien de tel ne semblait qualifier Mme de Citri à mépriser des qualités tellement semblables aux siennes. Elle trouvait tout le monde idiot, mais dans sa conversation, dans ses lettres, se montrait plutôt inférieure aux gens qu'elle traitait avec tant de dédain. Elle avait du reste un tel besoin de destruction que lorsqu'elle eut à peu près renoncé au monde, les plaisirs qu'elle rechercha alors subirent l'un après l'autre son terrible pouvoir dissolvant. Après avoir quitté les soirées pour des séances de musique elle se mit à dire : « Vous aimez entendre cela, de la musique ? Ah ! mon Dieu, cela dépend des moments. Mais ce que cela peut être ennuyeux ! Ah ! Beethoven, la barbe ! » Pour Wagner, puis pour Franck, pour Debussy, elle ne se donnait même pas la peine de dire « la barbe » mais se contentait de faire passer la main comme un barbier sur son visage. Bientôt, ce qui fut ennuyeux, ce fut tout. « C'est si ennuyeux les belles choses ! Ah ! les tableaux, c'est à vous rendre fou. Comme vous avez raison, c'est si ennuyeux d'écrire des lettres ! » Finalement ce fut la vie elle-même qu'elle nous déclara une chose rasante sans qu'on sût bien où elle prenait son terme de comparaison.
Je ne sais si c'est à cause de ce que la duchesse de Guermantes, le premier soir que j'avais dîné chez elle, avait dit de cette pièce, mais la salle de jeux ou fumoir, avec son pavage illustré, ses trépieds, ses figures de dieux et d'animaux qui vous regardaient, les sphinx allongés aux bras des sièges, et surtout l'immense table en marbre ou en mosaïque émaillée, couverte de signes symboliques plus ou moins imités de l'art étrusque et égyptien, cette salle de jeux me fit l'effet d'une véritable chambre magique. Or, sur un siège approché de la table étincelante et augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant à aucune carte, insensible à ce qui se passait autour de lui, incapable de s'apercevoir que je venais d'entrer, semblait précisément un magicien appliquant toute la puissance de sa volonté et de son raisonnement à tirer un horoscope. Non seulement comme à une Pythie sur son trépied les yeux lui sortaient de la tête, mais pour que rien ne vînt le distraire de travaux qui exigeaient la cessation des mouvements les plus simples, il avait (pareil à un calculateur qui ne veut rien faire d'autre tant qu'il n'a pas résolu son problème) posé auprès de lui le cigare qu'il avait un peu auparavant dans la bouche et qu'il n'avait plus la liberté d'esprit nécessaire pour fumer. En apercevant les deux divinités accroupies que portait à ses bras le fauteuil placé en face de lui, on eût pu croire que le baron cherchait à découvrir l'énigme du Sphinx, si ce n'avait pas été plutôt celle d'un jeune et vivant oedipe, assis précisément dans ce fauteuil où il s'était installé pour jouer. Or, la figure à laquelle M. de Charlus appliquait et avec une telle contention toutes ses facultés spirituelles et qui n'était pas à vrai dire de celles qu'on étudie d'habitude more geometrico, c'était celle que lui proposaient les lignes de la figure du jeune marquis de Surgis ; elle semblait, tant M. de Charlus était profondément absorbé devant elle, être quelque mot en losange, quelque devinette, quelque problème d'algèbre dont il eût cherché à percer l'énigme ou à dégager la formule. Devant lui les signes sibyllins et les figures inscrites sur cette table de la Loi semblaient le grimoire qui allait permettre au vieux sorcier de savoir dans quel sens s'orientaient les destins du jeune homme. Soudain, il s'aperçut que je le regardais, leva la tête comme s'il sortait d'un rêve et me sourit en rougissant. À ce moment l'autre fils de Mme de Surgis vint auprès de celui qui jouait, regarder ses cartes. Quand M. de Charlus eut appris de moi qu'ils étaient frères, son visage ne put dissimuler l'admiration que lui inspirait une famille créatrice de chefs-d'oeuvre aussi splendides et aussi différents. Et ce qui eût ajouté à l'enthousiasme du baron, c'est d'apprendre que les deux fils de Mme de Surgis-le-Duc n'étaient pas seulement de la même mère mais du même père. Les enfants de Jupiter sont dissemblables, mais cela vient de ce qu'il épousa d'abord Métis, dans le destin de qui il était de donner le jour à de sages enfants, puis Thémis, et ensuite Eurynome, et Mnémosyne, et Léto, et en dernier lieu seulement Junon. Mais d'un seul père Mme de Surgis avait fait naître deux fils qui avaient reçu des beautés d'elle, mais des beautés différentes.
J'eus enfin le plaisir que Swann entrât dans cette pièce qui était fort grande, si bien qu'il ne m'aperçut pas d'abord. Plaisir mêlé de tristesse, d'une tristesse que n'éprouvaient peut-être pas les autres invités, mais qui chez eux consistait dans cette espèce de fascination qu'exercent les formes inattendues et singulières d'une mort prochaine, d'une mort qu'on a déjà, comme dit le peuple, sur le visage. Et c'est avec une stupéfaction presque désobligeante, où il entrait de la curiosité indiscrète, de la cruauté, un retour à la fois quiet et soucieux sur soi-même (mélange à la fois de suave mari magno et de memento quia pulvis, eût dit Robert), que tous les regards s'attachèrent à ce visage duquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une lune décroissante, que sauf sous un certain angle, celui sans doute sous lequel Swann se regardait, elles tournaient court comme un décor inconsistant auquel une illusion d'optique peut seule ajouter l'apparence de l'épaisseur. Soit à cause de l'absence de ces joues qui n'étaient plus là pour le diminuer, soit que l'artériosclérose, qui est une intoxication aussi, le rougît comme eût fait l'ivrognerie ou le déformât comme eût fait la morphine, le nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d'un vieil Hébreu que d'un curieux Valois. D'ailleurs peut-être chez lui en ces derniers jours la race faisait-elle reparaître plus accusé le type physique qui la caractérise, en même temps que le sentiment d'une solidarité morale avec les autres juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l'affaire Dreyfus, la propagande antisémite, avaient réveillée. Il y a certains Israélites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquels restent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l'âge du prophète. Certes avec sa figure d'où, sous l'action de la maladie, des segments entiers avaient disparu comme dans un bloc de glace qui fond et dont des pans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne pouvais m'empêcher d'être frappé combien davantage il avait changé par rapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que j'étais bien loin d'être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendre comment j'avais pu l'ensemencer autrefois d'un mystère tel que son apparition dans les Champs-Élysées me faisait battre le coeur au point que j'avais honte de m'approcher de sa pèlerine doublée de soie, qu'à la porte de l'appartement où vivait un tel être, je ne pouvais sonner sans être saisi d'un trouble et d'un effroi infinis ; tout cela avait disparu non seulement de sa demeure mais de sa personne, et l'idée de causer avec lui pouvait m'être agréable ou non, mais n'affectait en quoi que ce fût mon système nerveux.
Et de plus combien il était changé depuis cet après-midi même où je l'avais rencontré – en somme quelques heures auparavant – dans le cabinet du duc de Guermantes ! Avait-il vraiment eu une scène avec le prince et qui l'avait bouleversé ? La supposition n'était pas nécessaire. Les moindres efforts qu'on demande à quelqu'un qui est très malade deviennent vite pour lui un surmenage excessif. Pour peu qu'on l'expose, déjà fatigué, à la chaleur d'une soirée, sa mine se décompose et bleuit comme fait en moins d'un jour une poire trop mûre, ou du lait près de tourner. De plus, la chevelure de Swann était éclaircie par places, et comme disait Mme de Guermantes, avait besoin du fourreur, avait l'air camphrée, et mal camphrée.
J'allais traverser le fumoir et parler à Swann quand malheureusement une main s'abattit sur mon épaule : « Bonjour, mon petit, je suis à Paris pour quarante-huit heures. J'ai passé chez toi, on m'a dit que tu étais ici, de sorte que c'est toi qui vaux à ma tante l'honneur de ma présence à sa fête. » C'était Saint-Loup. Je lui dis combien je trouvais la demeure belle. « Oui, ça fait assez monument historique. Moi, je trouve ça assommant. Ne nous mettons pas près de mon oncle Palamède, sans cela nous allons être happés. Comme Mme Molé (car c'est elle qui tient la corde en ce moment) vient de partir, il est tout désemparé. Il paraît que c'était un vrai spectacle, il ne l'a pas quittée d'un pas, il ne l'a laissée que quand il l'a eu mise en voiture. Je n'en veux pas à mon oncle, seulement je trouve drôle que mon conseil de famille, qui s'est toujours montré si sévère pour moi, soit composé précisément des parents qui ont le plus fait la bombe, à commencer par le plus noceur de tous, mon oncle Charlus, qui est mon subrogé tuteur, qui a eu autant de femmes que don Juan et qui à son âge ne dételle pas. Il a été question à un moment qu'on me nomme un conseil judiciaire. Je pense que quand tous ces vieux marcheurs se réunissaient pour examiner la question et me faisaient venir pour me faire de la morale et me dire que je faisais de la peine à ma mère, ils ne devaient pas pouvoir se regarder sans rire. Tu examineras la composition du conseil, on a l'air d'avoir choisi exprès ceux qui ont le plus retroussé de jupons. » En mettant à part M. de Charlus au sujet duquel l'étonnement de mon ami ne me paraissait pas plus justifié, mais pour d'autres raisons et qui devaient d'ailleurs se modifier plus tard dans mon esprit, Robert avait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de sagesse fussent données à un jeune homme par des parents qui ont fait les fous, ou le font encore.
Quand l'atavisme, les ressemblances familiales seraient seules en cause, il est inévitable que l'oncle qui fait la semonce ait à peu près les mêmes défauts que le neveu qu'on l'a chargé de gronder. L'oncle n'y met d'ailleurs aucune hypocrisie, trompé qu'il est par la faculté qu'ont les hommes de croire à chaque nouvelle circonstance qu'il s'agit « d'autre chose », faculté qui leur permet d'adopter des erreurs artistiques, politiques, etc., sans s'apercevoir que ce sont les mêmes qu'ils ont prises pour des vérités, il y a dix ans, à propos d'une autre école de peinture qu'ils condamnaient, d'une autre affaire politique qu'ils croyaient mériter leur haine, dont ils sont revenus, et qu'ils épousent sans les reconnaître sous un nouveau déguisement. D'ailleurs même si les fautes de l'oncle sont différentes de celles du neveu, l'hérédité peut n'en être pas moins dans une certaine mesure la loi causale, car l'effet ne ressemble pas toujours à la cause, comme la copie à l'original, et même si les fautes de l'oncle sont pires, il peut parfaitement les croire moins graves.
Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances indignées à Robert, qui d'ailleurs ne connaissait pas les goûts véritables de son oncle, à cette époque-là, et même si c'eût encore été celle où le baron flétrissait ses propres goûts, il eût parfaitement pu être sincère en trouvant, du point de vue de l'homme du monde, que Robert était infiniment plus coupable que lui. Robert n'avait-il pas failli, au moment où son oncle avait été chargé de lui faire entendre raison, se faire mettre au ban de son monde ? ne s'en était-il pas fallu de peu qu'il ne fût blackboulé au Jockey ? n'était-il pas un objet de risée par les folles dépenses qu'il faisait pour une femme de la dernière catégorie, par ses amitiés avec des gens, auteurs, acteurs, Juifs, dont pas un n'était du monde, par ses opinions qui ne se différenciaient pas de celles des traîtres, par la douleur qu'il causait à tous les siens ? En quoi cela pouvait-il se comparer, cette vie scandaleuse, à celle de M. de Charlus qui avait su, jusqu'ici, non seulement garder, mais grandir encore sa situation de Guermantes, étant dans la société un être absolument privilégié, recherché, adulé par la société la plus choisie, et qui, marié à une princesse de Bourbon, femme éminente, avait su la rendre heureuse, avait voué à sa mémoire un culte plus fervent, plus exact qu'on n'a l'habitude dans le monde, et avait ainsi été aussi bon mari que bon fils ?
« Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant de maîtresses ? » demandai-je, non certes dans l'intention diabolique de révéler à Robert le secret que j'avais surpris, mais agacé cependant de l'entendre soutenir une erreur avec tant de certitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les épaules en réponse à ce qu'il croyait de ma part de la naïveté. « Mais d'ailleurs, je ne l'en blâme pas, je trouve qu'il a parfaitement raison. » Et il commença à m'esquisser une théorie qui lui eût fait horreur à Balbec (où il ne se contentait pas de flétrir les séducteurs, la mort lui paraissant le seul châtiment proportionné au crime). C'est qu'alors il était encore amoureux et jaloux. Il alla jusqu'à me faire l'éloge des maisons de passe. « Il n'y a que là qu'on trouve chaussure à son pied, ce que nous appelons au régiment son gabarit. » Il n'avait plus pour ce genre d'endroits le dégoût qui l'avait soulevé à Balbec quand j'avais fait allusion à eux, et en l'entendant maintenant, je lui dis que Bloch m'en avait fait connaître, mais Robert me répondit que celle où allait Bloch devait être « extrêmement purée, le paradis du pauvre ». « Ça dépend, après tout : où était-ce ? » Je restai dans le vague, car je me rappelai que c'était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachel que Robert avait tant aimée. « En tous cas, je t'en ferai connaître de bien mieux, où il va des femmes épatantes. » En m'entendant exprimer le désir qu'il me conduisît le plus tôt possible dans celles qu'il connaissait et qui devaient en effet être bien supérieures à la maison que m'avait indiquée Bloch, il témoigna d'un regret sincère de ne le pouvoir pas cette fois puisqu'il repartait le lendemain. « Ce sera pour mon prochain séjour, dit-il. Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d'un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de… je crois d'Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu'il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l'Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu'à voir la petite, on sent que c'est la fille de gens bien (je sentis s'étendre un instant sur la voix de Robert l'ombre du génie des Guermantes qui passa comme un nuage, mais à une grande hauteur et ne s'arrêta pas). Ça m'a tout l'air d'une affaire merveilleuse. Les parents sont toujours malades et ne peuvent s'occuper d'elle. Dame, la petite se désennuie et je compte sur toi pour lui trouver des distractions, à cette enfant ! – Oh ! quand reviendras-tu ? – Je ne sais pas ; si tu ne tiens pas absolument à des duchesses (le titre de duchesse étant pour l'aristocratie le seul qui désigne un rang particulièrement brillant, comme on dirait dans le peuple des princesses), dans un autre genre il y a la première femme de chambre de Mme Putbus. »
À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu pour chercher ses fils. En l'apercevant M. de Charlus alla à elle avec une amabilité dont la marquise fut d'autant plus agréablement surprise que c'est une grande froideur qu'elle attendait du baron, lequel s'était posé de tout temps comme le protecteur d'Oriane et seul de la famille – trop souvent complaisante aux exigences du duc à cause de son héritage et par jalousie à l'égard de la duchesse – tenait impitoyablement à distance les maîtresses de son frère. Aussi Mme de Surgis eût-elle fort bien compris les motifs de l'attitude qu'elle redoutait chez le baron, mais ne soupçonna nullement ceux de l'accueil tout opposé qu'elle reçut de lui. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avait fait d'elle autrefois. Cette admiration s'exalta même jusqu'à un enthousiasme qui, s'il était en partie intéressé pour empêcher la marquise de s'éloigner de lui, pour « l'accrocher », comme Robert disait des armées ennemies dont on veut forcer les effectifs à rester engagés sur un certain point, était peut-être aussi sincère. Car si chacun se plaisait à admirer dans les fils le port de reine et les yeux de Mme de Surgis, le baron pouvait éprouver un plaisir inverse mais aussi vif à retrouver ces charmes réunis en faisceau chez leur mère, comme en un portrait qui n'inspire pas lui-même de désirs, mais nourrit de l'admiration esthétique qu'il inspire, ceux qu'il réveille. Ceux-ci venaient rétrospectivement donner un charme voluptueux au portrait de Jacquet lui-même et en ce moment le baron l'eût volontiers acquis pour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunes Surgis.
« Tu vois que je n'exagérais pas, me dit Robert. Regarde un peu l'empressement de mon oncle auprès de Mme de Surgis. Et même là, cela m'étonne. Si Oriane le savait elle serait furieuse. Franchement il y a assez de femmes sans aller juste se précipiter sur celle-là », ajouta-t-il ; comme tous les gens qui ne sont pas amoureux, il s'imaginait qu'on choisit la personne qu'on aime après mille délibérations et d'après des qualités et convenances diverses. Du reste, tout en se trompant sur son oncle qu'il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa rancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n'est pas toujours impunément le neveu de quelqu'un. C'est très souvent par son intermédiaire qu'une habitude héréditaire est transmise tôt ou tard. On pourrait faire ainsi toute une galerie de portraits, ayant le titre de la comédie allemande Oncle et neveu, où l'on verrait l'oncle veillant jalousement, bien qu'involontairement, à ce que son neveu finisse par lui ressembler. J'ajouterai même que cette galerie serait incomplète si l'on n'y faisait pas figurer les oncles qui n'ont aucune parenté réelle, n'étant que les oncles de la femme du neveu. Les messieurs de Charlus sont en effet tellement persuadés d'être les seuls bons maris, en plus les seuls dont une femme ne soit pas jalouse, que généralement, par affection pour leur nièce, ils lui font épouser aussi un Charlus. Ce qui embrouille l'écheveau des ressemblances. Et à l'affection pour la nièce se joint parfois de l'affection aussi pour son fiancé. De tels mariages ne sont pas rares, et sont souvent ce qu'on appelle heureux.
« De quoi parlions-nous ? Ah ! de cette grande blonde, la femme de chambre de Mme Putbus. Elle aime aussi les femmes, mais je pense que cela t'est égal ; je peux te dire franchement, je n'ai jamais vu créature aussi belle. – Je me l'imagine assez Giorgione ? – Follement Giorgione ! Ah ! si j'avais du temps à passer à Paris, ce qu'il y a de choses magnifiques à faire ! Et puis, on passe à une autre. Car pour l'amour, vois-tu, c'est une bonne blague, j'en suis bien revenu. » Je m'aperçus bientôt, avec surprise, qu'il n'était pas moins revenu de la littérature, alors que c'était seulement des littérateurs qu'il m'avait paru désabusé à notre dernière rencontre (« C'est presque tous fripouille et compagnie », m'avait-il dit), ce qui se pouvait expliquer par sa rancune justifiée à l'endroit de certains amis de Rachel. Ils lui avaient en effet persuadé qu'elle n'aurait jamais de talent si elle laissait Robert, « homme d'une autre race », prendre de l'influence sur elle, et avec elle se moquaient de lui, devant lui, dans les dîners qu'il leur donnait. Mais en réalité l'amour de Robert pour les Lettres n'avait rien de profond, n'émanait pas de sa vraie nature, il n'était qu'un dérivé de son amour pour Rachel, et il s'était effacé avec celui-ci, en même temps que son horreur des gens de plaisir et que son respect religieux pour la vertu des femmes.
« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme s'il ignorait absolument qui ils étaient. « Ce doivent être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il à la fois pour confirmer encore sa feinte innocence, témoigner d'une vague antipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à l'amabilité, prouverait que celle-ci s'adresserait seulement à la qualité de fils de Mme de Surgis, n'ayant commencé que quand le baron avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus, de qui l'insolence était un don de nature qu'il avait joie à exercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui étaient ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis, et se livrer à ses railleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement de son maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.
« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur qu'elle n'aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l'air d'indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l'égard d'un jeune homme n'était pas plus sincère que l'admiration toute superficielle qu'il témoignait à une femme n'exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir indéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu être jalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lançait à un homme qu'il feignait ensuite de n'avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui même dans une soirée ne pouvait s'empêcher d'aller naïvement aux jeunes gens, comme les regards d'un couturier qui décèlent sa profession par la façon immédiate qu'ils ont de s'attacher aux habits.
« Oh ! comme c'est curieux », répondit non sans insolence M. de Charlus, en ayant l'air de faire faire à sa pensée un long trajet pour l'amener à une réalité si différente de celle qu'il feignait d'avoir supposée. « Mais je ne les connais pas », ajouta-t-il, craignant d'être allé un peu loin dans l'expression de l'antipathie et d'avoir paralysé ainsi chez la marquise l'intention de lui faire faire leur connaissance. « Est-ce que vous voudriez me permettre de vous les présenter ? demanda timidement Mme de Surgis. – Mais mon Dieu ! comme vous penserez, moi, je veux bien, je ne suis pas peut-être un personnage bien divertissant pour d'aussi jeunes gens », psalmodia M. de Charlus avec l'air d'hésitation et de froideur de quelqu'un qui se laisse arracher une politesse. « Arnulphe, Victurnien, venez vite », dit Mme de Surgis. Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivit docilement.
« Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C'est à mourir de rire. Jusqu'au chien du logis, il s'efforce de complaire. C'est d'autant plus drôle que mon oncle déteste les gigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c'était moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu'il m'aurait envoyé dinguer. Écoute, il va falloir que j'aille dire bonjour à Oriane. J'ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voir ici tous les gens à qui j'aurais été sans cela mettre des cartes. » « Comme ils ont l'air bien élevés, comme ils ont de jolies manières, était en train de dire M. de Charlus. – Vous trouvez ? » répondait Mme de Surgis, ravie.
Swann m'ayant aperçu s'approcha de Saint-Loup et de moi. La gaieté juive était chez Swann moins fine que les plaisanteries de l'homme du monde. « Bonsoir, nous dit-il. Mon Dieu ! tous trois ensemble, on va croire à une réunion du Syndicat. Pour un peu on va chercher où est la caisse ! » Il ne s'était pas aperçu que M. de Beaucerfeuil était dans son dos et l'entendait. Le général fronça involontairement les sourcils. Nous entendions la voix de M. de Charlus tout près de nous : « Comment ? vous vous appelez Victurnien, comme dans Le Cabinet des Antiques », disait le baron pour prolonger la conversation avec les deux jeunes gens. « De Balzac, oui », répondit l'aîné des Surgis qui n'avait jamais lu une ligne de ce romancier, mais à qui son professeur avait signalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénom avec celui de d'Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils briller et M. de Charlus extasié devant tant de science.
« Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de source tout à fait sûre », dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plus basse pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui les relations républicaines de sa femme devenaient plus intéressantes depuis que l'affaire Dreyfus était le centre de ses préoccupations. « Je vous dis cela parce que je sais que vous marchez à fond avec nous.
— Mais, pas tant que ça ; vous vous trompez complètement, répondit Robert. C'est une affaire mal engagée dans laquelle je regrette bien de m'être fourré. Je n'avais rien à voir là-dedans. Si c'était à recommencer, je m'en tiendrais bien à l'écart. Je suis soldat et avant tout pour l'armée. Si tu restes un moment avec M. Swann, je te retrouverai tout à l'heure, je vais près de ma tante. » Mais je vis que c'était avec Mlle d'Ambresac qu'il allait causer et j'éprouvai du chagrin à la pensée qu'il m'avait menti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quand j'appris qu'il lui avait été présenté une demi-heure avant par Mme de Marsantes, qui désirait ce mariage, les Ambresac étant très riches.
« Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c'est que Balzac. Et cela me fait d'autant plus de plaisir de le rencontrer là où c'est devenu le plus rare, chez un de mes pairs, chez un des nôtres », ajouta-t-il en insistant sur ces mots. Les Guermantes avaient beau faire semblant de trouver tous les hommes pareils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec des gens « nés », et surtout moins bien « nés », qu'ils désiraient et pouvaient flatter, ils n'hésitaient pas à sortir les vieux souvenirs de famille. « Autrefois, reprit le baron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l'intelligence, par le coeur. Or, voilà le premier d'entre nous que je vois sachant ce que c'est que Victurnien d'Esgrignon. J'ai tort de dire le premier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou », ajouta M. de Charlus qui savait que cette double assimilation ne pouvait qu'enivrer la marquise. « D'ailleurs vos fils ont de qui tenir, leur grand-père maternel avait une collection célèbre du XVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vous voulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il au jeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deux Victurnien. »
Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à ce degré de fatigue où le corps d'un malade n'est plus qu'une cornue où s'observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui avaient l'air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d'odeur qui, au lycée, après les « expériences », rend si désagréable de rester dans une classe de « Sciences ». Je lui demandai s'il n'avait pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes et s'il ne voulait pas me raconter ce qu'elle avait été. « Si, me dit-il, mais allez d'abord un moment avec M. de Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici. »
En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgis de quitter cette pièce trop chaude et d'aller s'asseoir un moment avec elle dans une autre, n'avait pas demandé aux deux fils de venir avec leur mère, mais à moi. De cette façon, il se donnait l'air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir aux deux jeunes gens. Il me faisait de plus une politesse facile, Mme de Surgis-le-Duc étant assez mal vue.
Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une baie sans dégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des quolibets du baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissimuler, ou dédaigner ouvertement les mauvais sentiments qu'elle inspirait à M. de Charlus, et surtout montrer qu'elle était intime avec une dame qui causait si familièrement avec lui, dit un bonjour dédaigneusement amical à la célèbre beauté, laquelle lui répondit tout en regardant du coin de l'oeil M. de Charlus avec un sourire moqueur. Mais la baie était si étroite que Mme de Saint-Euverte quand elle voulut, derrière nous, continuer de quêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne put facilement se dégager, moment précieux dont M. de Charlus, désireux de faire briller sa verve insolente aux yeux de la mère des deux jeunes gens, se garda bien de ne pas profiter. Une niaise question que je lui posai sans malice lui fournit l'occasion d'un triomphal couplet dont la pauvre Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous, ne pouvait guère perdre un mot. « Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans le moindre souci qu'on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, si j'allais chez Mme de Saint-Euverte, c'est-à-dire, je pense, si j'avais la colique. Je tâcherais en tous cas de m'en soulager dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si j'ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans le monde, c'est-à-dire pas chez elle. Et pourtant qui plus qu'elle serait intéressante à entendre ? Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et de la Restauration, que d'histoires intimes aussi qui n'avaient certainement rien de “saint”, mais devaient être très “vertes”, si l'on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse ! Ce qui m'empêcherait de l'interroger sur ces époques passionnantes, c'est la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d'un coup : “Oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d'aisances”, c'est simplement la marquise qui dans quelque but d'invitation vient d'ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j'avais le malheur d'aller chez elle, la fosse d'aisances se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser avec jubilation quoiqu'elle ait passé depuis longtemps la date de son jubilé, à ce stupide vers dit “déliquescent” : Ah ! verte, combien verte était mon âme ce jour-là… Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l'infatigable marcheuse donne des “gardenparties”, moi j'appellerais ça “des invites à se promener dans les égouts”. Est-ce que vous allez vous crotter là ? » demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée. Car voulant feindre de n'y pas aller vis-à-vis du baron, et sachant qu'elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt que de manquer la matinée Saint-Euverte, elle s'en tira par une moyenne, c'est-à-dire l'incertitude. Cette incertitude prit une forme si bêtement dilettante et si mesquinement couturière, que M. de Charlus, ne craignant pas d'offenser Mme de Surgis à laquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour lui montrer que « ça ne prenait pas ».
« J'admire toujours les gens qui font des projets, dit-elle ; je me décommande souvent au dernier moment. Il y a une question de robe d'été qui peut changer les choses. J'agirai sous l'inspiration du moment. »
Pour ma part j'étais indigné de l'abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. J'aurais voulu combler de biens la donneuse de garden-parties. Malheureusement dans le monde, comme dans le monde politique, les victimes sont si lâches qu'on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bourreaux. Mme de Saint-Euverte qui avait réussi à se dégager de la baie dont nous barrions l'entrée, frôla involontairement le baron en passant, et, par un réflexe de snobisme qui annihilait chez elle toute colère, peut-être même dans l'espoir d'une entrée en matière d'un genre dont ce ne devait pas être le premier essai : « Oh ! pardon, monsieur de Charlus, j'espère que je ne vous ai pas fait mal », s'écria-t-elle comme si elle s'agenouillait devant son maître. Celui-ci ne daigna répondre autrement que par un large rire ironique et concéda seulement un « bonsoir », qui, comme s'il s'apercevait seulement de la présence de la marquise une fois qu'elle l'avait salué la première, était une insulte de plus. Enfin, avec une platitude suprême dont je souffris pour elle, Mme de Saint-Euverte s'approcha de moi et, m'ayant pris à l'écart, me dit à l'oreille : « Mais, qu'ai-je fait à M. de Charlus ? On prétend qu'il ne me trouve pas assez chic pour lui », dit-elle, en riant à gorge déployée. Je restai sérieux. D'une part, je trouvais stupide qu'elle eût l'air de croire ou de vouloir faire croire que personne n'était, en effet, aussi chic qu'elle. D'autre part, les gens qui rient si fort de ce qu'ils disent, et qui n'est pas drôle, nous dispensent par là, en prenant à leur charge l'hilarité, d'y participer.
« D'autres assurent qu'il est froissé que je ne l'invite pas. Mais il ne m'encourage pas beaucoup. Il a l'air de me bouder (l'expression me parut faible). Tâchez de le savoir et venez me le dire demain. Et s'il a des remords et veut vous accompagner, amenez-le. À tout péché miséricorde. Cela me ferait même assez plaisir, à cause de Mme de Surgis que cela ennuierait. Je vous laisse carte blanche. Vous avez le flair le plus fin de toutes ces choses-là et je ne veux pas avoir l'air de quémander des invités. En tous cas, sur vous, je compte absolument. »
Je songeai que Swann devait se fatiguer à m'attendre. Je ne voulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause d'Albertine, et, prenant congé de Mme de Surgis et de M. de Charlus, j'allai retrouver mon malade dans la salle de jeux. Je lui demandai si ce qu'il avait dit au prince dans leur entretien au jardin était bien ce que M. de Bréauté (que je ne lui nommai pas) nous avait rendu et qui était relatif à un petit acte de Bergotte. Il éclata de rire : « Il n'y a pas un mot de vrai, pas un seul, c'est entièrement inventé et aurait été absolument stupide. Vraiment c'est inouï, cette génération spontanée de l'erreur. Je ne vous demande pas qui vous a dit cela, mais ce serait vraiment curieux dans un cadre aussi délimité que celui-ci de remonter de proche en proche pour savoir comment cela s'est formé. Du reste, comment cela peut-il intéresser les gens, ce que le prince m'a dit ? Les gens sont bien curieux. Moi, je n'ai jamais été curieux, sauf quand j'ai été amoureux et quand j'ai été jaloux. Et pour ce que cela m'a appris ! Êtes-vous jaloux ? » Je dis à Swann que je n'avais jamais éprouvé de jalousie, que je ne savais même pas ce que c'était. « Hé bien ! je vous en félicite. Quand on l'est peu, cela n'est pas tout à fait désagréable à deux points de vue. D'une part, parce que cela permet aux gens qui ne sont pas curieux de s'intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d'une autre. Et puis, parce que cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais cela, ce n'est que dans les tout premiers débuts du mal ou quand la guérison est presque complète. Dans l'intervalle, c'est le plus affreux des supplices. Du reste, même les deux douceurs dont je vous parle, je dois vous dire que je les ai peu connues : la première, par la faute de ma nature qui n'est pas capable de réflexions très prolongées ; la seconde, à cause des circonstances, par la faute de la femme, je veux dire des femmes, dont j'ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même quand on ne tient plus aux choses, il n'est pas absolument indifférent d'y avoir tenu, parce que c'était toujours pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, nous sentons qu'il n'est qu'en nous ; c'est en nous qu'il faut rentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c'est que j'ai beaucoup aimé la vie et que j'ai beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi que j'ai eus, me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m'ouvre à moi-même mon coeur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d'amours que les autres n'auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu'aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter tout cela. Mais venons à l'entretien avec le prince, je ne le raconterai qu'à une seule personne, et cette personne, cela va être vous. » J'étais gêné pour l'entendre par la conversation que, tout près de nous, M. de Charlus, revenu dans la salle de jeux, prolongeait indéfiniment. « Et vous lisez vous aussi ? Qu'est-ce que vous faites ? » demanda-t-il au comte Arnulphe qui ne connaissait même pas le nom de Balzac. Mais sa myopie, comme il voyait tout très petit, lui donnait l'air de voir de très loin, de sorte que, rare poésie en un sculptural dieu grec, dans ses prunelles s'inscrivaient comme de distantes et mystérieuses étoiles. « Si nous allions faire quelques pas dans le jardin, Monsieur », dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe, avec une voix zézayante qui semblait indiquer que son développement, au moins mental, n'était pas complet, répondait à M. de Charlus avec une précision complaisante et naïve : « Oh ! moi, c'est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à pied, surtout le polo. » Telle Minerve, s'étant subdivisée, avait cessé, dans certaine cité, d'être la déesse de la Sagesse et avait incarné une part d'elle-même en une divinité purement sportive, hippique, « Athénè Hippia ». Et il allait aussi à Saint-Moritz faire du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente les hauts sommets et rattrape les cavaliers. « Ah ! » répondit M. de Charlus avec le sourire transcendant de l'intellectuel qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu'il se moque, mais qui, d'ailleurs, se sent si supérieur aux autres et méprise tellement l'intelligence de ceux qui sont le moins bêtes, qu'il les différencie à peine de ceux qui le sont le plus, du moment qu'ils peuvent lui être agréables d'une autre façon. En parlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait qu'il lui conférait par là même une supériorité que tout le monde devait envier et reconnaître. « Non, me répondit Swann, je suis trop fatigué pour marcher, asseyons-nous plutôt dans un coin, je ne tiens plus debout. » C'était vrai, et pourtant, commencer à causer lui avait déjà rendu une certaine vivacité. C'est que dans la fatigue la plus réelle il y a, surtout chez les gens nerveux, une part qui dépend de l'attention et qui ne se conserve que par la mémoire. On est subitement las dès qu'on craint de l'être, et pour se remettre de sa fatigue, il suffit de l'oublier. Certes, Swann n'était pas tout à fait de ces infatigables épuisés qui, arrivés défaits, flétris, ne se soutenant plus, se raniment dans la conversation comme une fleur dans l'eau et peuvent pendant des heures puiser dans leurs propres paroles des forces qu'ils ne transmettent malheureusement pas à ceux qui les écoutent et qui paraissent de plus en plus abattus au fur et à mesure que le parleur se sent plus réveillé. Mais Swann appartenait à cette forte race juive, à l'énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individus eux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladies particulières, comme elle l'est, elle-même, par la persécution, ils se débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent se prolonger au-delà de tout terme vraisemblable, quand déjà on ne voit plus qu'une barbe de prophète surmontée d'un nez immense qui se dilate pour aspirer les derniers souffles, avant l'heure des prières rituelles et que commence le défilé ponctuel des parents éloignés s'avançant avec des mouvements mécaniques, comme sur une frise assyrienne.
Nous allâmes nous asseoir, mais avant de s'éloigner du groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis et leur mère, Swann ne put s'empêcher d'attacher sur le corsage de celle-ci de longs regards de connaisseur dilatés et concupiscents. Il mit son monocle pour mieux apercevoir, et tout en me parlant, de temps à autre il jetait un regard vers la direction de cette dame. « Voici mot pour mot, me dit-il quand nous fûmes assis, ma conversation avec le prince, et si vous vous rappelez ce que je vous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous choisis pour confident. Et puis aussi, pour une autre raison que vous saurez un jour. “Mon cher Swann, m'a dit le prince de Guermantes, vous m'excuserez si j'ai paru vous éviter depuis quelque temps. (Je ne m'en étais nullement aperçu, étant malade et fuyant moi-même tout le monde.) D'abord, j'avais entendu dire, et je prévoyais bien, que vous aviez dans la malheureuse affaire qui divise le pays, des opinions entièrement opposées aux miennes. Or, il m'eût été excessivement pénible que vous les professiez devant moi. Ma nervosité était si grande que la princesse ayant entendu, il y a deux ans, son beau-frère, le grand-duc de Hesse, dire que Dreyfus était innocent, elle ne s'était pas contentée de relever le propos avec vivacité, mais ne me l'avait pas répété pour ne pas me contrarier. Presque à la même époque, le prince royal de Suède était venu à Paris, et ayant probablement entendu dire que l'impératrice Eugénie était dreyfusiste, avait confondu avec la princesse (étrange confusion, vous l'avouerez, entre une femme du rang de ma femme et une Espagnole, beaucoup moins bien née qu'on ne dit, et mariée à un simple Bonaparte) et lui avait dit : ‘Princesse, je suis doublement heureux de vous voir, car je sais que vous avez les mêmes idées que moi sur l'affaire Dreyfus, ce qui ne m'étonne pas puisque Votre Altesse est bavaroise.' Ce qui avait attiré au prince cette réponse : ‘Monseigneur, je ne suis plus qu'une princesse française, et je pense comme tous mes compatriotes.' Or, mon cher Swann, il y a environ un an et demi, une conversation que j'eus avec le général de Beaucerfeuil me donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de graves illégalités avaient été commises dans la conduite du procès.” »
Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu'on entendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui (sans se soucier de nous, d'ailleurs) passait en reconduisant Mme de Surgis et s'arrêta pour tâcher de la retenir encore, soit à cause de ses fils, ou de ce désir qu'avaient les Guermantes de ne pas voir finir la minute actuelle, lequel les plongeait dans une sorte d'anxieuse inertie. Swann m'apprit à ce propos, un peu plus tard, quelque chose qui ôta pour moi au nom de Surgis-le-Duc toute la poésie que je lui avais trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait une beaucoup plus grande situation mondaine, de beaucoup plus belles alliances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivait dans ses terres. Mais le mot qui terminait le titre, « le Duc », n'avait nullement l'origine que je lui prêtais et qui m'avait fait le rapprocher, dans mon imagination, de Bourg-l'Abbé, Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait épousé, pendant la Restauration, la fille d'un richissime industriel, M. Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d'un fabricant de produits chimiques, l'homme le plus riche de son temps, et qui était pair de France. Le roi Charles X avait créé pour l'enfant issu de ce mariage, le marquisat de Surgis-le-Duc, le marquisat de Surgis existant déjà dans la famille. L'adjonction du nom bourgeois n'avait pas empêché cette branche de s'allier, à cause de l'énorme fortune, aux premières familles du royaume. Et la marquise actuelle de Surgis-le-Duc, d'une grande naissance, aurait pu avoir une situation de premier ordre. Un démon de perversité l'avait poussée, dédaignant la situation toute faite, à s'enfuir de la maison conjugale, à vivre de la façon la plus scandaleuse. Puis, le monde dédaigné par elle à vingt ans, quand il était à ses pieds, lui avait cruellement manqué à trente, quand, depuis dix ans, personne, sauf de rares amies fidèles, ne la saluait plus, et elle avait entrepris de reconquérir laborieusement pièce par pièce ce qu'elle possédait en naissant (aller et retour qui ne sont pas rares).
Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis par elle, et qui l'avaient reniée à leur tour, elle s'excusait de la joie qu'elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs d'enfance qu'elle pourrait évoquer avec eux. Et en disant cela, pour dissimuler son snobisme, elle mentait peut-être moins qu'elle ne croyait. « Basin, c'est toute ma jeunesse ! » disait-elle le jour où il lui était revenu. Et, en effet, c'était un peu vrai. Mais elle avait mal calculé en le choisissant comme amant. Car toutes les amies de la duchesse de Guermantes allaient prendre parti pour elle et ainsi Mme de Surgis descendrait pour la deuxième fois cette pente qu'elle avait eu tant de peine à remonter. « Hé bien ! » était en train de lui dire M. de Charlus, qui tenait à prolonger l'entretien, « vous mettrez mes hommages au pied du beau portrait. Comment va-t-il ? Que devient-il ? – Mais, répondit Mme de Surgis, vous savez que je ne l'ai plus : mon mari n'en a pas été content. – Pas content ! d'un des chefs-d'oeuvre de notre époque, égal à la duchesse de Châteauroux de Nattier et qui du reste ne prétendait pas à fixer une moins majestueuse et meurtrière déesse ! Oh ! le petit col bleu ! C'est-à-dire que jamais Ver Meer n'a peint une étoffe avec plus de maîtrise, ne le disons pas trop haut pour que Swann ne s'attaque pas à nous dans l'intention de venger son peintre favori, le maître de Delft. » La marquise se retournant adressa un sourire et tendit la main à Swann qui s'était soulevé pour la saluer. Mais presque sans dissimulation, qu'une vie déjà avancée lui en eût ôté soit la volonté morale, par l'indifférence à l'opinion, soit le pouvoir physique, par l'exaltation du désir et l'affaiblissement des ressorts qui aident à le cacher, dès que Swann eut, en serrant la main de la marquise, vu sa gorge de tout près et de haut, il plongea un regard attentif, sérieux, absorbé, presque soucieux, dans les profondeurs du corsage, et ses narines, que le parfum de la femme grisait, palpitèrent comme un papillon prêt à aller se poser sur la fleur entrevue. Brusquement il s'arracha au vertige qui l'avait saisi, et Mme de Surgis elle-même, quoique gênée, étouffa une respiration profonde, tant le désir est parfois contagieux. « Le peintre s'est froissé, dit-elle à M. de Charlus, et l'a repris. On avait dit qu'il était maintenant chez Diane de Saint-Euverte. – Je ne croirai jamais, répliqua le baron, qu'un chef-d'oeuvre ait si mauvais goût. »
« Il lui parle de son portrait. Moi, je lui en parlerais aussi bien que Charlus, de ce portrait, me dit Swann, affectant un ton traînard et voyou et suivant des yeux le couple qui s'éloignait. Et cela me ferait sûrement plus de plaisir qu'à Charlus », ajouta-t-il. Je lui demandai si ce qu'on disait de M. de Charlus était vrai, en quoi je mentais doublement, car si je ne savais pas qu'on eût jamais rien dit, en revanche je savais fort bien depuis tantôt que ce que je voulais dire était vrai. Swann haussa les épaules, comme si j'avais proféré une absurdité. « C'est-à-dire que c'est un ami délicieux. Mais ai-je besoin d'ajouter que c'est purement platonique. Il est plus sentimental que d'autres, voilà tout ; d'autre part, comme il ne va jamais très loin avec les femmes, cela a donné une espèce de crédit aux bruits insensés dont vous voulez parler. Charlus aime peut-être beaucoup ses amis, mais tenez pour assuré que cela ne s'est jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son coeur. Enfin, nous allons peut-être avoir deux secondes de tranquillité. Donc, le prince de Guermantes continua : “Je vous avouerai que cette idée d'une illégalité possible dans la conduite du procès m'était extrêmement pénible à cause du culte que vous savez que j'ai pour l'armée ; j'en reparlai avec le général, et je n'eus plus, hélas ! aucun doute à cet égard. Je vous dirai franchement que dans tout cela, l'idée qu'un innocent pourrait subir la plus infamante des peines ne m'avait même pas effleuré. Mais tourmenté par cette idée d'illégalité, je me mis à étudier ce que je n'avais pas voulu lire, et voici que des doutes, cette fois non plus seulement sur l'illégalité mais sur l'innocence, vinrent me hanter. Je ne crus pas en devoir parler à la princesse. Dieu sait qu'elle est devenue aussi française que moi. Malgré tout, du jour où je l'ai épousée, j'eus tant de coquetterie à lui montrer dans toute sa beauté notre France, et ce que pour moi elle a de plus splendide, son armée, qu'il m'était trop cruel de lui faire part de mes soupçons qui n'atteignaient, il est vrai, que quelques officiers. Mais je suis d'une famille de militaires, je ne voulais pas croire que des officiers pussent se tromper. J'en reparlai encore à Beaucerfeuil, il m'avoua que des machinations coupables avaient été ourdies, que le bordereau n'était peut-être pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C'était la pièce Henry. Et quelques jours après, on apprenait que c'était un faux. Dès lors, en cachette de la princesse je me mis à lire tous les jours Le Siècle, L'Aurore ; bientôt je n'eus plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Je m'ouvris de mes souffrances morales à notre ami, l'abbé Poiré, chez qui je rencontrai avec étonnement la même conviction, et je fis dire par lui des messes à l'intention de Dreyfus, de sa malheureuse femme et de ses enfants. Sur ces entrefaites, un matin que j'allais chez la princesse, je vis sa femme de chambre qui cachait quelque chose qu'elle avait dans la main. Je lui demandai en riant ce que c'était, elle rougit et ne voulut pas me le dire. J'avais la plus grande confiance dans ma femme, mais cet incident me troubla fort (et sans doute aussi la princesse à qui sa camériste avait dû le raconter), car ma chère Marie me parla à peine pendant le déjeuner qui suivit. Je demandai ce jour-là à l'abbé Poiré s'il pourrait dire le lendemain ma messe pour Dreyfus.” Allons, bon ! » s'écria Swann à mi-voix en s'interrompant. Je levai la tête et vis le duc de Guermantes qui venait à nous. « Pardon de vous déranger mes enfants. Mon petit, dit-il en s'adressant à moi, je suis délégué auprès de vous par Oriane. Marie et Gilbert lui ont demandé de rester à souper à leur table avec cinq ou six personnes seulement : la princesse de Hesse, Mme de Ligne, Mme de Tarente, Mme de Chevreuse, la duchesse d'Arenberg. Malheureusement, nous ne pouvons pas rester, parce que nous allons à une espèce de petite redoute. » J'écoutais, mais chaque fois que nous avons quelque chose à faire à un moment déterminé, nous chargeons en nous-même un certain personnage habitué à ce genre de besogne de surveiller l'heure et de nous avertir à temps. Ce serviteur interne me rappela, comme je l'en avais prié il y a quelques heures, qu'Albertine, en ce moment bien loin de ma pensée, devait venir chez moi aussitôt après le théâtre. Aussi, je refusai le souper. Ce n'est pas que je ne me plusse chez la princesse de Guermantes. Ainsi les hommes peuvent avoir plusieurs sortes de plaisirs. Le véritable est celui pour lequel ils quittent l'autre. Mais ce dernier, s'il est apparent, ou même seul apparent, peut donner le change sur le premier, rassure ou dépiste les jaloux, égare le jugement du monde. Et pourtant, il suffirait pour que nous le sacrifiions à l'autre d'un peu de bonheur ou d'un peu de souffrance. Parfois un troisième ordre de plaisirs plus graves, mais plus essentiels, n'existe pas encore pour nous chez qui sa virtualité ne se traduit qu'en éveillant des regrets, des découragements. Et c'est à ces plaisirs-là pourtant que nous nous donnerons plus tard. Pour en donner un exemple tout à fait secondaire, un militaire en temps de paix sacrifiera la vie mondaine à l'amour, mais la guerre déclarée (et sans qu'il soit même besoin de faire intervenir l'idée d'un devoir patriotique), l'amour à la passion, plus forte que l'amour, de se battre. Swann avait beau dire qu'il était heureux de me raconter son histoire, je sentais bien que sa conversation avec moi, à cause de l'heure tardive, et parce qu'il était trop souffrant, était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu'ils se tuent par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celui qu'ont de la folle dépense qu'ils viennent encore de faire, les prodigues qui ne pourront pourtant pas s'empêcher le lendemain de jeter l'argent par les fenêtres. À partir d'un certain degré d'affaiblissement, qu'il soit causé par l'âge ou par la maladie, tout plaisir pris aux dépens du sommeil, en dehors des habitudes, tout dérèglement, devient un ennui. Le causeur continue à parler par politesse, par excitation, mais il sait que l'heure où il aurait pu encore s'endormir est déjà passée, et il sait aussi les reproches qu'il s'adressera au cours de l'insomnie et de la fatigue qui vont suivre. Déjà d'ailleurs, même le plaisir momentané a pris fin, le corps et l'esprit sont trop démeublés de leurs forces pour accueillir agréablement ce qui paraît un divertissement à votre interlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un jour de départ ou de déménagement, où ce sont des corvées que les visites que l'on reçoit assis sur des malles, les yeux fixés sur la pendule. « Enfin seuls, me dit-il ; je ne sais plus où j'en suis. N'est-ce pas, je vous ai dit que le prince avait demandé à l'abbé Poiré s'il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus. “Non, me répondit l'abbé” (je vous dis me, me dit Swann, parce que c'est le prince qui me parle, vous comprenez ?) “car j'ai une autre messe qu'on m'a chargé de dire également ce matin pour lui. – Comment, lui dis-je, il y a un autre catholique que moi qui est convaincu de son innocence ? – Il faut le croire. – Mais la conviction de cet autre partisan doit être moins ancienne que la mienne. – Pourtant, ce partisan me faisait déjà dire des messes quand vous croyiez encore Dreyfus coupable. – Ah ! je vois bien que ce n'est pas quelqu'un de notre milieu. – Au contraire ! – Vraiment, il y a parmi nous des dreyfusistes ? Vous m'intriguez ; j'aimerais m'épancher avec lui, si je le connais, cet oiseau rare. – Vous le connaissez. – Il s'appelle ? – La princesse de Guermantes”. Pendant que je craignais de froisser les opinions nationalises, la foi française de ma chère femme, elle, avait eu peur d'alarmer mes opinions religieuses, mes sentiments patriotiques. Mais de son côté, elle pensait comme moi, quoique depuis plus longtemps que moi. Et ce que sa femme de chambre cachait en entrant dans sa chambre, ce qu'elle allait lui acheter tous les jours, c'était L'Aurore. Mon cher Swann, dès ce moment je pensai au plaisir que je vous ferais en vous disant combien mes idées étaient sur ce point parentes des vôtres ; pardonnez-moi de ne l'avoir pas fait plus tôt. Si vous vous reportez au silence que j'avais gardé vis-à-vis de la princesse, vous ne serez pas étonné que penser comme vous m'eût alors encore plus écarté de vous que penser autrement que vous. Car ce sujet m'était infiniment pénible à aborder. Plus je crois qu'une erreur, que même des crimes ont été commis, plus je saigne dans mon amour de l'armée. J'aurais pensé que des opinions semblables aux miennes étaient loin de vous inspirer la même douleur, quand on m'a dit l'autre jour que vous réprouviez avec force les injures à l'armée et que les dreyfusistes acceptassent de s'allier à ses insulteurs. Cela m'a décidé, j'avoue qu'il m'a été cruel de vous confesser ce que je pense de certains officiers, peu nombreux heureusement, mais c'est un soulagement pour moi de ne plus avoir à me tenir loin de vous et surtout que vous sentiez bien que si j'avais pu être dans d'autres sentiments, c'est que je n'avais pas un doute sur le bien-fondé du jugement rendu. Dès que j'en eus un, je ne pouvais plus désirer qu'une chose, la réparation de l'erreur.” Je vous avoue que ces paroles du prince de Guermantes m'ont profondément ému. Si vous le connaissiez comme moi, si vous saviez d'où il a fallu qu'il revienne pour en arriver là, vous auriez de l'admiration pour lui, et il en mérite. D'ailleurs, son opinion ne m'étonne pas, c'est une nature si droite ! » Swann oubliait que dans l'après-midi, il m'avait dit au contraire que les opinions en cette affaire Dreyfus étaient commandées par l'atavisme. Tout au plus avait-il fait exception pour l'intelligence, parce que chez Saint-Loup elle était arrivée à vaincre l'atavisme et à faire de lui un dreyfusard. Or, il venait de voir que cette victoire avait été de courte durée et que Saint-Loup avait passé dans l'autre camp. C'était donc maintenant à la droiture du coeur qu'il donnait le rôle dévolu tantôt à l'intelligence. En réalité, nous découvrons toujours après coup que nos adversaires avaient une raison d'être du parti où ils sont et qui ne tient pas à ce qu'il peut y avoir de juste dans ce parti, et que ceux qui pensent comme nous, c'est que l'intelligence, si leur nature morale est trop basse pour être invoquée, ou leur droiture, si leur pénétration est faible, les y a contraints.
Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guermantes, et mon camarade Bloch qu'il avait tenu à l'écart jusque-là, et qu'il invita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup Bloch en lui disant que le prince de Guermantes était dreyfusard. « Il faudrait lui demander de signer nos listes pour Picquart ; avec un nom comme le sien, cela ferait un effet formidable. » Mais Swann, mêlant à son ardente conviction d'Israélite la modération diplomatique du mondain, dont il avait trop pris les habitudes pour pouvoir si tardivement s'en défaire, refusa d'autoriser Bloch à envoyer au prince, même comme spontanément, une circulaire à signer. « Il ne peut pas faire cela, il ne faut pas demander l'impossible, répétait Swann. Voilà un homme charmant qui a fait des milliers de lieues pour venir jusqu'à nous. Il peut nous être très utile. S'il signait votre liste, il se compromettrait simplement auprès des siens, serait châtié à cause de nous, peut-être se repentirait-il de ses confidences et n'en ferait-il plus. » Bien plus, Swann refusa son propre nom. Il le trouvait trop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet. Et puis, s'il approuvait tout ce qui touchait à la révision, il ne voulait être mêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu'il n'avait jamais fait jusque-là, la décoration qu'il avait gagnée comme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament un codicille pour demander que, contrairement à ses dispositions précédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son grade de chevalier de la Légion d'honneur. Ce qui assembla autour de l'église de Combray tout un escadron de ces cavaliers sur l'avenir desquels pleurait autrefois Françoise, quand elle envisageait la perspective d'une guerre. Bref Swann refusa de signer la circulaire de Bloch de sorte que s'il passait pour un dreyfusard enragé aux yeux de beaucoup, mon camarade le trouva tiède, infecté de nationalisme, et cocardier.
Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas être obligé de faire des adieux dans cette salle où il avait trop d'amis, mais il me dit : « Vous devriez venir voir votre amie Gilberte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne la reconnaîtriez pas. Elle serait si heureuse ! » Je n'aimais plus Gilberte. Elle était pour moi comme une morte qu'on a longtemps pleurée, puis l'oubli est venu, et si elle ressuscitait, elle ne pourrait plus s'insérer dans une vie qui n'est plus faite pour elle. Je n'avais plus envie de la voir, ni même cette envie de lui montrer que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour, quand je l'aimais, je me promettais de lui témoigner quand je ne l'aimerais plus.
Aussi, ne cherchant plus qu'à me donner, vis-à-vis de Gilberte, l'air d'avoir désiré de tout mon coeur la retrouver, et d'en avoir été empêché par des circonstances dites « indépendantes de ma volonté » et qui ne se produisent en effet, au moins avec une certaine suite, que quand la volonté ne les contrecarre pas, bien loin d'accueillir avec réserve l'invitation de Swann, je ne le quittai pas qu'il ne m'eût promis d'expliquer en détail à sa fille les contretemps qui m'avaient privé, et me priveraient encore d'aller la voir. « Du reste, je vais lui écrire tout à l'heure en rentrant, ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c'est une lettre de menaces, car dans un mois ou deux, je serai tout à fait libre, et alors qu'elle tremble, car je serai chez vous aussi souvent même qu'autrefois. »
Avant de laisser Swann, je lui dis un mot de sa santé. « Non, ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il. D'ailleurs comme je vous le disais, je suis assez fatigué et accepte d'avance avec résignation ce qui peut arriver. Seulement, j'avoue que ce serait bien agaçant de mourir avant la fin de l'affaire Dreyfus. Toutes ces canailles-là ont plus d'un tour dans leur sac. Je ne doute pas qu'ils soient finalement vaincus, mais enfin ils sont très puissants, ils ont des appuis partout. Dans le moment où ça va le mieux, tout craque. Je voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart colonel. »
Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon où se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle je ne savais pas alors que je dusse être un jour si lié. La passion qu'elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d'abord à moi. Je remarquai seulement que le baron, à partir d'une certaine époque et sans être pris contre la princesse de Guermantes d'aucune de ces inimitiés qui chez lui n'étonnaient pas, tout en continuant à avoir pour elle autant, plus d'affection peut-être encore, paraissait mécontent et agacé chaque fois qu'on lui parlait d'elle. Il ne donnait plus jamais son nom dans la liste des personnes avec qui il désirait dîner.
Il est vrai qu'avant cela, j'avais entendu un homme du monde très méchant dire que la princesse était tout à fait changée, qu'elle était amoureuse de M. de Charlus, mais cette médisance m'avait paru absurde et m'avait indigné. J'avais bien remarqué avec étonnement que quand je racontais quelque chose qui me concernait, si au milieu intervenait M. de Charlus, l'attention de la princesse se mettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d'un malade qui, nous entendant parler de nous, par conséquent d'une façon distraite et nonchalante, reconnaît tout d'un coup qu'un nom est celui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l'intéresse et le réjouit. Telle, si je lui disais : « Justement M. de Charlus me racontait… », la princesse reprenait en mains les rênes détendues de son attention. Et une fois ayant dit devant elle que M. de Charlus avait en ce moment un assez vif sentiment pour une certaine personne, je vis avec étonnement s'insérer dans les yeux de la princesse ce trait différent et momentané qui trace dans les prunelles comme le sillon d'une fêlure et qui provient d'une pensée que nos paroles à leur insu ont agitée en l'être à qui nous parlons, pensée secrète qui ne se traduira pas par des mots, mais qui montera des profondeurs remuées par nous, à la surface un instant altérée du regard. Mais si mes paroles avaient ému la princesse, je n'avais pas soupçonné de quelle façon.
D'ailleurs, peu de temps après, elle commença à me parler de M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion aux bruits que de rares personnes faisaient courir sur le baron, c'était seulement comme à d'absurdes et infâmes inventions. Mais d'autre part, elle disait : « Je trouve qu'une femme qui s'éprendrait d'un homme de l'immense valeur de Palamède devrait avoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement, pour l'accepter et le comprendre en bloc, tel qu'il est, pour respecter sa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanir les difficultés et à le consoler de ses peines. » Or, par ces propos pourtant si vagues, la princesse de Guermantes révélait ce qu'elle cherchait à magnifier, de la même façon que faisait parfois M. de Charlus lui-même. N'ai-je pas entendu à plusieurs reprises ce dernier dire à des gens qui jusque-là étaient incertains si on le calomniait ou non : « Moi, qui ai eu bien des hauts et bien des bas dans ma vie, qui ai connu toute espèce de gens, aussi bien des voleurs que des rois, et même je dois dire, avec une légère préférence pour les voleurs, qui ai poursuivi la beauté sous toutes ses formes, etc., », et par ces paroles qu'il croyait habiles, et en démentant des bruits dont on ne soupçonnait pas qu'ils eussent couru (ou pour faire à la vérité, par goût, par mesure, par souci de la vraisemblance une part qu'il était seul à juger minime), il ôtait leurs derniers doutes sur lui aux uns, inspirait leurs premiers à ceux qui n'en avaient pas encore. Car le plus dangereux de tous les recels, c'est celui de la faute elle-même dans l'esprit du coupable. La connaissance permanente qu'il a d'elle l'empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et en revanche de se rendre compte à quel degré de vérité commence pour les autres, dans des paroles qu'il croit innocentes, l'aveu. Et d'ailleurs il aurait eu de toute façon bien tort de chercher à le taire, car il n'y a pas de vices qui ne trouvent dans le grand monde des appuis complaisants et l'on a vu bouleverser l'aménagement d'un château pour faire coucher une soeur près de sa soeur dès qu'on eut appris qu'elle ne l'aimait pas qu'en soeur. Mais ce qui me révéla tout d'un coup l'amour de la princesse, ce fut un fait particulier et sur lequel je n'insisterai pas ici, car il fait partie du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une reine plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit fer pour un contrôleur d'omnibus devant lequel il se trouva prodigieusement intimidé. Cependant, pour en finir avec l'amour de la princesse, disons quel rien m'ouvrit les yeux. J'étais ce jour-là, seul en voiture avec elle. Au moment où nous passions devant une poste, elle fit arrêter. Elle n'avait pas emmené de valet de pied. Elle sortit à demi une lettre de son manchon et commença le mouvement de descendre pour la mettre dans la boîte. Je voulus l'arrêter, elle se débattit légèrement, et déjà nous nous rendions compte l'un et l'autre que notre premier geste avait été, le sien compromettant en ayant l'air de protéger un secret, le mien indiscret en m'opposant à cette protection. Ce fut elle qui se ressaisit le plus vite. Devenant subitement très rouge, elle me donna la lettre, je n'osai plus ne pas la prendre, mais en la mettant dans la boîte, je vis, sans le vouloir, qu'elle était adressée à M. de Charlus.
Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez la princesse de Guermantes, j'allai lui dire adieu, car son cousin et sa cousine me ramenaient et étaient fort pressés. M. de Guermantes voulait cependant dire au revoir à son frère. Mme de Surgis ayant eu le temps, dans une porte, de dire au duc que M. de Charlus avait été charmant pour elle et pour ses fils, cette grande gentillesse de son frère et la première que celui-ci eût eue dans cet ordre d'idées, toucha profondément Basin et réveilla chez lui des sentiments de famille qui ne s'endormaient jamais longtemps. Au moment où nous disions adieu à la princesse, il tint, sans dire expressément ses remerciements à M. de Charlus, à lui exprimer sa tendresse, soit qu'il eût en effet peine à la contenir, soit pour que le baron se souvînt que le genre d'action qu'il avait eu ce soir ne passait pas inaperçu aux yeux d'un frère, de même que dans le but de créer pour l'avenir des associations de souvenirs salutaires, on donne du sucre à un chien qui a fait le beau. « Hé bien ! petit frère », dit le duc en arrêtant M. de Charlus et en le prenant tendrement sous le bras, « voilà comment on passe devant son aîné sans même un petit bonjour. Je ne te vois plus, Mémé, et tu ne sais pas comme cela me manque. En cherchant de vieilles lettres j'en ai justement retrouvé de la pauvre maman qui sont toutes si tendres pour toi. – Merci, Basin », répondit M. de Charlus d'une voix altérée car il ne pouvait jamais parler sans émotion de leur mère. « Tu devrais te décider à me laisser t'installer un pavillon à Guermantes », reprit le duc. « C'est gentil de voir les deux frères si tendres l'un avec l'autre, dit la princesse à Oriane. – Ah ! çà, je ne crois pas qu'on puisse trouver beaucoup de frères comme cela. Je vous inviterai avec lui, me promit-elle. Vous n'êtes pas mal avec lui ?… Mais qu'est-ce qu'ils peuvent avoir à se dire ? », ajouta-t-elle d'un ton inquiet, car elle entendait imparfaitement leurs paroles. Elle avait toujours eu une certaine jalousie du plaisir que M. de Guermantes éprouvait à causer avec son frère d'un passé à distance duquel il tenait un peu sa femme. Elle sentait que, quand ils étaient heureux d'être ainsi l'un près de l'autre et que ne retenant plus son impatiente curiosité elle venait se joindre à eux, son arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais ce soir, à cette jalousie habituelle s'en ajoutait, une autre. Car si Mme de Surgis avait raconté à M. de Guermantes les bontés qu'avait eues son frère afin qu'il l'en remerciât, en même temps des amies dévouées du couple Guermantes avaient cru devoir prévenir la duchesse que la maîtresse de son mari avait été vue en tête à tête avec le frère de celui-ci. Et Mme de Guermantes en était tourmentée. « Rappelle-toi comme nous étions heureux jadis à Guermantes, reprit le duc en s'adressant à M. de Charlus. Si tu y venais quelquefois l'été, nous reprendrions notre bonne vie. Te rappelles-tu le vieux père Courveau : “Pourquoi est-ce que Pascal est troublant ? Parce qu'il est trou… trou…” – Blé », prononça M. de Charlus comme s'il répondait encore à son professeur. « “Et pourquoi est-ce que Pascal est troublé ? parce qu'il est trou… parce qu'il est trou…” – Blant. –” Très bien, vous serez reçu, vous aurez certainement une mention, et Mme la duchesse vous donnera un dictionnaire chinois.” – Car tu te rappelles, Basin, à ce moment-là, Basin, j'avais une toquade de chinois. – Si je me rappelle, mon petit Mémé ! Et la vieille potiche que t'avait rapportée Hervey de Saint-Denis, je la vois encore. Tu nous menaçais d'aller passer définitivement ta vie en Chine tant tu étais épris de ce pays ; tu aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah ! tu as été un type spécial car on peut dire qu'en rien tu n'as jamais eu les goûts de tout le monde… » Mais à peine avait-il dit ces mots que le duc piqua ce qu'on appelle un soleil, car il connaissait sinon les moeurs, du moins la réputation de son frère. Comme il ne lui en parlait jamais, il était d'autant plus gêné d'avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l'air de s'y rapporter, et plus encore d'avoir paru gêné. Après une seconde de silence : « Qui sait, dit-il pour effacer ses dernières paroles, tu étais peut-être amoureux d'une Chinoise avant d'aimer tant de blanches et de leur plaire, si j'en juge par une certaine dame à qui tu as fait bien plaisir ce soir en causant avec elle. Elle a été ravie de toi. » Le duc s'était promis de ne pas parler de Mme de Surgis, mais au milieu du désarroi que la gaffe qu'il avait faite venait de jeter dans ses idées, il s'était jeté sur la plus voisine qui était précisément celle qui ne devait pas paraître dans l'entretien, quoiqu'elle l'eût motivé. Mais M. de Charlus avait remarqué la rougeur de son frère. Et comme les coupables qui ne veulent pas avoir l'air embarrassé qu'on parle devant eux du crime qu'ils sont censés ne pas avoir commis et croient devoir prolonger une conversation périlleuse : « J'en suis charmé, lui répondit-il, mais je tiens à revenir sur ta phrase précédente qui me semble profondément vraie. Tu disais que je n'ai jamais eu les idées de tout le monde, tu ne disais pas les idées, tu disais les goûts. Comme c'est juste ! Je n'ai jamais eu en rien les goûts de tout le monde, comme c'est juste ! Tu disais que j'avais des goûts spéciaux. – Mais non », protesta M. de Guermantes, qui en effet n'avait pas dit ces mots et ne croyait peut-être pas chez son frère à la réalité de ce qu'ils désignent. Et d'ailleurs, se croyait-il le droit de le tourmenter pour des singularités qui en tous cas étaient restées assez douteuses ou assez secrètes pour ne nuire en rien à l'énorme situation du baron ? Bien plus, sentant que cette situation de son frère allant se mettre au service de ses maîtresses, le duc se disait que cela valait bien quelques complaisances en échange ; eût-il à ce moment connu quelque liaison « spéciale » de son frère que, dans l'espoir de l'appui que celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeux sur elle, et au besoin prêtant la main. « Voyons, Basin ; bonsoir, Palamède », dit la duchesse qui, rongée de rage et de curiosité, n'y pouvait plus tenir, « si vous avez décidé de passer la nuit ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous tenez debout, Marie et moi, depuis une demi-heure. » Le duc quitta son frère après une significative étreinte et nous descendîmes tous trois l'immense escalier de l'hôtel de la princesse.
Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaient répandus des couples qui attendaient que leur voiture fût avancée. Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la duchesse se tenait à gauche de l'escalier, déjà enveloppée dans son manteau à la Tiepolo, le col enserré dans le fermoir de rubis, dévorée des yeux par des femmes, des hommes, qui cherchaient à surprendre le secret de son élégance et de sa beauté. Attendant sa voiture sur le même degré de l'escalier que Mme de Guermantes, mais à l'extrémité opposée, Mme de Gallardon, qui avait perdu depuis longtemps tout espoir d'avoir jamais la visite de sa cousine, tournait le dos pour ne pas avoir l'air de la voir, et surtout pour ne pas offrir la preuve que celle-ci ne la saluait pas. Mme de Gallardon était de fort méchante humeur parce que des messieurs qui étaient avec elle avaient cru devoir lui parler d'Oriane : « Je ne tiens pas du tout à la voir, leur avait-elle répondu, je l'ai du reste aperçue tout à l'heure, elle commence à vieillir ; il paraît qu'elle ne peut pas s'y faire. Basin lui-même le dit. Et dame ! je comprends ça, parce que comme elle n'est pas intelligente, qu'elle est méchante comme une teigne et qu'elle a mauvaise façon, elle sent bien que, quand elle ne sera plus belle, il ne lui restera rien du tout. »
J'avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes, qui craignait les refroidissements, blâma, en descendant avec moi, à cause de la chaleur qu'il faisait. Et la génération de nobles qui a plus ou moins passé par monseigneur Dupanloup parle un si mauvais français (excepté les Castellane), que le duc exprima ainsi sa pensée : « Il vaut mieux ne pas être couvert avant d'aller dehors, du moins en thèse générale. »
Je revois toute cette sortie, je revois, si ce n'est pas à tort que je le place sur cet escalier, portrait détaché de son cadre, le prince de Sagan duquel ce dut être la dernière soirée mondaine, se découvrant pour présenter ses hommages à la duchesse, avec une si ample révolution du chapeau haut de forme dans sa main gantée de blanc, qui répondait au gardénia de la boutonnière, qu'on s'étonnait que ce ne fût pas un feutre à plume de l'ancien régime, duquel plusieurs visages ancestraux étaient exactement reproduits dans celui de ce grand seigneur. Il ne resta qu'un peu de temps auprès d'elle, mais ses poses même d'un instant suffisaient à composer tout un tableau vivant et comme une scène historique. D'ailleurs comme il est mort depuis, et que je ne l'avais de son vivant qu'aperçu, il est tellement devenu pour moi un personnage d'histoire, d'histoire mondaine du moins, qu'il m'arrive de m'étonner en pensant qu'une femme, qu'un homme que je connais sont sa soeur et son neveu.
Pendant que nous descendions l'escalier, le montait, avec un air de lassitude qui lui seyait, une femme qui paraissait une quarantaine d'années bien qu'elle eût davantage. C'était la princesse d'Orvillers, fille naturelle, disait-on, du duc de Parme, et dont la douce voix se scandait d'un vague accent autrichien. Elle s'avançait, grande, inclinée, dans une robe de soie blanche à fleurs, laissant battre sa poitrine délicieuse, palpitante et fourbue, à travers un harnais de diamants et de saphirs. Tout en secouant la tête comme une cavale de roi qu'eût embarrassée son licol de perles, d'une valeur inestimable et d'un poids incommode, elle posait çà et là ses regards doux et charmants, d'un bleu qui, au fur et à mesure qu'il commençait à s'user, devenait plus caressant encore, et faisait à la plupart des invités qui s'en allaient un signe de tête amical. « Vous arrivez à une jolie heure, Paulette ! dit la duchesse. – Ah ! j'ai un tel regret ! Mais vraiment il n'y a pas eu la possibilité matérielle », répondit la princesse d'Orvillers qui avait pris à la duchesse de Guermantes ce genre de phrases, mais y ajoutait sa douceur naturelle et l'air de sincérité donné par l'énergie d'un accent lointainement tudesque dans une voix si tendre. Elle avait l'air de faire allusion à des complications de vie trop longues à dire, et non vulgairement à des soirées, bien qu'elle revînt en ce moment de plusieurs. Mais ce n'était pas elles qui la forçaient de venir si tard. Comme le prince de Guermantes avait pendant de longues années empêché sa femme de recevoir Mme d'Orvillers, celle-ci, quand l'interdit fut levé, se contenta de répondre aux invitations, pour ne pas avoir l'air d'en avoir soif, par de simples cartes déposées. Au bout de deux ou trois ans de cette méthode, elle venait elle-même, mais très tard, comme après le théâtre. De cette façon, elle se donnait l'air de ne tenir nullement à la soirée, ni à y être vue, mais simplement de venir faire une visite au prince et à la princesse, rien que pour eux, par sympathie, au moment où, les trois quarts des invités déjà partis, elle « jouirait mieux d'eux ». « Oriane est vraiment tombée au dernier degré, ronchonna Mme de Gallardon. Je ne comprends pas Basin de la laisser parler à Mme d'Orvillers. Ce n'est pas M. de Gallardon qui m'eût permis cela. » Pour moi, j'avais reconnu en Mme d'Orvillers la femme qui, près de l'hôtel Guermantes, me lançait de longs regards langoureux, se retournait, s'arrêtait devant les glaces des boutiques. Mme de Guermantes me présenta, Mme d'Orvillers fut charmante, ni trop aimable, ni piquée. Elle me regarda comme tout le monde de ses yeux doux… Mais je ne devais plus jamais, quand je la rencontrerais, recevoir d'elle une seule de ces avances où elle avait semblé s'offrir. Il y a des regards particuliers et qui ont l'air de vous reconnaître, qu'un jeune homme ne reçoit jamais de certaines femmes – et de certains hommes – que jusqu'au jour où ils vous connaissent et apprennent que vous êtes l'ami de gens avec qui ils sont liés aussi.
On annonça que la voiture était avancée. Mme de Guermantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et monter en voiture, mais saisie peut-être d'un remords, ou du désir de faire plaisir et surtout de profiter de la brièveté que l'empêchement matériel de le prolonger imposait à un acte aussi ennuyeux, regarda Mme de Gallardon ; puis, comme si elle venait seulement de l'apercevoir, prise d'une inspiration, elle retraversa avant de descendre toute la longueur du degré et arrivée à sa cousine ravie, lui tendit la main. « Comme il y a longtemps ! » lui dit la duchesse qui, pour ne pas avoir à développer tout ce qu'était censé contenir de regrets et de légitimes excuses cette formule, se tourna d'un air effrayé vers le duc, lequel en effet descendu avec moi vers la voiture, tempêtait en voyant que sa femme était partie vers Mme de Gallardon et interrompait la circulation des autres voitures. « Oriane est tout de même encore bien belle ! dit Mme de Gallardon. Les gens m'amusent quand ils disent que nous sommes en froid ; nous pouvons pour des raisons où nous n'avons pas besoin de mettre les autres rester des années sans nous voir, nous avons trop de souvenirs communs pour pouvoir jamais être séparées, et au fond, elle sait bien qu'elle m'aime plus que tant de gens qu'elle voit tous les jours et qui ne sont pas de son sang. » Mme de Gallardon était en effet comme ces amoureux dédaignés qui veulent à toute force faire croire qu'ils sont plus aimés que ceux que choie leur belle. Et (par les éloges que, sans souci de la contradiction avec ce qu'elle avait dit peu avant, elle prodigua en parlant de la duchesse de Guermantes) elle prouva indirectement que celle-ci possédait à fond les maximes qui doivent guider dans sa carrière une grande élégante, laquelle, dans le moment même où sa plus merveilleuse toilette excite, à côté de l'admiration, l'envie, doit savoir traverser tout un escalier pour la désarmer. « Faites au moins attention de ne pas mouiller vos souliers » (il avait tombé une petite pluie d'orage), dit le duc, qui était encore furieux d'avoir attendu.
Pendant le retour, à cause de l'exiguïté du coupé, les souliers rouges se trouvèrent forcément peu éloignés des miens, et Mme de Guermantes, craignant même qu'ils ne les eussent touchés, dit au duc : « Ce jeune homme va être obligé de me dire comme dans je ne sais plus quelle caricature : “Madame, dites-moi tout de suite que vous m'aimez, mais ne me marchez pas sur les pieds comme cela.” » Ma pensée d'ailleurs était assez loin de Mme de Guermantes. Depuis que Saint-Loup m'avait parlé d'une jeune fille de grande naissance qui allait dans une maison de passe et de la femme de chambre de la baronne Putbus, c'était dans ces deux personnes que, faisant bloc, s'étaient résumés les désirs que m'inspiraient chaque jour tant de beautés de deux classes, d'une part les vulgaires et magnifiques, les majestueuses femmes de chambre de grande maison enflées d'orgueil et qui disent « nous » en parlant des duchesses, d'autre part ces jeunes filles dont il me suffisait parfois, même sans les avoir vues passer en voiture ou à pied, d'avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j'en devinsse amoureux et qu'ayant consciencieusement cherché dans l'Annuaire des châteaux où elles passaient l'été (bien souvent en me laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tour d'aller habiter les plaines de l'Ouest, les dunes du Nord, les bois de pins du Midi. Mais j'avais beau fondre toute la matière charnelle la plus exquise pour composer, selon l'idéal que m'en avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de chambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautés possédables ce que j'ignorais tant que je ne les aurais pas vues : le caractère individuel. Je devais m'épuiser vainement à chercher à me figurer, pendant les mois où mon désir se portait plutôt sur les jeunes filles, comment était faite, qui était, celle dont Saint-Loup m'avait parlé, et pendant les mois où j'eusse préféré une femme de chambre, celle de Mme Putbus. Mais quelle tranquillité, après avoir été perpétuellement troublé par mes désirs inquiets pour tant d'êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom, qui étaient en tous cas si difficiles à retrouver, encore plus à connaître, impossibles peut-être à conquérir, d'avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spécimens de choix munis de leur fiche signalétique et que j'étais du moins certain de me procurer quand je le voudrais ! Je reculais l'heure de me mettre à ce double plaisir, comme celle du travail, mais la certitude de l'avoir quand je voudrais me dispensait presque de le prendre, comme ces cachets soporifiques qu'il suffit d'avoir à la portée de la main pour n'avoir pas besoin d'eux et s'endormir. Je ne désirais dans l'univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, arriver à me représenter le visage, mais dont Saint-Loup m'avait appris les noms et garanti la complaisance. De sorte que s'il avait par ses paroles de tout à l'heure fourni un rude travail à mon imagination, il avait par contre procuré une appréciable détente, un repos durable à ma volonté.
« Hé bien ! me dit la duchesse, en dehors de vos bals, est-ce que je ne peux vous être d'aucune utilité ? Avez-vous trouvé un salon où vous aimeriez que je vous présente ? » Je lui répondis que je craignais que le seul qui me fît envie ne fût trop peu élégant pour elle. « Qui est-ce ? » demanda-t-elle d'une voix menaçante et rauque sans presque ouvrir la bouche. « La baronne Putbus. » Cette fois-ci elle feignit une véritable colère. « Ah ! non, çà, par exemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je ne sais même pas par quel hasard je sais le nom de ce chameau. Mais c'est la lie de la société. C'est comme si vous me demandiez de vous présenter à ma mercière. Et encore non, car ma mercière est charmante. Vous êtes un peu fou, mon pauvre petit. En tous cas, je vous demande en grâce d'être poli avec les personnes à qui je vous ai présenté, de leur mettre des cartes, d'aller les voir et de ne pas leur parler de la baronne Putbus, qui leur est inconnue. » Je demandai si Mme d'Orvillers n'était pas un peu légère. « Oh ! pas du tout, vous confondez, elle serait plutôt bégueule. N'est-ce pas, Basin ? – Oui, en tous cas je ne crois pas qu'il y ait jamais rien eu à dire sur elle », dit le duc.
« Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute ? me demanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je sais quelqu'un à qui cela ferait bougrement plaisir, à Oriane d'abord, cela ce n'est pas la peine de le dire, mais à la princesse de Parme. Elle chante tout le temps vos louanges, elle ne jure que par vous. Vous avez la chance – comme elle est un peu mûre – qu'elle soit d'une pudicité absolue. Sans cela elle vous aurait certainement pris comme sigisbée, comme on disait dans ma jeunesse, une espèce de cavalier servant. »
Je ne tenais pas à la redoute, mais au rendez-vous avec Albertine. Aussi je refusai. La voiture s'était arrêtée, le valet de pied demanda la porte cochère, les chevaux piaffèrent jusqu'à ce qu'elle fût ouverte toute grande, et la voiture s'engagea dans la cour. « À la revoyure, me dit le duc. – J'ai quelquefois regretté de demeurer aussi près de Marie, me dit la duchesse, parce que si je l'aime beaucoup, j'aime un petit peu moins la voir. Mais je n'ai jamais regretté cette proximité autant que ce soir puisque cela me fait rester si peu avec vous. – Allons, Oriane, pas de discours. » La duchesse aurait voulu que j'entrasse un instant chez eux. Elle rit beaucoup, ainsi que le duc, quand je dis que je ne pouvais pas parce qu'une jeune fille devait précisément venir me faire une visite maintenant. « Vous avez une drôle d'heure pour recevoir vos visites, me dit-elle. – Allons, mon petit, dépêchons-nous, dit M. de Guermantes à sa femme. Il est minuit moins le quart et le temps de nous costumer… » Il se heurta devant sa porte, sévèrement gardée par elles, aux deux dames à canne qui n'avaient pas craint de descendre nuitamment de leur cime afin d'empêcher un scandale. « Basin, nous avons tenu à vous prévenir, de peur que vous ne soyez vu à cette redoute : le pauvre Amanien vient de mourir, il y a une heure. » Le duc eut un instant d'alarme. Il voyait la fameuse redoute s'effondrer pour lui du moment que, par ces maudites montagnardes, il était averti de la mort de M. d'Osmond. Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux cousines ce mot où il faisait entrer, avec la détermination de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacité d'assimiler exactement les tours de la langue française : « Il est mort ! Mais non, on exagère, on exagère ! » Et sans plus s'occuper des deux parentes qui, munies de leurs alpenstocks, allaient faire l'ascension dans la nuit, il se précipita aux nouvelles en interrogeant son valet de chambre : « Mon casque est bien arrivé ? – Oui, Monsieur le duc. – Il y a bien un petit trou pour respirer ? Je n'ai pas envie d'être asphyxié, que diable ! – Oui, Monsieur le duc. – Ah ! tonnerre de Dieu, c'est un soir de malheur. Oriane, j'ai oublié de demander à Babal si les souliers à la poulaine étaient pour vous ! – Mais, mon petit, puisque le costumier de l'Opéra-Comique est là, il nous le dira. Moi, je ne crois pas que ça puisse aller avec vos éperons. – Allons trouver le costumier, dit le duc. Adieu, mon petit, je vous dirais bien d'entrer avec nous pendant que nous essaierons, pour vous amuser. Mais nous causerions, il va être minuit et il faut que nous n'arrivions pas en retard pour que la fête soit complète. »
Moi aussi j'étais pressé de quitter M. et Mme de Guermantes au plus vite. Phèdre finissait vers onze heures et demie. Le temps de venir, Albertine devait être arrivée. J'allai droit à Françoise : « Mlle Albertine est là ? – Personne n'est venu. » Mon Dieu, cela voulait-il dire que personne ne viendrait ? J'étais tourmenté, la visite d'Albertine me semblant maintenant d'autant plus désirable qu'elle était moins certaine. Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout autre raison. Elle venait d'installer sa fille à table pour un succulent repas. Mais en m'entendant venir, voyant le temps lui manquer pour enlever les plats et disposer des aiguilles et du fil comme s'il s'agissait d'un ouvrage et non d'un souper : « Elle vient de prendre une cuillère de soupe, me dit Françoise, je l'ai forcée de sucer un peu de carcasse », pour diminuer ainsi jusqu'à rien le souper de sa fille, et comme si ç'avait été coupable qu'il fût copieux. Même au déjeuner ou au dîner, si je commettais la faute d'entrer dans la cuisine, Françoise faisait semblant qu'on eût fini et s'excusait même en disant : « J'avais voulu manger un morceau » ou « une bouchée ». Mais on était vite rassuré en voyant la multitude des plats qui couvraient la table et que Françoise, surprise par mon entrée soudaine, comme un malfaiteur qu'elle n'était pas, n'avait pas eu le temps de faire disparaître. Puis elle ajouta : « Allons, va te coucher, tu as assez travaillé comme cela aujourd'hui (car elle voulait que sa fille eût l'air non seulement de ne nous coûter rien, de vivre de privations, mais encore de se tuer au travail pour nous). Tu ne fais qu'encombrer la cuisine et surtout gêner Monsieur qui attend de la visite. Allons, monte », reprit-elle, comme si elle était obligée d'user de son autorité pour envoyer coucher sa fille qui, du moment que le souper était raté, n'était plus là que pour la frime, et si j'étais resté cinq minutes encore, eût d'elle-même décampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau français populaire et pourtant un peu individuel qui était le sien : « Monsieur ne voit pas que l'envie de dormir lui coupe la figure. » J'étais resté ravi de ne pas avoir à causer avec la fille de Françoise. J'ai dit qu'elle était d'un petit pays qui était tout voisin de celui de sa mère, et pourtant différent par la nature du terrain, les cultures, le patois, par certaines particularités des habitants, surtout. Ainsi la « bouchère » et la nièce de Françoise s'entendaient fort mal, mais avaient ce point commun, quand elles partaient faire une course, de s'attarder des heures « chez la soeur » ou « chez la cousine », étant d'elles-mêmes incapables de terminer une conversation, conversation au cours de laquelle le motif qui les avait fait sortir s'évanouissait au point que si on leur disait à leur retour : « Hé bien, M. le marquis de Norpois sera-t-il visible à six heures un quart ? », elles ne se frappaient même pas le front en disant : « Ah ! j'ai oublié », mais : « Ah ! je n'ai pas compris que Monsieur avait demandé cela, je croyais qu'il fallait seulement lui donner le bonjour. » Si elles « perdaient la boule » de cette façon pour une chose dite une heure auparavant, en revanche il était impossible de leur ôter de la tête ce qu'elles avaient une fois entendu dire par la soeur ou par la cousine. Ainsi, si la bouchère avait entendu dire que les Anglais nous avaient fait la guerre en 70 en même temps que les Prussiens (et j'avais eu beau expliquer que ce fait était faux), toutes les trois semaines la bouchère me répétait au cours d'une conversation : « C'est cause à cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70 en même temps que les Prussiens. – Mais je vous ai dit cent fois que vous vous trompez. » Elle répondait, ce qui impliquait que rien n'était ébranlé dans sa conviction : « En tous cas, ce n'est pas une raison pour leur en vouloir. Depuis 70, il a coulé de l'eau sous les ponts, etc. » Une autre fois, prônant une guerre avec l'Angleterre, que je désapprouvais, elle disait : « Bien sûr, vaut toujours mieux pas de guerre ; mais puisqu'il le faut, vaut mieux y aller tout de suite. Comme l'a expliqué tantôt la soeur, depuis cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70, les traités de commerce nous ruinent. Après qu'on les aura battus, on ne laissera plus entrer en France un seul Anglais sans payer trois cents francs d'entrée, comme nous maintenant pour aller en Angleterre. »
Tel était, en dehors de beaucoup d'honnêteté et, quand ils parlaient, d'une sourde obstination à ne pas se laisser interrompre, à reprendre vingt fois là où ils en étaient si on les interrompait, ce qui finissait par donner à leurs propos la solidité inébranlable d'une fugue de Bach, le caractère des habitants dans ce petit pays qui n'en comptait pas cinq cents et que bordaient ses châtaigniers, ses saules, ses champs de pommes de terre et de betteraves.
La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant une femme d'aujourd'hui et sortie des sentiers trop anciens, l'argot parisien et ne manquait aucune des plaisanteries adjointes. Françoise lui ayant dit que je venais de chez une princesse : « Ah ! sans doute une princesse à la noix de coco. » Voyant que j'attendais une visite, elle fit semblant de croire que je m'appelais Charles. Je lui répondis naïvement que non, ce qui lui permit de placer : « Ah ! je croyais ! Et je me disais Charles attend (charlatan). » Ce n'était pas de très bon goût. Mais je fus moins indifférent lorsque comme consolation du retard d'Albertine, elle me dit : « Je crois que vous pouvez l'attendre à perpète. Elle ne viendra plus. Ah ! nos gigolettes d'aujourd'hui ! »
Ainsi son parler différait de celui de sa mère ; mais ce qui est plus curieux, le parler de sa mère différait de celui de sa grand-mère, native de Bailleau-le-Pin, qui était si près du pays de Françoise. Pourtant les patois différaient légèrement comme les deux paysages. Le pays de la mère de Françoise, en pente et descendant à un ravin, était fréquenté par les saules. Et, très loin de là, au contraire, il y avait en France une petite région où on parlait presque tout à fait le même patois qu'à Méséglise. J'en fis la découverte en même temps que j'en éprouvai l'ennui. En effet, je trouvai une fois Françoise en grande conversation avec une femme de chambre de la maison, qui était de ce pays et parlait ce patois. Elles se comprenaient presque, je ne les comprenais pas du tout, elles le savaient et ne cessaient pas pour cela, excusées, croyaient-elles, par la joie d'être payses quoique nées si loin l'une de l'autre, de continuer à parler devant moi cette langue étrangère, comme lorsqu'on ne veut pas être compris.
Ces pittoresques études de géographie linguistique et de camaraderie ancillaire se poursuivirent chaque semaine dans la cuisine, sans que j'y prisse aucun plaisir.
Comme chaque fois que la porte cochère s'ouvrait, le concierge appuyait sur un bouton électrique qui éclairait l'escalier, et comme il n'y avait pas de locataires qui ne fussent rentrés, je quittai immédiatement la cuisine et revins m'asseoir dans l'antichambre, épiant, là où la tenture un peu trop étroite qui ne couvrait pas complètement la porte vitrée de notre appartement, laissait passer la sombre raie verticale faite par la demi-obscurité de l'escalier. Si tout d'un coup cette raie devenait d'un blond doré, c'est qu'Albertine viendrait d'entrer en bas et serait dans deux minutes près de moi ; personne d'autre ne pouvait plus venir à cette heure-là. Et je restais, ne pouvant détacher mes yeux de la raie qui s'obstinait à demeurer sombre ; je me penchais tout entier pour être sûr de bien voir ; mais j'avais beau regarder, le noir trait vertical, malgré mon désir passionné, ne me donnait pas l'enivrante allégresse que j'aurais eue si je l'avais vu changé, par un enchantement soudain et significatif, en un lumineux barreau d'or. C'était bien de l'inquiétude pour cette Albertine à laquelle je n'avais pas pensé trois minutes pendant la soirée Guermantes ! Mais, réveillant les sentiments d'attente jadis éprouvés à propos d'autres jeunes filles, surtout de Gilberte, quand elle tardait à venir, la privation possible d'un simple plaisir physique me causait une cruelle souffrance morale.
Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m'y suivit. Elle trouvait, comme j'étais revenu de ma soirée, qu'il était inutile que je gardasse la rose que j'avais à la boutonnière et vint pour me l'enlever. Son geste, en me rappelant qu'Albertine pouvait ne plus venir, et en m'obligeant aussi à confesser que je désirais être élégant pour elle, me causa une irritation qui fut redoublée du fait qu'en me dégageant violemment, je froissai la fleur et que Françoise me dit : « Il aurait mieux valu me la laisser ôter plutôt que non pas la gâter ainsi. » D'ailleurs, ses moindres paroles m'exaspéraient. Dans l'attente, on souffre tant de l'absence de ce qu'on désire qu'on ne peut supporter une autre présence.
Françoise sortie de la chambre, je pensai que si c'était pour en arriver maintenant à avoir de la coquetterie à l'égard d'Albertine, il était bien fâcheux que je me fusse montré tant de fois à elle si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours, les soirs où je la laissais venir pour recommencer nos caresses. Je sentais qu'insoucieuse de moi, elle me laissait seul. Pour embellir un peu ma chambre, si Albertine venait encore, et parce que c'était une des plus jolies choses que j'avais, je remis pour la première fois depuis des années, sur la table qui était auprès de mon lit, ce portefeuille orné de turquoises que Gilberte m'avait fait faire pour envelopper la plaquette de Bergotte et que, si longtemps, j'avais voulu garder avec moi pendant que je dormais, à côté de la bille d'agate. D'ailleurs, autant peut-être qu'Albertine, toujours pas venue, sa présence en ce moment dans un « ailleurs » qu'elle avait évidemment trouvé plus agréable et que je ne connaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui, malgré ce que j'avais dit, il y avait à peine une heure, à Swann, sur mon incapacité d'être jaloux, aurait pu, si j'avais vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se changer en un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle passait son temps. Je n'osais pas envoyer chez Albertine, il était trop tard, mais dans l'espoir que soupant peut-être avec des amies, dans un café, elle aurait l'idée de me téléphoner, je tournai le commutateur et, rétablissant la communication dans ma chambre, je la coupai entre le bureau de postes et la loge du concierge à laquelle il était relié d'habitude à cette heure-là. Avoir un récepteur dans le petit couloir où donnait la chambre de Françoise eût été plus simple, moins dérangeant, mais inutile. Les progrès de la civilisation permettent à chacun de manifester des qualités insoupçonnées ou de nouveaux vices qui les rendent plus chers ou plus insupportables à leurs amis. C'est ainsi que la découverte d'Edison avait permis à Françoise d'acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser, quelque utilité, quelque urgence qu'il y eût, à se servir du téléphone. Elle trouvait le moyen de s'enfuir quand on voulait le lui apprendre, comme d'autres au moment d'être vaccinés. Aussi le téléphone était-il placé dans ma chambre, et pour qu'il ne gênât pas mes parents, sa sonnerie était remplacée par un simple bruit de tourniquet. De peur de ne pas l'entendre, je ne bougeais pas. Mon immobilité était telle que, pour la première fois depuis des mois, je remarquai le tic-tac de la pendule. Françoise vint arranger des choses. Elle causait avec moi, mais je détestais cette conversation, sous la continuité uniformément banale de laquelle mes sentiments changeaient de minute en minute, passant de la crainte à l'anxiété, de l'anxiété à la déception complète. Différent des paroles vaguement satisfaites que je me croyais obligé de lui adresser, je sentais mon visage si malheureux que je prétendis que je souffrais d'un rhumatisme pour expliquer le désaccord entre mon indifférence simulée et cette expression douloureuse ; puis je craignais que les paroles prononcées, d'ailleurs à mi-voix, par Françoise (non à cause d'Albertine, car elle jugeait passée depuis longtemps l'heure de sa venue possible) risquassent de m'empêcher d'entendre l'appel sauveur qui ne viendrait plus. Enfin Françoise alla se coucher ; je la renvoyai avec une rude douceur, pour que le bruit qu'elle ferait en s'en allant ne couvrît pas celui du téléphone. Et je recommençai à écouter, à souffrir ; quand nous attendons, de l'oreille qui recueille les bruits à l'esprit qui les dépouille et les analyse, et de l'esprit au coeur à qui il transmet ses résultats, le double trajet est si rapide que nous ne pouvons même pas percevoir sa durée, et qu'il semble que nous écoutions directement avec notre coeur.
J'étais torturé par l'incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d'un bruit d'appel ; arrivé au point culminant d'une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j'entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l'écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone. Je m'élançai, c'était Albertine. « Je ne vous dérange pas en vous téléphonant à une pareille heure ? – Mais non… », dis-je en comprimant ma joie, car ce qu'elle disait de l'heure indue était sans doute pour s'excuser de venir dans un moment, si tard, non parce qu'elle n'allait pas venir. « Est-ce que vous venez ? demandai-je d'un ton indifférent. – Mais… non, si vous n'avez pas absolument besoin de moi. »
Une partie de moi à laquelle l'autre voulait se rejoindre était en Albertine. Il fallait qu'elle vînt, mais je ne le lui dis pas d'abord ; comme nous étions en communication, je me dis que je pourrais toujours l'obliger à la dernière seconde soit à venir chez moi, soit à me laisser courir chez elle. « Oui, je suis près de chez moi, dit-elle, et un peu loin de chez vous ; je n'avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrouver et j'ai eu peur que vous ne m'attendiez. » Je sentais qu'elle mentait et c'était maintenant, dans ma fureur, plus encore par besoin de la déranger que de la voir que je voulais l'obliger à venir. Mais je tenais d'abord à refuser ce que je tâcherais d'obtenir dans quelques instants. Mais où était-elle ? À ses paroles se mêlaient d'autres sons : la trompe d'un cycliste, la voix d'une femme qui chantait, une fanfare lointaine, retentissaient aussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer que c'était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les graminées qui l'entourent. Les mêmes bruits que j'entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave à son attention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, d'autant plus nécessaires à nous révéler l'évidence du miracle ; traits sobres et charmants, descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi et cruels d'une soirée inconnue qui, au sortir de Phèdre, avaient empêché Albertine de venir chez moi. « Je commence par vous prévenir que ce n'est pas pour que vous veniez, car à cette heure-ci vous me gênerez beaucoup…, lui dis-je, je tombe de sommeil. Et puis, enfin, mille complications. Je tiens à vous dire qu'il n'y avait pas de malentendu possible dans ma lettre. Vous m'avez répondu que c'était convenu. Alors, si vous n'aviez pas compris, qu'est-ce que vous entendiez par là ? – J'ai dit que c'était convenu, seulement je ne me souvenais plus trop de ce qui était convenu. Mais je vois que vous êtes fâché, cela m'ennuie. Je regrette d'être allée à Phèdre. Si j'avais su que cela ferait tant d'histoires… » ajouta-t-elle, comme tous les gens qui, en faute pour une chose, font semblant de croire que c'est une autre qu'on leur reproche. « Phèdre n'est pour rien dans mon mécontentement, puisque c'est moi qui vous ai demandé d'y aller. – Alors, vous m'en voulez, c'est ennuyeux qu'il soit trop tard ce soir, sans cela je serais allée chez vous, mais je viendrai demain ou après-demain pour m'excuser. – Oh ! non, Albertine, je vous en prie, après m'avoir fait perdre une soirée, laissez-moi au moins la paix les jours suivants. Je ne serai pas libre avant une quinzaine de jours ou trois semaines. Écoutez, si cela vous ennuie que nous restions sur une impression de colère, et au fond, vous avez peut-être raison, alors j'aime encore mieux, fatigue pour fatigue, puisque je vous ai attendue jusqu'à cette heure-ci et que vous êtes encore dehors, que vous veniez tout de suite, je vais prendre du café pour me réveiller. – Ce ne serait pas possible de remettre cela à demain ? parce que la difficulté… » En entendant ces mots d'excuse, prononcés comme si elle n'allait pas venir, je sentis qu'au désir de revoir la figure veloutée qui déjà à Balbec dirigeait toutes mes journées vers le moment où, devant la mer mauve de septembre, je serais auprès de cette fleur rose, tentait douloureusement de s'unir un élément bien différent. Ce terrible besoin d'un être, à Combray, j'avais appris à le connaître au sujet de ma mère, et jusqu'à vouloir mourir si elle me faisait dire par Françoise qu'elle ne pourrait pas monter. Cet effort de l'ancien sentiment pour se combiner et ne faire qu'un élément unique avec l'autre, plus récent, et qui, lui, n'avait pour voluptueux objet que la surface colorée, la rose carnation d'une fleur de plage, cet effort aboutit souvent à ne faire (au sens chimique) qu'un corps nouveau, qui peut ne durer que quelques instants. Ce soir-là, du moins, et pour longtemps encore, les deux éléments restèrent dissociés. Mais déjà aux derniers mots entendus au téléphone, je commençai à comprendre que la vie d'Albertine était située (non pas matériellement sans doute) à une telle distance de moi qu'il m'eût fallu toujours de fatigantes explorations pour mettre la main sur elle, mais de plus, organisée comme des fortifications de campagne et, pour plus de sûreté, de l'espèce de celles que l'on a pris plus tard l'habitude d'appeler « camouflées ». Albertine, au reste, faisait, à un degré plus élevé de la société, partie de ce genre de personnes à qui la concierge promet à votre porteur de faire remettre la lettre quand elle rentrera – jusqu'au jour où vous vous apercevez que c'est précisément elle, la personne rencontrée dehors et à laquelle vous vous êtes permis d'écrire, qui est la concierge, de sorte qu'elle habite bien – mais dans la loge – le logis qu'elle vous a indiqué (lequel, d'autre part, est une petite maison de passe dont la concierge est la maquerelle) – ou bien qui donne comme adresse un immeuble où elle est connue par des complices qui ne vous livreront pas son secret, d'où on lui fera parvenir vos lettres, mais où elle n'habite pas, où elle a tout au plus laissé des affaires. Existences disposées sur cinq ou six lignes de repli de sorte que quand on veut voir cette femme, ou savoir, on est venu frapper trop à droite, ou trop à gauche, ou trop en avant, ou trop en arrière, et qu'on peut pendant des mois, des années, tout ignorer. Pour Albertine, je sentais que je n'apprendrais jamais rien, qu'entre la multiplicité entremêlée des détails réels et des faits mensongers je n'arriverais jamais à me débrouiller. Et que ce serait toujours ainsi, à moins que de la mettre en prison (mais on s'évade) jusqu'à la fin. Ce soir-là, cette conviction ne fit passer à travers moi qu'une inquiétude, mais où je sentais frémir comme une anticipation de longues souffrances.
« Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je ne serais pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu'un autre jour. – Bien, alors… je vais prendre le pas de course… c'est ennuyeux, parce que je suis chez une amie qui… » Je sentais qu'elle n'avait pas cru que j'accepterais sa proposition de venir, laquelle n'était donc pas sincère, et je voulais la mettre au pied du mur. « Qu'est-ce que ça peut me faire, votre amie ? venez ou ne venez pas, c'est votre affaire, ce n'est pas moi qui vous demande de venir, c'est vous qui me l'avez proposé. – Ne vous fâchez pas, je saute dans un fiacre et je serai chez vous dans dix minutes. » Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel avait déjà émané jusque dans ma chambre, mesurant le rayon d'action d'un être lointain, le message invisible, ce qui allait surgir et apparaître, après cette première annonciation, c'était cette Albertine que j'avais connue jadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons du Grand-Hôtel, en mettant le couvert, étaient aveuglés par la lumière du couchant, que les vitres étant entièrement tirées, les souffles imperceptibles du soir passaient librement de la plage où s'attardaient les derniers promeneurs à l'immense salle à manger où les premiers dîneurs n'étaient pas assis encore, et que dans la glace placée derrière le comptoir passait le reflet rouge de la coque et s'attardait longtemps le reflet gris de la fumée du dernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais plus ce qui avait pu mettre Albertine en retard, et quand Françoise entra dans ma chambre me dire : « Mademoiselle Albertine est là », si je répondis sans même bouger la tête, ce fut seulement par dissimulation : « Comment mademoiselle Albertine vient-elle aussi tard ? » Mais levant alors les yeux sur Françoise comme dans une curiosité d'avoir sa réponse qui devait corroborer l'apparente sincérité de ma question, je m'aperçus avec admiration et fureur que, capable de rivaliser avec la Berma elle-même dans l'art de faire parler les vêtements inanimés et les traits du visage, Françoise avait su faire la leçon à son corsage, à ses cheveux dont les plus blancs avaient été ramenés à la surface, exhibés comme un extrait de naissance, à son cou courbé par la fatigue et l'obéissance. Ils la plaignaient d'avoir été tirée du sommeil et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, à son âge, obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendre une fluxion de poitrine. Aussi, craignant d'avoir eu l'air de m'excuser de la venue tardive d'Albertine : « En tous cas, je suis bien content qu'elle soit venue, tout est pour le mieux », et je laissai éclater ma joie profonde. Elle ne demeura pas longtemps sans mélange, quand j'eus entendu la réponse de Françoise. Celle-ci, sans proférer aucune plainte, ayant même l'air d'étouffer de son mieux une toux irrésistible, et croisant seulement sur elle son châle comme si elle avait froid, commença par me raconter tout ce qu'elle avait dit à Albertine, n'ayant pas manqué de lui demander des nouvelles de sa tante. « Justement j'y disais, Monsieur devait avoir crainte que Mademoiselle ne vienne plus, parce que ce n'est pas une heure pour venir, c'est bientôt le matin. Mais elle devait être dans des endroits qu'elle s'amusait bien car elle ne m'a pas seulement dit qu'elle était contrariée d'avoir fait attendre Monsieur, elle m'a répondu d'un air de se ficher du monde : “Mieux vaut tard que jamais !” » Et Françoise ajouta ces mots qui me percèrent le coeur : « En parlant comme ça elle s'est vendue. Elle aurait peut-être bien voulu se cacher, mais… »
Je n'avais pas de quoi être bien étonné. Je viens de dire que Françoise rendait rarement compte, dans les commissions qu'on lui donnait, sinon de ce qu'elle avait dit et sur quoi elle s'étendait volontiers, du moins de la réponse attendue. Mais, si par exception elle nous répétait les paroles que nos amis avaient dites, si courtes qu'elles fussent, elle s'arrangeait généralement, au besoin grâce à l'expression, au ton dont elle assurait qu'elles avaient été accompagnées, à leur donner quelque chose de blessant. À la rigueur, elle acceptait d'avoir subi d'un fournisseur chez qui nous l'avions envoyée une avanie, d'ailleurs probablement imaginaire, pourvu que s'adressant à elle qui nous représentait, qui avait parlé en notre nom, cette avanie nous atteignît par ricochet. Il n'eût resté qu'à lui répondre qu'elle avait mal compris, qu'elle était atteinte de délire de persécution et que tous les commerçants n'étaient pas ligués contre elle. D'ailleurs leurs sentiments m'importaient peu. Il n'en était pas de même de ceux d'Albertine. Et en me redisant ces mots ironiques : « Mieux vaut tard que jamais ! », Françoise m'évoqua aussitôt les amis dans la société desquels Albertine avait fini sa soirée, s'y plaisant donc plus que dans la mienne. « Elle est comique, elle a un petit chapeau plat, avec ses gros yeux, ça lui donne un drôle d'air, surtout avec son manteau qu'elle aurait bien fait d'envoyer chez l'estoppeuse car il est tout mangé. Elle m'amuse », ajouta, comme se moquant d'Albertine, Françoise qui partageait rarement mes impressions, mais éprouvait le besoin de faire connaître les siennes. Je ne voulais même pas avoir l'air de comprendre que ce rire signifiait le dédain et la moquerie, mais pour rendre coup pour coup, je répondis à Françoise, bien que je ne connusse pas le petit chapeau dont elle parlait : « Ce que vous appelez “petit chapeau plat” est quelque chose de simplement ravissant… – C'est-à-dire que c'est trois fois rien », dit Françoise en exprimant, franchement cette fois, son véritable mépris. Alors (d'un ton doux et ralenti pour que ma réponse mensongère eût l'air d'être l'expression non de ma colère mais de la vérité, en ne perdant pas de temps cependant, pour ne pas faire attendre Albertine), j'adressai à Françoise ces paroles cruelles : « Vous êtes excellente, lui dis-je mielleusement, vous êtes gentille, vous avez mille qualités, mais vous en êtes au même point que le jour où vous êtes arrivée à Paris, aussi bien pour vous connaître en choses de toilette que pour bien prononcer les mots et ne pas faire de cuirs. » Et ce reproche était particulièrement stupide, car ces mots français que nous sommes si fiers de prononcer exactement ne sont eux-mêmes que des « cuirs » faits par des bouches gauloises qui prononçaient de travers le latin ou le saxon, notre langue n'étant que la prononciation défectueuse de quelques autres. Le génie linguistique à l'état vivant, l'avenir et le passé du français, voilà ce qui eût dû m'intéresser dans les fautes de Françoise. L'« estoppeuse » pour la « stoppeuse » n'était-il pas aussi curieux que ces animaux survivants des époques lointaines, comme la baleine ou la girafe, et qui nous montrent les états que la vie animale a traversés ? « Et, ajoutai-je, du moment que depuis tant d'années vous n'avez pas su apprendre, vous n'apprendrez jamais. Vous pouvez vous en consoler, cela ne vous empêche pas d'être une très brave personne, de faire à merveille le boeuf à la gelée, et encore mille autres choses. Le chapeau que vous croyez simple est copié sur un chapeau de la princesse de Guermantes qui a coûté cinq cents francs. Du reste, je compte en offrir prochainement un encore plus beau à Mlle Albertine. » Je savais que ce qui pouvait le plus ennuyer Françoise c'est que je dépensasse de l'argent pour des gens qu'elle n'aimait pas. Elle me répondit par quelques mots que rendit peu intelligibles un brusque essoufflement. Quand j'appris plus tard qu'elle avait une maladie de coeur, quel remords j'eus de ne m'être jamais refusé le plaisir féroce et stérile de riposter ainsi à ses paroles ! Françoise détestait du reste Albertine parce que, pauvre, Albertine ne pouvait accroître ce que Françoise considérait comme mes supériorités. Elle souriait avec bienveillance chaque fois que j'étais invité par Mme de Villeparisis. En revanche elle était indignée qu'Albertine ne pratiquât pas la réciprocité. J'en étais arrivé à être obligé d'inventer de prétendus cadeaux faits par celle-ci et à l'existence desquels Françoise n'ajouta jamais l'ombre de foi. Ce manque de réciprocité la choquait surtout en matière alimentaire. Qu'Albertine acceptât des dîners de maman, si nous n'étions pas invités chez Mme Bontemps (laquelle pourtant n'était pas à Paris la moitié du temps, son mari acceptant des « postes » comme autrefois quand il avait assez du ministère), cela lui paraissait de la part de mon amie une indélicatesse qu'elle flétrissait indirectement en récitant ce dicton courant à Combray :
Mangeons mon pain.
— Je le veux bien.
— Mangeons le tien.
— Je n'ai plus faim.
Je fis semblant d'être en train d'écrire. « À qui écriviez-vous ? me dit Albertine en entrant. – À une jolie amie à moi, à Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas ? – Non. » Je renonçai à poser à Albertine des questions sur sa soirée, je sentais que je lui ferais des reproches et que nous n'aurions plus le temps, vu l'heure qu'il était, de nous réconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux caresses. Aussi ce fut par eux que je voulais dès la première minute commencer. D'ailleurs si j'étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui caractérise l'attente, persiste encore après l'arrivée de l'être attendu, et substituée en nous au calme à la faveur duquel nous nous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d'en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation, l'attendaient encore. « Je veux prendre un bon baiser, Albertine ? – Tant que vous voudrez », me dit-elle avec toute sa bonté. Je ne l'avais jamais vue aussi jolie. « Encore un ? Mais vous savez que ça me fait un grand, grand plaisir. – Et à moi encore mille fois plus, me répondit-elle. Oh ! le joli portefeuille que vous avez là ! – Prenez-le, je vous le donne en souvenir. – Vous êtes trop gentil… » On serait à jamais guéri du romanesque si l'on voulait, pour penser à celle qu'on aime, tâcher d'être celui qu'on sera quand on ne l'aimera plus. Le portefeuille, la bille d'agate de Gilberte, tout cela n'avait reçu jadis son importance que d'un état purement intérieur, puisque maintenant c'était pour moi un portefeuille, une bille quelconques.
Je demandai à Albertine si elle voulait boire. « Il me semble que je vois là des oranges et de l'eau, me dit-elle. Ce sera parfait. » Je pus goûter ainsi avec ses baisers cette fraîcheur qui me paraissait supérieure à eux, chez la princesse de Guermantes. Et l'orange pressée dans l'eau semblait me livrer au fur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son mûrissement, son action heureuse contre certains états de ce corps humain qui appartient à un règne si différent, son impuissance à le faire vivre, mais en revanche les jeux d'arrosage par où elle pouvait lui être favorable, cent mystères dévoilés par le fruit à ma sensation, nullement à mon intelligence.
Albertine partie, je me rappelai que j'avais promis à Swann d'écrire à Gilberte et je trouvai plus gentil de le faire tout de suite. Ce fut sans émotion et comme mettant la dernière ligne à un ennuyeux devoir de classe, que je traçai sur l'enveloppe le nom de Gilberte Swann dont je couvrais jadis mes cahiers pour me donner l'illusion de correspondre avec elle. C'est que si autrefois, ce nom-là, c'était moi qui l'écrivais, maintenant la tâche en avait été dévolue par l'habitude à l'un de ces nombreux secrétaires qu'elle s'adjoint. Celui-là pouvait écrire le nom de Gilberte avec d'autant plus de calme que placé récemment chez moi par l'habitude, récemment entré à mon service, il n'avait pas connu Gilberte et savait seulement, sans mettre aucune réalité sous ces mots, parce qu'il m'avait entendu parler d'elle, que c'était une jeune fille de laquelle j'avais été amoureux.
Je ne pouvais l'accuser de sécheresse. L'être que j'étais maintenant vis-à-vis d'elle était le « témoin » le mieux choisi pour comprendre ce qu'elle-même avait été. Le portefeuille, la bille d'agate, étaient simplement devenus pour moi à l'égard d'Albertine ce qu'ils avaient été pour Gilberte, ce qu'ils eussent été pour tout être qui n'eût pas fait jouer sur eux le reflet d'une flamme intérieure. Mais maintenant un nouveau trouble était en moi qui altérait à son tour la puissance véritable des choses et des mots. Et comme Albertine me disait pour me remercier encore : « J'aime tant les turquoises ! », je lui répondis : « Ne laissez pas mourir celles-là », leur confiant ainsi comme à des pierres l'avenir de notre amitié qui pourtant n'était pas plus capable d'inspirer un sentiment à Albertine qu'il ne l'avait été de conserver celui qui m'unissait autrefois à Gilberte.
Il se produisit à cette époque un phénomène qui ne mérite d'être mentionné que parce qu'il se retrouve à toutes les périodes importantes de l'histoire. Au moment même où j'écrivais à Gilberte, M. de Guermantes, à peine rentré de la redoute, encore coiffé de son casque, songeait que le lendemain il serait bien forcé d'être officiellement en deuil, et décida d'avancer de huit jours la cure d'eaux qu'il devait faire. Quand il en revint trois semaines après (et pour anticiper puisque je viens seulement de finir ma lettre à Gilberte), les amis du duc qui l'avaient vu, si indifférent au début, devenir un antidreyfusard forcené, restèrent muets de surprise en l'entendant (comme si la cure n'avait pas agi seulement sur la vessie) leur répondre : « Hé bien, le procès sera révisé et il sera acquitté ; on ne peut pas condamner un homme contre lequel il n'y a rien. Avez-vous jamais vu un gaga comme Froberville ? Un officier préparant les Français à la boucherie (pour dire la guerre) ! Étrange époque ! » Or dans l'intervalle, le duc de Guermantes avait connu aux eaux trois charmantes dames (une princesse italienne et ses deux belles-soeurs). En les entendant dire quelques mots sur les livres qu'elles lisaient, sur une pièce qu'on jouait au Casino, le duc avait tout de suite compris qu'il avait à faire à des femmes d'une intellectualité supérieure et avec lesquelles, comme il le disait, il n'était pas de force. Il n'en avait été que plus heureux d'être invité à jouer au bridge par la princesse. Mais à peine arrivé chez elle, comme il lui disait, dans la ferveur de son antidreyfusisme sans nuances : « Hé bien, on ne nous parle plus de la révision du fameux Dreyfus », sa stupéfaction avait été grande d'entendre la princesse et ses belles-soeurs dire : « On n'en a jamais été si près. On ne peut pas retenir au bagne quelqu'un qui n'a rien fait. – Ah ? Ah ? » avait d'abord balbutié le duc, comme à la découverte d'un sobriquet bizarre qui eût été en usage dans cette maison pour tourner en ridicule quelqu'un qu'il avait cru jusque-là intelligent. Mais au bout de quelques jours, comme par lâcheté et esprit d'imitation, on crie : « Eh ! là, Jojotte », sans savoir pourquoi, à un grand artiste qu'on entend appeler ainsi, dans cette maison, le duc, encore tout gêné par la coutume nouvelle, disait cependant : « En effet, s'il n'y a rien contre lui. » Les trois charmantes dames trouvaient qu'il n'allait pas assez vite et le rudoyaient un peu : « Mais au fond personne d'intelligent n'a pu croire qu'il y eût rien. » Chaque fois qu'un fait « écrasant » contre Dreyfus se produisait et que le duc croyant que cela allait convertir les trois dames charmantes, venait le leur annoncer, elles riaient beaucoup et n'avaient pas de peine, avec une grande finesse de dialectique, à lui montrer que l'argument était sans valeur et tout à fait ridicule. Le duc était rentré à Paris dreyfusard enragé. Et certes nous ne prétendons pas que les trois dames charmantes ne fussent pas, dans ce cas-là, messagères de vérité. Mais il est à remarquer que tous les dix ans, quand on a laissé un homme rempli d'une conviction véritable, il arrive qu'un couple intelligent, ou une seule dame charmante, entrent dans sa société et qu'au bout de quelques mois on l'amène à des opinions contraires. Et sur ce point il y a beaucoup de pays qui se comportent comme l'homme sincère, beaucoup de pays qu'on a laissés remplis de haine pour un peuple et qui, six mois après, ont changé de sentiment et renversé leurs alliances.
Je ne vis plus de quelque temps Albertine, mais continuai, à défaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à mon imagination, à voir d'autres fées et leurs demeures, aussi inséparables d'elles que, du mollusque qui la fabriqua et s'en abrite, la valve de nacre ou d'émail ou la tourelle à créneaux de son coquillage. Je n'aurais pas su classer ces dames, la difficulté du problème étant qu'autant qu'insignifiant il était impossible non seulement à résoudre mais à poser. Avant la dame il fallait aborder le féerique hôtel. Or l'une recevant tous les jours après déjeuner les mois d'été, même avant d'arriver chez elle, il avait fallu faire baisser la capote du fiacre, tant tapait dur le soleil dont le souvenir, sans que je m'en rendisse compte, allait entrer dans l'impression totale. Je croyais seulement aller au Cours-la-Reine ; en réalité, avant d'être arrivé dans la réunion dont un homme pratique se fût peut-être moqué, j'avais comme dans un voyage à travers l'Italie, un éblouissement, des délices, dont l'hôtel ne serait plus séparé dans ma mémoire. De plus, à cause de la chaleur de la saison et de l'heure, la dame avait clos hermétiquement les volets dans les vastes salons rectangulaires du rez-de-chaussée où elle recevait. Je reconnaissais mal d'abord la maîtresse de maison et ses visiteurs, même la duchesse de Guermantes, qui de sa voix rauque me demandait de venir m'asseoir auprès d'elle, dans un fauteuil de Beauvais représentant L'Enlèvement d'Europe. Puis je distinguais sur les murs les vastes tapisseries du XVIIIe siècle représentant des vaisseaux aux mâts fleuris de roses trémières, au-dessous desquels je me trouvais comme dans le palais non de la Seine mais de Neptune, au bord du fleuve Océan, où la duchesse de Guermantes devenait comme une divinité des eaux. Je n'en finirais pas si j'énumérais tous les salons différents de celui-là. Cet exemple suffit à montrer que je faisais entrer dans mes jugements mondains des impressions poétiques que je ne faisais jamais entrer en ligne de compte au moment de faire le total, si bien que, quand je calculais les mérites d'un salon, mon addition n'était jamais juste.
Certes ces causes d'erreur étaient loin d'être les seules, mais je n'ai plus le temps, avant mon départ pour Balbec (où pour mon malheur je vais faire un second séjour qui sera aussi le dernier), de commencer des peintures du monde qui trouveront leur place bien plus tard. Disons seulement qu'à cette première fausse raison (ma vie relativement frivole et qui faisait supposer l'amour du monde) de ma lettre à Gilberte et du retour aux Swann qu'elle semblait indiquer, Odette aurait pu en ajouter tout aussi inexactement une seconde. Je n'ai imaginé jusqu'ici les aspects différents que le monde prend pour une même personne qu'en supposant que le monde ne change pas : si la même dame qui ne connaissait personne va chez tout le monde, et que telle autre qui avait une position dominante est délaissée, on est tenté d'y voir uniquement de ces hauts et bas purement personnels qui de temps à autre amènent dans une même société, à la suite de spéculations de bourse, une ruine retentissante ou un enrichissement inespéré. Or ce n'est pas seulement cela. Dans une certaine mesure les manifestations mondaines (fort inférieures aux mouvements artistiques, aux crises politiques, à l'évolution qui porte le goût public vers le théâtre d'idées, puis vers la peinture impressionniste, puis vers la musique allemande et complexe, puis vers la musique russe et simple, ou vers les idées sociales, les idées de justice, la réaction religieuse, le sursaut patriotique) en sont cependant le reflet lointain, brisé, incertain, trouble, changeant. De sorte que même les salons ne peuvent être dépeints dans une immobilité statique qui a pu convenir jusqu'ici à l'étude des caractères, lesquels devront eux aussi être comme entraînés dans un mouvement quasi historique. Le goût de nouveauté qui porte les hommes du monde plus ou moins sincèrement avides de se renseigner sur l'évolution intellectuelle à fréquenter les milieux où ils peuvent suivre celle-ci, leur fait préférer d'habitude quelque maîtresse de maison jusque-là inédite, qui représente encore toutes fraîches les espérances de mentalité supérieure si fanées et défraîchies chez les femmes qui ont exercé depuis longtemps le pouvoir mondain, desquelles ils connaissent le fort et le faible et qui ne parlent plus à leur imagination. Et chaque époque se trouve ainsi personnifiée dans des femmes nouvelles, dans un nouveau groupe de femmes, qui, rattachées étroitement à ce qui pique les curiosités les plus neuves, semblent, dans leur toilette, apparaître seulement à ce moment-là, comme une espèce inconnue, née du dernier déluge, beautés irrésistibles de chaque nouveau Consulat, de chaque nouveau Directoire. Mais très souvent les maîtresses de maison nouvelles sont tout simplement, comme certains hommes d'État dont c'est le premier ministère mais qui depuis quarante ans frappaient à toutes les portes sans se les voir ouvrir, des femmes qui n'étaient pas connues de la société mais n'en recevaient pas moins, depuis fort longtemps, et faute de mieux, quelques « rares intimes ». Certes, ce n'est pas toujours le cas, et quand avec l'efflorescence prodigieuse des Ballets russes, révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist, du génie de Stravinski, la princesse Yourbeletieff, jeune marraine de tous ces grands hommes nouveaux, apparut portant sur la tête une immense aigrette tremblante inconnue des Parisiennes et qu'elles cherchèrent toutes à imiter, on put croire que cette merveilleuse créature avait été apportée dans leurs innombrables bagages et comme leur plus précieux trésor, par les danseurs russes ; mais quand à côté d'elle, dans son avant-scène, nous verrons, à toutes les représentations des « Russes », siéger comme une véritable fée, ignorée jusqu'à ce jour de l'aristocratie, Mme Verdurin, nous pourrons répondre aux gens du monde qui croiront aisément Mme Verdurin fraîchement débarquée avec la troupe de Diaghilev, que cette dame avait déjà existé dans des temps différents, et passé par divers avatars dont celui-là ne différait qu'en ce qu'il était le premier qui amenait enfin, désormais assuré, et en marche d'un pas de plus en plus rapide, le succès si longtemps et si vainement attendu par la Patronne. Pour Mme Swann, il est vrai, la nouveauté qu'elle représentait n'avait pas le même caractère collectif. Son salon s'était cristallisé autour d'un homme, d'un mourant, qui avait presque tout d'un coup passé, aux moments où son talent s'épuisait, de l'obscurité à la grande gloire. L'engouement pour les oeuvres de Bergotte était immense. Il passait toute la journée, exhibé, chez Mme Swann qui chuchotait à un homme influent : « Je lui parlerai, il vous fera un article. » Il était du reste en état de le faire, et même un petit acte pour Mme Swann. Plus près de la mort, il allait un peu moins mal qu'au temps où il venait prendre des nouvelles de ma grand-mère. C'est que de grandes douleurs physiques lui avaient imposé un régime. La maladie est le plus écouté des médecins : à la bonté, au savoir on ne fait que promettre ; on obéit à la souffrance.
Certes le petit clan des Verdurin avait actuellement un intérêt autrement vivant que le salon légèrement nationaliste, plus encore littéraire, et avant tout bergottique, de Mme Swann. Le petit clan était en effet le centre actif d'une longue crise politique arrivée à son maximum d'intensité : le dreyfusisme. Mais les gens du monde étaient pour la plupart tellement antirévisionnistes, qu'un salon dreyfusien semblait quelque chose d'aussi impossible qu'à une autre époque un salon communard. La princesse de Caprarola, qui avait fait la connaissance de Mme Verdurin à propos d'une grande exposition qu'elle avait organisée, avait bien été rendre à celle-ci une longue visite, dans l'espoir de débaucher quelques éléments intéressants du petit clan et de les agréger à son propre salon, visite au cours de laquelle la princesse (jouant au petit pied les duchesses de Guermantes) avait pris la contrepartie des opinions reçues, déclaré les gens de son monde idiots, ce que Mme Verdurin avait trouvé d'un grand courage. Mais ce courage ne devait pas aller plus tard jusqu'à oser, sous le feu des regards de dames nationalistes, saluer Mme Verdurin aux courses de Balbec. Pour Mme Swann, les antidreyfusards lui savaient, au contraire, gré d'être « bien pensante », ce à quoi, mariée à un Juif, elle avait un mérite double. Néanmoins les personnes qui n'étaient jamais allées chez elle s'imaginaient qu'elle recevait seulement quelques Israélites obscurs et des élèves de Bergotte. On classe ainsi des femmes autrement qualifiées que Mme Swann au dernier rang de l'échelle sociale, soit à cause de leurs origines, soit parce qu'elles n'aiment pas les dîners en ville et les soirées où on ne les voit jamais, ce qu'on suppose faussement dû à ce qu'elles n'auraient pas été invitées, soit parce qu'elles ne parlent jamais de leurs amitiés mondaines mais seulement de littérature et d'art, soit parce que les gens se cachent d'aller chez elles, ou que pour ne pas faire d'impolitesse aux autres elles se cachent de les recevoir, enfin pour mille raisons qui achèvent de faire de telle ou telle d'entre elles, aux yeux de certains, la femme qu'on ne reçoit pas. Il en était ainsi pour Odette. Mme d'Épinoy, à l'occasion d'un versement qu'elle désirait pour la « Patrie française », ayant eu à aller la voir, comme elle serait entrée chez sa mercière, convaincue d'ailleurs qu'elle ne trouverait que des visages, non pas même méprisés mais inconnus, resta clouée sur la place quand la porte s'ouvrit, non sur le salon qu'elle supposait mais sur une salle magique où, comme grâce à un changement à vue dans une féerie, elle reconnut dans des figurantes éblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises sur des fauteuils, appelant la maîtresse de maison par son petit nom, les altesses, les duchesses qu'elle-même, la princesse d'Épinoy, avait grand-peine à attirer chez elle, et auxquelles en ce moment, sous les yeux bienveillants d'Odette, le marquis du Lau, le comte Louis de Turenne, le prince Borghèse, le duc d'Estrées, portant l'orangeade et les petits fours, servaient de panetiers et d'échansons. La princesse d'Épinoy, comme elle mettait, sans s'en rendre compte, la qualité mondaine à l'intérieur des êtres, fut obligée de désincarner Mme Swann et de la réincarner en une femme élégante. L'ignorance de la vie réelle que mènent les femmes qui ne l'exposent pas dans les journaux, tend ainsi sur certaines situations (contribuant par là à diversifier les salons) un voile de mystère. Pour Odette, au commencement, quelques hommes de la plus haute société, curieux de connaître Bergotte, avaient été dîner chez elle dans l'intimité. Elle avait eu le tact récemment acquis de n'en pas faire étalage ; ils trouvaient là – souvenir peut-être du petit noyau dont Odette avait gardé, depuis le schisme, les traditions – le couvert mis, etc. Odette les emmenait avec Bergotte que cela achevait d'ailleurs de tuer, aux « premières » intéressantes. Ils parlèrent d'elle à quelques femmes de leur monde capables de s'intéresser à tant de nouveauté. Elles étaient persuadées qu'Odette, intime de Bergotte, avait plus ou moins collaboré à ses oeuvres, et la croyaient mille fois plus intelligente que les femmes les plus remarquables du Faubourg, pour la même raison qu'elles mettaient tout leur espoir politique en certains républicains bon teint comme Doumer et M. Deschanel, tandis qu'elles voyaient la France aux abîmes si elle était confiée au personnel monarchiste qu'elles recevaient à dîner, aux Charette, aux Doudeauville, etc. Ce changement de la situation d'Odette s'accomplissait de sa part avec une discrétion qui le rendait plus sûr et plus rapide, mais ne le laissait nullement soupçonner du public enclin à s'en remettre aux chroniques du Gaulois des progrès ou de la décadence d'un salon, de sorte qu'un jour, à une répétition générale d'une pièce de Bergotte donnée dans une salle des plus élégantes au bénéfice d'une oeuvre de charité, ce fut un vrai coup de théâtre quand on vit dans la loge de face, qui était celle de l'auteur, venir s'asseoir à côté de Mme Swann, Mme de Marsantes et celle qui par l'effacement progressif de la duchesse de Guermantes (rassasiée d'honneurs, et s'annihilant par moindre effort), était en train de devenir la lionne, la reine du temps, la comtesse Molé. « Quand nous ne nous doutions pas même qu'elle avait commencé à monter », se dit-on d'Odette au moment où on vit entrer la comtesse Molé dans la loge, « elle a franchi le dernier échelon. » De sorte que Mme Swann pouvait croire que c'était par snobisme que je me rapprochais de sa fille. Odette, malgré ses brillantes amies, n'écouta pas moins la pièce avec une extrême attention comme si elle eût été là seulement pour l'entendre, de même que jadis elle traversait le Bois par hygiène et pour faire de l'exercice. Des hommes qui étaient jadis moins empressés autour d'elle vinrent au balcon, dérangeant tout le monde, se suspendre à sa main pour approcher le cercle imposant dont elle était environnée. Elle, avec un sourire plutôt encore d'amabilité que d'ironie, répondait patiemment à leurs questions, affectant plus de calme qu'on n'aurait cru et qui était peut-être sincère, cette exhibition n'étant que l'exhibition tardive d'une intimité habituelle et discrètement cachée. Derrière ces trois dames attirant tous les yeux était Bergotte entouré par le prince d'Agrigente, le comte Louis de Turenne, et le marquis de Bréauté. Et il est aisé de comprendre que, pour des hommes qui étaient reçus partout et qui ne pouvaient plus attendre une surélévation que de recherches d'originalité, cette démonstration de leur valeur qu'ils croyaient faire en se laissant attirer par une maîtresse de maison réputée de haute intellectualité et auprès de qui ils s'attendaient à rencontrer tous les auteurs dramatiques et tous les romanciers en vogue, était plus excitante et vivante que ces soirées chez la princesse de Guermantes, lesquelles, sans aucun programme et attrait nouveau, se succédaient depuis tant d'années, plus ou moins pareilles à celle que nous avons si longuement décrite. Dans ce grand monde-là, celui des Guermantes, d'où la curiosité se détournait un peu, les modes intellectuelles nouvelles ne s'incarnaient pas en divertissements à leur image, comme en ces bluettes de Bergotte écrites pour Mme Swann, comme en ces véritables séances de Salut Public (si le monde avait pu s'intéresser à l'affaire Dreyfus) où chez Mme Verdurin se réunissaient Picquart, Clemenceau, Zola, Reinach et Labori.
Gilberte servait aussi à la situation de sa mère, car un oncle de Swann venait de laisser près de quatre-vingts millions à la jeune fille, ce qui faisait que le faubourg Saint-Germain commençait à penser à elle. Le revers de la médaille était que Swann d'ailleurs mourant avait des opinions dreyfusistes, mais cela même ne nuisait pas à sa femme et même lui rendait service. Cela ne lui nuisait pas parce qu'on disait : « Il est gâteux, idiot, on ne s'occupe pas de lui, il n'y a que sa femme qui compte et elle est charmante. » Mais même le dreyfusisme de Swann était utile à Odette. Livrée à elle-même elle se fût peut-être laissée aller à faire aux femmes chic des avances qui l'eussent perdue. Tandis que les soirs où elle traînait son mari dîner dans le faubourg Saint-Germain, Swann, restant farouchement dans son coin, ne se gênait pas, s'il voyait Odette se faire présenter à quelque dame nationaliste, de dire à haute voix : « Mais voyons, Odette, vous êtes folle. Je vous prie de rester tranquille. Ce serait une platitude de votre part de vous faire présenter à des antisémites. Je vous le défends. » Les gens du monde après qui chacun court ne sont habitués ni à tant de fierté ni à tant de mauvaise éducation. Pour la première fois ils voyaient quelqu'un qui se croyait « plus » qu'eux. On se racontait ces grognements de Swann, et les cartes cornées pleuvaient chez Odette. Quand celle-ci était en visite chez Mme d'Arpajon, c'était un vif et sympathique mouvement de curiosité. « Ça ne vous a pas ennuyée que je vous l'aie présentée, disait Mme d'Arpajon. Elle est très gentille. C'est Marie de Marsantes qui me l'a fait connaître. Mais non, au contraire, il paraît qu'elle est tout ce qu'il y a de plus intelligente, elle est charmante. Je désirais au contraire la rencontrer ; dites-moi donc où elle demeure. » Mme d'Arpajon disait à Mme Swann qu'elle s'était beaucoup amusée chez elle l'avant-veille et avait lâché avec joie pour elle Mme de Saint-Euverte. Et c'était vrai, car préférer Mme Swann c'était montrer qu'on était intelligent, comme d'aller au concert au lieu d'aller à un thé. Mais quand Mme de Saint-Euverte venait chez Mme d'Arpajon en même temps qu'Odette, comme Mme de Saint-Euverte était très snob et que Mme d'Arpajon tout en la traitant d'assez haut tenait à ses réceptions, Mme d'Arpajon ne présentait pas Odette pour que Mme de Saint-Euverte ne sût pas qui c'était. La marquise s'imaginait que ce devait être quelque princesse qui sortait très peu pour qu'elle ne l'eût jamais vue, prolongeait sa visite, répondait indirectement à ce que disait Odette, mais Mme d'Arpajon restait de fer. Et quand Mme de Saint-Euverte vaincue s'en allait : « Je ne vous ai pas présentée, disait la maîtresse de maison à Odette, parce qu'on n'aime pas beaucoup aller chez elle et elle invite énormément ; vous n'auriez pas pu vous en dépêtrer. Oh ! cela ne fait rien », disait Odette avec un regret. Mais elle gardait l'idée qu'on n'aimait pas aller chez Mme de Saint-Euverte, ce qui dans une certaine mesure était vrai, et elle en concluait qu'elle avait une situation très supérieure à Mme de Saint-Euverte bien que celle-ci en eût une très grande, et Odette encore aucune.
Elle ne s'en rendait pas compte, et bien que toutes les amies de Mme de Guermantes fussent liées avec Mme d'Arpajon, quand celle-ci invitait Mme Swann, Odette disait d'un air scrupuleux : « Je vais chez Mme d'Arpajon, mais vous allez me trouver bien vieux jeu ; cela me choque, à cause de Mme de Guermantes » (qu'elle ne connaissait pas du reste). Les hommes distingués pensaient que le fait que Mme Swann connût peu de gens du grand monde tenait à ce qu'elle devait être une femme supérieure, probablement une grande musicienne, et que ce serait une espèce de titre extra-mondain, comme pour un duc d'être docteur ès sciences, que d'aller chez elle. Les femmes complètement nulles étaient attirées vers Odette par une raison contraire ; apprenant qu'elle allait au concert Colonne et se déclarait wagnérienne, elles en concluaient que ce devait être une « farceuse », et elles étaient fort allumées par l'idée de la connaître. Mais peu assurées dans leur propre situation, elles craignaient de se compromettre en public en ayant l'air liées avec Odette et si dans un concert de charité elles apercevaient Mme Swann, elles détournaient la tête, jugeant impossible de saluer sous les yeux de Mme de Rochechouart une femme qui était bien capable d'être allée à Bayreuth – ce qui voulait dire faire les cent dix-neuf coups.
Chaque personne en visite chez une autre devenait différente. Sans parler des métamorphoses merveilleuses qui s'accomplissaient ainsi chez les fées, dans le salon de Mme Swann, M. de Bréauté, soudain mis en valeur par l'absence des gens qui l'entouraient d'habitude, par l'air de satisfaction qu'il avait de se trouver là aussi bien que si au lieu d'aller à une fête il avait chaussé des besicles pour s'enfermer à lire La Revue des Deux Mondes, par le rite mystérieux qu'il avait l'air d'accomplir en venant voir Odette, M. de Bréauté lui-même semblait un homme nouveau. J'aurais beaucoup donné pour voir quelles altérations la duchesse de Montmorency-Luxembourg aurait subies dans ce milieu nouveau. Mais elle était une des personnes à qui jamais on ne pourrait présenter Odette. Mme de Montmorency, beaucoup plus bienveillante pour Oriane que celle-ci n'était pour elle, m'étonnait beaucoup en me disant à propos de Mme de Guermantes : « Elle connaît des gens d'esprit, tout le monde l'aime, je crois que si elle avait eu un peu plus d'esprit de suite, elle serait arrivée à se faire un salon. La vérité est qu'elle n'y tenait pas, elle a bien raison, elle est heureuse comme cela, recherchée de tous. » Si Mme de Guermantes n'avait pas un « salon », alors qu'est-ce que c'était qu'un « salon » ? La stupéfaction où me jetèrent ces paroles n'était pas plus grande que celle que je causai à Mme de Guermantes en lui disant que j'aimais bien aller chez Mme de Montmorency. Oriane la trouvait une vieille crétine. « Encore moi, disait-elle, j'y suis forcée, c'est ma tante ; mais vous ! Elle ne sait même pas attirer les gens agréables. » Mme de Guermantes ne se rendait pas compte que les gens agréables me laissaient froid, que quand elle me disait « salon Arpajon » je voyais un papillon jaune, et « salon Swann » (Mme Swann était chez elle l'hiver de six à sept) un papillon noir aux ailes feutrées de neige. Encore ce dernier salon, qui n'en était pas un, elle le jugeait, bien qu'inaccessible pour elle, excusable pour moi, à cause des « gens d'esprit ». Mais Mme de Luxembourg ! Si j'eusse déjà « produit » quelque chose qui eût été remarqué, elle eût conclu qu'une part de snobisme peut s'allier au talent. Et je mis le comble à sa déception ; je lui avouai que je n'allais pas chez Mme de Montmorency (comme elle croyait) pour « prendre des notes » et « faire une étude ». Mme de Guermantes ne se trompait du reste pas plus que les romanciers mondains qui analysent cruellement du dehors les actes d'un snob ou prétendu tel, mais ne se placent jamais à l'intérieur de celui-ci, à l'époque où fleurit dans l'imagination tout un printemps social. Moi-même, quand je voulus savoir quel si grand plaisir j'éprouvais à aller chez Mme de Montmorency, je fus un peu désappointé. Elle habitait, dans le faubourg Saint-Germain, une vieille demeure remplie de pavillons que séparaient de petits jardins. Sous la voûte, une statuette, qu'on disait de Falconet, représentait une source d'où, du reste, une humidité perpétuelle suintait. Un peu plus loin la concierge, toujours les yeux rouges, soit chagrin, soit neurasthénie, soit migraine, soit rhume, ne vous répondait jamais, vous faisait un geste vague indiquant que la duchesse était là et laissait tomber de ses paupières quelques gouttes au-dessus d'un bol rempli de « ne m'oubliez pas ». Le plaisir que j'avais à voir la statuette, parce qu'elle me faisait penser à un petit jardinier en plâtre qu'il y avait dans un jardin de Combray, n'était rien auprès de celui que me causaient le grand escalier humide et sonore, plein d'échos, comme celui de certains établissements de bains d'autrefois, aux vases remplis de cinéraires – bleu sur bleu – dans l'antichambre, et surtout le tintement de la sonnette, qui était exactement celui de la chambre d'Eulalie. Ce tintement mettait le comble à mon enthousiasme mais me semblait trop humble pour que je le pusse expliquer à Mme de Montmorency, de sorte que cette dame me voyait toujours dans un ravissement dont elle ne devina jamais la cause.
LES INTERMITTENCES DU COEUR
Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la première. Le directeur était venu en personne m'attendre à Pont-à-Couleuvre, répétant combien il tenait à sa clientèle titrée, ce qui me fit craindre qu'il m'anoblît jusqu'à ce que j'eusse compris que dans l'obscurité de sa mémoire grammaticale, titrée signifiait simplement attitrée. Du reste au fur et à mesure qu'il apprenait de nouvelles langues, il parlait plus mal les anciennes. Il m'annonça qu'il m'avait logé tout en haut de l'hôtel. « J'espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manque d'impolitesse, j'étais ennuyé de vous donner une chambre dont vous êtes indigne, mais je l'ai fait rapport au bruit, parce que comme cela vous n'aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer le trépan (pour tympan). Soyez tranquille, je ferai fermer les fenêtres pour qu'elles ne battent pas. Là-dessus je suis intolérable » (ces mots n'exprimant pas sa pensée, laquelle était qu'on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, mais peut-être bien celle de ses valets d'étage). Les chambres étaient d'ailleurs celles du premier séjour. Elles n'étaient pas plus bas mais j'avais monté dans l'estime du directeur. Je pourrais faire faire du feu si cela me plaisait (car sur l'ordre des médecins j'étais parti dès Pâques), mais il craignait qu'il n'y eût des « fixures » dans le plafond. « Surtout attendez toujours pour rallumer une flambée que la précédente soit consommée (pour consumée). Car l'important c'est d'éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée, d'autant plus que pour égayer un peu j'ai fait placer dessus une grande postiche en vieux Chine, que cela pourrait abîmer. »
Il m'apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier de Cherbourg : « C'était un vieux routinier », dit-il (probablement pour roublard) et me laissa entendre que sa fin avait été avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait de débauches. « Déjà depuis quelque temps je remarquais qu'après le dîner il s'accroupissait dans le salon (sans doute pour s'assoupissait). Les derniers temps, il était tellement changé que si l'on n'avait pas su que c'était lui, à le voir il était à peine reconnaissant » (pour reconnaissable sans doute).
Compensation heureuse, le premier président de Caen venait de recevoir la « cravache » de commandeur de la Légion d'honneur. « Sûr et certain qu'il a des capacités mais paraît qu'on la lui a donnée surtout à cause de sa grande impuissance. » On revenait du reste sur cette décoration dans L'Écho de Paris de la veille, dont le directeur n'avait encore lu que « le premier paraphe » (pour paragraphe). La politique de M. Caillaux y était bien arrangée. « Je trouve du reste qu'ils ont raison, dit-il. Il nous met trop sous la coupole de l'Allemagne » (sous la coupe). Comme ce genre de sujet traité par un hôtelier me paraissait ennuyeux, je cessai d'écouter. Je pensais aux images qui m'avaient décidé de retourner à Balbec. Elles étaient bien différentes de celles d'autrefois, la vision que je venais chercher était aussi éclatante que la première était brumeuse ; elles ne devaient pas moins me décevoir. Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables que celles que l'imagination avait formées et la réalité détruites. Il n'y a pas de raison pour qu'en dehors de nous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire que ceux du rêve. Et puis une réalité nouvelle nous fera peut-être oublier, détester même les désirs à cause desquels nous étions partis.
Ceux qui m'avaient fait partir pour Balbec tenaient en partie à ce que les Verdurin (des invitations de qui je n'avais jamais profité, et qui seraient certainement heureux de me recevoir, si j'allais à la campagne m'excuser de n'avoir jamais pu leur faire une visite à Paris), sachant que plusieurs fidèles passeraient les vacances sur cette côte, et ayant à cause de cela loué pour toute la saison un des châteaux de M. de Cambremer (La Raspelière), y avaient invité Mme Putbus. Le soir où je l'avais appris (à Paris), j'envoyai, en véritable fou, notre jeune valet de pied s'informer si cette dame emmènerait à Balbec sa camériste. Il était onze heures du soir. Le concierge mit longtemps à ouvrir et par miracle n'envoya pas promener mon messager, ne fit pas appeler la police, se contenta de le recevoir très mal, tout en lui fournissant le renseignement désiré. Il dit qu'en effet la première femme de chambre accompagnerait sa maîtresse, d'abord aux eaux en Allemagne, puis à Biarritz, et pour finir, chez Mme Verdurin. Dès lors j'avais été tranquille et content d'avoir ce pain sur la planche. J'avais pu me dispenser de ces poursuites dans les rues où j'étais dépourvu auprès des beautés rencontrées de cette lettre d'introduction que serait auprès du « Giorgione » d'avoir dîné le soir même, chez les Verdurin, avec sa maîtresse. D'ailleurs elle aurait peut-être meilleure idée de moi encore en sachant que je connaissais non seulement les bourgeois locataires de La Raspelière mais ses propriétaires, et surtout Saint-Loup qui, ne pouvant me recommander à distance à la femme de chambre (celle-ci ignorant le nom de Robert), avait écrit pour moi une lettre chaleureuse aux Cambremer. Il pensait qu'en dehors de toute l'utilité dont ils me pourraient être, Mme de Cambremer, la belle-fille née Legrandin, m'intéresserait en causant avec moi. « C'est une femme intelligente », m'avait-il assuré. « Jusqu'à un certain point, naturellement. Elle ne te dira pas des choses définitives » (les choses « définitives » avaient été substituées aux choses « sublimes » par Robert qui modifiait, tous les cinq ou six ans, quelques-unes de ses expressions favorites tout en conservant les principales), « mais c'est une nature, elle a une personnalité, de l'intuition, elle jette à propos la parole qu'il faut. De temps en temps elle est énervante, elle lance des bêtises pour “faire gratin”, ce qui est d'autant plus ridicule que rien n'est moins élégant que les Cambremer, elle n'est pas toujours à la page, mais, somme toute, elle est encore dans les personnes les plus supportables à fréquenter. »
Aussitôt que la recommandation de Robert leur était parvenue, les Cambremer, soit snobisme qui leur faisait désirer d'être indirectement aimables pour Saint-Loup, soit reconnaissance de ce qu'il avait été pour un de leurs neveux à Doncières, et plus probablement surtout par bonté et traditions hospitalières, avaient écrit de longues lettres demandant que j'habitasse chez eux, et si je préférais être plus indépendant, s'offrant à me chercher un logis. Quand Saint-Loup leur eut objecté que j'habiterais le Grand-Hôtel de Balbec, ils répondirent que, du moins, ils attendaient une visite dès mon arrivée et si elle tardait trop, ne manqueraient pas de venir me relancer pour m'inviter à leurs garden-parties.
Sans doute rien ne rattachait d'une façon essentielle la femme de chambre de Mme Putbus au pays de Balbec ; elle n'y serait pas pour moi comme la paysanne que seul sur la route de Méséglise, j'avais si souvent appelée en vain, de toute la force de mon désir.
Mais j'avais depuis longtemps cessé de chercher à extraire d'une femme comme la racine carrée de son inconnu, lequel ne résistait pas souvent à une simple présentation. Du moins à Balbec où je n'étais pas allé depuis longtemps, j'aurais cet avantage, à défaut du rapport nécessaire qui n'existait pas entre le pays et cette femme, que le sentiment de la réalité n'y serait pas supprimé pour moi par l'habitude comme à Paris où, soit dans ma propre maison, soit dans une chambre connue, le plaisir auprès d'une femme ne pouvait pas me donner un instant l'illusion, au milieu des choses quotidiennes, qu'il m'ouvrait accès à une nouvelle vie. (Car si l'habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n'a ni les cruautés ni les enchantements.) Or cette illusion, je l'aurais peut-être dans un pays nouveau où renaît la sensibilité, devant un rayon de soleil, et où justement achèverait de m'exalter la femme de chambre que je désirais : or on verra les circonstances faire non seulement que cette femme ne vint pas à Balbec, mais que je ne redoutai rien tant qu'elle y pût venir, de sorte que ce but principal de mon voyage ne fut ni atteint ni même poursuivi. Certes Mme Putbus ne devait pas aller aussi tôt dans la saison chez les Verdurin ; mais ces plaisirs qu'on a choisis peuvent être lointains si leur venue est assurée et que dans leur attente on puisse se livrer d'ici là à la paresse de chercher à plaire et à l'impuissance d'aimer. Au reste, à Balbec, je n'allais pas dans un esprit aussi peu pratique que la première fois ; il y a toujours moins d'égoïsme dans l'imagination pure que dans le souvenir ; et je savais que j'allais précisément me trouver dans un de ces lieux où foisonnent les belles inconnues ; une plage n'en offre pas moins qu'un bal, et je pensais d'avance aux promenades devant l'hôtel, sur la digue, avec ce même genre de plaisir que Mme de Guermantes m'aurait procuré si, au lieu de me faire inviter dans des dîners brillants, elle avait donné plus souvent mon nom pour leurs listes de cavaliers aux maîtresses de maison chez qui l'on dansait. Faire des connaissances féminines à Balbec me serait aussi facile que cela m'avait été malaisé autrefois, car j'y avais maintenant autant de relations et d'appuis que j'en étais dénué à mon premier voyage.
Je fus tiré de ma rêverie par la voix du directeur dont je n'avais pas écouté les dissertations politiques. Changeant de sujet, il me dit la joie du premier président en apprenant mon arrivée et qu'il viendrait me voir dans ma chambre, le soir même. La pensée de cette visite m'effraya si fort, car je commençais à me sentir fatigué, que je le priai d'y mettre obstacle (ce qu'il me promit) et pour plus de sûreté de faire, pour le premier soir, monter la garde à mon étage par ses employés. Il ne paraissait pas les aimer beaucoup. « Je suis tout le temps obligé de courir après eux parce qu'ils manquent trop d'inertie. Si je n'étais pas là ils ne bougeraient pas. Je mettrai le liftier de planton à votre porte. » Je demandai s'il était enfin « chef des chasseurs ». « Il n'est pas encore assez vieux dans la maison, me répondit-il. Il a des camarades plus âgés que lui, cela ferait crier. En toutes choses il faut des granulations. Je reconnais qu'il a une bonne aptitude (pour attitude) devant son ascenseur. Mais c'est encore un peu jeune pour des situations pareilles. Avec d'autres qui sont trop anciens, cela ferait contraste. Ça manque un peu de sérieux, ce qui est la qualité primitive (sans doute la qualité primordiale, la qualité la plus importante). Il faut qu'il ait un peu plus de plomb dans l'aile (mon interlocuteur voulait dire dans la tête). Du reste il n'a qu'à se fier à moi. Je m'y connais. Avant de prendre mes galons comme directeur du Grand-Hôtel, j'ai fait mes premières armes sous M. Paillard. » Cette comparaison m'impressionna et je remerciai le directeur d'être venu lui-même jusqu'à Pont-à-Couleuvre. « Oh ! de rien. Cela ne m'a fait perdre qu'un temps infini » (pour infime). Du reste nous étions arrivés.
Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d'une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s'enfla, remplie d'une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L'être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l'âme, c'était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques, dans un moment où je n'avais plus rien de moi, était entré, et qui m'avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le contenu et me l'apportait). Je venais d'apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu'elle avait été ce premier soir d'arrivée ; le visage de ma grand-mère, non pas de celle que je m'étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n'avait d'elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. Cette réalité n'existe pas pour nous tant qu'elle n'a pas été recréée par notre pensée (sans cela les hommes qui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de grands poètes épiques) ; et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n'était qu'à l'instant – plus d'une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments – que je venais d'apprendre qu'elle était morte. J'avais souvent parlé d'elle depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sous mes paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel, il n'y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand-mère, parce que, dans ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à la voir malade, je ne contenais en moi qu'à l'état virtuel le souvenir de ce qu'elle avait été. À n'importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n'a qu'une valeur presque fictive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu'il s'agisse d'ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de l'imagination, et pour moi par exemple, tout autant que de l'ancien nom de Guermantes, de celles combien plus graves, du souvenir vrai de ma grand-mère. Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du coeur. C'est sans doute l'existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu'elles s'échappent ou reviennent. En tous cas si elles restent en nous, c'est la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des souvenirs d'ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir d'expulser tout ce qui leur est incompatible, d'installer seul en nous, le moi qui les vécut. Or comme celui que je venais subitement de redevenir n'avait pas existé depuis ce soir lointain où ma grand-mère m'avait déshabillé à mon arrivée à Balbec, ce fut tout naturellement, non pas après la journée actuelle que ce moi ignorait, mais – comme s'il y avait dans le temps des séries différentes et parallèles – sans solution de continuité, tout de suite après le premier soir d'autrefois, que j'adhérai à la minute où ma grand-mère s'était penchée vers moi. Le moi que j'étais alors et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de moi qu'il me semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui n'étaient pourtant plus qu'un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui s'enfuit. Je n'étais plus que cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sa grand-mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant des baisers, cet être que j'aurais eu à me figurer, quand j'étais tel ou tel de ceux qui s'étaient succédé en moi depuis quelque temps, autant de difficulté que maintenant il m'eût fallu d'efforts, stériles d'ailleurs, pour ressentir les désirs et les joies de l'un de ceux que, pour un temps du moins, je n'étais plus. Je me rappelais comme, une heure avant le moment où ma grand-mère s'était penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines, errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier, j'avais cru que je ne pourrais jamais dans le besoin que j'avais de l'embrasser, attendre l'heure qu'il me fallait encore passer sans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savais que je pouvais attendre des heures après des heures, qu'elle ne serait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrir parce que je venais, en la sentant pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon coeur à le briser, en la retrouvant enfin, d'apprendre que je l'avais perdue pour toujours. Perdue pour toujours ; je ne pouvais comprendre et je m'exerçais à subir la souffrance de cette contradiction : d'une part, une existence, une tendresse, survivantes en moi telles que je les avais connues, c'est-à-dire faites pour moi, un amour où tout trouvait tellement en moi son complément, son but, sa constante direction, que le génie de grands hommes, tous les génies qui avaient pu exister depuis le commencement du monde n'eussent pas valu pour ma grand-mère un seul de mes défauts ; et d'autre part, aussitôt que j'avais revécu, comme présente, cette félicité, la sentir traversée par la certitude, s'élançant comme une douleur physique à répétition, d'un néant qui avait effacé mon image de cette tendresse, qui avait détruit cette existence, aboli rétrospectivement notre mutuelle prédestination, fait de ma grand-mère, au moment où je la retrouvais comme dans un miroir, une simple étrangère qu'un hasard a fait passer quelques années auprès de moi, comme cela aurait pu être auprès de tout autre, mais pour qui, avant et après, je n'étais rien, je ne serais rien.
Au lieu des plaisirs que j'avais eus depuis quelque temps, le seul qu'il m'eût été possible de goûter en ce moment c'eût été, retouchant le passé, de diminuer les douleurs que ma grand-mère avait autrefois ressenties. Or, je ne me la rappelais pas seulement dans cette robe de chambre, vêtement approprié, au point d'en devenir presque symbolique, aux fatigues, malsaines sans doute, mais douces aussi, qu'elle prenait pour moi ; peu à peu voici que je me souvenais de toutes les occasions que j'avais saisies, en lui laissant voir, en lui exagérant au besoin mes souffrances, de lui faire une peine que je m'imaginais ensuite effacée par mes baisers comme si ma tendresse eût été aussi capable que mon bonheur de faire le sien ; et pis que cela, moi qui ne concevais plus de bonheur maintenant qu'à en pouvoir retrouver répandu dans mon souvenir sur les plans de ce visage modelés et inclinés par la tendresse, j'avais mis autrefois une rage insensée à chercher d'en extirper jusqu'aux plus petits plaisirs, tel ce jour où Saint-Loup avait fait la photographie de grand-mère et où ayant peine à dissimuler à celle-ci la puérilité presque ridicule de la coquetterie qu'elle mettait à poser, avec son chapeau à grands bords, dans un demi-jour seyant, je m'étais laissé aller à murmurer quelques mots impatientés et blessants, qui, je l'avais senti à une contraction de son visage, avaient porté, l'avaient atteinte ; c'était moi qu'ils déchiraient maintenant qu'était impossible à jamais la consolation de mille baisers.
Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction de sa figure, et cette souffrance de son coeur ou plutôt du mien ; car comme les morts n'existent plus qu'en nous, c'est nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assenés. Ces douleurs, si cruelles qu'elles fussent, je m'y attachais de toutes mes forces, car je sentais bien qu'elles étaient l'effet du souvenir de ma grand-mère, la preuve que ce souvenir que j'avais était bien présent en moi. Je sentais que je ne me la rappelais vraiment que par la douleur et j'aurais voulu que s'enfonçassent plus solidement encore en moi ces clous qui y rivaient sa mémoire. Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l'embellir, à feindre que ma grand-mère ne fût qu'absente et momentanément invisible, en adressant à sa photographie (celle que Saint-Loup avait faite et que j'avais avec moi) des paroles et des prières comme à un être séparé de nous mais qui, resté individuel, nous connaît et nous reste relié par une indissoluble harmonie. Jamais je ne le fis, car je ne tenais pas seulement à souffrir, mais à respecter l'originalité de ma souffrance telle que je l'avais subie tout d'un coup sans le vouloir, et je voulais continuer à la subir, suivant ses lois à elle, à chaque fois que revenait cette contradiction si étrange de la survivance et du néant entrecroisés en moi. Cette impression douloureuse et actuellement incompréhensible, je savais, non certes pas si j'en dégagerais un peu de vérité un jour, mais que si ce peu de vérité je pouvais jamais l'extraire, ce ne pourrait être que d'elle, si particulière, si spontanée, qui n'avait été ni tracée par mon intelligence, ni infléchie ni atténuée par ma pusillanimité, mais que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait comme la foudre creusée en moi, selon un graphique surnaturel et inhumain, comme un double et mystérieux sillon.
(Quant à l'oubli de ma grand-mère où j'avais vécu jusqu'ici, je ne pouvais même pas songer à m'attacher à lui pour en tirer de la vérité ; puisqu'en lui-même il n'était rien qu'une négation, l'affaiblissement de la pensée incapable de recréer un moment réel de la vie et obligée de lui substituer des images conventionnelles et indifférentes.) Peut-être pourtant l'instinct de conservation, l'ingéniosité de l'intelligence à nous préserver de la douleur, commençant déjà à construire sur des ruines encore fumantes, à poser les premières assises de son oeuvre utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels et tels jugements de l'être chéri, de me les rappeler comme si elle eût pu les porter encore, comme si elle existait, comme si je continuais d'exister pour elle. Mais dès que je fus arrivé à m'endormir, à cette heure, plus véridique, où mes yeux se fermèrent aux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le seuil duquel l'intelligence et la volonté momentanément paralysées ne pouvaient plus me disputer à la cruauté de mes impressions véritables) refléta, réfracta la douloureuse synthèse de la survivance et du néant, dans la profondeur organique et devenue translucide des viscères mystérieusement éclairés. Monde du sommeil où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du coeur ou de la respiration, parce qu'une même dose d'effroi, de tristesse, de remords, agit avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que pour y parcourir les artères de la cité souterraine nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes. Je cherchai en vain celle de ma grand-mère dès que j'eus abordé sous les porches sombres ; je savais pourtant qu'elle existait encore, mais d'une vie diminuée, aussi pâle que celle du souvenir ; l'obscurité grandissait, et le vent ; mon père n'arrivait pas qui devait me conduire à elle. Tout d'un coup la respiration me manqua, je sentis mon coeur comme durci, je venais de me rappeler que depuis de longues semaines j'avais oublié d'écrire à ma grand-mère. Que devait-elle penser de moi ? « Mon Dieu, me disais-je, comme elle doit être malheureuse dans cette petite chambre qu'on a louée pour elle, aussi petite que pour une ancienne domestique, où elle est toute seule avec la garde qu'on a placée pour la soigner et où elle ne peut pas bouger, car elle est toujours un peu paralysée et n'a pas voulu une seule fois se lever ! Elle doit croire que je l'oublie depuis qu'elle est morte, comme elle doit se sentir seule et abandonnée ! Oh ! il faut que je coure la voir, je ne peux pas attendre une minute, je ne peux pas attendre que mon père arrive, mais où est-ce ? comment ai-je pu oublier l'adresse ? pourvu qu'elle me reconnaisse encore ! Comment ai-je pu l'oublier pendant des mois ? » Il fait noir, je ne trouverai pas, le vent m'empêche d'avancer ; mais voici mon père qui se promène devant moi ; je lui crie : « Où est grand-mère ? dis-moi l'adresse. Est-elle bien ? Est-ce bien sûr qu'elle ne manque de rien ? – Mais non, me dit mon père, tu peux être tranquille. Sa garde est une personne ordonnée. On envoie de temps en temps une toute petite somme pour qu'on puisse lui acheter le peu qui lui est nécessaire. Elle demande quelquefois ce que tu es devenu. On lui a même dit que tu allais faire un livre. Elle a paru contente. Elle a essuyé une larme. » Alors je crus me rappeler qu'un peu après sa mort, ma grand-mère m'avait dit en sanglotant d'un air humble, comme une vieille servante chassée, comme une étrangère : « Tu me permettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne me laisse pas trop d'années sans me visiter. Songe que tu as été mon petit-fils et que les grands-mères n'oublient pas. » En revoyant le visage si soumis, si malheureux, si doux qu'elle avait, je voulais courir immédiatement et lui dire ce que j'aurais dû lui répondre alors : « Mais, grand-mère, tu me verras autant que tu voudras, je n'ai que toi au monde, je ne te quitterai plus jamais. » Comme mon silence a dû la faire sangloter depuis tant de mois que je n'ai été là où elle est couchée ! Qu'a-t-elle pu se dire ? Et c'est en sanglotant que moi aussi je dis à mon père : « Vite, vite, son adresse, conduis-moi. » Mais lui : « C'est que… je ne sais si tu pourras la voir. Et puis, tu sais, elle est très faible, très faible, elle n'est plus elle-même, je crois que ce te sera plutôt pénible. Et je ne me rappelle pas le numéro exact de l'avenue. – Mais dis-moi, toi qui sais, ce n'est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n'est pas vrai tout de même, malgré ce qu'on dit, puisque grand-mère existe encore. » Mon père sourit tristement : « Oh ! bien peu, tu sais, bien peu. Je crois que tu ferais mieux de n'y pas aller. Elle ne manque de rien. On vient tout mettre en ordre. – Mais elle est souvent seule ? – Oui, mais cela vaut mieux pour elle. Il vaut mieux qu'elle ne pense pas, cela ne pourrait que lui faire de la peine. Cela fait souvent de la peine de penser. Du reste, tu sais, elle est très éteinte. Je te laisserai l'indication précise pour que tu puisses y aller ; je ne vois pas ce que tu pourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la laisserait voir. – Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours près d'elle, cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette. » Mais déjà j'avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j'étais remonté à la surface où s'ouvre le monde des vivants ; aussi si je répétais encore : « Francis Jammes, cerfs, cerfs », la suite de ces mots ne m'offrait plus le sens limpide et la logique qu'ils exprimaient si naturellement pour moi il y a un instant encore et que je ne pouvais plus me rappeler. Je ne comprenais plus même pourquoi le mot Aias, que m'avait dit tout à l'heure mon père, avait immédiatement signifié : « Prends garde d'avoir froid », sans aucun doute possible. J'avais oublié de fermer les volets et sans doute le grand jour m'avait éveillé. Mais je ne pus supporter d'avoir sous les yeux ces flots de la mer que ma grand-mère pouvait autrefois contempler pendant des heures ; l'image nouvelle de leur beauté indifférente se complétait aussitôt par l'idée qu'elle ne les voyait pas ; j'aurais voulu boucher mes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude lumineuse de la plage creusait un vide dans mon coeur ; tout semblait me dire comme ces allées et ces pelouses d'un jardin public où je l'avais autrefois perdue, quand j'étais tout enfant : « Nous ne l'avons pas vue », et sous la rotondité du ciel pâle et divin je me sentais oppressé comme sous une immense cloche bleuâtre fermant un horizon où ma grand-mère n'était pas. Pour ne plus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais hélas ! ce qui était contre moi c'était cette cloison qui servait jadis entre nous deux de messager matinal, cette cloison qui, aussi docile qu'un violon à rendre toutes les nuances d'un sentiment, disait si exactement à ma grand-mère ma crainte à la fois de la réveiller, et si elle était éveillée déjà, de n'être pas entendu d'elle et qu'elle n'osât bouger, puis aussitôt comme la réplique d'un second instrument, m'annonçant sa venue et m'invitant au calme. Je n'osais pas approcher de cette cloison plus que d'un piano où ma grand-mère aurait joué et qui vibrerait encore de son toucher. Je savais que je pourrais frapper maintenant, même plus fort, que rien ne pourrait plus la réveiller, que je n'entendrais aucune réponse, que ma grand-mère ne viendrait plus. Et je ne demandais rien de plus à Dieu, s'il existe un paradis, que d'y pouvoir frapper contre cette cloison les trois petits coups que ma grand-mère reconnaîtrait entre mille, et auxquels elle répondrait par ces autres coups qui voulaient dire : « Ne t'agite pas, petite souris, je comprends que tu es impatient, mais je vais venir », et qu'il me laissât rester avec elle toute l'éternité, qui ne serait pas trop longue pour nous deux.
Le directeur vint me demander si je ne voulais pas descendre. À tout hasard il avait veillé à mon « placement » dans la salle à manger. Comme il ne m'avait pas vu, il avait craint que je ne fusse repris de mes étouffements d'autrefois. Il espérait que ce ne serait qu'un tout petit « maux de gorge » et m'assura avoir entendu dire qu'on les calmait à l'aide de ce qu'il appelait : le « calyptus ».
Il me remit un petit mot d'Albertine. Elle n'avait pas dû venir à Balbec cette année mais ayant changé de projets, elle était depuis trois jours, non à Balbec même, mais à dix minutes par le tram, à une station voisine. Craignant que je ne fusse fatigué par le voyage elle s'était abstenue pour le premier soir, mais me faisait demander quand je pourrais la recevoir. Je m'informai si elle était venue elle-même, non pour la voir, mais pour m'arranger à ne pas la voir. « Mais oui, me répondit le directeur. Mais elle voudrait que ce soit le plus tôt possible, à moins que vous n'ayez pas de raisons tout à fait nécessiteuses. Vous voyez, conclut-il, que tout le monde ici vous désire, en définitif. » Mais moi, je ne voulais voir personne.
Et pourtant la veille à l'arrivée, je m'étais senti repris par le charme indolent de la vie de bains de mer. Le même lift silencieux, cette fois par respect, non par dédain, et rouge de plaisir, avait mis en marche l'ascenseur. M'élevant le long de la colonne montante, j'avais retraversé ce qui avait été autrefois pour moi le mystère d'un hôtel inconnu, où quand on arrive, touriste sans protection et sans prestige, chaque habitué qui rentre dans sa chambre, chaque jeune fille qui descend dîner, chaque bonne qui passe dans les couloirs étrangement délinéamentés, et la jeune fille venue d'Amérique avec sa dame de compagnie et qui descend dîner, jettent sur vous un regard où l'on ne lit rien de ce qu'on aurait voulu. Cette fois-ci au contraire j'avais éprouvé le plaisir trop reposant de faire la montée d'un hôtel connu, où je me sentais chez moi, où j'avais accompli une fois de plus cette opération toujours à recommencer, plus longue, plus difficile que le retournement de la paupière, et qui consiste à poser sur les choses l'âme qui nous est familière au lieu de la leur qui nous effrayait. Faudrait-il maintenant, m'étais-je dit, ne me doutant pas du brusque changement d'âme qui m'attendait, aller toujours dans d'autres hôtels où je dînerais pour la première fois, où l'habitude n'aurait pas encore tué à chaque étage, devant chaque porte, le dragon terrifiant qui semblait veiller sur une existence enchantée, où j'aurais à approcher de ces femmes inconnues que les palaces, les casinos, les plages ne font, à la façon des vastes polypiers, que réunir et faire vivre en commun ?
J'avais ressenti du plaisir même à ce que l'ennuyeux premier président fût si pressé de me voir ; je voyais, pour le premier jour, des vagues, les chaînes de montagnes d'azur de la mer, ses glaciers et ses cascades, son élévation et sa majesté négligente – rien qu'à sentir pour la première fois depuis si longtemps, en me lavant les mains, cette odeur spéciale des savons trop parfumés du Grand-Hôtel – laquelle semblant appartenir à la fois au moment présent et au séjour passé, flottait entre eux comme le charme réel d'une vie particulière où l'on ne rentre que pour changer de cravate. Les draps du lit, trop fins, trop légers, trop vastes, impossibles à border, à faire tenir, et qui restaient soufflés autour des couvertures en volutes mouvantes, m'eussent attristé autrefois. Ils bercèrent seulement sur la rondeur incommode et bombée de leurs voiles, le soleil glorieux et plein d'espérances du premier matin. Mais celui-ci n'eut pas le temps de paraître. Dans la nuit même l'atroce et divine présence avait ressuscité. Je priai le directeur de s'en aller, de demander que personne n'entrât. Je lui dis que je resterais couché et repoussai son offre de faire chercher chez le pharmacien l'excellente drogue. Il fut ravi de mon refus car il craignait que des clients ne fussent incommodés par l'odeur du « calyptus ». Ce qui me valut ce compliment : « Vous êtes dans le mouvement » (il voulait dire : « dans le vrai »), et cette recommandation : « Faites attention de ne pas vous salir à la porte, car, rapport aux serrures, je l'ai faite “induire” d'huile ; si un employé se permettait de frapper à votre chambre, il serait “roulé” de coups. Et qu'on se le tienne pour dit, car je n'aime pas les “répétitions” (évidemment cela signifiait : je n'aime pas répéter deux fois les choses). Seulement, est-ce que vous ne voulez pas pour vous remonter un peu du vin vieux dont j'ai en bas une bourrique (sans doute pour barrique) ? Je ne vous l'apporterai pas sur un plat d'argent comme la tête de Ionathan et je vous préviens que ce n'est pas du château-lafite, mais c'est à peu près équivoque (pour équivalent). Et comme c'est léger, on pourrait vous faire frire une petite sole. » Je refusai le tout, mais fus surpris d'entendre le nom du poisson (la sole) être prononcé comme l'arbre « le saule », par un homme qui avait dû en commander tant dans sa vie.
Malgré les promesses du directeur on m'apporta un peu plus tard la carte cornée de la marquise de Cambremer. Venue pour me voir, la vieille dame avait fait demander si j'étais là, et quand elle avait appris que mon arrivée datait seulement de la veille, et que j'étais souffrant, elle n'avait pas insisté, et (non sans s'arrêter sans doute devant le pharmacien ou la mercière, chez lesquels le valet de pied, sautant du siège, entrait payer quelque note ou faire des provisions) la marquise était repartie pour Féterne, dans sa vieille calèche à huit ressorts attelée de deux chevaux. Assez souvent d'ailleurs, on entendait le roulement et on admirait l'apparat de celle-ci dans les rues de Balbec et de quelques autres petites localités de la côte, situées entre Balbec et Féterne. Non pas que ces arrêts chez des fournisseurs fussent le but de ces randonnées. Il était au contraire quelque goûter, ou garden-party, chez un hobereau ou un bourgeois fort indignes de la marquise. Mais celle-ci, quoique dominant de très haut, par sa naissance et sa fortune, la petite noblesse des environs, avait dans sa bonté et sa simplicité parfaites, tellement peur de décevoir quelqu'un qui l'avait invitée qu'elle se rendait aux plus insignifiantes réunions mondaines du voisinage. Certes, plutôt que de faire tant de chemin pour venir entendre, dans la chaleur d'un petit salon étouffant, une chanteuse généralement sans talent et qu'en sa qualité de grande dame de la région et de musicienne renommée il lui faudrait ensuite féliciter avec exagération, Mme de Cambremer eût préféré aller se promener ou rester dans ses merveilleux jardins de Féterne au bas desquels le flot assoupi d'une petite baie vient mourir au milieu des fleurs. Mais elle savait que sa venue probable avait été annoncée par le maître de maison, que ce fût un noble ou un franc-bourgeois de Maineville-la-Teinturière ou de Chattoncourt-l'Orgueilleux. Or, si Mme de Cambremer était sortie ce jour-là sans faire acte de présence à la fête, tel ou tel des invités venu d'une des petites plages qui longent la mer avait pu entendre et voir la calèche de la marquise, ce qui eût ôté l'excuse de n'avoir pu quitter Féterne. D'autre part, ces maîtres de maison avaient beau avoir vu souvent Mme de Cambremer se rendre à des concerts donnés chez des gens où ils considéraient que ce n'était pas sa place d'être, la petite diminution qui à leurs yeux était de ce fait infligée à la situation de la trop bonne marquise, disparaissait aussitôt que c'était eux qui recevaient, et c'est avec fièvre qu'ils se demandaient s'ils l'auraient ou non à leur petit goûter. Quel soulagement à des inquiétudes ressenties depuis plusieurs jours, si après le premier morceau chanté par la fille des maîtres de la maison ou par quelque amateur en villégiature, un invité annonçait (signe infaillible que la marquise allait venir à la matinée) avoir vu les chevaux de la fameuse calèche arrêtés devant l'horloger ou le droguiste ! Alors Mme de Cambremer (qui en effet n'allait pas tarder à entrer suivie de sa belle-fille, des invités en ce moment à demeure chez elle, et qu'elle avait demandé la permission, accordée avec quelle joie, d'amener) reprenait tout son lustre aux yeux des maîtres de maison, pour lesquels la récompense de sa venue espérée avait peut-être été la cause déterminante et inavouée de la décision qu'ils avaient prise il y a un mois : s'infliger les tracas et faire les frais de donner une matinée. Voyant la marquise présente à leur goûter, ils se rappelaient non plus sa complaisance à se rendre à ceux de voisins peu qualifiés, mais l'ancienneté de sa famille, le luxe de son château, l'impolitesse de sa belle-fille née Legrandin qui, par son arrogance, relevait la bonhomie un peu fade de la belle-mère. Déjà ils croyaient lire, au courrier mondain du Gaulois, l'entrefilet qu'ils cuisineraient eux-mêmes en famille, toutes portes fermées à clef, sur « le petit coin de Bretagne où l'on s'amuse ferme, la matinée ultra-select où l'on ne s'est séparé qu'après avoir fait promettre aux maîtres de maison de bientôt recommencer ». Chaque jour ils attendaient le journal, anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y figurer, et craignant de n'avoir eu Mme de Cambremer que pour leurs seuls invités et non pour la multitude des lecteurs. Enfin le jour béni arrivait : « La saison est exceptionnellement brillante cette année à Balbec. La mode est aux petits concerts d'après-midi, etc. » Dieu merci, le nom de Mme de Cambremer avait été bien orthographié et « cité au hasard », mais en tête. Il ne restait plus qu'à paraître ennuyé de cette indiscrétion des journaux qui pouvait amener des brouilles avec les personnes qu'on n'avait pu inviter, et à demander hypocritement, devant Mme de Cambremer, qui avait pu avoir la perfidie d'envoyer cet écho dont la marquise, bienveillante et grande dame, disait : « Je comprends que cela vous ennuie mais pour moi je n'ai été que très heureuse qu'on me sût chez vous. »
Sur la carte qu'on me remit, Mme de Cambremer avait griffonné qu'elle donnait une matinée le surlendemain. Et certes il y a seulement deux jours, si fatigué de vie mondaine que je fusse, c'eût été un vrai plaisir pour moi que de la goûter transplantée dans ces jardins où poussaient en pleine terre, grâce à l'exposition de Féterne, les figuiers, les palmiers, les plants de rosiers, jusque dans la mer souvent d'un calme et d'un bleu méditerranéens et sur laquelle le petit yacht des propriétaires allait, avant le commencement de la fête, chercher dans les plages de l'autre côté de la baie, les invités les plus importants, servait, avec ses vélums tendus contre le soleil, quand tout le monde était arrivé, de salle à manger pour goûter, et repartait le soir reconduire ceux qu'il avait amenés. Luxe charmant, mais si coûteux que c'était en partie afin de parer aux dépenses qu'il entraînait que Mme de Cambremer avait cherché à augmenter ses revenus de différentes façons, et notamment en louant, pour la première fois, une de ses propriétés, fort différente de Féterne : La Raspelière. Oui, il y a deux jours, combien une telle matinée, peuplée de petits nobles inconnus, dans un cadre nouveau, m'eût changé de la « haute vie » parisienne ! Mais maintenant les plaisirs n'avaient plus aucun sens pour moi. J'écrivis donc à Mme de Cambremer pour m'excuser, de même qu'une heure avant j'avais fait congédier Albertine : le chagrin avait aboli en moi la possibilité du désir aussi complètement qu'une forte fièvre coupe l'appétit. Ma mère devait arriver le lendemain. Il me semblait que j'étais moins indigne de vivre auprès d'elle, que je la comprendrais mieux, maintenant que toute une vie étrangère et dégradante avait fait place à la remontée des souvenirs déchirants qui ceignaient et ennoblissaient mon âme comme la sienne de leur couronne d'épines. Je le croyais ; en réalité il y a bien loin des chagrins véritables comme était celui de maman – qui vous ôtent littéralement la vie pour bien longtemps, quelquefois pour toujours, dès qu'on a perdu l'être qu'on aime – à ces autres chagrins, passagers malgré tout comme devait être le mien, qui s'en vont vite comme ils sont venus tard, qu'on ne connaît que longtemps après l'événement parce qu'on a eu besoin pour les ressentir de le « comprendre » ; chagrins comme tant de gens en éprouvent et dont celui qui était actuellement ma torture ne se différenciait que par cette modalité du souvenir involontaire.
Quant à un chagrin aussi profond que celui de ma mère, je devais le connaître un jour, on le verra dans la suite de ce récit, mais ce n'était pas maintenant, ni ainsi que je me le figurais. Néanmoins comme un récitant qui devrait connaître son rôle et être à sa place depuis bien longtemps mais qui est arrivé seulement à la dernière seconde et n'ayant lu qu'une fois ce qu'il a à dire, sait dissimuler assez habilement quand vient le moment où il doit donner la réplique, pour que personne ne puisse s'apercevoir de son retard, mon chagrin tout nouveau me permit quand ma mère arriva, de lui parler comme s'il avait toujours été le même. Elle crut seulement que la vue de ces lieux où j'avais été avec ma grand-mère (et ce n'était d'ailleurs pas cela) l'avait réveillé. Pour la première fois alors, et parce que j'avais une douleur qui n'était rien à côté de la sienne, mais qui m'ouvrait les yeux, je me rendis compte avec épouvante de ce qu'elle pouvait souffrir. Pour la première fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu'elle avait depuis la mort de ma grand-mère, était arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant. D'ailleurs, quoique toujours dans ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j'étais plus frappé de la transformation qui s'était accomplie en elle. Ce n'est pas assez de dire qu'elle avait perdu toute gaieté ; fondue, figée en une sorte d'image implorante, elle semblait avoir peur d'offenser d'un mouvement trop brusque, d'un son de voix trop haut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout, dès que je la vis entrer dans son manteau de crêpe, je m'aperçus – ce qui m'avait échappé à Paris – que ce n'était plus ma mère que j'avais sous les yeux, mais ma grand-mère. Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre et de duc d'Orléans, de prince de Tarente ou de prince des Laumes, devient roi de France, duc de La Trémoïlle, duc de Guermantes, ainsi souvent, par un avènement d'un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue. Peut-être le grand chagrin qui suit chez une fille telle qu'était maman, la mort de sa mère, ne fait-il que briser plus tôt la chrysalide, hâter la métamorphose et l'apparition d'un être qu'on porte en soi et qui, sans cette crise qui fait brûler les étapes et sauter d'un seul coup des périodes, ne fût survenu que plus lentement. Peut-être dans le regret de celle qui n'est plus y a-t-il une espèce de suggestion qui finit par amener sur nos traits des similitudes que nous avions d'ailleurs en puissance, et y a-t-il surtout arrêt de notre activité plus particulièrement individuelle (chez ma mère, de son bon sens, de la gaieté moqueuse qu'elle tenait de son père), que nous ne craignions pas, tant que vivait l'être bien-aimé, d'exercer, fût-ce à ses dépens, et qui contrebalançait le caractère que nous tenions exclusivement de lui. Une fois qu'elle est morte, nous aurions scrupule à être autre, nous n'admirons plus que ce qu'elle était, ce que nous étions déjà, mais mêlé à autre chose, et ce que nous allons être désormais uniquement. C'est dans ce sens-là (et non dans celui si vague, si faux où on l'entend généralement) qu'on peut dire que la mort n'est pas inutile, que le mort continue à agir sur nous. Il agit même plus qu'un vivant parce que, la véritable réalité n'étant dégagée que par l'esprit, étant l'objet d'une opération spirituelle, nous ne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la pensée, ce que nous cache la vie de tous les jours… Enfin dans ce culte du regret pour nos morts, nous vouons une idolâtrie à ce qu'ils ont aimé. Non seulement ma mère ne pouvait se séparer du sac de ma grand-mère, devenu plus précieux que s'il eût été de saphirs et de diamants, de son manchon, de tous ces vêtements qui accentuaient encore la ressemblance d'aspect entre elles deux, mais même des volumes de Mme de Sévigné que ma grand-mère avait toujours avec elle, exemplaires que ma mère n'eût pas changés contre le manuscrit même des Lettres. Elle plaisantait autrefois ma grand-mère qui ne lui écrivait jamais une fois sans citer une phrase de Mme de Sévigné ou de Mme de Beausergent. Dans chacune des trois lettres que je reçus de maman avant son arrivée à Balbec, elle me cita Mme de Sévigné, comme si ces trois lettres eussent été non pas adressées par elle à moi, mais par ma grand-mère adressées à elle. Elle voulut descendre sur la digue voir cette plage dont ma grand-mère lui parlait tous les jours en lui écrivant. Tenant à la main l'« en-tout-cas » de sa mère, je la vis de la fenêtre s'avancer toute noire, à pas timides, pieux, sur le sable que des pieds chéris avaient foulé avant elle, et elle avait l'air d'aller à la recherche d'une morte que les flots devaient ramener. Pour ne pas la laisser dîner seule, je dus descendre avec elle. Le premier président et la veuve du bâtonnier se firent présenter à elle. Et tout ce qui avait rapport à ma grand-mère lui était si sensible qu'elle fut touchée infiniment, garda toujours le souvenir et la reconnaissance de ce que lui dit le premier président, comme elle souffrit avec indignation de ce qu'au contraire la femme du bâtonnier n'eût pas une parole de souvenir pour la morte. En réalité, le premier président ne se souciait pas plus d'elle que la femme du bâtonnier. Les paroles émues de l'un et le silence de l'autre, bien que ma mère mît entre eux une telle distance n'étaient qu'une façon diverse d'exprimer cette indifférence que nous inspirent les morts. Mais je crois que ma mère trouva surtout de la douceur dans les paroles où malgré moi je laissai passer un peu de ma souffrance. Elle ne pouvait que rendre maman heureuse (malgré toute la tendresse qu'elle avait pour moi), comme tout ce qui assurait à ma grand-mère une survivance dans les coeurs. Tous les jours suivants ma mère descendit s'asseoir sur la plage, pour faire exactement ce que sa mère avait fait, et elle lisait ses deux livres préférés, les Mémoires de Mme de Beausergent et les Lettres de Mme de Sévigné. Elle, et aucun de nous, n'avait pu supporter qu'on appelât cette dernière la « spirituelle marquise », pas plus que La Fontaine « le Bonhomme ». Mais quand elle lisait dans les Lettres ces mots : « ma fille », elle croyait entendre sa mère lui parler.
Elle eut la mauvaise chance, dans un de ces pèlerinages où elle ne voulait pas être troublée, de rencontrer sur la plage une dame de Combray, suivie de ses filles. Je crois que son nom était Mme Poussin. Mais nous ne l'appelions jamais entre nous que « Tu m'en diras des nouvelles », car c'est par cette phrase perpétuellement répétée qu'elle avertissait ses filles des maux qu'elles se préparaient, par exemple en disant à l'une qui se frottait les yeux : « Quand tu auras une bonne ophtalmie, tu m'en diras des nouvelles. » Elle adressa de loin à maman de longs saluts éplorés, non en signe de condoléance, mais par genre d'éducation. Nous n'eussions pas perdu ma grand-mère et n'eussions eu que des raisons d'être heureux qu'elle eût fait de même. Vivant assez retirée à Combray dans un immense jardin, elle ne trouvait jamais rien assez doux et faisait subir des adoucissements aux mots et aux noms mêmes de la langue française. Elle trouvait trop dur d'appeler « cuiller » la pièce d'argenterie qui versait ses sirops et disait en conséquence « cueiller » ; elle eût eu peur de brusquer le doux chantre de Télémaque en l'appelant rudement Fénelon – comme je faisais moi-même en connaissance de cause, ayant pour ami le plus cher l'être le plus intelligent, bon et brave, inoubliable à tous ceux qui l'ont connu, Bertrand de Fénelon – et elle ne disait jamais que « Fénélon » trouvant que l'accent aigu ajoutait quelque mollesse. Le gendre moins doux de cette Mme Poussin et duquel j'ai oublié le nom, étant notaire à Combray, emporta la caisse et fit perdre à mon oncle, notamment, une assez forte somme. Mais la plupart des gens de Combray étaient si bien avec les autres membres de la famille qu'il n'en résulta aucun froid et qu'on se contenta de plaindre Mme Poussin. Elle ne recevait pas, mais chaque fois qu'on passait devant sa grille on s'arrêtait à admirer ses admirables ombrages, sans pouvoir distinguer autre chose. Elle ne nous gêna guère à Balbec où je ne la rencontrai qu'une fois, à un moment où elle disait à sa fille en train de se ronger les ongles : « Quand tu auras un bon panaris, tu m'en diras des nouvelles. »
Pendant que maman lisait sur la plage je restais seul dans ma chambre. Je me rappelais les derniers temps de la vie de ma grand-mère et tout ce qui se rapportait à eux, la porte de l'escalier qui était maintenue ouverte quand nous étions sortis pour sa dernière promenade. En contraste avec tout cela le reste du monde semblait à peine réel et ma souffrance l'empoisonnait tout entier. Enfin ma mère exigea que je sortisse. Mais à chaque pas, quelque aspect oublié du casino, de la rue où en l'attendant, le premier soir, j'étais allé jusqu'au monument de Duguay-Trouin, m'empêchait, comme un vent contre lequel on ne peut lutter, d'aller plus avant ; je baissais les yeux pour ne pas voir. Et après avoir repris quelque force, je revenais vers l'hôtel, vers l'hôtel où je savais qu'il était désormais impossible que, si longtemps dussé-je attendre, je retrouvasse ma grand-mère, ma grand-mère que j'avais retrouvée autrefois, le premier soir d'arrivée. Comme c'était la première fois que je sortais, beaucoup de domestiques que je n'avais pas encore vus me regardèrent curieusement. Sur le seuil même de l'hôtel un jeune chasseur ôta sa casquette pour me saluer et la remit prestement. Je crus qu'Aimé lui avait, selon son expression, « passé la consigne » d'avoir des égards pour moi. Mais je vis au même moment que pour une autre personne qui rentrait, il l'enleva de nouveau. La vérité était que dans la vie, ce jeune homme ne savait qu'ôter et remettre sa casquette, et le faisait parfaitement bien. Ayant compris qu'il était incapable d'autre chose et qu'il excellait dans celle-là, il l'accomplissait le plus grand nombre de fois qu'il pouvait par jour, ce qui lui valait de la part des clients une sympathie discrète mais générale, une grande sympathie aussi de la part du concierge à qui revenait la tâche d'engager les chasseurs et qui, jusqu'à cet oiseau rare, n'avait pas pu en trouver un qui ne se fit renvoyer en moins de huit jours, au grand étonnement d'Aimé qui disait : « Pourtant dans ce métier-là on ne leur demande guère que d'être poli, ça ne devrait pas être si difficile. » Le directeur tenait aussi à ce qu'ils eussent ce qu'il appelait une belle « présence », voulant dire qu'ils restassent là, ou plutôt ayant mal retenu le mot prestance. L'aspect de la pelouse qui s'étendait derrière l'hôtel avait été modifié par la création de quelques plates-bandes fleuries et l'enlèvement non seulement d'un arbuste exotique, mais du chasseur qui, la première année, décorait extérieurement l'entrée par la tige souple de sa taille et la coloration curieuse de sa chevelure. Il avait suivi une comtesse polonaise qui l'avait pris comme secrétaire, imitant en cela ses deux aînés et sa soeur dactylographe, arrachés à l'hôtel par des personnalités de pays et de sexe divers, qui s'étaient éprises de leur charme. Seul demeurait leur cadet dont personne ne voulait parce qu'il louchait. Il était fort heureux quand la comtesse polonaise et les protecteurs des deux autres venaient passer quelque temps à l'hôtel de Balbec. Car, malgré qu'il enviât ses frères, il les aimait et pouvait ainsi pendant quelques semaines cultiver des sentiments de famille. L'abbesse de Fontevrault n'avait-elle pas l'habitude, quittant pour cela ses moinesses, de venir partager l'hospitalité qu'offrait Louis XIV à cette autre Mortemart, sa maîtresse, Mme de Montespan ? Pour lui c'était la première année qu'il était à Balbec ; il ne me connaissait pas encore, mais ayant entendu ses camarades plus anciens faire suivre quand ils me parlaient le mot de monsieur de mon nom, il les imita dès la première fois avec l'air de satisfaction, soit de manifester son instruction relativement à une personnalité qu'il jugeait connue, soit de se conformer à un usage qu'il ignorait il y a cinq minutes mais auquel il lui semblait qu'il était indispensable de ne pas manquer. Je comprenais très bien le charme que ce grand palace pouvait offrir à certaines personnes. Il était dressé comme un théâtre, et une nombreuse figuration l'animait jusque dans les cintres. Bien que le client ne fût qu'une sorte de spectateur, il était mêlé perpétuellement au spectacle, non même comme dans ces théâtres où les acteurs jouent une scène dans la salle, mais comme si la vie du spectateur se déroulait au milieu des somptuosités de la scène. Le joueur de tennis pouvait rentrer en veston de flanelle blanche, le concierge s'était mis en habit bleu galonné d'argent pour lui donner ses lettres. Si ce joueur de tennis ne voulait pas monter à pied, il n'était pas moins mêlé aux acteurs en ayant à côté de lui pour faire monter l'ascenseur le lift aussi richement costumé. Les couloirs des étages dérobaient une fuite de carriéristes et de courrières, belles sur la mer comme la frise des Panathénées, et jusqu'aux petites chambres desquelles les amateurs de la beauté féminine ancillaire arrivaient par de savants détours. En bas, c'était l'élément masculin qui dominait et faisait de cet hôtel, à cause de l'extrême et oisive jeunesse des serviteurs, comme une sorte de tragédie judéo-chrétienne ayant pris corps et perpétuellement représentée. Aussi ne pouvais-je m'empêcher de me dire à moi-même, en les voyant, non certes les vers de Racine qui m'étaient venus à l'esprit chez la princesse de Guermantes tandis que M. de Vaugoubert regardait de jeunes secrétaires d'ambassade saluant M. de Charlus, mais d'autres vers de Racine, cette fois-ci non plus d'Esther mais d'Athalie : car dès le hall, ce qu'au XVIIe siècle on appelait les portiques, « un peuple florissant » de jeunes chasseurs se tenait, surtout à l'heure du goûter, comme les jeunes Israélites des choeurs de Racine. Mais je ne crois pas qu'un seul eût pu fournir même la vague réponse que Joas trouve pour Athalie quand celle-ci demande au prince enfant : « Quel est donc votre emploi ? » car ils n'en avaient aucun. Tout au plus, si l'on avait demandé à n'importe lequel d'entre eux, comme la vieille reine :
« Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,
À quoi s'occupe-t-il ?
aurait-il pu dire :
Je vois l'ordre pompeux de ces cérémonies
et j'y contribue. » Parfois un des jeunes figurants allait vers quelque personnage plus important, puis cette jeune beauté rentrait dans le choeur, et à moins que ce ne fût l'instant d'une détente contemplative, tous entrelaçaient leurs évolutions inutiles, respectueuses, décoratives et quotidiennes. Car sauf leur « jour de sortie », « loin du monde élevés » et ne franchissant pas le parvis, ils menaient la même existence ecclésiastique que les lévites dans Athalie, et devant cette « troupe jeune et fidèle » jouant aux pieds des degrés couverts de tapis magnifiques, je pouvais me demander si je pénétrais dans le Grand-Hôtel de Balbec ou dans le temple de Salomon.
Je remontais directement à ma chambre. Mes pensées étaient habituellement attachées aux derniers jours de la maladie de ma grand-mère, à ces souffrances que je revivais, en les accroissant de cet élément, plus difficile encore à supporter que la souffrance même des autres et auxquelles il est ajouté par notre cruelle pitié ; quand nous croyons seulement recréer les douleurs d'un être cher, notre pitié les exagère ; mais peut-être est-ce elle qui est dans le vrai, plus que la conscience qu'ont de ces douleurs ceux qui les souffrent, et auxquels est cachée cette tristesse de leur vie, que la pitié, elle, voit, dont elle se désespère. Toutefois ma pitié eût dans un élan nouveau dépassé les souffrances de ma grand-mère si j'avais su alors ce que j'ignorai longtemps, que, la veille de sa mort, dans un moment de conscience et s'assurant que je n'étais pas là, elle avait pris la main de maman et, après y avoir collé ses lèvres fiévreuses, lui avait dit : « Adieu, ma fille, adieu pour toujours. » Et c'est peut-être aussi ce souvenir-là que ma mère n'a plus jamais cessé de regarder si fixement. Puis les doux souvenirs me revenaient. Elle était ma grand-mère et j'étais son petit-fils. Les expressions de son visage semblaient écrites dans une langue qui n'était que pour moi ; elle était tout dans ma vie, les autres n'existaient que relativement à elle, au jugement qu'elle me donnerait sur eux ; mais non, nos rapports ont été trop fugitifs pour n'avoir pas été accidentels. Elle ne me connaît plus, je ne la reverrai jamais. Nous n'avions pas été créés uniquement l'un pour l'autre, c'était une étrangère. Cette étrangère, j'étais en train d'en regarder la photographie par Saint-Loup.
Maman qui avait rencontré Albertine, avait insisté pour que je la visse à cause des choses gentilles qu'elle lui avait dites sur grand-mère et sur moi. Je lui avais donc donné rendez-vous. Je prévins le directeur pour qu'il la fît attendre au salon. Il me dit qu'il la connaissait depuis bien longtemps, elle et ses amies, bien avant qu'elles eussent atteint « l'âge de la pureté », mais qu'il leur en voulait de choses qu'elles avaient dites de l'hôtel. « Il faut qu'elles ne soient pas bien “illustrées” pour causer ainsi. À moins qu'on ne les ait calomniées. » Je compris aisément que « pureté » était dit pour « puberté ». En attendant l'heure d'aller retrouver Albertine, je tenais mes yeux fixés, comme sur un dessin qu'on finit par ne plus voir à force de l'avoir regardé, sur la photographie que Saint-Loup avait faite, quand tout d'un coup, je pensai de nouveau : « C'est grand-mère, je suis son petit-fils », comme un amnésique retrouve son nom, comme un malade change de personnalité. Françoise entra me dire qu'Albertine était là et voyant la photographie : « Pauvre Madame, c'est bien elle, jusqu'à son bouton de beauté sur la joue ; ce jour que le marquis l'a photographiée, elle avait été bien malade, elle s'était deux fois trouvée mal. “Surtout, Françoise, qu'elle m'avait dit, il ne faut pas que mon petit-fils le sache.” Et elle le cachait bien, elle était toujours gaie en société. Seule par exemple, je trouvais qu'elle avait l'air par moments d'avoir l'esprit un peu monotone. Mais ça passait vite. Et puis elle me dit comme ça : “Si jamais il m'arrivait quelque chose, il faudrait qu'il ait un portrait de moi. Je n'en ai jamais fait faire un seul.” Alors elle m'envoya dire à monsieur le marquis, en lui recommandant de ne pas raconter à Monsieur que c'était elle qui l'avait demandé, s'il ne pourrait pas lui tirer sa photographie. Mais quand je suis revenue lui dire que oui, elle ne voulait plus parce qu'elle se trouvait trop mauvaise figure. “C'est pire encore, qu'elle me dit, que pas de photographie du tout.” Mais comme elle n'était pas bête, elle finit par s'arranger si bien en mettant un grand chapeau rabattu, qu'il n'y paraissait plus quand elle n'était pas au grand jour. Elle en était bien contente de sa photographie, parce qu'en ce moment-là elle ne croyait pas qu'elle reviendrait de Balbec. J'avais beau lui dire : “Madame, il ne faut pas causer comme ça, j'aime pas entendre Madame causer comme ça” c'était dans son idée. Et dame il y avait plusieurs jours qu'elle ne pouvait pas manger. C'est pour cela qu'elle poussait Monsieur à aller dîner très loin avec monsieur le marquis. Alors au lieu d'aller à table elle faisait semblant de lire et dès que la voiture du marquis était partie, elle montait se coucher. Des jours elle voulait prévenir Madame d'arriver pour la voir encore. Et puis elle avait peur de la surprendre, comme elle ne lui avait rien dit. “Il vaut mieux qu'elle reste avec son mari, voyez-vous Françoise.” » Françoise, me regardant, me demanda tout à coup si je me « sentais indisposé ». Je lui dis que non ; et elle : « Et puis vous me ficelez là à causer avec vous. Votre visite est peut-être déjà arrivée. Il faut que je descende. Ce n'est pas une personne pour ici. Et avec une allant vite comme elle, elle pourrait être repartie. Elle n'aime pas attendre. Ah ! maintenant, mademoiselle Albertine, c'est quelqu'un. – Vous vous trompez, Françoise, elle est assez bien, trop bien pour ici. Mais allez la prévenir que je ne pourrai pas la voir aujourd'hui. »
Quelles déclamations apitoyées j'aurais éveillées en Françoise si elle m'avait vu pleurer ! Soigneusement je me cachai. Sans cela j'aurais eu sa sympathie. Mais je lui donnai la mienne. Nous ne nous mettons pas assez dans le coeur de ces pauvres femmes de chambre qui ne peuvent pas nous voir pleurer, comme si pleurer nous faisait mal ; ou peut-être leur faisait mal, Françoise m'ayant dit quand j'étais petit : « Ne pleurez pas comme cela, je n'aime pas vous voir pleurer comme cela. » Nous n'aimons pas les grandes phrases, les attestations, nous avons tort, nous fermons ainsi notre coeur au pathétique des campagnes, à la légende que la pauvre servante, renvoyée, peut-être injustement, pour vol, toute pâle, devenue subitement plus humble comme si c'était un crime d'être accusée, déroule en invoquant l'honnêteté de son père, les principes de sa mère, les conseils de l'aïeule. Certes ces mêmes domestiques qui ne peuvent supporter nos larmes, nous feront prendre sans scrupule une fluxion de poitrine parce que la femme de chambre d'au-dessous aime les courants d'air et que ce ne serait pas poli de les supprimer. Car il faut que ceux-là mêmes qui ont raison, comme Françoise, aient tort aussi, pour faire de la Justice une chose impossible. Même les humbles plaisirs des servantes provoquent ou le refus ou la raillerie de leurs maîtres. Car c'est toujours un rien, mais niaisement sentimental, antihygiénique. Aussi peuvent-elles dire : « Comment, moi qui ne demande que cela dans l'année, on ne me l'accorde pas. » Et pourtant les maîtres accorderaient beaucoup plus, qui ne fût pas stupide et dangereux pour elles – ou pour eux. Certes, à l'humilité de la pauvre femme de chambre, tremblante, prête à avouer ce qu'elle n'a pas commis, disant « je partirai ce soir s'il le faut », on ne peut pas résister. Mais il faut savoir aussi ne pas rester insensible, malgré la banalité solennelle et menaçante des choses qu'elle dit, son héritage maternel et la dignité du « clos », devant une vieille cuisinière drapée dans une vie et une ascendance d'honneur, tenant le balai comme un sceptre, poussant son rôle au tragique, l'entrecoupant de pleurs, se redressant avec majesté. Ce jour-là je me rappelai ou j'imaginai de telles scènes, je les rapportai à notre vieille servante, et, depuis lors, malgré tout le mal qu'elle put faire à Albertine, j'aimai Françoise d'une affection, intermittente il est vrai, mais du genre le plus fort, celui qui a pour base la pitié. Certes, je souffris toute la journée en restant devant la photographie de ma grand-mère. Elle me torturait. Moins pourtant que ne fit le soir la visite du directeur. Comme je lui parlais de ma grand-mère et qu'il me renouvelait ses condoléances, je l'entendis me dire (car il aimait employer les mots qu'il prononçait mal) : « C'est comme le jour où Madame votre grand-mère avait eu cette symecope, je voulais vous en avertir, parce qu'à cause de la clientèle, n'est-ce pas ? cela aurait pu faire du tort à la maison. Il aurait mieux valu qu'elle parte le soir même. Mais elle me supplia de ne rien dire et me promit qu'elle n'aurait plus de symecope ou qu'à la première elle partirait. Le chef de l'étage m'a pourtant rendu compte qu'elle en a eu une autre. Mais dame vous étiez de vieux clients qu'on cherchait à contenter, et du moment que personne ne s'est plaint… » Ainsi ma grand-mère avait des syncopes et me les avait cachées. Peut-être au moment où j'étais le moins gentil pour elle, où elle était obligée, tout en souffrant, de faire attention à être de bonne humeur pour ne pas m'irriter et à paraître bien portante pour ne pas être mise à la porte de l'hôtel. « Symecope » c'est un mot que, prononcé ainsi, je n'aurais jamais imaginé, qui m'aurait peut-être, s'appliquant à d'autres, paru ridicule, mais qui, dans son étrange nouveauté sonore, pareille à celle d'une dissonance originale, resta longtemps ce qui était capable d'éveiller en moi les sensations les plus douloureuses.
Le lendemain j'allai à la demande de maman m'étendre un peu sur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est caché par leurs replis, et où je savais qu'Albertine et ses amies ne pourraient pas me trouver. Mes paupières, abaissées, ne laissaient passer qu'une seule lumière, toute rose, celle des parois intérieures des yeux. Puis elles se fermèrent tout à fait. Alors ma grand-mère m'apparut assise dans un fauteuil. Si faible, elle avait l'air de vivre moins qu'une autre personne. Pourtant je l'entendais respirer ; parfois un signe montrait qu'elle avait compris ce que nous disions, mon père et moi. Mais j'avais beau l'embrasser, je ne pouvais pas arriver à éveiller un regard d'affection dans ses yeux, un peu de couleur sur ses joues. Absente d'elle-même, elle avait l'air de ne pas m'aimer, de ne pas me connaître, peut-être de ne pas me voir. Je ne pouvais deviner le secret de son indifférence, de son abattement, de son mécontentement silencieux. J'entraînai mon père à l'écart. « Tu vois tout de même, lui dis-je, il n'y a pas à dire, elle a saisi exactement chaque chose. C'est l'illusion complète de la vie. Si on pouvait faire venir ton cousin qui prétend que les morts ne vivent pas ! Voilà plus d'un an qu'elle est morte et en somme elle vit toujours. Mais pourquoi ne veut-elle pas m'embrasser ? – Regarde, sa pauvre tête retombe. – Mais elle voudrait aller aux Champs-Élysées tantôt. – C'est de la folie ! – Vraiment, tu crois que cela pourrait lui faire mal, qu'elle pourrait mourir davantage ? Il n'est pas possible qu'elle ne m'aime plus. J'aurai beau l'embrasser, est-ce qu'elle ne me sourira plus jamais ? – Que veux-tu, les morts sont les morts. »
Quelques jours plus tard la photographie qu'avait faite Saint-Loup m'était douce à regarder ; elle ne réveillait pas le souvenir de ce que m'avait dit Françoise parce qu'il ne m'avait plus quitté et je m'habituais à lui. Mais en regard de l'idée que je me faisais de son état si grave, si douloureux ce jour-là, la photographie, profitant encore des ruses qu'avait eues ma grand-mère et qui réussissaient à me tromper même depuis qu'elles m'avaient été dévoilées, me la montrait si élégante, si insouciante, sous le chapeau qui cachait un peu son visage, que je la voyais moins malheureuse et mieux portante que je ne l'avais imaginée. Et pourtant, ses joues ayant à son insu une expression à elles, quelque chose de plombé, de hagard, comme le regard d'une bête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grand-mère avait un air de condamnée à mort, un air involontairement sombre, inconsciemment tragique qui m'échappait mais qui empêchait maman de regarder jamais cette photographie, cette photographie qui lui paraissait moins une photographie de sa mère que de la maladie de celle-ci, d'une insulte que cette maladie faisait au visage brutalement souffleté de grand-mère.
Puis un jour je me décidai à faire dire à Albertine que je la recevrais prochainement. C'est qu'un matin de grande chaleur prématurée, les mille cris des enfants qui jouaient, des baigneurs plaisantant, des marchands de journaux, m'avaient décrit en traits de feu, en flammèches entrelacées, la plage ardente que les petites vagues venaient une à une arroser de leur fraîcheur ; alors avait commencé le concert symphonique mêlé au clapotement de l'eau, dans lequel les violons vibraient comme un essaim d'abeilles égaré sur la mer. Aussitôt j'avais désiré de réentendre le rire d'Albertine, de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachant sur les flots, et restées dans mon souvenir le charme inséparable, la flore caractéristique de Balbec ; et j'avais résolu d'envoyer par Françoise un mot à Albertine, pour la semaine prochaine, tandis que montant doucement, la mer à chaque déferlement de lame recouvrait complètement de coulées de cristal la mélodie dont les phrases apparaissaient séparées les unes des autres, comme ces anges luthiers qui, au faîte de la cathédrale italienne, s'élèvent entre les crêtes de porphyre bleu et de jaspe écumant. Mais le jour où Albertine vint, le temps s'était de nouveau gâté et rafraîchi, et d'ailleurs je n'eus pas l'occasion d'entendre son rire ; elle était de fort mauvaise humeur. « Balbec est assommant cette année, me dit-elle. Je tâcherai de ne pas rester longtemps. Vous savez que je suis ici depuis Pâques, cela fait plus d'un mois. Il n'y a personne. Si vous croyez que c'est folichon. » Malgré la pluie récente et le ciel changeant à toute minute, après avoir accompagné Albertine jusqu'à Épreville, car Albertine faisait selon son expression la « navette » entre cette petite plage où était la villa de Mme Bontemps, et Incarville où elle avait été « prise en pension » par les parents de Rosemonde, je partis me promener seul vers cette grande route que prenait la voiture de Mme de Villeparisis quand nous allions nous promener avec ma grand-mère ; des flaques d'eau que le soleil qui brillait n'avait pas séchées, faisaient du sol un vrai marécage, et je pensais à ma grand-mère qui jadis ne pouvait marcher deux pas sans se crotter. Mais dès que je fus arrivé à la route ce fut un éblouissement. Là où je n'avais vu avec ma grand-mère, au mois d'août, que les feuilles et comme l'emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d'un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu'on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l'horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d'estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s'écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur une brise légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c'eût été un amateur d'exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu'aux larmes parce que, si loin qu'elle allât dans ses effets d'art raffiné, on sentait qu'elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne comme des paysans, sur une grande route de France. Puis aux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l'horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenu glacial sous l'averse qui tombait : c'était une journée de printemps.
CHAPITRE II
Les mystères d'Albertine. – Les jeunes filles qu'elle voit dans la glace. – La dame inconnue. – Le liftier. – Mme de Cambremer. – Les plaisirs de M. Nissim Bernard. – Première esquisse du caractère étrange de Morel. – M. de Charlus dîne chez les Verdurin.
Dans ma crainte que le plaisir trouvé dans cette promenade solitaire n'affaiblît en moi le souvenir de ma grand-mère, je cherchais de le raviver en pensant à telle grande souffrance morale qu'elle avait eue ; à mon appel cette souffrance essayait de se construire dans mon coeur, elle y élançait ses piliers immenses ; mais mon coeur sans doute était trop petit pour elle, je n'avais la force de porter une douleur si grande, mon attention se dérobait au moment où elle se reformait tout entière, et ses arches s'effondraient avant de s'être rejointes comme avant d'avoir parfait leur voûte, s'écroulent les vagues.
Cependant, rien que par mes rêves quand j'étais endormi, j'aurais pu apprendre que mon chagrin de la mort de ma grand-mère diminuait, car elle y apparaissait moins opprimée par l'idée que je me faisais de son néant. Je la voyais toujours malade, mais en voie de se rétablir ; je la trouvais mieux. Et si elle faisait allusion à ce qu'elle avait souffert, je lui fermais la bouche avec mes baisers et je l'assurais qu'elle était maintenant guérie pour toujours. J'aurais voulu faire constater aux sceptiques que la mort est vraiment une maladie dont on revient. Seulement je ne trouvais plus chez ma grand-mère la riche spontanéité d'autrefois. Ses paroles n'étaient qu'une réponse affaiblie, docile, presque un simple écho de mes paroles ; elle n'était plus que le reflet de ma propre pensée.
Incapable comme je l'étais encore d'éprouver à nouveau un désir physique, Albertine recommençait cependant à m'inspirer comme un désir de bonheur. Certains rêves de tendresse partagée, toujours flottants en nous, s'allient volontiers par une sorte d'affinité au souvenir (à condition que celui-ci soit déjà devenu un peu vague) d'une femme avec qui nous avons eu du plaisir. Ce sentiment me rappelait des aspects du visage d'Albertine, plus doux, moins gais, assez différents de ceux que m'eût évoqués le désir physique ; et comme il était aussi moins pressant que ne l'était ce dernier, j'en eusse volontiers ajourné la réalisation à l'hiver suivant sans chercher à revoir Albertine à Balbec avant son départ. Mais même au milieu d'un chagrin encore vif le désir physique renaît. De mon lit où on me faisait rester longtemps tous les jours à me reposer, je souhaitais qu'Albertine vînt recommencer nos jeux d'autrefois. Ne voit-on pas, dans la chambre même où ils ont perdu un enfant, des époux bientôt de nouveau entrelacés donner un frère au petit mort ? J'essayais de me distraire de ce désir en allant jusqu'à la fenêtre regarder la mer de ce jour-là. Comme la première année, les mers, d'un jour à l'autre, étaient rarement les mêmes. Mais d'ailleurs elles ne ressemblaient guère à celles de cette première année, soit parce que maintenant c'était le printemps avec ses orages, soit parce que, même si j'étais venu à la même date que la première fois, des temps différents, plus changeants, auraient pu déconseiller cette côte à certaines mers indolentes, vaporeuses et fragiles que j'avais vues pendant des jours ardents dormir sur la plage en soulevant imperceptiblement leur sein bleuâtre d'une molle palpitation, soit surtout parce que mes yeux instruits par Elstir à retenir précisément les éléments que j'écartais volontairement jadis, contemplaient longuement ce que la première année ils ne savaient pas voir. Cette opposition qui alors me frappait tant entre les promenades agrestes que je faisais avec Mme de Villeparisis et ce voisinage fluide, inaccessible et mythologique, de l'Océan éternel, n'existait plus pour moi. Et certains jours la mer me semblait au contraire maintenant presque rurale elle-même. Les jours, assez rares, de vrai beau temps, la chaleur avait tracé sur les eaux, comme à travers champs, une route poussiéreuse et blanche derrière laquelle la fine pointe d'un bateau de pêche dépassait comme un clocher villageois. Un remorqueur dont on ne voyait que la cheminée fumait au loin comme une usine écartée, tandis que seul à l'horizon un carré blanc et bombé, peint sans doute par une voile mais qui semblait compact et comme calcaire, faisait penser à l'angle ensoleillé de quelque bâtiment isolé, hôpital ou école. Et les nuages et le vent, les jours où il s'en ajoutait au soleil, parachevaient sinon l'erreur du jugement, du moins l'illusion du premier regard, la suggestion qu'il éveille dans l'imagination. Car l'alternance d'espaces de couleurs nettement tranchées, comme celles qui résultent dans la campagne, de la contiguïté de cultures différentes, les inégalités âpres, jaunes, et comme boueuses de la surface marine, les levées, les talus qui dérobaient à la vue une barque où une équipe d'agiles matelots semblait moissonner, tout cela par les jours orageux faisait de l'océan quelque chose d'aussi varié, d'aussi consistant, d'aussi accidenté, d'aussi populeux, d'aussi civilisé que la terre carrossable sur laquelle j'allais autrefois et ne devais pas tarder à faire des promenades. Et une fois, ne pouvant plus résister à mon désir, au lieu de me recoucher, je m'habillai et partis chercher Albertine à Incarville. Je lui demanderais de m'accompagner jusqu'à Douville où j'irais faire à Féterne une visite à Mme de Cambremer, et à La Raspelière une visite à Mme Verdurin. Albertine m'attendrait pendant ce temps-là sur la plage et nous reviendrions ensemble dans la nuit. J'allai prendre le petit chemin de fer d'intérêt local dont j'avais par Albertine et ses amies appris autrefois tous les surnoms dans la région, où on l'appelait tantôt le Tortillard à cause de ses innombrables détours, le Tacot parce qu'il n'avançait pas, le Transatlantique à cause d'une effroyable sirène qu'il possédait pour que se garassent les passants, le Decauville et le Funi, bien que ce ne fût nullement un funiculaire mais parce qu'il grimpait sur la falaise, ni même à proprement parler un Decauville mais parce qu'il avait une voie de 60, le B.A.G. parce qu'il allait de Balbec à Grattevast en passant par Angerville, le Tram et le T.S.N. parce qu'il faisait partie de la ligne des tramways du Sud de la Normandie. Je m'installai dans un wagon où j'étais seul ; il faisait un soleil splendide, on étouffait ; je baissai le store bleu qui ne laissa passer qu'une raie de soleil. Mais aussitôt je vis ma grand-mère, telle qu'elle était assise dans le train à notre départ de Paris pour Balbec, quand, dans la souffrance de me voir prendre de la bière, elle avait préféré ne pas regarder, fermer les yeux et faire semblant de dormir. Moi qui ne pouvais supporter autrefois la souffrance qu'elle avait quand mon grand-père prenait du cognac, je lui avais infligé celle, non pas même seulement de me voir prendre sur l'invitation d'un autre, une boisson qu'elle croyait funeste pour moi, mais je l'avais forcée à me laisser libre de m'en gorger à ma guise ; bien plus, par mes colères, mes crises d'étouffement, je l'avais forcée à m'y aider, à me le conseiller, dans une résignation suprême dont j'avais devant ma mémoire l'image muette, désespérée, aux yeux clos pour ne pas voir. Un tel souvenir, comme un coup de baguette, m'avait de nouveau rendu l'âme que j'étais en train de perdre depuis quelque temps ; qu'est-ce que j'aurais pu faire de Rosemonde quand mes lèvres tout entières étaient parcourues seulement par le désir désespéré d'embrasser une morte ? qu'aurais-je pu dire aux Cambremer et aux Verdurin quand mon coeur battait si fort parce que s'y reformait à tout moment la douleur que ma grand-mère avait soufferte ? Je ne pus rester dans ce wagon. Dès que le train s'arrêta à Maineville-la-Teinturière, renonçant à mes projets, je descendis. Maineville avait acquis depuis quelque temps une importance considérable et une réputation particulière, parce qu'un directeur de nombreux casinos, marchand de bien-être, avait fait construire non loin de là, avec un luxe de mauvais goût capable de rivaliser avec celui d'un palace, un établissement sur lequel nous reviendrons, et qui était à franc-parler la première maison publique pour gens chic qu'on eût eu l'idée de construire sur les côtes de France. C'était la seule. Chaque port a bien la sienne, mais bonne seulement pour les marins et pour les amateurs de pittoresque que cela amuse de voir, tout près de l'église immémoriale, la patronne presque aussi vieille, vénérable et moussue, se tenir devant sa porte mal famée en attendant le retour des bateaux de pêche.
M'écartant de l'éblouissante maison de « plaisir », insolemment dressée là malgré les protestations des familles inutilement adressées au maire, je rejoignis la falaise et j'en suivis les chemins sinueux dans la direction de Balbec. J'entendis sans y répondre l'appel des aubépines. Voisines moins cossues des fleurs de pommiers, elles les trouvaient bien lourdes, tout en reconnaissant le teint frais qu'ont les filles, aux pétales rosés, de ces gros fabricants de cidre. Elles savaient que, moins richement dotées, on les recherchait cependant davantage et qu'il leur suffisait pour plaire d'une blancheur chiffonnée.
Quand je rentrai, le concierge de l'hôtel me remit une lettre de deuil où faisaient part le marquis et la marquise de Gonneville, le vicomte et la vicomtesse d'Amfreville, le comte et la comtesse de Berneville, le marquis et la marquise de Graincourt, le comte d'Amenoncourt, la comtesse de Maineville, le comte et la comtesse de Franquetot, la comtesse de Chaverny née d'Aigleville, et de laquelle je compris enfin pourquoi elle m'était envoyée quand je reconnus les noms de la marquise de Cambremer née du Mesnil La Guichard, du marquis et de la marquise de Cambremer, et que je vis que la morte, une cousine des Cambremer, s'appelait Éléonore-Euphrasie-Humbertine de Cambremer, comtesse de Criquetot. Dans toute l'étendue de cette famille provinciale dont le dénombrement remplissait des lignes fines et serrées, pas un bourgeois, et d'ailleurs pas un titre connu, mais tout le ban et l'arrière-ban des nobles de la région qui faisaient chanter leurs noms – ceux de tous les lieux intéressants du pays – aux joyeuses finales en ville, en court, parfois plus sourdes (en tôt). Habillés des tuiles de leur château ou du crépi de leur église, la tête branlante dépassant à peine la voûte ou le corps de logis, et seulement pour se coiffer du lanternon normand ou des colombages du toit en poivrière, ils avaient l'air d'avoir sonné le rassemblement de tous les jolis villages échelonnés ou dispersés à cinquante lieues à la ronde et de les avoir disposés en formation serrée, sans une lacune, sans un intrus, dans le damier compact et rectangulaire de l'aristocratique lettre bordée de noir.
Ma mère était remontée dans sa chambre, méditant cette phrase de Mme de Sévigné : « Je ne vois aucun de ceux qui veulent me divertir ; en paroles couvertes c'est qu'ils veulent m'empêcher de penser à vous et cela m'offense », parce que le premier président lui avait dit qu'elle devrait se distraire. À moi il chuchota : « C'est la princesse de Parme. » Ma peur se dissipa en voyant que la femme que me montrait le magistrat n'avait aucun rapport avec Son Altesse Royale. Mais comme elle avait fait retenir une chambre pour passer la nuit en revenant de chez Mme de Luxembourg, la nouvelle eut pour effet sur beaucoup de leur faire prendre toute nouvelle dame arrivée pour la princesse de Parme – et pour moi, de me faire monter m'enfermer dans mon grenier. Je n'aurais pas voulu y rester seul. Il était à peine quatre heures. Je demandai à Françoise d'aller chercher Albertine pour qu'elle vînt passer la fin de l'après-midi avec moi.
Je crois que je mentirais en disant que commença déjà la douloureuse et perpétuelle méfiance que devait m'inspirer Albertine, à plus forte raison le caractère particulier, surtout gomorrhéen, que devait revêtir cette méfiance. Certes dès ce jour-là – mais ce n'était pas le premier – mon attente fut un peu anxieuse. Françoise, une fois partie, resta si longtemps que je commençai à désespérer. Je n'avais pas allumé de lampe. Il ne faisait plus guère jour. Le vent faisait claquer le drapeau du casino. Et, plus débile encore dans le silence de la grève sur laquelle la mer montait, et comme une voix qui aurait traduit et accru le vague énervant de cette heure inquiète et fausse, un petit orgue de Barbarie arrêté devant l'hôtel jouait des valses viennoises. Enfin Françoise arriva, mais seule. « Je suis été aussi vite que j'ai pu mais elle ne voulait pas venir à cause qu'elle ne se trouvait pas assez coiffée. Si elle n'est pas restée une heure d'horloge à se pommader, elle n'est pas restée cinq minutes. Ça va être une vraie parfumerie ici. Elle vient, elle est restée en arrière pour s'arranger devant la glace. Je croyais la trouver là. » Le temps fut long encore avant qu'Albertine arrivât. Mais la gaieté, la gentillesse qu'elle eut cette fois dissipèrent ma tristesse. Elle m'annonça (contrairement à ce qu'elle avait dit l'autre jour) qu'elle resterait la saison entière et me demanda si nous ne pourrions pas, comme la première année, nous voir tous les jours. Je lui dis qu'en ce moment j'étais trop triste et que je la ferais plutôt chercher de temps en temps au dernier moment, comme à Paris. « Si jamais vous vous sentez de la peine ou que le coeur vous en dise, n'hésitez pas, me dit-elle, faites-moi chercher, je viendrai en vitesse, et si vous ne craignez pas que cela fasse scandale dans l'hôtel, je resterai aussi longtemps que vous voudrez. » Françoise avait, en la ramenant, eu l'air heureuse comme chaque fois qu'elle avait pris une peine pour moi et avait réussi à me faire plaisir. Mais Albertine elle-même n'était pour rien dans cette joie et dès le lendemain Françoise devait me dire ces paroles profondes : « Monsieur ne devrait pas voir cette demoiselle. Je vois bien le genre de caractère qu'elle a, elle vous fera des chagrins. » En reconduisant Albertine, je vis par la salle à manger éclairée la princesse de Parme. Je ne fis que la regarder en m'arrangeant à n'être pas vu. Mais j'avoue que je trouvai une certaine grandeur dans la royale politesse qui m'avait fait sourire chez les Guermantes. C'est un principe que les souverains sont partout chez eux, et le protocole le traduit en usages morts et sans valeur comme celui qui veut que le maître de la maison tienne à la main son chapeau, dans sa propre demeure, pour montrer qu'il n'est plus chez lui mais chez le prince. Or cette idée, la princesse de Parme ne se la formulait peut-être pas, mais elle en était tellement imbue que tous ses actes, spontanément inventés pour les circonstances, la traduisaient. Quand elle se leva de table elle remit un gros pourboire à Aimé comme s'il avait été là uniquement pour elle et si elle récompensait en quittant un château un maître d'hôtel affecté à son service. Elle ne se contenta d'ailleurs pas du pourboire, mais avec un gracieux sourire lui adressa quelques paroles aimables et flatteuses, dont sa mère l'avait munie. Un peu plus, elle lui aurait dit qu'autant l'hôtel était bien tenu, autant était florissante la Normandie, et qu'à tous les pays du monde elle préférait la France. Une autre pièce glissa des mains de la princesse, pour le sommelier qu'elle avait fait appeler et à qui elle tint à exprimer sa satisfaction comme un général qui vient de passer une revue. Le lift était à ce moment venu lui donner une réponse ; il eut aussi un mot, un sourire et un pourboire, tout cela mêlé de paroles encourageantes et humbles destinées à leur prouver qu'elle n'était pas plus que l'un d'eux. Comme Aimé, le sommelier, le lift et les autres crurent qu'il serait impoli de ne pas sourire jusqu'aux oreilles à une personne qui leur souriait, elle fut bientôt entourée d'un groupe de domestiques avec qui elle causa bienveillamment ; ces façons étant inaccoutumées dans les palaces, les personnes qui passaient sur la plage, ignorant son nom, crurent qu'ils voyaient une habituée de Balbec, et qui à cause d'une extraction médiocre ou dans un intérêt professionnel (c'était peut-être la femme d'un placier en Champagne), était moins différente de la domesticité que les clients vraiment chic. Pour moi je pensai au palais de Parme, aux conseils moitié religieux, moitié politiques donnés à cette princesse, laquelle agissait avec le peuple comme si elle avait dû se le concilier pour régner un jour ; bien plus, si elle régnait déjà.
Je remontai dans ma chambre, mais je n'y étais pas seul. J'entendais quelqu'un jouer avec moelleux des morceaux de Schumann. Certes il arrive que les gens, même ceux que nous aimons le mieux, se saturent de la tristesse ou de l'agacement qui émane de nous. Il y a pourtant quelque chose qui est capable d'un pouvoir d'exaspérer où n'atteindra jamais une personne : c'est un piano.
Albertine m'avait fait prendre en note les dates où elle devait s'absenter et aller chez des amies pour quelques jours, et m'avait fait inscrire aussi leur adresse pour si j'avais besoin d'elle un de ces soirs-là, car aucune n'habitait bien loin. Cela fit que pour la trouver, de jeune fille en jeune fille, se nouèrent tout naturellement autour d'elle des liens de fleurs. J'ose avouer que beaucoup de ses amies – je ne l'aimais pas encore – me donnèrent sur une plage ou une autre des instants de plaisir. Ces jeunes camarades bienveillantes ne me semblaient pas très nombreuses. Mais dernièrement j'y ai repensé, leurs noms me sont revenus. Je comptai que dans cette seule saison, douze me donnèrent leurs frêles faveurs. Un nom me revint ensuite, ce qui fit treize. J'eus alors comme une crainte enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, je songeais que j'avais oublié la première, Albertine qui n'était plus et qui fit la quatorzième.
J'avais, pour reprendre le fil du récit, inscrit les noms et les adresses des jeunes filles chez qui je la trouverais tel jour où elle ne serait pas à Incarville, mais de ces jours-là j'avais pensé que je profiterais plutôt pour aller chez Mme Verdurin. D'ailleurs nos désirs pour différentes femmes n'ont pas toujours la même force. Tel soir nous ne pouvons nous passer d'une qui, après cela, pendant un mois ou deux ne nous troublera guère. Et puis outre les causes d'alternance que ce n'est pas le lieu d'étudier ici, après les grandes fatigues charnelles, la femme dont l'image hante notre sénilité momentanée est une femme qu'on ne ferait presque que baiser sur le front. Quant à Albertine, je la voyais rarement, et seulement les soirs fort espacés où je ne pouvais me passer d'elle. Si un tel désir me saisissait quand elle était trop loin de Balbec pour que Françoise pût aller jusque-là, j'envoyais le lift à Épreville, à La Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandant de terminer son travail un peu plus tôt. Il entrait dans ma chambre mais en laissait la porte ouverte car, bien qu'il fît avec conscience son « boulot », lequel était fort dur, consistant dès cinq heures du matin en nombreux nettoyages, il ne pouvait se résoudre à l'effort de fermer une porte et si on lui faisait remarquer qu'elle était ouverte, il revenait en arrière et, aboutissant à son maximum d'effort, la poussait légèrement.
Avec l'orgueil démocratique qui le caractérisait et auquel n'atteignent pas dans les carrières libérales les membres de professions un peu nombreuses, avocats, médecins, hommes de lettres appelant seulement un autre avocat, homme de lettres ou médecin : « Mon confrère », lui, usant avec raison d'un terme réservé aux corps restreints comme les académies par exemple, il me disait en parlant d'un chasseur qui était lift un jour sur deux : « Je vais voir à me faire remplacer par mon collègue. » Cet orgueil ne l'empêchait pas, dans le but d'améliorer ce qu'il appelait son traitement, d'accepter pour ses courses des rémunérations qui l'avaient fait prendre en horreur à Françoise : « Oui, la première fois qu'on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession, mais il y a des jours où il est poli comme une porte de prison. Tout ça c'est des tire-sous. » Catégorie où elle avait si souvent fait figurer Eulalie et où, hélas, pour tous les malheurs que cela devait un jour amener, elle rangeait déjà Albertine, parce qu'elle me voyait souvent demander à maman, pour mon amie peu fortunée, de menus objets, des colifichets, ce que Françoise trouvait inexcusable, parce que Mme Bontemps n'avait qu'une bonne à tout faire. Bien vite, le lift, ayant retiré ce que j'eusse appelé sa livrée et ce qu'il nommait sa tunique, apparaissait en chapeau de paille, avec une canne, soignant sa démarche et le corps redressé, car sa mère lui avait recommandé de ne jamais prendre le genre « ouvrier » ou « chasseur ». De même que grâce aux livres la science l'est à un ouvrier qui n'est plus ouvrier quand il a fini son travail, de même, grâce au canotier et à la paire de gants, l'élégance devenait accessible au lift qui, ayant cessé pour la soirée de faire monter les clients, se croyait, comme un jeune chirurgien qui a retiré sa blouse, ou le maréchal des logis Saint-Loup son uniforme, devenu un parfait homme du monde. Il n'était pas d'ailleurs sans ambition, ni talent non plus pour manipuler sa cage et ne pas vous arrêter entre deux étages. Mais son langage était défectueux. Je croyais à son ambition parce qu'il disait en parlant du concierge, duquel il dépendait : « Mon concierge », sur le même ton qu'un homme possédant à Paris ce que le chasseur eût appelé « un hôtel particulier », eût parlé de son portier. Quant au langage du liftier, il est curieux que quelqu'un qui entendait cinquante fois par jour un client appeler : « Ascenseur », ne dît jamais lui-même qu'« accenseur ». Certaines choses étaient extrêmement agaçantes chez ce liftier : quoi que je lui eusse dit, il m'interrompait par une locution, « Vous pensez ! » ou « Pensez ! », qui semblait signifier ou bien que ma remarque était d'une telle évidence que tout le monde l'eût trouvée, ou bien reporter sur lui le mérite comme si c'était lui qui attirait mon attention là-dessus. « Vous pensez ! » ou « Pensez ! », exclamé avec la plus grande énergie, revenait toutes les deux minutes dans sa bouche, pour des choses dont il ne se fût jamais avisé, ce qui m'irritait tant que je me mettais aussitôt à dire le contraire pour lui montrer qu'il n'y comprenait rien. Mais à ma seconde assertion, bien qu'elle fût inconciliable avec la première, il ne répondait pas moins : « Vous pensez ! », « Pensez ! », comme si ces mots étaient inévitables. Je lui pardonnais difficilement aussi qu'il employât certains termes de son métier et qui eussent à cause de cela été parfaitement convenables au propre, seulement dans le sens figuré, ce qui leur donnait une intention spirituelle assez bébête, par exemple le verbe pédaler. Jamais il n'en usait quand il avait fait une course à bicyclette. Mais si à pied, il s'était dépêché pour être à l'heure, pour signifier qu'il avait marché vite il disait : « Vous pensez si on a pédalé ! » Le liftier était plutôt petit, mal bâti et assez laid. Cela n'empêchait pas que chaque fois qu'on lui parlait d'un jeune homme de taille haute, élancée et fine, il disait : « Ah ! oui, je sais, un qui est juste de ma grandeur. » Et un jour que j'attendais une réponse de lui, comme on avait monté l'escalier, au bruit des pas j'avais par impatience ouvert la porte de ma chambre et j'avais vu un chasseur beau comme Endymion, les traits incroyablement parfaits, qui venait pour une dame que je ne connaissais pas. Quand le liftier était rentré, en lui disant avec quelle impatience j'avais attendu sa réponse, je lui avais raconté que j'avais cru qu'il montait mais que c'était un chasseur de l'hôtel de Normandie. « Ah ! oui, je sais lequel, me dit-il, il n'y en a qu'un, un garçon de ma taille. Comme figure aussi il me ressemble tellement qu'on pourrait nous prendre l'un pour l'autre, on dirait tout à fait mon frangin. » Enfin il voulait paraître avoir tout compris dès la première seconde, ce qui faisait que dès qu'on lui recommandait quelque chose il disait : « Oui, oui, oui, oui, oui, je comprends très bien », avec une netteté et un ton intelligent qui me firent quelque temps illusion ; mais les personnes, au fur et à mesure qu'on les connaît, sont comme un métal plongé dans un mélange altérant, et on les voit peu à peu perdre leurs qualités (comme parfois leurs défauts). Avant de lui faire mes recommandations, je vis qu'il avait laissé la porte ouverte ; je le lui fis remarquer, j'avais peur qu'on ne nous entendît ; il condescendit à mon désir et revint ayant diminué l'ouverture. « C'est pour vous faire plaisir. Mais il n'y a plus personne à l'étage que nous deux. » Aussitôt j'entendis passer une, puis deux, puis trois personnes. Cela m'agaçait à cause de l'indiscrétion possible, mais surtout parce que je voyais que cela ne l'étonnait nullement et que c'était un va-et-vient normal. « Oui, c'est la femme de chambre d'à côté qui va chercher ses affaires. Oh ! c'est sans importance, c'est le sommelier qui remonte ses clefs. Non, non, ce n'est rien, vous pouvez parler, c'est mon collègue qui va prendre son service. » Et comme les raisons que tous les gens avaient de passer ne diminuaient pas mon ennui qu'ils pussent m'entendre, sur mon ordre formel, il alla, non pas fermer la porte, ce qui était au-dessus des forces de ce cycliste qui désirait une « moto », mais la pousser un peu plus. « Comme ça nous sommes bien tranquilles. » Nous l'étions tellement qu'une Américaine entra et se retira en s'excusant de s'être trompée de chambre. « Vous allez me ramener cette jeune fille », lui dis-je, après avoir fait claquer moi-même la porte de toutes mes forces (ce qui amena un autre chasseur s'assurer qu'il n'y avait pas de fenêtre ouverte). « Vous vous rappelez bien : Mlle Albertine Simonet. Du reste c'est sur l'enveloppe. Vous n'avez qu'à lui dire que cela vient de moi. Elle viendra très volontiers, ajoutai-je pour l'encourager à ne pas trop m'humilier. – Vous pensez ! – Mais non, au contraire ce n'est pas du tout naturel qu'elle vienne volontiers. C'est très incommode de venir de Berneville ici. – Je comprends ! – Vous lui direz de venir avec vous. – Oui, oui, oui, oui, je comprends très bien », répondait-il de ce ton précis et fin qui depuis longtemps avait cessé de me faire « bonne impression » parce que je savais qu'il était presque mécanique et recouvrait sous sa netteté apparente beaucoup de vague et de bêtise. « À quelle heure serez-vous revenu ? – J'ai pas pour bien longtemps », disait le lift qui, poussant à l'extrême la règle édictée par Bélise d'éviter la récidive du pas avec le ne, se contentait toujours d'une seule négative. « Je peux très bien y aller. Justement les sorties ont été supprimées ce tantôt parce qu'il y avait un salon de vingt couverts pour le déjeuner. Et c'était mon tour de sortir le tantôt. C'est bien juste si je sors un peu ce soir. Je prends n'avec moi mon vélo. Comme cela je ferai vite. » Et une heure après il arrivait en me disant : « Monsieur a bien attendu, mais cette demoiselle vient n'avec moi. Elle est en bas. – Ah ! merci, le concierge ne sera pas fâché contre moi ? – Monsieur Paul ? Il sait seulement pas où je suis été. Même le chef de la porte n'a rien à dire. » Mais une fois où je lui avais dit : « Il faut absolument que vous la rameniez », il me dit en souriant : « Vous savez que je ne l'ai pas trouvée. Elle n'est pas là. Et j'ai pas pu rester plus longtemps ; j'avais peur d'être comme mon collègue qui a été envoyé de l'hôtel » (car le lift qui disait rentrer pour une profession où on entre pour la première fois : « je voudrais bien rentrer dans les postes », par compensation ou pour adoucir la chose s'il s'était agi de lui, ou l'insinuer plus doucereusement et perfidement s'il s'agissait d'un autre, supprimait l'r et disait : « Je sais qu'il a été envoyé »). Ce n'était pas par méchanceté qu'il souriait, mais à cause de sa timidité. Il croyait diminuer l'importance de sa faute en la prenant en plaisanterie. De même s'il m'avait dit : « Vous savez que je ne l'ai pas trouvée », ce n'est pas qu'il crût qu'en effet je le susse déjà. Au contraire il ne doutait pas que je l'ignorasse et surtout il s'en effrayait. Aussi disait-il « vous le savez » pour s'éviter à lui-même les affres qu'il traverserait en prononçant les phrases destinées à me l'apprendre. On ne devrait jamais se mettre en colère contre ceux qui, pris en faute par nous, se mettent à ricaner. Ils le font non parce qu'ils se moquent, mais tremblent que nous puissions être mécontents. Témoignons une grande pitié, montrons une grande douceur à ceux qui rient. Pareil à une véritable attaque, le trouble du lift avait amené chez lui non seulement une rougeur apoplectique mais une altération du langage devenu soudain familier. Il finit par m'expliquer qu'Albertine n'était pas à Épreville, qu'elle devait revenir seulement à neuf heures et que si des fois, ce qui voulait dire par hasard, elle rentrait plus tôt, on lui ferait la commission, et qu'elle serait en tous cas chez moi avant une heure du matin.
Ce ne fut pas ce soir-là encore d'ailleurs, que commença à prendre consistance ma cruelle méfiance. Non, pour le dire tout de suite et bien que le fait ait eu lieu seulement quelques semaines après, elle naquit d'une remarque de Cottard. Albertine et ses amies avaient voulu ce jour-là m'entraîner au casino d'Incarville et, pour ma chance, je ne les y eusse pas rejointes (voulant aller faire une visite à Mme Verdurin qui m'avait invité plusieurs fois), si je n'eusse été arrêté à Incarville même par une panne de tram qui allait demander un certain temps de réparation. Marchant de long en large en attendant qu'elle fût finie, je me trouvai tout à coup face à face avec le docteur Cottard venu à Incarville en consultation. J'hésitai presque à lui dire bonjour comme il n'avait répondu à aucune de mes lettres. Mais l'amabilité ne se manifeste pas chez tout le monde de la même façon. N'ayant pas été astreint par l'éducation aux mêmes règles fixes de savoir-vivre que les gens du monde, Cottard était plein de bonnes intentions qu'on ignorait, qu'on niait, jusqu'au jour où il avait l'occasion de les manifester. Il s'excusa, avait bien reçu mes lettres, avait signalé ma présence aux Verdurin, qui avaient grande envie de me voir et chez qui il me conseillait d'aller. Il voulait même m'y emmener le soir même, car il allait reprendre le petit chemin de fer d'intérêt local pour y aller dîner. Comme j'hésitais et qu'il avait encore un peu de temps pour son train, la panne devant être assez longue, je le fis entrer dans le petit casino, un de ceux qui m'avaient paru si tristes le soir de ma première arrivée, maintenant plein du tumulte des jeunes filles qui, faute de cavaliers, dansaient ensemble. Andrée vint à moi en faisant des glissades, je comptais repartir dans un instant avec Cottard chez les Verdurin, quand je refusai définitivement son offre, pris d'un désir trop vif de rester avec Albertine. C'est que je venais de l'entendre rire. Et ce rire évoquait aussitôt les roses carnations, les parois parfumées contre lesquelles il semblait qu'il vînt de se frotter et dont, âcre, sensuel et révélateur comme une odeur de géranium, il semblait transporter avec lui quelques particules presque pondérables, irritantes et secrètes.
Une des jeunes filles que je ne connaissais pas se mit au piano, et Andrée demanda à Albertine de valser avec elle. Heureux, dans ce petit casino, de penser que j'allais rester avec ces jeunes filles, je fis remarquer à Cottard comme elles dansaient bien. Mais lui, du point de vue spécial du médecin, et avec une mauvaise éducation qui ne tenait pas compte de ce que je connaissais ces jeunes filles à qui il avait pourtant dû me voir dire bonjour, me répondit : « Oui, mais les parents sont bien imprudents qui laissent leurs filles prendre de pareilles habitudes. Je ne permettrais certainement pas aux miennes de venir ici. Sont-elles jolies au moins ? Je ne distingue pas leurs traits. Tenez, regardez », ajouta-t-il en me montrant Albertine et Andrée qui valsaient lentement, serrées l'une contre l'autre, « j'ai oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c'est surtout par les seins que les femmes l'éprouvent. Et voyez, les leurs se touchent complètement. » En effet, le contact n'avait pas cessé entre ceux d'Andrée et ceux d'Albertine. Je ne sais si elles entendirent ou devinèrent la réflexion de Cottard, mais elles se détachèrent légèrement l'une de l'autre tout en continuant à valser. Andrée dit à ce moment un mot à Albertine et celle-ci rit du même rire pénétrant et profond que j'avais entendu tout à l'heure. Mais le trouble qu'il m'apporta cette fois ne me fut plus que cruel ; Albertine avait l'air d'y montrer, de faire constater à Andrée quelque frémissement voluptueux et secret. Il sonnait comme les premiers ou les derniers accords d'une fête inconnue. Je repartis avec Cottard, distrait en causant avec lui, ne pensant que par instants à la scène que je venais de voir. Ce n'était pas que la conversation de Cottard fût intéressante. Elle était même en ce moment devenue aigre car nous venions d'apercevoir le docteur du Boulbon, qui ne nous vit pas. Il était venu passer quelque temps de l'autre côté de la baie de Balbec, où on le consultait beaucoup. Or, quoique Cottard eût l'habitude de déclarer qu'il ne faisait pas de médecine en vacances, il avait espéré se faire sur cette côte, une clientèle de choix, à quoi du Boulbon se trouvait mettre obstacle. Certes le médecin de Balbec ne pouvait gêner Cottard. C'était seulement un médecin très consciencieux qui savait tout et à qui on ne pouvait pas parler de la moindre démangeaison sans qu'il ne vous indiquât aussitôt, dans une formule complexe, la pommade, lotion ou liniment qui convenait. Comme disait Marie Gineste dans son joli langage, il savait « charmer » les blessures et les plaies. Mais il n'avait pas d'illustration. Il avait bien causé un petit ennui à Cottard. Celui-ci, depuis qu'il voulait troquer sa chaire contre celle de thérapeutique, s'était fait une spécialité des intoxications. Les intoxications, périlleuse innovation de la médecine, servant à renouveler les étiquettes des pharmaciens dont tout produit est déclaré nullement toxique, au rebours des drogues similaires, et même désintoxiquant. C'est la réclame à la mode ; à peine s'il survit en bas, en lettres illisibles, comme une faible trace d'une mode précédente, l'assurance que le produit a été soigneusement antiseptisé. Les intoxications servent aussi à rassurer le malade qui apprend avec joie que sa paralysie n'est qu'un malaise toxique. Or un grand-duc étant venu passer quelques jours à Balbec et ayant un oeil extrêmement enflé avait fait venir Cottard lequel, en échange de quelques billets de cent francs (le professeur ne se dérangeait pas à moins), avait imputé comme cause à l'inflammation un état toxique et prescrit un régime désintoxiquant. L'oeil ne désenflant pas, le grand-duc se rabattit sur le médecin ordinaire de Balbec, lequel en cinq minutes retira un grain de poussière. Le lendemain il n'y paraissait plus. Un rival plus dangereux pourtant était une célébrité des maladies nerveuses. C'était un homme rouge, jovial, à la fois parce que la fréquentation de la déchéance nerveuse ne l'empêchait pas d'être très bien portant mais aussi pour rassurer ses malades par le gros rire de son bonjour et de son au revoir, quitte à aider de ses bras d'athlète à leur passer plus tard la camisole de force. Néanmoins dès qu'on causait avec lui dans le monde, fût-ce de politique ou de littérature, il vous écoutait avec une bienveillance attentive, d'un air de dire : « De quoi s'agit-il ? », sans prononcer tout de suite, comme s'il s'était agi d'une consultation. Mais enfin celui-là, quelque talent qu'il eût, était un spécialiste. Aussi toute la rage de Cottard était-elle reportée sur du Boulbon. Je quittai du reste bientôt, pour rentrer, le professeur ami des Verdurin, en lui promettant d'aller les voir.
Le mal que m'avaient fait ses paroles concernant Albertine et Andrée était profond, mais les pires souffrances n'en furent pas senties par moi immédiatement, comme il arrive pour ces empoisonnements qui n'agissent qu'au bout d'un certain temps.
Albertine, le soir où le lift était allé la chercher, ne vint pas, malgré les assurances de celui-ci. Certes les charmes d'une personne sont une cause moins fréquente d'amour qu'une phrase du genre de celle-ci : « Non, ce soir je ne serai pas libre. » On ne fait guère attention à cette phrase si on est avec des amis ; on est gai toute la soirée, on ne s'occupe pas d'une certaine image ; pendant ce temps-là elle baigne dans le mélange nécessaire ; en rentrant on trouve le cliché, qui est développé et parfaitement net. On s'aperçoit que la vie n'est plus la vie qu'on aurait quittée pour un rien la veille, parce que, si on continue à ne pas craindre la mort, on n'ose plus penser à la séparation.
Du reste, à partir, non d'une heure du matin (heure que le liftier avait fixée), mais de trois heures, je n'eus plus comme autrefois la souffrance de sentir diminuer mes chances qu'elle apparût. La certitude qu'elle ne viendrait plus m'apporta un calme complet, une fraîcheur ; cette nuit était tout simplement une nuit comme tant d'autres où je ne la voyais pas, c'est de cette idée que je partais. Et dès lors la pensée que je la verrais le lendemain ou d'autres jours, se détachant sur ce néant accepté, devenait douce. Quelquefois, dans ces soirées d'attente, l'angoisse est due à un médicament qu'on a pris. Faussement interprétée par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui ne vient pas. L'amour naît dans ce cas comme certaines maladies nerveuses de l'explication inexacte d'un malaise pénible. Explication qu'il n'est pas utile de rectifier, du moins en ce qui concerne l'amour, sentiment qui (quelle qu'en soit la cause) est toujours erroné.
Le lendemain, quand Albertine m'écrivit qu'elle venait seulement de rentrer à Épreville, n'avait donc pas eu mon mot à temps, et viendrait, si je le permettais, me voir le soir, derrière les mots de sa lettre comme derrière ceux qu'elle m'avait dits une fois au téléphone, je crus sentir la présence de plaisirs, d'êtres, qu'elle m'avait préférés. Encore une fois je fus agité tout entier par la curiosité douloureuse de savoir ce qu'elle avait pu faire, par l'amour latent qu'on porte toujours en soi ; je pus croire un moment qu'il allait m'attacher à Albertine, mais il se contenta de frémir sur place et ses dernières rumeurs s'éteignirent sans qu'il se fût mis en marche.
J'avais mal compris dans mon premier séjour à Balbec – et peut-être bien Andrée avait fait comme moi – le caractère d'Albertine. J'avais cru que c'était frivolité naïve de sa part si toutes nos supplications ne réussissaient pas à la retenir et lui faire manquer une garden-party, une promenade à ânes, un pique-nique. Dans mon second séjour à Balbec, je soupçonnai que cette frivolité n'était qu'une apparence, la garden-party qu'un paravent, sinon une invention. Il se passait sous des formes diverses la chose suivante (j'entends la chose vue par moi, de mon côté du verre, qui n'était nullement transparent, et sans que je puisse savoir ce qu'il y avait de vrai de l'autre côté). Albertine me faisait les protestations de tendresse les plus passionnées. Elle regardait l'heure parce qu'elle devait aller faire une visite à une dame qui recevait, paraît-il, tous les jours à cinq heures à Infreville. Tourmenté d'un soupçon et me sentant d'ailleurs souffrant, je demandais à Albertine, je la suppliais de rester avec moi. C'était impossible (et même elle n'avait plus que cinq minutes à rester) parce que cela fâcherait cette dame, peu hospitalière et susceptible, et, disait Albertine, assommante. « Mais on peut bien manquer une visite. – Non, ma tante m'a appris qu'il fallait être polie avant tout. – Mais je vous ai vue si souvent être impolie. – Là ce n'est pas la même chose, cette dame m'en voudrait et me ferait des histoires avec ma tante. Je ne suis déjà pas si bien que cela avec elle. Elle tient à ce que je sois allée une fois la voir. – Mais puisqu'elle reçoit tous les jours. » Là, Albertine sentant qu'elle s'était « coupée », modifiait la raison. « Bien entendu elle reçoit tous les jours. Mais aujourd'hui j'ai donné rendez-vous chez elle à des amies. Comme cela on s'ennuiera moins. – Alors, Albertine, vous préférez la dame et vos amies à moi, puisque pour ne pas risquer de faire une visite un peu ennuyeuse, vous préférez de me laisser seul, malade et désolé ? – Cela me serait bien égal que la visite fût ennuyeuse. Mais c'est par dévouement pour elles. Je les ramènerai dans ma carriole. Sans cela elles n'auraient plus aucun moyen de transport. » Je faisais remarquer à Albertine qu'il y avait des trains jusqu'à dix heures du soir, d'Infreville. « C'est vrai, mais vous savez, il est possible qu'on nous demande de rester à dîner. Elle est très hospitalière. – Hé bien, vous refuserez. – Je fâcherais encore ma tante. – Du reste, vous pouvez dîner et prendre le train de dix heures. – C'est un peu juste. – Alors je ne peux jamais aller dîner en ville et revenir par le train. Mais tenez, Albertine, nous allons faire une chose bien simple : je sens que l'air me fera du bien ; puisque vous ne pouvez lâcher la dame, je vais vous accompagner jusqu'à Infreville. Ne craignez rien, je n'irai pas jusqu'à la Tour Élisabeth (la villa de la dame), je ne verrai ni la dame ni vos amies. » Albertine avait l'air d'avoir reçu un coup terrible. Sa parole était entrecoupée. Elle dit que les bains de mer ne lui réussissaient pas. « Si ça vous ennuie que je vous accompagne ? – Mais comment pouvez-vous dire cela, vous savez bien que mon plus grand plaisir est de sortir avec vous. » Un brusque revirement s'était opéré. « Puisque nous allons nous promener ensemble, me dit-elle, pourquoi n'irions-nous pas de l'autre côté de Balbec, nous dînerions ensemble. Ce serait si gentil. Au fond, cette côte-là est bien plus jolie. Je commence à en avoir soupé d'Infreville et de tous ces petits coins vert épinard. – Mais l'amie de votre tante sera fâchée si vous n'allez pas la voir. – Hé bien, elle se défâchera. – Non, il ne faut pas fâcher les gens. – Mais elle ne s'en apercevra même pas, elle reçoit tous les jours ; que j'y aille demain, après-demain, dans huit jours, dans quinze jours, cela fera toujours l'affaire. – Et vos amies ? – Oh ! elles m'ont assez souvent plaquée. C'est bien mon tour. – Mais du côté que vous me proposez, il n'y a pas de train après neuf heures. – Hé bien, la belle affaire ! neuf heures c'est parfait. Et puis il ne faut jamais se laisser arrêter par les questions de retour. On trouvera toujours une charrette, un vélo, à défaut on a ses jambes. – On trouve toujours, Albertine, comme vous y allez ! Du côté d'Infreville, où les petites stations de bois sont collées les unes à côté des autres, oui. Mais du côté opposé ce n'est pas la même chose. – Même de ce côté-là. Je vous promets de vous ramener sain et sauf. » Je sentais qu'Albertine renonçait pour moi à quelque chose d'arrangé qu'elle ne voulait pas me dire, et qu'il y avait quelqu'un qui serait malheureux comme je l'étais. Voyant que ce qu'elle avait voulu n'était pas possible, puisque je voulais l'accompagner, elle renonçait franchement. Elle savait que ce n'était pas irrémédiable. Car, comme toutes les femmes qui ont plusieurs choses dans leur existence, elle avait ce point d'appui qui ne faiblit jamais : le doute et la jalousie. Certes elle ne cherchait pas à les exciter, au contraire. Mais les amoureux sont si soupçonneux qu'ils flairent tout de suite le mensonge. De sorte qu'Albertine n'étant pas mieux qu'une autre, savait par expérience (sans deviner le moins du monde qu'elle le devait à la jalousie) qu'elle était toujours sûre de retrouver les gens qu'elle avait plaqués un soir. La personne inconnue qu'elle lâchait pour moi souffrirait, l'en aimerait davantage (Albertine ne savait pas que c'était pour cela), et pour ne pas continuer à souffrir reviendrait de soi-même vers elle, comme j'aurais fait. Mais je ne voulais ni faire de la peine, ni me fatiguer, ni entrer dans la voie terrible des investigations, de la surveillance multiforme, innombrable. « Non, Albertine, je ne veux pas gâter votre plaisir, allez chez votre dame d'Infreville, ou enfin chez la personne dont elle est le porte-nom, cela m'est égal. La vraie raison pour laquelle je ne vais pas avec vous, c'est que vous ne le désirez pas, que la promenade que vous feriez avec moi n'est pas celle que vous vouliez faire, la preuve en est que vous vous êtes contredite plus de cinq fois sans vous en apercevoir. » La pauvre Albertine craignit que ses contradictions, qu'elle n'avait pas aperçues, eussent été plus graves, ne sachant pas exactement les mensonges qu'elle avait faits : « C'est très possible que je me sois contredite. L'air de la mer m'ôte tout raisonnement. Je dis tout le temps les noms les uns pour les autres. » Et (ce qui me prouva qu'elle n'aurait pas eu besoin, maintenant, de beaucoup de douces affirmations pour que je la crusse) je ressentis la souffrance d'une blessure en entendant cet aveu de ce que je n'avais que faiblement supposé. « Hé bien, c'est entendu, je pars », dit-elle d'un ton tragique, non sans regarder l'heure afin de voir si elle n'était pas en retard pour l'autre, maintenant que je lui fournissais le prétexte de ne pas passer la soirée avec moi. « Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer une bonne soirée avec vous et c'est vous qui ne voulez pas, et vous m'accusez de mensonge. Jamais je ne vous avais encore vu si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne vous reverrai jamais. (Mon coeur battit à ces mots bien que je fusse sûr qu'elle reviendrait le lendemain, ce qui arriva.) Je me noierai, je me jetterai à l'eau. – Comme Sapho. – Encore une insulte de plus ; vous n'avez pas seulement des doutes sur ce que je dis mais sur ce que je fais. – Mais, mon petit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure, vous savez que Sapho s'est précipitée dans la mer. – Si, si, vous n'avez aucune confiance en moi. » Elle vit qu'il était moins vingt à la pendule ; elle craignit de rater ce qu'elle avait à faire, et choisissant l'adieu le plus bref (dont elle s'excusa du reste en me venant voir le lendemain ; probablement ce lendemain-là l'autre personne n'était pas libre), elle s'enfuit au pas de course en criant : « Adieu pour jamais », d'un air désolé. Et peut-être était-elle désolée. Car sachant ce qu'elle faisait en ce moment mieux que moi, plus sévère et plus indulgente à la fois à elle-même que je n'étais pour elle, peut-être avait-elle tout de même un doute que je ne voudrais plus la recevoir après la façon dont elle m'avait quitté. Or je crois qu'elle tenait à moi, au point que l'autre personne était plus jalouse que moi-même.
Quelques jours après, à Balbec, comme nous étions dans la salle de danse du casino, entrèrent la soeur et la cousine de Bloch, devenues l'une et l'autre fort jolies, mais que je ne saluais plus à cause de mes amies, parce que la plus jeune, la cousine, vivait au su de tout le monde, avec l'actrice dont elle avait fait la connaissance pendant mon premier séjour. Andrée, sur une allusion qu'on fit à mi-voix à cela, me dit : « Oh ! là-dessus je suis comme Albertine, il n'y a rien qui nous fasse horreur à toutes les deux comme cela. » Quant à Albertine, se mettant à causer avec moi sur le canapé où nous étions assis, elle avait tourné le dos aux deux jeunes filles de mauvais genre. Et pourtant j'avais remarqué qu'avant ce mouvement, au moment où étaient apparues Mlle Bloch et sa cousine, avait passé dans les yeux de mon amie cette attention brusque et profonde qui donnait parfois au visage de l'espiègle jeune fille un air sérieux, même grave, et la laissait triste après. Mais Albertine avait aussitôt détourné vers moi ses regards restés pourtant singulièrement immobiles et rêveurs. Mlle Bloch et sa cousine ayant fini par s'en aller après avoir ri très fort et poussé des cris peu convenables, je demandai à Albertine si la petite blonde (celle qui était l'amie de l'actrice) n'était pas la même qui la veille avait eu le prix dans la course pour les voitures de fleurs. « Ah ! je ne sais pas, dit Albertine, est-ce qu'il y en a une qui est blonde ? Je vous dirai qu'elles ne m'intéressent pas beaucoup, je ne les ai jamais regardées. Est-ce qu'il y en a une qui est blonde ? » demanda-t-elle d'un air interrogateur et détaché à ses trois amies. S'appliquant à des personnes qu'Albertine rencontrait tous les jours sur la digue, cette ignorance me parut bien excessive pour ne pas être feinte. « Elles n'ont pas l'air de nous regarder beaucoup non plus », dis-je à Albertine, peut-être dans l'hypothèse, que je n'envisageais pourtant pas d'une façon consciente, où Albertine eût aimé les femmes, afin de lui ôter tout regret en lui montrant qu'elle n'avait pas attiré l'attention de celles-ci, et que d'une façon générale il n'est pas d'usage, même pour les plus vicieuses, de se soucier des jeunes filles qu'elles ne connaissent pas. « Elles ne nous ont pas regardées ? me répondit étourdiment Albertine. Elles n'ont pas fait autre chose tout le temps. – Mais vous ne pouvez pas le savoir, lui dis-je, vous leur tourniez le dos. – Eh bien, et cela ? » me répondit-elle en me montrant, encastrée dans le mur en face de nous, une grande glace que je n'avais pas remarquée, et sur laquelle je comprenais maintenant que mon amie, tout en me parlant, n'avait pas cessé de fixer ses beaux yeux remplis de préoccupation.
À partir du jour où Cottard fut entré avec moi dans le petit casino d'Incarville, sans partager l'opinion qu'il avait émise, Albertine ne me sembla plus la même ; sa vue me causait de la colère. Moi-même j'avais changé tout autant qu'elle me semblait autre. J'avais cessé de lui vouloir du bien ; en sa présence, hors de sa présence quand cela pouvait lui être répété, je parlais d'elle de la façon la plus blessante. Il y avait des trêves cependant. Un jour j'apprenais qu'Albertine et Andrée avaient accepté toutes deux une invitation chez Elstir. Ne doutant pas que ce fût en considération de ce qu'elles pourraient pendant le retour s'amuser comme des pensionnaires à contrefaire les jeunes filles qui ont mauvais genre, et y trouver un plaisir inavoué de vierges qui me serrait le coeur, sans m'annoncer, pour les gêner et priver Albertine du plaisir sur lequel elle comptait, j'arrivais à l'improviste chez Elstir. Mais je n'y trouvais qu'Andrée. Albertine avait choisi un autre jour où sa tante devait y aller. Alors je me disais que Cottard avait dû se tromper ; l'impression favorable que m'avait produite la présence d'Andrée sans son amie se prolongeait et entretenait en moi des dispositions plus douces à l'égard d'Albertine. Mais elles ne duraient pas plus longtemps que la fragile bonne santé de ces personnes délicates sujettes à des mieux passagers, et qu'un rien suffit à faire retomber malades. Albertine incitait Andrée à des jeux qui, sans aller bien loin, n'étaient peut-être pas tout à fait innocents ; souffrant de ce soupçon, je finissais par l'éloigner. À peine j'en étais guéri qu'il renaissait sous une autre forme. Je venais de voir Andrée dans un de ces mouvements gracieux qui lui étaient particuliers, poser câlinement sa tête sur l'épaule d'Albertine, l'embrasser dans le cou en fermant à demi les yeux ; ou bien elles avaient échangé un coup d'oeil ; une parole avait échappé à quelqu'un qui les avait vues seules ensemble et allant se baigner, petits riens tels qu'il en flotte d'une façon habituelle dans l'atmosphère ambiante où la plupart des gens les absorbent toute la journée sans que leur santé en souffre ou que leur humeur s'en altère, mais qui sont morbides et générateurs de souffrances nouvelles pour un être prédisposé. Parfois même, sans que j'eusse revu Albertine, sans que personne m'eût parlé d'elle, je retrouvais dans ma mémoire une pose d'Albertine auprès de Gisèle et qui m'avait paru innocente alors ; elle suffisait maintenant pour détruire le calme que j'avais pu retrouver, je n'avais même plus besoin d'aller respirer au-dehors des germes dangereux, je m'étais, comme aurait dit Cottard, intoxiqué moi-même. Je pensais alors à tout ce que j'avais appris de l'amour de Swann pour Odette, de la façon dont Swann avait été joué toute sa vie. Au fond si je veux y penser, l'hypothèse qui me fit peu à peu construire tout le caractère d'Albertine et interpréter douloureusement chaque moment d'une vie que je ne pouvais pas contrôler tout entière, ce fut le souvenir, l'idée fixe du caractère de Mme Swann, tel qu'on m'avait raconté qu'il était. Ces récits contribuèrent à faire que dans l'avenir mon imagination faisait le jeu de supposer qu'Albertine aurait pu, au lieu d'être une jeune fille bonne, avoir la même immoralité, la même faculté de tromperie qu'une ancienne grue, et je pensais à toutes les souffrances qui m'auraient attendu dans ce cas si j'avais jamais dû l'aimer.
Un jour, devant le Grand-Hôtel où nous étions réunis sur la digue, je venais d'adresser à Albertine les paroles les plus dures et les plus humiliantes, et Rosemonde disait : « Ah ! ce que vous êtes changé tout de même pour elle, autrefois il n'y en avait que pour elle, c'était elle qui tenait la corde, maintenant elle n'est plus bonne à donner à manger aux chiens. » J'étais en train, pour faire ressortir davantage encore mon attitude à l'égard d'Albertine, d'adresser toutes les amabilités possibles à Andrée qui, si elle était atteinte du même vice, me semblait plus excusable parce qu'elle était souffrante et neurasthénique, quand nous vîmes déboucher au petit trot de ses deux chevaux, dans la rue perpendiculaire à la digue à l'angle de laquelle nous nous tenions, la calèche de Mme de Cambremer. Le premier président qui, à ce moment, s'avançait vers nous, s'écarta d'un bond quand il reconnut la voiture, pour ne pas être vu dans notre société ; puis, quand il pensa que les regards de la marquise allaient pouvoir croiser les siens, s'inclina en lançant un immense coup de chapeau. Mais la voiture, au lieu de continuer comme il semblait probable, par la rue de la Mer, disparut derrière l'entrée de l'hôtel. Il y avait bien dix minutes de cela lorsque le lift tout essoufflé vint me prévenir : « C'est la marquise de Camembert qui vient n'ici pour voir Monsieur. Je suis monté à la chambre, j'ai cherché au salon de lecture, je ne pouvais pas trouver Monsieur. Heureusement que j'ai eu l'idée de regarder sur la plage. » Il finissait à peine son récit que, suivie de sa belle-fille et d'un monsieur très cérémonieux, s'avança vers moi la marquise, arrivant probablement d'une matinée ou d'un thé dans le voisinage et toute voûtée sous le poids moins de la vieillesse que de la foule d'objets de luxe dont elle croyait plus aimable et plus digne de son rang d'être recouverte afin de paraître le plus « habillé » possible aux gens qu'elle venait voir. C'était en somme, à l'hôtel, ce « débarquage » des Cambremer que ma grand-mère redoutait si fort autrefois quand elle voulait qu'on laissât ignorer à Legrandin que nous irions peut-être à Balbec. Alors maman riait des craintes inspirées par un événement qu'elle jugeait impossible. Voici qu'enfin il se produisait pourtant, mais par d'autres voies et sans que Legrandin y fût pour quelque chose. « Est-ce que je peux rester si je ne vous dérange pas, me demanda Albertine (dans les yeux de qui restaient, amenées par les choses cruelles que je venais de lui dire, quelques larmes que je remarquai sans paraître les voir, mais non sans en être réjoui), j'aurais quelque chose à vous dire. » Un chapeau à plumes, surmonté lui-même d'une épingle de saphir, était posé n'importe comment sur la perruque de Mme de Cambremer, comme un insigne dont l'exhibition est nécessaire, mais suffisante, la place indifférente, l'élégance conventionnelle, et l'immobilité inutile. Malgré la chaleur, la bonne dame avait revêtu un mantelet de jais pareil à une dalmatique, par-dessus lequel pendait une étole d'hermine dont le port semblait en relation non avec la température et la saison, mais avec le caractère de la cérémonie. Et sur la poitrine de Mme de Cambremer un tortil de baronne relié à une chaînette pendait à la façon d'une croix pectorale. Le monsieur était un célèbre avocat de Paris, de famille nobiliaire, qui était venu passer trois jours chez les Cambremer. C'était un de ces hommes à qui leur expérience professionnelle consommée fait un peu mépriser leur profession et qui disent par exemple : « Je sais que je plaide bien, aussi cela ne m'amuse plus de plaider », ou : « Cela ne m'intéresse plus d'opérer ; je sais que j'opère bien. » Intelligents, artistes, ils voient autour de leur maturité fortement rentée par le succès, briller cette « intelligence », cette nature d'« artiste » que leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère un à-peu-près de goût et de discernement. Ils se prennent de passion pour la peinture non d'un grand artiste, mais d'un artiste cependant très distingué, et à l'achat des oeuvres duquel ils emploient les gros revenus que leur procure leur carrière.
Le Sidaner était l'artiste élu par l'ami des Cambremer, lequel était du reste très agréable. Il parlait bien des livres mais non de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le seul défaut gênant qu'offrît cet amateur était qu'il employait certaines expressions toutes faites d'une façon constante, par exemple : « en majeure partie », ce qui donnait à ce dont il voulait parler quelque chose d'important et d'incomplet. Mme de Cambremer avait profité, me dit-elle, d'une matinée que des amis à elle avaient donnée ce jour-là à côté de Balbec, pour venir me voir, comme elle l'avait promis à Robert de Saint-Loup. « Vous savez qu'il doit bientôt venir passer quelques jours dans le pays. Son oncle Charlus y est en villégiature chez sa belle-soeur, la duchesse de Luxembourg, et M. de Saint-Loup profitera de l'occasion pour aller à la fois dire bonjour à sa tante et revoir son ancien régiment, où il est très aimé, très estimé. Nous recevons souvent des officiers qui nous parlent tous de lui avec des éloges infinis. Comme ce serait gentil si vous nous faisiez le plaisir de venir tous les deux à Féterne. » Je lui présentai Albertine et ses amies. Mme de Cambremer nous nomma à sa belle-fille. Celle-ci, si glaciale avec les petits nobliaux que le voisinage de Féterne la forçait à fréquenter, si pleine de réserve de crainte de se compromettre, me tendit au contraire la main avec un sourire rayonnant, mise comme elle était en sûreté et en joie devant un ami de Robert de Saint-Loup et que celui-ci, gardant plus de finesse mondaine qu'il ne voulait le laisser voir, lui avait dit très lié avec les Guermantes. Telle, au rebours de sa belle-mère, Mme de Cambremer avait-elle deux politesses infiniment différentes. C'est tout au plus la première, sèche, insupportable, qu'elle m'eût concédée si je l'avais connue par son frère Legrandin. Mais pour un ami des Guermantes elle n'avait pas assez de sourires. La pièce la plus commode de l'hôtel pour recevoir était le salon de lecture, ce lieu jadis si terrible où maintenant j'entrais dix fois par jour, ressortant librement, en maître, comme ces fous peu atteints et depuis si longtemps pensionnaires d'un asile que le médecin leur en a confié la clef. Aussi offris-je à Mme de Cambremer de l'y conduire. Et comme ce salon ne m'inspirait plus de timidité et ne m'offrait plus de charme parce que le visage des choses change pour nous comme celui des personnes, c'est sans trouble que je lui fis cette proposition. Mais elle la refusa, préférant rester dehors, et nous nous assîmes en plein air, sur la terrasse de l'hôtel. J'y trouvai et recueillis un volume de Mme de Sévigné que maman n'avait pas eu le temps d'emporter dans sa fuite précipitée, quand elle avait appris qu'il arrivait des visites pour moi. Autant que ma grand-mère elle redoutait ces invasions d'étrangers et par peur de ne plus pouvoir s'échapper si elle se laissait cerner, elle se sauvait avec une rapidité qui nous faisait toujours, à mon père et à moi, nous moquer d'elle. Mme de Cambremer tenait à la main, avec la crosse d'une ombrelle, plusieurs sacs brodés, un vide-poche, une bourse en or d'où pendaient des fils de grenats, et un mouchoir en dentelle. Il me semblait qu'il lui eût été plus commode de les poser sur une chaise ; mais je sentais qu'il eût été inconvenant et inutile de lui demander d'abandonner les ornements de sa tournée pastorale et de son sacerdoce mondain. Nous regardions la mer calme où des mouettes éparses flottaient comme des corolles blanches. À cause du niveau de simple « médium » où nous abaisse la conversation mondaine et aussi notre désir de plaire non à l'aide de nos qualités ignorées de nous-mêmes, mais de ce que nous croyons devoir être prisé par ceux qui sont avec nous, je me mis instinctivement à parler à Mme de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu'eût pu faire son frère. « Elles ont, dis-je, en parlant des mouettes, une immobilité et une blancheur de nymphéas. » Et en effet elles avaient l'air d'offrir un but inerte aux petits flots qui les ballottaient au point que ceux-ci, par contraste, semblaient dans leur poursuite, animés d'une intention, prendre de la vie. La marquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue de la mer que nous avions à Balbec, et m'enviait, elle qui de La Raspelière (qu'elle n'habitait du reste pas cette année) ne voyait les flots que de si loin. Elle avait deux singulières habitudes qui tenaient à la fois à son amour exalté pour les arts (surtout pour la musique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu'elle parlait esthétique ses glandes salivaires, comme celles de certains animaux au moment du rut, entraient dans une phase d'hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille dame laissait passer au coin des lèvres légèrement moustachues, quelques gouttes dont ce n'était pas la place. Aussitôt elle les ravalait avec un grand soupir, comme quelqu'un qui reprend sa respiration. Enfin s'il s'agissait d'une trop grande beauté musicale, dans son enthousiasme elle levait les bras et proférait quelques jugements sommaires, énergiquement mastiqués et au besoin venant du nez. Or je n'avais jamais songé que la vulgaire plage de Balbec pût offrir en effet une « vue de mer » et les simples paroles de Mme de Cambremer changeaient mes idées à cet égard. En revanche, et je le lui dis, j'avais toujours entendu célébrer le coup d'oeil unique de La Raspelière, située au faîte de la colline et où, dans un grand salon à deux cheminées, toute une rangée de fenêtres regarde au bout des jardins, entre les feuillages, la mer jusqu'au-delà de Balbec, et l'autre rangée, la vallée. « Comme vous êtes aimable et comme c'est bien dit : la mer entre les feuillages. C'est ravissant, on dirait… un éventail. » Et je sentis à une respiration profonde destinée à rattraper la salive et à assécher la moustache, que le compliment était sincère. Mais la marquise née Legrandin resta froide pour témoigner de son dédain non pas pour mes paroles mais pour celles de sa belle-mère. D'ailleurs elle ne méprisait pas seulement l'intelligence de celle-ci, mais déplorait son amabilité, craignant toujours que les gens n'eussent pas une idée suffisante des Cambremer. « Et comme le nom est joli, dis-je. On aimerait savoir l'origine de tous ces noms-là. – Pour celui-là je peux vous le dire, me répondit avec douceur la vieille dame. C'est une demeure de famille, de ma grand-mère Arrachepel, ce n'est pas une famille illustre, mais c'est une bonne et très ancienne famille de province. – Comment, pas illustre ? interrompit sèchement sa belle-fille. Tout un vitrail de la cathédrale de Bayeux est rempli par ses armes, et la principale église d'Avranches contient leurs monuments funéraires. Si ces vieux noms vous amusent, ajouta-t-elle, vous venez un an trop tard. Nous avions fait nommer à la cure de Criquetot, malgré toutes les difficultés qu'il y a à changer de diocèse, le doyen d'un pays où j'ai personnellement des terres, fort loin d'ici, à Combray, où le bon prêtre se sentait devenir neurasthénique. Malheureusement l'air de la mer n'a pas réussi à son grand âge ; sa neurasthénie s'est augmentée et il est retourné à Combray. Mais il s'est amusé pendant qu'il était notre voisin, à aller consulter toutes les vieilles chartes, et il a fait une petite brochure assez curieuse sur les noms de la région. Cela l'a d'ailleurs mis en goût, car il paraît qu'il occupe ses dernières années à écrire un grand ouvrage sur Combray et ses environs. Je vais vous envoyer sa brochure sur les environs de Féterne. C'est un travail de bénédictin. Vous y lirez des choses très intéressantes sur notre vieille Raspelière dont ma belle-mère parle beaucoup trop modestement. – En tous cas, cette année, répondit Mme de Cambremer douairière, La Raspelière n'est plus nôtre et ne m'appartient pas. Mais on sent que vous avez une nature de peintre ; vous devriez dessiner, et j'aimerais tant vous montrer Féterne qui est bien mieux que La Raspelière. » Car depuis que les Cambremer avaient loué cette dernière demeure aux Verdurin, sa position dominante avait brusquement cessé de leur apparaître ce qu'elle avait été pour eux pendant tant d'années, c'est-à-dire donnant l'avantage unique dans le pays d'avoir vue à la fois sur la mer et sur la vallée, et en revanche leur avait présenté tout à coup – et après coup – l'inconvénient qu'il fallait toujours monter et descendre pour y arriver et en sortir. Bref, on eût cru que si Mme de Cambremer l'avait louée, c'était moins pour accroître ses revenus que pour reposer ses chevaux. Et elle se disait ravie de pouvoir enfin posséder tout le temps la mer de si près, à Féterne, elle qui pendant si longtemps, oubliant les deux mois qu'elle y passait, ne l'avait vue que d'en haut et comme dans un panorama. « Je la découvre à mon âge, disait-elle, et comme j'en jouis ! Ça me fait un bien ! Je louerais La Raspelière pour rien afin d'être contrainte d'habiter Féterne. »
« Pour revenir à des sujets plus intéressants, reprit la soeur de Legrandin qui disait : “Ma mère” à la vieille marquise, mais avec les années avait pris des façons insolentes avec elle, vous parliez de nymphéas : je pense que vous connaissez ceux que Claude Monet a peints. Quel génie ! Cela m'intéresse d'autant plus qu'auprès de Combray, cet endroit où je vous ai dit que j'avais des terres… » Mais elle préféra ne pas trop parler de Combray. « Ah ! c'est sûrement la série dont nous a parlé Elstir, le plus grand des peintres contemporains, s'écria Albertine qui n'avait rien dit jusque-là. – Ah ! on voit que Mademoiselle aime les arts », s'écria Mme de Cambremer qui, en poussant une respiration profonde, résorba un jet de salive. « Vous me permettrez de lui préférer Le Sidaner, mademoiselle », dit l'avocat en souriant d'un air connaisseur. Et, comme il avait goûté, ou vu goûter, autrefois certaines « audaces » d'Elstir, il ajouta : « Elstir était doué, il a même fait presque partie de l'avant-garde, mais je ne sais pas pourquoi il a cessé de suivre, il a gâché sa vie. » Mme de Cambremer donna raison à l'avocat en ce qui concernait Elstir, mais, au grand chagrin de son invité, égala Monet à Le Sidaner. On ne peut pas dire qu'elle fût bête ; elle débordait d'une intelligence que je sentais m'être entièrement inutile. Justement, le soleil s'abaissant, les mouettes étaient maintenant jaunes, comme les nymphéas dans une autre toile de cette même série de Monet. Je dis que je la connaissais et (continuant à imiter le langage du frère dont je n'avais pas encore osé citer le nom) j'ajoutai qu'il était malheureux qu'elle n'eût pas eu plutôt l'idée de venir la veille, car à la même heure, c'est une lumière de Poussin qu'elle eût pu admirer. Devant un hobereau normand inconnu des Guermantes et qui lui eût dit qu'elle eût dû venir la veille, Mme de Cambremer-Legrandin se fût sans doute redressée d'un air offensé. Mais j'aurais pu être bien plus familier encore qu'elle n'eût été que douceur moelleuse et fondante ; je pouvais dans la chaleur de cette belle fin d'après-midi butiner à mon gré dans le gros gâteau de miel que Mme de Cambremer était si rarement et qui remplaça les petits fours que je n'eus pas l'idée d'offrir. Mais le nom de Poussin, sans altérer l'aménité de la femme du monde, souleva les protestations de la dilettante. En entendant ce nom, Mme de Cambremer fit entendre à six reprises que ne séparait presque aucun intervalle, ce petit claquement de la langue contre les lèvres qui sert à signifier à un enfant qui est en train de faire une bêtise, à la fois un blâme d'avoir commencé et l'interdiction de poursuivre. « Au nom du ciel, après un peintre comme Monet, qui est tout bonnement un génie, n'allez pas nommer un vieux poncif sans talent comme Poussin. Je vous dirai tout nûment que je le trouve le plus barbifiant des raseurs. Qu'est-ce que vous voulez, je ne peux pourtant pas appeler cela de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui, voilà des peintres ! C'est très curieux », ajouta-t-elle, en fixant un regard scrutateur et ravi sur un point vague de l'espace où elle apercevait sa propre pensée, « c'est très curieux, autrefois je préférais Manet. Maintenant, j'admire toujours Manet, c'est entendu, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet. Ah ! les cathédrales ! » Elle mettait autant de scrupules que de complaisance à me renseigner sur l'évolution qu'avait suivie son goût. Et on sentait que les phases par lesquelles avait passé ce goût n'étaient pas, selon elle, moins importantes que les différentes manières de Monet lui-même. Je n'avais pas du reste à être flatté qu'elle me fit confidence de ses admirations, car, même devant la provinciale la plus bornée, elle ne pouvait pas rester cinq minutes sans éprouver le besoin de les confesser. Quand une dame noble d'Avranches, laquelle n'eût pas été capable de distinguer Mozart de Wagner, disait devant Mme de Cambremer : « Nous n'avons pas eu de nouveauté intéressante pendant notre séjour à Paris, nous avons été une fois à l'Opéra-Comique, on donnait Pelléas et Mélisande, c'est affreux », Mme de Cambremer non seulement bouillait mais éprouvait le besoin de s'écrier : « Mais au contraire, c'est un petit chef-d'oeuvre », et de « discuter ». C'était peut-être une habitude de Combray, prise auprès des soeurs de ma grand-mère qui appelaient cela : « combattre pour la bonne cause », et qui aimaient les dîners où elles savaient, toutes les semaines, qu'elles auraient à défendre leurs dieux contre des Philistins. Telle Mme de Cambremer aimait à se « fouetter le sang » en se « chamaillant » sur l'art, comme d'autres sur la politique. Elle prenait le parti de Debussy comme elle aurait fait celui d'une de ses amies dont on eût incriminé la conduite. Elle devait pourtant bien comprendre qu'en disant : « Mais non, c'est un petit chef-d'oeuvre », elle ne pouvait pas improviser, chez la personne qu'elle remettait à sa place, toute la progression de culture artistique au terme de laquelle elles fussent tombées d'accord sans avoir besoin de discuter. « Il faudra que je demande à Le Sidaner ce qu'il pense de Poussin, me dit l'avocat. C'est un renfermé, un silencieux, mais je saurai bien lui tirer les vers du nez. »
« Du reste, continua Mme de Cambremer, j'ai horreur des couchers de soleil, c'est romantique, c'est opéra. C'est pour cela que je déteste la maison de ma belle-mère, avec ses plantes du Midi. Vous verrez, ça a l'air d'un parc de Monte-Carlo. C'est pour cela que j'aime mieux votre rive. C'est plus triste, plus sincère ; il y a un petit chemin d'où on ne voit pas la mer. Les jours de pluie, il n'y a que de la boue, c'est tout un monde. C'est comme à Venise, je déteste le Grand Canal et je ne connais rien de touchant comme les petites ruelles. Du reste c'est une question d'ambiance. – Mais », lui dis-je, sentant que la seule manière de réhabiliter Poussin aux yeux de Mme de Cambremer c'était d'apprendre à celle-ci qu'il était redevenu à la mode, « M. Degas assure qu'il ne connaît rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. – Ouais ? Je ne connais pas ceux de Chantilly, me dit Mme de Cambremer qui ne voulait pas être d'un autre avis que Degas, mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont des horreurs. – Il les admire aussi énormément. – Il faudra que je les revoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête », répondit-elle après un instant de silence et comme si le jugement favorable qu'elle allait certainement bientôt porter sur Poussin devait dépendre, non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, mais de l'examen supplémentaire et cette fois définitif qu'elle comptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la faculté de se déjuger. Me contentant de ce qui était un commencement de rétractation puisque si elle n'admirait pas encore les Poussin, elle s'ajournait pour une seconde délibération, pour ne pas la laisser plus longtemps à la torture je dis à sa belle-mère combien on m'avait parlé des fleurs admirables de Féterne. Modestement elle parla du petit jardin de curé qu'elle avait derrière et où le matin, en poussant une porte, elle allait en robe de chambre donner à manger à ses paons, chercher les oeufs pondus, et cueillir des zinnias ou des roses qui, sur le chemin de table, faisant aux oeufs à la crème ou aux fritures une bordure de fleurs, lui rappelaient ses allées. « C'est vrai que nous avons beaucoup de roses, me dit-elle, notre roseraie est presque un peu trop près de la maison d'habitation, il y a des jours où cela me fait mal à la tête. C'est plus agréable de la terrasse de La Raspelière où le vent apporte l'odeur des roses, mais déjà moins entêtante. » Je me tournai vers la belle-fille : « C'est tout à fait Pelléas, lui dis-je, pour contenter son goût de modernisme, cette odeur de roses montant jusqu'aux terrasses. Elle est si forte dans la partition que, comme j'ai le hay-fever et la rose-fever, elle me faisait éternuer chaque fois que j'entendais cette scène. – Quel chef-d'oeuvre que Pelléas ! s'écria Mme de Cambremer, j'en suis férue » ; et s'approchant de moi avec les gestes d'une femme sauvage qui aurait voulu me faire des agaceries, s'aidant des doigts pour piquer les notes imaginaires, elle se mit à fredonner quelque chose que je supposai être pour elle les adieux de Pelléas et continua avec une véhémente insistance comme s'il avait été d'importance que Mme de Cambremer me rappelât en ce moment cette scène, ou peut-être plutôt me montrât qu'elle se la rappelait. « Je crois que c'est encore plus beau que Parsifal, ajouta-t-elle, parce que dans Parsifal il s'ajoute aux plus grandes beautés un certain halo de phrases mélodiques, donc caduques puisque mélodiques. – Je sais que vous êtes une grande musicienne, madame, dis-je à la douairière. J'aimerais beaucoup vous entendre. » Mme de Cambremer-Legrandin regarda la mer pour ne pas prendre part à la conversation. Considérant que ce qu'aimait sa belle-mère n'était pas de la musique, elle considérait le talent, prétendu selon elle, et des plus remarquables en réalité, qu'on lui reconnaissait, comme une virtuosité sans intérêt. Il est vrai que la seule élève encore vivante de Chopin déclarait avec raison que la manière de jouer, le « sentiment » du Maître, ne s'était transmis, à travers elle, qu'à Mme de Cambremer, mais jouer comme Chopin était loin d'être une référence pour la soeur de Legrandin, laquelle ne méprisait personne autant que le musicien polonais.
« Oh ! elles s'envolent », s'écria Albertine en me montrant les mouettes qui, se débarrassant pour un instant de leur incognito de fleurs, montaient toutes ensemble vers le soleil. « Leurs ailes de géants les empêchent de marcher », dit Mme de Cambremer, confondant les mouettes avec les albatros. « Je les aime beaucoup, j'en voyais à Amsterdam, dit Albertine. Elles sentent la mer, elles viennent la humer même à travers les pierres des rues. – Ah ! vous avez été en Hollande, vous connaissez les Ver Meer ? » demanda impérieusement Mme de Cambremer et du ton dont elle aurait dit : « Vous connaissez les Guermantes ? », car le snobisme en changeant d'objet ne change pas d'accent. Albertine répondit non : elle croyait que c'étaient des gens vivants. Mais il n'y parut pas. « Je serais très heureuse de vous faire de la musique, me dit Mme de Cambremer. Mais vous savez, je ne joue que des choses qui n'intéressent plus votre génération. J'ai été élevée dans le culte de Chopin », dit-elle à voix basse car elle redoutait sa belle-fille et savait que celle-ci considérait que Chopin n'étant pas de la musique, le bien jouer ou le mal jouer étaient des expressions dénuées de sens. Elle reconnaissait que sa belle-mère avait du mécanisme, perlait les traits. « Jamais on ne me fera dire qu'elle est musicienne », concluait Mme de Cambremer-Legrandin. Parce qu'elle se croyait « avancée » et (en art seulement) « jamais assez à gauche », disait-elle, elle se représentait non seulement que la musique progresse, mais sur une seule ligne, et que Debussy était en quelque sorte un sur-Wagner encore un peu plus avancé que Wagner. Elle ne se rendait pas compte que si Debussy n'était pas aussi indépendant de Wagner qu'elle-même devait le croire dans quelques années, parce qu'on se sert tout de même des armes conquises pour achever de s'affranchir de celui qu'on a momentanément vaincu, il cherchait cependant, après la satiété qu'on commençait à avoir des oeuvres trop complètes où tout est exprimé, à contenter un besoin contraire. Des théories, bien entendu, étayaient momentanément cette réaction, pareilles à celles qui, en politique, viennent à l'appui des lois contre les congrégations, des guerres en Orient (enseignement contre nature, péril jaune etc., etc.). On disait qu'à une époque de hâte convenait un art rapide, absolument comme on aurait dit que la guerre future ne pouvait pas durer plus de quinze jours, ou qu'avec les chemins de fer seraient délaissés les petits coins chers aux diligences et que l'auto pourtant devait remettre en honneur. On recommandait de ne pas fatiguer l'attention de l'auditeur, comme si nous ne disposions pas d'attentions différentes dont il dépend précisément de l'artiste d'éveiller les plus hautes. Car ceux qui bâillent de fatigue après dix lignes d'un article médiocre avaient refait tous les ans le voyage de Bayreuth pour entendre la Tétralogie. D'ailleurs le jour devait venir où, pour un temps, Debussy serait déclaré aussi fragile que Massenet et les tressautements de Mélisande abaissés au rang de ceux de Manon. Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s'entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie. Mais ce temps n'était pas encore venu.
Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain nombre d'auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu'ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait de dire une nouveauté en les prônant – parce qu'ils l'avaient encouru. Et on allait même chercher, dans un passé isolé, quelques talents indépendants sur la réputation de qui ne semblait pas devoir influer le mouvement actuel, mais dont un des maîtres nouveaux passait pour citer le nom avec faveur. Souvent c'était parce qu'un maître, quel qu'il soit, si exclusive que doive être son école, juge d'après son sentiment original, rend justice au talent partout où il se trouve, et même moins qu'au talent, à quelque agréable inspiration qu'il a goûtée autrefois, qui se rattache à un moment aimé de son adolescence. D'autres fois parce que certains artistes d'une autre époque ont dans un simple morceau réalisé quelque chose qui ressemble à ce que le maître peu à peu s'est rendu compte que lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un précurseur ; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a des morceaux de Turner dans l'oeuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu. Et quelquefois aussi ce bruit de la prédilection du maître était le résultat d'une erreur, née on ne sait où et colportée dans l'école. Mais le nom cité bénéficiait alors de la firme sous la protection de laquelle il était entré juste à temps, car s'il y a quelque liberté, un goût vrai, dans le choix du maître, les écoles, elles, ne se dirigent plus que suivant la théorie. C'est ainsi que l'esprit, suivant son cours habituel qui s'avance par digressions, en obliquant une fois dans un sens, la fois suivante dans le sens contraire, avait ramené la lumière d'en haut sur un certain nombre d'oeuvres auxquelles le besoin de justice, ou de renouvellement, ou le goût de Debussy, ou son caprice, ou quelque propos qu'il n'avait peut-être pas tenu, avaient ajouté celles de Chopin. Prônées par les juges en qui on avait toute confiance, bénéficiant de l'admiration qu'excitait Pelléas, elles avaient retrouvé un éclat nouveau, et ceux mêmes qui ne les avaient pas réentendues étaient si désireux de les aimer qu'ils le faisaient malgré eux, quoique avec l'illusion de la liberté. Mais Mme de Cambremer-Legrandin restait une partie de l'année en province. Même à Paris, malade, elle vivait beaucoup dans sa chambre. Il est vrai que l'inconvénient pouvait surtout s'en faire sentir dans le choix des expressions que Mme de Cambremer croyait à la mode et qui eussent convenu plutôt au langage écrit, nuance qu'elle ne discernait pas, car elle les tenait plus de la lecture que de la conversation. Celle-ci n'est pas aussi nécessaire pour la connaissance exacte des opinions que des expressions nouvelles. Pourtant ce rajeunissement des Nocturnes n'avait pas encore été annoncé par la critique. La nouvelle s'en était transmise seulement par des causeries de « jeunes ». Il restait ignoré de Mme de Cambremer-Legrandin. Je me fis un plaisir de lui apprendre, mais en m'adressant pour cela à sa belle-mère, comme quand au billard, pour atteindre une boule on joue par la bande, que Chopin, bien loin d'être démodé, était le musicien préféré de Debussy. « Tiens, c'est amusant », me dit en souriant la belle-fille, comme si ce n'avait été là qu'un paradoxe lancé par l'auteur de Pelléas. Néanmoins il était bien certain maintenant qu'elle n'écouterait plus Chopin qu'avec respect et même avec plaisir. Aussi mes paroles qui venaient de sonner l'heure de la délivrance pour la douairière, mirent-elles dans sa figure une expression de gratitude pour moi, et surtout de joie. Ses yeux brillèrent comme ceux de Latude dans la pièce appelée Latude ou trente-cinq ans de captivité et sa poitrine huma l'air de la mer avec cette dilatation que Beethoven a si bien marquée dans Fidelio, quand ses prisonniers respirent enfin « cet air qui vivifie ». Je crus qu'elle allait poser sur ma joue ses lèvres moustachues. « Comment, vous aimez Chopin ? Il aime Chopin, il aime Chopin », s'écria-t-elle dans un nasonnement passionné, comme elle aurait dit : « Comment, vous connaissez aussi Mme de Franquetot ? » avec cette différence que mes relations avec Mme de Franquetot lui eussent été profondément indifférentes, tandis que ma connaissance de Chopin la jeta dans une sorte de délire artistique. L'hypersécrétion salivaire ne suffit plus. N'ayant même pas essayé de comprendre le rôle de Debussy dans la réinvention de Chopin, elle sentit seulement que mon jugement était favorable. L'enthousiasme musical la saisit. « Élodie ! Élodie ! il aime Chopin. » Ses seins se soulevèrent et elle battit l'air de ses bras. « Ah ! j'avais bien senti que vous étiez musicien, s'écria-t-elle. Je comprends, hhartiste comme vous êtes, que vous aimiez cela. C'est si beau ! » Et sa voix était aussi caillouteuse que si, pour m'exprimer son ardeur pour Chopin, elle eût, imitant Démosthène, rempli sa bouche avec tous les galets de la plage. Enfin le reflux vint, atteignant jusqu'à la voilette qu'elle n'eut pas le temps de mettre à l'abri et qui fut transpercée, enfin la marquise essuya avec son mouchoir brodé la bave d'écume dont le souvenir de Chopin venait de tremper ses moustaches.
« Mon Dieu, me dit Mme de Cambremer-Legrandin, je crois que ma belle-mère s'attarde un peu trop, elle oublie que nous avons à dîner mon oncle de Ch'nouville. Et puis Cancan n'aime pas attendre. » Cancan me resta incompréhensible et je pensai qu'il s'agissait peut-être d'un chien. Mais pour les cousins de Ch'nouville, voilà. Avec l'âge s'était amorti chez la jeune marquise le plaisir qu'elle avait à prononcer leur nom de cette manière. Et cependant c'était pour le goûter qu'elle avait jadis décidé son mariage. Dans d'autres groupes mondains, quand on parlait des Chenouville, l'habitude était (du moins chaque fois que la particule était précédée d'un nom finissant par une voyelle, car dans le cas contraire on était bien obligé de prendre appui sur le de, la langue se refusant à prononcer Madam' d'Ch'nonceaux) que ce fut l'e muet de la particule qu'on sacrifiât. On disait : « Monsieur d'Chenouville ». Chez les Cambremer la tradition était inverse, mais aussi impérieuse. C'était l'e muet de Chenouville que dans tous les cas on supprimait. Que le nom fût précédé de mon cousin ou de ma cousine, c'était toujours de « Ch'nouville » et jamais de Chenouville. (Pour le père de ces Chenouville on disait notre oncle, car on n'était pas assez gratin à Féterne pour prononcer notre « onk », comme eussent fait les Guermantes dont le baragouin voulu, supprimant les consonnes et nationalisant les noms étrangers, était aussi difficile à comprendre que le vieux français ou le moderne patois.) Toute personne qui entrait dans la famille Cambremer recevait aussitôt, sur ce point des Ch'nouville, un avertissement dont Mlle Legrandin n'avait pas eu besoin. Un jour en visite, entendant une jeune fille dire : « ma tante d'Uzai », « mon onk de Rouan », elle n'avait pas reconnu immédiatement les noms illustres qu'elle avait l'habitude de prononcer : Uzès et Rohan ; elle avait eu l'étonnement, l'embarras et la honte de quelqu'un qui a devant lui à table un instrument nouvellement inventé dont il ne sait pas l'usage et dont il n'ose pas commencer à manger. Mais la nuit suivante et le lendemain, elle avait répété avec ravissement : « ma tante d'Uzai » avec cette suppression de l's finale, suppression qui l'avait stupéfaite la veille, mais qu'il lui semblait maintenant si vulgaire de ne pas connaître qu'une de ses amies lui ayant parlé d'un buste de la duchesse d'Uzès, Mlle Legrandin lui avait répondu avec mauvaise humeur, et d'un ton hautain : « Vous pourriez au moins prononcer comme il faut : Mme d'Uzai. » Dès lors elle avait compris qu'en vertu de la transmutation des matières consistantes en éléments de plus en plus subtils, la fortune considérable et si honorablement acquise qu'elle tenait de son père, l'éducation complète qu'elle avait reçue, son assiduité à la Sorbonne, tant aux cours de Caro qu'à ceux de Brunetière, et aux concerts Lamoureux, tout cela devait se volatiliser, trouver sa sublimation dernière dans le plaisir de dire un jour : « ma tante d'Uzai ». Il n'excluait pas de son esprit qu'elle continuerait à fréquenter, au moins dans les premiers temps qui suivraient son mariage, non pas certaines amies qu'elle aimait et qu'elle était résignée à sacrifier, mais certaines autres qu'elle n'aimait pas et à qui elle voulait pouvoir dire (puisqu'elle se marierait pour cela) : « Je vais vous présenter à ma tante d'Uzai », et quand elle vit que cette alliance était trop difficile : « Je vais vous présenter à ma tante de Ch'nouville » et « Je vous ferai dîner avec les Uzai. » Son mariage avec M. de Cambremer avait procuré à Mlle Legrandin l'occasion de dire la première de ces phrases mais non la seconde, le monde que fréquentaient ses beaux-parents n'étant pas celui qu'elle avait cru et duquel elle continuait à rêver. Aussi après m'avoir dit de Saint-Loup (en adoptant pour cela une expression de Robert, car si pour causer avec elle je parlais comme Legrandin, par une suggestion inverse elle me répondait dans le dialecte de Robert, qu'elle ne savait pas emprunté à Rachel), en rapprochant le pouce de l'index et en fermant à demi les yeux comme si elle regardait quelque chose d'infiniment délicat qu'elle était parvenue à capter : « Il a une jolie qualité d'esprit » ; elle fit son éloge avec tant de chaleur qu'on aurait pu croire qu'elle était amoureuse de lui (on avait d'ailleurs prétendu qu'autrefois, quand il était à Doncières, Robert avait été son amant), en réalité simplement pour que je le lui répétasse, et aboutir à : « Vous êtes très lié avec la duchesse de Guermantes. Je suis souffrante, je ne sors guère, et je sais qu'elle reste confinée dans un cercle d'amis choisis, ce que je trouve très bien, aussi je la connais très peu, mais je sais que c'est une femme absolument supérieure. » Sachant que Mme de Cambremer la connaissait à peine, et pour me faire aussi petit qu'elle, je glissai sur ce sujet et répondis à la marquise que j'avais connu surtout son frère, M. Legrandin. À ce nom, elle prit le même air évasif que j'avais eu pour Mme de Guermantes, mais en y joignant une expression de mécontentement car elle pensa que j'avais dit cela pour humilier non pas moi, mais elle. Était-elle rongée par le désespoir d'être née Legrandin ? C'est du moins ce que prétendaient les soeurs et belles-soeurs de son mari, dames nobles de province qui ne connaissaient personne et ne savaient rien, jalousaient l'intelligence de Mme de Cambremer, son instruction, sa fortune, les agréments physiques qu'elle avait eus avant de tomber malade. « Elle ne pense pas à autre chose, c'est cela qui la tue », disaient ces méchantes dès qu'elles parlaient de Mme de Cambremer à n'importe qui, mais de préférence à un roturier, soit, s'il était fat et stupide, pour donner plus de valeur, par cette affirmation de ce qu'a de honteux la roture, à l'amabilité qu'elles marquaient pour lui, soit, s'il était timide et fin et s'appliquait le propos à soi-même, pour avoir le plaisir, tout en le recevant bien, de lui faire indirectement une insolence. Mais si ces dames croyaient dire vrai pour leur belle-soeur, elles se trompaient. Celle-ci souffrait d'autant moins d'être née Legrandin qu'elle en avait perdu le souvenir. Elle fut froissée que je le lui rendisse et se tut comme si elle n'avait pas compris, ne jugeant pas nécessaire d'apporter une précision, ni même une confirmation aux miens.
« Nos parents ne sont pas la principale cause de l'écourtement de notre visite », me dit Mme de Cambremer douairière qui était probablement plus blasée que sa belle-fille sur le plaisir qu'il y a à dire : « Ch'nouville ». « Mais pour ne pas vous fatiguer de trop de monde, monsieur, dit-elle en montrant l'avocat, n'a pas osé faire venir jusqu'ici sa femme et son fils. Ils se promènent sur la plage en nous attendant et doivent commencer à s'ennuyer. » Je me les fis désigner exactement et courus les chercher. La femme avait une figure ronde comme certaines fleurs de la famille des renonculacées, et au coin de l'oeil un assez large signe végétal. Et les générations des hommes gardant leurs caractères comme une famille de plantes, de même que sur la figure flétrie de la mère, le même signe, qui eût pu aider au classement d'une variété, se gonflait sous l'oeil du fils. Mon empressement auprès de sa femme et de son fils toucha l'avocat. Il montra de l'intérêt au sujet de mon séjour à Balbec. « Vous devez vous trouver un peu dépaysé, car il y a ici, en majeure partie, des étrangers. » Et il me regardait tout en me parlant, car n'aimant pas les étrangers, bien que beaucoup fussent de ses clients, il voulait s'assurer que je n'étais pas hostile à sa xénophobie, auquel cas il eût battu en retraite en disant : « Naturellement, Mme X peut être une femme charmante. C'est une question de principes. » Comme je n'avais à cette époque aucune opinion sur les étrangers, je ne témoignai pas de désapprobation, il se sentit en terrain sûr. Il alla jusqu'à me demander de venir un jour chez lui, à Paris, voir sa collection de Le Sidaner, et d'entraîner avec moi les Cambremer, avec lesquels il me croyait évidemment intime. « Je vous inviterai avec Le Sidaner, me dit-il, persuadé que je ne vivrais plus que dans l'attente de ce jour béni. Vous verrez quel homme exquis. Et ses tableaux vous enchanteront. Bien entendu je ne puis rivaliser avec les grands collectionneurs, mais je crois que c'est moi qui ai le plus grand nombre de ses toiles préférées. Cela vous intéressera d'autant plus, venant de Balbec, que ce sont des marines, du moins en majeure partie. » La femme et le fils, pourvus du caractère végétal, écoutaient avec recueillement. On sentait qu'à Paris leur hôtel était une sorte de temple de Le Sidaner. Ces sortes de temples ne sont pas inutiles. Quand le dieu a des doutes sur lui-même, il bouche aisément les fissures de son opinion par les témoignages irrécusables d'êtres qui ont voué leur vie à son oeuvre.
Sur un signe de sa belle-fille, Mme de Cambremer allait se lever et me disait : « Puisque vous ne voulez pas vous installer à Féterne, ne voulez-vous pas au moins venir déjeuner, un jour de la semaine, demain par exemple ? » Et dans sa bienveillance, pour me décider elle ajouta : « Vous retrouverez le comte de Crisenoy » que je n'avais nullement perdu, pour la raison que je ne le connaissais pas. Elle commençait à faire luire à mes yeux d'autres tentations encore, mais elle s'arrêta net. Le premier président qui, en rentrant, avait appris qu'elle était à l'hôtel, l'avait sournoisement cherchée partout, attendue ensuite et feignant de la rencontrer par hasard, vint lui présenter ses hommages. Je compris que Mme de Cambremer ne tenait pas à étendre à lui l'invitation à déjeuner qu'elle venait de m'adresser. Il la connaissait pourtant depuis bien plus longtemps que moi, étant depuis des années un de ces habitués des matinées de Féterne que j'enviais tant durant mon premier séjour à Balbec. Mais l'ancienneté ne fait pas tout pour les gens du monde. Et ils réservent plus volontiers les déjeuners aux relations nouvelles qui piquent encore leur curiosité, surtout quand elles arrivent précédées d'une prestigieuse et chaude recommandation comme celle de Saint-Loup. Mme de Cambremer supputa que le premier président n'avait pas entendu ce qu'elle m'avait dit, mais pour calmer les remords qu'elle éprouvait, elle lui tint les plus aimables propos. Dans l'ensoleillement qui noyait à l'horizon la côte dorée, habituellement invisible, de Rivebelle, nous discernâmes, à peine séparées du lumineux azur, sortant des eaux, roses, argentines, imperceptibles, les petites cloches de l'angelus qui sonnaient aux environs de Féterne. « Ceci est encore assez Pelléas, fis-je remarquer à Mme de Cambremer-Legrandin. Vous savez la scène que je veux dire. – Je crois bien que je sais » ; mais « je ne sais pas du tout » était proclamé par sa voix et son visage qui ne se moulaient à aucun souvenir, et par son sourire sans appui, en l'air. La douairière ne revenait pas de ce que les cloches portassent jusqu'ici et se leva en pensant à l'heure : « Mais en effet, dis-je, d'habitude, de Balbec, on ne voit pas cette côte, et on ne l'entend pas non plus. Il faut que le temps ait changé et ait doublement élargi l'horizon. À moins qu'elles ne viennent vous chercher puisque je vois qu'elles vous font partir ; elles sont pour vous la cloche du dîner. » Le premier président, peu sensible aux cloches, regardait furtivement la digue qu'il se désolait de voir ce soir aussi dépeuplée. « Vous êtes un vrai poète, me dit Mme de Cambremer. On vous sent si vibrant, si artiste ; venez, je vous jouerai du Chopin », ajouta-t-elle en levant les bras d'un air extasié et en prononçant les mots d'une voix rauque qui avait l'air de déplacer des galets. Puis vint la déglutition de la salive, et la vieille dame essuya instinctivement la légère brosse, dite à l'américaine, de sa moustache avec son mouchoir. Le premier président me rendit sans le vouloir un très grand service en empoignant la marquise par le bras pour la conduire à sa voiture, une certaine dose de vulgarité, de hardiesse et de goût pour l'ostentation dictant une conduite que d'autres hésiteraient à assumer, et qui est loin de déplaire dans le monde. Il en avait d'ailleurs, depuis tant d'années, bien plus l'habitude que moi. Tout en le bénissant je n'osai l'imiter et marchai à côté de Mme de Cambremer-Legrandin, laquelle voulut voir le livre que je tenais à la main. Le nom de Mme de Sévigné lui fit faire la moue ; et usant d'un mot qu'elle avait lu dans certains journaux, mais qui parlé et mis au féminin, et appliqué à un écrivain du XVIIe siècle, faisait un effet bizarre, elle me demanda : « La trouvez-vous vraiment talentueuse ? » La marquise donna au valet de pied l'adresse d'un pâtissier où elle avait à aller avant de repartir sur la route, rose de la poussière du soir, où bleuissaient en forme de croupes les falaises échelonnées. Elle demanda à son vieux cocher si un de ses chevaux qui était frileux avait eu assez chaud, si le sabot de l'autre ne lui faisait pas mal. « Je vous écrirai pour ce que nous devons convenir, me dit-elle à mi-voix. J'ai vu que vous causiez littérature avec ma belle-fille, elle est adorable », ajouta-t-elle, bien qu'elle ne le pensât pas, mais elle avait pris l'habitude – gardée par bonté – de le dire pour que son fils n'eût pas l'air d'avoir fait un mariage d'argent. « Et puis, ajouta-t-elle dans un dernier mâchonnement enthousiaste, elle est si hartthhisstte ! » Puis elle monta en voiture, balançant la tête, levant la crosse de son ombrelle, et repartit par les rues de Balbec, surchargée des ornements de son sacerdoce, comme un vieil évêque en tournée de confirmation.
« Elle vous a invité à déjeuner », me dit sévèrement le premier président quand la voiture se fut éloignée et que je rentrai avec mes amies. « Nous sommes en froid. Elle trouve que je la néglige. Dame, je suis facile à vivre. Qu'on ait besoin de moi, je suis toujours là pour répondre : “Présent.” Mais ils ont voulu jeter le grappin sur moi. Ah ! alors, cela », ajouta-t-il d'un air fin et en levant le doigt comme quelqu'un qui distingue et argumente, « je ne permets pas ça. C'est attenter à la liberté de mes vacances. J'ai été obligé de dire : “Halte-là !” Vous paraissez fort bien avec elle. Quand vous aurez mon âge, vous verrez que c'est bien peu de chose, le monde, et vous regretterez d'avoir attaché tant d'importance à ces riens. Allons, je vais faire un tour avant dîner. Adieu les enfants », cria-t-il à la cantonade, comme s'il était déjà éloigné de cinquante pas.
Quand j'eus dit au revoir à Rosemonde et à Gisèle, elles virent avec étonnement Albertine arrêtée qui ne les suivait pas. « Hé bien, Albertine, qu'est-ce que tu fais, tu sais l'heure ? – Rentrez, leur répondit-elle avec autorité. J'ai à causer avec lui », ajouta-t-elle en me montrant d'un air soumis. Rosemonde et Gisèle me regardèrent, pénétrées pour moi d'un respect nouveau. Je jouissais de sentir que, pour un moment du moins, aux yeux mêmes de Rosemonde et de Gisèle, j'étais pour Albertine quelque chose de plus important que l'heure de rentrer, que ses amies, et pouvais même avoir avec elle de graves secrets auxquels il était impossible qu'on les mêlât. « Est-ce que nous ne te verrons pas ce soir ? – Je ne sais pas, ça dépendra de celui-ci. En tous cas à demain. – Montons dans ma chambre », lui dis-je, quand ses amies se furent éloignées. Nous prîmes l'ascenseur ; elle garda le silence devant le lift. L'habitude d'être obligé de recourir à l'observation personnelle et à la déduction pour connaître les petites affaires des maîtres, ces gens étranges qui causent entre eux et ne leur parlent pas, développe chez les « employés » (comme le lift appelait les domestiques) un plus grand pouvoir de divination que chez les « patrons ». Les organes s'atrophient ou deviennent plus forts ou plus subtils selon que le besoin qu'on a d'eux croît ou diminue. Depuis qu'il existe des chemins de fer, la nécessité de ne pas manquer le train nous a appris à tenir compte des minutes alors que chez les anciens Romains, dont l'astronomie n'était pas seulement plus sommaire mais aussi la vie moins pressée, la notion, non pas de minutes, mais même d'heures fixes, existait à peine. Aussi le lift avait-il compris et comptait-il raconter à ses camarades que nous étions préoccupés, Albertine et moi. Mais il nous parlait sans arrêter parce qu'il n'avait pas de tact. Cependant je voyais se peindre sur son visage, substitué à l'impression habituelle d'amitié et de joie de me faire monter dans son ascenseur, un air d'abattement et d'inquiétude extraordinaires. Comme j'en ignorais la cause, pour tâcher de l'en distraire, et quoique plus préoccupé d'Albertine, je lui dis que la dame qui venait de partir s'appelait la marquise de Cambremer et non de Camembert. À l'étage devant lequel nous passions alors, j'aperçus, portant un traversin, une femme de chambre affreuse qui me salua avec respect, espérant un pourboire au départ. J'aurais voulu savoir si c'était celle que j'avais tant désirée le soir de ma première arrivée à Balbec, mais je ne pus jamais arriver à une certitude. Le lift me jura, avec la sincérité de la plupart des faux témoins mais sans quitter son air désespéré, que c'était bien sous le nom de Camembert que la marquise lui avait demandé de l'annoncer. Et à vrai dire il était bien naturel qu'il eût entendu un nom qu'il connaissait déjà. Puis, ayant sur la noblesse et la nature des noms avec lesquels se font les titres les notions fort vagues qui sont celles de beaucoup de gens qui ne sont pas, liftiers, le nom de Camembert lui avait paru d'autant plus vraisemblable que, ce fromage étant universellement connu, il ne fallait point s'étonner qu'on eût tiré un marquisat d'une renommée aussi glorieuse, à moins que ce ne fût celle du marquisat qui eût donné sa célébrité au fromage. Néanmoins, comme il voyait que je ne voulais pas avoir l'air de m'être trompé et qu'il savait que les maîtres aiment à voir obéis leurs caprices les plus futiles et acceptés leurs mensonges les plus évidents, il me promit, en bon domestique, de dire désormais Cambremer. Il est vrai qu'aucun boutiquier de la ville ni aucun paysan des environs, où le nom et la personne des Cambremer étaient parfaitement connus, n'auraient jamais pu commettre l'erreur du lift. Mais le personnel du « Grand-Hôtel de Balbec » n'était nullement du pays. Il venait en droite ligne, avec tout le matériel, de Biarritz, Nice et Monte-Carlo, une partie ayant été dirigée sur Deauville, une autre sur Dinard et la troisième réservée à Balbec.
Mais la douleur anxieuse du lift ne fit que grandir. Pour qu'il oubliât ainsi de me témoigner son dévouement par ses habituels sourires, il fallait qu'il lui fût arrivé quelque malheur. Peut-être avait-il été « envoyé ». Je me promis dans ce cas de tâcher d'obtenir qu'il restât, le directeur m'ayant promis de ratifier tout ce que je déciderais concernant son personnel. « Vous pouvez toujours faire ce que vous voulez, je rectifie d'avance. » Tout à coup, comme je venais de quitter l'ascenseur, je compris la détresse, l'air atterré du lift. À cause de la présence d'Albertine je ne lui avais pas donné les cent sous que j'avais l'habitude de lui remettre en montant. Et cet imbécile, au lieu de comprendre que je ne voulais pas faire devant des tiers étalage de pourboires, avait commencé à trembler, supposant que c'était fini une fois pour toutes, que je ne lui donnerais plus jamais rien. Il s'imaginait que j'étais tombé dans la « dèche » (comme eût dit le duc de Guermantes), et sa supposition ne lui inspirait aucune pitié pour moi, mais une terrible déception égoïste. Je me dis que j'étais moins déraisonnable que ne trouvait ma mère quand je n'osais pas ne pas donner un jour la somme exagérée mais fiévreusement attendue que j'avais donnée la veille. Mais aussi la signification donnée jusque-là par moi, et sans aucun doute, à l'air habituel de joie où je n'hésitais pas à voir un signe d'attachement, me parut d'un sens moins assuré. En voyant le liftier prêt, dans son désespoir, à se jeter des cinq étages, je me demandais si, nos conditions sociales se trouvant respectivement changées, du fait par exemple d'une révolution, au lieu de manoeuvrer gentiment pour moi l'ascenseur, le lift, devenu bourgeois, ne m'en eût pas précipité, et s'il n'y a pas dans certaines classes du peuple plus de duplicité que dans le monde où, sans doute, l'on réserve pour notre absence les propos désobligeants, mais où l'attitude à notre égard ne serait pas insultante si nous étions malheureux.
On ne peut pourtant pas dire qu'à l'hôtel de Balbec, le lift fût le plus intéressé. À ce point de vue le personnel se divisait en deux catégories : d'une part, ceux qui faisaient des différences entre les clients, plus sensibles au pourboire raisonnable d'un vieux noble (d'ailleurs en mesure de leur éviter 28 jours en les recommandant au général de Beautreillis) qu'aux largesses inconsidérées d'un rasta qui décelait par là même un manque d'usage que, seulement devant lui, on appelait de la bonté. D'autre part, ceux pour qui noblesse, intelligence, célébrité, situation, manières, était inexistant, recouvert par un chiffre. Il n'y avait pour ceux-là qu'une hiérarchie, l'argent qu'on a, ou plutôt celui qu'on donne. Peut-être Aimé lui-même, bien que prétendant, à cause du grand nombre d'hôtels où il avait servi, à un grand savoir mondain, appartenait-il à cette catégorie-là. Tout au plus donnait-il un tour social et de connaissance des familles à ce genre d'appréciation, en disant de la princesse de Luxembourg par exemple : « Il y a beaucoup d'argent là dedans ? » (le point d'interrogation étant afin de se renseigner, ou de contrôler définitivement les renseignements qu'il avait pris, avant de procurer à un client un « chef » pour Paris, ou de lui assurer une table à gauche, à l'entrée, avec vue sur la mer, à Balbec). Malgré cela, sans être dépourvu d'intérêt, il ne l'eût pas exhibé avec le sot désespoir du lift. Au reste, la naïveté de celui-ci simplifiait peut-être les choses. La commodité d'un grand hôtel, d'une maison comme était autrefois celle de Rachel, c'est que, sans intermédiaires, sur la face jusque-là glacée d'un employé ou d'une femme, la vue d'un billet de cent francs, à plus forte raison de mille, même donné pour cette fois-là à un autre, amène un sourire et des offres. Au contraire dans la politique, dans les relations d'amant à maîtresse, il y a trop de choses placées entre l'argent et la docilité. Tant de choses que ceux-là mêmes chez qui l'argent éveille finalement le sourire, sont souvent incapables de suivre le processus interne qui les relie, se croient, sont plus délicats. Et puis cela décante la conversation polie des « Je sais ce qui me reste à faire, demain on me trouvera à la Morgue ». Aussi rencontre-t-on dans la société polie peu de romanciers, de poètes, de tous ces êtres sublimes qui parlent justement de ce qu'il ne faut pas dire.
Aussitôt seuls et engagés dans le corridor, Albertine me dit : « Qu'est-ce que vous avez contre moi ? » Ma dureté avec elle m'avait-elle été pénible à moi-même ? N'était-elle de ma part qu'une ruse inconsciente se proposant d'amener vis-à-vis de moi mon amie à cette attitude de crainte et de prière qui me permettrait de l'interroger, et peut-être d'apprendre laquelle des deux hypothèses que je formais depuis longtemps sur elle était la vraie ? Toujours est-il que quand j'entendis sa question, je me sentis soudain heureux comme quelqu'un qui touche à un but longtemps désiré. Avant de lui répondre je la conduisis jusqu'à ma porte. Celle-ci en s'ouvrant fit refluer la lumière rose qui remplissait la chambre et changeait la mousseline blanche des rideaux tendus sur le soir en lampas aurore. J'allai jusqu'à la fenêtre ; les mouettes étaient posées de nouveau sur les flots ; mais maintenant elles étaient roses. Je le fis remarquer à Albertine : « Ne détournez pas la conversation, me dit-elle, soyez franc comme moi. » Je mentis. Je lui déclarai qu'il lui fallait écouter un aveu préalable, celui d'une grande passion que j'avais depuis quelque temps pour Andrée, et je le lui fis avec une simplicité et une franchise dignes du théâtre mais qu'on n'a guère dans la vie que pour les amours qu'on ne ressent pas. Reprenant le mensonge dont j'avais usé avec Gilberte avant mon premier séjour à Balbec mais le variant, j'allai, pour mieux me faire croire d'elle quand je lui disais maintenant que je ne l'aimais pas, jusqu'à laisser échapper qu'autrefois j'avais été sur le point d'être amoureux d'elle, mais que trop de temps avait passé, qu'elle n'était plus pour moi qu'une bonne camarade et que, l'eussé-je voulu, il ne m'eût plus été possible d'éprouver de nouveau à son égard des sentiments plus ardents. D'ailleurs en appuyant ainsi devant Albertine sur ces protestations de froideur pour elle, je ne faisais – à cause d'une circonstance et en vue d'un but particuliers – que rendre plus sensible, marquer avec plus de force, ce rythme binaire qu'adopte l'amour chez tous ceux qui doutent trop d'eux-mêmes pour croire qu'une femme puisse jamais les aimer, et aussi qu'eux-mêmes puissent l'aimer véritablement. Ils se connaissent assez pour savoir qu'auprès des plus différentes, ils éprouvaient les mêmes espoirs, les mêmes angoisses, inventaient les mêmes romans, prononçaient les mêmes paroles, pour s'être rendu ainsi compte que leurs sentiments, leurs actions, ne sont pas en rapport étroit et nécessaire avec la femme aimée, mais passent à côté d'elle, l'éclaboussent, la circonviennent comme le flux qui se jette le long des rochers, et le sentiment de leur propre instabilité augmente encore chez eux la défiance que cette femme, dont ils voudraient tant être aimés, ne les aime pas. Pourquoi le hasard aurait-il fait, puisqu'elle n'est qu'un simple accident placé devant le jaillissement de nos désirs, que nous fussions nous-mêmes le but de ceux qu'elle a ? Aussi, tout en ayant besoin d'épancher vers elle tous ces sentiments, si différents des sentiments simplement humains que notre prochain nous inspire, ces sentiments si spéciaux que sont les sentiments amoureux après avoir fait un pas en avant, en avouant à celle que nous aimons notre tendresse pour elle, nos espoirs, aussitôt craignant de lui déplaire, confus aussi de sentir que le langage que nous lui avons tenu n'a pas été formé expressément pour elle, qu'il nous a servi, nous servira pour d'autres, que si elle ne nous aime pas elle ne peut pas nous comprendre et que nous avons parlé alors avec le manque de goût, l'impudeur du pédant adressant à des ignorants des phrases subtiles qui ne sont pas pour eux, cette crainte, cette honte, amènent le contre-rythme, le reflux, le besoin, fût-ce en reculant d'abord, en retirant vivement la sympathie précédemment confessée, de reprendre l'offensive et de ressaisir l'estime, la domination ; le rythme double est perceptible dans les diverses périodes d'un même amour, dans toutes les périodes correspondantes d'amours similaires, chez tous les êtres qui s'analysent mieux qu'ils ne se prisent haut. S'il était pourtant un peu plus vigoureusement accentué qu'il n'est d'habitude dans ce discours que j'étais en train de faire à Albertine, c'était simplement pour me permettre de passer plus vite et plus énergiquement au rythme opposé que scanderait ma tendresse.
Comme si Albertine avait dû avoir de la peine à croire ce que je lui disais de mon impossibilité de l'aimer de nouveau, à cause du trop long intervalle, j'étayais ce que j'appelais une bizarrerie de mon caractère d'exemples tirés de personnes avec qui j'avais, par leur faute ou la mienne, laissé passer l'heure de les aimer, sans pouvoir, quelque désir que j'en eusse, la retrouver après. J'avais ainsi l'air à la fois de m'excuser auprès d'elle, comme d'une impolitesse, de cette incapacité de recommencer à l'aimer, et de chercher à lui en faire comprendre les raisons psychologiques comme si elles m'eussent été particulières. Mais en m'expliquant de la sorte, en m'étendant sur le cas de Gilberte, vis-à-vis de laquelle en effet avait été rigoureusement vrai ce qui le devenait si peu appliqué à Albertine, je ne faisais que rendre mes assertions aussi plausibles que je feignais de croire qu'elles le fussent peu. Sentant qu'Albertine appréciait ce qu'elle croyait mon « franc-parler » et reconnaissait dans mes déductions la clarté de l'évidence, je m'excusai du premier, lui disant que je savais bien qu'on déplaisait toujours en disant la vérité et que celle-ci d'ailleurs devait lui paraître incompréhensible. Elle me remercia au contraire de ma sincérité et ajouta qu'au surplus elle comprenait à merveille un état d'esprit si fréquent et si naturel.
Cet aveu à Albertine d'un sentiment imaginaire pour Andrée, et pour elle-même d'une indifférence que, pour paraître tout à fait sincère et sans exagération, je lui assurai incidemment, comme par un scrupule de politesse, ne pas devoir être prise trop à la lettre, je pus enfin, sans crainte qu'Albertine y soupçonnât de l'amour, lui parler avec une douceur que je me refusais depuis si longtemps et qui me parut délicieuse. Je caressais presque ma confidente ; en lui parlant de son amie que j'aimais, les larmes me venaient aux yeux. Mais venant au fait, je lui dis enfin qu'elle savait ce qu'était l'amour, ses susceptibilités, ses souffrances, et que peut-être, en amie déjà ancienne pour moi, elle aurait à coeur de faire cesser les grands chagrins qu'elle me causait, non directement puisque ce n'était pas elle que j'aimais, si j'osais le redire sans la froisser, mais indirectement en m'atteignant dans mon amour pour Andrée. Je m'interrompis pour regarder et montrer à Albertine un grand oiseau solitaire et hâtif qui loin devant nous, fouettant l'air du battement régulier de ses ailes, passait à toute vitesse au-dessus de la plage tachée çà et là de reflets pareils à des petits morceaux de papier rouge déchirés et la traversait dans toute sa longueur, sans ralentir son allure, sans détourner son attention, sans dévier de son chemin, comme un émissaire qui va porter bien loin un message urgent et capital. « Lui du moins va droit au but ! me dit Albertine d'un air de reproche. – Vous me dites cela parce que vous ne savez pas ce que j'aurais voulu vous dire. Mais c'est tellement difficile que j'aime mieux y renoncer ; je suis certain que je vous fâcherais ; alors cela n'aboutira qu'à ceci : je ne serai en rien plus heureux avec celle que j'aime d'amour et j'aurai perdu une bonne camarade. – Mais puisque je vous jure que je ne me fâcherai pas. » Elle avait l'air si doux, si tristement docile et d'attendre de moi son bonheur, que j'avais peine à me contenir et à ne pas embrasser – à embrasser presque avec le genre de plaisir que j'aurais eu à embrasser ma mère – ce visage nouveau qui n'offrait plus la mine éveillée et rougissante d'une chatte mutine et perverse au petit nez rose et levé, mais semblait, dans la plénitude de sa tristesse accablée, fondu, à larges coulées aplaties et retombantes, dans de la bonté. Faisant abstraction de mon amour comme d'une folie chronique sans rapport avec elle, me mettant à sa place, je m'attendrissais devant cette brave fille habituée à ce qu'on eût pour elle des procédés aimables et loyaux, et que le bon camarade qu'elle avait pu croire que j'étais pour elle, poursuivait depuis des semaines de persécutions qui étaient enfin arrivées à leur point culminant. C'est parce que je me plaçais à un point de vue purement humain, extérieur à nous deux et d'où mon amour jaloux s'évanouissait, que j'éprouvais pour Albertine cette pitié profonde, qui l'eût moins été si je ne l'avais pas aimée. Du reste, dans cette oscillation rythmée qui va de la déclaration à la brouille (le plus sûr moyen, le plus efficacement dangereux pour former par mouvements opposés et successifs un noeud qui ne se défasse pas et nous attache solidement à une personne), au sein du mouvement de retrait qui constitue l'un des deux éléments du rythme, à quoi bon distinguer encore les reflux de la pitié humaine, qui, opposés à l'amour, quoique ayant peut-être inconsciemment la même cause, produisent en tout cas les mêmes effets ? En se rappelant plus tard le total de tout ce qu'on a fait pour une femme, on se rend compte souvent que les actes inspirés par le désir de montrer qu'on aime, de se faire aimer, de gagner des faveurs, ne tiennent guère plus de place que ceux dus au besoin humain de réparer ses torts envers l'être qu'on aime, par simple devoir moral, comme si on ne l'aimait pas. « Mais enfin qu'est-ce que j'ai pu faire ? » me demanda Albertine. On frappa ; c'était le lift ; la tante d'Albertine qui passait devant l'hôtel en voiture, s'était arrêtée à tout hasard pour voir si elle n'y était pas et la ramener. Albertine fit répondre qu'elle ne pouvait pas descendre, qu'on dînât sans l'attendre, qu'elle ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. « Mais votre tante sera fâchée ? – Pensez-vous ! Elle comprendra très bien. » Ainsi donc en ce moment du moins, tel qu'il n'en reviendrait peut-être pas un entretien avec moi se trouvait, par suite des circonstances, être aux yeux d'Albertine une chose d'une importance si évidente qu'on devait la faire passer avant tout, et à laquelle, se reportant sans doute instinctivement à une jurisprudence familiale, énumérant telles conjonctures où, quand la carrière de M. Bontemps était en jeu, on n'avait pas regardé à un voyage, mon amie ne doutait pas que sa tante trouvât tout naturel de voir sacrifier l'heure du dîner. Cette heure lointaine qu'elle passait sans moi, chez les siens, Albertine l'ayant fait glisser jusqu'à moi me la donnait ; j'en pouvais user à ma guise. Je finis par oser lui dire ce qu'on m'avait raconté de son genre de vie, et que malgré le profond dégoût que m'inspiraient les femmes atteintes du même vice, je ne m'en étais pas soucié jusqu'à ce qu'on m'eût nommé sa complice, et qu'elle pouvait comprendre facilement, au point où j'aimais Andrée, quelle douleur j'en avais ressentie. Il eût peut-être été plus habile de dire qu'on m'avait cité aussi d'autres femmes, mais qui m'étaient indifférentes. Mais la brusque et terrible révélation que m'avait faite Cottard était entrée en moi me déchirer, telle quelle, tout entière, mais sans plus. Et de même qu'auparavant je n'aurais jamais eu de moi-même l'idée qu'Albertine aimait Andrée, ou du moins pût avoir des jeux caressants avec elle, si Cottard ne m'avait pas fait remarquer leur pose en valsant, de même je n'avais pas su passer de cette idée à celle, pour moi tellement différente, qu'Albertine pût avoir avec d'autres femmes qu'Andrée des relations dont l'affection n'eût même pas été l'excuse. Albertine, avant même de me jurer que ce n'était pas vrai, manifesta, comme toute personne à qui on vient d'apprendre qu'on a ainsi parlé d'elle, de la colère, du chagrin et à l'endroit du calomniateur inconnu, la curiosité rageuse de savoir qui il était et le désir d'être confrontée avec lui pour pouvoir le confondre. Mais elle m'assura qu'à moi du moins, elle n'en voulait pas. « Si cela avait été vrai, je vous l'aurais avoué. Mais Andrée et moi nous avons aussi horreur l'une que l'autre de ces choses-là. Nous ne sommes pas arrivées à notre âge sans voir des femmes aux cheveux courts, qui ont des manières d'hommes et le genre que vous dites, et rien ne nous révolte autant. » Albertine ne me donnait que sa parole, une parole péremptoire et non appuyée de preuves. Mais c'est justement ce qui pouvait le mieux me calmer, la jalousie appartenant à cette famille de doutes maladifs que lève bien plus l'énergie d'une affirmation que sa vraisemblance. C'est d'ailleurs le propre de l'amour de nous rendre à la fois plus défiants et plus crédules, de nous faire soupçonner, plus vite que nous n'aurions fait une autre, celle que nous aimons, et d'ajouter foi plus aisément à ses dénégations. Il faut aimer pour prendre souci qu'il n'y ait pas que des honnêtes femmes, autant dire pour s'en aviser, et il faut aimer aussi pour souhaiter, c'est-à-dire pour s'assurer qu'il y en a. Il est humain de chercher la douleur et aussitôt à s'en délivrer. Les propositions qui sont capables d'y réussir nous semblent facilement vraies, on ne chicane pas beaucoup sur un calmant qui agit. Et puis, si multiple que soit l'être que nous aimons, il peut en tous cas nous présenter deux personnalités essentielles selon qu'il nous apparaît comme nôtre, ou comme tournant ses désirs ailleurs que vers nous. La première de ces personnalités possède la puissance particulière qui nous empêche de croire à la réalité de la seconde, le secret spécifique pour apaiser les souffrances que cette dernière a causées. L'être aimé est successivement le mal et le remède qui suspend et aggrave le mal. Sans doute j'avais été depuis longtemps, par la puissance qu'exerçait sur mon imagination et ma faculté d'être ému l'exemple de Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de ce que j'aurais souhaité. Aussi la douceur apportée par les affirmations d'Albertine faillit-elle en être compromise un moment parce que je me rappelai l'histoire d'Odette. Mais je me dis que s'il était juste de faire sa part au pire, non seulement quand, pour comprendre les souffrances de Swann, j'avais essayé de me mettre à la place de celui-ci, mais maintenant qu'il s'agissait de moi-même, en cherchant la vérité comme s'il se fût agi d'un autre, il ne fallait cependant pas que par cruauté pour moi-même, soldat qui choisit le poste non pas où il peut être le plus utile mais où il est le plus exposé, j'aboutisse à l'erreur de tenir une supposition pour plus vraie que les autres, à cause de cela seul qu'elle était la plus douloureuse. N'y avait-il pas un abîme entre Albertine, jeune fille d'assez bonne famille bourgeoise, et Odette, cocotte vendue par sa mère dès son enfance ? La parole de l'une ne pouvait être mise en comparaison avec celle de l'autre. D'ailleurs Albertine n'avait en rien à me mentir le même intérêt qu'Odette à Swann. Et encore à celui-ci Odette avait avoué ce qu'Albertine venait de nier. J'aurais donc commis une faute de raisonnement aussi grave – quoique inverse – que celle qui m'eût incliné vers une hypothèse parce que celle-ci m'eût fait moins souffrir que les autres, en ne tenant pas compte de ces différences de fait dans les situations, et en reconstituant la vie réelle de mon amie uniquement d'après ce que j'avais appris de celle d'Odette. J'avais devant moi une nouvelle Albertine, déjà entrevue plusieurs fois, il est vrai, vers la fin de mon premier séjour à Balbec, franche, bonne, une Albertine qui venait, par affection pour moi, de me pardonner mes soupçons et de tâcher à les dissiper. Elle me fit asseoir à côté d'elle sur mon lit. Je la remerciai de ce qu'elle m'avait dit, je l'assurai que notre réconciliation était faite et que je ne serais plus jamais dur avec elle. Je dis à Albertine qu'elle devrait tout de même rentrer dîner. Elle me demanda si je n'étais pas bien comme cela. Et attirant ma tête pour une caresse qu'elle ne m'avait encore jamais faite et que je devais peut-être à notre brouille finie, elle passa légèrement sa langue sur mes lèvres qu'elle essayait d'entrouvrir. Pour commencer je ne les desserrai pas. « Quel grand méchant vous faites ! » me dit-elle.
J'aurais dû partir ce soir-là sans jamais la revoir. Je pressentais dès lors que dans l'amour non partagé – autant dire dans l'amour, car il est des êtres pour qui il n'est pas d'amour partagé – on peut goûter du bonheur seulement ce simulacre qui m'en était donné à un de ces moments uniques dans lesquels la bonté d'une femme, ou son caprice, ou le hasard, appliquent sur nos désirs, en une coïncidence parfaite, les mêmes paroles, les mêmes actions, que si nous étions vraiment aimés. La sagesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur à défaut de laquelle je serais mort sans avoir soupçonné ce qu'il peut être pour des coeurs moins difficiles ou plus favorisés ; de supposer qu'elle faisait partie d'un bonheur vaste et durable qui m'apparaissait en ce point seulement ; et pour que le lendemain n'inflige pas un démenti à cette feinte, de ne pas chercher à demander une faveur de plus après celle qui n'avait été due qu'à l'artifice d'une minute d'exception. J'aurais dû quitter Balbec, m'enfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec les dernières vibrations de la voix que j'avais su rendre un instant amoureuse, et de qui je n'aurais plus rien exigé que de ne pas s'adresser davantage à moi ; de peur que par une parole nouvelle qui n'eût pu désormais être que différente, elle vînt blesser d'une dissonance le silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pu survivre longtemps en moi la tonalité du bonheur.
Tranquillisé par mon explication avec Albertine je recommençai à vivre davantage auprès de ma mère. Elle aimait à me parler doucement du temps où ma grand-mère était plus jeune. Craignant que je ne me fisse des reproches sur les tristesses dont j'avais pu assombrir la fin de cette vie, elle revenait volontiers aux années où mes premières études avaient causé à ma grand-mère des satisfactions que jusqu'ici on m'avait toujours cachées. Nous reparlions de Combray. Ma mère me dit que là-bas du moins je lisais et qu'à Balbec je devrais bien faire de même, si je ne travaillais pas. Je répondis que pour m'entourer justement des souvenirs de Combray et des jolies assiettes peintes j'aimerais relire Les Mille et Une Nuits. Comme jadis à Combray quand elle me donnait des livres pour ma fête, c'est en cachette, pour me faire une surprise, que ma mère me fit venir à la fois Les Mille et Une Nuits de Galland et Les Mille Nuits et Une Nuit de Mardrus. Mais après avoir jeté un coup d'oeil sur les deux traductions, ma mère aurait bien voulu que je m'en tinsse à celle de Galland, tout en craignant de m'influencer à cause du respect qu'elle avait de la liberté intellectuelle, de la peur d'intervenir maladroitement dans la vie de ma pensée, et du sentiment qu'étant une femme, d'une part elle manquait, croyait-elle, de la compétence littéraire qu'il fallait, d'autre part elle ne devait pas juger d'après ce qui la choquait les lectures d'un jeune homme. En tombant sur certains contes elle avait été révoltée par l'immoralité du sujet et la crudité de l'expression. Mais surtout, conservant précieusement comme des reliques, non pas seulement la broche, l'en-tout-cas, le manteau, le volume de Mme de Sévigné, mais aussi les habitudes de pensée et de langage de sa mère, cherchant en toute occasion quelle opinion celle-ci eût émise, ma mère ne pouvait douter de la condamnation que ma grand-mère eût prononcée contre le livre de Mardrus. Elle se rappelait qu'à Combray tandis qu'avant de partir marcher du côté de Méséglise, je lisais Augustin Thierry, ma grand-mère, contente de mes lectures, de mes promenades, s'indignait pourtant de voir celui dont le nom restait attaché à cet hémistiche : « Puis règne Mérovée » appelé Merowig, refusait de dire Carolingiens pour les Carlovingiens auxquels elle restait fidèle. Enfin je lui avais raconté ce que ma grand-mère avait pensé des noms grecs que Bloch, d'après Leconte de Lisle, donnait aux dieux d'Homère, allant même, pour les choses les plus simples, à se faire un devoir religieux en lequel il croyait que consistait le talent littéraire, d'adopter une orthographe grecque. Ayant par exemple à dire dans une lettre que le vin qu'on buvait chez lui était un vrai nectar, il écrivait un vrai nektar, avec un k, ce qui lui permettait de ricaner au nom de Lamartine. Or si une Odyssée d'où étaient absents les noms d'Ulysse et de Minerve n'était plus pour elle l'Odyssée, qu'aurait-elle dit en voyant déjà déformé sur la couverture le titre de ses Mille et Une Nuits, en ne retrouvant plus, exactement transcrits comme elle avait été de tout temps habituée à les dire, les noms immortellement familiers de Shéhérazade, de Dinarzade, où débaptisés eux-mêmes, si l'on ose employer le mot pour des contes musulmans, le charmant Calife et les puissants Génies se reconnaissaient à peine, étant appelés l'un le « Kalifat », les autres les « Gennis » ? Pourtant ma mère me remit les deux ouvrages et je lui dis que je les lirais les jours où je serais trop fatigué pour me promener.
Ces jours-là n'étaient pas très fréquents d'ailleurs. Nous allions goûter comme autrefois « en bande », Albertine, ses amies et moi, sur la falaise ou à la ferme Marie-Antoinette. Mais il y avait des fois où Albertine me donnait ce grand plaisir. Elle me disait : « Aujourd'hui je veux être un peu seule avec vous, ce sera plus gentil de se voir tous les deux. » Alors elle disait qu'elle avait à faire, que d'ailleurs elle n'avait pas de comptes à rendre, et pour que les autres, si elles allaient tout de même sans nous se promener et goûter, ne pussent pas nous retrouver, nous allions comme deux amants tout seuls à Bagatelle ou à la Croix d'Heulan, pendant que la bande, qui n'aurait jamais eu l'idée de nous chercher là et n'y allait jamais, restait indéfiniment, dans l'espoir de nous voir arriver, à Marie-Antoinette. Je me rappelle les temps chauds qu'il faisait alors, où du front des garçons de ferme travaillant au soleil une goutte de sueur tombait verticale, régulière, intermittente, comme la goutte d'eau d'un réservoir, et alternait avec la chute du fruit mûr qui se détachait de l'arbre dans les « clos » voisins ; ils sont restés, aujourd'hui encore, avec ce mystère d'une femme cachée, la part la plus consistante de tout amour qui se présente pour moi. Une femme dont on me parle et à laquelle je ne songerais pas un instant, je dérange tous les rendez-vous de ma semaine pour la connaître, si c'est une semaine où il fait un de ces temps-là, et si je dois la voir dans quelque ferme isolée. J'ai beau savoir que ce genre de temps et de rendez-vous n'est pas d'elle, c'est l'appât, pourtant bien connu de moi, auquel je me laisse prendre et qui suffit pour m'accrocher. Je sais que cette femme, par un temps froid, dans une ville, j'aurais pu la désirer, mais sans accompagnement de sentiment romanesque, sans devenir amoureux ; l'amour n'en est pas moins fort une fois que grâce à des circonstances il m'a enchaîné, il est seulement plus mélancolique comme le deviennent dans la vie nos sentiments pour des personnes, au fur et à mesure que nous nous apercevons davantage de la part de plus en plus petite qu'elles y tiennent et que l'amour nouveau que nous souhaiterions si durable, abrégé en même temps que notre vie même, sera le dernier.
Il y avait encore peu de monde à Balbec, peu de jeunes filles. Quelquefois j'en voyais telle ou telle arrêtée sur la plage, sans agrément et que pourtant bien des coïncidences semblaient certifier être la même que j'avais été désespéré de ne pouvoir approcher au moment où elle sortait avec ses amies du manège ou de l'école de gymnastique. Si c'était la même (et je me gardais d'en parler à Albertine), la jeune fille que j'avais crue enivrante n'existait pas. Mais je ne pouvais arriver à une certitude car le visage de ces jeunes filles n'occupait pas sur la plage une grandeur, n'offrait pas une forme permanente, contracté, dilaté, transformé qu'il était par ma propre attente, l'inquiétude de mon désir ou un bien-être qui se suffit à lui-même, les toilettes différentes qu'elles portaient, la rapidité de leur marche ou leur immobilité. De tout près pourtant, deux ou trois me semblaient adorables. Chaque fois que je voyais une de celles-là, j'avais envie de l'emmener dans l'avenue des Tamaris, ou dans les dunes, mieux encore sur la falaise. Mais bien que dans le désir, par comparaison avec l'indifférence, il entre déjà cette audace qu'est un commencement même unilatéral de réalisation, tout de même, entre mon désir et l'action que serait ma demande de l'embrasser, il y avait tout le « blanc » indéfini de l'hésitation, de la timidité. Alors j'entrais chez le pâtissier-limonadier, je buvais l'un après l'autre sept à huit verres de porto. Aussitôt, au lieu de l'intervalle impossible à combler entre mon désir et l'action, l'effet de l'alcool traçait une ligne qui les conjoignait tous deux. Plus de place pour l'hésitation ou la crainte. Il me semblait que la jeune fille allait voler jusqu'à moi. J'allais jusqu'à elle, d'eux-mêmes ces mots sortaient de mes lèvres : « J'aimerais me promener avec vous. Vous ne voulez pas qu'on aille sur la falaise, on n'y est dérangé par personne derrière le petit bois qui protège du vent la maison démontable actuellement inhabitée ? » Toutes les difficultés de la vie étaient aplanies, il n'y avait plus d'obstacles à l'enlacement de nos deux corps. Plus d'obstacles pour moi du moins. Car ils n'avaient pas été volatilisés pour elle qui n'avait pas bu de porto. L'eût-elle fait, et l'univers eût-il perdu quelque réalité à ses yeux, le rêve longtemps chéri qui lui aurait alors paru soudain réalisable n'eût peut-être pas été du tout de tomber dans mes bras.
Non seulement les jeunes filles étaient peu nombreuses mais en cette saison qui n'était pas encore « la saison », elles restaient peu. Je me souviens d'une au teint roux de coléus, aux yeux verts, aux deux joues rousses et dont la figure double et légère ressemblait aux graines ailées de certains arbres. Je ne sais quelle brise l'amena à Balbec et quelle autre la remporta. Ce fut si brusquement que j'en eus pendant plusieurs jours un chagrin que j'osai avouer à Albertine quand je compris qu'elle était partie pour toujours.
Il faut dire que plusieurs étaient ou des jeunes filles que je ne connaissais pas du tout, ou que je n'avais pas vues depuis des années. Souvent, avant de les rencontrer, je leur écrivais. Si leur réponse me faisait croire à un amour possible, quelle joie ! On ne peut pas, au début d'une amitié pour une femme, et même si elle ne doit pas se réaliser par la suite, se séparer de ces premières lettres reçues. On les veut avoir tout le temps auprès de soi, comme de belles fleurs reçues, encore toutes fraîches, et qu'on ne s'interrompt de regarder que pour les respirer de plus près. La phrase qu'on sait par coeur est agréable à relire et, dans celles moins littéralement apprises, on veut vérifier le degré de tendresse d'une expression. A-t-elle écrit : « Votre chère lettre » ? Petite déception dans la douceur qu'on respire, et qui doit être attribuée soit à ce qu'on a lu trop vite, soit à l'écriture illisible de la correspondante ; elle n'a pas mis : « et votre chère lettre », mais : « en voyant cette lettre ». Mais le reste est si tendre. Oh ! que de pareilles fleurs viennent demain ! Puis cela ne suffit plus, il faudrait aux mots écrits confronter les regards, la voix. On prend rendez-vous, et – sans qu'elle ait changé peut-être – là où on croyait, sur la description faite ou le souvenir personnel, rencontrer la fée Viviane on trouve le Chat botté. On lui donne rendez-vous pour le lendemain quand même, car c'est tout de même elle et ce qu'on désirait, c'est elle. Or ces désirs pour une femme dont on a rêvé ne rendent pas absolument nécessaire la beauté de tel trait précis. Ces désirs sont seulement le désir de tel être ; vagues comme des parfums, comme le styrax était le désir de Prothyraïa, le safran le désir éthéré, les aromates le désir d'Héra, la myrrhe le parfum des nuages, la manne le désir de Nikè, l'encens le parfum de la mer. Mais ces parfums que chantent les Hymnes orphiques sont bien moins nombreux que les divinités qu'ils chérissent. La myrrhe est le parfum des nuages, mais aussi de Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Lèto ; l'encens est le parfum de la mer, mais aussi de la belle Dikè, de Thémis, de Circé, des neuf Muses, d'Éos, de Mnémosyne, du Jour, de Dikaïosunè. Pour le styrax, la manne et les aromates, on n'en finirait pas de dire les divinités qui les inspirent, tant elles sont nombreuses. Amphiétès a tous les parfums excepté l'encens, et Gaïa rejette uniquement les fèves et les aromates. Ainsi en était-il de ces désirs de jeunes filles que j'avais. Moins nombreux qu'elles n'étaient, ils se changeaient en des déceptions et des tristesses assez semblables les unes aux autres. Je n'ai jamais voulu de la myrrhe. Je l'ai réservée pour Jupien et pour la princesse de Guermantes, car elle est le désir de Protogonos « aux deux sexes, ayant le mugissement du taureau, aux nombreuses orgies, mémorable, inénarrable, descendant, joyeux, vers les sacrifices des Orgiophantes ».
Mais bientôt la saison battit son plein ; c'était tous les jours une arrivée nouvelle et à la fréquence subitement croissante de mes promenades, remplaçant la lecture charmante des Mille et Une Nuits, il y avait une cause dépourvue de plaisir et qui les empoisonnait tous. La plage était maintenant peuplée de jeunes filles, et l'idée que m'avait suggérée Cottard m'ayant, non pas fourni de nouveaux soupçons, mais rendu sensible et fragile de ce côté, et prudent à ne pas en laisser se former en moi, dès qu'une jeune femme arrivait à Balbec, je me sentais mal à l'aise, je proposais à Albertine les excursions les plus éloignées, afin qu'elle ne pût faire sa connaissance et même, si c'était possible, pût ne pas apercevoir la nouvelle venue. Je redoutais naturellement davantage encore celles dont on remarquait le mauvais genre ou connaissait la mauvaise réputation ; je tâchais de persuader à mon amie que cette mauvaise réputation n'était fondée sur rien, était calomnieuse, peut-être sans me l'avouer par une peur, encore inconsciente, qu'elle cherchât à se lier avec la dépravée, ou qu'elle regrettât de ne pouvoir le chercher à cause de moi, ou qu'elle crût, par le nombre des exemples, qu'un vice si répandu n'est pas condamnable. En le niant de chaque coupable je ne tendais pas à moins qu'à prétendre que le saphisme n'existe pas. Albertine adoptait mon incrédulité pour le vice de telle et telle : « Non, je crois que c'est seulement un genre qu'elle cherche à se donner, c'est pour faire du genre. » Mais alors je regrettais presque d'avoir plaidé l'innocence, car il me déplaisait qu'Albertine, si sévère autrefois, pût croire que ce « genre » fût quelque chose d'assez flatteur, d'assez avantageux, pour qu'une femme exempte de ces goûts eût cherché à s'en donner l'apparence. J'aurais voulu qu'aucune femme ne vînt plus à Balbec ; je tremblais en pensant que comme c'était à peu près l'époque où Mme Putbus devait arriver chez les Verdurin, sa femme de chambre dont Saint-Loup ne m'avait pas caché les préférences, pourrait venir excursionner jusqu'à la plage, et si c'était un jour où je n'étais pas auprès d'Albertine, essayer de la corrompre. J'arrivais à me demander, comme Cottard ne m'avait pas caché que les Verdurin tenaient beaucoup à moi, et tout en ne voulant pas avoir l'air, comme il disait, de me courir après, auraient donné beaucoup pour que j'allasse chez eux, si je ne pourrais pas, moyennant les promesses de leur amener à Paris tous les Guermantes du monde, obtenir de Mme Verdurin que, sous un prétexte quelconque, elle prévînt Mme Putbus qu'il lui était impossible de la garder chez elle et la fît repartir au plus vite.
Malgré ces pensées et comme c'était surtout la présence d'Andrée qui m'inquiétait, l'apaisement que m'avaient procuré les paroles d'Albertine persistait encore un peu. Je savais d'ailleurs que bientôt j'aurais moins besoin de lui, Andrée devant partir avec Rosemonde et Gisèle presque au moment où tout le monde arrivait et n'ayant plus à rester auprès d'Albertine que quelques semaines. Pendant celles-ci d'ailleurs, Albertine sembla combiner tout ce qu'elle faisait, tout ce qu'elle disait, en vue de détruire mes soupçons s'il m'en restait, ou de les empêcher de renaître. Elle s'arrangeait à ne jamais rester seule avec Andrée, et insistait, quand nous rentrions, pour que je l'accompagnasse jusqu'à sa porte, pour que je vinsse l'y chercher quand nous devions sortir. Andrée cependant prenait de son côté une peine égale, semblait éviter de voir Albertine. Et cette apparente entente entre elles n'était pas le seul indice qu'Albertine avait dû mettre son amie au courant de notre entretien et lui demander d'avoir la gentillesse de calmer mes absurdes soupçons.
Vers cette époque se produisit au Grand-Hôtel de Balbec un scandale qui ne fut pas pour changer la pente de mes tourments. La soeur de Bloch avait depuis quelque temps, avec une ancienne actrice, des relations secrètes qui bientôt ne leur suffirent plus. Être vues leur semblait ajouter de la perversité à leur plaisir, elles voulaient faire baigner leurs dangereux ébats dans les regards de tous. Cela commença par des caresses, qu'on pouvait en somme attribuer à une intimité amicale, dans le salon de jeu, autour de la table de baccara. Puis elles s'enhardirent. Et enfin un soir, dans un coin pas même obscur de la grande salle de danse, sur un canapé, elles ne se gênèrent pas plus que si elles avaient été dans leur lit. Deux officiers qui étaient non loin de là avec leurs femmes se plaignirent au directeur. On crut un moment que leur protestation aurait quelque efficacité. Mais ils avaient contre eux que venus pour un soir de Netteholme où ils habitaient, à Balbec, ils ne pouvaient en rien être utiles au directeur. Tandis que même à son insu, et quelque observation que lui fît le directeur, planait sur Mlle Bloch la protection de M. Nissim Bernard. Il faut dire pourquoi. M. Nissim Bernard pratiquait au plus haut point les vertus de famille. Tous les ans il louait à Balbec une magnifique villa pour son neveu, et aucune invitation n'aurait pu le détourner de rentrer dîner dans son chez lui, qui était en réalité leur chez eux. Mais jamais il ne déjeunait chez lui. Tous les jours il était à midi au Grand-Hôtel. C'est qu'il entretenait, comme d'autres un rat d'opéra, un « commis », assez pareil à ces chasseurs dont nous avons parlé, et qui nous faisaient penser aux jeunes israélites d'Esther et d'Athalie. À vrai dire, les quarante années qui séparaient M. Nissim Bernard du jeune commis auraient dû préserver celui-ci d'un contact peu aimable. Mais comme le dit Racine avec tant de sagesse dans les mêmes choeurs :
Mon Dieu, qu'une vertu naissante
Parmi tant de périls marche à pas incertains !
Qu'une âme qui te cherche et veut être innocente
Trouve d'obstacle à ses desseins !
Le jeune commis avait eu beau être « loin du monde élevé », dans le Temple-Palace de Balbec, il n'avait pas suivi le conseil de Joad :
Sur la richesse et l'or ne mets point ton appui
Il s'était peut-être fait une raison en disant : « Les pécheurs couvrent la terre. » Quoi qu'il en fût et bien que M. Nissim Bernard n'espérât pas un délai aussi court, dès le premier jour,
Et soit frayeur encor ou pour le caresser,
De ses bras innocents il se sentit presser.
Et dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenant le commis, « l'abord contagieux altérait son innocence ». Dès lors la vie du jeune enfant avait changé. Il avait beau porter le pain et le sel, comme son chef de rang le lui commandait, tout son visage chantait :
De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs
Promenons nos désirs.
De nos ans passagers le nombre est incertain.
Hâtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie !
L'honneur et les emplois
Sont le prix d'une aveugle et douce obéissance,
Pour la triste innocence
Qui viendrait élever la voix.
Depuis ce jour-là M. Nissim Bernard n'avait jamais manqué de venir occuper sa place au déjeuner (comme l'eût fait à l'orchestre quelqu'un qui entretient une figurante, une figurante celle-là d'un genre fortement caractérisé, et qui attend encore son Degas). C'était le plaisir de M. Nissim Bernard de suivre dans la salle à manger, et jusque dans les perspectives lointaines où sous son palmier trônait la caissière, les évolutions de l'adolescent empressé au service, au service de tous, et moins de M. Nissim Bernard depuis que celui-ci l'entretenait, soit que le jeune enfant de choeur ne crût pas nécessaire de témoigner la même amabilité à quelqu'un de qui il se croyait suffisamment aimé, soit que cet amour l'irritât ou qu'il craignît que, découvert, il lui fît manquer d'autres occasions. Mais cette froideur même plaisait à M. Nissim Bernard par tout ce qu'elle dissimulait. Que ce fût par atavisme hébraïque ou par profanation du sentiment chrétien, il se plaisait singulièrement, qu'elle fût juive ou catholique, à la cérémonie racinienne. Si elle eût été une véritable représentation d'Esther ou d'Athalie M. Bernard eût regretté que la différence de siècles ne lui eût pas permis de connaître l'auteur, Jean Racine, afin d'obtenir pour son protégé un rôle plus considérable. Mais la cérémonie du déjeuner n'émanant d'aucun écrivain, il se contentait d'être en bons termes avec le directeur et avec Aimé pour que le « jeune israélite » fût promu aux fonctions souhaitées, ou de demi-chef, ou même de chef de rang. Celles de sommelier lui avaient été offertes. Mais M. Bernard l'obligea à les refuser car il n'aurait plus pu venir chaque jour le voir courir dans la salle à manger verte et se faire servir par lui comme un étranger. Or ce plaisir était si fort que tous les ans M. Bernard revenait à Balbec et y prenait son déjeuner hors de chez lui, habitudes où M. Bloch voyait, dans la première un goût poétique pour la belle lumière, les couchers de soleil de cette côte préférée à toute autre ; dans la seconde, une manie invétérée de vieux célibataire.
À vrai dire cette erreur des parents de M. Nissim Bernard, lesquels ne soupçonnaient pas la vraie raison de son retour annuel à Balbec et de ce que la pédante Mme Bloch appelait ses découchages en cuisine, cette erreur était une vérité plus profonde et du second degré. Car M. Nissim Bernard ignorait lui-même ce qu'il pouvait entrer d'amour de la plage de Balbec, de la vue qu'on avait du restaurant sur la mer, et d'habitudes maniaques, dans le goût qu'il avait d'entretenir comme un rat d'opéra d'une autre sorte, à laquelle il manque encore un Degas, l'un de ses servants qui étaient encore des filles. Aussi M. Nissim Bernard entretenait-il avec le directeur de ce théâtre qu'était l'hôtel de Balbec, et avec le metteur en scène et régisseur Aimé – desquels le rôle en toute cette affaire n'était pas des plus limpides – d'excellentes relations. On intriguerait un jour pour obtenir un grand rôle, peut-être une place de maître d'hôtel. En attendant, le plaisir de M. Nissim Bernard, si poétique et calmement contemplatif qu'il fût, avait un peu le caractère de ces hommes à femmes qui savent toujours – Swann jadis par exemple – qu'en allant dans le monde ils vont retrouver leur maîtresse. À peine M. Nissim Bernard serait-il assis qu'il verrait l'objet de ses voeux s'avancer sur la scène portant à la main des fruits ou des cigares sur un plateau. Aussi tous les matins, après avoir embrassé sa nièce, s'être inquiété des travaux de mon ami Bloch et avoir donné à manger à ses chevaux des morceaux de sucre posés dans sa paume tendue, avait-il une hâte fébrile d'arriver pour le déjeuner au Grand-Hôtel. Il y eût eu le feu chez lui, sa nièce eût eu une attaque, qu'il fût sans doute parti tout de même. Aussi craignait-il comme la peste un rhume pour lequel il eût gardé le lit – car il était hypocondriaque – et qui eût nécessité qu'il fît demander à Aimé de lui envoyer chez lui, avant l'heure du goûter, son jeune ami.
Il aimait d'ailleurs tout le labyrinthe de couloirs, de cabinets secrets, de salons, de vestiaires, de garde-manger, de galeries qu'était l'hôtel de Balbec. Par atavisme d'Oriental il aimait les sérails et quand il sortait le soir, on le voyait en explorer furtivement les détours.
Tandis que se risquant jusqu'aux sous-sols et cherchant malgré tout à ne pas être vu et à éviter le scandale, M. Nissim Bernard, dans sa recherche des jeunes lévites, faisait penser à ces vers de La Juive :
Ô Dieu de nos pères,
Parmi nous descends,
Cache nos mystères
À l'oeil des méchants !
je montais au contraire dans la chambre de deux soeurs qui avaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre, une vieille dame étrangère. C'était ce que le langage des hôtels appelait deux courrières et celui de Françoise, laquelle s'imaginait qu'un courrier ou une courrière sont là pour faire des courses, deux « coursières ». Les hôtels, eux, en sont restés, plus noblement, au temps où l'on chantait : « C'est un courrier de cabinet. »
Malgré la difficulté qu'il y avait pour un client à aller dans des chambres de courrières, et réciproquement, je m'étais très vite lié d'une amitié très vive quoique très pure avec ces deux jeunes personnes, Mlle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret. Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au bord de ruisseaux et de torrents (l'eau passait même sous leur maison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévastée plusieurs fois par l'inondation), elles semblaient en avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient souvent le matin me voir quand j'étais encore couché. Je n'ai jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes, qui n'avaient absolument rien appris à l'école, et dont le langage eût pourtant quelque chose de si littéraire que sans le naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité que je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour me louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et les critiques, également faux, mais très sincères, que ces propos semblent comporter à mon égard, tandis que je trempais des croissants dans mon lait, Céleste me disait : « Oh ! petit diable noir aux cheveux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d'un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu'on ne dirait pas qu'il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse ? il a l'air tout léger, on dirait qu'il est en train d'apprendre à voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu'est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes ? Voilà qu'il jette son croissant parce qu'il a touché le lit. Allons bon, voilà qu'il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n'ai jamais vu quelqu'un de si bête et de si maladroit que vous. » On entendait alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Gineste qui, furieuse, faisait des réprimandes à sa soeur : « Allons, Céleste, veux-tu te taire ? Es-tu pas folle de parler à Monsieur comme cela ? » Céleste n'en faisait que sourire ; et comme je détestais qu'on m'attachât une serviette : « Mais non, Marie, regarde-le, bing ! voilà qu'il s'est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, je te dis. » Elle prodiguait du reste les comparaisons zoologiques, car selon elle on ne savait pas quand je dormais, je voltigeais toute la nuit comme un papillon, et le jour j'étais aussi rapide que ces écureuils, « tu sais, Marie, comme on voit chez nous, si agiles que même avec les yeux on ne peut pas les suivre. – Mais, Céleste, tu sais qu'il n'aime pas avoir une serviette quand il mange. – Ce n'est pas qu'il n'aime pas ça, c'est pour bien dire qu'on ne peut pas lui changer sa volonté. C'est un seigneur et il veut montrer qu'il est un seigneur. On changera les draps dix fois s'il le faut, mais il n'aura pas cédé. Ceux d'hier avaient fait leur course, mais aujourd'hui ils viennent seulement d'être mis et déjà il faudra les changer. Ah ! j'avais raison de dire qu'il n'était pas fait pour naître parmi les pauvres. Regarde, ses cheveux se hérissent, ils se boursouflent par la colère comme les plumes des oiseaux. Pauvre ploumissou ! » Ici ce n'était pas seulement Marie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité de ma modestie et, me coupant la parole : « Ah ! sac à ficelles, ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les rusés, rosse des rosses ! Ah ! Molière ! » (C'était le seul nom d'écrivain qu'elle connût, mais elle me l'appliquait, entendant par là quelqu'un qui serait capable à la fois de composer des pièces et de les jouer.) « Céleste ! » criait impérieusement Marie qui, ignorant le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injure nouvelle. Céleste se remettait à sourire : « Tu n'as donc pas vu dans son tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il avait voulu nous faire croire qu'on l'habillait toujours très simplement. Et là, avec sa petite canne, il n'est que fourrures et dentelles, comme jamais prince n'a eu. Mais ce n'est rien à côté de son immense majesté et de sa bonté encore plus profonde. – Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles dans ses tiroirs maintenant. » Pour apaiser les craintes de Marie je lui demandais ce qu'elle pensait de ce que M. Nissim Bernard faisait. « Ah ! Monsieur, c'est des choses que je n'aurais pas pu croire que ça existait : il a fallu venir ici » et, damant pour une fois le pion à Céleste par une parole plus profonde : « Ah ! voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu'il peut y avoir dans une vie. » Pour changer le sujet, je lui parlais de celle de mon père, qui travaillait nuit et jour. « Ah ! Monsieur, ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute, pas un plaisir ; tout, entièrement tout est un sacrifice pour les autres, ce sont des vies données… Regarde, Céleste, rien que pour poser sa main sur la couverture et prendre son croissant, quelle distinction ! il peut faire les choses les plus insignifiantes, on dirait que toute la noblesse de France, jusqu'aux Pyrénées, se déplace dans chacun de ses mouvements. »
Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais ; Céleste voyait là une ruse nouvelle : « Ah ! front qui as l'air si pur et qui caches tant de choses, joues amies et fraîches comme l'intérieur d'une amande, petites mains de satin tout pelucheux, ongles comme des griffes, etc. Tiens, Marie, regarde-le boire son lait avec un recueillement qui me donne envie de faire ma prière. Quel air sérieux ! On devrait bien tirer son portrait en ce moment. Il a tout des enfants. Est-ce de boire du lait comme eux qui vous a conservé leur teint clair ? Ah ! jeunesse ! ah ! jolie peau ! Vous ne vieillirez jamais. Vous avez de la chance, vous n'aurez jamais à lever la main sur personne car vous avez des yeux qui savent imposer leur volonté. Et puis le voilà en colère maintenant. Il se tient debout, tout droit comme une évidence. »
Françoise n'aimait pas du tout que celles qu'elle appelait les deux enjôleuses vinssent ainsi tenir conversation avec moi. Le directeur, qui faisait guetter par ses employés tout ce qui se passait, me fit même observer gravement qu'il n'était pas digne d'un client de causer avec des courrières. Moi qui trouvais les « enjôleuses » supérieures à toutes les clientes de l'hôtel, je me contentai de lui éclater de rire au nez, convaincu qu'il ne comprendrait pas mes explications. Et les deux soeurs revenaient. « Regarde, Marie, ses traits si fins. Ô miniature parfaite, plus belle que la plus précieuse qu'on verrait sous une vitrine, car il a les mouvements, et des paroles à l'écouter des jours et des nuits. »
C'est miracle qu'une dame étrangère ait pu les emmener, car sans savoir l'histoire ni la géographie, elles détestaient de confiance les Anglais, les Allemands, les Russes, les Italiens, la « vermine » des étrangers et n'aimaient, avec des exceptions, que les Français. Leur figure avait tellement gardé l'humidité de la glaise malléable de leurs rivières, que dès qu'on parlait d'un étranger qui était dans l'hôtel, pour répéter ce qu'il avait dit, Céleste et Marie appliquaient sur leurs figures sa figure, leur bouche devenait sa bouche, leurs yeux ses yeux, on aurait voulu garder ces admirables masques de théâtre. Céleste même, en faisant semblant de ne redire que ce qu'avait dit le directeur, ou tel de mes amis, insérait dans son petit récit des propos feints où étaient peints malicieusement tous les défauts de Bloch, ou du premier président, etc., sans en avoir l'air. C'était, sous la forme de compte rendu d'une simple commission dont elle s'était obligeamment chargée, un portrait inimitable. Elles ne lisaient jamais rien, pas même un journal. Un jour pourtant, elles trouvèrent sur mon lit un volume. C'étaient des poèmes admirables mais obscurs de Saint-Léger Léger. Céleste lut quelques pages et me dit : « Mais êtes-vous bien sûr que ce sont des vers, est-ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes ? » Évidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poésie : Ici-bas tous les lilas meurent, il y avait manque de transition. Je crois que leur obstination à ne rien apprendre tenait un peu à leur pays malsain. Elles étaient pourtant aussi douées qu'un poète, avec plus de modestie qu'ils n'en ont généralement. Car si Céleste avait dit quelque chose de remarquable et que, ne me souvenant pas bien, je lui demandais de me le rappeler, elle assurait avoir oublié. Elles ne liront jamais de livres, mais n'en feront jamais non plus.
Françoise fut assez impressionnée en apprenant que les deux frères de ces femmes si simples avaient épousé, l'un la nièce de l'archevêque de Tours, l'autre une parente de l'évêque de Rodez. Au directeur, cela n'eût rien dit. Céleste reprochait quelquefois à son mari de ne pas la comprendre, et moi je m'étonnais qu'il pût la supporter. Car à certains moments, frémissante, furieuse, détruisant tout, elle était détestable. On prétend que le liquide salé qu'est notre sang n'est que la survivance intérieure de l'élément marin primitif. Je crois de même que Céleste, non seulement dans ses fureurs, mais aussi dans ses heures de dépression, gardait le rythme des ruisseaux de son pays. Quand elle était épuisée, c'était à leur manière ; elle était vraiment à sec. Rien n'aurait pu alors la revivifier. Puis tout d'un coup la circulation reprenait dans son grand corps magnifique et léger. L'eau coulait dans la transparence opaline de sa peau bleuâtre. Elle souriait au soleil et devenait plus bleue encore. Dans ces moments-là elle était vraiment céleste.
La famille de Bloch avait beau n'avoir jamais soupçonné la raison pour laquelle son oncle ne déjeunait jamais à la maison et avoir accepté cela dès le début comme une manie de vieux célibataire, peut-être pour les exigences d'une liaison avec quelque actrice, tout ce qui touchait à M. Nissim Bernard était « tabou » pour le directeur de l'hôtel de Balbec. Et voilà pourquoi, sans en avoir même référé à l'oncle, il n'avait finalement pas osé donner tort à la nièce, tout en lui recommandant quelque circonspection. Or la jeune fille et son amie qui, pendant quelques jours, s'étaient figuré être exclues du casino et du Grand-Hôtel, voyant que tout s'arrangeait, furent heureuses de montrer à ceux des pères de famille qui les tenaient à l'écart qu'elles pouvaient impunément tout se permettre. Sans doute n'allèrent-elles pas jusqu'à renouveler la scène publique qui avait révolté tout le monde. Mais peu à peu leurs façons reprirent insensiblement. Et un soir où je sortais du casino à demi éteint avec Albertine, et Bloch que nous avions rencontré, elles passèrent enlacées, ne cessant de s'embrasser, et arrivées à notre hauteur poussèrent des gloussements, des rires, des cris indécents. Bloch baissa les yeux pour ne pas avoir l'air de reconnaître sa soeur, et moi j'étais torturé en pensant que ce langage particulier et atroce s'adressait peut-être à Albertine.
Un autre incident fixa davantage encore mes préoccupations du côté de Gomorrhe. J'avais vu sur la plage une belle jeune femme élancée et pâle de laquelle les yeux, autour de leur centre, disposaient des rayons si géométriquement lumineux qu'on pensait, devant son regard, à quelque constellation. Je songeais combien cette jeune fille était plus belle qu'Albertine et comme il était plus sage de renoncer à l'autre. Tout au plus le visage de cette belle jeune femme était-il passé au rabot invisible d'une grande bassesse de vie, de l'acceptation constante d'expédients vulgaires, si bien que ses yeux, plus nobles pourtant que le reste du visage, ne devaient rayonner que d'appétits et de désirs. Or le lendemain, cette jeune femme étant placée très loin de nous au casino, je vis qu'elle ne cessait de poser sur Albertine les feux alternés et tournants de ses regards. On eût dit qu'elle lui faisait des signes comme à l'aide d'un phare. Je souffrais que mon amie vît qu'on faisait si attention à elle, je craignais que ces regards incessamment allumés n'eussent la signification conventionnelle d'un rendez-vous d'amour pour le lendemain. Qui sait ? ce rendez-vous n'était peut-être pas le premier. La jeune femme aux yeux rayonnants avait pu venir une autre année à Balbec. C'était peut-être parce qu'Albertine avait déjà cédé à ses désirs ou à ceux d'une amie que celle-ci se permettait de lui adresser ces brillants signaux. Ils faisaient alors plus que réclamer quelque chose pour le présent, ils s'autorisaient pour cela des bonnes heures du passé.
Ce rendez-vous, en ce cas, ne devait pas être le premier, mais la suite de parties faites ensemble d'autres années. Et en effet les regards ne disaient pas : « Veux-tu ? » Dès que la jeune femme avait aperçu Albertine, elle avait tourné tout à fait la tête et fait luire vers elle des regards chargés de mémoire, comme si elle avait eu peur et stupéfaction que mon amie ne se souvînt pas. Albertine, qui la voyait très bien, resta flegmatiquement immobile, de sorte que l'autre, avec le même genre de discrétion qu'un homme qui voit son ancienne maîtresse avec un autre amant, cessa de la regarder et de s'occuper plus d'elle que si elle n'avait pas existé.
Mais quelques jours après j'eus la preuve des goûts de cette jeune femme et aussi de la probabilité qu'elle avait connu Albertine autrefois. Souvent, quand dans la salle du casino deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l'une à l'autre. Disons en passant que c'est à l'aide de telles matérialisations, fussent-elles impondérables, par ces signes astraux enflammant toute une partie de l'atmosphère, que Gomorrhe, dispersée, tend, dans chaque ville, dans chaque village, à rejoindre ses membres séparés, à reformer la cité biblique tandis que partout, les mêmes efforts sont poursuivis, fût-ce en vue d'une reconstruction intermittente, par les nostalgiques, par les hypocrites, quelquefois par les courageux exilés de Sodome.
Une fois je vis l'inconnue qu'Albertine avait eu l'air de ne pas reconnaître, juste à un moment où passait la cousine de Bloch. Les yeux de la jeune femme s'étoilèrent, mais on voyait bien qu'elle ne connaissait pas la demoiselle israélite. Elle la voyait pour la première fois, éprouvait un désir, guère de doutes, nullement la même certitude qu'à l'égard d'Albertine, Albertine sur la camaraderie de qui elle avait dû tellement compter que devant sa froideur elle avait ressenti la surprise d'un étranger habitué de Paris mais qui ne l'habite pas et qui, étant revenu y passer quelques semaines, à la place du petit théâtre où il avait l'habitude de passer de bonnes soirées, voit qu'on a construit une banque.
La cousine de Bloch alla s'asseoir à une table où elle regarda un magazine. Bientôt la jeune femme vint s'asseoir d'un air distrait à côté d'elle. Mais sous la table on aurait pu voir bientôt se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et leurs mains qui étaient confondues. Les paroles suivirent, la conversation s'engagea, et le naïf mari de la jeune femme qui la cherchait partout fut étonné de la trouver faisant des projets pour le soir même avec une jeune fille qu'il ne connaissait pas. Sa femme lui présenta comme une amie d'enfance la cousine de Bloch, sous un nom inintelligible, car elle avait oublié de lui demander comment elle s'appelait. Mais la présence du mari fit faire un pas de plus à leur intimité, car elles se tutoyèrent, s'étant connues au couvent, incident dont elles rirent fort plus tard, ainsi que du mari berné, avec une gaieté qui fut une occasion de nouvelles tendresses.
Quant à Albertine je ne peux pas dire que nulle part, au casino, sur la plage, elle eût avec une jeune fille des manières trop libres. Je leur trouvais même un excès de froideur et d'insignifiance qui semblait plus que de la bonne éducation, une ruse destinée à dépister les soupçons. À telle jeune fille, elle avait une façon rapide, glacée et décente, de répondre à très haute voix : « Oui, j'irai vers cinq heures au tennis. Je prendrai mon bain demain matin vers huit heures », et de quitter immédiatement la personne à qui elle venait de dire cela, qui avait un terrible air de vouloir donner le change, et soit de donner un rendez-vous, soit plutôt, après l'avoir donné bas, de dire fort cette phrase, en effet insignifiante, pour ne pas « se faire remarquer ». Et quand ensuite je la voyais prendre sa bicyclette et filer à toute vitesse, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'elle allait rejoindre celle à qui elle avait à peine parlé.
Tout au plus lorsque quelque belle jeune femme descendait d'automobile au coin de la plage, Albertine ne pouvait-elle s'empêcher de se retourner. Et elle expliquait aussitôt : « Je regardais le nouveau drapeau qu'ils ont mis devant les bains. Ils auraient pu faire plus de frais. L'autre était assez miteux. Mais je crois vraiment que celui-ci est encore plus moche. »
Une fois Albertine ne se contenta pas de la froideur et je n'en fus que plus malheureux. Elle me savait ennuyé qu'elle pût quelquefois rencontrer une amie de sa tante, qui avait « mauvais genre » et venait quelquefois passer deux ou trois jours chez Mme Bontemps. Gentiment, Albertine m'avait dit qu'elle ne la saluerait plus. Et quand cette femme venait à Incarville, Albertine disait : « À propos vous savez qu'elle est ici. Est-ce qu'on vous l'a dit ? » comme pour me montrer qu'elle ne la voyait pas en cachette. Un jour qu'elle me disait cela elle ajouta : « Oui, je l'ai rencontrée sur la plage et exprès, par grossièreté, je l'ai presque frôlée en passant, je l'ai bousculée. » Quand Albertine me dit cela il me revint à la mémoire une phrase de Mme Bontemps à laquelle je n'avais jamais repensé, celle où elle avait dit devant moi à Mme Swann combien sa nièce Albertine était effrontée, comme si c'était une qualité, et comment elle avait dit à je ne sais plus quelle femme de fonctionnaire que le père de celle-ci avait été marmiton. Mais une parole de celle que nous aimons ne se conserve pas longtemps dans sa pureté ; elle se gâte, elle se pourrit. Un ou deux soirs après je repensai à la phrase d'Albertine et ce ne fut plus la mauvaise éducation dont elle s'enorgueillissait – et qui ne pouvait que me faire sourire – qu'elle me sembla signifier, c'était autre chose, et qu'Albertine, même peut-être sans but précis, pour irriter les sens de cette dame ou lui rappeler méchamment d'anciennes propositions, peut-être acceptées autrefois, l'avait frôlée rapidement, pensait que je l'avais appris peut-être comme c'était en public, et avait voulu d'avance prévenir une interprétation défavorable.
Au reste, ma jalousie causée par les femmes qu'aimait peut-être Albertine allait brusquement cesser.
* * *
Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec du petit train d'intérêt local. Nous nous étions fait conduire par l'omnibus de l'hôtel, à cause du mauvais temps. Non loin de nous était M. Nissim Bernard, lequel avait un oeil poché. Il trompait depuis peu l'enfant des choeurs d'Athalie avec le garçon d'une ferme assez achalandée du voisinage, Aux Cerisiers. Ce garçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l'air d'avoir comme tête une tomate. Une tomate exactement semblable servait de tête à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y a cela d'assez beau, dans ces ressemblances parfaites de deux jumeaux, que la nature, comme si elle s'était momentanément industrialisée, semble débiter des produits pareils. Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard était autre et cette ressemblance n'était qu'extérieure. La tomate n° 2 se plaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames, la tomate n° 1 ne détestait pas condescendre aux goûts de certains messieurs. Or chaque fois que secoué ainsi que par un réflexe, par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate n° 1, M. Bernard se présentait Aux Cerisiers, myope (et du reste la myopie n'était pas nécessaire pour les confondre), le vieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s'adressait au frère jumeau et lui disait : « Veux-tu me donner rendez-vous pour ce soir ? » Il recevait aussitôt une solide « tournée ». Elle vint même à se renouveler au cours d'un même repas, où il continuait avec l'autre les propos commencés avec le premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par association d'idées, des tomates, même de celles comestibles, que chaque fois qu'il entendait un voyageur en commander à côté de lui au Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Excusez-moi, monsieur, de m'adresser à vous sans vous connaître. Mais j'ai entendu que vous commandiez des tomates. Elles sont pourries aujourd'hui. Je vous le dis dans votre intérêt car pour moi cela m'est égal, je n'en prends jamais. » L'étranger remerciait avec effusion ce voisin philanthrope et désintéressé, rappelait le garçon, feignait de se raviser : « Non, décidément, pas de tomates. » Aimé, qui connaissait la scène, en riait tout seul et pensait : « C'est un vieux malin que M. Bernard, il a encore trouvé le moyen de faire changer la commande. » M. Bernard, en attendant le tram en retard, ne tenait pas à nous dire bonjour à Albertine et à moi, à cause de son oeil poché. Nous tenions encore moins à lui parler. C'eût été pourtant presque inévitable si à ce moment-là, une bicyclette n'avait fondu à toute vitesse sur nous ; le lift en sauta, hors d'haleine. Mme Verdurin avait téléphoné un peu après notre départ pour que je vinsse dîner, le surlendemain ; on verra bientôt pourquoi. Puis après m'avoir donné les détails du téléphonage, le lift nous quitta et comme ces « employés » démocrates qui affectent l'indépendance à l'égard des bourgeois, et entre eux rétablissent le principe d'autorité, voulant dire que le concierge et le voiturier pourraient être mécontents s'il était en retard, il ajouta : « Je me sauve à cause de mes chefs. »
Les amies d'Albertine étaient parties pour quelque temps. Je voulais la distraire. À supposer qu'elle eût éprouvé du bonheur à passer les après-midi rien qu'avec moi, à Balbec, je savais qu'il ne se laisse jamais posséder complètement et qu'Albertine, encore à l'âge (que certains ne dépassent pas) où on n'a pas découvert que cette imperfection tient à celui qui éprouve le bonheur, non à celui qui le donne, eût pu être tentée de faire remonter à moi la cause de sa déception. J'aimais mieux qu'elle l'imputât aux circonstances qui, par moi combinées, ne nous laisseraient pas la facilité d'être seuls ensemble, tout en l'empêchant de rester au casino et sur la digue sans moi. Aussi je lui avais demandé ce jour-là de m'accompagner à Doncières où j'irais voir Saint-Loup. Dans ce même but de l'occuper je lui conseillais la peinture, qu'elle avait apprise autrefois. En travaillant elle ne se demanderait pas si elle était heureuse ou malheureuse. Je l'eusse volontiers emmenée aussi dîner de temps en temps chez les Verdurin et chez les Cambremer qui, certainement, les uns et les autres, eussent volontiers reçu une amie présentée par moi, mais il fallait d'abord que je fusse certain que Mme Putbus n'était pas encore à La Raspelière. Ce n'était guère que sur place que je pouvais m'en rendre compte, et comme je savais d'avance que le surlendemain Albertine était obligée d'aller aux environs avec sa tante, j'en avais profité pour envoyer une dépêche à Mme Verdurin lui demandant si elle pourrait me recevoir le mercredi. Si Mme Putbus était là, je m'arrangerais pour voir sa femme de chambre, m'assurer s'il y avait un risque qu'elle vînt à Balbec, en ce cas savoir quand, pour emmener Albertine au loin ce jour-là. Le petit chemin de fer d'intérêt local, faisant une boucle qui n'existait pas quand je l'avais pris avec ma grand-mère, passait maintenant à Doncières-la-Goupil, grande station d'où partaient des trains importants et notamment l'express par lequel j'étais venu voir Saint-Loup, de Paris, et y étais rentré. Et à cause du mauvais temps, l'omnibus du Grand-Hôtel nous conduisit, Albertine et moi, à la station du petit tram, Balbec-plage.
Le petit chemin de fer n'était pas encore là, mais on voyait, oisif et lent, le panache de fumée qu'il avait laissé en route, et qui maintenant réduit à ses seuls moyens de nuage peu mobile, gravissait lentement les pentes vertes de la falaise de Criquetot. Enfin le petit tram, qu'il avait précédé pour prendre une direction verticale, arriva à son tour, lentement. Les voyageurs qui allaient le prendre s'écartèrent pour lui faire place, mais sans se presser, sachant qu'ils avaient affaire à un marcheur débonnaire, presque humain et qui, guidé comme la bicyclette d'un débutant, par les signaux complaisants du chef de gare, sous la tutelle puissante du mécanicien, ne risquait de renverser personne et se serait arrêté où on aurait voulu.
Ma dépêche expliquait le téléphonage des Verdurin et elle tombait d'autant mieux que le mercredi (le surlendemain se trouvait être un mercredi) était jour de grand dîner pour Mme Verdurin, à La Raspelière comme à Paris, ce que j'ignorais. Mme Verdurin ne donnait pas de « dîners », mais elle avait des « mercredis ». Les mercredis étaient des oeuvres d'art. Tout en sachant qu'ils n'avaient leurs pareils nulle part, Mme Verdurin introduisait entre eux des nuances. « Ce dernier mercredi ne valait pas le précédent, disait-elle. Mais je crois que le prochain sera un des plus réussis que j'aie jamais donnés. » Elle allait parfois jusqu'à avouer : « Ce mercredi-ci n'était pas digne des autres. En revanche, je vous réserve une grosse surprise pour le suivant. » Dans les dernières semaines de la saison de Paris, avant de partir pour la campagne, la patronne annonçait la fin des mercredis. C'était une occasion de stimuler les fidèles : « Il n'y a plus que trois mercredis, il n'y en a plus que deux, disait-elle du même ton que si le monde était sur le point de finir. Vous n'allez pas lâcher mercredi prochain pour la clôture. » Mais cette clôture était factice, car elle avertissait : « Maintenant, officiellement il n'y a plus de mercredis. C'était le dernier pour cette année. Mais je serai tout de même là le mercredi. Nous ferons mercredi entre nous ; qui sait ? ces petits mercredis intimes, ce seront peut-être les plus agréables. » À La Raspelière les mercredis étaient forcément restreints, et comme, selon qu'on avait rencontré un ami de passage, on l'avait invité tel ou tel soir, c'était presque tous les jours mercredi. « Je ne me rappelle pas bien le nom des invités, mais je sais qu'il y a Mme la marquise de Camembert », m'avait dit le lift ; le souvenir de nos explications relatives aux Cambremer n'était pas arrivé à supplanter définitivement celui du mot ancien, dont les syllabes familières et pleines de sens venaient au secours du jeune employé quand il était embarrassé pour ce nom difficile, et étaient immédiatement préférées et réadoptées par lui, non pas paresseusement et comme un vieil usage indéracinable, mais à cause du besoin de logique et de clarté qu'elles satisfaisaient.
Nous nous hâtâmes pour gagner un wagon vide où je pusse embrasser Albertine tout le long du trajet. N'ayant rien trouvé nous montâmes dans un compartiment où était déjà installée une dame à figure énorme, laide et vieille, à l'expression masculine, très endimanchée, et qui lisait La Revue des Deux Mondes. Malgré sa vulgarité, elle était prétentieuse dans ses gestes, et je m'amusai à me demander à quelle catégorie sociale elle pouvait appartenir ; je conclus immédiatement que ce devait être quelque tenancière de grande maison de filles, une maquerelle en voyage. Sa figure, ses manières le criaient. J'avais ignoré seulement jusque-là que ces dames lussent La Revue des Deux Mondes. Albertine me la montra non sans cligner de l'oeil en me souriant. La dame avait l'air extrêmement digne ; et comme de mon côté je portais en moi la conscience que j'étais invité pour le lendemain au point terminus de la ligne du petit chemin de fer chez la célèbre Mme Verdurin, qu'à une station intermédiaire j'étais attendu par Robert de Saint-Loup, et qu'un peu plus loin j'aurais fait grand plaisir à Mme de Cambremer en venant habiter Féterne, mes yeux pétillaient d'ironie en considérant cette dame importante qui semblait croire qu'à cause de sa mise recherchée, des plumes de son chapeau, de sa Revue des Deux Mondes, elle était un personnage plus considérable que moi. J'espérais que la dame ne resterait pas beaucoup plus que M. Nissim Bernard et qu'elle descendrait au moins à Toutainville, mais non. Le train s'arrêta à Épreville, elle resta assise. De même à Montmartin-sur-Mer, à Parville-la-Bingard, à Incarville, de sorte que de désespoir, quand le train eut quitté Saint-Frichoux qui était la dernière station avant Doncières, je commençai à enlacer Albertine sans m'occuper de la dame. À Doncières, Saint-Loup était venu m'attendre à la gare, avec les plus grandes difficultés, me dit-il, car habitant chez sa tante, mon télégramme ne lui était parvenu qu'à l'instant et il ne pourrait, n'ayant pu arranger son temps d'avance, me consacrer qu'une heure. Cette heure me parut, hélas ! bien trop longue car à peine descendus du wagon, Albertine ne fit plus attention qu'à Saint-Loup. Elle ne causait pas avec moi, me répondait à peine si je lui adressais la parole, me repoussa quand je m'approchai d'elle. En revanche, avec Robert, elle riait de son rire tentateur, elle lui parlait avec volubilité, jouait avec le chien qu'il avait, et tout en agaçant la bête, frôlait exprès son maître. Je me rappelai que le jour où Albertine s'était laissé embrasser par moi pour la première fois, j'avais eu un sourire de gratitude pour le séducteur inconnu qui avait amené en elle une modification si profonde et m'avait tellement simplifié la tâche. Je pensais à lui maintenant avec horreur. Robert avait dû se rendre compte qu'Albertine ne m'était pas indifférente, car il ne répondit pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeur contre moi ; puis il me parla comme si j'étais seul, ce qui, quand elle l'eut remarqué, me fit remonter dans son estime. Robert me demanda si je ne voulais pas essayer de trouver parmi les amis avec lesquels il me faisait dîner chaque soir à Doncières quand j'y avais séjourné, ceux qui y étaient encore. Et comme il donnait lui-même dans le genre de prétention agaçante qu'il réprouvait : « À quoi ça te sert-il d'avoir fait du charme pour eux avec tant de persévérance si tu ne veux pas les revoir ? » Je déclinai sa proposition car je ne voulais pas risquer de m'éloigner d'Albertine, mais aussi parce que maintenant j'étais détaché d'eux. D'eux, c'est-à-dire de moi. Nous désirons passionnément qu'il y ait une autre vie où nous serions pareils à ce que nous sommes ici-bas. Mais nous ne réfléchissons pas que, même sans attendre cette autre vie, dans celle-ci, au bout de quelques années nous sommes infidèles à ce que nous avons été, à ce que nous voulions rester immortellement. Même sans supposer que la mort nous modifiât plus que ces changements qui se produisent au cours de la vie, si dans cette autre vie nous rencontrions le moi que nous avons été, nous nous détournerions de nous comme de ces personnes avec qui on a été lié mais qu'on n'a pas vues depuis longtemps – par exemple les amis de Saint-Loup qu'il me plaisait tant chaque soir de retrouver au Faisan Doré et dont la conversation ne serait plus maintenant pour moi qu'importunité et que gêne. À cet égard, et parce que je préférai ne pas aller y retrouver ce qui m'y avait plu, une promenade dans Doncières aurait pu me paraître préfigurer l'arrivée au paradis. On rêve beaucoup du paradis, ou plutôt de nombreux paradis successifs, mais ce sont tous, bien avant qu'on ne meure, des paradis perdus, et où l'on se sentirait perdu.
Il nous laissa à la gare. « Mais tu peux avoir près d'une heure à attendre, me dit-il. Si tu la passes ici tu verras sans doute mon oncle Charlus qui reprend tantôt le train pour Paris, dix minutes avant le tien. Je lui ai déjà fait mes adieux parce que je suis obligé d'être rentré avant l'heure de son train. Je n'ai pu lui parler de toi puisque je n'avais pas encore eu ton télégramme. » Aux reproches que je fis à Albertine quand Saint-Loup nous eut quittés, elle me répondit qu'elle avait voulu, par sa froideur avec moi, effacer à tout hasard l'idée qu'il avait pu se faire si, au moment de l'arrêt du train, il m'avait vu penché contre elle et mon bras passé autour de sa taille. Il avait en effet remarqué cette pose (je ne l'avais pas aperçu, sans cela je me fusse placé plus correctement à côté d'Albertine) et avait eu le temps de me dire à l'oreille : « C'est cela, ces jeunes filles si pimbêches dont tu m'as parlé et qui ne voulaient pas fréquenter Mlle de Stermaria parce qu'elles lui trouvaient mauvaise façon ? » J'avais dit en effet à Robert, et très sincèrement, quand j'étais allé de Paris le voir à Doncières et comme nous reparlions de Balbec, qu'il n'y avait rien à faire avec Albertine, qu'elle était la vertu même. Et maintenant que depuis longtemps, j'avais, par moi-même, appris que c'était faux, je désirais encore plus que Robert crût que c'était vrai. Il m'eût suffi de dire à Robert que j'aimais Albertine. Il était de ces êtres qui savent se refuser un plaisir pour épargner à leur ami des souffrances qu'ils ressentiraient comme si elles étaient les leurs. « Oui, elle est très enfant. Mais tu ne sais rien sur elle ? ajoutai-je avec inquiétude. – Rien, sinon que je vous ai vus posés comme deux amoureux. »
« Votre attitude n'effaçait rien du tout », dis-je à Albertine quand Saint-Loup nous eut quittés. « C'est vrai, me dit-elle, j'ai été maladroite, je vous ai fait de la peine, j'en suis bien plus malheureuse que vous. Vous verrez que jamais je ne serai plus comme cela ; pardonnez-moi », me dit-elle en me tendant la main d'un air triste. À ce moment, du fond de la salle d'attente où nous étions assis, je vis passer lentement, suivi à quelque distance d'un employé qui portait ses valises, M. de Charlus.
À Paris où je ne le rencontrais qu'en soirée, immobile, sanglé dans un habit noir, maintenu dans le sens de la verticale par son fier redressement, son élan pour plaire, la fusée de sa conversation, je ne me rendais pas compte à quel point il avait vieilli. Maintenant, dans un complet de voyage clair qui le faisait paraître plus gros, en marche et se dandinant, balançant un ventre qui bedonnait et un derrière presque symbolique, la cruauté du grand jour décomposait, sur les lèvres, en fard, en poudre de riz fixée par le cold cream sur le bout du nez, en noir sur les moustaches teintes dont la couleur d'ébène contrastait avec les cheveux grisonnants, tout ce qui aux lumières eût semblé l'animation du teint chez un être encore jeune.
Tout en causant avec lui, mais brièvement, à cause de son train, je regardais le wagon d'Albertine pour lui faire signe que je venais. Quand je détournai la tête vers M. de Charlus, il me demanda de vouloir bien appeler un militaire, parent à lui, qui était de l'autre côté de la voie exactement comme s'il allait monter dans notre train, mais en sens inverse, dans la direction qui s'éloignait de Balbec. « Il est dans la musique du régiment, me dit M. de Charlus. Comme vous avez la chance d'être assez jeune, moi, l'ennui d'être assez vieux pour que vous puissiez m'éviter de traverser et d'aller jusque-là… » Je me fis un devoir d'aller vers le militaire désigné et je vis, en effet, au lyres brodées sur son col qu'il était de la musique. Mais au moment où j'allais m'acquitter de ma commission, quelle ne fut pas ma surprise et je peux dire mon plaisir en reconnaissant Morel, le fils du valet de chambre de mon oncle et qui me rappelait tant de choses ! J'en oubliai de faire la commission de M. de Charlus. « Comment, vous êtes à Doncières ? – Oui et on m'a incorporé dans la musique, au service des batteries. » Mais il me répondit cela d'un ton sec et hautain. Il était devenu très « poseur » et évidemment ma vue, en lui rappelant la profession de son père, ne lui était pas agréable. Tout d'un coup je vis M. de Charlus fondre sur nous. Mon retard l'avait évidemment impatienté. « Je désirerais entendre ce soir un peu de musique, dit-il à Morel sans aucune entrée en matière, je donne cinq cents francs pour la soirée, cela pourrait peut-être avoir quelque intérêt pour un de vos amis, si vous en avez dans la musique. » J'avais beau connaître l'insolence de M. de Charlus, je fus stupéfait qu'il ne dît même pas bonjour à son jeune ami. Le baron ne me laissa pas du reste le temps de la réflexion. Me tendant affectueusement la main : « Au revoir, mon cher », me dit-il pour me signifier que je n'avais qu'à m'en aller. Je n'avais du reste laissé que trop longtemps seule ma chère Albertine. « Voyez-vous, lui dis-je en remontant dans le wagon, la vie de bains de mer et la vie de voyage me font comprendre que le théâtre du monde dispose de moins de décors que d'acteurs et de moins d'acteurs que de “situations”. – À quel propos me dites-vous cela ? – Parce que M. de Charlus vient de me demander de lui envoyer un de ses amis, que juste à l'instant, sur le quai de cette gare, je viens de reconnaître pour l'un des miens. » Mais tout en disant cela, je cherchais comment le baron pouvait connaître Morel. La disproportion sociale à quoi je n'avais pas pensé d'abord était trop immense. L'idée me vint d'abord que c'était par Jupien dont la fille, on s'en souvient, avait semblé s'éprendre du violoniste. Ce qui me stupéfiait pourtant c'est que, devant partir pour Paris dans cinq minutes, le baron demandât à entendre de la musique à Doncières. Mais revoyant la fille de Jupien dans mon souvenir, je commençais à trouver que les « reconnaissances », pauvre expédient des oeuvres factices, exprimeraient au contraire une part importante de la vie, si on savait aller jusqu'au romanesque vrai, quand tout d'un coup j'eus un éclair et compris que j'avais été bien naïf. M. de Charlus ne connaissait pas le moins du monde Morel, ni Morel M. de Charlus, lequel, ébloui mais aussi intimidé par un militaire qui ne portait pourtant que des lyres, m'avait requis, dans son émotion, pour lui amener celui qu'il ne soupçonnait pas que je connusse. En tout cas l'offre des cinq cents francs avait dû remplacer pour Morel l'absence de relations antérieures, car je les vis qui continuaient à causer sans penser qu'ils étaient à côté de notre tram. Et me rappelant la façon dont M. de Charlus était venu vers Morel et moi, je saisissais sa ressemblance avec certains de ses parents quand ils levaient une femme dans la rue. Seulement l'objet visé avait changé de sexe. À partir d'un certain âge, et même si des évolutions différentes s'accomplissent en nous, plus on devient soi, plus les traits familiaux s'accentuent. Car la nature, tout en continuant harmonieusement le dessin de sa tapisserie, interrompt la monotonie de la composition grâce à la variété des figures intercalées. Au reste la hauteur avec laquelle M. de Charlus avait toisé le violoniste est relative selon le point de vue auquel on se place. Elle eût été reconnue par les trois quarts des gens du monde, qui s'inclinaient, non pas par le préfet de police qui, quelques années plus tard, le faisait surveiller.
« Le train de Paris est signalé, Monsieur », dit l'employé qui portait les valises, « Mais je ne prends pas de train, mettez tout cela en consigne, que diable ! » dit M. de Charlus en donnant vingt francs à l'employé stupéfait du revirement et charmé du pourboire. Cette générosité attira aussitôt une marchande de fleurs. « Prenez ces oeillets, tenez, cette belle rose, mon bon Monsieur, cela vous portera bonheur. » M. de Charlus, impatienté, lui tendit quarante sous en échange de quoi la femme offrit ses bénédictions et derechef ses fleurs. « Mon Dieu, si elle pouvait nous laisser tranquilles », dit M. de Charlus en s'adressant d'un ton ironique et gémissant, et comme un homme énervé, à Morel à qui il trouvait quelque douceur de demander son appui. « Ce que nous avons à dire est déjà assez compliqué. » Peut-être, l'employé de chemin de fer n'étant pas encore très loin, M. de Charlus ne tenait-il pas à avoir une nombreuse audience, peut-être ces phrases incidentes permettaient-elles à sa timidité hautaine de ne pas aborder trop directement la demande de rendez-vous. Le musicien, se tournant d'un air franc, impératif et décidé vers la marchande de fleurs, leva vers elle une paume qui la repoussait et lui signifiait qu'on ne voulait pas de ses fleurs et qu'elle eût à fiche le camp au plus vite. M. de Charlus vit avec ravissement ce geste autoritaire et viril, manié par la main gracieuse pour qui il aurait dû être encore trop lourd, trop massivement brutal, avec une fermeté et une souplesse précoces qui donnaient à cet adolescent encore imberbe l'air d'un jeune David capable d'assumer un combat contre Goliath. L'admiration du baron était involontairement mêlée de ce sourire que nous éprouvons à voir chez un enfant une expression d'une gravité au-dessus de son âge. « Voilà quelqu'un par qui j'aimerais être accompagné dans mes voyages et aidé dans mes affaires. Comme il simplifierait ma vie ! », se dit M. de Charlus.
Le train de Paris (que le baron ne prit pas) partit. Puis nous montâmes dans le nôtre, Albertine et moi, sans que j'eusse su ce qu'étaient devenus M. de Charlus et Morel. « Il ne faut plus jamais nous fâcher, je vous demande encore pardon, me redit Albertine en faisant allusion à l'incident Saint-Loup. Il faut que nous soyons toujours gentils tous les deux, me dit-elle tendrement. Quant à votre ami Saint-Loup, si vous croyez qu'il m'intéresse en quoi que ce soit, vous vous trompez bien. Ce qui me plaît seulement en lui, c'est qu'il a l'air de tellement vous aimer. – C'est un très bon garçon », dis-je en me gardant de prêter à Robert des qualités supérieures imaginaires comme je n'aurais pas manqué de faire par amitié pour lui si j'avais été avec toute autre personne qu'Albertine. « C'est un être excellent, franc, dévoué, loyal, sur qui on peut compter pour tout. » En disant cela je me bornais, retenu par ma jalousie, à dire au sujet de Saint-Loup la vérité, mais aussi c'était bien la vérité que je disais. Or elle s'exprimait exactement dans les mêmes termes dont s'était servie pour me parler de lui Mme de Villeparisis, quand je ne le connaissais pas encore, l'imaginais si différent, si hautain et me disais : « On le trouve bon parce que c'est un grand seigneur. » De même quand elle m'avait dit : « Il serait si heureux », je me figurai, après l'avoir aperçu devant l'hôtel, prêt à mener, que les paroles de sa tante étaient pure banalité mondaine, destinées à me flatter. Et je m'étais rendu compte ensuite qu'elle l'avait dit sincèrement, en pensant à ce qui m'intéressait, à mes lectures, et parce qu'elle savait que c'était cela qu'aimait Saint-Loup, comme il devait m'arriver de dire sincèrement à quelqu'un faisant une histoire de son ancêtre La Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, et qui eût voulu aller demander des conseils à Robert : « Il sera si heureux. » C'est que j'avais appris à le connaître. Mais en le voyant la première fois je n'avais pas cru qu'une intelligence parente de la mienne pût s'envelopper de tant d'élégance extérieure de vêtements et d'attitude. Sur son plumage je l'avais jugé d'une autre espèce. C'était Albertine maintenant qui, peut-être un peu parce que Saint-Loup, par bonté pour moi, avait été si froid avec elle, me dit ce que j'avais pensé autrefois : « Ah ! il est si dévoué que cela ! Je remarque qu'on trouve toujours toutes les vertus aux gens quand ils sont du faubourg Saint-Germain. » Or, que Saint-Loup fût du faubourg Saint-Germain, c'est à quoi je n'avais plus songé une seule fois au cours de ces années où, se dépouillant de son prestige, il m'avait manifesté ses vertus. Changement de perspective pour regarder les êtres, déjà plus frappant dans l'amitié que dans les simples relations sociales, mais combien plus encore dans l'amour, où le désir met à une échelle si vaste, grandit à des proportions telles les moindres signes de froideur, qu'il m'en avait fallu bien moins que celle qu'avait au premier abord Saint-Loup pour que je me crusse tout d'abord dédaigné d'Albertine, que je m'imaginasse ses amies comme des êtres merveilleusement inhumains, et que je n'attachasse qu'à l'indulgence qu'on a pour la beauté et pour une certaine élégance le jugement d'Elstir quand il me disait de la petite bande, tout à fait dans le même sentiment que Mme de Villeparisis de Saint-Loup : « Ce sont de bonnes filles. » Or ce jugement, n'est-ce pas celui que j'eusse volontiers porté quand j'entendais Albertine dire : « En tous cas, dévoué ou non, j'espère bien ne plus le revoir puisqu'il a amené de la brouille entre nous. Il ne faut plus se fâcher tous les deux. Ce n'est pas gentil » ? Je me sentais, puisqu'elle avait paru désirer Saint-Loup, à peu près guéri pour quelque temps de l'idée qu'elle aimait les femmes, ce que je me figurais inconciliable. Et, devant le caoutchouc d'Albertine dans lequel elle semblait devenue une autre personne, l'infatigable errante des jours pluvieux, et qui, collé, malléable et gris en ce moment, semblait moins devoir protéger son vêtement contre l'eau qu'avoir été trempé par elle et s'attacher au corps de mon amie comme afin de prendre l'empreinte de ses formes pour un sculpteur, j'arrachai cette tunique qui épousait jalousement une poitrine désirée, et attirant Albertine à moi :
Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule en y posant ton front ?
lui dis-je en prenant sa tête dans mes mains et en lui montrant les grandes prairies inondées et muettes qui s'étendaient dans le soir tombant jusqu'à l'horizon fermé par les chaînes parallèles de vallonnements lointains et bleuâtres.
Le surlendemain, le fameux mercredi, dans ce même petit chemin de fer que je venais de prendre à Balbec, pour aller dîner à La Raspelière, je tenais beaucoup à ne pas manquer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de Mme Verdurin m'avait dit que je le retrouverais. Il devait monter dans mon train et m'indiquerait où il fallait descendre pour trouver les voitures qu'on envoyait de La Raspelière à la gare. Aussi, le petit train ne s'arrêtant qu'un instant à Graincourt, première station après Doncières, d'avance je m'étais mis à la portière tant j'avais peur de ne pas voir Cottard ou de ne pas être vu de lui. Craintes bien vaines ! Je ne m'étais pas rendu compte à quel point le petit clan ayant façonné tous les « habitués » sur le même type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner, attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à un certain air d'assurance, d'élégance et de familiarité, à des regards qui franchissaient, comme un espace vide où rien n'arrête l'attention, les rangs pressés du vulgaire public, guettaient l'arrivée de quelque habitué qui avait pris le train à une station précédente et pétillaient déjà de la causerie prochaine. Ce signe d'élection, dont l'habitude de dîner ensemble avait marqué les membres du petit groupe, ne les distinguait pas seulement quand, nombreux, en force, ils étaient massés, faisant une tache plus brillante au milieu du troupeau des voyageurs – ce que Brichot appelait le « pecus » – sur les ternes visages desquels ne pouvait se lire aucune notion relative aux Verdurin, aucun espoir de jamais dîner à La Raspelière. D'ailleurs ces voyageurs vulgaires eussent été moins intéressés que moi si devant eux on eût prononcé – et malgré la notoriété acquise par certains – les noms de ces fidèles que je m'étonnais de voir continuer à dîner en ville, alors que plusieurs le faisaient déjà, d'après les récits que j'avais entendus, avant ma naissance, à une époque à la fois assez distante et assez vague pour que je fusse tenté de m'en exagérer l'éloignement. Le contraste entre la continuation non seulement de leur existence, mais du plein de leurs forces, et l'anéantissement de tant d'amis que j'avais déjà vus ici ou là, disparaître, me donnait ce même sentiment que nous éprouvons quand à la « dernière heure » des journaux nous lisons précisément la nouvelle que nous attendions le moins, par exemple celle d'un décès prématuré et qui nous semble fortuit parce que les causes dont il est l'aboutissant nous sont restées inconnues. Ce sentiment est celui que la mort n'atteint pas uniformément tous les hommes, mais qu'une lame plus avancée de sa montée tragique emporte une existence située au niveau d'autres que longtemps encore les lames suivantes épargneront. Nous verrons du reste, plus tard, la diversité des morts qui circulent invisiblement être la cause de l'inattendu spécial que présentent, dans les journaux, les nécrologies. Puis je voyais qu'avec le temps, non seulement des dons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent et s'imposent, mais encore que des individus médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dans l'imagination de notre enfance à quelques vieillards célèbres, sans songer que le seraient un certain nombre d'années plus tard leurs disciples devenus maîtres et inspirant maintenant le respect et la crainte qu'ils éprouvaient jadis. Mais si les noms des fidèles n'étaient pas connus du « pecus », leur aspect pourtant les désignait à ses yeux. Même dans le train (lorsque le hasard de ce que les uns et les autres d'entre eux avaient eu à faire dans la journée les y réunissait tous ensemble), n'ayant plus à cueillir à une station suivante qu'un isolé, le wagon dans lequel ils se trouvaient assemblés, désigné par le coude du sculpteur Ski, pavoisé par Le Temps de Cottard, fleurissait de loin comme une voiture de luxe et ralliait à la gare voulue, le camarade retardataire. Le seul à qui eussent pu échapper, à cause de sa demi-cécité, ces signes de promission, était Brichot. Mais aussi l'un des habitués assurait volontairement à l'égard de l'aveugle les fonctions de guetteur et dès qu'on avait aperçu son chapeau de paille, son parapluie vert et ses lunettes bleues, on le dirigeait avec douceur et hâte vers le compartiment d'élection. De sorte qu'il était sans exemple qu'un des fidèles, à moins d'exciter les plus graves soupçons de bamboche, ou même de ne pas être venu « par le train », n'eût pas retrouvé les autres en cours de route. Quelquefois l'inverse se produisait : un fidèle avait dû aller assez loin dans l'après-midi et en conséquence devait faire une partie du parcours seul avant d'être rejoint par le groupe ; mais même ainsi isolé, seul de son espèce, il ne manquait pas le plus souvent de produire quelque effet. Le Futur vers lequel il se dirigeait le désignait à la personne assise sur la banquette d'en face, laquelle se disait : « Ce doit être quelqu'un », et avec l'obscure perspicacité des voyageurs d'Emmaüs discernait, fût-ce autour du chapeau mou de Cottard ou du sculpteur Ski, une vague auréole, et n'était qu'à demi étonnée quand à la station suivante, une foule élégante, si c'était leur point terminus, accueillait le fidèle à la portière et s'en allait avec lui vers l'une des voitures qui attendaient, salués tous très bas par l'employé de Douville, ou bien si c'était à une station intermédiaire, envahissait le compartiment. C'est ce que fit, et avec précipitation, car plusieurs étaient arrivés en retard, juste au moment où le train déjà en gare allait repartir, la troupe que Cottard mena au pas de course vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu mes signaux. Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles, l'était devenu davantage au cours de ces années qui pour d'autres avaient diminué leur assiduité. Sa vue baissant progressivement l'avait obligé, même à Paris, à diminuer de plus en plus les travaux du soir. D'ailleurs il avait peu de sympathie pour la Nouvelle Sorbonne où les idées d'exactitude scientifique, à l'allemande, commençaient à l'emporter sur l'humanisme. Il se bornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurys d'examen ; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à la mondanité, c'est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à celles qu'offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblant d'émotion. Il est vrai qu'à deux reprises l'amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du petit clan. Mais Mme Verdurin qui « veillait au grain » et d'ailleurs, en ayant pris l'habitude dans l'intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce genre de drames et d'exécutions, l'avait irrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant comme elle le disait « mettre bon ordre à tout » et « porter le fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d'autant plus aisé pour l'une des personnes dangereuses que c'était simplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d'orgueil quand elle daignait monter ses étages, n'avait eu qu'à mettre à la porte cette femme de rien. « Comment, avait dit la Patronne à Brichot, une femme comme moi vous fait l'honneur de venir chez vous, et vous recevez une telle créature ? » Brichot n'avait jamais oublié le service que Mme Verdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dans la fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu'en contraste avec ce regain d'affection et peut-être à cause de lui, la Patronne commençait à se dégoûter d'un fidèle par trop docile et de l'obéissance de qui elle était sûre d'avance. Mais Brichot tirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les récits qu'il leur faisait de dîners auxquels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou par le portrait exposé au Salon, qu'avaient fait de lui tel écrivain ou tel peintre réputé dont les titulaires des autres chaires de la Faculté des lettres prisaient le talent mais n'avaient aucune chance d'attirer l'attention, enfin par l'élégance vestimentaire elle-même du philosophe mondain, élégance qu'ils avaient prise d'abord pour du laisser-aller jusqu'à ce que leur collègue leur eût bienveillamment expliqué que le chapeau haute forme se laisse volontiers poser par terre, au cours d'une visite, et n'est pas de mise pour les dîners à la campagne, si élégants soient-ils, où il doit être remplacé par le chapeau mou, fort bien porté avec le smoking.
Pendant les premières secondes où le petit groupe se fut engouffré dans le wagon je ne pus même pas parler à Cottard, car il était suffoqué, moins d'avoir couru pour ne pas manquer le train, que par l'émerveillement de l'avoir attrapé si juste. Il en éprouvait plus que la joie d'une réussite, presque l'hilarité d'une joyeuse farce. « Ah ! elle est bien bonne ! dit-il quand il se fut remis. Un peu plus ! nom d'une pipe, c'est ce qui s'appelle arriver à pic ! » ajouta-t-il en clignant de l'oeil non pas pour demander si l'expression était juste, car il débordait maintenant d'assurance, mais par satisfaction. Enfin il put me nommer aux autres membres du petit clan. Je fus ennuyé de voir qu'ils étaient presque tous dans la tenue qu'on appelle à Paris smoking. J'avais oublié que les Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie par l'affaire Dreyfus, accélérée par la musique « nouvelle », évolution d'ailleurs démentie par eux, et qu'ils continueraient de démentir jusqu'à ce qu'elle eût abouti, comme ces objectifs militaires qu'un général n'annonce que lorsqu'il les a atteints, de façon à ne pas avoir l'air battu s'il les manque. Le monde était d'ailleurs, de son côté, tout préparé à aller vers eux. Il en était encore à les considérer comme des gens chez qui n'allait personne de la société mais qui n'en éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin passait pour un temple de la musique. C'était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Enfin certains jeunes gens du Faubourg s'étant avisés qu'ils devaient être aussi instruits que les bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la sonate de Vinteuil jouissait d'une réputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s'intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain respect Mme Verdurin dans sa première loge, qui suivait la partition. Jusqu'ici cette mondanité latente des Verdurin ne se traduisait que par deux faits. D'une part, Mme Verdurin disait de la princesse de Caprarola : « Ah ! celle-là est intelligente, c'est une femme agréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles, les gens qui m'ennuient, ça me rend folle. » Ce qui eût donné à penser à quelqu'un d'un peu fin que la princesse de Caprarola, femme du plus grand monde, avait fait une visite à Mme Verdurin. Elle avait même prononcé son nom au cours d'une visite de condoléances qu'elle avait faite à Mme Swann après la mort du mari de celle-ci, et lui avait demandé si elle les connaissait. « Comment dites-vous ? avait répondu Odette d'un air subitement triste. – Verdurin. – Ah ! alors je sais, avait-elle repris avec désolation, je ne les connais pas, ou plutôt je les connais sans les connaître, ce sont des gens que j'ai vus autrefois chez des amis, il y a longtemps, ils sont agréables. » La princesse de Caprarola partie, Odette aurait bien voulu avoir dit simplement la vérité. Mais le mensonge immédiat était non le produit de ses calculs, mais la révélation de ses craintes, de ses désirs. Elle niait non ce qu'il eût été adroit de nier, mais ce qu'elle aurait voulu qui ne fût pas, même si l'interlocuteur devait apprendre dans une heure que cela était en effet. Peu après elle avait repris son assurance et avait même été au-devant des questions en disant, pour ne pas avoir l'air de les craindre : « Mme Verdurin, mais comment, je l'ai énormément connue », avec une affectation d'humilité comme une grande dame qui raconte qu'elle a pris le tramway. « On parle beaucoup des Verdurin depuis quelque temps », disait Mme de Souvré. Odette, avec un dédain souriant de duchesse, répondait : « Mais oui, il me semble en effet qu'on en parle beaucoup. De temps en temps il y a comme cela des gens nouveaux qui arrivent dans la société », sans penser qu'elle était elle-même une des plus nouvelles. « La princesse de Caprarola y a dîné, reprit Mme de Souvré. – Ah ! répondit Odette en accentuant son sourire, cela ne m'étonne pas. C'est toujours par la princesse de Caprarola que ces choses-là commencent, et puis il en vient une autre, par exemple la comtesse Molé. » Odette, en disant cela, avait l'air d'avoir un profond dédain pour les deux grandes dames qui avaient l'habitude d'essuyer les plâtres dans les salons nouvellement ouverts. On sentait à son ton que cela voulait dire qu'elle, Odette, comme Mme de Souvré, on ne réussirait pas à les embarquer dans ces galères-là.
Après l'aveu qu'avait fait Mme Verdurin de l'intelligence de la princesse de Caprarola, le second signe que les Verdurin avaient conscience du destin futur était que (sans l'avoir formellement demandé, bien entendu) ils souhaitaient vivement qu'on vînt maintenant dîner chez eux en habit du soir ; M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte par son neveu, celui qui était « dans les choux ».
Parmi ceux qui montèrent dans mon wagon à Graincourt se trouvait Saniette qui jadis avait été chassé de chez les Verdurin par son cousin Forcheville, mais était revenu. Ses défauts, au point de vue de la vie mondaine, étaient autrefois – malgré des qualités supérieures – un peu du même genre que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire, efforts infructueux pour y réussir. Mais si la vie, en faisant revêtir à Cottard, sinon chez les Verdurin, où il était, par la suggestion que les minutes anciennes exercent sur nous quand nous nous retrouvons dans un milieu accoutumé, resté quelque peu le même, du moins dans sa clientèle, dans son service d'hôpital, à l'Académie de médecine, des dehors de froideur, de dédain, de gravité qui s'accentuaient pendant qu'il débitait devant ses élèves complaisants ses calembours, avait creusé une véritable coupure entre le Cottard actuel et l'ancien, les mêmes défauts s'étaient au contraire exagérés chez Saniette, au fur et à mesure qu'il cherchait à s'en corriger. Sentant qu'il ennuyait souvent, qu'on ne l'écoutait pas, au lieu de ralentir alors comme l'eût fait Cottard, de forcer l'attention par l'air d'autorité, non seulement il tâchait par un ton badin de se faire pardonner le tour trop sérieux de sa conversation, mais pressait son débit, déblayait, usait d'abréviations pour paraître moins long, plus familier avec les choses dont il parlait, et parvenait seulement, en les rendant inintelligibles, à sembler interminable. Son assurance n'était pas comme celle de Cottard qui glaçait ses malades, lesquels aux gens qui vantaient son aménité dans le monde répondaient : « Ce n'est plus le même homme quand il vous reçoit dans son cabinet, vous dans la lumière, lui à contre-jour et les yeux perçants. » Elle n'imposait pas, on sentait qu'elle cachait trop de timidité, qu'un rien suffirait à la mettre en fuite. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit qu'il se défiait trop de lui-même, et qui en effet voyait des gens qu'il jugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès qui lui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans sourire de la drôlerie de celle-ci, de peur qu'un air sérieux ne fît pas suffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit au comique que lui-même avait l'air de trouver à ce qu'il allait dire, on lui faisait la faveur d'un silence général. Mais le récit tombait à plat. Un convive doué d'un bon coeur glissait parfois à Saniette l'encouragement, privé, presque secret, d'un sourire d'approbation, le lui faisant parvenir furtivement, sans éveiller l'attention, comme on vous glisse un billet. Mais personne n'allait jusqu'à assumer la responsabilité, à risquer l'adhésion publique d'un éclat de rire. Longtemps après l'histoire finie et tombée, Saniette, désolé, restait seul à se sourire à lui-même, comme goûtant en elle et pour soi la délectation qu'il feignait de trouver suffisante et que les autres n'avaient pas éprouvée. Quant au sculpteur, Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu'on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-même affectait depuis qu'il vivait dans une certaine société de ne pas vouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peu ennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans et fort laid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu'il avait gardée pour avoir été jusqu'à dix ans le plus ravissant enfant prodige du monde, coqueluche de toutes les dames. Mme Verdurin prétendait qu'il était plus artiste qu'Elstir. Il n'avait d'ailleurs avec celui-ci que des ressemblances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu'Elstir, qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s'étale ce que nous avons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nous rappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certains avant que nous fussions devenus ce que nous sommes. Mais Mme Verdurin croyait que Ski avait plus de tempérament qu'Elstir parce qu'il n'y avait aucun art pour lequel il n'eût de la facilité, et elle était persuadée que cette facilité, il l'eût poussée jusqu'au talent s'il avait eu moins de paresse. Celle-ci paraissait même à la Patronne un don de plus, étant le contraire du travail, qu'elle croyait le lot des êtres sans génie. Ski peignait tout ce qu'on voulait, sur des boutons de manchette ou sur des dessus de porte. Il chantait avec une voix de compositeur, jouait de mémoire en donnant au piano l'impression de l'orchestre, moins par sa virtuosité que par ses fausses basses signifiant l'impuissance des doigts à indiquer qu'ici il y a un piston que du reste il imitait avec la bouche. Cherchant ses mots en parlant pour faire croire à une impression curieuse, de la même façon qu'il retardait un accord plaqué ensuite en disant : « Ping », pour faire sentir les cuivres, il passait pour merveilleusement intelligent, mais ses idées se ramenaient en réalité à deux ou trois, extrêmement courtes. Ennuyé de sa réputation de fantaisiste, il s'était mis en tête de montrer qu'il était un être pratique, positif, d'où chez lui une triomphante affectation de fausse précision, de faux bon sens, aggravés parce qu'il n'avait aucune mémoire et des informations toujours inexactes. Ses mouvements de tête, de cou, de jambes, eussent été gracieux s'il eût eu encore neuf ans, des boucles blondes, un grand col de dentelles et de petites bottes de cuir rouge. Arrivés en avance avec Cottard et Brichot à la gare de Graincourt, ils avaient laissé Brichot dans la salle d'attente et étaient allés faire un tour. Quand Cottard avait voulu revenir, Ski avait répondu : « Mais rien ne presse. Aujourd'hui ce n'est pas le train local, c'est le train départemental. » Ravi de voir l'effet que cette nuance dans la précision produisait sur Cottard, il ajouta, parlant de lui-même : « Oui, parce que Ski aime les arts, parce qu'il modèle la glaise, on croit qu'il n'est pas pratique. Personne ne connaît la ligne mieux que moi. » Néanmoins ils étaient revenus vers la gare, quand tout d'un coup, apercevant la fumée du petit train qui arrivait, Cottard, poussant un hurlement, avait crié : « Nous n'avons qu'à prendre nos jambes à notre cou. » Ils étaient en effet arrivés juste, la distinction entre le train local et départemental n'ayant jamais existé que dans l'esprit de Ski. « Mais est-ce que la princesse n'est pas dans le train ? » demanda d'une voix vibrante Brichot dont les lunettes énormes, resplendissantes comme ces réflecteurs que les laryngologues s'attachent au front pour éclairer la gorge de leurs malades, semblaient avoir emprunté leur vie aux yeux du professeur, et peut-être à cause de l'effort qu'il faisait pour accommoder sa vision avec elles, semblaient, même dans les moments les plus insignifiants, regarder elles-mêmes avec une attention soutenue et une fixité extraordinaire. D'ailleurs la maladie, en retirant peu à peu la vue à Brichot, lui avait révélé les beautés de ce sens comme il faut souvent que nous nous décidions à nous séparer d'un objet, à en faire cadeau par exemple, pour le regarder, le regretter, l'admirer. « Non, non, la princesse a été reconduire jusqu'à Maineville des invités de Mme Verdurin qui prenaient le train de Paris. Il ne serait même pas impossible que Mme Verdurin, qui avait à faire à Saint-Mars, fût avec elle ! Comme cela elle voyagerait avec nous et nous ferions route tous ensemble, ce serait charmant. Il s'agira d'ouvrir l'oeil à Maineville, et le bon ! Ah ! ça ne fait rien, on peut dire que nous avons bien failli manquer le coche. Quand j'ai vu le train, j'ai été sidéré. C'est ce qui s'appelle arriver au moment psychologique. Voyez-vous ça que nous ayons manqué le train, Mme Verdurin s'apercevant que les voitures revenaient sans nous ? Tableau ! ajouta le docteur qui n'était pas encore remis de son émoi. Voilà une équipée qui n'est pas banale. Dites donc, Brichot, qu'est-ce que vous dites de notre petite escapade ? demanda le docteur avec une certaine fierté. – Par ma foi, répondit Brichot, en effet, si vous n'aviez plus trouvé le train, c'eût été, comme eût parlé feu Villemain, un sale coup pour la fanfare ! » Mais moi, distrait dès les premiers instants par ces gens que je ne connaissais pas, je me rappelai tout d'un coup ce que Cottard m'avait dit dans la salle de danse du petit casino, et comme si un chaînon invisible eût pu relier un organe et les images du souvenir, celle d'Albertine appuyant ses seins contre ceux d'Andrée me faisait un mal terrible au coeur. Ce mal ne dura pas : l'idée de relations possibles entre Albertine et des femmes ne me semblait plus possible depuis l'avant-veille où les avances que mon amie avait faites à Saint-Loup avaient excité en moi une nouvelle jalousie qui m'avait fait oublier la première. J'avais la naïveté des gens qui croient qu'un goût en exclut forcément un autre. À Arembouville, comme le tram était bondé, un fermier en blouse bleue, qui n'avait qu'un billet de troisième, monta dans notre compartiment. Le docteur, trouvant qu'on ne pourrait pas laisser voyager la princesse avec lui, appela un employé, exhiba sa carte de médecin d'une grande compagnie de chemins de fer et força le chef de gare à faire descendre le fermier. Cette scène peina le bon coeur et alarma à un tel point la timidité de Saniette que dès qu'il la vit commencer, craignant déjà à cause de la quantité de paysans qui étaient sur le quai qu'elle ne prît les proportions d'une jacquerie, il feignit d'avoir mal au ventre et pour qu'on ne pût l'accuser d'avoir sa part de responsabilité dans la violence du docteur, il enfila le couloir en feignant de chercher ce que Cottard appelait les « waters ». N'en trouvant pas il regarda le paysage de l'autre extrémité du tortillard. « Si ce sont vos débuts chez Mme Verdurin, monsieur, me dit Brichot, qui tenait à montrer ses talents à un “nouveau”, vous verrez qu'il n'y a pas de milieu où l'on sente mieux la “douceur de vivre”, comme disait un des inventeurs du dilettantisme, du je m'enfichisme, de beaucoup de mots en “isme” à la mode chez nos snobinettes, je veux dire M. le prince de Talleyrand. » Car, quand il parlait de ces grands seigneurs du passé, il trouvait spirituel et « couleur de l'époque » de faire précéder leur titre de monsieur et disait monsieur le duc de La Rochefoucauld, monsieur le cardinal de Retz, qu'il appelait aussi de temps en temps : « Ce struggle for lifer de Gondi, ce “boulangiste” de Marcillac. » Et il ne manquait jamais, avec un sourire, d'appeler Montesquieu, quand il parlait de lui : « Monsieur le président Secondât de Montesquieu. » Un homme du monde spirituel eût été agacé de ce pédantisme qui sent l'école. Mais dans les parfaites manières de l'homme du monde en parlant d'un prince, il y a un pédantisme aussi qui trahit une autre caste, celle où l'on fait précéder le nom de Guillaume de « l'empereur » et où l'on parle à la troisième personne à une Altesse. « Ah ! celui-là, reprit Brichot en parlant de “monsieur le prince de Talleyrand”, il faut le saluer chapeau bas. C'est un ancêtre. – C'est un milieu charmant, me dit Cottard, vous trouverez un peu de tout, car Mme Verdurin n'est pas exclusive : des savants illustres comme Brichot, de la haute noblesse comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de la grande-duchesse Eudoxie qui même la voit seule aux heures où personne n'est admis. » En effet la grande-duchesse Eudoxie, ne se souciant pas que la princesse Sherbatoff, qui depuis longtemps n'était plus reçue par personne, vînt chez elle quand elle eût pu y avoir du monde, ne la laissait venir que de très bonne heure, quand l'Altesse n'avait auprès d'elle aucun des amis à qui il eût été aussi désagréable de rencontrer la princesse que cela eût été gênant pour celle-ci. Comme depuis trois ans, aussitôt après avoir quitté, comme une manucure, la grande-duchesse, Mme Sherbatoff partait chez Mme Verdurin qui venait seulement de s'éveiller, et ne la quittait plus, on peut dire que la fidélité de la princesse passait infiniment celle même de Brichot, si assidu pourtant à ces mercredis où il avait le plaisir de se croire, à Paris, une sorte de Chateaubriand à l'Abbaye-aux-Bois et où, à la campagne, il se faisait l'effet de devenir l'équivalent de ce que pouvait être chez Mme du Châtelet celui qu'il nommait toujours (avec une malice et une satisfaction de lettré) : « M. de Voltaire. »
Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer depuis quelques années aux Verdurin une fidélité qui faisait d'elle plus qu'une « fidèle » ordinaire, la fidèle type, l'idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru inaccessible et qu'arrivée au retour d'âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. De quelque jalousie qu'en eût été torturée la Patronne, il était sans exemple que les plus assidus de ses fidèles n'eussent « lâché » une fois. Les plus casaniers se laissaient tenter par un voyage ; les plus continents avaient eu une bonne fortune ; les plus robustes pouvaient attraper la grippe, les plus oisifs être pris par leurs vingt-huit jours, les plus indifférents aller fermer les yeux à leur mère mourante. Et c'était en vain que Mme Verdurin leur disait alors, comme l'impératrice romaine, qu'elle était le seul général à qui dût obéir sa légion, comme le Christ ou le Kaiser, que celui qui aimait son père et sa mère autant qu'elle et n'était pas prêt à les quitter pour la suivre n'était pas digne d'elle, qu'au lieu de s'affaiblir au lit ou de se laisser berner par une grue, ils feraient mieux de rester près d'elle, elle, seul remède et seule volupté. Mais la destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu'elle n'avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et parce que la seconde n'avait pas envie que ses amies rencontrassent la princesse, elle n'allait qu'aux heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pas d'avoir gardé la chambre une seule fois depuis l'âge de douze ans où elle avait eu la rougeole, ayant répondu le 31 décembre à Mme Verdurin qui, inquiète d'être seule, lui avait demandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l'improviste, malgré le jour de l'an : « Mais qu'est-ce qui pourrait m'en empêcher n'importe quel jour ? D'ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille », vivant dans une pension et en changeant quand les Verdurin déménageaient, les suivant dans leurs villégiatures, la princesse avait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny.
Toi seule me parus ce qu'on cherche toujours
que la présidente du petit cercle, désireuse de s'assurer une « fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l'autre. Vis-à-vis des étrangers – parmi lesquels il faut toujours compter celui à qui nous mentons le plus parce que c'est celui par qui il nous serait le plus pénible d'être méprisé : nous-même – la princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois seules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus – comme les seules, non que des cataclysmes indépendants de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de la destruction de tout le reste, mais qu'un libre choix lui avait fait élire de préférence à tout autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de simplicité l'avait fait se borner. « Je ne vois personne d'autre », disait-elle en insistant sur le caractère inflexible de ce qui avait plutôt l'air d'une règle qu'on s'impose que d'une nécessité qu'on subit. Elle ajoutait : « Je ne fréquente que trois maisons », comme ces auteurs qui, craignant de ne pouvoir aller jusqu'à la quatrième, annoncent que leur pièce n'aura que trois représentations. Que M. et Mme Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils avaient aidé la princesse à l'inculquer dans l'esprit des fidèles. Et ceux-ci étaient persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations qui s'offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n'avaient consenti à faire qu'une exception, en faveur de la princesse.
À leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieu d'origine pour ne pas s'y ennuyer, entre tant de gens qu'elle eût pu fréquenter ne trouvait agréables que les seuls Verdurin, et réciproquement ceux-ci, sourds aux avances de toute l'aristocratie qui s'offrait à eux, n'avaient consenti à faire qu'une seule exception, en faveur d'une grande dame plus intelligente que ses pareilles, la princesse Sherbatoff.
La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les premières une grande baignoire où, avec l'autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne d'autre. On se montrait cette personne énigmatique et pâle qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admirait à la fois sa puissance et son humilité, car ayant toujours avec elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s'efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond, ne s'occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le petit groupe, qui un peu avant la fin de la représentation se retirait en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d'une beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans l'ombre, c'était pour tâcher d'oublier qu'il existait un monde vivant qu'elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître ; la « coterie » dans une « baignoire » était pour elle ce qu'est pour certains animaux l'immobilité quasi cadavérique en présence du danger. Néanmoins le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille les gens du monde faisait qu'ils prêtaient peut-être plus d'attention à cette mystérieuse inconnue qu'aux célébrités des premières loges chez qui chacun venait en visite. On s'imaginait qu'elle était autrement que les personnes qu'on connaissait, qu'une merveilleuse intelligence jointe à une bonté divinatrice retenaient autour d'elle ce petit milieu de gens éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu'un ou si on lui présentait quelqu'un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l'appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d'en connaître un était telle qu'elle en oubliait la fable de l'isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. S'il était fort médiocre, chacun s'étonnait. « Quelle chose singulière que la princesse, qui ne veut connaître personne, aille faire une exception pour cet être si peu caractéristique ! » Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.
Cottard disait beaucoup plus souvent : « Je le verrai mercredi chez les Verdurin », que : « Je le verrai mardi à l'Académie. » Il parlait aussi des mercredis comme d'une occupation aussi importante et aussi inéluctable. D'ailleurs Cottard était de ces gens peu recherchés qui se font un devoir aussi impérieux de se rendre à une invitation que si elle constituait un ordre, comme une convocation militaire ou judiciaire. Il fallait qu'il fût appelé par une visite bien importante pour qu'il « lâchât » les Verdurin le mercredi, l'importance ayant trait d'ailleurs plutôt à la qualité du malade qu'à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé d'une attaque, mais pour le coryza d'un ministre. Encore dans ce cas disait-il à sa femme : « Excuse-moi bien auprès de Mme Verdurin. Préviens que j'arriverai en retard. Cette Excellence aurait bien pu choisir un autre jour pour être enrhumée. » Un mercredi, leur vieille cuisinière s'étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s'il ne pourrait pas panser la blessée : « Mais je ne peux pas, Léontine, s'était-il écrié en gémissant ; tu vois bien que j'ai mon gilet blanc. » Pour ne pas impatienter son mari, Mme Cottard avait fait chercher au plus vite le chef de clinique. Celui-ci, pour aller plus vite, avait pris une voiture, de sorte que la sienne entrant dans la cour au moment où celle de Cottard allait sortir pour le mener chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer, à reculer. Mme Cottard était gênée que le chef de clinique vît son maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être par remords, et partit avec une humeur exécrable qu'il fallut tous les plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.
Si un client de Cottard lui demandait : « Rencontrez-vous quelquefois les Guermantes ? » c'est de la meilleure foi du monde que le professeur répondait : « Peut-être pas justement les Guermantes, je ne sais pas. Mais je vois tout ce monde-là chez des amis à moi. Vous avez certainement entendu parler des Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et puis eux du moins ce ne sont pas des gens chic décatis. Il y a du répondant. On évalue généralement que Mme Verdurin est riche à trente-cinq millions. Dame, trente-cinq millions, c'est un chiffre. Aussi elle n'y va pas avec le dos de la cuiller. Vous me parliez des élégances aristocratiques, et qui n'étaient même pas ce qu'étaient Mme de la duchesse de Guermantes. Je vais vous dire la différence : Mme Verdurin c'est une grande dame, la duchesse de Guermantes est probablement une purée. Vous saisissez bien la nuance, n'est-ce pas ? En tous cas, que les Guermantes aillent ou non chez Mme Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d'Sherbatoff, les d'Forcheville, et tutti quanti, des gens de la plus haute volée, toute la noblesse de France et de Navarre à qui vous me verriez parler de pair à compagnon. D'ailleurs ce genre d'individus recherche volontiers les princes de la science », ajoutait-il avec un sourire d'amour-propre béat, amené à ses lèvres par la satisfaction orgueilleuse, non pas tellement que l'expression jadis réservée aux Potain, aux Charcot, s'appliquât maintenant à lui, mais qu'il sût enfin user comme il convenait de toutes celles que l'usage autorise et, qu'après les avoir longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi après m'avoir cité la princesse Sherbatoff parmi les personnes que recevait Mme Verdurin, Cottard ajoutait en clignant de l'oeil : « Vous voyez le genre de la maison, vous comprenez ce que je veux dire ? » Il voulait dire ce qu'il y a de plus chic. Or, recevoir une dame russe qui ne connaissait que la grande-duchesse Eudoxie, c'était peu. Mais la princesse Sherbatoff eût même pu ne pas la connaître sans qu'eussent été amoindries l'opinion que Cottard avait relativement à la suprême élégance du salon Verdurin et sa joie d'y être reçu. La splendeur dont nous semblent revêtus les gens que nous fréquentons n'est pas plus intrinsèque que celle de ces personnages de théâtre pour l'habillement desquels il est bien inutile qu'un directeur dépense des centaines de mille francs à acheter des costumes authentiques et des bijoux vrais qui ne feront aucun effet, quand un grand décorateur donnera une impression de luxe mille fois plus somptueuse en dirigeant un rayon factice sur un pourpoint de grosse toile semé de bouchons de verre et sur un manteau en papier. Tel homme a passé sa vie au milieu des grands de la terre qui n'étaient pour lui que d'ennuyeux parents ou de fastidieuses connaissances, parce qu'une habitude contractée dès le berceau les avait dépouillés à ses yeux de tout prestige. Mais en revanche il a suffi que celui-ci vînt par quelque hasard s'ajouter aux personnes les plus obscures, pour que d'innombrables Cottard aient vécu éblouis par des femmes titrées dont ils s'imaginaient que le salon était le centre des élégances aristocratiques, et qui n'étaient même pas ce qu'étaient Mme de Villeparisis et ses amies (des grandes dames déchues que l'aristocratie qui avait été élevée avec elles ne fréquentait plus) ; non, celles dont l'amitié a été l'orgueil de tant de gens, si ceux-ci publiaient leurs Mémoires et y donnaient les noms de ces femmes et de celles qu'elles recevaient, personne, pas plus Mme de Cambremer que Mme de Guermantes, ne pourrait les identifier. Mais qu'importe ! Un Cottard a ainsi sa baronne ou sa marquise, laquelle est pour lui « la baronne » ou « la marquise », comme dans Marivaux, la baronne dont on ne dit jamais le nom et dont on n'a même pas l'idée qu'elle en a jamais eu un. Cottard croit d'autant plus y trouver résumée l'aristocratie – laquelle ignore cette dame – que plus les titres sont douteux, plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur l'argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au coeur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices « du vieux temps », c'est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d'étoiles d'or, qu'ils ont le plus la sensation du Moyen Âge. « La princesse sera à Maineville. Elle voyagera avec nous. Mais je ne vous présenterai pas tout de suite. Il vaudra mieux que ce soit Mme Verdurin qui fasse cela. À moins que je ne trouve un joint. Comptez alors que je sauterai dessus. – De quoi parliez-vous ? dit Saniette qui fit semblant d'avoir été prendre l'air. – Je citais à Monsieur, dit Brichot, un mot que vous connaissez bien, de celui qui est à mon avis le premier des “fins de siècle” (du siècle XVIII s'entend), le prénommé Charles-Maurice, abbé de Périgord. Il avait commencé par promettre d'être un très bon journaliste. Mais il tourna mal, je veux dire qu'il devint ministre ! La vie a de ces disgrâces. Politicien peu scrupuleux au demeurant, qui, avec des dédains de grand seigneur racé, ne se gênait pas de travailler à ses heures pour le roi de Prusse, c'est le cas de le dire, et mourut dans la peau d'un centre gauche. »
À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui, malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Je ne pouvais détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux noirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Au bout d'une seconde elle voulut ouvrir une glace car il faisait un peu chaud dans le compartiment, et ne voulant pas demander la permission à tout le monde, comme seul je n'avais pas de manteau, elle me dit d'une voix rapide, fraîche et rieuse : « Ça ne vous est pas désagréable, monsieur, l'air ? » J'aurais voulu lui dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. » Je répondis : « Non, l'air ne me gêne pas, mademoiselle. » Et après, sans se déranger de sa place : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descendit d'un saut. Le lendemain, je demandai à Albertine qui cela pouvait être. Car, stupidement, croyant qu'on ne peut aimer qu'une chose, jaloux de l'attitude d'Albertine à l'égard de Robert, j'étais rassuré quant aux femmes. Albertine me dit, je crois très sincèrement, qu'elle ne savait pas. « Je voudrais tant la retrouver ! m'écriai-je. – Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours », répondit Albertine. Dans le cas particulier elle se trompait ; je n'ai jamais retrouvé ni identifié la belle jeune fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi pendant longtemps je dus cesser de la chercher. Mais je ne l'ai pas oubliée. Il m'arrive souvent en pensant à elle d'être pris d'une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir aussi à l'année qui a été suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s'est fanée. On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela jusqu'au jour imprévu et triste comme une nuit d'hiver, où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assez d'attraits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas bien entendu qu'on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c'est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu'on garde. Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l'on ne peut sortir, ni parler. Mettre un pied sur la marche qu'il faut, c'est une réussite comme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans cet état par une jeune fille qu'on aime, même si l'on a gardé son visage et tous ses cheveux blonds de jeune homme ! On ne peut plus assumer la fatigue de se mettre au pas de la jeunesse. Tant pis si le désir charnel redouble au lieu de s'amortir ! On fait venir pour lui une femme à qui l'on ne se souciera pas de plaire, qui ne partagera qu'un soir votre couche et qu'on ne reverra jamais.
« On doit être toujours sans nouvelles du violoniste », dit Cottard. L'événement du jour dans le petit clan était en effet le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son service militaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner à La Raspelière car il avait la permission de minuit. Or, l'avant-veille, pour la première fois, les fidèles n'avaient pu arriver à le découvrir dans le tram. On avait supposé qu'il l'avait manqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture était revenue vide. « Il a été sûrement fourré au bloc, il n'y a pas d'autre explication de sa fugue. Ah ! dame, vous savez, dans le métier militaire, avec ces gaillards-là, il suffit d'un adjudant grincheux. – Ce sera d'autant plus mortifiant pour Mme Verdurin, dit Brichot, s'il lâche encore ce soir, que notre aimable hôtesse reçoit justement à dîner pour la première fois les voisins qui lui ont loué La Raspelière, le marquis et la marquise de Cambremer – Ce soir, le marquis et la marquise de Cambremer ! s'écria Cottard. Mais je n'en savais absolument rien. Naturellement je savais comme vous tous qu'ils devaient venir un jour, mais je ne savais pas que ce fût si proche. Sapristi, dit-il en se tournant vers moi, qu'est-ce que je vous ai dit : la princesse Sherbatoff, le marquis et la marquise de Cambremer. » Et après avoir répété ces noms en se berçant de leur mélodie : « Vous voyez que nous nous mettons bien, me dit-il. N'importe, pour vos débuts, vous mettez dans le mille. Cela va être une chambrée exceptionnellement brillante. » Et se tournant vers Brichot, il ajouta : « La Patronne doit être furieuse. Il n'est que temps que nous arrivions lui prêter main-forte. » Depuis que Mme Verdurin était à La Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles d'être en effet dans l'obligation et au désespoir d'inviter une fois ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour l'année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais elle prétendait avoir une telle terreur, se faire un tel monstre d'un dîner avec des gens qui n'étaient pas du petit groupe, qu'elle le remettait toujours. Il l'effrayait du reste un peu pour les motifs qu'elle proclamait, tout en les exagérant, si par un autre côté il l'enchantait pour des raisons de snobisme qu'elle préférait taire. Elle était donc à demi sincère, elle croyait le petit clan quelque chose de si unique au monde, un de ces ensembles comme il faut des siècles pour en constituer un pareil, qu'elle tremblait à la pensée d'y voir introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des Maîtres, qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la conversation générale et étaient capables, en venant chez Mme Verdurin, de détruire un des fameux mercredis, chefs-d'oeuvre incomparables et fragiles, pareils à ces verreries de Venise qu'une fausse note suffit à briser. « De plus, ils doivent être tout ce qu'il y a de plus anti, et galonnards, avait dit M. Verdurin. – Ah ! çà par exemple, ça m'est égal, voilà assez longtemps qu'on en parle de cette histoire-là », avait répondu Mme Verdurin qui, sincèrement dreyfusarde, eût cependant voulu trouver dans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompense mondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement mais non pas mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient pour les gens du monde des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner du petit noyau. Aussi après cette incursion dans la politique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dans l'art. D'ailleurs d'Indy, Debussy, n'étaient-ils pas « mal » dans l'Affaire ? « Pour ce qui est de l'Affaire, nous n'aurions qu'à les mettre à côté de Brichot, dit-elle (l'universitaire étant le seul des fidèles qui avait pris le parti de l'état-major, ce qui l'avait fait beaucoup baisser dans l'estime de Mme Verdurin). On n'est pas obligé de parler éternellement de l'affaire Dreyfus. Non, la vérité c'est que les Cambremer m'embêtent. » Quant aux fidèles, aussi excités par le désir inavoué qu'ils avaient de connaître les Cambremer, que dupes de l'ennui affecté que Mme Verdurin disait éprouver à les recevoir, ils reprenaient chaque jour en causant avec elle les vils arguments qu'elle donnait elle-même en faveur de cette invitation, tâchaient de les rendre irrésistibles. « Décidez-vous une bonne fois, répétait Cottard, et vous aurez les concessions pour le loyer, ce sont eux qui paieront le jardinier, vous aurez la jouissance du pré. Tout cela vaut bien de s'ennuyer une soirée. Je n'en parle que pour vous », ajoutait-il, bien que le coeur lui eût battu une fois que dans la voiture de Mme Verdurin il avait croisé celle de la vieille Mme de Cambremer sur la route, et surtout qu'il fût humilié pour les employés du chemin de fer, quand, à la gare, il se trouvait près du marquis. De leur côté les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s'imaginaient que celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n'était même peut-être pas légitimement mariée, et en fait de gens « nés », ne verrait jamais qu'eux. Ils ne s'étaient résignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu'ils avaient, le mois précédent, appris qu'elle venait d'hériter de tant de millions.
C'est en silence et sans plaisanteries de mauvais goût qu'ils se préparaient au jour fatal. Les fidèles n'espéraient plus qu'il vînt jamais, tant de fois Mme Verdurin en avait déjà fixé devant eux la date toujours changée. Ces fausses résolutions avaient pour but, non seulement de faire ostentation de l'ennui que lui causait ce dîner, mais de tenir en haleine les membres du petit groupe qui habitaient dans le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher. Non que la Patronne devinât que le « grand jour » leur était aussi agréable qu'à elle-même, mais parce que, les ayant persuadés que ce dîner était pour elle la plus terrible des corvées, elle pouvait faire appel à leur dévouement. « Vous n'allez pas me laisser seule en tête à tête avec ces Chinois-là ! Il faut au contraire que nous soyons en nombre pour supporter l'ennui. Naturellement nous ne pourrons parler de rien de ce qui nous intéresse. Ce sera un mercredi de raté, que voulez-vous ! »
« En effet, répondit Brichot, en s'adressant à moi, je crois que Mme Verdurin, qui est très intelligente et apporte une grande coquetterie à l'élaboration de ses mercredis, ne tenait guère à recevoir ces hobereaux de grande lignée mais sans esprit. Elle n'a pu se résoudre à inviter la marquise douairière mais s'est résignée au fils et à la belle-fille. – Ah ! nous verrons la marquise de Cambremer ? » dit Cottard avec un sourire où il crut devoir mettre de la paillardise et du marivaudage bien qu'il ignorât si Mme de Cambremer était jolie ou non. Mais le titre de marquise éveillait en lui des images prestigieuses et galantes. « Ah ! je la connais », dit Ski qui l'avait rencontrée une fois qu'il se promenait avec Mme Verdurin. « Vous ne la connaissez pas au sens biblique ? » dit, en coulant un regard louche sous son lorgnon, le docteur, dont c'était une des plaisanteries favorites. « Elle est intelligente, me dit Ski. Naturellement », reprit-il en voyant que je ne disais rien et appuyant en souriant sur chaque mot, « elle est intelligente et elle ne l'est pas, il lui manque l'instruction, elle est frivole, mais elle a l'instinct des jolies choses. Elle se taira mais elle ne dira jamais une bêtise. Et puis elle est d'une jolie coloration. Ce serait un portrait qui serait amusant à peindre », ajouta-t-il en fermant à demi les yeux comme s'il la regardait posant devant lui. Comme je pensais tout le contraire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, je me contentai de dire qu'elle était la soeur d'un ingénieur très distingué, M. Legrandin. « Hé bien ! vous voyez, vous serez présenté à une jolie femme, me dit Brichot, et on ne sait jamais ce qui peut en résulter. Cléopâtre n'était même pas une grande dame, c'était la petite femme, la petite femme inconsciente et terrible de notre Meilhac, et voyez les conséquences non seulement pour ce jobard d'Antoine, mais pour le monde antique. – J'ai déjà été présenté à Mme de Cambremer, répondis-je. – Ah ! mais alors vous allez vous trouver en pays de connaissance. – Je serai d'autant plus heureux de la voir, répondis-je, qu'elle m'avait promis un ouvrage de l'ancien curé de Combray sur les noms de lieux de cette région-ci, et je vais pouvoir lui rappeler sa promesse. Je m'intéresse à ce prêtre et aussi aux étymologies. – Ne vous fiez pas trop à celles qu'il indique, me répondit Brichot ; l'ouvrage qui est à La Raspelière et que je me suis amusé à feuilleter ne me dit rien qui vaille ; il fourmille d'erreurs. Je vais vous en donner un exemple. Le mot bricq entre dans la formation d'une quantité de noms de lieux de nos environs. Le brave ecclésiastique a eu l'idée passablement biscornue qu'il vient de briga, hauteur, lieu fortifié. Il le voit déjà dans les peuplades celtiques, Latobriges, Nemetobriges, etc., et le suit jusque dans les noms comme Briand, Brion, etc. Pour en revenir au pays que nous avons le plaisir de traverser en ce moment avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de la hauteur, Bricqueville l'habitation de la hauteur, Bricquebec, où nous nous arrêterons dans un instant avant d'arriver à Maineville, la hauteur près du ruisseau. Or ce n'est pas du tout cela, pour la raison que bricq est le vieux mot norois qui signifie tout simplement un pont. De même que fleur, que le protégé de Mme de Cambremer se donne une peine infinie pour rattacher tantôt aux mots scandinaves floi, flo, tantôt aux mots irlandais ae et aer, est au contraire, à n'en point douter, le fiord des Danois et signifie port. De même l'excellent prêtre croit que la station de Saint-Martin-le-Vêtu, qui avoisine La Raspelière, signifie Saint-Martin-le-Vieux (vetus). Il est certain que le mot de vieux a joué un grand rôle dans la toponymie de cette région. Vieux vient généralement de vadum et signifie un gué, comme au lieu-dit Les Vieux. C'est ce que les Anglais appelaient ford (Oxford, Hereford). Mais dans le cas particulier, vieux vient non pas de vetus, mais de vastatus, lieu dévasté et nu. Vous avez près d'ici Sottevast, le vast de Setold, Brillevast, le vast de Berold. Je suis d'autant plus certain de l'erreur du curé que Saint-Martin-le-Vieux s'est appelé autrefois Saint-Martin-du-Gast et même Saint-Martin-de-Terregate. Or le v et le g dans ces mots sont la même lettre. On dit dévaster mais aussi gâcher. Jachères et gâtines (du haut allemand wastinna) ont ce même sens. Terregate, c'est donc terra vasta. Quant à Saint-Mars, jadis (honni soit qui mal y pense !) Saint-Merd, c'est Saint-Medardus, qui est tantôt Saint-Médard, Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et jusqu'à Dammas. Il ne faut du reste pas oublier que tout près d'ici, des lieux portant ce même nom de Mars attestent simplement une origine païenne (le dieu Mars) restée vivace en ce pays, mais que le saint homme se refuse à reconnaître. Les hauteurs dédiées aux dieux sont en particulier fort nombreuses, comme la montagne de Jupiter (Jeumont). Votre curé n'en veut rien voir et en revanche partout où le christianisme a laissé des traces, elles lui échappent. Il a poussé son voyage jusqu'à Loctudy, nom barbare, dit-il, alors que c'est Locus sancti Tudeni, et n'a pas davantage, dans Sammarcoles, deviné Sanctus Martialis. Votre curé, continua Brichot en voyant qu'il m'intéressait, fait venir les mots en hon, home, holm, du mot holl (hullus), colline, alors qu'il vient du norois holm, île, que vous connaissez bien dans Stockholm, et qui dans tout ce pays-ci est si répandu : La Houlme, Engohomme, Tahoume, Robehomme, Néhomme, Quettehou, etc. » Ces noms me firent penser au jour où Albertine avait voulu aller à Amfreville-la-Bigot (du nom de deux de ses seigneurs successifs, me dit Brichot), et où elle m'avait ensuite proposé de dîner ensemble à Robehomme. Quant à Montmartin, nous allions y passer dans un instant. « Est-ce que Néhomme, demandai-je, n'est pas près de Carquethuit et de Clitourps ? – Parfaitement, Néhomme c'est le holm, l'île ou presqu'île du fameux vicomte Nigel dont le nom est resté aussi dans Néville. Carquethuit et Clitourps dont vous me parlez sont pour le protégé de Mme de Cambremer l'occasion d'autres erreurs. Sans doute il voit bien que carque, c'est une église, la kirche des Allemands. Vous connaissez Querqueville, Carquebut, sans parler de Dunkerque. Car mieux vaudrait alors nous arrêter à ce fameux mot de dun qui pour les Celtes signifiait une élévation. Et cela vous le retrouverez dans toute la France. Votre abbé s'hypnotise devant Duneville. Mais dans l'Eure-et-Loir il eût trouvé Châteaudun ; Dun-le-Roi dans le Cher ; Duneau dans la Sarthe ; Dun dans l'Ariège ; Dune-les-Places dans la Nièvre, etc., etc. Ce Dun lui fait commettre une curieuse erreur en ce qui concerne Douville où nous descendrons et où nous attendent les confortables voitures de Mme Verdurin. Douville, en latin donvilla, dit-il. En effet Douville est au pied de grandes hauteurs. Votre curé qui sait tout, sent tout de même qu'il a fait une bévue. Il a lu en effet dans un ancien pouillé Domvilla. Alors il se rétracte ; Douville, selon lui, est un fief de l'abbé, domino abbati, du mont Saint-Michel. Il s'en réjouit, ce qui est assez bizarre quand on pense à la vie scandaleuse que depuis le capitulaire de Saint-Clair-sur-Epte on menait au mont Saint-Michel, et ce qui ne serait pas plus extraordinaire que de voir le roi de Danemark suzerain de toute cette côte où il faisait célébrer beaucoup plus le culte d'Odin que celui du Christ. D'autre part, la supposition que l'n a été changée en u ne me choque pas et exige moins d'altération que le très correct Lyon qui, lui aussi, vient de dun (Lugdunum). Mais enfin l'abbé se trompe. Douville n'a jamais été Donville, mais Doville, Eudonis Villa, le village d'Eudes. Douville s'appelait autrefois Escalecliff, l'escalier de la pente. Vers 1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d'Escalecliff, partit pour la Terre Sainte ; au moment de partir il fit remise de l'église à l'abbaye de Blanchelande. Échange de bons procédés : le village prit son nom, d'où actuellement Douville. Mais j'ajoute que la toponymie, où je suis d'ailleurs fort ignare, n'est pas une science exacte ; si nous n'avions ce témoignage historique, Douville pourrait fort bien venir d'Ouville, c'est-à-dire : les Eaux. Les formes en ai (Aigues-Mortes), de aqua, se changent fort souvent en eu, en ou. Or il y avait tout près de Douville des eaux renommées. Vous pensez que le curé était trop content de trouver là quelque trace chrétienne, encore que ce pays semble avoir été assez difficile à évangéliser puisqu'il a fallu que s'y reprissent successivement saint Ursal, saint Gofroi, saint Barsanore, saint Laurent de Brèvedent, lequel passa enfin la main aux moines de Beaubec. Mais pour tuit l'auteur se trompe, il y voit une forme de toft, masure, comme dans Criquetot, Ectot, Yvetot, alors que c'est le thveit, essart, défrichement, comme dans Braquetuit, Le Thuit, Regnetuit, etc. De même, s'il reconnaît dans Clitourps le thorp normand, qui veut dire village, il veut que la première partie du nom dérive de clivus, pente, alors qu'elle vient de cliff, rocher. Mais ses plus grosses bévues viennent moins de son ignorance que de ses préjugés. Si bon Français qu'on soit, faut-il nier l'évidence et prendre Saint-Laurent-en-Bray pour le prêtre romain si connu, alors qu'il s'agit de saint Lawrence O'Toole, archevêque de Dublin ? Mais plus que le sentiment patriotique, le parti pris religieux de votre ami lui fait commettre des erreurs grossières. Ainsi vous avez non loin de chez nos hôtes de La Raspelière deux Montmartin, Montmartin-sur-Mer et Montmartin-en-Graignes. Pour Graignes, le bon curé n'a pas commis d'erreur, il a bien vu que Graignes, en latin grania, en grec crêné, signifie étangs, marais ; combien de Cresmays, de Croen, de Grenneville, de Lengronne, ne pourrait-on pas citer ? Mais pour Montmartin votre prétendu linguiste veut absolument qu'il s'agisse de paroisses dédiées à saint Martin. Il s'autorise de ce que le saint est leur patron, mais ne se rend pas compte qu'il n'a été pris pour tel qu'après coup ; ou plutôt il est aveuglé par sa haine du paganisme ; il ne veut pas voir qu'on aurait dit Mont-Saint-Martin comme on dit le mont Saint-Michel, s'il s'était agi de saint Martin, tandis que le nom de Montmartin s'applique de façon beaucoup plus païenne à des temples consacrés au dieu Mars, temples dont nous ne possédons pas, il est vrai, d'autres vestiges, mais que la présence incontestée dans le voisinage de vastes camps romains rendrait des plus vraisemblables même sans le nom de Montmartin qui tranche le doute. Vous voyez que le petit livre que vous allez trouver à La Raspelière n'est pas des mieux faits. » J'objectai qu'à Combray le curé nous avait appris souvent des étymologies intéressantes. « Il était probablement mieux sur son terrain, le voyage en Normandie l'aura dépaysé. – Et ne l'aura pas guéri, ajoutai-je, car il était arrivé neurasthénique et est reparti rhumatisant. – Ah ! c'est la faute à la neurasthénie. Il est tombé de la neurasthénie dans la philologie, comme eût dit mon bon maître Pocquelin. Dites donc, Cottard, vous semble-t-il que la neurasthénie puisse avoir une influence fâcheuse sur la philologie, la philologie une influence calmante sur la neurasthénie, et la guérison de la neurasthénie conduire au rhumatisme ? – Parfaitement, le rhumatisme et la neurasthénie sont deux formes vicariantes du neuro-arthritisme. On peut passer de l'une à l'autre par métastase. – L'éminent professeur, dit Brichot, s'exprime, Dieu me pardonne, dans un français aussi mêlé de latin et de grec qu'eût pu le faire M. Purgon lui-même, de moliéresque mémoire ! À moi, mon oncle, je veux dire notre Sarcey national… » Mais il ne put achever sa phrase. Le professeur venait de sursauter et de pousser un hurlement : « Nom de d'là, s'écria-t-il en passant enfin au langage articulé, nous avons passé Maineville (hé ! hé !) et même Renneville. » Il venait de voir que le train s'arrêtait à Saint-Mars-le-Vieux où presque tous les voyageurs descendaient. « Ils n'ont pas dû pourtant brûler l'arrêt. Nous n'aurons pas fait attention en parlant des Cambremer. – Écoutez-moi, Ski, attendez, je vais vous dire “une bonne chose” », dit Cottard qui avait pris en affection cette expression usitée dans certains milieux médicaux. « La princesse doit être dans le train, elle ne nous aura pas vus et sera montée dans un autre compartiment. Allons à sa recherche. Pourvu que tout cela n'aille pas amener de grabuge ! » Et il nous emmena tous à la recherche de la princesse Sherbatoff. Il la trouva dans le coin d'un wagon vide, en train de lire La Revue des Deux Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l'habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le train, et d'attendre pour donner la main qu'on lui eût dit bonjour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. Je la reconnus aussitôt ; cette femme qui pouvait avoir perdu sa situation mais n'en était pas moins d'une grande naissance, qui en tous cas était la perle d'un salon comme celui des Verdurin, c'était la dame que dans le même train, j'avais cru, l'avant-veille, pouvoir être une tenancière de maison publique. Sa personnalité sociale si incertaine me devint claire aussitôt quand je sus son nom, comme quand après avoir peiné sur une devinette, on apprend enfin le mot qui rend clair tout ce qui était resté obscur et qui pour les personnes est le nom. Apprendre le surlendemain quelle était la personne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d'une revue le mot de l'énigme proposée dans la précédente livraison. Les grands restaurants, les casinos, les « tortillards » sont le musée des familles de ces énigmes sociales. « Princesse, nous vous aurons manquée à Maineville ! Vous permettez que nous prenions place dans votre compartiment ? – Mais comment donc », fit la princesse qui, en entendant Cottard lui parler, leva seulement alors de sur sa revue des yeux qui, comme ceux de M. de Charlus, quoique plus doux, voyaient très bien les personnes de la présence de qui elle faisait semblant de ne pas s'apercevoir. Cottard, réfléchissant à ce que le fait d'être invité avec les Cambremer était pour moi une recommandation suffisante, prit, au bout d'un moment, la décision de me présenter à la princesse, laquelle s'inclina avec une grande politesse, mais eut l'air d'entendre mon nom pour la première fois. « Cré nom, s'écria le docteur, ma femme a oublié de faire changer les boutons de mon gilet blanc. Ah ! les femmes, ça ne pense à rien. Ne vous mariez jamais, voyez-vous », me dit-il. Et comme c'était une des plaisanteries qu'il jugeait convenables quand on n'avait rien à dire, il regarda du coin de l'oeil la princesse et les autres fidèles, qui, parce qu'il était professeur et académicien, sourirent en admirant sa bonne humeur et son absence de morgue. La princesse nous apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à cause d'une migraine, mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami de son père qu'il avait retrouvé à Doncières. Elle l'avait su par Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné le matin, nous dit-elle d'une voix rapide où le roulement des r de l'accent russe était doucement marmonné au fond de la gorge, comme si c'étaient non des r mais des l. « Ah ! vous avez déjeuné ce matin avec elle », dit Cottard à la princesse ; mais en me regardant car ces paroles avaient pour but de me montrer combien la princesse était intime avec la Patronne. « Vous êtes une fidèle, vous ! – Oui, j'aime ce petit celcle intelligent, agléable, pas méchant, tout simple, pas snob et où on a de l'esplit jusqu'au bout des ongles. – Nom d'une pipe, j'ai dû perdre mon billet, je ne le retrouve pas », s'écria Cottard sans s'inquiéter d'ailleurs outre mesure. Il savait qu'à Douville, où deux landaus allaient nous attendre, l'employé le laisserait passer sans billet et ne s'en découvrirait que plus bas afin de donner par ce salut l'explication de son indulgence, à savoir qu'il avait bien reconnu en Cottard un habitué des Verdurin. « On ne me mettra pas à la salle de police pour cela, conclut le docteur. – Vous disiez, monsieur, demandai-je à Brichot, qu'il y avait près d'ici des eaux renommées ; comment le sait-on ? – Le nom de la station suivante l'atteste entre bien d'autres témoignages. Elle s'appelle Fervaches. – Je ne complends pas ce qu'il veut dile », grommela la princesse du ton dont elle m'aurait dit par gentillesse : « Il nous embête, n'est-ce pas ? » « Mais, princesse, Fervaches veut dire eaux chaudes, fervidoe aquoe… Mais à propos du jeune violoniste, continua Brichot, j'oubliais, Cottard, de vous parler de la grande nouvelle. Saviez-vous que notre pauvre ami Dechambre, l'ancien pianiste favori de Mme Verdurin, vient de mourir ? C'est effrayant. – Il était encore jeune, répondit Cottard, mais il devait faire quelque chose du côté du foie, il devait avoir quelque saleté de ce côté, il avait une fichue tête depuis quelque temps. – Mais il n'était pas si jeune, dit Brichot ; du temps où Elstir et Swann allaient chez Mme Verdurin, Dechambre était déjà une notoriété parisienne, et, chose admirable, sans avoir reçu à l'étranger le baptême du succès. Ah ! il n'était pas un adepte de l'Évangile selon saint Barnum, celui-là. – Vous confondez, il ne pouvait aller chez Mme Verdurin à ce moment-là, il était encore en nourrice. – Mais, à moins que ma vieille mémoire ne soit infidèle, il me semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en rupture d'aristocratie, ne se doutait guère qu'il serait un jour le prince consort embourgeoisé de notre Odette nationale. – C'est impossible, la sonate de Vinteuil a été jouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n'y allait plus », dit le docteur qui, comme les gens qui travaillent beaucoup et croient devoir retenir beaucoup de choses qu'ils se figurent être utiles, en oublient beaucoup d'autres, ce qui leur permet de s'extasier devant la mémoire de gens qui n'ont rien à faire. « Vous faites tort à vos connaissances, vous n'êtes pourtant pas ramolli », dit en souriant le docteur. Brichot convint de son erreur. Le train s'arrêta. C'était La Sogne. Ce nom m'intriguait. « Comme j'aimerais savoir ce que veulent dire tous ces noms, dis-je à Cottard. – Mais demandez à M. Brichot, il le sait peut-être. – Mais La Sogne, c'est la Cicogne, Siconia », répondit Brichot que je brûlais d'interroger sur bien d'autres noms.
Oubliant qu'elle tenait à son « coin », Mme Sherbatoff m'offrit aimablement de changer de place avec moi pour que je pusse mieux causer avec Brichot à qui je voulais demander d'autres étymologies qui m'intéressaient, et elle assura qu'il lui était indifférent de voyager en avant, en arrière, debout, etc. Elle restait sur la défensive tant qu'elle ignorait les intentions des nouveaux venus, mais quand elle avait reconnu que celles-ci étaient aimables, elle cherchait de toutes manières à faire plaisir à chacun. Enfin le train s'arrêta à la station de Douville-Féterne, laquelle étant située à peu près à égale distance du village de Féterne et de celui de Douville, portait à cause de cette particularité leurs deux noms. « Saperlipopette », s'écria le docteur Cottard, quand nous fûmes devant la barrière où on prenait les billets et feignant seulement de s'en apercevoir, « je ne peux pas retrouver mon ticket, j'ai dû le perdre. » Mais l'employé, ôtant sa casquette, assura que cela ne faisait rien et sourit respectueusement. La princesse (donnant des explications au cocher, comme eût fait une espèce de dame d'honneur de Mme Verdurin, laquelle, à cause des Cambremer, n'avait pu venir à la gare, ce qu'elle faisait du reste rarement) me prit, ainsi que Brichot, avec elle dans une des voitures. Dans l'autre montèrent le docteur, Saniette et Ski.
Le cocher, bien que tout jeune, était le premier cocher des Verdurin, le seul qui fût vraiment cocher en titre ; il leur faisait faire, dans le jour, toutes leurs promenades, car il connaissait tous les chemins, et le soir allait chercher et reconduire ensuite les fidèles. Il était accompagné d'extras (qu'il choisissait) en cas de nécessité. C'était un excellent garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où le regard trop fixe signifie qu'on se fait pour un rien de la bile, même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux car il avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte d'homme, chez les Verdurin. Nous traversâmes d'abord Douville. Des mamelons herbus y descendaient jusqu'à la mer en amples pâtis, auxquels la saturation de l'humidité et du sel donnait une épaisseur, un moelleux, une vivacité de tons extrêmes. Les îlots et les découpures de Rivebelle, beaucoup plus rapprochés ici qu'à Balbec, donnaient à cette partie de la mer l'aspect nouveau pour moi d'un plan en relief. Nous passâmes devant de petits chalets loués presque tous par des peintres ; nous prîmes un sentier où des vaches en liberté, aussi effrayées que nos chevaux, nous barrèrent dix minutes le passage, et nous nous engageâmes dans la route de la corniche. « Mais par les dieux immortels, demanda tout à coup Brichot, revenons à ce pauvre Dechambre ; croyez-vous que Mme Verdurin sache ? lui a-t-on dit ? » Mme Verdurin, comme presque tous les gens du monde, justement parce qu'elle avait besoin de la société des autres, ne pensait plus un seul jour à eux après qu'étant morts, ils ne pouvaient plus venir aux mercredis, ni aux samedis, ni dîner en robe de chambre. Et on ne pouvait pas dire du petit clan, image en cela de tous les salons, qu'il se composait de plus de morts que de vivants, vu que dès qu'on était mort c'était comme si on n'avait jamais existé. Mais pour éviter l'ennui d'avoir à parler des défunts, voire de suspendre les dîners, chose impossible à la Patronne, à cause d'un deuil, M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affectât tellement sa femme que dans l'intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler. D'ailleurs, et peut-être justement parce que la mort des autres lui semblait un accident si définitif et si vulgaire, la pensée de la sienne propre lui faisait horreur et il fuyait toute réflexion pouvant s'y rapporter. Quant à Brichot, comme il était très brave homme et parfaitement dupe de ce que M. Verdurin disait de sa femme, il redoutait pour son amie les émotions d'un pareil chagrin. « Oui, elle sait tout depuis ce matin, dit la princesse, on n'a pas pu lui cacher. – Ah ! mille tonnerres de Zeus, s'écria Brichot, ah ! ça a dû être un coup terrible, un ami de vingt-cinq ans ! En voilà un qui était des nôtres ! – Évidemment, évidemment, que voulez-vous, dit Cottard. Ce sont des circonstances toujours pénibles ; mais Mme Verdurin est une femme forte, c'est une cérébrale encore plus qu'une émotive. – Je ne suis pas tout à fait de l'avis du docteur », dit la princesse, à qui décidément son parler rapide, son accent murmuré, donnait l'air à la fois boudeur et mutin. « Mme Verdurin, sous une apparence froide, cache des trésors de sensibilité. M. Verdurin m'a dit qu'il avait eu beaucoup de peine à l'empêcher d'aller à Paris pour la cérémonie ; il a été obligé de lui faire croire que tout se ferait à la campagne. – Ah ! diable, elle voulait aller à Paris. Mais je sais bien que c'est une femme de coeur, peut-être de trop de coeur même. Pauvre Dechambre ! Comme le disait Mme Verdurin il n'y a pas deux mois : “À côté de lui Planté, Paderewski, Risler même, rien ne tient.” Ah ! il a pu dire plus justement que ce m'as-tu vu de Néron qui a trouvé le moyen de rouler la science allemande elle-même : Qualis artifex pereo ! Mais lui du moins, Dechambre, a dû mourir dans l'accomplissement du sacerdoce, en odeur de dévotion beethovénienne ; et bravement, je n'en doute pas ; en bonne justice, cet officiant de la musique allemande aurait mérité de trépasser en célébrant la Messe en ré. Mais il était au demeurant homme à accueillir la camarde avec un trille, car cet exécutant de génie retrouvait parfois dans son ascendance de Champenois parisianisé des crâneries et des élégances de garde-française. »
De la hauteur où nous étions déjà, la mer n'apparaissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais au contraire, comme apparaît d'un pic, ou d'une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ; l'émail même de la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d'un lait où de petits bacs noirs qui n'avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas qu'on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nouvelle s'y ajoutait et quand nous arrivâmes à l'octroi de Douville, l'éperon de falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie, rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui que j'avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. L'air à ce point si élevé devenait d'une vivacité et d'une pureté qui m'enivraient. J'aimais les Verdurin ; qu'ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d'une bonté attendrissante. J'aurais voulu embrasser la princesse. Je lui dis que je n'avais jamais rien vu d'aussi beau. Elle fit profession d'aimer aussi ce pays plus que tout autre. Mais je sentais bien que pour elle comme pour les Verdurin la grande affaire était non de le contempler en touristes, mais d'y faire de bons repas, d'y recevoir une société qui leur plaisait, d'y écrire des lettres, d'y lire, bref d'y vivre, laissant passivement sa beauté les baigner plutôt qu'ils n'en faisaient l'objet de leur préoccupation.
De l'octroi, la voiture s'étant arrêtée pour un instant à une telle hauteur au-dessus de la mer que, comme d'un sommet, la vue du gouffre bleuâtre donnait presque le vertige, j'ouvris le carreau ; le bruit distinctement perçu de chaque flot qui se brisait avait dans sa douceur et dans sa netteté quelque chose de sublime. N'était-il pas comme un indice de mensuration qui, renversant nos impressions habituelles, nous montre que les distances verticales peuvent être assimilées aux distances horizontales, au contraire de la représentation que notre esprit s'en fait d'habitude ; et que, rapprochant ainsi de nous le ciel, elles ne sont pas grandes ; qu'elles sont même moins grandes pour un bruit qui les franchit, comme faisait celui de ces petits flots, car le milieu qu'il a à traverser est plus pur ? Et en effet, si on reculait seulement de deux mètres en arrière de l'octroi, on ne distinguait plus ce bruit de vagues auquel deux cents mètres de falaise n'avaient pas enlevé sa délicate, minutieuse et douce précision. Je me disais que ma grand-mère aurait eu pour lui cette admiration que lui inspiraient toutes les manifestations de la nature ou de l'art dans la simplicité desquelles on lit la grandeur. Mon exaltation était à son comble et soulevait tout ce qui m'entourait. J'étais attendri que les Verdurin nous eussent envoyé chercher à la gare. Je le dis à la princesse qui parut trouver que j'exagérais beaucoup une si simple politesse. Je sais qu'elle avoua plus tard à Cottard qu'elle me trouvait bien enthousiaste ; il lui répondit que j'étais trop émotif et que j'aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot. Je faisais remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petite maison croulant sous ses roses, je lui faisais tout admirer, j'aurais voulu la serrer elle-même contre mon coeur. Elle me dit qu'elle voyait que j'étais doué pour la peinture, que je devrais dessiner, qu'elle était surprise qu'on ne me l'eût pas encore dit. Et elle confessa qu'en effet ce pays était pittoresque. Nous traversâmes, perché sur la hauteur, le petit village d'Englesqueville (Engleberti Villa, nous dit Brichot). « Mais êtes-vous bien sûr que le dîner de ce soir a lieu, malgré la mort de Dechambre, princesse ? ajouta-t-il sans réfléchir que la venue à la gare des voitures dans lesquelles nous étions était déjà une réponse. – Oui, dit la princesse, M. Verdurin a tenu à ce qu'il ne soit pas remis, justement pour empêcher sa femme de “penser”. Et puis après tant d'années qu'elle n'a jamais manqué de recevoir un mercredi, ce changement dans ses habitudes aurait pu l'impressionner. Elle est très nerveuse ces temps-ci. M. Verdurin était particulièrement heureux que vous veniez dîner ce soir parce qu'il savait que ce serait une grande distraction pour Mme Verdurin », dit la princesse, oubliant sa feinte de ne pas avoir entendu parler de moi. « Je crois que vous ferez bien de ne parler de rien devant Mme Verdurin, ajouta la princesse. Ah ! vous faites bien de me le dire, répondit naïvement Brichot. Je transmettrai la recommandation à Cottard. » La voiture s'arrêta un instant. Elle repartit, mais le bruit que faisaient les roues dans le village avait cessé. Nous étions entrés dans l'allée d'honneur de La Raspelière où Verdurin nous attendait au perron. « J'ai bien fait de mettre un smoking, dit-il, en constatant avec plaisir que les fidèles avaient le leur, puisque j'ai des hommes si chic. » Et comme je m'excusais de mon veston : « Mais, voyons, c'est parfait. Ici ce sont des dîners de camarades. Je vous offrirais bien de vous prêter un de mes smokings mais il ne vous irait pas. » Le shake-hand plein d'émotion que, en pénétrant dans le vestibule de La Raspelière, et en manière de condoléances pour la mort du pianiste, Brichot donna au Patron, ne provoqua de la part de celui-ci aucun commentaire. Je lui dis mon admiration pour ce pays. « Ah ! tant mieux, et vous n'avez rien vu, nous vous le montrerons. Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter quelques semaines ici ? l'air est excellent. » Brichot craignait que sa poignée de main n'eût pas été comprise. « Hé bien ! ce pauvre Dechambre ! » dit-il, mais à mi-voix, dans la crainte que Mme Verdurin ne fût pas loin. « C'est affreux, répondit allégrement M. Verdurin. – Si jeune », reprit Brichot. Agacé de s'attarder à ces inutilités, M. Verdurin répliqua d'un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non de chagrin, mais d'impatience irritée : « Hé bien oui, mais qu'est-ce que vous voulez, nous n'y pouvons rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront, n'est-ce pas ? » Et la douceur lui revenant avec la jovialité : « Allons, mon brave Brichot, posez vite vos affaires. Nous avons une bouillabaisse qui n'attend pas. Surtout, au nom du ciel, n'allez pas parler de Dechambre à Mme Verdurin ! Vous savez qu'elle cache beaucoup ce qu'elle ressent, mais elle a une véritable maladie de la sensibilité. Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré », dit M. Verdurin d'un ton profondément ironique. À l'entendre on aurait dit qu'il fallait une espèce de démence pour regretter un ami de trente ans, et d'autre part on devinait que l'union perpétuelle de M. Verdurin avec sa femme n'allait pas, de la part de celui-ci, sans qu'il la jugeât toujours et qu'elle l'agaçât souvent. « Si vous lui en parlez elle va encore se rendre malade. C'est déplorable, trois semaines après sa bronchite. Dans ces cas-là c'est moi qui suis le garde-malade. Vous comprenez que je sors d'en prendre. Affligez-vous sur le sort de Dechambre dans votre coeur tant que vous voudrez. Pensez-y, mais n'en parlez pas. J'aimais bien Dechambre, mais vous ne pouvez pas m'en vouloir d'aimer encore plus ma femme. Tenez, voilà Cottard, vous allez pouvoir lui demander. » Et en effet, il savait qu'un médecin de la famille sait rendre bien des petits services, comme de prescrire par exemple qu'il ne faut pas avoir de chagrin.
Cottard, docile, avait dit à la Patronne : « Bouleversez-vous comme ça et vous me ferez demain 39 de fièvre », comme il aurait dit à la cuisinière : « Vous me ferez demain du ris de veau. » La médecine, faute de guérir, s'occupe à changer le sens des verbes et des pronoms.
M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l'avant-veille, n'avait pas déserté le petit noyau. En effet Mme Verdurin et son mari avaient contracté dans l'oisiveté des instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec sa maîtresse. On recommencerait avec d'autres, c'était entendu. Mais l'occasion ne s'en présentait pas tous les jours. Tandis que grâce à sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et vite affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aussi, de peur qu'il lâchât, avait-on soin de l'inviter avec des paroles aimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, au régiment les anciens pour un bleu qu'on veut amadouer afin de pouvoir s'en saisir, à seules fins alors de le chatouiller et de lui faire des brimades quand il ne pourra plus s'échapper. « Surtout, rappela à Brichot Cottard qui n'avait pas entendu M. Verdurin, motus devant Mme Verdurin. – Soyez sans crainte, ô Cottard, vous avez affaire à un sage, comme dit Théocrite. D'ailleurs M. Verdurin a raison, à quoi servent nos plaintes ? » ajouta-t-il, car, capable d'assimiler des formes verbales et les idées qu'elles amenaient en lui, mais n'ayant pas de finesse, il avait admiré dans les paroles de M. Verdurin le plus courageux stoïcisme. « N'importe, c'est un grand talent qui disparaît. Comment, vous parlez encore de Dechambre ? » dit Verdurin qui nous avait précédés et qui, voyant que nous ne le suivions pas, était revenu en arrière. « Écoutez, dit-il à Brichot, il ne faut d'exagération en rien. Ce n'est pas une raison parce qu'il est mort pour en faire un génie qu'il n'était pas. Il jouait bien, c'est entendu, il était surtout bien encadré ici ; transplanté, il n'existait plus. Ma femme s'en était engouée et avait fait sa réputation. Vous savez comme elle est. Je dirai plus, dans l'intérêt même de sa réputation il est mort au bon moment, à point, comme les demoiselles de Caen, grillées selon les recettes incomparables de Pampille, vont l'être, j'espère (à moins que vous ne vous éternisiez par vos jérémiades dans cette casbah ouverte à tous les vents). Vous ne voulez tout de même pas nous faire crever tous parce que Dechambre est mort et quand depuis un an il était obligé de faire des gammes avant de donner un concert, pour retrouver momentanément, bien momentanément, sa souplesse. Du reste vous allez entendre ce soir, ou du moins rencontrer, car ce mâtin-là délaisse trop souvent après dîner l'art pour les cartes, quelqu'un qui est un autre artiste que Dechambre, un petit que ma femme a découvert (comme elle avait découvert Dechambre, et Paderewski et le reste) : Morel. Il n'est pas encore arrivé, ce bougre-là. Je vais être obligé d'envoyer une voiture au dernier train. Il vient avec un vieil ami de sa famille qu'il a retrouvé et qui l'embête à crever, mais avec qui il aurait été obligé, pour ne pas avoir de plaintes de son père, de rester sans cela à Doncières, à lui tenir compagnie : le baron de Charlus. » Les fidèles entrèrent. M. Verdurin, resté en arrière avec moi pendant que j'ôtais mes affaires, me prit le bras en plaisantant, comme fait à un dîner un maître de maison qui n'a pas d'invitée à vous donner à conduire. « Vous avez fait bon voyage ? – Oui, M. Brichot m'a appris des choses qui m'ont beaucoup intéressé », dis-je en pensant aux étymologies et parce que j'avais entendu dire que les Verdurin admiraient beaucoup Brichot. « Cela m'aurait étonné qu'il ne vous eût rien appris, me dit M. Verdurin, c'est un homme si effacé, qui parle si peu des choses qu'il sait. » Ce compliment ne me parut pas très juste. « Il a l'air charmant, dis-je. – Exquis, délicieux, pas pion pour un sou, fantaisiste, léger, ma femme l'adore, moi aussi ! » répondit M. Verdurin sur un ton d'exagération et de réciter une leçon. Alors seulement je compris que ce qu'il m'avait dit de Brichot était ironique. Et je me demandai si M. Verdurin, depuis le temps lointain dont j'avais entendu parler, n'avait pas secoué la tutelle de sa femme.
Le sculpteur fut très étonné d'apprendre que les Verdurin consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourg Saint-Germain où M. de Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses moeurs (ignorées du plus grand nombre, objet de doute pour d'autres qui croyaient plutôt à des amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et enfin soigneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand quelque malveillante Gallardon risquait une insinuation), ces moeurs, connues à peine de quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées loin du milieu où il vivait, comme certains coups de canon qu'on n'entend qu'après l'interférence d'une zone silencieuse. D'ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour l'incarnation même de l'inversion, sa grande situation mondaine, sa haute origine étaient entièrement ignorées, par un phénomène analogue à celui qui, dans le peuple roumain, fait que le nom de Ronsard est connu comme celui d'un grand seigneur, tandis que son oeuvre poétique y est inconnue. Bien plus, la noblesse de Ronsard repose en Roumanie sur une erreur. De même, si dans le monde des peintres, des comédiens, M. de Charlus avait si mauvaise réputation, cela tenait à ce qu'on le confondait avec un comte Leblois de Charlus qui n'avait même pas la moindre parenté avec lui, ou extrêmement lointaine, et qui avait été arrêté, peut-être par erreur, dans une descente de police restée fameuse. En somme, toutes les histoires qu'on racontait sur M. de Charlus s'appliquaient au faux. Beaucoup de professionnels juraient avoir eu des relations avec M. de Charlus et étaient de bonne foi, croyant que le faux Charlus était le vrai, et le faux peut-être favorisant, moitié par ostentation de noblesse, moitié par dissimulation de vice, une confusion qui, pour le vrai (le baron que nous connaissons), fut longtemps préjudiciable et ensuite, quand il eut glissé sur sa pente, devint commode, car à lui aussi elle permit de dire : « Ce n'est pas moi. » Actuellement en effet, ce n'était pas de lui qu'on parlait. Enfin, ce qui ajoutait à la fausseté des commentaires d'un fait vrai (les goûts du baron), il avait été l'ami intime et parfaitement pur d'un auteur qui, dans le monde des théâtres, avait, on ne sait pourquoi, cette réputation et ne la méritait nullement. Quand on les apercevait à une première ensemble, on disait : « Vous savez », de même qu'on croyait que la duchesse de Guermantes avait des relations immorales avec la princesse de Parme ; légende indestructible, car elle ne se serait évanouie qu'à une proximité de ces deux grandes dames où les gens qui la répétaient n'atteindraient vraisemblablement jamais qu'en les lorgnant au théâtre et en les calomniant auprès du titulaire du fauteuil voisin. Des moeurs de M. de Charlus, le sculpteur concluait avec d'autant moins d'hésitation que la situation mondaine du baron devait être aussi mauvaise, qu'il ne possédait sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus, sur son titre, sur son nom, aucune espèce de renseignement. De même que Cottard croyait que tout le monde sait que le titre de docteur en médecine n'est rien, celui d'interne des hôpitaux quelque chose, les gens du monde se trompent en se figurant que tout le monde possède sur l'importance sociale de leur nom les mêmes notions qu'eux-mêmes et les personnes de leur milieu.
Le prince d'Agrigente passait pour un « rasta » aux yeux d'un chasseur de cercle à qui il devait vingt-cinq louis, et ne reprenait son importance que dans le faubourg Saint-Germain où il avait trois soeurs duchesses, car ce ne sont pas sur les gens modestes aux yeux de qui il compte peu, mais sur les gens brillants, au courant de ce qu'il est, que fait quelque effet le grand seigneur. M. de Charlus allait du reste pouvoir se rendre compte dès le soir même que le Patron avait sur les plus illustres familles ducales des notions peu approfondies. Persuadé que les Verdurin allaient faire un pas de clerc en laissant s'introduire dans leur salon si « select » un individu taré, le sculpteur crut devoir prendre à part la Patronne. « Vous faites entièrement erreur, d'ailleurs je ne crois jamais ces choses-là, et puis quand ce serait vrai, je vous dirai que ce ne serait pas très compromettant pour moi ! » lui répondit Mme Verdurin, furieuse, car Morel étant le principal élément des mercredis, elle tenait avant tout à ne pas le mécontenter. Quant à Cottard il ne put donner d'avis car il avait demandé à monter un instant « faire une petite commission » dans le buen retiro et à écrire ensuite dans la chambre de M. Verdurin une lettre très pressée pour un malade.
Un grand éditeur de Paris venu en visite et qui avait pensé qu'on le retiendrait, s'en alla brutalement, avec rapidité, comprenant qu'il n'était pas assez élégant pour le petit clan. C'était un homme grand et fort, très brun, studieux, avec quelque chose de tranchant. Il avait l'air d'un couteau à papier en ébène.
Mme Verdurin qui, pour nous recevoir dans son immense salon, où des trophées de graminées, de coquelicots, de fleurs des champs, cueillis le jour même, alternaient avec le même motif peint en camaïeu, deux siècles auparavant, par un artiste d'un goût exquis, s'était levée un instant d'une partie qu'elle faisait avec un vieil ami, nous demanda la permission de la finir en deux minutes et tout en causant avec nous. D'ailleurs ce que je lui dis de mes impressions ne lui fut qu'à demi agréable. D'abord j'étais scandalisé de voir qu'elle et son mari rentraient tous les jours longtemps avant l'heure de ces couchers de soleil qui passaient pour si beaux vus de cette falaise, plus encore de la terrasse de La Raspelière, et pour lesquels j'aurais fait des lieues. « Oui, c'est incomparable, dit légèrement Mme Verdurin en jetant un coup d'oeil sur les immenses croisées qui faisaient porte vitrée. Nous avons beau voir cela tout le temps, nous ne nous en lassons pas », et elle ramena ses regards vers ses cartes. Or, mon enthousiasme même me rendait exigeant. Je me plaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu'Elstir m'avait dits adorables à ce moment où ils réfractaient tant de couleurs. « Ah ! vous ne pouvez pas les voir d'ici, il faudrait aller au bout du parc, à la “Vue de la baie”. Du banc qui est là-bas vous embrassez tout le panorama. Mais vous ne pouvez pas y aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous y conduire, si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. – Mais non, voyons, tu n'as pas assez des douleurs que tu as prises l'autre jour, tu veux en prendre de nouvelles ? Il reviendra, il verra la vue de la baie une autre fois. » Je n'insistai pas, et je compris qu'il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger, comme une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais, justifiant le prix élevé auquel ils louaient La Raspelière toute meublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux ; leur grande affaire ici était de vivre agréablement, de se promener, de bien manger, de causer, de recevoir d'agréables amis à qui ils faisaient faire d'amusantes parties de billard, de bons repas, de joyeux goûters. Je vis cependant plus tard avec quelle intelligence ils avaient appris à connaître ce pays, faisant faire à leurs hôtes des promenades aussi « inédites » que la musique qu'ils leur faisaient écouter. Le rôle que les fleurs de La Raspelière, les chemins le long de la mer, les vieilles maisons, les églises inconnues, jouaient dans la vie de M. Verdurin était si grand que ceux qui ne le voyaient qu'à Paris et qui, eux, remplaçaient la vie au bord de la mer et à la campagne par des luxes citadins, pouvaient à peine comprendre l'idée que lui-même se faisait de sa propre vie, et l'importance que ses joies lui donnaient à ses propres yeux. Cette importance était encore accrue du fait que les Verdurin étaient persuadés que La Raspelière, qu'ils comptaient acheter, était une propriété unique au monde. Cette supériorité que leur amour-propre leur faisait attribuer à La Raspelière justifia à leurs yeux mon enthousiasme qui, sans cela, les eût agacés un peu, à cause des déceptions qu'il comportait (comme celles que l'audition de la Berma m'avait jadis causées) et dont je leur faisais l'aveu sincère.
« J'entends la voiture qui revient. Espérons qu'elle les a trouvés », murmura tout à coup la Patronne. Disons en un mot que Mme Verdurin, en dehors même des changements inévitables de l'âge, ne ressemblait plus à ce qu'elle était au temps où Swann et Odette écoutaient chez elle la petite phrase. Même quand on la jouait, elle n'était plus obligée à l'air exténué d'admiration qu'elle prenait autrefois, car celui-ci était devenu sa figure. Sous l'action des innombrables névralgies que la musique de Bach, de Wagner, de Vinteuil, de Debussy lui avait occasionnées, le front de Mme Verdurin avait pris des proportions énormes, comme les membres qu'un rhumatisme finit par déformer. Ses tempes, pareilles à deux belles sphères brûlantes, endolories et laiteuses, où roule immortellement l'Harmonie, rejetaient de chaque côté des mèches argentées, et proclamaient, pour le compte de la Patronne, sans que celle-ci eût besoin de parler : « Je sais ce qui m'attend ce soir. » Ses traits ne prenaient plus la peine de formuler successivement des impressions esthétiques trop fortes, car ils étaient eux-mêmes comme leur expression permanente dans un visage ravagé et superbe. Cette attitude de résignation aux souffrances toujours prochaines infligées par le Beau, et du courage qu'il y avait eu à mettre une robe quand on relevait à peine de la dernière sonate, faisait que Mme Verdurin, même pour écouter la plus cruelle musique, gardait un visage dédaigneusement impassible et se cachait même pour avaler les deux cuillerées d'aspirine.
« Ah ! oui, les voici », s'écria M. Verdurin avec soulagement en voyant la porte s'ouvrir sur Morel suivi de M. de Charlus. Celui-ci, pour qui dîner chez les Verdurin n'était nullement aller dans le monde, mais dans un mauvais lieu, était intimidé comme un collégien qui entre pour la première fois dans une maison publique et a mille respects pour la patronne. Aussi le désir habituel qu'avait M. de Charlus de paraître viril et froid fut-il dominé (quand il apparut dans la porte ouverte) par ces idées de politesse traditionnelles qui se réveillent dès que la timidité détruit une attitude factice et fait appel aux ressources de l'inconscient. Quand c'est dans un Charlus, qu'il soit d'ailleurs noble ou bourgeois, qu'agit un tel sentiment de politesse instinctive et atavique envers des inconnus, c'est toujours l'âme d'une parente du sexe féminin, auxiliatrice comme une déesse ou incarnée comme un double qui se charge de l'introduire dans un salon nouveau et de modeler son attitude jusqu'à ce qu'il soit arrivé devant la maîtresse de maison. Tel jeune peintre, élevé par une sainte cousine protestante, entrera la tête oblique et chevrotante, les yeux au ciel, les mains cramponnées à un manchon invisible, dont la forme évoquée et la présence réelle et tutélaire aideront l'artiste intimidé à franchir sans agoraphobie l'espace creusé d'abîmes qui va de l'antichambre au petit salon. Ainsi la pieuse parente dont le souvenir le guide aujourd'hui entrait il y a bien des années, et d'un air si gémissant qu'on se demandait quel malheur elle venait annoncer, quand à ses premières paroles on comprenait, comme maintenant pour le peintre, qu'elle venait faire une visite de digestion. En vertu de cette même loi qui veut que la vie, dans l'intérêt de l'acte encore inaccompli, fasse servir, utilise, dénature, dans une perpétuelle prostitution, les legs les plus respectables, parfois les plus saints, quelquefois seulement les plus innocents du passé, et bien qu'elle engendrât alors un aspect différent, celui des neveux de Mme Cottard qui affligeait sa famille par ses manières efféminées et ses fréquentations, faisait toujours une entrée joyeuse comme s'il venait vous faire une surprise ou vous annoncer un héritage, illuminé d'un bonheur dont il eût été vain de lui demander la cause qui tenait à son hérédité inconsciente et à son sexe déplacé. Il marchait sur les pointes, était sans doute lui-même étonné de ne pas tenir à la main un carnet de cartes de visite, tendait la main en ouvrant la bouche en coeur comme il avait vu sa tante le faire, et son seul regard inquiet était pour la glace où il semblait vouloir vérifier, bien qu'il fût nu-tête, si son chapeau, comme avait un jour demandé Mme Cottard à Swann, n'était pas de travers. Quant à M. de Charlus à qui la société où il avait vécu fournissait, à cette minute critique, des exemples différents, d'autres arabesques d'amabilité, et enfin la maxime qu'on doit savoir dans certains cas, pour de simples petits bourgeois, mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rares et habituellement gardées en réserve, c'est en se trémoussant, avec mièvrerie et la même ampleur dont un enjuponnement eût élargi et gêné ses dandinements, qu'il se dirigea vers Mme Verdurin avec un air si flatté et si honoré qu'on eût dit qu'être présenté chez elle était pour lui une suprême faveur. Son visage à demi incliné, où la satisfaction le disputait au comme il faut, se plissait de petites rides d'affabilité. On aurait cru voir s'avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce moment la femme qu'une erreur de la nature avait mise dans le corps de M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné pour la dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmes goûts, cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelle apparence féminine, née celle-là non de l'hérédité mais de la vie individuelle. Et comme il arrivait peu à peu à penser, même les choses sociales, au féminin, et cela sans s'en apercevoir, car ce n'est pas qu'à force de mentir aux autres, mais aussi de se mentir à soi-même, qu'on cesse de s'apercevoir qu'on ment, bien qu'il eût demandé à son corps de rendre manifeste (au moment où il entrait chez les Verdurin) toute la courtoisie d'un grand seigneur, ce corps qui avait bien compris ce que M. de Charlus avait cessé d'entendre, déploya, au point que le baron eût mérité l'épithète de lady-like, toutes les séductions d'une grande dame. Au reste peut-on séparer entièrement l'aspect de M. de Charlus du fait que, les fils n'ayant pas toujours la ressemblance paternelle, même sans être invertis et en recherchant des femmes, ils consomment dans leur visage la profanation de leur mère ? Mais laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées.
Bien que d'autres raisons présidassent à cette transformation de M. de Charlus et que des ferments purement physiques fissent « travailler » chez lui la matière, et passer peu à peu son corps dans la catégorie des corps de femme, pourtant le changement que nous marquons ici était d'origine spirituelle. À force de se croire malade, on le devient, on maigrit, on n'a plus la force de se lever, on a des entérites nerveuses. À force de penser tendrement aux hommes on devient femme, et une robe postiche entrave vos pas. L'idée fixe peut modifier (aussi bien que dans d'autres cas la santé) dans ceux-là le sexe. Morel, qui le suivait, vint me dire bonjour. Dès ce moment-là, à cause d'un double changement qui se produisit en lui, il me donna (hélas ! je ne sus pas assez tôt en tenir compte) une mauvaise impression. Voici pourquoi. J'ai dit que Morel, échappé de la servitude de son père, se complaisait en général à une familiarité fort dédaigneuse. Il m'avait parlé, le jour où il m'avait apporté les photographies, sans même me dire une seule fois Monsieur, me traitant de haut en bas. Quelle fut ma surprise chez Mme Verdurin de le voir s'incliner très bas devant moi, et devant moi seul, et d'entendre, avant même qu'il eût prononcé d'autre parole, les mots de respect, de très respectueux – ces mots que je croyais impossibles à amener sous sa plume ou sur ses lèvres – à moi adressés ! J'eus aussitôt l'impression qu'il avait quelque chose à me demander. Me prenant à part au bout d'une minute : « Monsieur me rendrait bien grand service, me dit-il, allant cette fois jusqu'à me parler à la troisième personne, en cachant entièrement à Mme Verdurin et à ses invités le genre de profession que mon père a exercé chez son oncle. Il vaudrait mieux dire qu'il était, dans votre famille, l'intendant de domaines si vastes, que cela le faisait presque l'égal de vos parents. » La demande de Morel me contrariait infiniment, non pas en ce qu'elle me forçait à grandir la situation de son père, ce qui m'était tout à fait égal, mais la fortune au moins apparente du mien, ce que je trouvais ridicule. Mais son air était si malheureux, si urgent, que je ne refusai pas. « Non, avant dîner, dit-il d'un ton suppliant, Monsieur a mille prétextes pour prendre à part Mme Verdurin. » C'est ce que je fis en effet, en tâchant de rehausser de mon mieux l'éclat du père de Morel, sans trop exagérer le « train » ni les « biens au soleil » de mes parents. Cela passa comme une lettre à la poste, malgré l'étonnement de Mme Verdurin qui avait connu vaguement mon grand-père. Et comme elle n'avait pas de tact, haïssait les familles (ce dissolvant du petit noyau), après m'avoir dit qu'elle avait autrefois aperçu mon arrière-grand-père et en avoir parlé comme de quelqu'un d'à peu près idiot qui n'eût rien compris au petit groupe et qui, selon son expression, « n'en était pas », elle me dit : « C'est du reste si ennuyeux les familles, on n'aspire qu'à en sortir » ; et aussitôt elle me raconta sur le père de mon grand-père ce trait que j'ignorais, bien qu'à la maison j'eusse soupçonné (je ne l'avais pas connu, mais on parlait beaucoup de lui) sa rare avarice (opposée à la générosité un peu trop fastueuse de mon grand-oncle, l'ami de la dame en rose et le patron du père de Morel) : « Du moment que vos grands-parents avaient un intendant si chic, cela prouve qu'il y a des gens de toutes les couleurs dans les familles. Le père de votre grand-père était si avare que, presque gâteux à la fin de sa vie – entre nous il n'a jamais été bien fort, vous les rachetez tous –, il ne se résignait pas à dépenser trois sous pour son omnibus. De sorte qu'on avait été obligé de le faire suivre, de payer séparément le conducteur, et de faire croire au vieux grigou que son ami, M. de Persigny, ministre d'État, avait obtenu qu'il circulât pour rien dans les omnibus. Du reste, je suis très contente que le père de notre Morel ait été si bien. J'avais compris qu'il était professeur de lycée, ça ne fait rien, j'avais mal compris. Mais c'est de peu d'importance, car je vous dirai qu'ici nous n'apprécions que la valeur propre, la contribution personnelle, ce que j'appelle la participation. Pourvu qu'on soit d'art, pourvu en un mot qu'on soit de la confrérie, le reste importe peu. » La façon dont Morel en était – autant que j'ai pu l'apprendre – était qu'il aimait assez les femmes et les hommes pour faire plaisir à chaque sexe à l'aide de ce qu'il avait expérimenté sur l'autre ; c'est ce qu'on verra plus tard. Mais ce qui est essentiel à dire ici, c'est que dès que je lui eus donné ma parole d'intervenir auprès de Mme Verdurin, dès que je l'eus fait surtout, et sans retour possible en arrière, le « respect » de Morel à mon égard s'envola comme par enchantement, les formules respectueuses disparurent, et même pendant quelque temps il m'évita, s'arrangeant pour avoir l'air de me dédaigner, de sorte que si Mme Verdurin voulait que je lui disse quelque chose, lui demandasse tel morceau de musique, il continuait à parler avec un fidèle, puis passait à un autre, changeait de place si j'allais à lui. On était obligé de lui dire jusqu'à trois ou quatre fois que je lui avais adressé la parole, après quoi il me répondait, l'air contraint, brièvement, à moins que nous ne fussions seuls. Dans ce cas-là il était expansif, amical, car il avait des parties de caractère charmantes. Je n'en conclus pas moins de cette première soirée que sa nature devait être vile, qu'il ne reculait quand il le fallait devant aucune platitude, ignorait la reconnaissance. En quoi il ressemblait au commun des hommes. Mais comme j'avais en moi un peu de ma grand-mère et me plaisais à la diversité des hommes sans rien attendre d'eux ou leur en vouloir, je négligeai sa bassesse, je me plus à sa gaieté quand cela se présenta, même à ce que je crois avoir été une sincère amitié de sa part quand, ayant fait tout le tour de ses fausses connaissances de la nature humaine, il s'aperçut (par à-coups, car il avait d'étranges retours à sa sauvagerie primitive et aveugle) que ma douceur avec lui était désintéressée, que mon indulgence ne venait pas d'un manque de clairvoyance, mais de ce qu'il appela bonté, et surtout je m'enchantai à son art, qui n'était guère qu'une virtuosité admirable mais me faisait (sans qu'il fût au sens intellectuel du mot un vrai musicien) réentendre ou connaître tant de belle musique. D'ailleurs un manager, M. de Charlus chez qui j'ignorais ces talents (bien que Mme de Guermantes, qui l'avait connu fort différent dans leur jeunesse, prétendît qu'il lui avait fait une sonate, peint un éventail, etc.), modeste en ce qui concernait ses vraies supériorités, mais de premier ordre, sut mettre cette virtuosité au service d'un sens artistique multiple et qui la décupla. Qu'on imagine quelque artiste purement adroit des Ballets russes, stylé, instruit, développé en tous sens par M. de Diaghilev.
Je venais de transmettre à Mme Verdurin le message dont m'avait chargé Morel, et je parlais de Saint-Loup avec M. de Charlus, quand Cottard entra au salon en annonçant comme s'il y avait le feu, que les Cambremer arrivaient. Mme Verdurin, pour ne pas avoir l'air vis-à-vis de nouveaux comme M. de Charlus (que Cottard n'avait pas vu) et comme moi, d'attacher tant d'importance à l'arrivée des Cambremer, ne bougea pas, ne répondit pas à l'annonce de cette nouvelle et se contenta de dire au docteur, en s'éventant avec grâce et du même ton factice qu'une marquise du Théâtre-Français : « Le baron nous disait justement… » C'en était trop pour Cottard ! Moins vivement qu'il n'eût fait autrefois, car l'étude et les hautes situations avaient ralenti son débit, mais avec cette émotion tout de même qu'il retrouvait chez les Verdurin : « Un baron ! Où çà, un baron ? Où çà, un baron ? » s'écria-t-il en le cherchant des yeux avec un étonnement qui frisait l'incrédulité. Mme Verdurin, avec l'indifférence affectée d'une maîtresse de maison à qui un domestique vient devant les invités de casser un verre de prix, et avec l'intonation artificielle et surélevée d'un premier prix du Conservatoire jouant du Dumas fils, répondit en désignant avec son éventail le protecteur de Morel : « Mais, le baron de Charlus, à qui je vais vous nommer… monsieur le professeur Cottard. » Il ne déplaisait d'ailleurs pas à Mme Verdurin d'avoir l'occasion de jouer à la dame. M. de Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévole d'un « prince de la science ». Mais il s'arrêta net en voyant entrer les Cambremer, tandis que M. de Charlus m'entraînait dans un coin pour me dire un mot, non sans palper mes muscles, ce qui est une manière allemande. M. de Cambremer ne ressemblait guère à la vieille marquise. Il était, comme elle le disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ». Pour qui n'avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, vives et convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doute devait-on s'y habituer. Mais son nez avait choisi pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d'autres, qu'on n'eût eu l'idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d'un teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés où le promeneur s'amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues eussent empêché l'intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n'était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à compenser l'insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois l'organe où se révèle l'intelligence, le nez (quelle que soit d'ailleurs l'intime solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le nez est généralement l'organe où s'étale le plus aisément la bêtise.
La convenance de vêtements sombres que portait toujours, même le matin, M. de Cambremer, avait beau rassurer ceux qu'éblouissait et exaspérait l'insolent éclat des costumes de plage des gens qu'ils ne connaissaient pas, on ne pouvait comprendre que la femme du premier président déclarât d'un air de flair et d'autorité, en personne qui a plus que vous l'expérience de la haute société d'Alençon, que devant M. de Cambremer on se sentait tout de suite, même avant de savoir qui il était, en présence d'un homme de haute distinction, d'un homme parfaitement bien élevé, qui changeait du genre de Balbec, un homme enfin auprès de qui on pouvait respirer. Il était pour elle, asphyxiée par tant de touristes de Balbec, qui ne connaissaient pas son monde, comme un flacon de sels. Il me sembla au contraire qu'il était des gens que ma grand-mère eût trouvés tout de suite « très mal » et comme elle ne comprenait pas le snobisme, elle eût sans doute été stupéfaite qu'il eût réussi à être épousé par Mlle Legrandin qui devait être difficile en fait de distinction, elle dont le frère était « si bien ». Tout au plus pouvait-on dire de la laideur vulgaire de M. de Cambremer qu'elle était un peu du pays et avait quelque chose de très anciennement local ; on pensait, devant ses traits fautifs et qu'on eût voulu rectifier, à ces noms de petites villes normandes sur l'étymologie desquels mon curé se trompait parce que les paysans, articulant mal ou ayant compris de travers le mot normand ou latin qui les désigne, ont fini par fixer dans un barbarisme qu'on trouve déjà dans les cartulaires, comme eût dit Brichot, un contre-sens et un vice de prononciation. La vie dans ces vieilles petites villes peut d'ailleurs se passer agréablement, et M. de Cambremer devait avoir des qualités, car s'il était d'une mère que la vieille marquise préférât son fils à sa belle-fille, en revanche, elle qui avait plusieurs enfants dont deux au moins n'étaient pas sans mérites, déclarait souvent que le marquis était à son avis le meilleur de la famille. Pendant le peu de temps qu'il avait passé dans l'armée, ses camarades, trouvant trop long de dire Cambremer, lui avaient donné le surnom de Cancan qu'il n'avait d'ailleurs mérité en rien. Il savait orner un dîner où on l'invitait en disant au moment du poisson (le poisson fût-il pourri) ou à l'entrée : « Mais dites donc, il me semble que voilà une belle bête. » Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la famille tout ce qu'elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut-être cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d'un air dégagé quand elle parlait de lui à des officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse de se compromettre ce soir chez les Verdurin et ne le faisait qu'à la prière de sa belle-mère et de son mari, dans l'intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu'eux, elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des gorges chaudes de ce dîner. « Vous savez que nous dînons chez nos locataires. Cela vaudra bien une augmentation. Au fond, je suis assez curieuse de savoir ce qu'ils ont pu faire de notre pauvre vieille Raspelière (comme si elle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs des siens). Notre vieux garde m'a encore dit hier qu'on ne reconnaissait plus rien. Je n'ose pas penser à tout ce qui doit se passer là-dedans. Je crois que nous ferons bien de faire désinfecter tout avant de nous réinstaller. » Elle arriva hautaine et morose, de l'air d'une grande dame dont le château, du fait d'une guerre, est occupé par les ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs qu'ils sont des intrus. Mme de Cambremer ne put me voir d'abord car j'étais dans une baie latérale avec M. de Charlus, lequel me disait avoir appris par Morel que son père avait été « intendant » dans ma famille, et qu'il comptait suffisamment, lui Charlus, sur mon intelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et à Swann) pour me refuser l'ignoble et mesquin plaisir que de vulgaires petits imbéciles (j'étais prévenu) ne manqueraient pas à ma place de prendre en révélant à nos hôtes des détails que ceux-ci pourraient croire amoindrissants. « Le seul fait que je m'intéresse à lui et étende sur lui ma protection a quelque chose de suréminent et abolit le passé », conclut le baron. Tout en l'écoutant et en lui promettant le silence que j'aurais gardé même sans l'espoir de passer en échange pour intelligent et magnanime, je regardais Mme de Cambremer. Et j'eus peine à reconnaître la chose fondante et savoureuse que j'avais eue l'autre jour auprès de moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la galette normande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussent en vain essayé de mettre la dent. Irritée d'avance du côté bonasse que son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un air honoré quand on lui présenterait les fidèles, désireuse pourtant de remplir ses fonctions de femme du monde, quand on lui eut nommé Brichot elle voulut lui faire faire la connaissance de son mari parce qu'elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi, mais la rage ou l'orgueil l'emportant sur l'ostentation du savoir-vivre, elle dit, non comme elle aurait dû : « Permettez-moi de vous présenter mon mari », mais : « Je vous présente à mon mari », tenant haut ainsi le drapeau des Cambremer, en dépit d'eux-mêmes, car le marquis s'inclina devant Brichot aussi bas qu'elle avait prévu. Mais toute cette humeur de Mme de Cambremer changea soudain quand elle aperçut M. de Charlus qu'elle connaissait de vue. Jamais elle n'avait réussi à se le faire présenter même au temps de la liaison qu'elle avait eue avec Swann. Car M. de Charlus prenant toujours le parti des femmes, de sa belle-soeur contre les maîtresses de M. de Guermantes, d'Odette, pas encore mariée alors, mais vieille liaison de Swann, contre les nouvelles, avait, sévère défenseur de la morale et protecteur fidèle des ménages, donné à Odette – et tenu – la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme de Cambremer. Celle-ci ne s'était certes pas doutée que c'était chez les Verdurin qu'elle connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de Cambremer savait que c'était une si grande joie pour elle qu'il en était lui-même attendri, et qu'il regarda sa femme d'un air qui signifiait : « Vous êtes contente de vous être décidée à venir, n'est-ce pas ? » Il parlait du reste fort peu, sachant qu'il avait épousé une femme supérieure. « Moi, indigne », disait-il à tout moment, et citait volontiers une fable de La Fontaine et une de Florian qui lui paraissaient s'appliquer à son ignorance, et, d'autre part, lui permettre, sous les formes d'une dédaigneuse flatterie, de montrer aux hommes de science qui n'étaient pas du Jockey qu'on pouvait chasser et avoir lu des fables. Le malheur est qu'il n'en connaissait guère que deux. Aussi revenaient-elles souvent. Mme de Cambremer n'était pas bête mais elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformation des noms n'avait absolument rien du dédain aristocratique. Ce n'est pas elle qui, comme la duchesse de Guermantes (laquelle par sa naissance eût dû être, plus que Mme de Cambremer, à l'abri de ce ridicule), eût dit pour ne pas avoir l'air de savoir le nom peu élégant (alors qu'il est maintenant celui d'une des femmes les plus difficiles à approcher) de Julien de Monchâteau : « une petite madame… Pic de la Mirandole ». Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom c'était par bienveillance, pour ne pas avoir l'air de savoir quelque chose, et quand par sincérité pourtant elle l'avouait, croyant le cacher en le démarquant. Si par exemple elle défendait une femme, elle cherchait à dissimuler, tout en voulant ne pas mentir à qui la suppliait de dire la vérité, que madame une telle était actuellement la maîtresse de M. Sylvain Lévy, et elle disait : « Non… je ne sais absolument rien sur elle, je crois qu'on lui a reproché d'avoir inspiré une passion à un monsieur dont je ne sais pas le nom, quelque chose comme Cahn, Kohn, Kuhn ; du reste, je crois que ce monsieur est mort depuis fort longtemps et qu'il n'y a jamais rien eu entre eux. » C'est le procédé semblable à celui des menteurs – et inverse du leur – qui en altérant ce qu'ils ont fait quand ils le racontent à une maîtresse ou simplement à un ami, se figurent que l'une ou l'autre ne verra pas immédiatement que la phrase dite (de même que Cahn, Kohn, Kuhn) est interpolée, est d'une autre espèce que celles qui composent la conversation, est à double fond.
Mme Verdurin demanda à l'oreille de son mari : « Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser les politesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l'autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien ! je le mettrai à côté de la princesse. » Et Mme Verdurin présenta à M. de Charlus Mme Sherbatoff ; ils s'inclinèrent en silence tous deux, de l'air d'en savoir long l'un sur l'autre et de se promettre un mutuel secret. M. Verdurin me présenta à M. de Cambremer. Avant même qu'il n'eût parlé de sa voix forte et légèrement bégayante, sa haute taille et sa figure colorée manifestaient dans leur oscillation l'hésitation martiale d'un chef qui cherche à vous rassurer et vous dit : « On m'a parlé, nous arrangerons cela ; je vous ferai lever votre punition ; nous ne sommes pas des buveurs de sang ; tout ira bien. » Puis me serrant la main : « Je crois que vous connaissez ma mère », me dit-il. Le verbe « croire » lui semblait d'ailleurs convenir à la discrétion d'une première présentation mais nullement exprimer un doute, car il ajouta : « J'ai du reste une lettre d'elle pour vous. » M. de Cambremer était naïvement heureux de revoir des lieux où il avait vécu si longtemps. « Je me retrouve », dit-il à Mme Verdurin tandis que son regard s'émerveillait de reconnaître les peintures de fleurs en trumeaux au-dessus des portes, et les bustes en marbre sur leurs hauts socles. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé, car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belles choses qu'elle possédait. À ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu'ils ne comprenaient pas. Ils l'accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de la déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche, comme un curé ignorant reprochant à un architecte diocésain de remettre en place de vieux bois sculptés laissés au rancart et auxquels l'ecclésiastique avait cru bon de substituer des ornements achetés place Saint-Sulpice.
Enfin, un jardin de curé commençait à remplacer devant le château les plates-bandes qui faisaient l'orgueil non seulement des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des Verdurin comme si la terre eût été momentanément occupée par un envahisseur et une troupe de soudards, allait en secret porter ses doléances à la propriétaire dépossédée, s'indignait du mépris où étaient tenus ses araucarias, ses bégonias, ses joubarbes, ses dahlias doubles, et qu'on osât dans une aussi riche demeure faire pousser des fleurs aussi communes que des anthémis et des cheveux de Vénus. Mme Verdurin sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisait un long bail ou même achetait La Raspelière, à mettre comme condition le renvoi du jardinier auquel la vieille propriétaire au contraire tenait extrêmement. Il l'avait servie pour rien dans des temps difficiles, l'adorait ; mais par ce morcellement bizarre de l'opinion des gens du peuple, où le mépris moral le plus profond s'enclave dans l'estime la plus passionnée, laquelle chevauche à son tour de vieilles rancunes inabolies, il disait souvent de Mme de Cambremer qui, en 70, dans un château qu'elle avait dans l'Est, surprise par l'invasion, avait dû souffrir pendant un mois le contact des Allemands : « Ce qu'on a beaucoup reproché à Madame la marquise, c'est, pendant la guerre, d'avoir pris le parti des Prussiens et de les avoir même logés chez elle. À un autre moment, j'aurais compris ; mais en temps de guerre, elle n'aurait pas dû. C'est pas bien. » De sorte qu'il lui était fidèle jusqu'à la mort, la vénérait pour sa bonté et accréditait qu'elle se fût rendue coupable de trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendît reconnaître si bien La Raspelière. « Vous devez pourtant trouver quelques changements, répondit-elle. Il y a d'abord de grands diables de bronze de Barbedienne et de petits coquins de sièges en peluche que je me suis empressée d'expédier au grenier, qui est encore trop bon pour eux. » Après cette acerbe riposte adressée à M. de Cambremer, elle lui offrit le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas passer avant M. de Charlus. » Mais pensant que celui-ci était un vieil ami de la maison du moment qu'il n'avait pas la place d'honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à Mme Verdurin combien il était fier d'être admis dans le cénacle (c'est ainsi qu'il appela le petit noyau, non sans rire un peu de la satisfaction de connaître ce terme). Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait sous son lorgnon pour faire connaissance et rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu'ils n'eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards engageants, accrus par leur sourire, n'étaient plus contenus par le verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n'en fût un et ne lui fît de l'oeil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu'ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin, d'être aimé, c'est une loi générale et dont l'empire est bien loin de s'étendre sur les seuls Charlus, que l'être que nous n'aimons pas et qui nous aime nous paraisse insupportable. À cet être, à telle femme dont nous ne dirons pas qu'elle nous aime mais qu'elle nous cramponne, nous préférons la société de n'importe quelle autre qui n'aura ni son charme, ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recouvrera pour nous que quand elle aura cessé de nous aimer. En ce sens, on pourrait ne voir que la transposition, sous une forme cocasse, de cette règle universelle, dans l'irritation causée chez un inverti par un homme qui lui déplaît et le recherche. Mais elle est chez lui bien plus forte. Aussi, tandis que le commun des hommes cherche à la dissimuler tout en l'éprouvant, l'inverti la fait implacablement sentir à celui qui la provoque, comme il ne la ferait certainement pas sentir à une femme, M. de Charlus par exemple, à la princesse de Guermantes dont la passion l'ennuyait, mais le flattait. Mais quand ils voient un autre homme témoigner envers eux d'un goût particulier, alors, soit incompréhension que ce soit le même que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli par eux tant que c'est eux-mêmes qui l'éprouvent, est considéré comme un vice, soit désir de se réhabiliter par un éclat dans une circonstance où cela ne leur coûte pas, soit par une crainte d'être devinés qu'ils retrouvent soudain quand le désir ne les mène plus, les yeux bandés, d'imprudence en imprudence, soit par la fureur de subir du fait de l'attitude équivoque d'un autre le dommage que par la leur, si cet autre leur plaisait, ils ne craindraient pas de lui causer, ceux que cela n'embarrasse pas de suivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas le quitter des yeux au théâtre même s'il est avec des amis, risquant par cela de le brouiller avec eux, on peut les entendre, pour peu qu'un autre qui ne leur plaît pas les regarde, dire : « Monsieur, pour qui me prenez-vous ? (simplement parce qu'on les prend pour ce qu'ils sont) je ne vous comprends pas, inutile d'insister, vous faites erreur », aller au besoin jusqu'aux gifles, et devant quelqu'un qui connaît l'imprudent, s'indigner : « Comment, vous connaissez cette horreur ? Elle a une façon de vous regarder !… En voilà des manières ! » M. de Charlus n'alla pas aussi loin, mais il prit l'air offensé et glacial qu'ont, lorsqu'on a l'air de les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles qui le sont. D'ailleurs, l'inverti mis en présence d'un inverti voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d'instinct de conservation qu'il dira du mal du concurrent possible, soit avec les gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l'inverti n° 1 s'inquiète de passer pour menteur quand il accable ainsi l'inverti n° 2 aux yeux de personnes qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soit avec le jeune homme qu'il a « levé », qui va peut-être lui être enlevé et auquel il s'agit de persuader que les mêmes choses qu'il a tout avantage à faire avec lui causeraient le malheur de sa vie s'il se laissait aller à les faire avec l'autre. Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être aux dangers (bien imaginaires) que la présence de ce Cottard dont il comprenait à faux le sourire, ferait courir à Morel, un inverti qui ne lui plaisait pas n'était pas seulement une caricature de lui-même, c'était aussi un rival désigné. Un commerçant, et tenant un commerce rare, en débarquant dans la ville de province où il vient s'installer pour la vie, s'il voit que, sur la même place, juste en face, le même commerce est tenu par un concurrent, n'est pas plus déconfit qu'un Charlus allant cacher ses amours dans une région tranquille et qui, le jour de l'arrivée, aperçoit le gentilhomme du lieu, ou le coiffeur, desquels l'aspect et les manières ne lui laissent aucun doute. Le commerçant prend souvent son concurrent en haine ; cette haine dégénère parfois en mélancolie, et pour peu qu'il y ait hérédité assez chargée, on a vu dans des petites villes le commerçant montrer des commencements de folie qu'on ne guérit qu'en le décidant à vendre son « fonds » et à s'expatrier. La rage de l'inverti est plus lancinante encore. Il a compris que dès la première seconde le gentilhomme et le coiffeur ont désiré son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour à celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits dont l'approche le déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de veiller sur son trésor et se relève la nuit pour voir si on ne le lui prend pas. Et c'est ce qui fait sans doute, plus encore que le désir ou la commodité d'habitudes communes, et presque autant que cette expérience de soi-même qui est la seule vraie, que l'inverti dépiste l'inverti avec une rapidité et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper un moment mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussi l'erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement divin lui montra au bout d'un instant que Cottard n'était pas de sa sorte et qu'il n'avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce qui n'eût fait que l'exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus grave. Il reprit son calme et comme il était encore sous l'influence du passage de Vénus androgyne, par moments il souriait faiblement aux Verdurin sans prendre la peine d'ouvrir la bouche, en déplissant seulement un coin de lèvres, et pour une seconde allumait câlinement ses yeux, lui si féru de virilité, exactement comme eût fait sa belle-soeur la duchesse de Guermantes. « Vous chassez beaucoup, monsieur ? dit Mme Verdurin avec mépris à M. de Cambremer. – Est-ce que Ski vous a raconté qu'il nous en est arrivé une excellente ? demanda Cottard à la Patronne. – Je chasse surtout dans la forêt de Chantepie, répondit M. de Cambremer. – Non, je n'ai rien raconté, dit Ski. – Mérite-t-elle son nom ? » demanda Brichot à M. de Cambremer, après m'avoir regardé du coin de l'oeil car il m'avait promis de parler étymologies, tout en me demandant de dissimuler aux Cambremer le mépris que lui inspiraient celles du curé de Combray. « C'est sans doute que je ne suis pas capable de comprendre, mais je ne saisis pas votre question, dit M. de Cambremer. – Je veux dire : Est-ce qu'il y chante beaucoup de pies ? » répondit Brichot. Cottard cependant souffrait que Mme Verdurin ignorât qu'ils avaient failli manquer le train. « Allons, voyons, dit Mme Cottard à son mari pour l'encourager, raconte ton odyssée. – En effet elle sort de l'ordinaire, dit le docteur qui recommença son récit. Quand j'ai vu que le train était en gare, je suis resté médusé. Tout cela par la faute de Ski. Vous êtes plutôt bizarroïde dans vos renseignements, mon cher ! Et Brichot qui nous attendait à la gare ! – Je croyais », dit l'universitaire en jetant autour de lui ce qui lui restait de regard et en souriant de ses lèvres minces, « que si vous vous étiez attardé à Graincourt, c'est que vous aviez rencontré quelque péripatéticienne. – Voulez-vous vous taire ? si ma femme vous entendait ! dit le professeur. La femme à moâ, il est jalouse. – Ah ! ce Brichot », s'écria Ski, en qui l'égrillarde plaisanterie de Brichot éveillait la gaieté de tradition, « il est toujours le même », bien qu'il ne sût pas à vrai dire si l'universitaire avait jamais été polisson. Et pour ajouter à ces paroles consacrées le geste rituel, il fit mine de ne pouvoir résister au désir de lui pincer la jambe. « Il ne change pas, ce gaillard-là », continua Ski, et sans penser à ce que la quasi-cécité de l'universitaire donnait de triste et de comique à ces mots, il ajouta : « Toujours un petit oeil pour les femmes. Voyez-vous, dit M. de Cambremer, ce que c'est que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans que je chasse dans la forêt de Chantepie et jamais je n'avais réfléchi à ce que son nom voulait dire. » Mme de Cambremer jeta un regard sévère à son mari ; elle n'aurait pas voulu qu'il s'humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus mécontente encore quand à chaque expression « toute faite » qu'employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible parce qu'il les avait laborieusement apprises, démontrait au marquis, lequel confessait sa bêtise, qu'elles ne voulaient rien dire : « Pourquoi : bête comme chou ? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu'autre chose ? Vous dites : répéter trente-six fois la même chose. Pourquoi particulièrement trente-six ? Pourquoi : dormir comme un pieu ? Pourquoi : tonnerre de Brest ? Pourquoi : faire les quatre cents coups ? » Mais alors la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot qui expliquait l'origine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était surtout occupée à examiner les changements que les Verdurin avaient apportés à La Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en importer à Féterne d'autres, ou peut-être les mêmes. « Je me demande ce que c'est que ce lustre qui s'en va tout de traviole. J'ai peine à reconnaître ma vieille Raspelière », ajouta-t-elle d'un air familièrement aristocratique, comme elle eût parlé d'un serviteur dont elle eût prétendu moins désigner l'âge que dire qu'il l'avait vue naître. Et comme elle était un peu livresque dans son langage : « Tout de même, ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, si j'habitais chez les autres, j'aurais quelque vergogne à tout changer ainsi. – C'est malheureux que vous ne soyez pas venus avec eux », dit Mme Verdurin à M. de Charlus et à Morel, espérant que de Charlus était « de revue » et se plierait à la règle d'arriver tous par le même train. « Vous êtes sûr que Chantepie veut dire la pie qui chante, Chochotte ? » ajouta-t-elle pour montrer qu'en grande maîtresse de maison elle prenait part à toutes les conversations à la fois. « Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me dit Mme de Cambremer, il m'intéresse ; j'adore la musique, et il me semble que j'ai entendu parler de lui, faites mon instruction. » Elle avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Elle ajouta pourtant, pour que je ne pusse deviner cette raison : « M. Brichot aussi m'intéresse. » Car si elle était fort cultivée, de même que certaines personnes prédisposées à l'obésité mangent à peine et marchent toute la journée sans cesser d'engraisser à vue d'oeil, de même Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent de « couper » les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu'elle avait cru d'abord faire partie de la société de sa belle-famille et qu'elle s'était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin.
Un philosophe qui n'était pas assez moderne pour elle, Leibniz, a dit que le trajet est long de l'intelligence au coeur. Ce trajet Mme de Cambremer n'avait pas été plus que son frère de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d'acharnement à chercher à s'y faire, avant de mourir, une bonne position. Éprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussent donné la nausée ; un moujik de Tolstoï, un paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres relations, s'élever jusqu'à la fréquentation de duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait par le moyen de l'étude des chefs-d'oeuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l'avarice et à l'adultère auxquels étant jeune elle était encline, pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres maladies. Je ne pouvais du reste m'empêcher en l'entendant parler de rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses expressions. C'étaient celles qu'ont, à une époque donnée, toutes les personnes d'une même envergure intellectuelle, de sorte que l'expression raffinée fournit aussitôt comme l'arc de cercle, le moyen de décrire et de limiter toute la circonférence. Aussi ces expressions font-elles que les personnes qui les emploient m'ennuient immédiatement comme déjà connues, mais aussi passent pour supérieures, et me furent souvent offertes comme voisines délicieuses et inappréciées. « Vous n'ignorez pas, madame, que beaucoup de régions forestières tirent leur nom des animaux qui les peuplent. À côté de la forêt de Chantepie, vous avez le bois de Chantereine. – Je ne sais pas de quelle reine il s'agit, mais vous n'êtes pas galant pour elle, dit M. de Cambremer. – Attrapez, Chochotte, dit Mme Verdurin. Et à part cela, le voyage s'est bien passé ? – Nous n'avons rencontré que de vagues humanités qui remplissaient le train. Mais je réponds à la question de M. de Cambremer ; reine n'est pas ici la femme d'un roi, mais la grenouille. C'est le nom qu'elle a gardé longtemps dans ce pays, comme en témoigne la station de Renneville, qui devrait s'écrire Reineville. Il me semble que vous avez là une belle bête », dit de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant un poisson. C'était là un de ces compliments à l'aide desquels il croyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse. (« Les inviter est inutile, disait-il souvent en parlant de tels de leurs amis à sa femme. Ils ont été enchantés de nous avoir. C'étaient eux qui me remerciaient. ») « D'ailleurs je dois vous dire que je vais presque chaque jour à Renneville depuis bien des années, et je n'y ai vu pas plus de grenouilles qu'ailleurs. Mme de Cambremer avait fait venir ici le curé d'une paroisse où elle a de grands biens et qui a la même tournure d'esprit que vous, à ce qu'il semble. Il a écrit un ouvrage. – Je crois bien, je l'ai lu avec infiniment d'intérêt », répondit hypocritement Brichot. La satisfaction que son orgueil recevait indirectement de cette réponse fit rire longuement de Cambremer. « Ah ! eh bien, l'auteur, comment dirais-je, de cette géographie, de ce glossaire, épilogue longuement sur le nom d'une petite localité dont nous étions autrefois, si je puis dire, les seigneurs, et qui se nomme Pont-à-Couleuvre. Or je ne suis évidemment qu'un vulgaire ignorant à côté de ce puits de science, mais je suis bien allé mille fois à Pont-à-Couleuvre pour lui une, et du diable si j'y ai jamais vu un seul de ces vilains serpents, je dis vilains, malgré l'éloge qu'en fait le bon La Fontaine (« L'Homme et la Couleuvre » était une des deux fables). – Vous n'en avez pas vu, et c'est vous qui avez vu juste, répondit Brichot. Certes, l'écrivain dont vous parlez connaît à fond son sujet, il a écrit un livre remarquable. – Voire ! s'exclama Mme de Cambremer, ce livre, c'est bien le cas de le dire, est un véritable travail de bénédictin. – Sans doute il a consulté quelques pouillés (on entend par là les listes des bénéfices et des cures de chaque diocèse), ce qui a pu lui fournir le nom des patrons laïcs et des collateurs ecclésiastiques. Mais il est d'autres sources. Un de mes plus savants amis y a puisé. Il a trouvé que le même lieu était dénommé Pont-à-Quileuvre. Ce nom bizarre l'incita à remonter plus haut encore, à un texte latin où le pont que votre ami croit infesté de couleuvres est désigné : Pons cui aperit. Pont fermé qui ne s'ouvrait que moyennant une honnête rétribution. – Vous parlez de grenouilles. Moi, en me trouvant au milieu de personnes si savantes, je me fais l'effet de la grenouille devant l'aréopage » (c'était la seconde fable), dit Cancan qui faisait souvent en riant beaucoup, cette plaisanterie grâce à laquelle il croyait à la fois par humilité et avec à-propos, faire profession d'ignorance et étalage de savoir. Quant à Cottard, bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant de se donner de l'air des autres côtés, il se tourna vers moi et me fit une de ces questions qui frappaient ses malades s'il était tombé juste et montraient ainsi qu'il était pour ainsi dire dans leur corps ; si au contraire il tombait à faux, lui permettaient de rectifier certaines théories, d'élargir les points de vue anciens. « Quand vous arrivez à ces sites relativement élevés comme celui où nous nous trouvons en ce moment, remarquez-vous que cela augmente votre tendance aux étouffements ? » me demanda-t-il, certain ou de faire admirer, ou de compléter son instruction. M. de Cambremer entendit la question et sourit. « Je ne peux pas vous dire comme ça m'amuse d'apprendre que vous avez des étouffements », me jeta-t-il à travers la table. Il ne voulait pas dire par cela que cela l'égayait, bien que ce fût vrai aussi. Car cet homme excellent ne pouvait cependant pas entendre parler du malheur d'autrui sans un sentiment de bien-être et un spasme d'hilarité qui faisaient vite place à la pitié d'un bon coeur. Mais sa phrase avait un autre sens, que précisa celle qui la suivit : « Ça m'amuse, me dit-il, parce que justement ma soeur en a aussi. » En somme cela l'amusait comme s'il m'avait entendu citer comme un de mes amis quelqu'un qui eût fréquenté beaucoup chez eux. « Comme le monde est petit », fut la réflexion qu'il formula mentalement et que je vis écrite sur son visage souriant quand Cottard me parla de mes étouffements. Et ceux-ci devinrent à dater de ce dîner comme une sorte de relation commune et dont M. de Cambremer ne manquait jamais de me demander des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa soeur. Tout en répondant aux questions que sa femme me posait sur Morel, je pensais à une conversation que j'avais eue avec ma mère dans l'après-midi. Comme tout en ne me déconseillant pas d'aller chez les Verdurin si cela pouvait me distraire, elle me rappelait que c'était un milieu qui n'aurait pas plu à mon grand-père et lui eût fait crier : « À la garde ! », ma mère avait ajouté : « Écoute, le président Toureuil et sa femme m'ont dit qu'ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. On ne m'a rien demandé. Mais j'ai cru comprendre qu'un mariage entre Albertine et toi serait le rêve de sa tante. Je crois que la vraie raison est que tu leur es à tous très sympathique. Tout de même, le luxe qu'ils croient que tu pourrais lui donner, les relations qu'on sait plus ou moins que nous avons, je crois que tout cela n'y est pas étranger, quoique secondaire. Je ne t'en aurais pas parlé, parce que je n'y tiens pas, mais comme je me figure qu'on t'en parlera, j'ai mieux aimé prendre les devants. – Mais toi, comment la trouves-tu ? avais-je demandé à ma mère. – Mais moi, ce n'est pas moi qui l'épouserai. Tu peux certainement faire mille fois mieux comme mariage. Mais je crois que ta grand-mère n'aurait pas aimé qu'on t'influence. Actuellement je ne peux pas te dire comment je trouve Albertine, je ne la trouve pas. Je te dirai comme Mme de Sévigné : “Elle a de bonnes qualités, du moins je le crois. Mais dans ce commencement, je ne sais la louer que par des négatives. Elle n'est point ceci, elle n'a point l'accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être : elle est cela.” Et je la trouverai toujours bien si elle doit te rendre heureux. » Mais par ces mots mêmes, qui remettaient entre mes mains de décider de mon bonheur, ma mère m'avait mis dans cet état de doute où j'avais déjà été quand, mon père m'ayant permis d'aller à Phèdre et surtout d'être homme de lettres, je m'étais senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu'il y a quand on cesse d'obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l'avenir, de se rendre compte qu'on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.
Peut-être le mieux serait-il d'attendre un peu, de commencer par voir Albertine comme par le passé pour tâcher d'apprendre si je l'aimais vraiment. Je pourrais l'amener chez les Verdurin pour la distraire, et ceci me rappela que je n'y étais venu moi-même ce soir que pour savoir si Mme Putbus y habitait ou allait y venir. En tout cas, elle ne dînait pas. « À propos de votre ami Saint-Loup », me dit Mme de Cambremer, usant ainsi d'une expression qui marquait plus de suite dans les idées que ses phrases ne l'eussent laissé croire, car si elle me parlait de musique elle pensait aux Guermantes, « vous savez que tout le monde parle de son mariage avec la nièce de la princesse de Guermantes. Je vous dirai que pour ma part, de tous ces potins mondains je ne me préoccupe mie. » Je fus pris de la crainte d'avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussement originale, et dont l'esprit était aussi médiocre que le caractère était violent. Il n'y a presque pas une nouvelle que nous apprenions qui ne nous fasse regretter un de nos propos. Je répondis à Mme de Cambremer, ce qui du reste était vrai, que je n'en savais rien, et que d'ailleurs la fiancée me paraissait encore bien jeune. « C'est peut-être pour cela que ce n'est pas encore officiel ; en tous cas on le dit beaucoup. – J'aime mieux vous prévenir », dit sèchement Mme Verdurin à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci m'avait parlé de Morel, et quand elle avait baissé la voix pour me parler des fiançailles de Saint-Loup ayant cru qu'elle m'en parlait encore. « Ce n'est pas de la musiquette qu'on fait ici. En art vous savez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants comme je les appelle, c'est effrayant ce qu'ils sont avancés », ajouta-t-elle avec un air d'orgueilleuse terreur. « Je leur dis quelquefois : “Mes petites bonnes gens, vous marchez plus vite que votre patronne à qui les audaces ne passent pas pourtant pour avoir jamais fait peur.” Tous les ans ça va un peu plus loin ; je vois bientôt le jour où ils ne marcheront plus pour Wagner et pour d'Indy. Mais c'est très bien d'être avancé, on ne l'est jamais assez », dit Mme de Cambremer, tout en inspectant chaque coin de la salle à manger, en cherchant à reconnaître les choses qu'avait laissées sa belle-mère, celles qu'avait apportées Mme Verdurin, et à prendre celle-ci en flagrant délit de faute de goût. Cependant, elle cherchait à me parler du sujet qui l'intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant qu'il protégeât un violoniste. « Il a l'air intelligent. – Même d'une verve extrême pour un homme déjà un peu âgé, dis-je. – Âgé ? Mais il n'a pas l'air âgé, regardez, le cheveu est resté jeune. » (Car depuis trois ou quatre ans le mot « cheveu » avait été employé au singulier par un de ces inconnus qui sont les lanceurs des modes littéraires, et toutes les personnes ayant la longueur de rayon de Mme de Cambremer disaient « le cheveu », non sans un sourire affecté. À l'heure actuelle on dit encore « le cheveu », mais de l'excès du singulier renaîtra le pluriel.) « Ce qui m'intéresse surtout chez de Charlus, ajouta-t-elle, c'est qu'on sent chez lui le don. Je vous dirai que je fais bon marché du savoir. Ce qui s'apprend ne m'intéresse pas. » Ces paroles ne sont pas en contradiction avec la valeur particulière de Mme de Cambremer, qui était précisément imitée et acquise. Mais justement une des choses qu'on devait savoir à ce moment-là, c'est que le savoir n'est rien et ne pèse pas un fétu à côté de l'originalité. Mme de Cambremer avait appris, comme le reste, qu'il ne faut rien apprendre. « C'est pour cela, me dit-elle, que Brichot qui a son côté curieux, car je ne fais pas fi d'une certaine érudition savoureuse, m'intéresse pourtant beaucoup moins. » Mais Brichot, à ce moment-là, n'était occupé que d'une chose : entendant qu'on parlait musique, il tremblait que le sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour écarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournit l'occasion par cette question : « Alors, les lieux boisés portent toujours des noms d'animaux ? – Que non pas », répondit Brichot, heureux de déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels je lui avais dit qu'il était sûr d'en intéresser au moins un. « Il suffit de voir combien, dans les noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de la houille. Un de nos pères conscrits s'appelle M. de Saulces de Freycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et de frênes, salix et fraxinetum ; son neveu M. de Selves réunit plus d'arbres encore, puisqu'il se nomme de Selves, sylva. »
Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d'être l'objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d'être délivré, il avait été attendri d'entendre M. Verdurin, malgré la solennité d'un tel dîner, dire au maître d'hôtel de mettre une carafe d'eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu'ils soient bien nourris.) Enfin Mme Verdurin avait une fois souri à Saniette. Décidément, c'étaient de bonnes gens. Il ne serait plus torturé. À ce moment le repas fut interrompu par un convive que j'ai oublié de citer, un illustre philosophe norvégien qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d'abord que l'ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il se reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire intérieur ; ensuite parce qu'en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu'il voulait dire pendant qu'il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. C'était du reste un être délicieux, quoique pareil en apparence à beaucoup d'autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d'une rapidité vertigineuse pour s'échapper dès qu'il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu'il avait la colique ou encore un besoin plus pressant.
« Mon cher – collègue », dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui convenait, « j'ai une sorte de – désir pour savoir s'il y a d'autres arbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française – latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu'il n'osât la regarder) m'a dit que vous saviez toutes choses. N'est-ce pas précisément le moment ? – Non, c'est le moment de manger », interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n'en finissait pas. « Ah ! bien », répondit le Scandinave baissant la tête dans son assiette, avec un sourire triste et résigné. « Mais je dois faire observer à madame que si je me suis permis ce questionnaire pardon, ce questation – c'est que je dois retourner demain à Paris pour dîner chez la Tour d'Argent ou chez l'hôtel Meurice. Mon confrère – français – M. Boutroux, doit nous y parler des séances de spiritisme pardon, des évocations spiritueuses – qu'il a contrôlées. – Ce n'est pas si bon qu'on dit, la Tour d'Argent, dit Mme Verdurin agacée. J'y ai même fait des dîners détestables. – Mais est-ce que je me trompe, est-ce que la nourriture qu'on mange chez Madame n'est pas de la plus fine cuisine française ? – Mon Dieu, ce n'est pas positivement mauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vous venez mercredi prochain ce sera meilleur. – Mais je pars lundi pour Alger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap de Bonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon illustre collègue – pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon confrère. » Et il se mit par obéissance, après avoir fourni ces excuses rétrospectives, à manger avec une rapidité vertigineuse. Mais Brichot était trop heureux de pouvoir donner d'autres étymologies végétales et il répondit, intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger, mais en faisant signe qu'on pouvait ôter son assiette pleine et passer au plat suivant : « Un des Quarante, dit Brichot, a nom Houssaye, ou lieu planté de houx ; dans celui d'un fin diplomate, d'Ormesson, vous retrouvez l'orme, l'ulmus cher à Virgile et qui a donné son nom à la ville d'Ulm ; dans celui de ses collègues, M. de La Boulaye, le bouleau ; M. d'Aunay, l'aulne ; M. de Bussière, le buis ; M. Albaret, l'aubier (je me promis de le dire à Céleste) ; M. de Cholet, le chou ; et le pommier dans le nom de M. de La Pommeraye que nous entendîmes conférencer, Saniette, vous en souvient-il, du temps que le bon Porel avait été envoyé aux confins du monde, comme proconsul en Odéonie ? » Au nom de Saniette prononcé par Brichot, M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard un regard ironique qui démonta le timide. « Vous disiez que Cholet vient de chou, dis-je à Brichot. Est-ce qu'une station où j'ai passé avant d'arriver à Doncières, Saint-Frichoux, vient aussi de chou ? – Non, Saint-Frichoux, c'est Sanctus Fructuosus, comme Sanctus Ferreolus donna Saint-Fargeau, mais ce n'est pas normand du tout. Il sait trop de choses, il nous ennuie, gloussa doucement la princesse. – Il y a tant d'autres noms qui m'intéressent, mais je ne peux pas tout vous demander en une fois. » Et me tournant vers Cottard : « Est-ce que Mme Putbus est ici ? lui demandai-je. – Non, Dieu merci, répondit Mme Verdurin qui avait entendu ma question. J'ai tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, nous en sommes débarrassés pour cette année. – Je vais avoir moi-même droit à deux arbres, dit M. de Charlus, car j'ai à peu près retenu une petite maison entre Saint-Martin-du-Chêne et Saint-Pierre-des-Ifs. – Mais c'est très près d'ici, j'espère que vous viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel. Vous n'aurez qu'à vous entendre avec notre petit groupe pour les trains, vous êtes à deux pas de Doncières », dit Mme Verdurin qui détestait qu'on ne vînt pas par le même train et aux heures où elle envoyait des voitures. Elle savait combien la montée à La Raspelière, même en faisant le tour par des lacis, derrière Féterne, ce qui retardait d'une demi-heure, était dure, elle craignait que ceux qui feraient bande à part ne trouvassent pas de voitures pour les conduire, ou même étant en réalité restés chez eux, pussent prendre le prétexte de n'en avoir pas trouvé à Douville-Féterne et de ne pas s'être senti la force de faire une telle ascension à pied. À cette invitation de Charlus se contenta de répondre par une muette inclinaison. « Il ne doit pas être commode tous les jours, il a un air pincé », chuchota à Ski le docteur qui étant resté très simple malgré une couche superficielle d'orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus le snobait. « Il ignore sans doute que dans toutes les villes d'eaux et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui je suis naturellement le “grand chef”, tiennent à honneur de me présenter à tous les nobles qui sont là et qui n'en mènent pas large. Cela rend même assez agréable pour moi le séjour des stations balnéaires, ajouta-t-il d'un air léger. Même à Doncières le major du régiment, qui est le médecin traitant du colonel, m'a invité à déjeuner avec lui en me disant que j'étais en situation de dîner avec le général. Et ce général est un monsieur de quelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont plus ou moins anciens que ceux de ce baron. – Ne vous montez pas le bourrichon, c'est une bien pauvre couronne », répondit Ski à mi-voix, et il ajouta quelque chose de confus avec un verbe, où je distinguai seulement les dernières syllabes « arder », occupé que j'étais d'écouter ce que Brichot disait à M. de Charlus. « Non probablement, j'ai le regret de vous le dire, vous n'avez qu'un seul arbre, car si Saint-Martin-du-Chêne est évidemment Sanctus Martinus juxta quercum, en revanche le mot if peut être simplement la racine, ave, eve, qui veut dire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que vous voyez subsister dans nos éviers de cuisine. C'est l'“eau”, qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterboueii, Ster-en-Dreuchen. » Je n'entendis pas la fin, car quelque plaisir que j'eusse eu à réentendre le nom de Stermaria, malgré moi j'entendais Cottard près duquel j'étais, qui disait tout bas à Ski : « Ah ! mais je ne savais pas. Alors c'est un monsieur qui sait se retourner dans la vie. Comment ! il est de la confrérie ! Pourtant il n'a pas les yeux bordés de jambon. Il faudra que je fasse attention à mes pieds sous la table, il n'aurait qu'à en pincer pour moi. Du reste, cela ne m'étonne qu'à moitié. Je vois plusieurs nobles à la douche, dans le costume d'Adam, ce sont plus ou moins des dégénérés. Je ne leur parle pas parce qu'en somme je suis fonctionnaire et que cela pourrait me faire du tort. Mais ils savent parfaitement qui je suis. » Saniette, que l'interpellation de Brichot avait effrayé, commençait à respirer, comme quelqu'un qui a peur de l'orage et qui voit que l'éclair n'a été suivi d'aucun bruit de tonnerre, quand il entendit M. Verdurin le questionner tout en attachant sur lui un regard qui ne lâchait pas le malheureux tant qu'il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits. « Mais vous nous aviez toujours caché que vous fréquentiez les matinées de l'Odéon, Saniette ? » Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu'il put afin qu'elle eût plus de chance d'échapper aux coups : « Une fois, à La Chercheuse – Qu'est-ce qu'il dit ? » hurla M. Verdurin, d'un air à la fois écoeuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s'il n'avait pas assez de toute son attention pour comprendre quelque chose d'inintelligible. « D'abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu'est-ce que vous avez dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l'intention insolente de son mari. « J'étais à la Ch… – Che, che che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas. » Presque aucun des fidèles ne se retenait de s'esclaffer et ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. « Voyons, ce n'est pas sa faute, dit Mme Verdurin. – Ce n'est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler. – J'étais à La Chercheuse d'esprit de Favart. – Quoi ? c'est La Chercheuse d'esprit que vous appelez La Chercheuse ? Ah ! c'est magnifique, j'aurais pu chercher cent ans sans trouver », s'écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu'un n'était pas lettré, artiste, « n'en était pas », s'il l'avait entendu dire le titre complet de certaines oeuvres. Par exemple il fallait dire Le Malade, Le Bourgeois ; et ceux qui auraient ajouté « imaginaire » ou « gentilhomme » eussent témoigné qu'ils n'étaient pas de la « boutique », de même que dans un salon, quelqu'un prouve qu'il n'est pas du monde en disant : M. de Montesquiou-Fezensac pour M. de Montesquiou. « Mais ce n'est pas si extraordinaire », dit Saniette essoufflé par l'émotion mais souriant, quoiqu'il n'en ait pas envie. Mme Verdurin éclata : « Oh ! si, s'écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne au monde n'aurait pu deviner qu'il s'agissait de La Chercheuse d'esprit. » M. Verdurin reprit d'une voix douce et s'adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C'est une jolie pièce d'ailleurs La Chercheuse d'esprit. » Prononcée sur un ton sérieux cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu'une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux. Brichot fut plus loquace. « Il est vrai, répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait passer pour l'oeuvre de quelque auteur sarmate ou scandinave, on pourrait poser la candidature de La Chercheuse d'esprit à la situation vacante de chef-d'oeuvre. Mais soit dit sans manquer de respect aux mânes du gentil Favart, il n'était pas de tempérament ibsénien. (Aussitôt il rougit jusqu'aux oreilles en pensant au philosophe norvégien, lequel avait un air malheureux parce qu'il cherchait en vain à identifier quel végétal pouvait être le buis que Brichot avait cité tout à l'heure à propos de Bussière.) D'ailleurs, la satrapie de Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire qui est un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait que nous vissions Anna Karénine ou Résurrection sous l'architrave odéonienne. – Je sais le portrait de Favart dont vous voulez parler, dit M. de Charlus. J'en ai vu une très belle épreuve chez la comtesse Molé. » Le nom de la comtesse Molé produisit une forte impression sur Mme Verdurin. « Ah ! vous allez chez Mme de Molé », s'écria-t-elle. Elle pensait qu'on disait « la comtesse Molé », « madame Molé », simplement par abréviation, comme elle entendait dire les Rohan, ou par dédain, comme elle-même disait : madame La Trémoïlle. Elle n'avait aucun doute que la comtesse Molé, connaissant la reine de Grèce et la princesse de Caprarola, eût autant que personne droit à la particule, et pour une fois elle était décidée à la donner à une personne si brillante et qui s'était montrée fort aimable pour elle. Aussi, pour bien montrer qu'elle avait parlé ainsi à dessein et ne marchandait pas ce « de » à la comtesse, elle reprit : « Mais je ne savais pas du tout que vous connaissiez madame de Molé ! » comme ci ç'avait été doublement extraordinaire et que M. de Charlus connût cette dame et que Mme Verdurin ne sût pas qu'il la connaissait. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, forme un tout relativement homogène et clos. Autant il est compréhensible que dans l'immensité disparate de la bourgeoisie un avocat dise à quelqu'un qui connaît un de ses camarades de collège : « Mais comment diable connaissez-vous un tel ? » en revanche s'étonner qu'un Français connût le sens du mot « temple » ou « forêt » ne serait guère plus extraordinaire que d'admirer les hasards qui avaient pu conjoindre M. de Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une telle connaissance n'eût pas tout naturellement découlé des lois mondaines, si elle eût été fortuite, comment eût-il été bizarre que Mme Verdurin l'ignorât puisqu'elle voyait M. de Charlus pour la première fois, et que ses relations avec Mme Molé étaient loin d'être la seule chose qu'elle ne sût pas relativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien ? « Qu'est-ce qui jouait cette Chercheuse d'esprit, mon petit Saniette ? » demanda M. Verdurin. Bien que sentant l'orage passé, l'ancien archiviste hésitait à répondre : « Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l'intimides, tu te moques de tout ce qu'il dit, et puis tu veux qu'il réponde. Voyons, dites qui jouait ça, on vous donnera de la galantine à emporter », dit Mme Verdurin, faisant une méchante allusion à la ruine où Saniette s'était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis. « Je me rappelle seulement que c'était Mme Samary qui faisait la Zerbine, dit Saniette. – La Zerbine ? Qu'est-ce que c'est que ça ? cria M. Verdurin comme s'il y avait le feu. – C'est un emploi de vieux répertoire, voir Le Capitaine Fracasse, comme qui dirait le Tranche-Montagne, le Pédant. – Ah ! le pédant, c'est vous. La Zerbine ! Non, mais il est toqué », s'écria M. Verdurin. Mme Verdurin regarda ses convives en riant comme pour excuser Saniette. « La Zerbine, il s'imagine que tout le monde sait aussitôt ce que cela veut dire. Vous êtes comme M. de Longepierre, l'homme le plus bête que je connaisse, qui nous disait familièrement l'autre jour “le Banat”. Personne n'a su de quoi il voulait parler. Finalement on a appris que c'était une province de Serbie. » Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui me faisait plus de mal qu'à lui, je demandai à Brichot s'il savait ce que signifiait Balbec. « Balbec est probablement une corruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir consulter les chartes des rois d'Angleterre, suzerains de la Normandie, car Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d'Outre-Mer, Balbec-en-Terre. Mais la baronnie de Douvres elle-même relevait de l'évêché de Bayeux et malgré des droits qu'eurent momentanément les templiers sur l'abbaye à partir de Louis d'Harcourt, patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce furent les évêques de ce diocèse qui furent collateurs aux biens de Balbec. C'est ce que m'a expliqué le doyen de Doville, homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vit dans l'obédience de Brillat-Savarin, et m'a exposé avec des termes un tantinet sibyllins d'incertaines pédagogies tout en me faisant manger d'admirables pommes de terre frites. » Tandis que Brichot souriait, pour montrer ce qu'il y avait de spirituel à unir des choses aussi disparates et à employer pour des choses communes un langage ironiquement élevé, Saniette cherchait à placer quelque trait d'esprit qui pût le relever de son effondrement de tout à l'heure. Le trait d'esprit était ce qu'on appelait un « à-peu-près », mais qui avait changé de forme car il y a une évolution pour les calembours comme pour les genres littéraires, les épidémies, qui disparaissent remplacées par d'autres, etc. Jadis la forme de l'« à-peu-près » était le « comble ». Mais elle était surannée, personne ne l'employait plus, il n'y avait plus que Cottard pour dire encore parfois au milieu d'une partie de « piquet » : « Savez-vous quel est le comble de la distraction ? c'est de prendre l'édit de Nantes pour une Anglaise. » Les combles avaient été remplacés par les surnoms. Au fond, c'était toujours le vieil « à-peu-près », mais comme le surnom était à la mode on ne s'en apercevait pas. Malheureusement pour Saniette, quand ces « à-peu-près » n'étaient pas de lui et d'habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si au contraire le mot était de lui, comme il l'avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l'avait répété en se l'appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu'il en était l'auteur, on l'accusait de plagiat. « Or donc, continua Brichot, bec en normand est ruisseau ; il y a l'abbaye du Bec ; Mobec, le ruisseau du marais (mor ou mer voulait dire marais, comme dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare, Cambremer) ; Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant de briga, lieu fortifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc, Le Bric, Briand, ou bien de brice, pont, qui est le même que Bruck en allemand (Innsbruck) et qu'en anglais bridge qui termine tant de noms de lieux (Cambridge, etc.). Vous avez encore en Normandie bien d'autres bec : Caudebec, Bolbec, Le Robec, Le Bec-Hellouin, Becquerel. C'est la forme normande du germain Bach, Offenbach, Anspach. Varaguebec, du vieux mot varaigne, équivalent de garenne, bois, étangs réservés. Quant à dal, reprit Brichot, c'est une forme de Thal, vallée : Darnetal, Rosendal, et même jusque près de Louviers, Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbec est d'ailleurs charmante. Vue d'une falaise (Fels en allemand, vous avez même non loin d'ici, sur une hauteur la jolie ville de Falaise), elle voisine les flèches de l'église, située en réalité à une grande distance, et a l'air de les refléter. Je crois bien, dis-je, c'est un effet qu'Elstir aime beaucoup. J'en ai vu plusieurs esquisses chez lui. – Elstir ! Vous connaissez Tiche ? s'écria Mme Verdurin. Mais vous savez que je l'ai connu dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne le vois plus. Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait son couvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un dont on peut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous montrerai tout à l'heure des fleurs qu'il a peintes pour moi ; vous verrez quelle différence avec ce qu'il fait aujourd'hui et que je n'aime pas du tout, mais pas du tout ! Mais comment ! je lui avais fait faire un portrait de Cottard, sans compter tout ce qu'il a fait d'après moi. – Et il avait fait au professeur des cheveux mauves », dit Mme Cottard oubliant qu'alors son mari n'était même pas agrégé. « Je ne sais, monsieur, si vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves. – Ça ne fait rien », dit Mme Verdurin en levant le menton d'un air de dédain pour Mme Cottard et d'admiration pour celui dont elle parlait, « c'était d'un fier coloriste, d'un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s'adressant de nouveau à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes ces grandes diablesses de compositions, ces grandes machines qu'il expose depuis qu'il ne vient plus chez moi. Moi, j'appelle cela du barbouillé, c'est d'un poncif, et puis ça manque de relief, de personnalité. Il y a de tout le monde là-dedans. Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j'aime mieux Helleu. – Il n'y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c'est du XVIIIe siècle fébrile. C'est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. – Oh ! connu, archiconnu, il y a des années qu'on me le ressert, dit M. Verdurin à qui en effet Ski l'avait raconté autrefois, mais comme fait par lui-même. Ce n'est pas de chance que pour une fois que vous prononcez intelligiblement quelque chose d'assez drôle, ce ne soit pas de vous. – Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin, parce que c'était quelqu'un de doué, il a gâché un joli tempérament de peintre. Ah ! s'il était resté ici ! Mais il serait devenu le premier paysagiste de notre temps. Et c'est une femme qui l'a conduit si bas ! Ça ne m'étonne pas d'ailleurs, car l'homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c'était un médiocre. Je vous dirai que je l'ai senti tout de suite. Dans le fond, il ne m'a jamais intéressée. Je l'aimais bien, c'était tout. D'abord, il était d'un sale ! Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens qui ne se lavent jamais ? – Qu'est-ce que c'est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons ? demanda Ski. – Cela s'appelle de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin. – Mais c'est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles de château-margaux, de château-lafite, de porto. – Je ne peux pas vous dire comme il m'amuse, il ne boit que de l'eau », dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l'agrément qu'elle trouvait à cette fantaisie l'effroi que lui causait cette prodigalité. « Mais ce n'est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses pêches, d'énormes brugnons, là en face du soleil couché ; ça sera luxuriant comme un beau Véronèse. – Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin. – Mais enlevez ces fromages si vilains de ton », dit-il en essayant de retirer l'assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutes ses forces.
« Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir c'est le travail, l'homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a envie. C'est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du dîner. – Au fait, je ne sais pas pourquoi vous n'avez pas voulu recevoir sa femme, dit Cottard, il serait ici comme autrefois. – Dites donc, voulez-vous être poli, vous ? Je ne reçois pas de gourgandines, monsieur le professeur », dit Mme Verdurin, qui avait au contraire fait tout ce qu'elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu'ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu'il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n'avait pas réussi la rupture. C'est avec le salon Verdurin qu'Elstir avait rompu ; et il s'en félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître la voie du salut. « Il est magnifique, le professeur, dit-elle. Déclarez plutôt que mon salon est une maison de rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c'est que Mme Elstir. J'aimerais mieux recevoir la dernière des filles ! Ah ! non, je ne mange pas de ce pain-là. D'ailleurs je vous dirai que j'aurais été d'autant plus bête de passer sur la femme que le mari ne m'intéresse plus, c'est démodé, ce n'est même plus dessiné. – C'est extraordinaire pour un homme d'une pareille intelligence, dit Cottard. – Oh ! non, répondit Mme Verdurin, même à l'époque où il avait du talent, car il en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c'est qu'il n'était aucunement intelligent. » Mme Verdurin, pour porter ce jugement sur Elstir, n'avait pas attendu leur brouille et qu'elle n'aimât plus sa peinture. C'est que, même au temps où il faisait partie du petit groupe, il arrivait qu'Elstir passait des journées entières avec telle femme qu'à tort ou à raison Mme Verdurin trouvait « bécasse », ce qui à son avis n'était pas le fait d'un homme intelligent. « Non, dit-elle d'un air d'équité, je crois que sa femme et lui sont très bien faits pour aller ensemble. Dieu sait que je ne connais pas de créature plus ennuyeuse sur la terre et que je deviendrais enragée s'il me fallait passer deux heures avec elle. Mais on dit qu'il la trouve très intelligente. C'est qu'il faut bien l'avouer, notre Tiche était surtout excessivement bête ! Je l'ai vu épaté par des personnes que vous n'imaginez pas, par de braves idiotes dont on n'aurait jamais voulu dans notre petit clan. Hé bien ! il leur écrivait, il discutait avec elles, lui, Elstir ! Ça n'empêche pas des côtés charmants, ah ! charmants, charmants et délicieusement absurdes, naturellement. » Car Mme Verdurin était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies. Idée fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes les « folies » des gens sont insupportables. Mais un déséquilibre qu'on ne découvre qu'à la longue est la conséquence de l'entrée dans un cerveau humain de délicatesses pour lesquelles il n'est pas habituellement fait. En sorte que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais il n'y a guère de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges. « Tenez, je vais pouvoir vous montrer tout de suite ses fleurs », me dit-elle en voyant que son mari lui faisait signe qu'on pouvait se lever de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s'en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu'il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, momentanément l'inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu'il avait droit. Mais d'abord il tint à montrer à M. de Charlus qu'intellectuellement il l'estimait trop pour penser qu'il pût faire attention à ces bagatelles : « Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gens qui en sont vraiment, s'en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons échangés, j'ai compris que vous en étiez ! » M. de Charlus qui donnait à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les oeillades du docteur, l'injurieuse franchise du Patron le suffoquait. « Ne protestez pas, cher monsieur, vous en êtes, c'est clair comme le jour, reprit M. Verdurin. Remarquez que je ne sais pas si vous exercez un art quelconque, mais ce n'est pas nécessaire et ce n'est pas toujours suffisant. Dechambre, qui vient de mourir, jouait parfaitement avec le plus robuste mécanisme, mais n'en était pas, on sentait tout de suite qu'il n'en était pas. Brichot n'en est pas. Morel en est, ma femme en est, je sens que vous en êtes… – Qu'alliez-vous me dire ? » interrompit M. de Charlus qui commençait à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, mais qui préférait qu'il criât moins haut ces paroles à double sens. « Nous vous avons mis seulement à gauche », répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : « Mais voyons ! Cela n'a aucune importance, ici ! » Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand-mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d'une aïeule, de sorte qu'il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles dans de vieilles petites cours de l'Europe, et qu'on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. Il y a des moments où pour peindre complètement quelqu'un il faudrait que l'imitation phonétique se joignît à la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d'être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines suites de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces « petites trompettes » au son si particulier, pour lesquelles l'auteur a écrit telle ou telle partie. « Mais, expliqua M. Verdurin blessé, c'est à dessein. Je n'attache aucune importance aux titres de noblesse », ajouta-t-il avec ce sourire dédaigneux que j'ai vu tant de personnes que j'ai connues, à l'encontre de ma grand-mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu'ils ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire à l'aide d'elles une supériorité sur eux. « Mais enfin puisqu'il y avait justement M. de Cambremer et qu'il est marquis, comme vous n'êtes que baron… – Permettez, répondit M. de Charlus avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d'Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes. D'ailleurs cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas », ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s'épanouit sur ces derniers mots : « J'ai tout de suite vu que vous n'aviez pas l'habitude. »
Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleurs d'Elstir. Si cet acte devenu depuis longtemps si indifférent pour moi, aller dîner en ville, m'avait au contraire, sous la forme qui le renouvelait entièrement, d'un voyage le long de la côte, suivi d'une montée en voiture jusqu'à deux cents mètres au-dessus de la mer, procuré une sorte d'ivresse, celle-ci ne s'était pas dissipée à La Raspelière. « Tenez, regardez-moi ça, me dit la Patronne, en me montrant de grosses et magnifiques roses d'Elstir, mais dont l'onctueux écarlate et la blancheur fouettée s'enlevaient avec un relief un peu trop crémeux sur la jardinière où elles étaient posées. Croyez-vous qu'il aurait encore assez de patte pour attraper ça ? Est-ce assez fort ! Et puis, c'est beau comme matière, ça serait amusant à tripoter. Je ne peux pas vous dire comme c'était amusant de les lui voir peindre. On sentait que ça l'intéressait de chercher cet effet-là. » Et le regard de la Patronne s'arrêta rêveusement sur ce présent de l'artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu'en ces souvenirs qu'il lui en avait laissés ; derrière les fleurs autrefois cueillies par lui pour elle-même, elle croyait revoir la belle main qui les avait peintes, en une matinée, dans leur fraîcheur, si bien que, les unes sur la table, l'autre adossé à un fauteuil de la salle à manger, avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de la Patronne, les roses encore vivantes et leur portrait à demi ressemblant. À demi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur qu'en la transplantant d'abord dans ce jardin intérieur où nous sommes forcés de rester toujours. Il avait montré dans cette aquarelle l'apparition des roses qu'il avait vues et que sans lui on n'eût connues jamais ; de sorte qu'on peut dire que c'était une variété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille des roses. « Du jour où il a quitté le petit noyau, ça a été un homme fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient perdre du temps, que je nuisais au développement de son génie, dit-elle sur un ton d'ironie. Comme si la fréquentation d'une femme comme moi pouvait ne pas être salutaire à un artiste ! » s'écria-t-elle dans un mouvement d'orgueil. Tout près de nous, M. de Cambremer qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être dans la pensée du marquis qu'à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d'un devoir que le simple gentilhomme savait qu'il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu'en la déclinant. Aussi s'écria-t-il : « Mais comment donc ! Je vous prie ! Par exemple ! » Le ton astucieusement véhément de cette protestation avait déjà quelque chose de fort « Guermantes », qui s'accusa davantage dans le geste impératif, inutile et familier avec lequel M. de Charlus pesa de ses deux mains et comme pour le forcer à se rasseoir, sur les épaules de M. de Cambremer, qui ne s'était pas levé : « Ah ! voyons, mon cher, insista le baron, il ne manquerait plus que ça ! Il n'y a pas de raison ! De notre temps on réserve ça aux princes du sang. » Je ne touchai pas plus les Cambremer que Mme Verdurin par mon enthousiasme pour leur maison. Car j'étais froid devant des beautés qu'ils me signalaient et m'exaltais de réminiscences confuses ; quelquefois même je leur avouais ma déception, ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom m'avait fait imaginer. J'indignai Mme de Cambremer en lui disant que j'avais cru que c'était plus campagne. En revanche je m'arrêtai avec extase à renifler l'odeur d'un vent coulis qui passait par la porte. « Je vois que vous aimez les courants d'air », me dirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte bouchant un carreau cassé n'eut pas plus de succès : « Mais quelle horreur ! » s'écria la marquise. Le comble fut quand je dis : « Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j'ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer me tourna résolument le dos. « Vous n'avez pas trouvé tout cela trop mal arrangé ? lui demanda son mari avec la même sollicitude apitoyée que s'il se fût informé comment sa femme avait supporté une triste cérémonie. Il y a de belles choses. » Mais comme la malveillance, quand les règles fixes d'un goût sûr ne lui imposent pas de bornes inévitables, trouve tout à critiquer, de leur personne ou de leur maison, chez les gens qui vous ont supplantés : « Oui, mais elles ne sont pas à leur place. Et voire, sont-elles si belles que ça ? – Vous avez remarqué », dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenait quelque fermeté, « il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde, des choses tout usées dans ce salon ! – Et cette pièce d'étoffe avec ses grosses roses comme un couvre-pied de paysanne », dit Mme de Cambremer, dont la culture toute postiche s'appliquait exclusivement à la philosophie idéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique de Debussy. Et pour ne pas requérir uniquement au nom du luxe mais aussi du goût : « Et ils ont mis des brise-bise ! Quelle faute de style ! Que voulez-vous, ces gens, ils ne savent pas, où auraient-ils appris ? Ça doit être de gros commerçants retirés. C'est déjà pas mal pour eux. – Les chandeliers m'ont paru beaux », dit le marquis, sans qu'on sût pourquoi il exceptait les chandeliers, de même qu'inévitablement, chaque fois qu'on parlait d'une église, que ce fût la cathédrale de Chartres, de Reims, d'Amiens, ou l'église de Balbec, ce qu'il s'empressait toujours de citer comme admirable c'était : « le buffet d'orgue, la chaire et les oeuvres de miséricorde ». « Quant au jardin, n'en parlons pas, dit Mme de Cambremer. C'est un massacre. Ces allées qui s'en vont tout de guingois ! » Je profitai de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup d'oeil sur la lettre que M. de Cambremer m'avait remise, et où sa mère m'invitait à dîner. Avec ce rien d'encre, l'écriture traduisait une individualité désormais pour moi reconnaissable entre toutes, sans qu'il y eût plus besoin de recourir à l'hypothèse de plumes spéciales que des couleurs rares et mystérieusement fabriquées ne sont nécessaires au peintre pour exprimer sa vision originale. Même un paralysé atteint d'agraphie après une attaque et réduit à regarder les caractères comme un dessin sans savoir les lire, aurait compris que Mme de Cambremer appartenait à une vieille famille où la culture enthousiaste des lettres et des arts avait donné un peu d'air aux traditions aristocratiques. Il aurait deviné aussi vers quelles années la marquise avait appris simultanément à écrire et à jouer Chopin. C'était l'époque où les gens bien élevés observaient la règle d'être aimables et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d'un second, puis (après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c'est que, contrairement au but social et littéraire qu'elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l'aspect non d'une progression, mais d'un diminuendo. Mme de Cambremer me dit dans cette première lettre qu'elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles », et qu'il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille), et que si je voulais venir avec ou sans eux dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse – contente ». Peut-être était-ce parce que le désir d'amabilité n'était pas égalé chez elle par la fertilité de l'imagination et la richesse du vocabulaire que cette dame, tenant à pousser trois exclamations, n'avait la force de donner dans la deuxième et la troisième qu'un écho affaibli de la première. Qu'il y eût eu seulement un quatrième adjectif et de l'amabilité initiale, il ne serait rien resté. Enfin, par une certaine simplicité raffinée qui n'avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l'habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l'air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Et pour bien montrer qu'il s'agissait en effet de quelque chose de sincère, elle rompait l'alliance conventionnelle qui eût mis « vrai » avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettres finissaient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. » Malheureusement c'était tellement devenu une formule que cette affectation de franchise donnait plus l'impression de la politesse menteuse que les antiques formules au sens desquelles on ne songe plus. J'étais d'ailleurs gêné pour lire par le bruit confus des conversations que dominait la voix plus haute de M. de Charlus n'ayant pas lâché son sujet et disant à M. de Cambremer : « Vous me faisiez penser en voulant que je prisse votre place, à un monsieur qui m'a envoyé ce matin une lettre en l'adressant “À Son Altesse le baron de Charlus”, et qui la commençait par : “Monseigneur”. – En effet, votre correspondant exagérait un peu », répondit M. de Cambremer en se livrant à une discrète hilarité. M. de Charlus l'avait provoquée ; il ne la partagea pas. « Mais dans le fond, mon cher, dit-il, remarquez que héraldiquement parlant, c'est lui qui est dans le vrai ; je n'en fais pas une question de personne, vous pensez bien. J'en parle comme s'il s'agissait d'un autre. Mais que voulez-vous, l'histoire est l'histoire, nous n'y pouvons rien et il ne dépend pas de nous de la refaire. Je ne vous citerai pas l'empereur Guillaume qui à Kiel n'a jamais cessé de me donner du monseigneur. J'ai ouï dire qu'il appelait ainsi tous les ducs français, ce qui est abusif, et ce qui est peut-être simplement une délicate attention qui, par-dessus notre tête, vise la France. – Délicate et plus ou moins sincère, dit M. de Cambremer. – Ah ! je ne suis pas de votre avis. Remarquez que personnellement un seigneur de dernier ordre comme ce Hohenzollern, de plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin le roi de Hanovre, n'est pas pour me plaire », ajouta M. de Charlus auquel le Hanovre semblait tenir plus à coeur que l'Alsace-Lorraine. « Mais je crois le penchant qui porte l'empereur vers nous profondément sincère. Les imbéciles vous diront que c'est un empereur de théâtre. Il est au contraire merveilleusement intelligent. Il ne s'y connaît pas en peinture et il a forcé M. Tschudi de retirer les Elstir des musées nationaux. Mais Louis XIV n'aimait pas les maîtres hollandais, avait aussi le goût de l'apparat, et a été somme toute un grand souverain. Encore Guillaume II a-t-il armé son pays au point de vue militaire et naval, comme Louis XIV n'avait pas fait, et j'espère que son règne ne connaîtra jamais les revers qui ont assombri sur la fin le règne de celui qu'on appelle banalement le Roi-Soleil. La République a commis une grande faute à mon avis en repoussant les amabilités du Hohenzollern ou en ne les lui rendant qu'au compte-gouttes. Il s'en rend lui-même très bien compte et dit, avec ce don d'expression qu'il a : “Ce que je veux, c'est une poignée de main, ce n'est pas un coup de chapeau.” Comme homme, il est vil ; il a abandonné, livré, renié ses meilleurs amis dans des circonstances où son silence a été aussi misérable que le leur a été grand », continua M. de Charlus qui, emporté toujours sur sa pente, glissait vers l'affaire Eulenbourg et se rappelait le mot que lui avait dit l'un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que l'empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès ! Mais d'ailleurs il ne s'est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l'échafaud nous aurions fermé la bouche. » « Du reste tout cela n'a rien à voir avec ce que je voulais dire, à savoir qu'en Allemagne, princes médiatisés nous sommes Durchlaucht, et qu'en France notre rang d'Altesse était publiquement reconnu. Saint-Simon prétend que nous l'avions pris par abus, ce en quoi il se trompe parfaitement. La raison qu'il en donne, à savoir que Louis XIV nous fit faire défense de l'appeler le Roi très Chrétien, et nous ordonna de l'appeler le Roi tout court, prouve simplement que nous relevions de lui et nullement que nous n'avions pas la qualité de prince. Sans quoi, il aurait fallu la dénier au duc de Lorraine et à combien d'autres ! D'ailleurs, plusieurs de nos titres viennent de la maison de Lorraine par Thérèse d'Espinoy, ma bisaïeule, qui était la fille du damoiseau de Commercy. » S'étant aperçu que Morel l'écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons de sa prétention. « J'ai fait observer à mon frère que ce n'est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première, que la notice sur notre famille devrait se trouver », dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu'était le Gotha. « Mais c'est lui que ça regarde, il est mon chef d'armes et du moment qu'il le trouve bon ainsi et qu'il laisse passer la chose, je n'ai qu'à fermer les yeux. – M. Brichot m'a beaucoup intéressé », dis-je à Mme Verdurin qui venait à moi, et tout en mettant la lettre de Mme de Cambremer dans ma poche. « C'est un esprit cultivé et un brave homme, me répondit-elle froidement. Il manque évidemment d'originalité et de goût, il a une terrible mémoire. On disait des “aïeux” des gens que nous avons ce soir, les émigrés, qu'ils n'avaient rien oublié. Mais ils avaient du moins l'excuse, dit-elle en prenant à son compte un mot de Swann, qu'ils n'avaient rien appris. Tandis que Brichot sait tout et nous jette à la tête pendant le dîner des piles de dictionnaires. Je crois que vous n'ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de tel village. » Pendant que Mme Verdurin parlait, je pensais que je m'étais promis de lui demander quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ce que c'était. « Je suis sûr que vous parlez de Brichot, dit Ski. Hein, Chantepie, et Freycinet, il ne vous a fait grâce de rien. Je vous ai regardée, ma petite Patronne. – Je vous ai bien vu, j'ai failli éclater. »
Je ne saurais dire aujourd'hui comment Mme Verdurin était habillée ce soir-là. Peut-être au moment même ne le savais-je pas davantage, car je n'ai pas l'esprit d'observation. Mais sentant que sa toilette n'était pas sans prétention, je lui dis quelque chose d'aimable et même d'admiratif. Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s'imaginent qu'un compliment qu'on leur fait est la stricte expression de la vérité et que c'est un jugement qu'on porte impartialement, irrésistiblement, comme s'il s'agissait d'un objet d'art ne se rattachant pas à une personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui me fit rougir de mon hypocrisie qu'elle me posa cette orgueilleuse et naïve question, habituelle en pareilles circonstances : « Cela vous plaît ? – Vous parlez de Chantepie, je suis sûr », dit M. Verdurin s'approchant de nous. J'avais été seul, pensant à ma lustrine verte et à une odeur de bois, à ne pas remarquer qu'en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait rire de lui. Et comme les impressions qui donnaient pour moi leur valeur aux choses étaient de celles que les autres personnes ou n'éprouvent pas, ou refoulent sans y penser comme insignifiantes, et que par conséquent si j'avais pu les communiquer elles fussent restées incomprises ou auraient été dédaignées, elles étaient entièrement inutilisables pour moi et avaient de plus l'inconvénient de me faire passer pour stupide aux yeux de Mme Verdurin, qui voyait que j'avais « gobé » Brichot, comme je l'avais déjà paru à Mme de Guermantes parce que je me plaisais chez Mme d'Arpajon. Pour Brichot pourtant il y avait une autre raison. Je n'étais pas du petit clan. Et dans tout clan, qu'il soit mondain, politique, littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans une conversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans un sonnet, tout ce que l'honnête lecteur n'aurait jamais songé à y voir. Que de fois il m'est arrivé, lisant avec une certaine émotion un conte habilement filé par un académicien disert et un peu vieillot, d'être sur le point de dire à Bloch ou à Mme de Guermantes : « Comme c'est joli ! » quand, avant que j'eusse ouvert la bouche, ils s'écriaient chacun dans un langage différent : « Si vous voulez passer un bon moment, lisez un conte de un tel. La stupidité humaine n'a jamais été aussi loin. » Le mépris de Bloch provenait surtout de ce que certains effets de style, agréables du reste, étaient un peu fanés ; celui de Mme de Guermantes, de ce que le conte semblait prouver justement le contraire de ce que voulait dire l'auteur, pour des raisons de fait qu'elle avait l'ingéniosité de déduire mais auxquelles je n'eusse jamais pensé. Je fus aussi surpris de voir l'ironie que cachait l'amabilité apparente des Verdurin pour Brichot que d'entendre, quelques jours plus tard à Féterne, les Cambremer me dire, devant l'éloge enthousiaste que je faisais de La Raspelière : « Ce n'est pas possible que vous soyez sincère, après ce qu'ils en ont fait. » Il est vrai qu'ils avouèrent que la vaisselle était belle. Pas plus que les choquants brise-bise, je ne l'avais vue. « Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que Balbec signifie », dit ironiquement M. Verdurin. C'était justement les choses que m'apprenait Brichot qui m'intéressaient. Quant à ce qu'on appelait son esprit, il était exactement le même qui avait été si goûté autrefois dans le petit clan. Il parlait avec la même irritante facilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient à vaincre un silence hostile ou de désagréables échos ; ce qui avait changé était, non ce qu'il débitait, mais l'acoustique du salon et les dispositions du public. « Gare ! » dit à mi-voix Mme Verdurin en montrant Brichot. Celui-ci ayant gardé l'ouïe plus perçante que la vue, jeta sur la Patronne un regard vite détourné de myope et de philosophe. Si ses yeux étaient moins bons, ceux de son esprit jetaient en revanche sur les choses un plus large regard. Il voyait le peu qu'on pouvait attendre des affections humaines, il s'y était résigné. Certes, il en souffrait. Il arrive que même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a l'habitude de plaire, devine qu'on l'a trouvé ou trop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc., rentre chez lui malheureux. Souvent c'est à cause d'une question d'opinions, de système, qu'il a paru à d'autres absurde ou vieux jeu. Souvent il sait à merveille que ces autres ne le valent pas. Il pourrait aisément disséquer les sophismes à l'aide desquels on l'a condamné tacitement, il veut aller faire une visite, écrire une lettre : plus sage il ne fait rien, attend l'invitation de la semaine suivante. Parfois aussi ces disgrâces au lieu de finir en une soirée, durent des mois. Dues à l'instabilité des jugements mondains, elles l'augmentent encore. Car celui qui sait que Mme X… le méprise, sentant qu'on l'estime chez Mme Y…, la déclare bien supérieure et émigre dans son salon. Au reste ce n'est pas le lieu de peindre ici ces hommes supérieurs à la vie mondaine mais n'ayant pas su se réaliser en dehors d'elle, heureux d'être reçus, aigris d'être méconnus, découvrant chaque année les tares de la maîtresse de maison qu'ils encensaient, et le génie de celle qu'ils n'avaient pas appréciée à sa valeur, quitte à revenir à leurs premières amours quand ils auront souffert des inconvénients qu'avaient aussi les secondes, et que ceux des premières seront un peu oubliés. On peut juger par ces courtes disgrâces du chagrin que causait à Brichot celle qu'il savait définitive. Il n'ignorait pas que Mme Verdurin riait parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le peu qu'il faut attendre des affections humaines, s'y étant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage de l'universitaire, Mme Verdurin comprit qu'il l'avait entendue et se promit d'être aimable pour lui pendant la soirée. Je ne pus m'empêcher de lui dire qu'elle l'était bien peu pour Saniette. « Comment, pas gentille ! Mais il nous adore, vous ne savez pas ce que nous sommes pour lui ! Mon mari est quelquefois un peu agacé de sa stupidité, et il faut avouer qu'il y a de quoi, mais dans ces moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-il pas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant ? Ce n'est pas franc. Je n'aime pas cela. Ça n'empêche pas que je tâche toujours de calmer mon mari parce que s'il allait trop loin, Saniette n'aurait qu'à ne pas revenir ; et cela je ne le voudrais pas parce que je vous dirai qu'il n'a plus un sou, il a besoin de ses dîners. Et puis, après tout, s'il se froisse, qu'il ne revienne pas, moi ce n'est pas mon affaire, quand on a besoin des autres on tâche de ne pas être aussi idiot. – Le duché d'Aumale a été longtemps dans notre famille avant d'entrer dans la maison de France, expliquait M. de Charlus à M. de Cambremer, devant Morel ébahi et auquel à vrai dire toute cette dissertation était sinon adressée du moins destinée. Nous avions le pas sur tous les princes étrangers ; je pourrais vous en donner cent exemples. La princesse de Croy ayant voulu à l'enterrement de Monsieur se mettre à genoux après ma trisaïeule, celle-ci lui fit vertement remarquer qu'elle n'avait pas droit au carreau, le fit retirer par l'officier de service et porta la chose au roi, qui ordonna à Mme de Croy d'aller faire des excuses à Mme de Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant venu chez nous avec les huissiers, la baguette levée, nous obtînmes du roi de la faire abaisser. Je sais qu'il y a mauvaise grâce à parler des vertus des siens. Mais il est bien connu que les nôtres ont toujours été de l'avant à l'heure du danger. Notre cri d'armes quand nous avons quitté celui des ducs de Brabant, a été “Passavant”. De sorte qu'il est en somme assez légitime que ce droit d'être partout les premiers que nous avions revendiqué pendant tant de siècles à la guerre, nous l'ayons obtenu ensuite à la cour. Et dame, il nous y a toujours été reconnu. Je vous citerai encore comme preuve la princesse de Baden. Comme elle s'était oubliée jusqu'à vouloir disputer son rang à cette même duchesse de Guermantes de laquelle je vous parlais tout à l'heure, et avait voulu entrer la première chez le roi en profitant d'un mouvement d'hésitation qu'avait peut-être eu ma parente (bien qu'il n'y en eût pas à avoir), le roi cria vivement : “Entrez, entrez, ma cousine, madame de Baden sait trop ce qu'elle vous doit.” Et c'est comme duchesse de Guermantes qu'elle avait ce rang, bien que par elle-même elle fût d'assez grande naissance puisqu'elle était par sa mère nièce de la reine de Pologne, de la reine d'Hongrie, de l'Électeur palatin, du prince de Savoie-Carignan et du prince d'Hanovre, ensuite roi d'Angleterre. – Moecenas atavis edite regibus ! dit Brichot en s'adressant à M. de Charlus qui répondit par une légère inclinaison de tête à cette politesse. – Qu'est-ce que vous dites ? demanda Mme Verdurin à Brichot envers qui elle aurait voulu tâcher de réparer ses paroles de tout à l'heure. – Je parlais, Dieu m'en pardonne, d'un dandy qui était la fleur du gratin (Mme Verdurin fronça les sourcils), environ le siècle d'Auguste (Mme Verdurin rassurée par l'éloignement de ce gratin prit une expression plus sereine), d'un ami de Virgile et d'Horace qui poussaient la flagornerie jusqu'à lui envoyer en pleine figure ses ascendances plus qu'aristocratiques, royales, en un mot je parlais de Mécène, d'un rat de bibliothèque qui était ami d'Horace, de Virgile, d'Auguste. Je suis sûr que M. de Charlus sait très bien à tous égards qui était Mécène. » Regardant gracieusement Mme Verdurin du coin de l'oeil parce qu'il l'avait entendue donner rendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu'il craignait de ne pas être invité : « Je crois, dit M. de Charlus, que Mécène, c'était quelque chose comme le Verdurin de l'Antiquité. » Mme Verdurin ne put réprimer qu'à moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel. « Il est agréable l'ami de vos parents, lui dit-elle. On voit que c'est un homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau. Où donc demeure-t-il à Paris ? » Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d'abord un peu de violon. À l'étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu'il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumannesque, mais enfin antérieur à la sonate de Franck) de la sonate pour piano et violon de Fauré. Je sentis qu'il donnerait à Morel, merveilleusement doué pour le son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, la culture et le style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n'était pas très différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l'heure (et cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui. Me reprochant (sans doute pour que je parlasse en termes chaleureux de Morel à Mme Verdurin) de n'aller jamais le voir, et moi invoquant la discrétion, il m'avait répondu : « Mais puisque c'est moi qui vous le demande, il n'y a que moi qui pourrais m'en formaliser. » Cela aurait pu être dit par le duc de Guermantes. M. de Charlus n'était en somme qu'un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour qu'au lieu d'une femme, comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n'était pas sans goût, un éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, charmant avec lequel M. de Charlus jouait le morceau schumannesque de la sonate de Fauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant – on n'ose dire sa cause – dans des parties toutes physiques, dans les défectuosités nerveuses de M. de Charlus ? Nous expliquerons plus tard ce mot de « défectuosités nerveuses » et pour quelles raisons un Grec du temps de Socrate, un Romain du temps d'Auguste, pouvaient être ce qu'on sait tout en restant des hommes absolument normaux, et non des hommes-femmes comme on en voit aujourd'hui. De même que de réelles dispositions artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpiration d'un homme trop gros, dont le front pour un rien s'humecte de sueur. Avec la différence qu'à ceux-ci on dit : « Comme vous avez chaud ! » tandis qu'on fait semblant de ne pas voir les pleurs des autres. On, c'est-à-dire le monde ; car le peuple s'inquiète de voir pleurer comme si un sanglot était plus grave qu'une hémorragie. La tristesse qui suivit la mort de sa femme, grâce à l'habitude de mentir, n'excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n'y était pas conforme. Plus tard même, il eut l'ignominie de laisser entendre que pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à l'enfant de choeur. Et c'était peut-être vrai.
Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui eut l'air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer que je n'insistai pas. « Vous ne pouvez pas aimer cela », me dit-elle. Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce qui fit crier : « Ah ! c'est sublime ! » dès la première note. Mais Morel s'aperçut qu'il ne savait que les premières mesures et par gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença une marche de Meyerbeer. Malheureusement comme il laissa peu de transitions et ne fit pas d'annonce, tout le monde crut que c'était encore du Debussy, et on continua à crier : « Sublime ! » Morel, en révélant que l'auteur n'était pas celui de Pelléas mais de Robert le Diable, jeta un certain froid. Mme de Cambremer n'eut guère le temps de le ressentir pour elle-même, car elle venait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s'était jetée dessus avec une impulsion d'hystérique. « Oh ! jouez ça, tenez, ça, c'est divin », criait-elle. Et pourtant de cet auteur longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus grands honneurs, ce qu'elle élisait dans son impatience fébrile, c'était un de ces morceaux maudits qui vous ont si souvent empêché de dormir et qu'une élève sans pitié recommence indéfiniment à l'étage contigu au vôtre. Mais Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus pour participer à la partie aurait voulu un whist. « Il a dit tout à l'heure au Patron qu'il était prince, dit Ski à Mme Verdurin, mais ce n'est pas vrai, il est d'une simple famille bourgeoise de petits architectes. – Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m'amuse, moi, na ! » redit Mme Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la Patronne et peut-être aux miens : « Mais à vrai dire, madame, Mécène m'intéresse surtout parce qu'il est le premier apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd'hui en France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant Dieu Je-Men-Fou. » Mme Verdurin ne se contentait plus dans ces cas-là de plonger sa tête dans sa main. Elle s'abattait avec la brusquerie des insectes appelés éphémères sur la princesse Sherbatoff ; si celle-ci était à peu de distance la Patronne s'accrochait à l'aisselle de la princesse, y enfonçait ses ongles, et cachait pendant quelques instants sa tête comme un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet écran protecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bien ne penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu'ils font une prière un peu longue, ont la sage précaution d'ensevelir leur visage dans leurs mains. Mme Verdurin les imitait en écoutant les quatuors de Beethoven à la fois pour montrer qu'elle les considérait comme une prière et pour ne pas laisser voir qu'elle dormait. « Je parle fort sérieusement, madame, dit Brichot. Je crois que trop grand est aujourd'hui le nombre des gens qui passent leur temps à considérer leur nombril comme s'il était le centre du monde. En bonne doctrine, je n'ai rien à objecter à je ne sais quel nirvâna qui tend à nous dissoudre dans le grand Tout (lequel, comme Munich et Oxford, est beaucoup plus près de Paris qu'Asnières ou Bois-Colombes), mais il n'est ni d'un bon Français, ni même d'un bon Européen, quand les Japonais sont peut-être aux portes de notre Byzance, que des antimilitaristes socialisés discutent gravement sur les vertus cardinales du vers libre. » Mme Verdurin crut pouvoir lâcher l'épaule meurtrie de la princesse et elle laissa réapparaître sa figure, non sans feindre de s'essuyer les yeux et sans reprendre deux ou trois fois haleine. Mais Brichot voulait que j'eusse ma part de festin et ayant retenu des soutenances de thèses qu'il présidait comme personne, qu'on ne flatte jamais tant la jeunesse qu'en la morigénant, en lui donnant de l'importance, en se faisant traiter par elle de réactionnaire : « Je ne voudrais pas blasphémer les Dieux de la Jeunesse, dit-il en jetant sur moi ce regard furtif qu'un orateur accorde à la dérobée à quelqu'un présent dans l'assistance et dont il cite le nom. Je ne voudrais pas être damné comme hérétique et relaps dans la chapelle mallarméenne, où notre nouvel ami, comme tous ceux de son âge, a dû servir la messe ésotérique, au moins comme enfant de choeur, et se montrer déliquescent ou Rose-Croix. Mais vraiment nous en avons trop vu de ces intellectuels adorant l'Art avec un grand A et qui, quand il ne leur suffit plus de s'alcooliser avec du Zola, se font des piqûres de Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion baudelairienne, ils ne seraient plus capables de l'effort viril que la patrie peut un jour ou l'autre leur demander, anesthésiés qu'ils sont par la grande névrose littéraire dans l'atmosphère chaude, énervante, lourde de relents malsains, d'un symbolisme de fumerie d'opium. » Incapable de feindre l'ombre d'admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, je me détournai vers Ski et lui assurai qu'il se trompait absolument sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus ; il me répondit qu'il était sûr de son fait et ajouta que je lui avais même dit que son vrai nom était Gandin, Le Gandin. « Je vous ai dit, lui répondis-je, que Mme de Cambremer était la soeur d'un ingénieur, M. Legrandin. Je ne vous ai jamais parlé de M. de Charlus. Il y a autant de rapport de naissance entre lui et Mme de Cambremer qu'entre le Grand Condé et Racine. – Ah ! je croyais », dit Ski légèrement sans plus s'excuser de son erreur que quelques heures avant de celle qui avait failli nous faire manquer le train.
« Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte ? » demanda Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu'elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. « Mon Dieu, on ne sait jamais, répondit d'un ton nasillard et traînant M. de Charlus. J'aimerais rester jusqu'à la fin de septembre. – Vous avez raison, dit Mme Verdurin ; c'est le moment des belles tempêtes. – À bien vrai dire ce n'est pas ce qui me déterminerait. J'ai trop négligé depuis quelque temps l'archange saint Michel, mon patron, et je voudrais le dédommager en restant jusqu'à sa fête, le 29 septembre, à l'abbaye du Mont. – Ça vous intéresse beaucoup, ces affaires-là ? » demanda Mme Verdurin, qui eût peut-être réussi à faire taire son anticléricalisme blessé si elle n'avait craint qu'une excursion aussi longue ne fît « lâcher » pendant quarante-huit heures le violoniste et le baron. « Vous êtes peut-être affligée de surdité intermittente, répondit insolemment M. de Charlus. Je vous ai dit que saint Michel était un de mes glorieux patrons. » Puis, souriant avec une bienveillante extase, les yeux fixés au loin, la voix accrue par une exaltation qui me sembla plus qu'esthétique, mais religieuse : « C'est si beau à l'offertoire quand Michel se tient debout près de l'autel, en robe blanche, balançant un encensoir d'or et avec un tel amas de parfums que l'odeur en monte jusqu'à Dieu ! – On pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin malgré son horreur de la calotte. – À ce moment-là, dès l'offertoire », reprit M. de Charlus qui pour d'autres raisons mais de la même manière que les bons orateurs à la Chambre, ne répondait jamais à une interruption et feignait de ne pas l'avoir entendue, « ce serait ravissant de voir notre jeune ami palestrinisant et exécutant même une aria de Bach. Il serait fou de joie, le bon abbé aussi, et c'est le plus grand hommage, du moins le plus grand hommage public, que je puisse rendre à mon saint patron. Quelle édification pour les fidèles ! Nous en parlerons tout à l'heure au jeune Angelico musical, militaire comme saint Michel. » Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu'il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard voyant qu'il n'y avait plus grand temps avant l'heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d'écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d'un air terrible sur Saniette : « Vous ne savez donc jouer à rien ! » cria-t-il, furieux d'avoir perdu l'occasion de faire un whist, et ravi d'en avoir trouvé une d'injurier l'ancien archiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air spirituel : « Si, je sais jouer du piano », dit-il. Cottard et Morel s'étaient assis face à face. « À vous l'honneur, dit Cottard. – Si nous nous approchions un peu de la table de jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus, inquiet de voir le violoniste avec Cottard. C'est aussi intéressant que ces questions d'étiquette qui, à notre époque, ne signifient plus grand-chose. Les seuls rois qui nous restent, en France du moins, sont les rois des jeux de cartes, et il me semble qu'ils viennent à foison dans la main du jeune virtuose », ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morel qui s'étendait jusqu'à sa manière de jouer, pour le flatter aussi, et enfin pour expliquer le mouvement qu'il faisait de se pencher sur l'épaule du violoniste. « Ié coupe », dit, en contrefaisant l'accent rastaquouère, Cottard, dont les enfants s'esclaffèrent comme faisaient ses élèves et le chef de clinique, quand le Maître, même au lit d'un malade gravement atteint, lançait, avec un masque impassible d'épileptique une de ses coutumières facéties. « Je ne sais trop ce que je dois jouer, dit Morel en consultant M. de Cambremer. – Comme vous voudrez, vous serez battu de toutes façons, ceci ou ça, c'est égal. Égal… Galli-Marié ? dit le docteur en coulant vers de Cambremer un regard insinuant et bénévole. C'était ce que nous appelons la véritable diva, c'était le rêve, une Carmen comme on n'en reverra pas. C'était la femme du rôle. J'aimais aussi y entendre Ingalli-Marié ». Le marquis se leva avec cette vulgarité méprisante des gens bien nés qui ne comprennent pas qu'ils insultent le maître de maison en ayant l'air de ne pas être certains qu'on puisse fréquenter ses invités et qui s'excusent sur l'habitude anglaise pour employer une expression dédaigneuse : « Quel est ce monsieur qui joue aux cartes ? qu'est-ce qu'il fait dans la vie ? qu'est-ce qu'il vend ? J'aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour ne pas me lier avec n'importe qui. Or je n'ai pas entendu son nom quand vous m'avez fait l'honneur de me présenter à lui. » Si M. Verdurin s'autorisant de ces derniers mots, avait en effet présenté à ses convives M. de Cambremer, celui-ci l'eût trouvé fort mauvais. Mais sachant que c'était le contraire qui avait eu lieu, il trouvait gracieux d'avoir l'air bon enfant et modeste sans péril. La fierté qu'avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n'avait fait que grandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s'exprimait plus sous la forme naïve d'autrefois. Alors, quand Cottard était à peine connu, si on parlait à M. Verdurin des névralgies faciales de sa femme : « Il n'y a rien à faire », disait-il avec l'amour-propre naïf des gens qui croient que ce qu'ils connaissent est illustre et que tout le monde connaît le nom du professeur de chant de leur fille. « Si elle avait un médecin de second ordre on pourrait chercher un autre traitement, mais quand ce médecin s'appelle Cottard (nom qu'il prononçait comme si c'eût été Bouchard ou Charcot) il n'y a qu'à tirer l'échelle. » Usant d'un procédé inverse, sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet. « C'est notre médecin de famille, un brave coeur que nous adorons et qui se ferait couper en quatre pour nous ; ce n'est pas un médecin, c'est un ami ; je ne pense pas que vous le connaissiez ni que son nom vous dirait quelque chose ; en tous cas, pour nous c'est le nom d'un bien bon homme, d'un bien cher ami, Cottard. » Ce nom, murmuré d'un air modeste, trompa M. de Cambremer qui crut qu'il s'agissait d'un autre. « Cottard ? vous ne parlez pas du professeur Cottard ? » On entendait précisément la voix dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait en tenant ses cartes : « C'est ici que les Athéniens s'atteignirent. – Ah ! si, justement, il est professeur, dit M. Verdurin. – Quoi ! le professeur Cottard ! Vous ne vous trompez pas ! Vous êtes bien sûr que c'est le même ! celui qui demeure rue du Bac ! – Oui, il demeure rue du Bac, 43. Vous le connaissez ? – Mais tout le monde connaît le professeur Cottard. C'est une sommité ! C'est comme si vous me demandiez si je connais Bouffe de Saint-Blaise ou Courtois-Suffit. J'avais bien vu en l'écoutant parler que ce n'était pas un homme ordinaire, c'est pourquoi je me suis permis de vous demander. – Voyons, qu'est-ce qu'il faut jouer ? atout ? » demandait Cottard. Puis brusquement, avec une vulgarité qui eût été agaçante même dans une circonstance héroïque, où un soldat veut prêter une expression familière au mépris de la mort, mais qui devenait doublement stupide dans le passe-temps sans danger des cartes, Cottard se décidant à jouer atout, prit un air sombre, « cerveau brûlé », et par allusion à ceux qui risquent leur peau, joua sa cane comme si c'eût été sa vie, en s'écriant : « Après tout, je m'en fiche ! » Ce n'était pas ce qu'il fallait jouer, mais il eut une consolation. Au milieu du salon, dans un large fauteuil, Mme Cottard, cédant à l'effet, irrésistible chez elle, de l'après-dîner, s'était soumise après de vains efforts, au sommeil vaste et léger qui s'emparait d'elle. Elle avait beau se redresser à des instants, pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit par peur de laisser sans réponse quelque parole aimable qu'on lui eût adressée, elle retombait malgré elle, en proie au mal implacable et délicieux. Plutôt que le bruit, ce qui l'éveillait ainsi pour une seconde seulement, c'était le regard (que par tendresse elle voyait même les yeux fermés, et prévoyait, car la même scène se produisait tous les soirs et hantait son sommeil comme l'heure où on aura à se lever), le regard par lequel le professeur signalait le sommeil de son épouse aux personnes présentes. Il se contentait pour commencer de la regarder et de sourire, car si comme médecin il blâmait ce sommeil d'après le dîner (du moins donnait-il cette raison scientifique pour se fâcher vers la fin, mais il n'est pas sûr qu'elle fût déterminante tant il avait là-dessus de vues variées), comme mari tout-puissant et taquin, il était enchanté de se moquer de sa femme, de ne l'éveiller d'abord qu'à moitié, afin qu'elle se rendormît et qu'il eût le plaisir de la réveiller de nouveau.
Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. « Hé bien ! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. J'écoute ce que dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa léthargie. C'est insensé, s'écria Cottard, tout à l'heure elle nous affirmera qu'elle n'a pas dormi. C'est comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu'ils ne dorment jamais. – Ils se le figurent peut-être », dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur aimait autant à contredire qu'à taquiner, et surtout n'admettait pas qu'un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas qu'on ne dort pas, promulgua-t-il d'un ton dogmatique. – Ah ! répondit en s'inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait Cottard jadis. – On voit bien, reprit Cottard, que vous n'avez pas comme moi administré jusqu'à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence. – En effet, en effet, répondit le marquis en riant d'un air avantageux, je n'ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui bientôt ne font plus d'effet mais vous détraquent l'estomac. Quand on a chassé toute la nuit comme moi dans la forêt de Chantepie, je vous assure qu'on n'a pas besoin de trional pour dormir. – Ce sont les ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trional relève parfois d'une façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de trional, savez-vous seulement ce que c'est ? – Mais… j'ai entendu dire que c'était un médicament pour dormir. – Vous ne répondez pas à ma question », reprit doctoralement le professeur qui, trois fois par semaine, à la Faculté, était « d'examen ». « Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c'est. Pouvez-vous me dire ce qu'il contient de parties d'amyle et d'éthyle ? – Non, répondit M. de Cambremer embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de porto 345. – Qui sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur. – Pour le trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela, vous feriez mieux d'en parler avec elle. – Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En tous cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous voyez que ma femme n'en a pas besoin. Voyons, Léontine, bouge-toi, tu t'ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi ? qu'est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant comme une vieille ? Tu vas prendre de l'embonpoint, tu t'arrêtes la circulation… Elle ne m'entend même plus. – C'est mauvais pour la santé, ces petits sommes après dîner, n'est-ce pas, docteur ? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter auprès de Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de l'exercice. – Des histoires ! répondit le docteur. On a prélevé une même quantité de nourriture dans l'estomac d'un chien qui était resté tranquille, et dans l'estomac d'un chien qui avait couru, et c'est chez le premier que la digestion était la plus avancée. – Alors c'est le sommeil qui coupe la digestion ? – Cela dépend s'il s'agit de la digestion oesophagique, stomacale, intestinale ; inutile de vous donner des explications que vous ne comprendriez pas puisque vous n'avez pas fait vos études de médecine. Allons, Léontine, en avant… harche ! il est temps de partir. » Ce n'était pas vrai car le docteur allait seulement continuer sa partie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi de façon plus brusque le sommeil de la muette à laquelle il adressait sans plus recevoir de réponse les plus savantes exhortations. Soit qu'une volonté de résistance à dormir persistât chez Mme Cottard, même dans l'état de sommeil, soit que le fauteuil ne prêtât pas d'appui à sa tête, cette dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite et de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte, et Mme Cottard, balancée quant au chef, avait tantôt l'air d'écouter de la musique, tantôt d'être entrée dans la dernière phase de l'agonie. Là où les admonestations de plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le sentiment de sa propre sottise réussit : « Mon bain est bien comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire… s'écria-t-elle en se redressant. Oh ! mon Dieu, que je suis sotte ! Qu'est-ce que je dis ? je pensais à mon chapeau, j'ai dû dire une bêtise, un peu plus j'allais m'assoupir, c'est ce maudit feu. » Tout le monde se mit à rire car il n'y avait pas de feu.
« Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-même Mme Cottard, qui effaça de la main sur son front avec une légèreté de magnétiseur et une adresse de femme qui se recoiffe, les dernières traces du sommeil, je veux présenter mes humbles excuses à chère madame Verdurin et savoir d'elle la vérité. » Mais son sourire devint vite triste, car le professeur, qui savait que sa femme cherchait à lui plaire et tremblait de n'y pas réussir, venait de lui crier : « Regarde-toi dans la glace, tu es rouge comme si tu avais une éruption d'acné, tu as l'air d'une vieille paysanne. – Vous savez il est charmant, dit Mme Verdurin, il a un joli côté de bonhomie narquoise. Et puis il a ramené mon mari des portes du tombeau quand toute la Faculté l'avait condamné. Il a passé trois nuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard pour moi, vous savez, ajouta-t-elle d'un ton grave et presque menaçant en levant la main vers les deux sphères aux mèches blanches de ses tempes musicales et comme si nous avions voulu toucher au docteur, c'est sacré ! Il pourrait demander tout ce qu'il voudrait. Du reste, je ne l'appelle pas le docteur Cottard, je l'appelle le docteur Dieu ! Et encore en disant cela je le calomnie, car ce Dieu répare dans la mesure du possible une partie des malheurs dont l'autre est responsable. – Jouez atout, dit à Morel M. de Charlus d'un air heureux. – Atout, pour voir, dit le violoniste. – Il fallait annoncer d'abord votre roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait, mais comme vous jouez bien ! – J'ai le roi, dit Morel. – C'est un bel homme, répondit le professeur. – Qu'est-ce que c'est que cette affaire-là avec ces piquets ? demanda Mme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée. Ce sont vos armes ? ajouta-t-elle avec un dédain ironique. – Non, ce ne sont pas les nôtres, répondit M. de Cambremer. Nous portons d'or à trois fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules à cinq pièces chacune chargée d'un trèfle d'or. Non, celles-là ce sont celles des d'Arrachepel qui n'étaient pas de notre estoc, mais de qui nous avons hérité la maison, et jamais ceux de notre lignage n'ont rien voulu y changer. Les Arrachepel (jadis Pelvilain, dit-on) portaient d'or à cinq pieux épointés de gueules. Quand ils s'allièrent aux Féterne leur écu changea mais resta cantonné de vingt croisettes recroisettées au pieu péri fiché d'or avec à droite un vol d'hermine. – Attrape, dit tout bas Mme de Cambremer. – Mon arrière-grand-mère était une d'Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez, car on trouve les deux noms dans les vieilles chartes, continua de Cambremer, qui rougit vivement, car il eut seulement alors l'idée dont sa femme lui avait fait honneur et il craignit que Mme Verdurin ne se fût appliqué des paroles qui ne la visaient nullement. L'histoire veut qu'au XIe siècle, le premier Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait montré une habileté particulière dans les sièges pour arracher les pieux. D'où le surnom d'Arrachepel sous lequel il fut anobli, et les pieux que vous voyez à travers les siècles persister dans leurs armes. Il s'agit des pieux que, pour rendre plus inabordables les fortifications, on plantait, on fichait, passez-moi l'expression, en terre devant elles, et qu'on reliait entre eux. Ce sont eux que vous appeliez très bien des piquets et qui n'avaient rien des bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ils passaient pour rendre une place inexpugnable. Évidemment, cela fait sourire avec l'artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu'il s'agit du XIe siècle. – Cela manque d'actualité, dit Mme Verdurin, mais le petit campanile a du caractère. Vous avez, dit Cottard, une veine de… turlututu, mot qu'il répétait volontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pourquoi le roi de carreau est réformé ? – Je voudrais bien être à sa place, dit Morel que son service militaire ennuyait. – Ah ! le mauvais patriote, s'écria de Charlus, qui ne put se retenir de pincer l'oreille au violoniste. – Non, vous ne savez pas pourquoi le roi de carreau est réformé ? reprit Cottard, qui tenait à ses plaisanteries, c'est parce qu'il n'a qu'un oeil. – Vous avez affaire à forte partie, docteur, dit M. de Cambremer pour montrer à Cottard qu'il savait qui il était. – Ce jeune homme est étonnant, interrompit naïvement M. de Charlus, en montrant Morel. Il joue comme un dieu. » Cette réflexion ne plut pas beaucoup au docteur qui répondit : « Qui vivra verra. À roublard, roublard et demi. La dame, l'as », annonça triomphalement Morel, que le sort favorisait. Le docteur courba la tête comme ne pouvant nier cette fortune et avoua, fasciné : « C'est beau. Nous avons été très contents de dîner avec M. de Charlus, dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin. – Vous ne le connaissiez pas ? Il est assez agréable, il est particulier, il est d'une époque » (elle eût été bien embarrassée de dire laquelle), répondit Mme Verdurin avec le sourire satisfait d'une dilettante, d'un juge et d'une maîtresse de maison. Mme de Cambremer me demanda si je viendrais à Féterne avec Saint-Loup. Je ne pus retenir un cri d'admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la voûte de chênes qui partait du château. « Ce n'est encore rien ; tout à l'heure quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n'avez pas à Féterne ! dit-elle d'un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires. – Vous restez encore quelque temps dans la région, madame ? demanda M. de Cambremer à Mme Cottard, ce qui pouvait passer pour une vague intention de l'inviter et ce qui dispensait actuellement de rendez-vous plus précis. – Oh ! certainement, monsieur, je tiens beaucoup pour les enfants à cet exode annuel. On a beau dire, il leur faut le grand air. Je suis peut-être en cela bien primitive mais je trouve qu'aucune cure ne vaut pour les enfants le bon air, quand bien même on me prouverait le contraire par A plus B. Leurs petites frimousses sont déjà toutes changées. La Faculté voulait m'envoyer à Vichy ; mais c'est trop étouffé et je m'occuperai de mon estomac quand ces grands garçons-là auront encore un peu poussé. Et puis le professeur, avec les examens qu'il fait passer, a toujours un fort coup de collier à donner et les chaleurs le fatiguent beaucoup. Je trouve qu'on a besoin d'une franche détente quand on a été comme lui toute l'année sur la brèche. De toutes façons nous resterons encore un bon mois. – Ah ! alors nous sommes gens de revue. – D'ailleurs je suis d'autant plus obligée de rester que mon mari doit aller faire un tour en Savoie et ce n'est que dans une quinzaine qu'il sera ici en poste fixe. – J'aime encore mieux le côté de la vallée que celui de la mer, reprit Mme Verdurin. Vous allez avoir un temps splendide pour revenir. – Il faudrait même voir si les voitures sont attelées, dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce soir à Balbec, me dit M. Verdurin, car moi je n'en vois pas la nécessité. On vous ferait ramener demain matin en voiture. Il fera sûrement beau. Les routes sont admirables. » Je dis que c'était impossible. « Mais en tous cas il n'est pas l'heure, objecta la Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps. Ça les avancera bien d'arriver une heure d'avance à la gare. Ils sont mieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Morel, n'osant pas s'adresser directement à M. de Charlus, vous ne voulez pas rester ? Nous avons de belles chambres sur la mer. – Mais il ne peut pas, répondit M. de Charlus pour le joueur attentif qui n'avait pas entendu. Il n'a que la permission de minuit. Il faut qu'il rentre se coucher, comme un enfant bien obéissant, bien sage », ajouta-t-il d'une voix complaisante, maniérée, insistante, comme s'il trouvait quelque sadique volupté à employer cette chaste comparaison et aussi à appuyer au passage sa voix sur ce qui concernait Morel, à le toucher, à défaut de la main, avec des paroles qui semblaient le palper.
Du sermon que m'avait adressé Brichot, M. de Cambremer avait conclu que j'étais dreyfusard. Comme il était aussi antidreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à me faire l'éloge d'un colonel juif qui avait toujours été très juste pour un cousin des Chevregny et lui avait fait donner l'avancement qu'il méritait. « Et mon cousin était dans des idées absolument opposées », dit M. de Cambremer, glissant sur ce qu'étaient ces idées, mais que je sentis aussi anciennes et mal formées que son visage, des idées que quelques familles de certaines petites villes devaient avoir depuis bien longtemps. « Eh bien ! vous savez, je trouve ça très beau ! » conclut M. de Cambremer. Il est vrai qu'il n'employait guère le mot « beau » dans le sens esthétique où il eût désigné pour sa mère ou sa femme, des oeuvres différentes, mais des oeuvres d'art. M. de Cambremer se servait plutôt de ce qualificatif en félicitant par exemple une personne délicate qui avait un peu engraissé. « Comment, vous avez repris trois kilos en deux mois ? Savez-vous que c'est très beau ! »
Des rafraîchissements étaient servis sur une table. Mme Verdurin invita les messieurs à aller eux-mêmes choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s'asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu'il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : « Non, j'ai préféré la voisine, c'est de la fraisette, je crois, c'est délicieux. » Il est singulier qu'un certain ordre d'actes secrets ait pour conséquence extérieure une manière de parler ou de gesticuler qui les révèle. Si un monsieur croit ou non à l'Immaculée Conception, ou à l'innocence de Dreyfus, ou à la pluralité des mondes, et veuille s'en taire, on ne trouvera dans sa voix ni dans sa démarche, rien qui laisse apercevoir sa pensée. Mais en entendant M. de Charlus dire de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : « Non, j'ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire : « Tiens, il aime le sexe fort », avec la même certitude que celle qui permet de condamner, pour un juge un criminel qui n'a pas avoué, pour un médecin un paralytique général qui ne sait peut-être pas lui-même son mal mais qui a fait telle faute de prononciation d'où on peut déduire qu'il sera mort dans trois ans. Peut-être les gens qui concluent de la manière de dire : « Non, j'ai préféré sa voisine, la fraisette » à un amour dit antiphysique, n'ont-ils pas besoin de tant de science. Mais c'est qu'ici il y a rapport plus direct entre le signe révélateur et le secret. Sans se le dire précisément on sent que c'est une douce et souriante dame qui vous répond et qui paraît maniérée parce qu'elle se donne pour un homme et qu'on n'est pas habitué à voir les hommes faire tant de manières. Et il est peut-être plus gracieux de penser que depuis longtemps un certain nombre de femmes angéliques ont été comprises par erreur dans le sexe masculin où, exilées, tout en battant vainement des ailes vers les hommes à qui elles inspirent une répulsion physique, elles savent arranger un salon, composent des « intérieurs ». M. de Charlus ne s'inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé dans son fauteuil pour être plus près de Morel. « Croyez-vous, dit Mme Verdurin au baron, que ce n'est pas un crime que cet être-là qui pourrait nous enchanter avec son violon, soit là à une table d'écarté. Quand on joue du violon comme lui ! – Il joue bien aux cartes, il fait tout bien, il est si intelligent », dit M. de Charlus, tout en regardant les jeux, afin de conseiller Morel. Ce n'était pas du reste sa seule raison de ne pas se soulever de son fauteuil devant Mme Verdurin. Avec le singulier amalgame qu'il avait fait de ses conceptions sociales, à la fois de grand seigneur et d'amateur d'art, au lieu d'être poli de la même manière qu'un homme de son monde l'eût été, il se faisait d'après Saint-Simon des espèces de tableaux vivants ; et en ce moment s'amusait à figurer le maréchal d'Huxelles, lequel l'intéressait par d'autres côtés encore et dont il est dit qu'il était glorieux jusqu'à ne pas se lever de son siège, par un air de paresse, devant ce qu'il y avait de plus distingué à la cour. « Dites donc, Charlus, dit Mme Verdurin, qui commençait à se familiariser, vous n'auriez pas dans votre faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir de concierge ? – Mais si… mais si…, répondit M. de Charlus en souriant d'un air bonhomme, mais je ne vous le conseille pas. – Pourquoi ? – Je craindrais pour vous que les visiteurs élégants n'allassent pas plus loin que la loge. » Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir d'autres à Paris. M. de Charlus continua à ne pas quitter sa chaise. Il ne pouvait d'ailleurs s'empêcher de sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de l'aristocratie et la lâcheté des bourgeois, la soumission si aisément obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n'avait l'air nullement étonnée par la posture du baron et si elle le quitta, ce fut seulement parce qu'elle avait été inquiète de me voir relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela elle voulait éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé. « Vous m'avez dit que vous connaissiez Mme de Molé. Est-ce que vous allez chez elle ? » demanda-t-elle en donnant aux mots : « aller chez elle » le sens d'être reçu chez elle, d'avoir reçu d'elle l'autorisation d'aller la voir. M. de Charlus répondit avec une inflexion de dédain, une affectation de précision et un ton de psalmodie : « Mais quelquefois. » Ce « quelquefois » donna des doutes à Mme Verdurin qui demanda : « Est-ce que vous y avez rencontré le duc de Guermantes ? – Ah ! je ne me rappelle pas. – Ah ! dit Mme Verdurin, vous ne connaissez pas le duc de Guermantes ? – Mais comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? » répondit M. de Charlus, dont un sourire fit onduler la bouche. Ce sourire était ironique ; mais comme le baron craignait de laisser voir une dent en or, il le brisa sous un reflux de ses lèvres, de sorte que la sinuosité qui en résulta fut celle d'un sourire de bienveillance : « Pourquoi dites-vous : Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? – Mais puisque c'est mon frère », dit négligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et l'incertitude de savoir si son invité se moquait d'elle, était un enfant naturel ou le fils d'un autre lit. L'idée que le frère du duc de Guermantes s'appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l'esprit. Elle se dirigea vers moi : « J'ai entendu tout à l'heure que M. de Cambremer vous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela m'est égal. Mais dans votre intérêt j'espère bien que vous n'irez pas. D'abord c'est infesté d'ennuyeux. Ah ! si vous aimez à dîner avec des comtes et des marquis de province que personne ne connaît, vous serez servi à souhait. – Je crois que je serai obligé d'y aller une fois ou deux. Je ne suis du reste pas très libre car j'ai une jeune cousine que je ne peux pas laisser seule (je trouvais que cette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avec Albertine). Mais pour les Cambremer, comme je la leur ai déjà présentée… – Vous ferez ce que vous voudrez. Ce que je peux vous dire : c'est excessivement malsain ; quand vous aurez pincé une fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes des familles, vous serez bien avancé ? – Mais est-ce que l'endroit n'est pas très joli ? – Mmmmouiii… Si on veut. Moi j'avoue franchement que j'aime cent fois mieux la vue d'ici sur cette vallée. D'abord, on nous aurait payés que je n'aurais pas pris l'autre maison parce que l'air de la mer est fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit nerveuse… Mais du reste vous êtes nerveux, je crois… vous avez des étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y une fois, vous ne dormirez pas de huit jours. Non ce n'est pas votre affaire. » Et sans penser à ce que sa nouvelle phrase allait avoir de contradictoire avec les précédentes : « Si cela vous amuse de voir la maison qui n'est pas mal, jolie est trop dire, mais enfin amusante, avec le vieux fossé, le vieux pont-levis, comme il faudra que je m'exécute et que j'y dîne une fois, hé bien ! venez-y ce jour-là, je tâcherai d'amener tout mon petit cercle, alors ce sera gentil. Après-demain nous irons à Arembouville en voiture. La route est magnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot, vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que du reste mon mari a dû arranger d'avance. Je ne sais trop qui il a invité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes ? » Le baron, qui n'entendit que cette phrase et ne savait pas qu'on parlait d'une excursion à Arembouville, sursauta : « Étrange question », murmura-t-il d'un ton narquois par lequel Mme Verdurin se sentit piquée. « D'ailleurs, me dit-elle, en attendant le dîner Cambremer, pourquoi ne l'amèneriez-vous pas ici, votre cousine ? Aime-t-elle la conversation, les gens intelligents ? Est-elle agréable ? Oui, eh bien alors, très bien ! Venez avec elle. Il n'y a pas que les Cambremer au monde. Je comprends qu'ils soient heureux de l'inviter, ils ne peuvent arriver à avoir personne. Ici elle aura un bon air, toujours des hommes intelligents. En tous cas je compte que vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J'ai entendu que vous aviez un goûter à Rivebelle avec votre cousine, M. de Charlus, je ne sais plus encore qui. Vous devriez arranger de transporter tout ça ici, ça serait gentil un petit arrivage en masse. Les communications sont on ne peut plus faciles, les chemins sont ravissants ; au besoin je vous ferai chercher. Je ne sais pas du reste ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c'est infesté de moustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de la galette. Mon cuisinier les fait autrement bien. Je vous en ferai manger, moi, de la galette normande, de la vraie, et des sablés, je ne vous dis que ça. Ah ! si vous tenez à la cochonnerie qu'on sert à Rivebelle, ça je ne veux pas, je n'assassine pas mes invités, monsieur, et même si je voulais, mon cuisinier ne voudrait pas faire cette chose innommable et changerait de maison. Ces galettes de là-bas, on ne sait pas avec quoi c'est fait. Je connais une pauvre fille à qui cela a donné une péritonite qui l'a enlevée en trois jours. Elle n'avait que dix-sept ans. C'est triste pour sa pauvre mère, ajouta Mme Verdurin, d'un air mélancolique sous les sphères de ses tempes chargées d'expérience et de douleur. Mais enfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous amuse d'être écorché et de jeter l'argent par les fenêtres. Seulement, je vous en prie, c'est une mission de confiance que je vous donne : sur le coup de six heures, amenez-moi tout votre monde ici, n'allez pas laisser les gens rentrer chacun chez soi, à la débandade. Vous pouvez amener qui vous voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Mais je suis sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite que nous nous comprenons. En dehors du petit noyau, il vient justement des gens très agréables mercredi. Vous ne connaissez pas la petite Mme de Longpont ? Elle est ravissante et pleine d'esprit, pas snob du tout, vous verrez qu'elle vous plaira beaucoup. Et elle aussi doit amener toute une bande d'amis, ajouta Mme Verdurin, pour me montrer que c'était bon genre et m'encourager par l'exemple. On verra qu'est-ce qui aura le plus d'influence et qui amènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou de vous. Et puis je crois qu'on doit aussi amener Bergotte, ajouta-t-elle d'un air vague, ce concours d'une célébrité étant rendu trop improbable par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Enfin vous verrez que ce sera un de mes mercredis les plus réussis, je ne veux pas avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne jugez pas par celui de ce soir, il était tout à fait raté. Ne protestez pas, vous n'avez pas pu vous ennuyer plus que moi, moi-même je trouvais que c'était assommant. Ce ne sera pas toujours comme ce soir, vous savez ! Du reste je ne parle pas des Cambremer qui sont impossibles, mais j'ai connu des gens du monde qui passaient pour être agréables, hé bien ! à côté de mon petit noyau, cela n'existait pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez Swann intelligent. D'abord, mon avis est que c'était très exagéré, mais sans même parler du caractère de l'homme, que j'ai toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, je l'ai eu souvent à dîner le mercredi. Hé bien ! vous pouvez demander aux autres, même à côté de Brichot qui est loin d'être un aigle, qui est un bon professeur de seconde que j'ai fait entrer à l'Institut, tout de même, Swann n'était plus rien. Il était d'un terne ! » Et comme j'émettais un avis contraire : « C'est ainsi. Je ne veux rien vous dire contre lui, puisque c'était votre ami ; du reste il vous aimait beaucoup, il m'a parlé de vous d'une façon délicieuse, mais demandez à ceux-ci s'il a jamais dit quelque chose d'intéressant à nos dîners. C'est tout de même la pierre de touche. Hé bien ! je ne sais pas pourquoi, mais Swann chez moi, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Et encore le peu qu'il valait il l'a pris ici. » J'assurai qu'il était très intelligent. « Non, vous croyiez seulement cela parce que vous le connaissiez depuis moins longtemps que moi. Au fond on en avait très vite fait le tour. Moi, il m'assommait. (Traduction : il allait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que je n'y allais pas.) Et je peux tout supporter, excepté l'ennui. Ah ! ça non ! » L'horreur de l'ennui était maintenant chez Mme Verdurin la raison qui était chargée d'expliquer la composition du petit milieu. Elle ne recevait pas encore de duchesses parce qu'elle était incapable de s'ennuyer, comme de faire une croisière à cause du mal de mer. Je me disais que ce que Mme Verdurin disait n'était pas absolument faux, et alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l'homme le plus bête qu'ils eussent jamais rencontré, je restais incertain s'il n'était pas au fond supérieur sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l'esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d'éviter et la pudeur de rougir de ses pédantesques facéties, je me le demandais comme si la nature de l'intelligence pouvait être en quelque mesure éclaircie par la réponse que je me ferais et avec le sérieux d'un chrétien influencé par Port-Royal qui se pose le problème de la grâce. « Vous verrez, continua Mme Verdurin, quand on a des gens du monde avec des gens vraiment intelligents, des gens de notre milieu, c'est là qu'il faut les voir, l'homme du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles n'est plus qu'un borgne ici. De plus il gèle les autres qui ne se sentent plus en confiance. C'est au point que je me demande si au lieu d'essayer des fusions qui gâtent tout, je n'aurai pas des séries rien que pour les ennuyeux de façon à bien jouir de mon petit noyau. Concluons : vous viendrez avec votre cousine. C'est convenu. Bien. Au moins, ici, vous aurez tous les deux à manger. À Féterne c'est la faim et la soif. Ah ! par exemple, si vous aimez les rats, allez-y tout de suite, vous serez servi à souhait. Et on vous gardera tant que vous voudrez. Par exemple, vous mourrez de faim. Du reste, quand j'irai, je dînerai avant de partir. Et pour que ce soit plus gai, vous devriez venir me chercher. Nous goûterions ferme et nous souperions en rentrant. Aimez-vous les tartes aux pommes ? Oui, eh bien ! notre chef les fait comme personne. Vous voyez que j'avais raison de dire que vous étiez fait pour vivre ici. Venez donc y habiter. Vous savez qu'il y a beaucoup plus de place chez moi que ça n'en a l'air. Je ne le dis pas pour ne pas attirer d'ennuyeux. Vous pourriez amener à demeure votre cousine. Elle aurait un autre air qu'à Balbec. Avec l'air d'ici, je prétends que je guéris les incurables. Ma parole, j'en ai guéri, et pas d'aujourd'hui. Car j'ai habité autrefois tout près d'ici, quelque chose que j'avais déniché, que j'avais eu pour un morceau de pain et qui avait autrement de caractère que leur Raspelière. Je vous montrerai cela si nous nous promenons. Mais je reconnais que même ici, l'air est vraiment vivifiant. Encore je ne veux pas trop en parler, les Parisiens n'auraient qu'à se mettre à aimer mon petit coin. Ça a toujours été ma chance. Enfin, dites-le à votre cousine. On vous donnera deux jolies chambres sur la vallée, vous verrez ça le matin, le soleil dans la brume ! Et qu'est-ce que c'est que ce Robert de Saint-Loup dont vous parliez ? dit-elle d'un air inquiet parce qu'elle avait entendu que je devais aller le voir à Doncières et qu'elle craignit qu'il ne me fît lâcher. Vous pourriez plutôt l'amener ici si ce n'est pas un ennuyeux. J'ai entendu parler de lui par Morel ; il me semble que c'est un de ses grands amis », dit Mme Verdurin mentant complètement, car Saint-Loup et Morel ne connaissaient même pas l'existence l'un de l'autre. Mais ayant entendu que Saint-Loup connaissait M. de Charlus, elle pensait que c'était par le violoniste et voulait avoir l'air au courant. « Il ne fait pas de médecine, par hasard, ou de littérature ? Vous savez que, si vous avez besoin de recommandations pour des examens, Cottard peut tout, et je fais de lui ce que je veux. Quant à l'Académie, pour plus tard, car je pense qu'il n'a pas l'âge, je dispose de plusieurs voix. Votre ami serait ici en pays de connaissance et ça l'amuserait peut-être de voir la maison. Ce n'est pas folichon Doncières. Enfin, vous ferez comme vous voudrez, comme cela vous arrangera le mieux », conclut-elle sans insister pour ne pas avoir l'air de chercher à connaître de la noblesse, et parce que sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. « Voyons, qu'est-ce que tu as ? » dit-elle, en voyant M. Verdurin qui, en faisant des gestes d'impatience, gagnait la terrasse en planches qui s'étendait d'un côté du salon au-dessus de la vallée, comme un homme qui étouffe de rage et a besoin de prendre l'air. « C'est encore Saniette qui t'a agacé ? Mais puisque tu sais qu'il est idiot, prends-en ton parti, ne te mets pas dans des états comme cela… Je n'aime pas cela, me dit-elle, parce que c'est mauvais pour lui, cela le congestionne. Mais aussi je dois dire qu'il faut parfois une patience d'ange pour supporter Saniette et surtout se rappeler que c'est une charité de le recueillir. Pour ma part j'avoue que la splendeur de sa bêtise fait plutôt ma joie. Je pense que vous avez entendu après le dîner son mot : “Je ne sais pas jouer au whist, mais je sais jouer du piano.” Est-ce assez beau ! C'est grand comme le monde, et d'ailleurs un mensonge, car il ne sait pas plus l'un que l'autre. Mais mon mari, sous ses apparences rudes, est très sensible, très bon, et cette espèce d'égoïsme de Saniette, toujours préoccupé de l'effet qu'il va faire, le met hors de lui… Voyons, mon petit, calme-toi, tu sais bien que Cottard t'a dit que c'était mauvais pour ton foie. Et c'est sur moi que tout va retomber, dit Mme Verdurin. Demain Saniette va venir avoir sa petite crise de nerfs et de larmes. Pauvre homme ! il est très malade. Mais enfin ce n'est pas une raison pour qu'il tue les autres. Et puis, même dans les moments où il souffre trop, où on voudrait le plaindre, sa bêtise arrête net l'attendrissement. Il est par trop stupide. Tu n'as qu'à lui dire très gentiment que ces scènes vous rendent malades tous deux, qu'il ne revienne pas ; comme c'est ce qu'il redoute le plus, cela aura un effet calmant sur ses nerfs », souffla Mme Verdurin à son mari.
On distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite. Mais celles de l'autre côté montraient la vallée sur qui était maintenant tombée la neige du clair de lune. On entendait de temps à autre la voix de Morel et celle de Cottard. « Vous avez de l'atout ? – Yes. – Ah ! vous en avez de bonnes, vous », dit à Morel, en réponse à sa question, M. de Cambremer, car il avait vu que le jeu du docteur était plein d'atout. « Voici la femme de carreau, dit le docteur. Ça est de l'atout, savez-vous ? Ié coupe, ié prends… Mais il n'y a plus de Sorbonne, dit le docteur à M. de Cambremer ; il n'y a plus que l'université de Paris. » M. de Cambremer confessa qu'il ignorait pourquoi le docteur lui faisait cette observation. « Je croyais que vous parliez de la Sorbonne, reprit le docteur. J'avais entendu que vous disiez : tu nous la sors bonne, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, pour montrer que c'était un mot. Attendez, dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un coup de Trafalgar. » Et le coup devait être excellent pour le docteur, car dans sa joie il se mit en riant à remuer voluptueusement les deux épaules, ce qui était dans la famille, dans le « genre » Cottard, un trait presque zoologique de la satisfaction. Dans la génération précédente, le mouvement de se frotter les mains comme si on se savonnait, accompagnait le mouvement. Cottard lui-même avait d'abord usé simultanément de la double mimique, mais un beau jour, sans qu'on sût à quelle intervention, conjugale, magistrale peut-être, cela était dû, le frottement des mains avait disparu. Le docteur, même aux dominos, quand il forçait son partenaire à « piocher » et à prendre le double-six, ce qui était pour lui le plus vif des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules. Et quand – le plus rarement possible – il allait dans son pays natal pour quelques jours, en retrouvant son cousin germain qui, lui, en était encore au frottement des mains, il disait au retour à Mme Cottard : « J'ai trouvé ce pauvre René bien commun. » « Avez-vous de la petite chaôse ? dit-il en se tournant vers Morel. Non ? Alors je joue ce vieux David. – Mais alors vous en avez cinq, vous avez gagné ! – Voilà une belle victoire, docteur, dit le marquis. – Une victoire à la Pyrrhus », dit Cottard en se tournant vers le marquis et en regardant par-dessus son lorgnon pour juger de l'effet de son mot. « Si nous avons encore le temps, dit-il à Morel, je vous donne votre revanche. C'est à moi de faire… Ah ! non, voici les voitures, ce sera pour vendredi, et je vous montrerai un tour qui n'est pas dans une musette. » M. et Mme Verdurin nous conduisirent dehors. La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette afin d'être certaine qu'il reviendrait le lendemain. « Mais vous ne m'avez pas l'air couvert, mon petit, me dit M. Verdurin, chez qui son grand âge autorisait cette appellation paternelle. On dirait que le temps a changé. » Ces mots me remplirent de joie, comme si la vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu'ils impliquaient dans la nature, devait annoncer d'autres changements, ceux-là se produisant dans ma vie, et y créer des possibilités nouvelles. Rien qu'en ouvrant la porte sur le parc avant de partir, on sentait qu'un autre « temps » occupait depuis un instant la scène ; des souffles frais, volupté estivale, s'élevaient dans la sapinière (où jadis Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presque imperceptiblement, en méandres caressants, en remous capricieux, commençaient leurs légers nocturnes. Je refusai la couverture que les soirs suivants je devais accepter quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. On chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l'avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans une assomption ? Toujours est-il qu'il avait disparu sans qu'on eût eu le temps de s'en apercevoir, comme un dieu. « Vous avez tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid de canard. – Pourquoi de canard ? demanda le docteur. – Gare aux étouffements, reprit le marquis. Ma soeur ne sort jamais le soir. Du reste elle est assez mal hypothéquée en ce moment. Ne restez pas en tous cas ainsi tête nue, mettez vite votre couvre-chef. – Ce ne sont pas des étouffements a frigore, dit sentencieusement Cottard. – Ah ! alors, dit M. de Cambremer en s'inclinant, du moment que c'est votre avis… – Avis au lecteur ! » dit le docteur en glissant ses regards hors de son lorgnon pour sourire. M. de Cambremer rit, mais persuadé qu'il avait raison, il insista. « Cependant, dit-il, chaque fois que ma soeur sort le soir, elle a une crise. – Il est inutile d'ergoter, répondit le docteur, sans se rendre compte de son impolitesse. Du reste je ne fais pas de médecine au bord de la mer, sauf si je suis appelé en consultation. Je suis ici en vacances. » Il y était du reste plus encore peut-être qu'il n'eût voulu. M. de Cambremer lui ayant dit en montant avec lui en voiture : « Nous avons la chance d'avoir aussi près de nous (pas de votre côté de la baie, de l'autre, mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autre célébrité médicale, le docteur du Boulbon », Cottard qui d'habitude, par déontologie, s'abstenait de critiquer ses confrères, ne put s'empêcher de s'écrier, comme il avait fait devant moi le jour funeste où nous étions allés dans le petit casino : « Mais ce n'est pas un médecin. Il fait de la médecine littéraire, c'est de la thérapeutique fantaisiste, du charlatanisme. D'ailleurs nous sommes en bons termes. Je prendrais le bateau pour aller le voir une fois si je n'étais obligé de m'absenter. » Mais à l'air que prit Cottard pour parler de du Boulbon à M. de Cambremer, je sentis que le bateau avec lequel il fût allé volontiers le trouver eût beaucoup ressemblé à ce navire que pour aller ruiner les eaux découvertes par un autre médecin littéraire, Virgile (lequel leur enlevait aussi toute leur clientèle), avaient frété les docteurs de Salerne, mais qui sombra avec eux pendant la traversée. « Adieu, mon petit Saniette, ne manquez pas de venir demain, vous savez que mon mari vous aime beaucoup. Il aime votre esprit, votre intelligence ; mais si, vous le savez bien, il aime prendre des airs brusques, mais il ne peut pas se passer de vous voir. C'est toujours la première question qu'il me pose : “Est-ce que Saniette vient ? j'aime tant le voir !” – Je n'ai jamais dit ça », dit M. Verdurin à Saniette avec une franchise simulée qui semblait concilier parfaitement ce que disait la Patronne avec la façon dont il traitait Saniette. Puis regardant sa montre, sans doute pour ne pas prolonger les adieux dans l'humidité du soir, il recommanda aux cochers de ne pas traîner, mais d'être prudents à la descente, et assura que nous arriverions avant le train. Celui-ci devait déposer les fidèles l'un à une gare, l'autre à une autre, en finissant par moi, aucun autre n'allant aussi loin que Balbec, et en commençant par les Cambremer. Ceux-ci, pour ne pas faire monter leurs chevaux dans la nuit jusqu'à La Raspelière, prirent le train avec nous à Douville-Féterne. La station la plus rapprochée de chez eux n'était pas en effet celle-ci, qui déjà un peu distante du village, l'est encore plus du château, mais La Sogne. En arrivant à la gare de Douville-Féterne, M. de Cambremer tint à donner « la pièce », comme disait Françoise, au cocher des Verdurin (justement le gentil cocher sensible, à idées mélancoliques), car M. de Cambremer était généreux, et en cela était plutôt « du côté de sa maman ». Mais, soit que « le côté de son papa » intervînt ici, tout en donnant il éprouvait le scrupule d'une erreur commise – soit par lui qui, voyant mal, donnerait par exemple un sou pour un franc, soit par le destinataire qui ne s'apercevrait pas de l'importance du don qu'il lui faisait. Aussi fit-il remarquer celle-ci : « C'est bien un franc que je vous donne, n'est-ce pas ? » dit-il au cocher en faisant miroiter la pièce dans la lumière, et pour que les fidèles pussent le répéter à Mme Verdurin. « N'est-ce pas ? c'est bien vingt sous, comme ce n'est qu'une petite course. » Lui et Mme de Cambremer nous quittèrent à La Sogne. « Je dirai à ma soeur, me répéta-t-il, que vous avez des étouffements, je suis sûr de l'intéresser. » Je compris qu'il entendait : de lui faire plaisir. Quant à sa femme, elle employa en prenant congé de moi deux de ces abréviations qui, même écrites, me choquaient alors dans une lettre, bien qu'on s'y soit habitué depuis, mais qui parlées, me semblent encore, même aujourd'hui, avoir dans leur négligé voulu, dans leur familiarité apprise, quelque chose d'insupportablement pédant : « Contente d'avoir passé la soirée avec vous, me dit-elle ; amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez. » En me disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Je n'ai jamais appris qui avait prononcé ainsi devant elle, ou ce qui lui avait donné à croire qu'il fallait prononcer ainsi. Toujours est-il que pendant quelques semaines, elle prononça Saint-Loupe, et qu'un homme qui avait une grande admiration pour elle et ne faisait qu'un avec elle, fit de même. Si d'autres personnes disaient Saint-Lou, ils insistaient, disaient avec force Saint-Loupe, soit pour donner indirectement une leçon aux autres, soit pour se distinguer d'eux. Mais sans doute, des femmes plus brillantes que Mme de Cambremer lui dirent, ou lui firent indirectement comprendre qu'il ne fallait pas prononcer ainsi, et que ce qu'elle prenait pour de l'originalité était une erreur qui la ferait croire peu au courant des choses du monde, car peu de temps après Mme de Cambremer redisait Saint-Lou, et son admirateur cessait également toute résistance, soit qu'elle l'eût chapitré, soit qu'il eût remarqué qu'elle ne faisait plus sonner la finale, et se fût dit que, pour qu'une femme de cette valeur, de cette énergie et de cette ambition eût cédé, il fallait que ce fût à bon escient. Le pire de ses admirateurs était son mari. Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries souvent fort impertinentes. Sitôt qu'elle s'attaquait de la sorte, soit à moi, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime en riant. Comme le marquis était louche – ce qui donne une intention d'esprit à la gaieté même des imbéciles – l'effet de ce rire était de ramener un peu de pupille sur le blanc sans cela complet de l'oeil. Ainsi une éclaircie met un peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Le monocle protégeait du reste comme un verre sur un tableau précieux, cette opération délicate. Quant à l'intention même du rire, on ne sait trop si elle était aimable : « Ah ! gredin ! vous pouvez dire que vous êtes à envier. Vous êtes dans les faveurs d'une femme d'un rude esprit » ; ou rosse : « Hé bien ! Monsieur, j'espère qu'on vous arrange, vous en avalez des couleuvres » ; ou serviable : « Vous savez, je suis là, je prends la chose en riant parce que c'est pure plaisanterie, mais je ne vous laisserais pas malmener » ; ou cruellement complice : « Je n'ai pas à mettre mon petit grain de sel, mais vous voyez, je me tords de toutes les avanies qu'elle vous prodigue. Je rigole comme un bossu, donc j'approuve, moi le mari. Aussi, s'il vous prenait fantaisie de vous rebiffer, vous trouveriez à qui parler, mon petit monsieur. Je vous administrerais d'abord une paire de claques, et soignées, puis nous irions croiser le fer dans la forêt de Chantepie. »
Quoi qu'il en fût de ces diverses interprétations de la gaieté du mari, les foucades de la femme prenaient vite fin. Alors M. de Cambremer cessait de rire, la prunelle momentanée disparaissait, et comme on avait perdu depuis quelques minutes l'habitude de l'oeil tout blanc, il donnait à ce rouge Normand quelque chose à la fois d'exsangue et d'extatique, comme si le marquis venait d'être opéré ou s'il implorait du ciel, sous son monocle, les palmes du martyre.
CHAPITRE III
Tristesses de M. de Charlus. – Son duel fictif. – Les stations du « Transatlantique ». – Fatigué d'Albertine, je veux rompre avec elle.
Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur jusqu'à mon étage non par le liftier, mais par le chasseur louche qui engagea la conversation pour me raconter que sa soeur était toujours avec le monsieur si riche, et qu'une fois, comme elle avait envie de retourner chez elle au lieu de rester sérieuse, son monsieur avait été trouver la mère du chasseur louche et des autres enfants plus fortunés, laquelle avait ramené au plus vite l'insensée chez son ami. « Vous savez, Monsieur, c'est une grande dame que ma soeur. Elle touche du piano, cause l'espagnol. Et vous ne le croiriez pas, pour la soeur du simple employé qui vous fait monter l'ascenseur, elle ne se refuse rien ; Madame a sa femme de chambre à elle, je ne serais pas épaté qu'elle ait un jour sa voiture. Elle est très jolie, si vous la voyiez, un peu trop fière, mais dame ! ça se comprend. Elle a beaucoup d'esprit. Elle ne quitte jamais un hôtel sans se soulager dans une armoire, une commode, pour laisser un petit souvenir à la femme de chambre qui aura à nettoyer. Quelquefois même, dans une voiture elle fait ça, et après avoir payé sa course, se cache dans un coin, histoire de rire en voyant rouspéter le cocher qui a à relaver sa voiture. Mon père était bien tombé aussi en trouvant pour mon jeune frère ce prince indien qu'il avait connu autrefois. Naturellement c'est un autre genre. Mais la position est superbe. S'il n'y avait pas les voyages ce serait le rêve. Il n'y a que moi jusqu'ici qui suis resté sur le carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance est dans ma famille ; qui sait si je ne serai pas un jour président de la République ? Mais je vous fais babiller (je n'avais pas dit une seule parole et je commençais à m'endormir en écoutant les siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh ! merci, Monsieur. Si tout le monde avait aussi bon coeur que vous, il n'y aurait plus de malheureux. Mais comme dit ma soeur, il faudra toujours qu'il y en ait pour que maintenant que je suis riche, je puisse un peu les emmerder. Passez-moi l'expression. Bonne nuit, Monsieur. »
Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce qu'elles seront ressenties au cours d'un sommeil que nous croyons sans conscience. En effet, ces soirs où je rentrais tard de La Raspelière, j'avais très sommeil. Mais dès que les froids vinrent, je ne pouvais m'endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe. Seulement ce n'était qu'une flambée, et – comme une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe – sa trop vive lumière ne tardait pas à baisser ; et j'entrais dans le sommeil, lequel est comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a des sonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveillés par un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quand pourtant personne n'a sonné. Il a ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui viennent nous chercher pour sortir, de sorte que nous sommes prêts à nous lever quand force nous est de constater, par notre presque immédiate transmigration dans l'autre appartement, celui de la veille, que la chambre est vide, que personne n'est venu. La race qui l'habite, comme celle des premiers humains, est androgyne. Un homme y apparaît au bout d'un instant sous l'aspect d'une femme. Les choses y ont une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui s'écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là, est absolument différent du temps dans lequel s'accomplit la vie de l'homme réveillé. Tantôt son cours est beaucoup plus rapide, un quart d'heure semble une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croit n'avoir fait qu'un léger somme, on a dormi tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des profondeurs où le souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà desquelles l'esprit a été obligé de rebrousser chemin. L'attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d'un pas si égal, dans une atmosphère où ne peut plus l'arrêter aucune résistance, qu'il faut quelque petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l'azur par quel Inconnu ?) pour atteindre le sommeil régulier (qui sans cela n'aurait aucune raison de s'arrêter et durerait d'un mouvement pareil jusque dans les siècles des siècles) et le faire, d'une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions voisines de la vie – où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que déformées – et atterrir brusquement au réveil. Alors de ces sommeils profonds on s'éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n'étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quand l'atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d'oubli, n'ont pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu'il nous semble avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous) nous sortons gisants, sans pensées : un « nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l'être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite jusqu'au moment où la mémoire accourue lui rend la conscience ou la personnalité ? Encore pour ces deux genres de réveil, faut-il ne pas s'endormir, même profondément, sous la loi de l'habitude. Car tout ce que l'habitude enserre dans ses filets, elle le surveille ; il faut lui échapper, prendre le sommeil au moment où on croyait faire tout autre chose que dormir, prendre en un mot un sommeil qui ne demeure pas sous la tutelle de la prévoyance, avec la compagnie, même cachée, de la réflexion. Du moins dans ces réveils tels que je viens de les décrire, et qui étaient la plupart du temps les miens quand j'avais dîné la veille à La Raspelière, tout se passait comme s'il en était ainsi, et je peux en témoigner, moi l'étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci, ne voit un peu clair que dans les ténèbres. Tout se passe comme s'il en était ainsi, mais peut-être seule une couche d'étoupe a-t-elle empêché le dormeur de percevoir le dialogue intérieur des souvenirs et le verbiage incessant du sommeil. Car (ce qui peut du reste s'expliquer aussi bien dans le premier système, plus vaste, plus mystérieux, plus astral) au moment où le réveil se produit, le dormeur entend une voix intérieure qui lui dit : « Viendrez-vous à ce dîner ce soir, cher ami ? comme ce serait agréable ! » et pense : « Oui, comme ce sera agréable, j'irai » ; puis le réveil s'accentuant, il se rappelle soudain : « Ma grand-mère n'a plus que quelques semaines à vivre, assure le docteur. » Il sonne, il pleure à l'idée que ce ne sera pas comme autrefois sa grand-mère, sa grand-mère mourante, mais un indifférent valet de chambre qui va venir lui répondre. Du reste, quand le sommeil l'emmenait si loin hors du monde habité par le souvenir et la pensée, à travers un éther où il était seul, plus que seul, n'ayant même pas ce compagnon où l'on s'aperçoit soi-même, il était hors du temps et de ses mesures. Déjà le valet de chambre entre, et il n'ose lui demander l'heure, car il ignore s'il a dormi, combien d'heures il a dormi (il se demande si ce n'est pas combien de jours tant il revient le corps rompu et l'esprit reposé, le coeur nostalgique, comme d'un voyage trop lointain pour n'avoir pas duré longtemps). Certes on peut prétendre qu'il n'y a qu'un temps, pour la futile raison que c'est en regardant la pendule qu'on a constaté n'être qu'un quart d'heure ce qu'on avait cru une journée. Mais au moment où on le constate on est justement un homme éveillé, plongé dans le temps des hommes éveillés, on a déserté l'autre temps. Peut-être même plus qu'un autre temps : une autre vie. Les plaisirs qu'on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de l'existence. Pour ne faire allusion qu'au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au réveil, n'a ressenti quelque agacement d'avoir éprouvé en dormant, un plaisir que si l'on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là ? C'est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n'est pas la nôtre. Souffrances et plaisirs du rêve (qui généralement s'évanouissent bien vite au réveil), si nous les faisions figurer dans un budget, ce n'est pas dans celui de la vie courante.
J'ai dit deux temps ; peut-être n'y en a-t-il qu'un seul, non que celui de l'homme éveillé soit valable pour le dormeur, mais peut-être parce que l'autre vie, celle où on dort, n'est pas – dans sa partie profonde – soumise à la catégorie du temps. Je me le figurais quand aux lendemains des dîners à La Raspelière je m'endormais si complètement. Voici pourquoi. Je commençais à me désespérer au réveil en voyant qu'après que j'avais sonné dix fois, le valet de chambre n'était pas venu. À la onzième il entrait. Ce n'était que la première. Les dix autres n'étaient que des ébauches dans mon sommeil qui durait encore, du coup de sonnette que je voulais. Mes mains gourdes n'avaient seulement pas bougé. Or ces matins-là (et c'est ce qui me fait dire que le sommeil ignore peut-être la loi du temps), mon effort pour m'éveiller consistait surtout en un effort pour faire entrer le bloc obscur, non défini, du sommeil que je venais de vivre, aux cadres du temps. Ce n'est pas tâche facile ; le sommeil qui ne sait si nous avons dormi deux heures ou deux jours, ne peut nous fournir aucun point de repère. Et si nous n'en trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à rentrer dans le temps, nous nous rendormons, pour cinq minutes qui nous semblent trois heures.
J'ai toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s'être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d'amitiés, il est bien plus difficile de s'éveiller qu'après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi raisonnant de l'un à l'autre, je fus surpris d'apprendre par le philosophe norvégien qui le tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue pardon, son confrère », ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. « Bien entendu », aurait dit M. Bergson à Boutroux, à en croire le philosophe norvégien, « les hypnotiques pris de temps en temps à doses modérées, n'ont pas d'influence sur cette solide mémoire de notre vie de tous les jours, si bien installée en nous. Mais il est d'autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi. Un de mes collègues fait un cours d'histoire ancienne. Il m'a dit que si la veille il avait pris un cachet pour dormir, il avait de la peine, pendant son cours, à retrouver les citations grecques dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recommandé ces cachets lui assura qu'ils étaient sans influence sur la mémoire. “C'est peut-être que vous n'avez pas à faire de citations grecques”, lui avait répondu l'historien non sans un orgueil moqueur. »
Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et si clair, si passionnément attentif, a pu mal comprendre. Personnellement mon expérience m'a donné des résultats opposés. Les moments d'oubli qui suivent, le lendemain, l'ingestion de certains narcotiques ont une ressemblance partielle seulement, mais troublante, avec l'oubli qui règne au cours d'une nuit de sommeil naturel et profond. Or, ce que j'oublie dans l'un et l'autre cas, ce n'est pas tel vers de Baudelaire qui me fatigue plutôt, « ainsi qu'un tympanon », ce n'est pas tel concept d'un des philosophes cités, c'est la réalité elle-même des choses vulgaires qui m'entourent – si je dors – et dont la non-perception fait de moi un fou ; c'est – si je suis éveillé et sors à la suite d'un sommeil artificiel – non pas le système de Porphyre ou de Plotin dont je puis discuter aussi bien qu'un autre jour, mais la réponse que j'ai promis de donner à une invitation, au souvenir de laquelle s'est substitué un pur blanc. L'idée élevée est restée à sa place ; ce que l'hypnotique a mis hors d'usage, c'est le pouvoir d'agir dans les petites choses, dans tout ce qui demande de l'activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Malgré tout ce qu'on peut dire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu'à chaque altération du cerveau correspond un fragment de mort. Nous possédons tous nos souvenirs, sinon la faculté de nous les rappeler, dit d'après M. Bergson le grand philosophe norvégien dont je n'ai pas essayé, pour ne pas ralentir encore, d'imiter le langage. Sinon la faculté de se les rappeler. Mais qu'est-ce qu'un souvenir qu'on ne se rappelle pas ? Ou bien allons plus loin. Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernières années ; mais ils nous baignent tout entiers ; pourquoi alors s'arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu'au-delà de la naissance cette vie antérieure ? Du moment que je ne connais pas toute une partie des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu'ils me sont invisibles, que je n'ai pas la faculté de les appeler à moi, qui me dit que dans cette masse inconnue de moi, il n'y en a pas qui remontent à bien au-delà de ma vie humaine ? Si je puis avoir en moi et autour de moi tant de souvenirs dont je ne me souviens pas, cet oubli (du moins oubli de fait puisque je n'ai pas la faculté de rien voir) peut porter sur une vie que j'ai vécue dans le corps d'un autre homme, même sur une autre planète. Un même oubli efface tout. Mais alors que signifie cette immortalité de l'âme dont le philosophe norvégien affirmait la réalité ? L'être que je serai après la mort n'a pas plus de raisons de se souvenir de l'homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne se souvient de ce que j'ai été avant elle.
Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que j'avais sonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je n'avais fait jusque-là que le rêve que je sonnais. J'étais effrayé pourtant de penser que ce rêve avait eu la netteté de la connaissance. La connaissance aurait-elle, réciproquement, l'irréalité du rêve ?
En revanche je lui demandais qui avait tant sonné cette nuit. Il me disait « personne », et pouvait l'affirmer, car le « tableau » des sonneries eût marqué. Pourtant j'entendais les coups répétés, presque furieux, qui vibraient encore dans mon oreille et devaient me rester perceptibles pendant plusieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsi dans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas avec lui. On peut compter ces aérolithes. Si c'est une idée que le sommeil a forgée, elle se dissocie très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais là le sommeil avait fabriqué des sons. Plus matériels et plus simples, ils duraient davantage. J'étais étonné de l'heure relativement matinale que me disait le valet de chambre. Je n'en étais pas moins reposé. Ce sont les sommeils légers qui ont une longue durée, parce qu'intermédiaires entre la veille et le sommeil, gardant de la première une notion un peu effacée mais permanente, il leur faut infiniment plus de temps pour nous reposer qu'un sommeil profond, lequel peut être court. Je me sentais bien à mon aise pour une autre raison. S'il suffit de se rappeler qu'on s'est fatigué pour sentir péniblement sa fatigue, se dire : « Je me suis reposé » suffit à créer le repos. Or j'avais rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans et venait de donner une paire de claques à sa propre mère, Mme Verdurin, parce qu'elle avait acheté cinq milliards un bouquet de violettes ; j'étais donc assuré d'avoir dormi profondément, rêvé à rebours de mes notions de la veille et de toutes les possibilités de la vie courante ; cela suffisait pour que je me sentisse tout reposé.
J'aurais bien étonné ma mère qui ne pouvait comprendre l'assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin, si je lui avais raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque d'Albertine, sans rien lui en dire et pour qu'elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L'invité n'était autre que le valet de pied d'une cousine des Cambremer. Ce valet de pied était habillé avec une grande élégance, et quand il traversa le hall avec le baron, il « fit homme du monde » aux yeux des touristes, comme aurait dit Saint-Loup. Même les jeunes chasseurs, les « lévites » qui descendaient en foule les degrés du temple à ce moment, parce que c'était celui de la relève, ne firent pas attention aux deux arrivants, dont l'un, M. de Charlus, tenait en baissant les yeux à montrer qu'il leur en accordait très peu. Il avait l'air de se frayer un passage au milieu d'eux. « Prospérez, cher espoir d'une nation sainte », dit-il en se rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre sens. « Plaît-il ? » demanda le valet de pied peu au courant des classiques. M. de Charlus ne lui répondit pas, car il mettait un certain orgueil à ne pas tenir compte des questions et à marcher droit devant lui comme s'il n'y avait pas eu d'autres clients de l'hôtel et s'il n'existait au monde que lui, baron de Charlus. Mais ayant continué les vers de Josabeth : « Venez, venez, mes filles », il se sentit dégoûté et n'ajouta pas comme elle : « il faut les appeler », car ces jeunes enfants n'avaient pas encore atteint l'âge où le sexe est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus. D'ailleurs, s'il avait écrit au valet de pied de Mme de Chevregny, parce qu'il ne doutait pas de sa docilité, il l'avait espéré plus viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé qu'il n'eût voulu. Il lui dit qu'il aurait cru avoir affaire à quelqu'un d'autre car il connaissait de vue un autre valet de pied de Mme de Chevregny, qu'en effet il avait remarqué sur la voiture. C'était une espèce de paysan fort rustaud, tout l'opposé de celui-ci, qui estimant au contraire ses mièvreries autant de supériorités et ne doutant pas que ce fussent ces qualités d'homme du monde qui eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même pas de qui le baron voulait parler. « Mais je n'ai aucun camarade qu'un que vous ne pouvez pas avoir reluqué, il est affreux, il a l'air d'un gros paysan. » Et à l'idée que c'était peut-être ce rustre que le baron avait vu, il éprouva une piqûre d'amour-propre. Le baron la devina et élargissant son enquête : « Mais je n'ai pas fait un voeu spécial de ne connaître que des gens de Mme de Chevregny, dit-il. Est-ce que, ici, ou à Paris puisque vous partez bientôt, vous ne pourriez pas me présenter beaucoup de vos camarades, d'une maison ou d'une autre ? – Oh ! non ! répondit le valet de pied, je ne fréquente personne de ma classe. Je ne leur parle que pour le service. Mais il y a quelqu'un de très bien que je pourrai vous faire connaître. – Qui ? demanda le baron. – Le prince de Guermantes. » M. de Charlus fut dépité qu'on ne lui offrît qu'un homme de cet âge, et pour lequel du reste il n'avait pas besoin de la recommandation d'un valet de pied. Aussi déclina-t-il l'offre d'un ton sec et, ne se laissant pas décourager par les prétentions mondaines du larbin, recommença à lui expliquer ce qu'il voudrait, le genre, le type, soit un jockey, etc. Craignant que le notaire qui passait à ce moment-là ne l'eût entendu, il crut fin de montrer qu'il parlait de tout autre chose que de ce qu'on aurait pu croire et dit avec insistance et à la cantonade, mais comme s'il ne faisait que continuer sa conversation : « Oui, malgré mon âge j'ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J'adore le Beau. » Mais pour faire comprendre au valet de pied le changement de sujet qu'il avait exécuté si rapidement, M. de Charlus pesait tellement sur chaque mot, et de plus pour être entendu du notaire, il les criait tous si fort, que tout ce jeu de scène eût suffi à déceler ce qu'il cachait pour des oreilles plus averties que celles de l'officier ministériel. Celui-ci ne se douta de rien non plus qu'aucun autre client de l'hôtel, qui virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis. En revanche, si les hommes du monde s'y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu'il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de rang levèrent l'oeil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Le sommelier, haussant les épaules, dit derrière sa main, parce qu'il crut cela de la politesse, une phrase désobligeante que tout le monde entendit. Et même notre vieille Françoise dont la vue baissait et qui passait à ce moment-là au pied de l'escalier pour aller dîner « aux courriers », leva la tête, reconnut un domestique là où des convives de l'hôtel ne le soupçonnaient pas – comme la vieille nourrice Euryclée reconnaît Ulysse bien avant les prétendants assis au festin – et voyant marcher familièrement avec lui M. de Charlus, eut une expression accablée, comme si tout d'un coup des méchancetés qu'elle avait entendu dire et n'avait pas crues, eussent acquis à ses yeux une navrante vraisemblance. Elle ne me parla jamais, ni à personne, de cet incident, mais il dut faire faire à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaque fois qu'à Paris elle eut l'occasion de voir « Julien », qu'elle avait jusque-là tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était toujours additionnée d'une forte dose de réserve. Ce même incident amena au contraire quelqu'un d'autre à me faire une confidence ; ce fut Aimé.
Quand j'avais croisé M. de Charlus, celui-ci, qui n'avait pas cru me rencontrer, me cria en levant la main : « Bonsoir », avec l'indifférence, apparente du moins, d'un grand seigneur qui se croit tout permis et qui trouve plus habile d'avoir l'air de ne pas se cacher. Or Aimé, qui à ce moment l'observait d'un oeil méfiant et qui vit que je saluais le compagnon de celui en qui il était certain de voir un domestique, me demanda le soir même qui c'était. Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer ou plutôt comme il disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philosophique de ces causeries, à « discuter » avec moi. Et comme je lui disais souvent que j'étais gêné qu'il restât debout près de moi pendant que je dînais au lieu qu'il pût s'asseoir et partager mon repas, il déclarait qu'il n'avait jamais vu un client ayant « le raisonnement aussi juste ». Il causait en ce moment avec deux garçons. Ils m'avaient salué, je ne savais pas pourquoi ; leurs visages m'étaient inconnus, bien que dans leur conversation résonnât une rumeur qui ne me semblait pas nouvelle. Aimé les morigénait tous deux à cause de leurs fiançailles qu'il désapprouvait. Il me prit à témoin, je dis que je ne pouvais avoir d'opinion, ne les connaissant pas. Ils me rappelèrent leur nom, qu'ils m'avaient souvent servi à Rivebelle. Mais l'un avait laissé pousser sa moustache, l'autre l'avait rasée et s'était fait tondre ; et à cause de cela, bien que ce fût leur tête d'autrefois qui était posée sur leurs épaules (et non une autre, comme dans les restaurations fautives de Notre-Dame), elle m'était restée aussi invisible que ces objets qui échappent aux perquisitions les plus minutieuses, et qui traînent simplement aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur une cheminée. Dès que je sus leur nom, je reconnus exactement la musique incertaine de leur voix parce que je revis leur ancien visage qui la déterminait. « Ils veulent se marier et ils ne savent seulement pas l'anglais ! » me dit Aimé, qui ne songeait pas que j'étais peu au courant de la profession hôtelière et comprenais mal que si on ne sait pas les langues étrangères, on ne peut pas compter sur une situation. Moi qui croyais qu'il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de Charlus, et me figurais même qu'il devait se le rappeler, l'ayant servi dans la salle à manger quand le baron était venu pendant mon premier séjour à Balbec voir Mme de Villeparisis, je lui dis son nom. Or non seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Il me dit qu'il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que je pourrais peut-être lui expliquer. Je fus d'autant plus étonné que M. de Charlus, quand il avait voulu me donner un livre de Bergotte, à Balbec, la première année, avait fait spécialement demander Aimé, qu'il avait dû retrouver ensuite dans ce restaurant de Paris où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse et où M. de Charlus était venu nous espionner. Il est vrai qu'Aimé n'avait pu accomplir en personne ces missions, étant, une fois, couché, et la seconde fois, en train de servir. J'avais pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D'une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d'étage de l'hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Quand on demandait un salon, on se croyait d'abord seul. Mais bientôt dans l'office on apercevait un sculptural maître d'hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le type, un peu vieilli par les excès de Champagne et voyant venir l'heure nécessaire de l'eau de Contrexéville. Tous les clients ne leur demandaient pas que de les servir. Les commis qui étaient jeunes, scrupuleux, pressés, attendus par une maîtresse en ville, se dérobaient. Aussi Aimé leur reprochait-il de n'être pas sérieux. Il en avait le droit. Sérieux, lui l'était. Il avait une femme et des enfants, de l'ambition pour eux. Aussi les avances qu'une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que je le soupçonnai de mensonge quand il me dit ne pas le connaître. Je me trompais. C'est en toute vérité que le groom avait dit au baron qu'Aimé (qui lui avait passé un savon le lendemain) était couché (ou sorti), et l'autre fois en train de servir. Mais l'imagination suppose au-delà de la réalité. Et l'embarras du groom avait probablement excité chez M. de Charlus, quant à la sincérité de ses excuses, des doutes qui avaient blessé chez lui des sentiments qu'Aimé ne soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avait empêché Aimé d'aller à la voiture où M. de Charlus qui, je ne sais comment, s'était procuré la nouvelle adresse du maître d'hôtel, avait éprouvé une nouvelle déception. Aimé qui ne l'avait pas remarqué, éprouva un étonnement qu'on peut concevoir quand le soir même du jour où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse, il reçut une lettre fermée par un cachet aux armes de Guermantes et dont je citerai ici quelques passages comme exemple de folie unilatérale chez un homme intelligent s'adressant à un imbécile sensé. « Monsieur, je n'ai pu réussir, malgré des efforts qui étonneraient bien des gens cherchant inutilement à être reçus et salués par moi, à obtenir que vous écoutiez les quelques explications que vous ne me demandiez pas mais que je croyais de ma dignité et de la vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici ce qu'il eût été plus aisé de vous dire de vive voix. Je ne vous cacherai pas que la première fois que je vous ai vu à Balbec votre figure m'a été franchement antipathique. » Suivaient alors des réflexions sur la ressemblance – remarquée le second jour seulement – avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. « J'ai eu alors un moment l'idée que vous pourriez, sans gêner en rien votre profession, venir, en faisant avec moi les parties de cartes avec lesquelles sa gaieté savait dissiper ma tristesse, me donner l'illusion qu'il n'était pas mort. Quelle que soit la nature des suppositions plus ou moins sottes que vous avez probablement faites et plus à la portée d'un serviteur (qui ne mérite même pas ce nom puisqu'il n'a pas voulu servir) que la compréhension d'un sentiment si élevé, vous avez probablement cru vous donner de l'importance, ignorant qui j'étais et ce que j'étais, en me faisant répondre, quand je vous faisais demander un livre, que vous étiez couché ; or c'est une erreur de croire qu'un mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtes d'ailleurs entièrement dépourvu. J'aurais brisé là si par hasard le lendemain matin je ne vous avais pu parler. Votre ressemblance avec mon pauvre ami s'accentua tellement, faisant disparaître jusqu'à la forme insupportable de votre menton proéminent, que je compris que c'était le défunt qui à ce moment vous prêtait de son expression si bonne afin de vous permettre de me ressaisir, et de vous empêcher de manquer la chance unique qui s'offrait à vous. En effet, quoique je ne veuille pas, puisque tout cela n'a plus d'objet et que je n'aurai plus l'occasion de vous rencontrer en cette vie, mêler à tout cela de brutales questions d'intérêt, j'aurais été trop heureux d'obéir à la prière du mort (car je crois à la communion des saints et à leur velléité d'intervention dans le destin des vivants), d'agir avec vous comme avec lui, qui avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel que je consacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque je l'aimais comme un fils. Vous en avez décidé autrement. À ma demande que vous me rapportiez un livre, vous avez fait répondre que vous aviez à sortir. Et ce matin quand je vous ai fait demander de venir à ma voiture, vous m'avez, si je peux parler ainsi sans sacrilège, renié pour la troisième fois. Vous m'excuserez de ne pas mettre dans cette enveloppe les pourboires élevés que je comptais vous donner à Balbec et auxquels il me serait trop pénible de m'en tenir à l'égard de quelqu'un avec qui j'avais cru un moment tout partager. Tout au plus pourriez-vous m'éviter de faire auprès de vous, dans votre restaurant, une quatrième tentative inutile et jusqu'à laquelle ma patience n'ira pas. (Et ici M. de Charlus donnait son adresse, l'indication des heures où on le trouverait, etc.) Adieu, Monsieur. Comme je crois que ressemblant tant à l'ami que j'ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide, sans quoi la physiognomonie serait une science fausse, je suis persuadé qu'un jour si vous repensez à cet incident, ce ne sera pas sans éprouver quelque regret et quelque remords. Pour ma part, croyez que bien sincèrement je n'en garde aucune amertume. J'aurais mieux aimé que nous nous quittions sur un moins mauvais souvenir que cette troisième démarche inutile. Elle sera vite oubliée. Nous sommes comme ces vaisseaux que vous avez dû apercevoir parfois de Balbec, qui se sont croisés un moment ; il eût pu y avoir avantage pour chacun d'eux à stopper ; mais l'un a jugé différemment ; bientôt ils ne s'apercevront même plus à l'horizon, et la rencontre est effacée ; mais avant cette séparation définitive, chacun salue l'autre, et c'est ce que fait ici, Monsieur, en vous souhaitant bonne chance, le baron de Charlus. »
Aimé n'avait pas même lu cette lettre jusqu'au bout, n'y comprenant rien et se méfiant d'une mystification. Quand je lui eus expliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait prédit. Je ne jurerais même pas qu'il n'eût alors écrit pour s'excuser à un homme qui donnait des voitures à ses amis. Mais dans l'intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus recherchait-il parfois pour un soir une compagnie comme celle dans laquelle je venais de le rencontrer dans le hall. Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques années plus tôt, n'avait demandé qu'à se fixer sur Aimé et qui avait dicté la lettre dont j'étais gêné pour M. de Charlus et que m'avait montrée le maître d'hôtel. Elle était, à cause de l'amour antisocial qui était celui de M. de Charlus, un exemple plus frappant de la force insensible et puissante qu'ont ces courants de la passion et par lesquels l'amoureux, comme un nageur entraîné sans s'en apercevoir, bien vite perd de vue la terre. Sans doute l'amour d'un homme normal peut aussi, quand l'amoureux par l'invention successive de ses désirs, de ses regrets, de ses déceptions, de ses projets, construit tout un roman sur une femme qu'il ne connaît pas, permettre de mesurer un assez notable écartement de deux branches de compas. Tout de même un tel écartement était singulièrement élargi par le caractère d'une passion qui n'est pas généralement partagée et par la différence des conditions de M. de Charlus et d'Aimé.
Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s'était décidée à se remettre à la peinture et avait d'abord choisi, pour travailler, l'église de Saint-Jean-de-la-Haise qui n'est plus fréquentée par personne et est connue de très peu, difficile à se faire indiquer, impossible à découvrir sans être guidé, longue à atteindre dans son isolement, à plus d'une demi-heure de la station d'Épreville, les dernières maisons du village de Quetteholme depuis longtemps passées. Pour le nom d'Épreville je ne trouvai pas d'accord le livre du curé et les renseignements de Brichot. D'après l'un Épreville était l'ancienne Sprevilla ; l'autre indiquait comme étymologie Aprivilla. La première fois nous prîmes le petit chemin de fer dans la direction opposée à Féterne, c'est-à-dire vers Grattevast. Mais c'était la canicule et ç'avait déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeuner. J'eusse mieux aimé ne pas sortir si tôt ; l'air lumineux et brûlant éveillait des idées d'indolence et de rafraîchissement. Il remplissait nos chambres, à ma mère et à moi, selon leur exposition, à des températures inégales, comme des chambres de balnéation. Le cabinet de toilette de maman, festonné par le soleil, d'une blancheur éclatante et mauresque, avait l'air plongé au fond d'un puits, à cause des quatre murs en plâtras sur lesquels il donnait, tandis que tout en haut, dans le carré laissé vide, le ciel dont on voyait glisser, les uns par-dessus les autres, les flots moelleux et superposés, semblait (à cause du désir qu'on avait), située sur une terrasse (ou vue à l'envers dans quelque glace accrochée à la fenêtre), une piscine pleine d'une eau bleue, réservée aux ablutions. Malgré cette brûlante température, nous avions été prendre le train d'une heure. Mais Albertine avait eu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à pied, et j'avais peur qu'elle ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux humide que le soleil n'atteint pas. D'autre part, et dès nos premières visites à Elstir, m'étant rendu compte qu'elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certain confort dont son manque d'argent la privait, je m'étais entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt nous chercher. Pour avoir moins chaud nous prenions par la forêt de Chantepie. L'invisibilité des innombrables oiseaux, quelques-uns à demi marins, qui s'y répondaient à côté de nous dans les arbres, donnait la même impression de repos qu'on a les yeux fermés. À côté d'Albertine, enchaîné par ses bras au fond de la voiture, j'écoutais ces Océanides. Et quand par hasard j'apercevais l'un de ces musiciens qui passait d'une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ses chants que je ne croyais pas voir la cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant, humble, étonné et sans regard. La voiture ne pouvait pas nous conduire jusqu'à l'église. Je la faisais arrêter au sortir de Quetteholme et je disais au revoir à Albertine. Car elle m'avait effrayé en me disant de cette église comme d'autres monuments, de certains tableaux : « Quel plaisir ce serait de voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là je ne me sentais pas capable de le donner. Je n'en ressentais devant les belles choses que si j'étais seul, ou feignais de l'être et me taisais. Mais puisqu'elle avait cru pouvoir éprouver grâce à moi des sensations d'art qui ne se communiquent pas ainsi, je trouvais plus prudent de lui dire que je la quittais, viendrais la rechercher à la fin de la journée, mais que d'ici là il fallait que je retournasse avec la voiture faire une visite à Mme Verdurin ou aux Cambremer, ou même passer une heure avec maman à Balbec, mais jamais plus loin. Du moins, les premiers temps. Car Albertine m'ayant une fois dit par caprice : « C'est ennuyeux que la nature ait si mal fait les choses et qu'elle ait mis Saint-Jean-de-la-Haise d'un côté, La Raspelière d'un autre, qu'on soit pour toute la journée emprisonnée dans l'endroit qu'on a choisi », dès que j'eus reçu la toque et le voile, je commandai, pour mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau (Sanctus Ferreolus selon le livre du curé). Albertine, laissée par moi dans l'ignorance, et qui était venue me chercher, fut surprise en entendant devant l'hôtel le ronflement du moteur, ravie quand elle sut que cette auto était pour nous. Je la fis monter un instant dans ma chambre. Elle sautait de joie. « Nous allons faire une visite aux Verdurin ? – Oui mais il vaut mieux que vous n'y alliez pas dans cette tenue puisque vous allez avoir votre auto. Tenez, vous serez mieux ainsi. » Et je sortis la toque et le voile que j'avais cachés. « C'est à moi ? Oh ! ce que vous êtes gentil ! » s'écria-t-elle en me sautant au cou. Aimé nous rencontrant dans l'escalier, fier de l'élégance d'Albertine et de notre moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares à Balbec, se donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda de faire relever la capote qu'on baisserait ensuite pour que nous soyons plus librement ensemble. « Allons », dit Aimé au mécanicien qu'il ne connaissait d'ailleurs pas et qui n'avait pas bougé, « tu n'entends pas qu'on te dit de relever ta capote ? » Car Aimé, dessalé par la vie d'hôtel où il avait conquis du reste un rang éminent, n'était pas aussi timide que le cocher de fiacre pour qui Françoise était une « dame » ; malgré le manque de présentation préalable, les plébéiens qu'il n'avait jamais vus, il les tutoyait sans qu'on sût trop si c'était de sa part dédain aristocratique ou fraternité populaire. « Je ne suis pas libre, répondit le chauffeur qui ne me connaissait pas. Je suis commandé pour Mademoiselle Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur. » Aimé s'esclaffa : « Mais voyons, grand gourdiflot, répondit-il au mécanicien, qu'il convainquit aussitôt, c'est justement Mademoiselle Simonet, et Monsieur, qui te commande de lever ta capote, est justement ton patron. » Et comme Aimé, quoique n'ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause de moi fier de la toilette qu'elle portait, il glissa au chauffeur : « T'en conduirais bien tous les jours, hein ! si tu pouvais, des princesses comme ça ! » Cette première fois ce ne fut pas moi seul qui pus aller à La Raspelière, comme je fis d'autres jours pendant qu'Albertine peignait ; elle voulut y venir avec moi. Elle pensait bien que nous pourrions nous arrêter çà et là sur la route, mais croyait impossible de commencer par aller à Saint-Jean-de-la-Haise, c'est-à-dire dans une autre direction, et de faire une promenade qui semblait vouée à un jour différent. Elle apprit au contraire du mécanicien que rien n'était plus facile que d'aller à Saint-Jean où il serait en vingt minutes, et que nous y pourrions rester, si nous le voulions, plusieurs heures, ou pousser beaucoup plus loin, car de Quetteholme à La Raspelière il ne mettrait pas plus de trente-cinq minutes. Nous le comprîmes dès que la voiture, s'élançant, franchit d'un seul bond vingt pas d'un excellent cheval. Les distances ne sont que le rapport de l'espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L'art en est aussi modifié, puisqu'un village qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées. En tous cas, apprendre qu'il existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n'est pas le chemin le plus court d'un point à un autre, eût beaucoup moins étonné Albertine que d'entendre le mécanicien lui dire qu'il était facile d'aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à La Raspelière, Douville et Quetteholme, Saint-Mars-le-Vieux et Saint-Mars-le-Vêtu, Gourville et Balbec-le-Vieux, Tourville et Féterne, prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes, et sur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient se poser dans un seul après-midi, délivrés maintenant par le géant aux bottes de sept lieues, vinrent assembler autour de l'heure de notre goûter leurs clochers et leurs tours, leurs vieux jardins que le bois avoisinant s'empressait de découvrir.
Arrivée au bas de la route de la corniche, l'auto monta d'un seul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu'on repasse, tandis que la mer abaissée s'élargissait au-dessous de nous. Les maisons anciennes et rustiques de Montsurvent accoururent en tenant serrés contre elles leur vigne ou leur rosier ; les sapins de La Raspelière, plus agités que quand s'élevait le vent du soir, coururent dans tous les sens pour nous éviter, et un domestique nouveau que je n'avais encore jamais vu vint nous ouvrir au perron, pendant que le fils du jardinier, trahissant des dispositions précoces, dévorait des yeux la place du moteur. Comme ce n'était pas un lundi, nous ne savions pas si nous trouverions Mme Verdurin, car sauf ce jour-là où elle recevait, il était imprudent d'aller la voir à l'improviste. Sans doute elle restait chez elle « en principe », mais cette expression, que Mme Swann employait au temps où elle cherchait elle aussi à se faire son petit clan et à attirer les clients en ne bougeant pas, dût-elle souvent ne pas faire ses frais, et qu'elle traduisait avec contresens en « par principe », signifiait seulement « en règle générale », c'est-à-dire avec de nombreuses exceptions. Car non seulement Mme Verdurin aimait à sortir, mais elle poussait fort loin les devoirs de l'hôtesse, et quand elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôt après le café, les liqueurs et les cigarettes (malgré le premier engourdissement de la chaleur et de la digestion où on eût mieux aimé, à travers les feuillages de la terrasse, regarder le paquebot de Jersey passer sur la mer d'émail), le programme comprenait une suite de promenades au cours desquelles les convives, installés de force en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l'un ou l'autre des points de vue qui foisonnent autour de Douville. Cette deuxième partie de la fête n'était pas du reste (l'effort de se lever et de monter en voiture accompli) celle qui plaisait le moins aux invités, déjà préparés par les mets succulents, les vins fins ou le cidre mousseux, à se laisser facilement griser par la pureté de la brise et la magnificence des sites. Mme Verdurin faisait visiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des annexes (plus ou moins lointaines) de sa propriété, et qu'on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment qu'on venait déjeuner chez elle et réciproquement, qu'on n'aurait pas connus si on n'avait pas été reçu chez la Patronne. Cette prétention de s'arroger un droit unique sur les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis de Dechambre, et de contraindre les paysages à faire partie du petit clan, n'était pas du reste aussi absurde qu'elle semble au premier abord. Mme Verdurin se moquait du manque de goût que, selon elle, les Cambremer montraient non seulement dans l'ameublement de La Raspelière et l'arrangement du jardin, mais encore dans les promenades qu'ils faisaient ou faisaient faire aux environs. De même que selon elle, La Raspelière ne commençait à devenir ce qu'elle aurait dû être que depuis qu'elle était l'asile du petit clan, de même elle affirmait que les Cambremer, refaisant perpétuellement dans leur calèche, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la seule vilaine route qu'il y eût dans les environs, habitaient le pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai dans cette assertion. Par routine, défaut d'imagination, incuriosité d'une région qui semble rebattue parce qu'elle est si voisine, les Cambremer ne sortaient de chez eux que pour aller toujours aux mêmes endroits et par les mêmes chemins. Certes ils riaient beaucoup de la prétention des Verdurin de leur apprendre leur propre pays. Mais mis au pied du mur, eux et même leur cocher, eussent été incapables de nous conduire aux splendides endroits, un peu secrets, où nous menait M. Verdurin, levant ici la barrière d'une propriété privée mais abandonnée, où d'autres n'eussent pas cru pouvoir s'aventurer ; là descendant de voiture pour suivre un chemin qui n'était pas carrossable, mais tout cela avec la récompense certaine d'un paysage merveilleux. Disons du reste que le jardin de La Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu'on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D'abord à cause de sa position dominante, regardant d'un côté la vallée, de l'autre la mer, et puis parce que, même d'un seul côté, de celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d'ici on embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ; on venait s'asseoir tour à tour sur celui d'où on découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. Même dans une seule direction, avait été placé un banc plus ou moins à pic sur la falaise, plus ou moins en retrait. De ces derniers, on avait un premier plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste possible, mais qui s'agrandissait infiniment si, continuant par un petit sentier, on allait jusqu'à un banc suivant d'où l'on embrassait tout le cirque de la mer. Là on percevait exactement le bruit des vagues qui ne parvenait pas au contraire dans les parties plus enfoncées du jardin, là où le flot se laissait voir encore, mais non plus entendre. Ces lieux de repos portaient à La Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom de « vues ». Et en effet ils réunissaient autour du château les plus belles « vues » des pays avoisinants, des plages ou des forêts, aperçus fort diminués par l'éloignement, comme Hadrien avait assemblé dans sa villa des réductions des monuments les plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le mot « vue » n'était pas forcément celui d'un lieu de la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie et qu'on découvrait, gardant un certain relief malgré l'étendue du panorama. De même qu'on prenait un ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la « vue de Balbec », de même, si le temps était clair, on allait prendre des liqueurs à la « vue de Rivebelle », à condition pourtant qu'il ne fit pas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de chaque côté, là l'air était vif. Pour en revenir aux promenades en voiture que Mme Verdurin organisait pour l'après-midi, la Patronne, si au retour elle trouvait les cartes de quelque mondain « de passage sur la côte », feignait d'être ravie mais était désolée d'avoir manqué sa visite, et (bien qu'on ne vînt encore que pour voir « la maison » ou connaître pour un jour une femme dont le salon artistique était célèbre, mais infréquentable à Paris) le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir dîner au prochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé de repartir avant, ou craignait les retours tardifs, Mme Verdurin avait convenu que le samedi, on la trouverait toujours à l'heure du goûter. Ces goûters n'étaient pas extrêmement nombreux et j'en avais connu à Paris de plus brillants chez la princesse de Guermantes, chez Mme de Galliffet ou Mme d'Arpajon. Mais justement ici ce n'était plus Paris et le charme du cadre ne réagissait pas pour moi que sur l'agrément de la réunion, mais sur la qualité des visiteurs. La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris ne me faisait aucun plaisir, mais qui à La Raspelière, où il était venu de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie, changeait de caractère, d'importance, devenait un agréable incident. Quelquefois c'était quelqu'un que je connaissais parfaitement bien et que je n'eusse pas fait un pas pour retrouver chez les Swann. Mais son nom sonnait autrement sur cette falaise, comme celui d'un acteur qu'on entend souvent dans un théâtre, imprimé sur l'affiche, en une autre couleur, d'une représentation extraordinaire et de gala où sa notoriété se multiplie tout à coup de l'imprévu du contexte. Comme à la campagne on ne se gêne pas, le mondain prenait souvent sur lui d'amener les amis chez qui il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse à Mme Verdurin qu'il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux ; à ces hôtes, en revanche, il feignait d'offrir comme une sorte de politesse de leur faire connaître ce divertissement, dans une vie de plage monotone, d'aller dans un centre spirituel, de visiter une magnifique demeure et de faire un excellent goûter. Cela composait tout de suite une réunion de plusieurs personnes de demi-valeur ; et si un petit bout de jardin avec quelques arbres, qui paraîtrait mesquin à la campagne, prend un charme extraordinaire avenue Gabriel ou bien rue de Monceau, où des multimillionnaires seuls peuvent se l'offrir, inversement des seigneurs qui sont de second plan dans une soirée parisienne prenaient toute leur valeur, le lundi après-midi, à La Raspelière. À peine assis autour de la table couverte d'une nappe brodée de rouge où sous les trumeaux en camaïeu on leur servait des galettes, des feuilletés normands, des tartes en bateaux, remplies de cerises comme des perles de corail, des « diplomates », et aussitôt ces invités subissaient, de l'approche de la profonde coupe d'azur sur laquelle s'ouvraient les fenêtres et qu'on ne pouvait pas ne pas voir en même temps qu'eux, une altération, une transmutation profonde qui les changeait en quelque chose de plus précieux. Bien plus, même avant de les avoir vus, quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, les gens qui à Paris n'avaient plus que des regards fatigués par l'habitude pour les élégants attelages qui stationnaient devant un hôtel somptueux, sentaient leur coeur battre à la vue des deux ou trois mauvaises tapissières arrêtées devant La Raspelière, sous les grands sapins. Sans doute c'était que le cadre agreste était différent et que les impressions mondaines, grâce à cette transposition, redevenaient fraîches. C'était aussi parce que la mauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurin évoquait une belle promenade et un coûteux « forfait » conclu avec un cocher qui avait demandé « tant » pour la journée. Mais la curiosité légèrement émue, à l'égard des arrivants, encore impossibles à distinguer, venait aussi de ce que chacun se demandait : « Qui est-ce que cela va être ? » question à laquelle il était difficile de répondre, ne sachant pas qui avait pu venir passer huit jours chez les Cambremer ou ailleurs, et qu'on aime toujours à se poser dans les vies agrestes, solitaires, où la rencontre d'un être humain qu'on n'a pas vu depuis longtemps, ou la présentation à quelqu'un qu'on ne connaît pas, cesse d'être cette chose fastidieuse qu'elle est dans la vie de Paris, et interrompt délicieusement l'espace vide des vies trop isolées, où l'heure même du courrier devient agréable. Et le jour où nous vînmes en automobile à La Raspelière, comme ce n'était pas lundi, M. et Mme Verdurin devaient être en proie à ce besoin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes et donne envie de se jeter par la fenêtre au malade qu'on a enfermé loin des siens, pour une cure d'isolement. Car le nouveau domestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé avec ces expressions, nous ayant répondu que « si Madame n'était pas sortie elle devait être à la “vue de Douville”, qu'il allait aller voir », il revint aussitôt nous dire que celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du potager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à ses poules, chercher des oeufs, cueillir des fruits et des fleurs pour « faire son chemin de table », chemin qui rappelait en petit celui du parc ; mais sur la table il donnait cette distinction de ne pas lui faire supporter que des choses utiles et bonnes à manger ; car autour de ces autres présents du jardin qu'étaient les poires, les oeufs battus à la neige, montaient de hautes tiges de vipérines, d'oeillets, de roses et de coréopsis entre lesquels on voyait, comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se déplacer, par le vitrage de la fenêtre, les bateaux du large. À l'étonnement que M. et Mme Verdurin, s'interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visiteurs annoncés, montrèrent en voyant que ces visiteurs n'étaient autres qu'Albertine et moi, je vis bien que le nouveau domestique, plein de zèle mais à qui mon nom n'était pas encore familier, l'avait mal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom d'hôtes inconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant besoin de voir n'importe qui. Et le nouveau domestique contemplait ce spectacle de la porte afin de comprendre le rôle que nous jouions dans la maison. Puis il s'éloigna en courant, à grandes enjambées, car il n'était engagé que de la veille. Quand Albertine eut bien montré sa toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regard pour me rappeler que nous n'avions pas trop de temps devant nous pour ce que nous désirions faire. Mme Verdurin voulait que nous attendissions le goûter, mais nous refusâmes, quand tout à coup se dévoila un projet qui eût mis à néant tous les plaisirs que je me promettais de ma promenade avec Albertine : la Patronne, ne pouvant se décider à nous quitter, ou peut-être à laisser échapper une distraction nouvelle, voulait revenir avec nous. Habituée dès longtemps à ce que de sa part les offres de ce genre ne fissent pas plaisir, et n'étant probablement pas certaine que celle-ci nous en causerait un, elle dissimula sous un excès d'assurance la timidité qu'elle éprouvait en nous l'adressant, et n'ayant même pas l'air de supposer qu'il pût y avoir doute sur notre réponse, elle ne nous posa pas de question, mais dit à son mari, en parlant d'Albertine et de moi, comme si elle nous faisait une faveur : « Je les ramènerai, moi ! » En même temps s'appliqua sur sa bouche un sourire qui ne lui appartenait pas en propre, un sourire que j'avais déjà vu à certaines gens quand ils disaient à Bergotte d'un air fin : « J'ai acheté votre livre, c'est comme cela », un de ces sourires collectifs, universaux, que quand ils en ont besoin – comme on se sert du chemin de fer et des voitures de déménagement – empruntent les individus, sauf quelques-uns très raffinés, comme Swann ou comme M. de Charlus, aux lèvres de qui je n'ai jamais vu se poser ce sourire-là. Dès lors ma visite était empoisonnée. Je fis semblant de ne pas avoir compris. Au bout d'un instant il devint évident que M. Verdurin serait de la fête. « Mais ce sera bien long pour M. Verdurin, dis-je. – Mais non », me répondit Mme Verdurin d'un air condescendant et égayé, « il dit que ça l'amusera beaucoup de refaire avec cette jeunesse cette route qu'il a tant suivie autrefois ; au besoin il montera à côté du wattman, cela ne l'effraye pas, et nous reviendrons tous les deux bien sagement par le train comme de bons époux. Regardez, il a l'air enchanté. » Elle semblait parler d'un vieux grand peintre plein de bonhomie qui, plus jeune que les jeunes, met sa joie à barbouiller des images pour faire rire ses petits-enfants. Ce qui ajoutait à ma tristesse est qu'Albertine semblait ne pas la partager et trouver amusant de circuler ainsi par tout le pays avec les Verdurin. Quant à moi, le plaisir que je m'étais promis de prendre avec elle était si impérieux que je ne voulus pas permettre à la Patronne de le gâcher ; j'inventai des mensonges que les irritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables, mais qu'Albertine, hélas ! contredisait. « Mais nous avons une visite à faire, dis-je. – Quelle visite ? demanda Albertine. – Je vous expliquerai, c'est indispensable. – Hé bien ! nous vous attendrons », dit Mme Verdurin résignée à tout. À la dernière minute, l'angoisse de me sentir ravir un bonheur si désiré me donna le courage d'être impoli. Je refusai nettement, alléguant à l'oreille de Mme Verdurin qu'à cause d'un chagrin qu'avait eu Albertine et sur lequel elle désirait me consulter, il fallait absolument que je fusse seul avec elle. La Patronne prit un air courroucé : « C'est bon, nous ne viendrons pas », me dit-elle d'une voix tremblante de colère. Je la sentis si fâchée que pour avoir l'air de céder un peu : « Mais on aurait peut-être pu… – Non, reprit-elle plus furieuse encore, quand j'ai dit non, c'est non. » Je me croyais brouillé avec elle, mais elle nous rappela à la porte pour nous recommander de ne pas « lâcher » le lendemain mercredi, et de ne pas venir avec cette affaire-là qui était dangereuse la nuit, mais par le train avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l'auto déjà en marche sur l'allée en pente du parc parce que le domestique nouveau avait oublié de mettre dans la capote le carré de tarte et les sablés qu'elle avait fait envelopper pour nous. Nous repartîmes escortés un moment par les petites maisons accourues avec leurs fleurs. La figure du pays nous semblait toute changée tant dans l'image topographique que nous nous faisons de chacun d'eux, la notion d'espace est loin d'être celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons dit que celle du temps les écarte davantage. Elle n'est pas non plus la seule. Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sans commune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, au régiment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien. La première année de mon séjour à Balbec, il y avait une hauteur où Mme de Villeparisis aimait à nous conduire parce que de là on ne voyait que l'eau et les bois, et qui s'appelait Beaumont. Comme le chemin qu'elle faisait prendre pour y aller et qu'elle trouvait le plus joli à cause de ses vieux arbres, montait tout le temps, sa voiture était obligée d'aller au pas et mettait très longtemps. Une fois arrivés en haut nous descendions, nous nous promenions un peu, remontions en voiture, revenions par le même chemin, sans avoir rencontré aucun village, aucun château. Je savais que Beaumont était quelque chose de très curieux, de très loin, de très haut, je n'avais aucune idée de la direction où cela se trouvait n'ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour aller ailleurs ; on mettait du reste beaucoup de temps en voiture pour y arriver. Cela faisait évidemment partie du même département (ou de la même province) que Balbec, mais était situé pour moi dans un autre plan, jouissait d'un privilège spécial d'exterritorialité. Mais l'automobile qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j'avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa), apercevant la mer d'un terre-plein où nous étions, je demandai comment s'appelait cet endroit et avant même que le chauffeur m'eût répondu, je reconnus Beaumont à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m'eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d'une famille quelconque, et dont j'aurais appris qu'il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout d'un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Mme Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l'atmosphère close d'un roman.
Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m'empêcher de partager l'émerveillement d'Albertine devant l'automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche – comme je l'avais fait jusqu'ici – de considérer l'emplacement comme la marque individuelle, l'essence sans succédané des beautés inamovibles. Et sans doute cet emplacement, l'automobile n'en faisait pas comme jadis le chemin de fer, quand j'étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui le restant à l'arrivée, à l'arrivée dans cette grande demeure où n'habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l'air d'en promettre enfin l'accessibilité comme elle en serait la matérialisation. Non, l'automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d'abord dans l'ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Il nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s'arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais comme compensation d'une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu'on se rapproche de lui, bien qu'il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles de plus en plus rapprochés que décrit l'automobile autour d'une ville fascinée qui fuyait dans tous les sens pour lui échapper et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée, où elle reste gisante à terre ; de sorte que cet emplacement, point unique que l'automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l'impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d'une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle « mesure de la terre ».
Ce que malheureusement j'ignorais à ce moment-là et que je n'appris que plus de deux ans après, c'est qu'un des clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant une partie de l'argent pour lui (en faisant tripler et quintupler par le chauffeur le nombre des kilomètres), s'était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l'air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture pour des courses lointaines. Si j'avais su cela alors, et que la confiance qu'eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là à leur insu, peut-être bien des chagrins de ma vie à Paris, l'année suivante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités ; mais je ne m'en doutais nullement. En elles-mêmes, les promenades de M. de Charlus en auto avec Morel n'étaient pas d'un intérêt direct pour moi. Elles se bornaient d'ailleurs plus souvent à un déjeuner ou à un dîner dans un restaurant de la côte, où M. de Charlus passait pour un vieux domestique ruiné et Morel qui avait mission de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon. Je raconte un de ces repas qui peut donner une idée des autres. C'était dans un restaurant de forme oblongue à Saint-Mars-le-Vêtu. « Est-ce qu'on ne pourrait pas enlever ceci ? » demanda M. de Charlus à Morel comme à un intermédiaire et pour ne pas s'adresser directement aux garçons. Il désignait par « ceci » trois roses fanées dont un maître d'hôtel bien intentionné avait cru devoir décorer la table. « Si…, dit Morel embarrassé. Vous n'aimez pas les roses ? – Je prouverais au contraire par la requête en question que je les aime, puisqu'il n'y a pas de roses ici (Morel parut surpris), mais en réalité je ne les aime pas beaucoup. Je suis assez sensible aux noms ; et dès qu'une rose est un peu belle, on apprend qu'elle s'appelle la Baronne de Rothschild ou la Maréchale Niel, ce qui jette un froid. Aimez-vous les noms ? Avez-vous trouvé de jolis titres pour vos petits morceaux de concert ? – Il y en a un qui s'appelle Poème triste. – C'est affreux, répondit M. de Charlus d'une voix aiguë et claquante, comme un soufflet. Mais j'avais demandé du Champagne ? » dit-il au maître d'hôtel qui avait cru en apporter en mettant près des deux clients deux coupes remplies de vin mousseux. « Mais, Monsieur… – Ôtez cette horreur qui n'a aucun rapport avec le plus mauvais Champagne. C'est le vomitif appelé cup où on fait généralement traîner trois fraises pourries dans un mélange de vinaigre et d'eau de Seltz… Oui, continua-t-il en se retournant vers Morel, vous semblez ignorer ce que c'est qu'un titre. Et même dans l'interprétation de ce que vous jouez le mieux, vous semblez ne pas apercevoir le côté médiumnimique de la chose. – Vous dites ? » demanda Morel qui, n'ayant absolument rien compris à ce qu'avait dit le baron, craignait d'être privé d'une information utile, comme, par exemple, une invitation à déjeuner. M. de Charlus ayant négligé de considérer « Vous dites ? » comme une question, Morel, n'ayant en conséquence pas reçu de réponse, crut devoir changer la conversation et lui donner un tour sensuel : « Tenez, la petite blonde qui vend ces fleurs que vous n'aimez pas ; encore une qui a sûrement une petite amie. Et la vieille qui dîne à la table du fond, aussi. – Mais comment sais-tu tout cela ? » demanda M. de Charlus émerveillé de la prescience de Morel. « Oh ! en une seconde je les devine. Si nous nous promenions tous les deux dans une foule, vous verriez que je ne me trompe pas deux fois. » Et qui eût regardé en ce moment Morel avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût compris l'obscure divination qui ne le désignait pas moins à certaines femmes qu'elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien, vaguement désireux d'ajouter à son « fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier tirait du baron. « Et pour les gigolos, je m'y connais mieux encore, je vous éviterais toutes les erreurs. Ce sera bientôt la foire de Balbec, nous trouverions bien des choses. Et à Paris alors ! vous verriez que vous vous amuseriez. » Mais une prudence héréditaire de domestique lui fit donner un autre tour à la phrase que déjà il commençait. De sorte que M. de Charlus crut qu'il s'agissait toujours de jeunes filles. « Voyez-vous, dit Morel, désireux d'exalter d'une façon qu'il jugeait moins compromettante pour lui-même (bien qu'elle fût en réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve, ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m'en faire aimer et de lui prendre sa virginité. » M. de Charlus ne put se retenir de pincer tendrement l'oreille de Morel, mais ajouta naïvement : « À quoi cela te servirait-il ? Si tu prenais son pucelage, tu serais bien obligé de l'épouser. – L'épouser ? » s'écria Morel qui sentait le baron grisé ou bien qui ne songeait pas à l'homme, en somme plus scrupuleux qu'il ne croyait, avec lequel il parlait. « L'épouser ? Des nèfles ! Je le promettrais, mais dès la petite opération menée à bien, je la plaquerais le soir même. » M. de Charlus avait l'habitude quand une fiction pouvait lui causer un plaisir sensuel momentané, d'y donner son adhésion, quitte à la retirer tout entière quelques instants après quand le plaisir serait épuisé. « Vraiment, tu ferais cela ? » dit-il à Morel en riant et en le serrant de plus près. « Et comment ! » dit Morel, voyant qu'il ne déplaisait pas au baron en continuant à lui expliquer sincèrement ce qui était en effet un de ses désirs. « C'est dangereux, dit M. de Charlus. – Je ferais mes malles d'avance et je ficherais le camp sans laisser d'adresse. – Et moi ? demanda M. de Charlus. – Je vous emmènerais avec moi, bien entendu », s'empressa de dire Morel qui n'avait pas songé à ce que deviendrait le baron, lequel était le cadet de ses soucis. « Tenez, il y a une petite qui me plairait beaucoup pour ça, c'est une petite couturière qui a sa boutique dans l'hôtel de M. le duc. – La fille de Jupien ! s'écria le baron pendant que le sommelier entrait. Oh ! jamais », ajouta-t-il, soit que la présence d'un tiers l'eût refroidi, soit que même dans ces espèces de messes noires où il se complaisait à souiller les choses les plus saintes, il ne pût se résoudre à faire entrer des personnes pour qui il avait de l'amitié. « Jupien est un brave homme, la petite est charmante, il serait affreux de leur causer du chagrin. » Morel sentit qu'il était allé trop loin et se tut, mais son regard continuait, dans le vide, à se fixer sur la jeune fille devant laquelle il avait voulu un jour que je l'appelasse « cher grand artiste » et à qui il avait commandé un gilet. Très travailleuse, la petite n'avait pas pris de vacances, mais j'ai su depuis que tandis que le violoniste était dans les environs de Balbec, elle ne cessait de penser à son beau visage, ennobli de ce qu'ayant vu Morel avec moi, elle l'avait pris pour un « monsieur ».
« Je n'ai jamais entendu jouer Chopin, dit le baron, et pourtant j'aurais pu, je prenais des leçons avec Stamati, mais il me défendit d'aller entendre, chez ma tante Chimay, le maître des Nocturnes. – Quelle bêtise il a faite là ! s'écria Morel. – Au contraire, répliqua vivement, d'une voix aiguë, M. de Charlus. Il prouvait son intelligence. Il avait compris que j'étais une “nature” et que je subirais l'influence de Chopin. Ça ne fait rien puisque j'ai abandonné tout jeune la musique, comme tout, du reste. Et puis on se figure un peu, ajouta-t-il d'une voix nasillarde, ralentie et traînante, il y a toujours des gens qui ont entendu, qui vous donnent une idée. Mais enfin Chopin n'était qu'un prétexte pour revenir au côté médiumnimique que vous négligez. »
On remarquera qu'après une interpolation du langage vulgaire, celui de M. de Charlus était brusquement redevenu aussi précieux et hautain qu'il était d'habitude. C'est que l'idée que Morel « plaquerait » sans remords une jeune fille violée lui avait fait brusquement goûter un plaisir complet. Dès lors ses sens étaient apaisés pour quelque temps et le sadique (lui, vraiment médiumnimique) qui s'était substitué pendant quelques instants à M. de Charlus avait fui et rendu la parole au vrai M. de Charlus, plein de raffinement artistique, de sensibilité, de bonté. « Vous avez joué l'autre jour la transcription au piano du XVe quatuor, ce qui est déjà absurde parce que rien n'est moins pianistique. Elle est faite pour les gens à qui les cordes trop tendues du glorieux Sourd font mal aux oreilles. Or c'est justement ce mysticisme presque aigre qui est divin. En tous cas vous l'avez très mal joué, en changeant tous les mouvements. Il faut jouer ça comme si vous le composiez : le jeune Morel, affligé d'une surdité momentanée et d'un génie inexistant, reste un instant immobile ; puis pris du délire sacré, il joue, il compose les premières mesures ; alors épuisé par un pareil effort d'entrance, il s'affaisse, laissant tomber la jolie mèche pour plaire à Mme Verdurin, et de plus, il prend ainsi le temps de refaire la prodigieuse quantité de substance grise qu'il a prélevée pour l'objectivation pythique ; alors, ayant retrouvé ses forces, saisi d'une inspiration nouvelle et suréminente, il s'élance vers la sublime phrase intarissable que le virtuose berlinois (nous croyons que M. de Charlus désignait ainsi Mendelssohn) devait infatigablement imiter. C'est de cette façon, seule vraiment transcendante et animatrice, que je vous ferai jouer à Paris. » Quand M. de Charlus lui donnait des avis de ce genre, Morel était beaucoup plus effrayé que de voir le maître d'hôtel remporter ses roses et son « cup » dédaignés, car il se demandait avec anxiété quel effet cela produirait à la « classe ». Mais il ne pouvait s'attarder à ces réflexions car M. de Charlus lui disait impérieusement : « Demandez au maître d'hôtel s'il a du Bon Chrétien. – Du Bon Chrétien ? je ne comprends pas. – Vous voyez bien que nous sommes au fruit, c'est une poire. Soyez sûr que Mme de Cambremer en a chez elle, car la comtesse d'Escarbagnas, qu'elle est, en avait. M. Thibaudier la lui envoie et elle dit : “Voilà du Bon Chrétien qui est fort beau.” – Non, je ne savais pas. – Je vois du reste que vous ne savez rien. Si vous n'avez même pas lu Molière… Hé bien, puisque vous ne devez pas savoir commander, plus que le reste, demandez tout simplement une poire qu'on recueille justement près d'ici, la « Louise-Bonne d'Avranches ». La… ? – Attendez, puisque vous êtes si gauche, je vais moi-même en demander d'autres, que j'aime mieux : Maître d'hôtel, avez-vous de la Doyenné des Comices ? Charlie, vous devriez lire la page ravissante qu'a écrite sur cette poire la duchesse Émilie de Clermont-Tonnerre. Non, monsieur, je n'en ai pas. – Avez-vous du Triomphe de Jodoigne ? – Non, monsieur. – De la Virginie-Dallet ? de la Passe-Colmar ? Non ? eh bien, puisque vous n'avez rien nous allons partir. La Duchesse-d'Angoulême n'est pas encore mûre ; allons, Charlie, partons. » Malheureusement pour M. de Charlus, son manque de bon sens, peut-être la chasteté des rapports qu'il avait probablement avec Morel, le firent s'ingénier dès cette époque à combler le violoniste d'étranges bontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa nature, folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondre que par une sécheresse ou une violence toujours croissantes, et qui plongeaient M. de Charlus – jadis si fier, maintenant tout timide – dans des accès de vrai désespoir. On verra comment dans les plus petites choses, Morel qui se croyait devenu un M. de Charlus mille fois plus important, avait compris de travers en les prenant à la lettre, les orgueilleux enseignements du baron quant à l'aristocratie. Disons simplement pour l'instant, tandis qu'Albertine m'attend à Saint-Jean-de-la-Haise, que s'il y avait une chose que Morel mît au-dessus de la noblesse (et cela était en son principe assez noble, surtout de quelqu'un dont le plaisir était d'aller chercher des petites filles – « ni vu ni connu » – avec le chauffeur), c'était sa réputation artistique et ce qu'on pouvait penser à la classe de violon. Sans doute il était laid que, parce qu'il sentait M. de Charlus tout à lui, il eût l'air de le renier, de se moquer de lui, de la même façon que, dès que j'eus promis le secret sur les fonctions de son père chez mon grand-oncle, il me traita de haut en bas. Mais d'autre part, son nom d'artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un « nom ». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves de tendresse platonique, voulait lui faire prendre un titre de sa famille, Morel s'y refusait énergiquement.
Quand Albertine trouvait plus sage de rester à Saint-Jean-de-la-Haise pour peindre, je prenais l'auto, et ce n'était pas seulement à Gourville et à Féterne, mais à Saint-Mars-le-Vieux et jusqu'à Criquetot que je pouvais aller avant de revenir la chercher. Tout en feignant d'être occupé d'autre chose que d'elle, et d'être obligé de la délaisser pour d'autres plaisirs, je ne pensais qu'à elle. Bien souvent je n'allais pas plus loin que la grande plaine qui domine Gourville et comme elle ressemble un peu à celle qui commence au-dessus de Combray, dans la direction de Méséglise, même à une assez grande distance d'Albertine j'avais la joie de penser que si mes regards ne pouvaient pas aller jusqu'à elle, portant plus loin qu'eux, cette puissante et douce brise marine qui passait à côté de moi devait dévaler, sans être arrêtée par rien jusqu'à Quetteholme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissent Saint-Jean-de-la-Haise sous leur feuillage, en caressant la figure de mon amie, et jeter ainsi un double lien d'elle à moi dans cette retraite indéfiniment agrandie, mais sans risques, comme dans ces jeux où deux enfants se trouvent par moments hors de la portée de la voix et de la vue l'un de l'autre, et où tout en étant éloignés ils restent réunis. Je revenais par ces chemins d'où l'on aperçoit la mer, et où autrefois, avant qu'elle apparût entre les branches, je fermais les yeux pour bien penser que ce que j'allais voir, c'était bien la plaintive aïeule de la terre, poursuivant comme au temps qu'il n'existait pas encore d'êtres vivants sa démente et immémoriale agitation. Maintenant, ils n'étaient plus pour moi que le moyen d'aller rejoindre Albertine ; quand je les reconnaissais tout pareils, sachant jusqu'où ils allaient filer droit, où ils tourneraient, je me rappelais que je les avais suivis en pensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la même hâte de retrouver Albertine, je l'avais eue à Paris en descendant les rues par où passait Mme de Guermantes ; ils prenaient pour moi la monotonie profonde, la signification morale d'une sorte de ligne que suivait mon caractère. C'était naturel, et ce n'était pourtant pas indifférent ; ils me rappelaient que mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité pour une bonne part était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç'avait été dès la jeunesse mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d'autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu'il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en oeuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s'évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier. Ce n'était pas la première fois que je recherchais Albertine, la jeune fille vue la première année devant la mer. D'autres femmes, il est vrai, avaient été intercalées entre Albertine aimée la première fois et celle que je ne quittais guère en ce moment ; d'autres femmes, notamment la duchesse de Guermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de soucis au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu l'ami de celle-ci, c'est à seule fin de n'y plus penser, mais seulement à Albertine ? Swann, avant sa mort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes. De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelquefois pour une seule entrevue et afin de toucher à une vie irréelle laquelle aussitôt s'enfuyait, ces chemins de Balbec en étaient pleins. En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me semblait recevoir d'eux le conseil de me mettre enfin au travail pendant que n'avait pas encore sonné l'heure du repos éternel.
Je descendais de voiture à Quetteholme, courais dans la raide cavée, passais le ruisseau sur une planche et trouvais Albertine qui peignait devant l'église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan seul était uni ; et à la surface riante de la pierre affleuraient des anges qui continuaient, devant notre couple du XXe siècle, à célébrer, cierges en main, les cérémonies du XIIIe. C'était eux dont Albertine cherchait à faire le portrait sur sa toile préparée, et imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau, tâchant d'obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu'il connaissait. Puis elle reprenait ses affaires. Appuyés l'un sur l'autre nous remontions la cavée, laissant la petite église aussi tranquille que si elle ne nous avait pas vus, écouter le bruit perpétuel du ruisseau. Bientôt l'auto filait, nous faisait prendre pour le retour un autre chemin qu'à l'aller. Nous passions devant Marcouville-l'Orgueilleuse. Sur son église, moitié neuve, moitié restaurée, le soleil déclinant étendait sa patine aussi belle que celle des siècles. À travers elle les grands bas-reliefs semblaient n'être vus que sous une couche fluide, moitié liquide, moitié lumineuse ; la Sainte Vierge, sainte Élisabeth, saint Joachim, nageaient encore dans l'impalpable remous, presque à sec, à fleur d'eau ou fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière, les nombreuses statues modernes se dressaient sur des colonnes jusqu'à mi-hauteur des voiles dorés du couchant. Devant l'église un grand cyprès semblait dans une sorte d'enclos consacré. Nous descendions un instant pour le regarder et faisions quelques pas. Tout autant que de ses membres, Albertine avait une conscience directe de sa toque de paille d'Italie et de l'écharpe de soie (qui n'étaient pas pour elle le siège de moindres sensations de bien-être), et recevait d'elles, tout en faisant le tour de l'église, un autre genre d'impulsion, traduite par un contentement inerte mais auquel je trouvais de la grâce ; écharpe et toque qui n'étaient qu'une partie récente, adventice, de mon amie, mais qui m'était déjà chère et dont je suivais des yeux le sillage, le long du cyprès, dans l'air du soir. Elle-même ne pouvait le voir, mais se doutait que ces élégances faisaient bien, car elle me souriait tout en harmonisant le port de sa tête avec la coiffure qui la complétait : « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée », me dit-elle en me montrant l'église et se souvenant de ce qu'Elstir lui avait dit sur la précieuse, sur l'inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait que s'étonner de la sûreté de goût qu'elle avait déjà en architecture, au lieu du déplorable qu'elle gardait en musique. Pas plus qu'Elstir, je n'aimais cette église, c'est sans me faire plaisir que sa façade ensoleillée était venue se poser devant mes yeux, et je n'étais descendu la regarder que pour être agréable à Albertine. Et pourtant je trouvais que le grand impressionniste était en contradiction avec lui-même ; pourquoi ce fétichisme attaché à la valeur architecturale objective, sans tenir compte de la transfiguration de l'église dans le couchant ? « Non décidément, me dit Albertine, je ne l'aime pas ; j'aime son nom d'Orgueilleuse. Mais ce qu'il faudra penser à demander à Brichot, c'est pourquoi Saint-Mars s'appelle le Vêtu. On ira la prochaine fois, n'est-ce pas ? » me disait-elle en me regardant de ses yeux noirs sur lesquels sa toque était abaissée comme autrefois son petit polo. Son voile flottait. Je remontais en auto avec elle, heureux que nous dussions le lendemain aller ensemble à Saint-Mars, dont par ces temps ardents où on ne pensait qu'au bain, les deux antiques clochers d'un rose saumon, aux tuiles en losange, légèrement infléchis et comme palpitants, avaient l'air de vieux poissons aigus, imbriqués d'écailles, moussus et roux, qui sans avoir l'air de bouger s'élevaient dans une eau transparente et bleue. En quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d'aller seul chercher, pour qu'elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu'on assurait n'être pas mousseux et par lequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l'un contre l'autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais les bouteilles ; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie d'amants qu'ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cet arrêt pour boire n'eût été qu'un moment insignifiant ; supposition qui eût paru d'autant moins invraisemblable si on nous avait vus après qu'Albertine avait bu sa bouteille de cidre ; elle semblait alors en effet ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un intervalle qui d'habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d'ardent et de fané comme en ont les filles des faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir de la sentir contre moi, avec son écharpe et sa toque, me rappelant que c'est ainsi toujours, côte à côte, qu'on rencontre ceux qui s'aiment ! J'avais peut-être de l'amour pour Albertine, mais n'osais pas le lui laisser apercevoir, si bien que s'il existait en moi, ce ne pouvait être que comme une vérité sans valeur jusqu'à ce qu'on ait pu la contrôler par l'expérience ; or il me semblait irréalisable et hors du plan de la vie. Quant à ma jalousie, elle me poussait à quitter le moins possible Albertine, bien que je susse qu'elle ne guérirait tout à fait qu'en me séparant d'elle à jamais. Je pouvais même l'éprouver auprès d'elle, mais alors m'arrangeais pour ne pas laisser se renouveler la circonstance qui l'avait éveillée en moi. C'est ainsi qu'un jour de beau temps nous allâmes déjeuner à Rivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle à manger, de ce hall en forme de couloir qui servait pour les thés, étaient ouvertes de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil et desquelles le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Le garçon à la figure rose, aux cheveux noirs tordus comme une flamme, s'élançait dans toute cette vaste étendue moins vite qu'autrefois, car il n'était plus commis mais chef de rang ; néanmoins à cause de son activité naturelle, parfois au loin, dans la salle à manger, parfois plus près, mais au dehors, servant des clients qui avaient préféré déjeuner dans le jardin, on l'apercevait tantôt ici, tantôt là, comme des statues successives d'un jeune dieu courant, les unes à l'intérieur, d'ailleurs bien éclairé, d'une demeure qui se prolongeait en gazons verts, les autres sous les feuillages, dans la clarté de la vie en plein air. Il fut un moment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à ce que je lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes je sentis qu'on peut être près de la personne qu'on aime et cependant ne pas l'avoir avec soi. Ils avaient l'air d'être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que je ne connaissais pas, ou seulement d'un regard qu'il lui avait jeté – et dont j'étais le tiers gênant et de qui on se cache. Même quand, rappelé avec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine tout en continuant à déjeuner n'avait plus l'air de considérer le restaurant et les jardins que comme une piste illuminée, où apparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur aux cheveux noirs. Un instant je m'étais demandé si pour le suivre, elle n'allait pas me laisser seul à ma table. Mais dès les jours suivants je commençai à oublier pour toujours cette impression pénible car j'avais décidé de ne jamais retourner à Rivebelle, j'avais fait promettre à Albertine, qui m'assura y être venue pour la première fois, qu'elle n'y retournerait jamais. Et je niai que le garçon aux pieds agiles n'eût eu d'yeux que pour elle, afin qu'elle ne crût pas que ma compagnie l'avait privée d'un plaisir. Il m'arriva parfois de retourner à Rivebelle, mais seul, de trop boire, comme j'y avais déjà fait. Tout en vidant une dernière coupe je regardais une rosace peinte sur le mur blanc, je reportais sur elle le plaisir que j'éprouvais. Elle seule au monde existait pour moi ; je la poursuivais, la touchais et la perdais tour à tour de mon regard fuyant, et j'étais indifférent à l'avenir, me contentant de ma rosace comme un papillon qui tourne autour d'un papillon posé, avec lequel il va finir sa vie dans un acte de volupté suprême. Or je trouvais dangereux de laisser s'installer en moi, même sous une forme légère, un mal qui ressemble à ces états pathologiques habituels auxquels on ne prend pas garde, mais qui, si survient le moindre accident, imprévisible et inévitable, qui lui arriverait, suffisent à lui donner aussitôt une extrême gravité. Le moment était peut-être particulièrement bien choisi pour renoncer à une femme à qui aucune souffrance bien récente et bien vive ne m'obligeait à demander ce baume contre un mal, que possèdent celles qui l'ont causé. J'étais calmé par ces promenades mêmes qui bien que je ne les considérasse au moment que comme une attente d'un lendemain qui lui-même, malgré le désir qu'il m'inspirait, ne devait pas être différent de la veille, avaient le charme d'être arrachées aux lieux où s'était trouvée jusque-là Albertine et où je n'étais pas avec elle, chez sa tante, chez ses amies. Charme non d'une joie positive, mais seulement de l'apaisement d'une inquiétude, et bien fort pourtant. Car à quelques jours de distance, quand je repensais à la ferme devant laquelle nous avions bu du cidre, ou simplement aux quelques pas que nous avions faits devant Saint-Mars-le-Vêtu, me rappelant qu'Albertine marchait à côté de moi sous sa toque, le sentiment de sa présence ajoutait tout d'un coup une telle vertu à l'image indifférente de l'église neuve, qu'au moment où la façade ensoleillée venait se poser ainsi d'elle-même dans mon souvenir, c'était comme une grande compresse calmante qu'on eût appliquée à mon coeur. Je déposais Albertine à Parville, mais pour la retrouver le soir et aller m'étendre à côté d'elle, dans l'obscurité, sur la grève. Sans doute je ne la voyais pas tous les jours, mais pourtant je pouvais me dire : « Si elle racontait l'emploi de son temps, de sa vie, c'est encore moi qui y tiendrais le plus de place » ; et nous passions ensemble de longues heures de suite qui mettaient dans mes journées un enivrement si doux que même quand à Parville, elle sautait de l'auto que j'allais lui renvoyer une heure après, je ne me sentais pas plus seul dans la voiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé des fleurs. J'aurais pu me passer de la voir tous les jours ; j'allais la quitter heureux, je sentais que l'effet calmant de ce bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours. Mais alors j'entendais Albertine, en me quittant, dire à sa tante ou à une amie : « Alors, demain à huit heures et demie. Il ne faut pas être en retard, ils seront prêts dès huit heures un quart. » La conversation d'une femme qu'on aime ressemble à un sol qui recouvre une eau souterraine et dangereuse ; on sent à tout moment derrière les mots la présence, le froid pénétrant d'une nappe invisible ; on aperçoit çà et là son suintement perfide, mais elle-même reste cachée. Aussitôt la phrase d'Albertine entendue, mon calme était détruit. Je voulais lui demander de la voir le lendemain matin, afin de l'empêcher d'aller à ce mystérieux rendez-vous de huit heures et demie dont on n'avait parlé devant moi qu'à mots couverts. Elle m'eût sans doute obéi les premières fois, regrettant pourtant de renoncer à ses projets ; puis elle eût découvert mon besoin permanent de les déranger ; j'eusse été celui pour qui l'on se cache de tout. Et d'ailleurs, il est probable que ces fêtes dont j'étais exclu consistaient en fort peu de chose, et que c'était peut-être par peur que je trouvasse telle invitée vulgaire ou ennuyeuse qu'on ne me conviait pas. Malheureusement cette vie si mêlée à celle d'Albertine n'exerçait pas d'action que sur moi ; elle me donnait du calme ; elle causait à ma mère des inquiétudes dont la confession le détruisit. Comme je rentrais content, décidé à terminer d'un jour à l'autre une existence dont je croyais que la fin dépendait de ma seule volonté, ma mère me dit, entendant que je faisais dire au chauffeur d'aller chercher Albertine après dîner : « Comme tu dépenses de l'argent ! (Françoise, dans son langage simple et expressif, disait avec plus de force : « L'argent file. ») Tâche, continua maman, de ne pas devenir comme Charles de Sévigné, dont sa mère disait : “Sa main est un creuset où l'argent se fond.” Et puis je crois que tu es vraiment assez sorti avec Albertine. Je t'assure que c'est exagéré, que même pour elle cela peut sembler ridicule. J'ai été enchantée que cela te distraie, je ne te demande pas de ne plus la voir, mais enfin qu'il ne soit pas impossible de vous rencontrer l'un sans l'autre. » Ma vie avec Albertine, vie dénuée de grands plaisirs – au moins de grands plaisirs perçus – cette vie que je comptais changer d'un jour à l'autre, en choisissant une heure de calme, me redevint tout d'un coup pour un temps nécessaire, quand par ces paroles de maman elle se trouva menacée. Je dis à ma mère que ses paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision qu'elles demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la semaine. Maman se mit à rire (pour ne pas m'attrister) de l'effet qu'avaient produit instantanément ses conseils, et me promit de ne pas m'en reparler pour ne pas empêcher que renaquît ma bonne intention. Mais depuis la mort de ma grand-mère, chaque fois que maman se laissait aller à rire, le rire commencé s'arrêtait net et s'achevait sur une expression presque sanglotante de souffrance, soit par le remords d'avoir pu un instant oublier, soit par la recrudescence dont cet oubli si bref avait ravivé encore sa cruelle préoccupation. Mais à celle que lui causait le souvenir de ma grand-mère, installé en ma mère comme une idée fixe, je sentis que cette fois s'en ajoutait une autre, qui avait trait à moi, à ce que ma mère redoutait des suites de mon intimité avec Albertine ; intimité qu'elle n'osa pourtant pas entraver à cause de ce que je venais de lui dire. Mais elle ne parut pas persuadée que je ne me trompais pas. Elle se rappelait pendant combien d'années ma grand-mère et elle ne m'avaient plus parlé de mon travail et d'une règle de vie plus hygiénique que, disais-je, l'agitation où me mettaient leurs exhortations m'empêchait seule de commencer, et que malgré leur silence obéissant, je n'avais pas poursuivie.
Après le dîner l'auto ramenait Albertine ; il faisait encore un peu jour ; l'air était moins chaud, mais après une brûlante journée nous rêvions tous deux de fraîcheurs inconnues ; alors à nos yeux enfiévrés la lune tout étroite parut d'abord (telle le soir où j'étais allé chez la princesse de Guermantes et où Albertine m'avait téléphoné) comme la légère et mince pelure, puis comme le frais quartier d'un fruit qu'un invisible couteau commençait à écorcer dans le ciel. Quelquefois aussi, c'était moi qui allais chercher mon amie, un peu plus tard alors ; elle devait m'attendre devant les arcades du marché, à Maineville. Aux premiers moments je ne la distinguais pas ; je m'inquiétais déjà qu'elle ne dût pas venir, qu'elle eût mal compris. Alors je la voyais dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de moi dans la voiture avec le bond léger plus d'un jeune animal que d'une jeune fille. Et c'est comme une chienne encore qu'elle commençait aussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me disait le directeur de l'hôtel, le ciel était tout parcheminé d'étoiles, si nous n'allions pas nous promener en forêt avec une bouteille de Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais qui n'auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous nous étendions en contrebas des dunes ; ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles que j'avais vues passer la première fois devant l'horizon du flot, je le tenais serré contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant ; et nous l'écoutions sans nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sa respiration, assez longtemps suspendue pour qu'on crût le reflux arrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur qu'on ne nous vît ; n'ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec moi jusqu'à Balbec, d'où je la ramenais une dernière fois à Parville ; les chauffeurs de ces premiers temps de l'automobile étaient des gens qui se couchaient à n'importe quelle heure. Et de fait je ne rentrais à Balbec qu'avec la première humidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de la présence de mon amie, gorgé d'une provision de baisers longue à épuiser. Sur ma table je trouvais un télégramme ou une carte postale. C'était d'Albertine encore ! Elle les avait écrits à Quetteholme pendant que j'étais parti seul en auto et pour me dire qu'elle pensait à moi. Je me mettais au lit en les relisant. Alors j'apercevais au-dessus des rideaux la raie du grand jour et je me disais que nous devions nous aimer tout de même pour avoir passé la nuit à nous embrasser. Quand le lendemain matin je voyais Albertine sur la digue, j'avais si peur qu'elle me répondît qu'elle n'était pas libre ce jour-là et ne pouvait acquiescer à ma demande de nous promener ensemble, que cette demande je retardais le plus que je pouvais de la lui adresser. J'étais d'autant plus inquiet qu'elle avait l'air froid, préoccupé ; des gens de sa connaissance passaient ; sans doute avait-elle formé pour l'après-midi des projets dont j'étais exclu. Je la regardais, je regardais ce corps charmant, cette tête rose d'Albertine, dressant en face de moi l'énigme de ses intentions, la décision inconnue qui devait faire le bonheur ou le malheur de mon après-midi. C'était tout un état d'âme, tout un avenir d'existence qui avait pris devant moi la forme allégorique et fatale d'une jeune fille. Et quand enfin je me décidais, quand de l'air le plus indifférent que je pouvais, je demandais : « Est-ce que nous nous promenons ensemble tantôt et ce soir ? » et qu'elle me répondait : « Très volontiers », alors tout le brusque remplacement, dans la figure rose, de ma longue inquiétude par une quiétude délicieuse, me rendait encore plus précieuses ces formes auxquelles je devais perpétuellement le bien-être, l'apaisement qu'on éprouve après qu'un orage a éclaté. Je me répétais : « Comme elle est gentille, quel être adorable ! » dans une exaltation moins féconde que celle due à l'ivresse, à peine plus profonde que celle de l'amitié, mais très supérieure à celle de la vie mondaine. Nous ne décommandions l'automobile que les jours où il y avait un dîner chez les Verdurin, et ceux où Albertine n'étant pas libre de sortir avec moi, j'en eusse profité pour prévenir les gens qui désiraient me voir que je resterais à Balbec. Je donnais à Saint-Loup autorisation de venir ces jours-là, mais ces jours-là seulement. Car une fois qu'il était arrivé à l'improviste, j'avais préféré me priver de voir Albertine plutôt que de risquer qu'il la rencontrât, que fût compromis l'état de calme heureux où je me trouvais depuis quelque temps et que fût ma jalousie renouvelée. Et je n'avais été tranquille qu'une fois Saint-Loup reparti. Aussi s'astreignait-il avec regret, mais scrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de ma part. Jadis songeant avec envie aux heures que Mme de Guermantes passait avec lui, j'attachais un tel prix à le voir ! Les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Dans la marche insensible mais éternelle du monde, nous les considérons comme immobiles dans un instant de vision, trop court pour que le mouvement qui les entraîne soit perçu. Mais nous n'avons qu'à choisir dans notre mémoire deux images prises d'eux à des moments différents, assez rapprochés cependant pour qu'ils n'aient pas changé en eux-mêmes, du moins sensiblement, et la différence des deux images mesure le déplacement qu'ils ont opéré par rapport à nous. Il m'inquiéta affreusement en me parlant des Verdurin, j'avais peur qu'il ne me demandât à y être reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie que je n'eusse cessé de ressentir, à gâter tout le plaisir que j'y trouvais avec Albertine. Mais heureusement Robert m'avoua tout au contraire qu'il désirait par-dessus tout ne pas les connaître. « Non, me dit-il, je trouve ce genre de milieux cléricaux exaspérants. » Je ne compris pas d'abord l'adjectif « clérical » appliqué aux Verdurin, mais la fin de la phrase de Saint-Loup m'éclaira sa pensée, ses concessions à des modes de langage qu'on est souvent étonné de voir adopter par des hommes intelligents. « Ce sont des milieux, me dit-il, où on fait tribu, où on fait congrégation et chapelle. Tu ne me diras pas que ce n'est pas une petite secte ; on est tout miel pour les gens qui en sont, on n'a pas assez de dédain pour les gens qui n'en sont pas. La question n'est pas comme pour Hamlet d'être ou de ne pas être, mais d'en être ou de ne pas en être. Tu en es, mon oncle Charlus en est. Que veux-tu ? moi je n'ai jamais aimé ça, ce n'est pas ma faute. »
Bien entendu la règle que j'avais imposée à Saint-Loup de ne me venir voir que sur un appel de moi, je l'édictai aussi stricte pour n'importe laquelle des personnes avec qui je m'étais peu à peu lié à La Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs ; et quand j'apercevais de l'hôtel la fumée du train de trois heures qui dans l'anfractuosité des falaises de Parville, laissait son panache stable qui restait longtemps accroché au flanc des pentes vertes, je n'avais aucune hésitation sur le visiteur qui allait venir goûter avec moi et m'était encore, à la façon d'un dieu, dérobé sous ce petit nuage. Je suis obligé d'avouer que ce visiteur, préalablement autorisé par moi à venir, ne fut presque jamais Saniette, et je me le suis bien souvent reproché. Mais la conscience que Saniette avait d'ennuyer (naturellement encore bien plus en venant faire une visite qu'en racontant une histoire) faisait que bien qu'il fût plus instruit, plus intelligent et meilleur que bien d'autres, il semblait impossible d'éprouver auprès de lui, non seulement aucun plaisir, mais autre chose qu'un spleen presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi. Probablement si Saniette avait avoué franchement cet ennui qu'il craignait de causer, on n'eût pas redouté ses visites. L'ennui est un des maux les moins graves qu'on ait à supporter, le sien n'existait peut-être que dans l'imagination des autres, ou lui avait été inoculé grâce à une sorte de suggestion par eux, laquelle avait trouvé prise sur son agréable modestie. Mais il tenait tant à ne pas laisser voir qu'il n'était pas recherché, qu'il n'osait pas s'offrir. Certes il avait raison de ne pas faire comme les gens qui sont si contents de donner des coups de chapeau dans un lieu public, que ne vous ayant pas vu depuis longtemps et vous apercevant dans une loge avec des personnes brillantes qu'ils ne connaissent pas, ils vous jettent un bonjour furtif et retentissant en s'excusant sur le plaisir, sur l'émotion qu'ils ont eus à vous apercevoir, à constater que vous renouez avec les plaisirs, que vous avez bonne mine, etc. Mais Saniette, au contraire, manquait par trop d'audace. Il aurait pu, chez Mme Verdurin ou dans le petit tram, me dire qu'il aurait grand plaisir à venir me voir à Balbec s'il ne craignait pas de me déranger. Une telle proposition ne m'eût pas effrayé. Au contraire il n'offrait rien, mais avec un visage torturé et un regard aussi indestructible qu'un émail cuit, mais dans la composition duquel entrait, avec un désir pantelant de vous voir – à moins qu'il ne trouvât quelqu'un d'autre de plus amusant – la volonté de ne pas laisser voir ce désir, il me disait d'un air détaché : « Vous ne savez pas ce que vous faites ces jours-ci ? Parce que j'irai sans doute près de Balbec. Mais non, cela ne fait rien, je vous le demandais par hasard. » Cet air ne trompait pas, et les signes inverses à l'aide desquels nous exprimons nos sentiments par leur contraire sont d'une lecture si claire qu'on se demande comment il y a encore des gens qui disent par exemple : « J'ai tant d'invitations que je ne sais où donner de la tête » pour dissimuler qu'ils ne sont pas invités. Mais de plus cet air détaché, à cause probablement de ce qui entrait dans sa composition trouble, vous causait ce que n'eût jamais pu faire la crainte de l'ennui ou le franc aveu du désir de vous voir, c'est-à-dire cette espèce de malaise, de répulsion qui, dans l'ordre des relations de simple politesse sociale, est l'équivalent de ce qu'est dans l'amour, l'offre déguisée que fait à une dame l'amoureux qu'elle n'aime pas, de la voir le lendemain, tout en protestant qu'il n'y tient pas, ou même pas cette offre, mais une attitude de fausse froideur. Aussitôt émanait de la personne de Saniette je ne sais quoi qui faisait qu'on lui répondait de l'air le plus tendre du monde : « Non, malheureusement, cette semaine, je vous expliquerai… » Et je laissais venir à la place des gens qui étaient loin de le valoir mais qui n'avaient pas son regard chargé de la mélancolie, et sa bouche plissée de toute l'amertume de toutes les visites qu'il avait envie, en la leur taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare que Saniette ne rencontrât pas dans le tortillard l'invité qui venait me voir, si même celui-ci ne m'avait pas dit, chez les Verdurin : « N'oubliez pas que je vais vous voir jeudi », jour où j'avais précisément dit à Saniette ne pas être libre. De sorte qu'il finissait par imaginer la vie comme remplie de divertissements organisés à son insu, sinon même contre lui. D'autre part, comme on n'est jamais tout un, ce trop discret était maladivement indiscret. La seule fois où par hasard il vint me voir malgré moi, une lettre, je ne sais de qui, traînait sur la table. Au bout d'un instant je vis qu'il n'écoutait que distraitement ce que je lui disais. La lettre, dont il ignorait complètement la provenance, le fascinait et je croyais à tout moment que ses prunelles émaillées allaient se détacher de leur orbite pour rejoindre la lettre quelconque mais que sa curiosité aimantait. On aurait dit un oiseau qui va se jeter fatalement sur un serpent. Finalement il n'y put tenir, la changea de place d'abord comme pour mettre de l'ordre dans ma chambre. Cela ne lui suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme machinalement. Une autre forme de son indiscrétion, c'était que rivé à vous il ne pouvait partir. Comme j'étais souffrant ce jour-là, je lui demandai de reprendre le train suivant et de partir dans une demi-heure. Il ne doutait pas que je souffrisse, mais me répondit : « Je resterai une heure un quart et après je partirai. » Depuis, j'ai souffert de ne pas lui avoir dit, chaque fois où je le pouvais, de venir. Qui sait ? Peut-être eussé-je conjuré son mauvais sort, d'autres l'eussent invité pour qui il m'eût immédiatement lâché, de sorte que mes invitations auraient eu le double avantage de lui rendre la joie et de me débarrasser de lui.
Les jours qui suivaient ceux où j'avais reçu, je n'attendais naturellement pas de visites et l'automobile revenait nous chercher, Albertine et moi. Et quand nous rentrions, Aimé, sur le premier degré de l'hôtel, ne pouvait s'empêcher, avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire je donnais au chauffeur. J'avais beau enfermer ma pièce ou mon billet dans ma main close, les regards d'Aimé écartaient mes doigts. Il détournait la tête au bout d'une seconde car il était discret, bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativement petits. Mais l'argent qu'un autre recevait excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir l'eau à la bouche. Pendant ces courts instants il avait l'air attentif et fiévreux d'un enfant qui lit un roman de Jules Verne, ou d'un dîneur assis non loin de vous, dans un restaurant, et qui voyant qu'on vous découpe un faisan que lui-même ne peut pas ou ne veut pas s'offrir, délaisse un instant ses pensées sérieuses pour attacher sur la volaille un regard que font sourire l'amour et l'envie.
Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en automobile. Mais une fois, au moment où je remontais par l'ascenseur, le lift me dit : « Ce monsieur est venu, il m'a laissé une commission pour vous. » Le lift me dit ces mots d'une voix absolument cassée et en me toussant et crachant à la figure. « Quel rhume que je tiens ! » ajouta-t-il, comme si je n'étais pas capable de m'en apercevoir tout seul. « Le docteur dit que c'est la coqueluche », et il recommença à tousser et à cracher sur moi. « Ne vous fatiguez pas à parler », lui dis-je d'un air de bonté, lequel était feint. Je craignais de prendre la coqueluche qui, avec ma disposition aux étouffements, m'eût été fort pénible. Mais il mit sa gloire, comme un virtuose qui ne veut pas se faire porter malade, à parler et à cracher tout le temps. « Non, ça ne fait rien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je, mais pas pour moi). Du reste je vais bientôt rentrer à Paris (tant mieux, pourvu qu'il ne me la passe pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris c'est très superbe. Cela doit être encore plus superbe qu'ici et qu'à Monte-Carlo, quoique des chasseurs, même des clients, et jusqu'à des maîtres d'hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la saison, m'aient souvent dit que Paris était moins superbe que Monte-Carlo. Ils se gouraient peut-être, et pourtant pour être maître d'hôtel, il ne faut pas être un imbécile ; pour prendre toutes les commandes, retenir les tables, il en faut une tête ! On m'a dit que c'était encore plus terrible que d'écrire des pièces et des livres. » Nous étions presque arrivés à mon étage quand le lift me fit redescendre jusqu'en bas parce qu'il trouvait que le bouton fonctionnait mal, et en un clin d'oeil il l'arrangea. Je lui dis que je préférais remonter à pied, ce qui voulait dire et cacher que je préférais ne pas prendre la coqueluche. Mais d'un accès de toux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans l'ascenseur. « Ça ne risque plus rien, maintenant, j'ai arrangé le bouton. » Voyant qu'il ne cessait pas de parler, préférant connaître le nom du visiteur et la commission qu'il avait laissée, au parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, je lui dis (comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin Godard : Chantez-moi de préférence du Debussy) : « Mais qui est-ce qui est venu pour me voir ? – C'est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. » Comme la veille j'avais déposé Robert de Saint-Loup à la station de Doncières avant d'aller chercher Albertine, je crus que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c'était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots : « le monsieur avec qui vous êtes sorti », il m'apprenait par la même occasion qu'un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l'est un homme du monde. Leçon de mots seulement. Car pour la chose, je n'avais jamais fait de distinction entre les classes. Et si j'avais, à entendre appeler un chauffeur un monsieur, le même étonnement que le comte X… qui ne l'était que depuis huit jours et à qui, ayant dit : « la Comtesse a l'air fatiguée », je fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je voulais parler, c'était simplement par manque d'habitude du vocabulaire ; je n'avais jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et j'aurais pris indifféremment les uns et les autres pour amis, avec une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non par goût, mais sachant qu'on peut exiger d'eux plus de politesse envers les ouvriers qu'on ne l'obtient de la part des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu'ils sont volontiers polis envers n'importe qui, comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu'elles savent accueilli avec tant de joie. Je ne peux du reste pas dire que cette façon que j'avais de mettre les gens du peuple sur le pied d'égalité avec les gens du monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en revanche toujours pleinement ma mère. Non qu'humainement elle fît une différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoise avait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours consolée et soignée par maman avec la même amitié, avec le même dévouement que sa meilleure amie. Mais ma mère était trop la fille de mon grand-père pour ne pas faire socialement acception des castes. Les gens de Combray avaient beau avoir du coeur, de la sensibilité, acquérir les plus belles théories sur l'égalité humaine, ma mère, quand un valet de chambre s'émancipait, disait une fois « vous » et glissait insensiblement à ne plus me parler à la troisième personne, avait de ces usurpations le même mécontentement qui éclate dans les Mémoires de Saint-Simon chaque fois qu'un seigneur qui n'y a pas droit saisit un prétexte de prendre la qualité d'« Altesse » dans un acte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs ce qu'il leur devait et ce dont peu à peu il se dispense. Il y avait un « esprit de Combray » si réfractaire qu'il faudra des siècles de bonté (celle de ma mère était infinie), de théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre. Je ne peux pas dire que chez ma mère certaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un valet de chambre qu'elle lui donnait aisément dix francs (lesquels lui faisaient du reste beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu'elle l'avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait un chauffeur d'automobile dîner avec moi dans la salle à manger, elle n'était pas absolument contente et me disait : « Il me semble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu'un mécanicien », comme elle aurait dit, s'il se fût agi de mariage : « Tu pourrais trouver mieux comme parti. » Le chauffeur (heureusement je ne songeai jamais à inviter celui-là) était venu me dire que la Compagnie d'autos qui l'avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain. Cette raison, d'autant plus que le chauffeur était charmant et s'exprimait si simplement qu'on eût toujours dit paroles d'Évangile, nous sembla devoir être conforme à la vérité. Elle ne l'était qu'à demi. Il n'y avait en effet plus rien à faire à Balbec. Et en tous cas la Compagnie n'ayant qu'à demi confiance dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue de consécration, désirait qu'il revînt au plus vite à Paris. Et en effet si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement la multiplication des kilomètres quand il les comptait à M. de Charlus, en revanche dès qu'il s'agissait de rendre compte à sa Compagnie, il divisait par six ce qu'il avait gagné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit qu'elle était volée, trouvait dans l'une et l'autre hypothèse que le mieux était de le rappeler à Paris où on ne faisait d'ailleurs pas grand-chose. Le désir du chauffeur était d'éviter si possible la morte saison. J'ai dit – ce que j'ignorais alors et ce dont la connaissance m'eût évité bien des chagrins – qu'il était très lié (sans qu'ils eussent jamais l'air de se connaître devant les autres) avec Morel. À partir du jour où il fut rappelé, sans savoir encore qu'il avait un moyen de ne pas partir, nous dûmes nous contenter pour nos promenades de louer une voiture, ou quelquefois, pour distraire Albertine et comme elle aimait l'équitation, des chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. « Quel tacot ! » disait Albertine. J'aurais d'ailleurs souvent aimé d'y être seul. Sans vouloir me fixer une date je souhaitais que prît fin cette vie à laquelle je reprochais de me faire renoncer, non pas même tant au travail qu'au plaisir. Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui me retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand quelque ancien moi, plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait pour un instant le moi actuel. J'éprouvai notamment ce désir d'évasion un jour qu'ayant laissé Albertine chez sa tante, j'étais allé à cheval voir les Verdurin et que j'avais pris dans les bois une route sauvage dont ils m'avaient vanté la beauté. Épousant les formes de la falaise, tour à tour elle montait, puis resserrée entre des bouquets d'arbres épais, elle s'enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochers dénudés dont j'étais entouré, la mer qu'on apercevait par leurs déchirures, flottèrent devant mes yeux comme des fragments d'un autre univers : j'avais reconnu le paysage montagneux et marin qu'Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme rencontrant un Centaure », que j'avais vues chez la duchesse de Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me trouvais tellement en dehors du monde actuel que je n'aurais pas été étonné si, comme le jeune homme de l'âge antéhistorique que peint Elstir, j'avais au cours de ma promenade croisé un personnage mythologique. Tout à coup mon cheval se cabra ; il avait entendu un bruit singulier, j'eus peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d'où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailes d'acier étincelant qui l'emportaient, un être dont la figure peu distincte me parut ressembler à celle d'un homme. Je fus aussi ému que pouvait l'être un Grec qui voyait pour la première fois un demi-dieu. Je pleurais aussi, car j'étais prêt à pleurer du moment que j'avais reconnu que le bruit venait d'au-dessus de ma tête – les aéroplanes étaient encore rares à cette époque – à la pensée que ce que j'allais voir pour la première fois c'était un aéroplane. Alors, comme quand on sent venir dans un journal une parole émouvante, je n'attendais que d'avoir aperçu l'avion pour fondre en larmes. Cependant l'aviateur sembla hésiter sur sa voie ; je sentais ouvertes devant lui – devant moi si l'habitude ne m'avait pas fait prisonnier – toutes les routes de l'espace, de la vie ; il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d'un léger mouvement de ses ailes d'or il piqua droit vers le ciel.
Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à Morel que les Verdurin remplaçassent leur break par une auto (ce qui, étant donné la générosité des Verdurin à l'égard des fidèles, était relativement facile), mais chose plus malaisée, leur principal cocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur. Cela fut exécuté en quelques jours de la façon suivante. Morel avait commencé par faire voler au cocher tout ce qui lui était nécessaire pour atteler. Un jour il ne trouvait pas le mors, un jour la gourmette. D'autres fois c'était son coussin de siège qui avait disparu, jusqu'à son fouet, sa couverture, le martinet, l'éponge, la peau de chamois. Mais il s'arrangea toujours avec des voisins ; seulement il arrivait en retard, ce qui agaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état de tristesse et d'idées noires. Le chauffeur, pressé d'entrer, déclara à Morel qu'il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un grand coup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeune cocher avait déclaré qu'il les ferait tous tomber dans un guet-apens et se faisait fort d'avoir raison d'eux six, et il leur dit qu'ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Pour sa part il ne pouvait pas s'en mêler, mais les prévenait afin qu'ils prissent les devants. Il fut convenu que pendant que M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils tomberaient tous à l'écurie sur le jeune homme. Je rapporterai, bien que ce ne fût que l'occasion de ce qui allait avoir lieu, mais parce que les personnages m'ont intéressé plus tard, qu'il y avait ce jour-là un ami des Verdurin en villégiature chez eux et à qui on voulait faire faire une promenade à pied avant son départ, fixé au soir même.
Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en promenade, c'est que ce jour-là Morel qui venait avec nous en promenade à pied, où il devait jouer du violon dans les arbres, me dit : « Écoutez, j'ai mal au bras, je ne veux pas le dire à Mme Verdurin, mais priez-la d'emmener un de ses valets, par exemple Howsler ; il portera mes instruments. – Je crois qu'un autre serait mieux choisi, répondis-je. On a besoin de lui pour le dîner. » Une expression de colère passa sur le visage de Morel. « Mais non, je ne veux pas confier mon violon à n'importe qui. » Je compris plus tard la raison de cette préférence. Howsler était le frère très aimé du jeune cocher et s'il était resté à la maison, aurait pu lui porter secours. Pendant la promenade, assez bas pour que Howsler aîné ne pût nous entendre : « Voilà un bon garçon, dit Morel. Du reste son frère l'est aussi. S'il n'avait pas cette funeste habitude de boire… – Comment, boire ? dit Mme Verdurin, pâlissant à l'idée d'avoir un cocher qui buvait. – Vous ne vous en apercevez pas. Je me dis toujours que c'est un miracle qu'il ne lui soit pas arrivé d'accident pendant qu'il vous conduisait. – Mais il conduit donc d'autres personnes ? – Vous n'avez qu'à voir combien de fois il a versé, il a aujourd'hui la figure pleine d'ecchymoses. Je ne sais pas comment il ne s'est pas tué, il a cassé ses brancards. – Je ne l'ai pas vu aujourd'hui », dit Mme Verdurin tremblante à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle, « vous me désolez. » Elle voulut abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies pour la faire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le brancard neuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faire aucune observation, qu'elle n'avait plus besoin de cocher et lui remettre de l'argent, mais de lui-même, ne voulant pas accuser ses camarades à l'animosité de qui il attribuait rétrospectivement le vol quotidien de toutes les selles, etc., et voyant que sa patience ne conduisait qu'à se faire laisser pour mort sur le carreau, il demanda à s'en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait été obligée d'en prendre un autre) fut si satisfaite de lui qu'elle me le recommanda chaleureusement comme homme d'absolue confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris à la journée à Paris ; mais je n'ai que trop anticipé, tout cela se retrouvera dans l'histoire d'Albertine. En ce moment nous sommes à La Raspelière où je viens dîner pour la première fois avec mon amie, et M. de Charlus avec Morel, fils supposé d'un « intendant » qui gagnait trente mille francs par an de fixe, avait une voiture et nombre de majordomes subalternes, de jardiniers, de régisseurs et de fermiers sous ses ordres. Mais puisque j'ai tellement anticipé, je ne veux cependant pas laisser le lecteur sous l'impression d'une méchanceté absolue qu'aurait eue Morel. Il était plutôt plein de contradictions, capable à certains jours d'une gentillesse véritable.
Je fus naturellement bien étonné d'apprendre que le cocher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçant le chauffeur qui nous avait promenés, Albertine et moi. Mais il me débita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris d'où on l'avait demandé pour les Verdurin, et je n'eus pas une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause que Morel causa un peu avec moi, afin de m'exprimer sa tristesse relativement au départ de ce brave garçon. Du reste, même en dehors des moments où j'étais seul et où il bondissait littéralement vers moi avec une expansion de joie, Morel, voyant que tout le monde me faisait fête à La Raspelière et sentant qu'il s'excluait volontairement de la familiarité de quelqu'un qui était sans danger pour lui, puisqu'il m'avait fait couper les ponts et ôté toute possibilité d'avoir envers lui des airs protecteurs (que je n'avais d'ailleurs nullement songé à prendre), cessa de se tenir éloigné de moi. J'attribuai son changement d'attitude à l'influence de M. de Charlus, laquelle en effet le rendait sur certains points moins borné, plus artiste, mais sur d'autres où il appliquait à la lettre les formules éloquentes, mensongères, et d'ailleurs momentanées, du maître, le bêtifiait encore davantage. Ce qu'avait pu lui dire M. de Charlus, ce fut en effet la seule chose que je supposai. Comment aurais-je pu deviner alors ce qu'on me dit ensuite (et dont je n'ai jamais été certain, les affirmations d'Andrée sur tout ce qui touchait Albertine, surtout plus tard, m'ayant toujours semblé fort sujettes à caution car, comme nous l'avons vu autrefois, elle n'aimait pas sincèrement mon amie et était jalouse d'elle), ce qui en tous cas, si c'était vrai, me fut remarquablement caché par tous les deux : qu'Albertine connaissait beaucoup Morel ? La nouvelle attitude que vers ce moment du renvoi du cocher, Morel adopta à mon égard, me permit de changer d'avis sur son compte. Je gardai de son caractère la vilaine idée que m'en avait fait concevoir la bassesse que ce jeune homme m'avait montrée quand il avait eu besoin de moi, suivie, tout aussitôt le service rendu, d'un dédain jusqu'à sembler ne pas me voir. À cela il fallait ajouter l'évidence de ses rapports de vénalité avec M. de Charlus, et aussi des instincts de bestialité sans suite dont la non-satisfaction (quand cela arrivait), ou les complications qu'ils entraînaient, causaient ses tristesses ; mais ce caractère n'était pas si uniformément laid et était plein de contradictions. Il ressemblait à un vieux livre du Moyen Âge, plein d'erreurs, de traditions absurdes, d'obscénités, il était extraordinairement composite. J'avais cru d'abord que son art, où il était vraiment passé maître, lui avait donné des supériorités qui dépassaient la virtuosité de l'exécutant. Une fois que je disais mon désir de me mettre au travail : « Travaillez, devenez illustre, me dit-il. – De qui est cela ? lui demandai-je. – De Fontanes à Chateaubriand. » Il connaissait aussi une correspondance amoureuse de Napoléon. Bien, pensai-je, il est lettré. Mais cette phrase qu'il avait lue je ne sais pas où, était sans doute la seule qu'il connût de toute la littérature ancienne et moderne, car il me la répétait chaque soir. Une autre qu'il répétait davantage pour m'empêcher de rien dire de lui à personne, c'était celle-ci, qu'il croyait également littéraire, qui est à peine française ou du moins n'offre aucune espèce de sens, sauf peut-être pour un domestique cachottier : « Méfions-nous des méfiants. » Au fond, en allant de cette stupide maxime jusqu'à la phrase de Fontanes à Chateaubriand, on eût parcouru toute une partie, variée mais moins contradictoire qu'il ne semble, du caractère de Morel. Ce garçon qui, pour peu qu'il y trouvât de l'argent, eût fait n'importe quoi, et sans remords – peut-être pas sans une contrariété bizarre, allant jusqu'à la surexcitation nerveuse, mais à laquelle le nom de remords irait fort mal – qui eût, s'il y trouvait son intérêt, plongé dans la peine, voire dans le deuil, des familles entières, ce garçon qui mettait l'argent au-dessus de tout et, sans parler de bonté, au-dessus des sentiments de simple humanité les plus naturels, ce même garçon mettait pourtant au-dessus de l'argent son diplôme de premier prix du Conservatoire et qu'on ne pût tenir aucun propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou de contrepoint. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu'il appelait (en généralisant sans doute quelques cas particuliers où il avait rencontré des malveillants) la fourberie universelle. Il se flattait d'y échapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour mon malheur, à cause de ce qui devait en résulter après mon retour à Paris, sa méfiance n'avait pas « joué » à l'égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil, c'est-à-dire contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonne acception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant les honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule.) Il lui semblait – et ce n'était pas absolument faux – que cette méfiance lui permettrait de tirer toujours son épingle du jeu, de glisser, insaisissable, à travers les plus dangereuses aventures, et sans qu'on pût rien, non pas même prouver, mais avancer contre lui, dans l'établissement de la rue Bergère. Il travaillerait, deviendrait illustre, serait peut-être un jour, avec une respectabilité intacte, maître du jury de violon aux concours de ce prestigieux Conservatoire.
Mais c'est peut-être encore mettre trop de logique dans la cervelle de Morel que d'y faire sortir les unes des autres les contradictions. En réalité sa nature était vraiment comme un papier sur lequel on a fait tant de plis dans tous les sens qu'il est impossible de s'y retrouver. Il semblait avoir des principes assez élevés, et avec une magnifique écriture, déparée par les plus grossières fautes d'orthographe, passait des heures à écrire à son frère qu'il avait mal agi avec ses soeurs, qu'il était leur aîné, leur appui ; à ses soeurs qu'elles avaient commis une inconvenance vis-à-vis de lui-même.
Bientôt même, l'été finissant, quand on descendait du train à Douville, le soleil amorti par la brume n'était déjà plus, dans le ciel uniformément mauve, qu'un bloc rouge. À la grande paix qui descend le soir sur ces prés drus et salins et qui avait conseillé à beaucoup de Parisiens, peintres pour la plupart, d'aller villégiaturer à Douville, s'ajoutait une humidité qui les faisait rentrer de bonne heure dans les petits chalets. Dans plusieurs de ceux-ci la lampe était déjà allumée. Seules quelques vaches restaient dehors à regarder la mer en meuglant, tandis que d'autres s'intéressant plus à l'humanité tournaient leur attention vers nos voitures. Seul un peintre qui avait dressé son chevalet sur une mince éminence travaillait à essayer de rendre ce grand calme, cette lumière apaisée. Peut-être les vaches allaient-elles lui servir inconsciemment et bénévolement de modèles, car leur air contemplatif et leur présence solitaire quand les humains sont rentrés, contribuaient à leur manière à la puissante impression de repos que dégage le soir. Et quelques semaines plus tard, la transposition ne fut pas moins agréable quand, l'automne s'avançant, les jours devinrent tout à fait courts et qu'il fallut faire ce voyage dans la nuit. Si j'avais été faire un tour dans l'après-midi, il fallait rentrer au plus tard s'habiller à cinq heures, où maintenant le soleil rond et rouge était déjà descendu au milieu de la glace oblique, jadis détestée, et comme quelque feu grégeois, incendiait la mer dans les vitres de toutes mes bibliothèques. Quelque geste incantateur ayant suscité, pendant que je passais mon smoking, le moi alerte et frivole qui était le mien quand j'allais avec Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où j'avais cru emmener Mlle de Stermaria dîner dans l'île du Bois, je fredonnais inconsciemment le même air qu'alors ; et c'est seulement en m'en apercevant qu'à la chanson je reconnaissais le chanteur intermittent, lequel en effet ne savait que celle-là. La première fois que je l'avais chantée, je commençais d'aimer Albertine, mais je croyais que je ne la connaîtrais jamais. Plus tard à Paris, c'était quand j'avais cessé de l'aimer et quelques jours après l'avoir possédée pour la première fois. Maintenant, c'était en l'aimant de nouveau et au moment d'aller dîner avec elle, au grand regret du directeur qui croyait que je finirais par habiter La Raspelière et lâcher son hôtel, et qui assurait avoir entendu dire qu'il régnait par là des fièvres dues aux marais du Bec et à leurs eaux « accroupies ». J'étais heureux de cette multiplicité que je voyais ainsi à ma vie déployée sur trois plans ; et puis, quand on redevient pour un instant un homme ancien, c'est-à-dire différent de celui qu'on est depuis longtemps, la sensibilité n'étant plus amortie par l'habitude reçoit des moindres chocs des impressions si vives qui font pâlir tout ce qui les a précédées et auxquelles, à cause de leur intensité, nous nous attachons avec l'exaltation passagère d'un ivrogne.
Il faisait déjà nuit quand nous montions dans l'omnibus ou la voiture qui allait nous mener à la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans le hall le premier président nous disait : « Ah ! vous allez à La Raspelière ! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir dans un vent de tous les diables. On voit bien qu'il faut que vous n'ayez rien à faire », ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de la satisfaction qu'ont les hommes « occupés » – fût-ce par le travail le plus sot – de « ne pas avoir le temps » de faire ce que vous faites.
Certes il est légitime que l'homme qui rédige des rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres d'affaires, suit les cours de la Bourse, éprouve quand il vous dit en ricanant : « C'est bon pour vous qui n'avez rien à faire », un agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s'affirmait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l'homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était d'écrire Hamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur paraît comique passe-temps d'oisifs quand ils la surprennent au moment qu'on la pratique, ils devraient songer que c'est la même qui dans leur propre métier met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu'eux, mais devant l'avancement rapide desquels ils s'inclinent en disant : « Il paraît que c'est un grand lettré, un individu tout à fait distingué. » Mais surtout le premier président ne se rendait pas compte que ce qui me plaisait dans ces dîners à La Raspelière, c'est que, comme il le disait avec raison, quoique par critique, ils « représentaient un vrai voyage », un voyage dont le charme me paraissait d'autant plus vif qu'il n'était pas son but à lui-même, qu'on n'y cherchait nullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion vers laquelle on se rendait et qui ne laissait pas d'être fort modifiée par toute l'atmosphère qui l'entourait. Il faisait déjà nuit maintenant quand j'échangeais la chaleur de l'hôtel – de l'hôtel devenu mon foyer – pour le wagon où nous montions avec Albertine et où le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait, à certains arrêts du petit train poussif, qu'on était arrivé à une gare. Pour ne pas risquer que Cottard ne nous aperçût pas, et n'ayant pas entendu crier la station, j'ouvrais la portière, mais ce qui se précipitait dans le wagon ce n'était pas les fidèles, mais le vent, la pluie, le froid. Dans l'obscurité je distinguais les champs, j'entendais la mer, nous étions en rase campagne. Albertine, avant que nous rejoignions le petit noyau, se regardait dans un petit miroir extrait d'un nécessaire en or qu'elle emportait avec elle. En effet les premières fois, Mme Verdurin l'ayant fait monter dans son cabinet de toilette pour qu'elle s'arrangeât avant le dîner, j'avais, au sein du calme profond où je vivais depuis quelque temps, éprouvé un petit mouvement d'inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser Albertine au pied de l'escalier, et je m'étais senti si anxieux pendant que j'étais seul au salon au milieu du petit clan et me demandais ce que mon amie faisait en haut, que j'avais le lendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications à M. de Charlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chez Cartier un nécessaire qui était la joie d'Albertine et aussi la mienne. Il était pour moi un gage de calme et aussi de la sollicitude de mon amie. Car elle avait certainement deviné que je n'aimais pas qu'elle restât sans moi chez Mme Verdurin et s'arrangeait à faire en wagon toute la toilette préalable au dîner.
Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fidèle de tous, comptait maintenant depuis plusieurs mois M. de Charlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs qui stationnaient dans les salles d'attente ou sur le quai de Doncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d'un fard qui se remarque moins à la fin de la saison que l'été où le grand jour le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait s'empêcher (seulement par habitude de connaisseur, puisque maintenant il avait un sentiment qui le rendait chaste ou du moins, la plupart du temps, fidèle) de jeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes gens en costume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur ses yeux presque clos avec l'onction d'un ecclésiastique en train de dire son chapelet, avec la réserve d'une épouse vouée à son unique amour ou d'une jeune fille bien élevée. Les fidèles étaient d'autant plus persuadés qu'il ne les avait pas vus, qu'il montait dans un compartiment autre que le leur (comme faisait souvent aussi la princesse Sherbatoff), en homme qui ne sait point si l'on sera content ou non d'être vu avec lui et qui vous laisse la faculté de venir le trouver si vous en avez l'envie. Celle-ci n'avait pas été éprouvée les toutes premières fois par le docteur qui avait voulu que nous le laissions seul dans son compartiment. Portant beau son caractère hésitant depuis qu'il avait une grande situation médicale, c'est en souriant, en se renversant en arrière, en regardant Ski par-dessus le lorgnon, qu'il dit par malice ou pour surprendre de biais l'opinion des camarades : « Vous comprenez, si j'étais seul, garçon… mais à cause de ma femme, je me demande si je peux le laisser voyager avec nous après ce que vous m'avez dit, chuchota le docteur. – Qu'est-ce que tu dis ? demanda Mme Cottard. – Rien, cela ne te regarde pas, ce n'est pas pour les femmes », répondit en clignant de l'oeil le docteur, avec une majestueuse satisfaction de lui-même qui tenait le milieu entre l'air pince-sans-rire qu'il gardait devant ses élèves et ses malades et l'inquiétude qui accompagnait jadis ses traits d'esprit chez les Verdurin, et il continua à parler tout bas. Mme Cottard ne distingua que les mots « de la confrérie » et « tapette », et comme dans le langage du docteur le premier désignait la race juive et le second les langues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. de Charlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu'on tînt le baron à l'écart à cause de cela, trouva de son devoir de doyenne du clan d'exiger qu'on ne le laissât pas seul et nous nous acheminâmes tous vers le compartiment de M. de Charlus, guidés par Cottard toujours perplexe. Du coin où il lisait un volume de Balzac, M. de Charlus perçut cette hésitation ; il n'avait pourtant pas levé les yeux. Mais comme les sourds-muets reconnaissent à un courant d'air insensible pour les autres, que quelqu'un arrive derrière eux, il avait pour être averti de la froideur qu'on avait à son égard, une véritable hyperacuité sensorielle. Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous les domaines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrances imaginaires. Comme ces névropathes qui, sentant une légère fraîcheur, induisent qu'il doit y avoir une fenêtre ouverte à l'étage au-dessus, entrent en fureur et commencent à éternuer, M. de Charlus, si une personne avait devant lui montré un air préoccupé, concluait qu'on avait répété à cette personne un propos qu'il avait tenu sur elle. Mais il n'y avait même pas besoin qu'on eût l'air distrait, ou l'air sombre, ou l'air rieur, il les inventait. En revanche la cordialité lui masquait aisément les médisances qu'il ne connaissait pas. Ayant deviné la première fois l'hésitation de Cottard, si, au grand étonnement des fidèles qui ne se croyaient pas aperçus encore par le liseur aux yeux baissés, il leur tendit la main quand ils furent à distance convenable, il se contenta d'une inclinaison de tout le corps aussitôt vivement redressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de suède la main que le docteur lui avait tendue. « Nous avons tenu absolument à faire route avec vous, monsieur, et à ne pas vous laisser comme cela seul dans votre petit coin. C'est un grand plaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au baron. – Je suis très honoré, récita le baron en s'inclinant d'un air froid. – J'ai été très heureuse d'apprendre que vous aviez définitivement choisi ce pays pour y fixer vos tabern… » Elle allait dire tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque et désobligeant pour un Juif qui pourrait y voir une allusion. Aussi se reprit-elle pour choisir une autre des expressions qui lui étaient familières, c'est-à-dire une expression solennelle : « pour y fixer, je voulais dire “vos pénates” (il est vrai que ces divinités n'appartiennent pas à la religion chrétienne non plus, mais à une qui est morte depuis si longtemps qu'elle n'a plus d'adeptes qu'on puisse craindre de froisser). Nous, malheureusement, avec la rentrée des classes, le service d'hôpital du docteur, nous ne pouvons jamais bien longtemps élire domicile dans un même endroit. » Et lui montrant un carton : « Voyez d'ailleurs comme nous autres femmes nous sommes moins heureuses que le sexe fort ; pour aller aussi près que chez nos amis Verdurin nous sommes obligées d'emporter avec nous toute une gamme d'impedimenta. » Moi je regardais pendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n'était pas un exemplaire broché, acheté au hasard comme le volume de Bergotte qu'il m'avait prêté la première année. C'était un livre de sa bibliothèque et comme tel portant la devise : « Je suis au baron de Charlus », à laquelle faisaient place parfois, pour montrer le goût studieux des Guermantes : « In proeliis non semper », et une autre encore : « Non sine labore ». Mais nous les verrons bientôt remplacées par d'autres, pour tâcher de plaire à Morel. Mme Cottard, au bout d'un instant, prit un sujet qu'elle trouvait plus personnel au baron. « Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, monsieur, lui dit-elle au bout d'un instant, mais je suis très large d'idées et selon moi, pourvu qu'on les pratique sincèrement, toutes les religions sont bonnes. Je ne suis pas comme les gens que la vue d'un… protestant rend hydrophobes. – On m'a appris que la mienne était la vraie », répondit M. de Charlus. « C'est un fanatique, pensa Mme Cottard ; Swann, sauf sur la fin, était plus tolérant, il est vrai qu'il était converti. » Or tout au contraire, le baron était non seulement chrétien comme on le sait, mais pieux à la façon du Moyen Âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du XIIIe siècle, l'Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peuplée d'une foule d'êtres, crus parfaitement réels : prophètes, apôtres, anges, saints personnages de toute sorte, entourant le Verbe incarné, sa mère et son époux, le Père éternel, tous les martyrs et docteurs, tels que leur peuple en plein relief se presse au porche ou remplit le vaisseau des cathédrales. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi comme patrons intercesseurs les archanges Michel, Gabriel et Raphaël, avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu'ils communiquassent ses prières au Père éternel, devant le trône de qui ils se tiennent. Aussi l'erreur de Mme Cottard m'amusa-t-elle beaucoup.
Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur, venu à Paris avec le maigre bagage de conseils d'une mère paysanne, puis absorbé par les études presque purement matérielles auxquelles ceux qui veulent pousser loin leur carrière médicale sont obligés de se consacrer pendant un grand nombre d'années, ne s'était jamais cultivé ; il avait acquis plus d'autorité, mais non pas d'expérience ; il prit à la lettre ce mot d'« honoré », en fut à la fois satisfait parce qu'il était vaniteux et affligé parce qu'il était bon garçon. « Ce pauvre de Charlus, dit-il le soir à sa femme, il m'a fait de la peine quand il m'a dit qu'il était honoré de voyager avec nous. On sent, le pauvre diable, qu'il n'a pas de relations, qu'il s'humilie. »
Mais bientôt, sans avoir besoin d'être guidés par la charitable Mme Cottard, les fidèles avaient réussi à dominer la gêne qu'ils avaient tous plus ou moins éprouvée au début, à se trouver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa présence ils gardaient sans cesse à l'esprit le souvenir des révélations de Ski et l'idée de l'étrangeté sexuelle qui était incluse en leur compagnon de voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux une espèce d'attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du baron, d'ailleurs remarquable mais en des parties qu'ils ne pouvaient guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à côté la conversation des plus intéressants, de Brichot lui-même, comme un peu fade. Dès le début d'ailleurs, on s'était plu à reconnaître qu'il était intelligent. « Le génie peut être voisin de la folie », énonçait le docteur, et si la princesse, avide de s'instruire, insistait, il n'en disait pas plus, cet axiome étant tout ce qu'il savait sur le génie et ne lui paraissant pas d'ailleurs aussi démontré que tout ce qui a trait à la fièvre typhoïde et à l'arthritisme. Et comme il était devenu superbe et resté mal élevé : « Pas de questions, princesse, ne m'interrogez pas, je suis au bord de la mer pour me reposer. D'ailleurs vous ne me comprendriez pas, vous ne savez pas la médecine. » Et la princesse se taisait en s'excusant, trouvant Cottard un homme charmant et comprenant que les célébrités ne sont pas toujours abordables. À cette première période on avait donc fini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ce que l'on nomme généralement ainsi). Maintenant c'était sans s'en rendre compte à cause de ce vice qu'on le trouvait plus intelligent que les autres. Les maximes les plus simples que, adroitement provoqué par l'universitaire ou le sculpteur, M. de Charlus énonçait sur l'amour, la jalousie, la beauté, à cause de l'expérience singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il les avait puisées, prenaient pour les fidèles ce charme du dépaysement qu'une psychologie, analogue à celle que nous a offerte de tout temps notre littérature dramatique, revêt dans une pièce russe ou japonaise, jouée par des artistes de là-bas. On risquait encore, quand il n'entendait pas, une mauvaise plaisanterie : « Oh ! chuchotait le sculpteur en voyant un jeune employé aux longs cils de bayadère et que M. de Charlus n'avait pu s'empêcher de dévisager, si le baron se met à faire de l'oeil au contrôleur, nous ne sommes pas près d'arriver, le train va aller à reculons. Regardez-moi la manière dont il le regarde, ce n'est plus un petit chemin de fer où nous sommes, c'est un funiculeur. » Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas, on était presque déçu de voyager seulement entre gens comme tout le monde et de n'avoir pas auprès de soi ce personnage peinturluré, pansu et clos, semblable à quelque boîte de provenance exotique et suspecte qui laisse échapper la curieuse odeur de fruits auxquels l'idée de goûter seulement vous soulèverait le coeur. À ce point de vue, les fidèles de sexe masculin avaient des satisfactions plus vives, dans la courte partie du trajet qu'on faisait entre Saint-Martin-du-Chêne, où montait M. de Charlus, et Doncières, station où on était rejoint par Morel. Car tant que le violoniste n'était pas là (et si les dames et Albertine, faisant bande à part pour ne pas gêner la conversation, se tenaient éloignées), M. de Charlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l'air de fuir certains sujets et parler de « ce qu'on est convenu d'appeler les mauvaises moeurs ».
Albertine ne pouvait le gêner, car elle était toujours avec les dames par grâce de jeune fille qui ne veut pas que sa présence restreigne la liberté de la conversation. Or je supportais aisément de ne pas l'avoir à côté de moi, à condition toutefois qu'elle restât dans le même wagon. Car moi qui n'éprouvais plus de jalousie ni guère d'amour pour elle, ne pensais pas à ce qu'elle faisait les jours où je ne la voyais pas, en revanche, quand j'étais là, une simple cloison qui eût pu à la rigueur dissimuler une trahison m'était insupportable et si elle allait avec les dames dans le compartiment voisin, au bout d'un instant ne pouvant plus tenir en place, au risque de froisser celui qui parlait, Brichot, Cottard ou Charlus, et à qui je ne pouvais expliquer la raison de ma fuite, je me levais, les plantais là et, pour voir s'il ne s'y faisait rien d'anormal, passais à côté. Et jusqu'à Doncières, M. de Charlus, ne craignant pas de choquer, parlait parfois fort crûment de moeurs qu'il déclarait ne trouver pour son compte ni bonnes ni mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer sa largeur d'esprit, persuadé qu'il était que les siennes n'éveillaient guère de soupçon dans l'esprit des fidèles. Il pensait bien qu'il y avait dans l'univers quelques personnes qui étaient, selon une expression qui lui devint plus tard familière, « fixées sur son compte ». Mais il se figurait que ces personnes n'étaient pas plus de trois ou quatre et qu'il n'y en avait aucune sur la côte normande. Cette illusion peut étonner de la part de quelqu'un d'aussi fin, d'aussi inquiet. Même pour ceux qu'il croyait plus ou moins renseignés, il se flattait que ce ne fût que dans le vague, et avait la prétention, selon qu'il leur dirait telle ou telle chose, de mettre telle personne en dehors des suppositions d'un interlocuteur qui par politesse faisait semblant d'accepter ses dires. Même se doutant de ce que je pouvais savoir ou supposer sur lui, il se figurait que cette opinion, qu'il croyait beaucoup plus ancienne de ma part qu'elle ne l'était en réalité, était toute générale, et qu'il lui suffisait de nier tel ou tel détail pour être cru, alors qu'au contraire, si la connaissance de l'ensemble précède toujours celle des détails, elle facilite infiniment l'investigation de ceux-ci et ayant détruit le pouvoir d'invisibilité ne permet plus au dissimulateur de cacher ce qu'il lui plaît. Certes quand M. de Charlus, invité à un dîner par tel fidèle ou tel ami des fidèles, prenait les détours les plus compliqués pour amener au milieu des noms de dix personnes qu'il citait, le nom de Morel, il ne se doutait guère qu'aux raisons toujours différentes qu'il donnait du plaisir ou de la commodité qu'il pourrait trouver ce soir-là à être invité avec lui, ses hôtes, en ayant l'air de le croire parfaitement, en substituaient une seule, toujours la même et qu'il croyait ignorée d'eux, à savoir qu'il l'aimait. De même Mme Verdurin semblant toujours avoir l'air d'admettre entièrement les motifs mi-artistiques, mi-humanitaires que M. de Charlus lui donnait de l'intérêt qu'il portait à Morel, ne cessait de remercier avec émotion le baron des bontés touchantes, disait-elle, qu'il avait pour le violoniste. Or, quel étonnement aurait eu M. de Charlus si, un jour que Morel et lui étaient en retard et n'étaient pas venus par le chemin de fer, il avait entendu la Patronne dire : « Nous n'attendons plus que ces demoiselles » ! Le baron eût été d'autant plus stupéfait que ne bougeant guère de La Raspelière, il y faisait figure de chapelain, d'abbé du répertoire, et quelquefois (quand Morel avait quarante-huit heures de permission) y couchait deux nuits de suite. Mme Verdurin leur donnait alors deux chambres communicantes et pour les mettre à l'aise disait : « Si vous avez envie de faire de la musique, ne vous gênez pas, les murs sont comme ceux d'une forteresse, vous n'avez personne à votre étage, et mon mari a un sommeil de plomb. » Ces jours-là M. de Charlus relayait la princesse en allant chercher les nouveaux à la gare, excusait Mme Verdurin de ne pas être venue à cause d'un état de santé qu'il décrivait si bien que les invités entraient avec une figure de circonstance et poussaient un cri d'étonnement en trouvant la Patronne alerte et debout, en robe à demi décolletée.
Car M. de Charlus était momentanément devenu pour Mme Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde princesse Sherbatoff. De sa situation mondaine elle était beaucoup moins sûre que de celle de la princesse, se figurant que si celle-ci ne voulait voir que le petit noyau, c'était par mépris des autres et prédilection pour lui. Comme cette feinte était justement le propre des Verdurin, lesquels traitaient d'ennuyeux tous ceux qu'ils ne pouvaient fréquenter, il est incroyable que la Patronne pût croire la princesse une âme d'acier, détestant le chic. Mais elle n'en démordait pas et était persuadée que pour la grande dame aussi, c'était sincèrement et par goût d'intellectualité qu'elle ne fréquentait pas les ennuyeux. Le nombre de ceux-ci diminuait du reste à l'égard des Verdurin. La vie de bains de mer ôtait à une présentation les conséquences pour l'avenir qu'on eût pu redouter à Paris. Des hommes brillants venus à Balbec sans leur femme, ce qui facilitait tout, à La Raspelière faisaient des avances et d'ennuyeux devenaient exquis. Ce fut le cas pour le prince de Guermantes que l'absence de la princesse n'aurait pourtant pas décidé à aller « en garçon » chez les Verdurin, si l'aimant du dreyfusisme n'eût été si puissant qu'il lui fit monter d'un seul trait les pentes qui mènent à La Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était sortie. Mme Verdurin du reste n'était pas certaine que lui et M. de Charlus fussent du même monde. Le baron avait bien dit que le duc de Guermantes était son frère, mais c'était peut-être le mensonge d'un aventurier. Si élégant se fût-il montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin, la Patronne hésitait presque à l'inviter avec le prince de Guermantes. Elle consulta Ski et Brichot : « Le baron et le prince de Guermantes, est-ce que ça marche ? – Mon Dieu, madame, pour l'un des deux je crois pouvoir dire… – Mais l'un des deux, qu'est-ce que ça peut me faire ? avait repris Mme Verdurin irritée. Je vous demande s'ils marchent ensemble ? – Ah ! Madame, voilà des choses qui sont bien difficiles à savoir. » Mme Verdurin n'y mettait aucune malice. Elle était certaine des moeurs du baron, mais quand elle s'exprimait ainsi elle n'y pensait nullement, mais seulement à savoir si on pouvait inviter ensemble le prince et M. de Charlus, si cela corderait. Elle ne mettait aucune intention malveillante dans l'emploi de ces expressions toutes faites et que les « petits clans » artistiques favorisent. Pour se parer de M. de Guermantes, elle voulait l'emmener, l'après-midi qui suivrait le déjeuner, à une fête de charité et où des marins de la côte figureraient un appareillage. Mais n'ayant pas le temps de s'occuper de tout, elle délégua ses fonctions au fidèle des fidèles, au baron. « Vous comprenez, il ne faut pas qu'ils restent immobiles comme des moules, il faut qu'ils aillent, qu'ils viennent, qu'on voie le branle-bas, je ne sais pas le nom de tout ça. Mais vous qui allez souvent au port de Balbec-Plage, vous pourriez bien faire faire une répétition sans vous fatiguer. Vous devez vous y entendre mieux que moi, M. de Charlus, à faire marcher des petits marins. Mais après tout nous nous donnons bien du mal pour M. de Guermantes. C'est peut-être un imbécile du Jockey. Oh ! mon Dieu, je dis du mal du Jockey, et il me semble me rappeler que vous en êtes. Hé ! baron, vous ne me répondez pas, est-ce que vous en êtes ? Vous ne voulez pas sortir avec nous ? Tenez, voici un livre que j'ai reçu, je pense qu'il vous intéressera. C'est du Roujon. Le titre est joli : Parmi les hommes ».
Pour ma part, j'étais d'autant plus heureux que M. de Charlus fût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff, que j'étais très mal avec celle-ci, pour une raison à la fois insignifiante et profonde. Un jour que j'étais dans le petit train, comblant de mes prévenances, comme toujours, la princesse Sherbatoff, j'y vis monter Mme de Villeparisis. Elle était en effet venue passer quelques semaines chez la princesse de Luxembourg, mais enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, je n'avais jamais répondu aux invitations multipliées de la marquise et de son hôtesse royale. J'eus du remords en voyant l'amie de ma grand-mère et par pur devoir (sans quitter la princesse Sherbatoff) je causai assez longtemps avec elle. J'ignorais du reste absolument que Mme de Villeparisis savait très bien qui était ma voisine mais ne voulait pas la connaître. À la station suivante, Mme de Villeparisis quitta le wagon, je me reprochai même de ne pas l'avoir aidée à descendre ; j'allai me rasseoir à côté de la princesse. Mais on eût dit – cataclysme fréquent chez les personnes dont la situation est peu solide et qui craignent qu'on n'ait entendu parler d'elles en mal, qu'on les méprise – qu'un changement à vue s'était opéré. Plongée dans sa Revue des Deux Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine du bout des lèvres à mes questions et finit par me dire que je lui donnais la migraine. Je ne comprenais rien à mon crime. Quand je dis au revoir à la princesse, le sourire habituel n'éclaira pas son visage, un salut sec abaissa son menton, elle ne me tendit même pas la main et ne m'a jamais reparlé depuis. Mais elle dut parler – mais je ne sais pas pour dire quoi – aux Verdurin, car dès que je demandais à ceux-ci si je ne ferais pas bien de faire une politesse à la princesse Sherbatoff, tous en choeur se précipitaient : « Non ! Non ! Non ! Surtout pas ! Elle n'aime pas les amabilités ! » On ne le faisait pas pour me brouiller avec elle, mais elle avait réussi à faire croire qu'elle était insensible aux prévenances, une âme inaccessible aux vanités de ce monde. Il faut avoir vu l'homme politique qui passe pour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inapprochable depuis qu'il est au pouvoir ; il faut l'avoir vu au temps de sa disgrâce, mendier timidement, avec un sourire brillant d'amoureux, le salut hautain d'un journaliste quelconque ; il faut avoir vu le redressement de Cottard (que ses nouveaux malades prenaient pour une barre de fer), et savoir de quels dépits amoureux, de quels échecs de snobisme étaient faits l'apparente hauteur, l'antisnobisme universellement admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que dans l'humanité la règle – qui comporte des exceptions naturellement – est que les durs sont des faibles dont on n'a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu'on veuille ou non d'eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.
Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesse Sherbatoff. Son cas est si fréquent ! Un jour, à l'enterrement d'un Guermantes, un homme remarquable placé à côté de moi me montra un monsieur élancé et pourvu d'une jolie figure. « De tous les Guermantes, me dit mon voisin, celui-là est le plus inouï, le plus singulier. C'est le frère du duc. » Je lui répondis imprudemment qu'il se trompait, que ce monsieur, sans parenté aucune avec les Guermantes, s'appelait Fournier-Sarlovèze. L'homme remarquable me tourna le dos et ne m'a plus jamais salué depuis.
Un grand musicien, membre de l'Institut, haut dignitaire officiel et qui connaissait Ski, passa par Arembouville où il avait une nièce et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlus fut particulièrement aimable avec lui (à la demande de Morel) et surtout pour qu'au retour à Paris l'académicien lui permît d'assister à différentes séances privées, répétitions, etc., où jouait le violoniste. L'académicien flatté et d'ailleurs homme charmant, promit et tint sa promesse. Le baron fut très touché de toutes les amabilités que ce personnage (d'ailleurs, en ce qui le concernait, aimant uniquement et profondément les femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu'il lui procura pour voir Morel dans les lieux officiels où les profanes n'entrent pas, de toutes les occasions données par le célèbre artiste au jeune virtuose de se produire, de se faire connaître, en le désignant, de préférence à d'autres, à talent égal, pour des auditions qui devaient avoir un retentissement particulier. Mais M. de Charlus ne se doutait pas qu'il en devait au maître d'autant plus de reconnaissance que celui-ci, doublement méritant, ou si l'on aime mieux, deux fois coupable, n'ignorait rien des relations du violoniste et de son noble protecteur. Il les favorisa, certes sans sympathie pour elles, ne pouvant comprendre d'autre amour que celui de la femme, qui avait inspiré toute sa musique, mais par indifférence morale, complaisance et serviabilité professionnelles, amabilité mondaine, snobisme. Quant à des doutes sur le caractère de ces relations, il en avait si peu que dès le premier dîner à La Raspelière, il avait demandé à Ski en parlant de M. de Charlus et de Morel comme il eût fait d'un homme et de sa maîtresse : « Est-ce qu'il y a longtemps qu'ils sont ensemble ? » Mais trop homme du monde pour en laisser rien voir aux intéressés, prêt, si parmi les camarades de Morel il s'était produit quelques commérages, à les réprimer et à rassurer Morel en lui disant paternellement : « On dit cela de tout le monde aujourd'hui », il ne cessa de combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais naturelles, incapable de supposer chez l'illustre maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots qu'on disait en l'absence de M. de Charlus, les « à peu près » sur Morel, personne n'avait l'âme assez basse pour les lui répéter. Et pourtant cette simple situation suffit à montrer que même cette chose universellement décriée, qui ne trouverait nulle part un défenseur : « le potin », lui aussi, soit qu'il ait pour objet nous-même et nous devienne ainsi particulièrement désagréable, soit qu'il nous apprenne sur un tiers quelque chose que nous ignorions, a sa valeur psychologique. Il empêche l'esprit de s'endormir sur la vue factice qu'il a de ce qu'il croit les choses et qui n'est que leur apparence. Il retourne celle-ci avec la dextérité magique d'un philosophe idéaliste et nous présente rapidement un coin insoupçonné du revers de l'étoffe. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente : « Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de moi ? tu oublies donc que je suis une femme ! » Et pourtant elle avait un attachement véritable, profond, pour M. de Charlus. Comment alors s'étonner que pour les Verdurin, sur l'affection et la bonté desquels il n'avait aucun droit de compter, les propos qu'ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on le verra, des propos) fussent si différents de ce qu'il les imaginait être, c'est-à-dire du simple reflet de ceux qu'il entendait quand il était là ? Ceux-là seuls ornaient d'inscriptions affectueuses le petit pavillon idéal où M. de Charlus venait parfois rêver seul, quand il introduisait un instant son imagination dans l'idée que les Verdurin avaient de lui. L'atmosphère y était si sympathique, si cordiale, le repos si réconfortant, que quand M. de Charlus, avant de s'endormir, était venu s'y délasser un instant de ses soucis, il n'en sortait jamais sans un sourire. Mais, pour chacun de nous, ce genre de pavillon est double : en face de celui que nous croyons être l'unique, il y a l'autre qui nous est habituellement invisible, le vrai, symétrique avec celui que nous connaissons, mais bien différent et dont l'ornementation, où nous ne reconnaîtrions rien de ce que nous nous attendions à voir, nous épouvanterait comme faite avec les symboles odieux d'une hostilité insoupçonnée. Quelle stupeur pour M. de Charlus, s'il avait pénétré dans un de ces pavillons adverses, grâce à quelque potin comme par un de ces escaliers de service où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des appartements par des fournisseurs mécontents ou des domestiques renvoyés ! Mais, tout autant que nous sommes privés de ce sens de l'orientation dont sont doués certains oiseaux, nous manquons du sens de la visibilité comme nous manquons de celui des distances, nous imaginant toute proche l'attention intéressée de gens qui au contraire ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que nous sommes pendant ce temps-là pour d'autres leur seul souci. Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l'eau où il nage s'étend au-delà du verre de son aquarium qui lui en présente le reflet, tandis qu'il ne voit pas à côté de lui, dans l'ombre, le promeneur amusé qui suit ses ébats ou le pisciculteur tout-puissant qui, au moment imprévu et fatal, différé en ce moment à l'égard du baron (pour qui le pisciculteur, à Paris, sera Mme Verdurin), le tirera sans pitié du milieu où il aimait vivre pour le rejeter dans un autre. Au surplus les peuples, en tant qu'ils ne sont que des collections d'individus, peuvent offrir des exemples plus vastes, mais identiques en chacune de leurs parties, de cette cécité profonde, obstinée et déconcertante. Jusqu'ici, si elle était cause que M. de Charlus tenait dans le petit clan des propos d'une habileté inutile ou d'une audace qui faisait sourire en cachette, elle n'avait pas encore eu pour lui ni ne devait avoir à Balbec de graves inconvénients. Un peu d'albumine, de sucre, d'arythmie cardiaque, n'empêche pas la vie de continuer normale pour celui qui ne s'en aperçoit même pas, alors que seul le médecin y voit la prophétie de catastrophes. Actuellement le goût – platonique ou non – de M. de Charlus pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers en l'absence de Morel qu'il le trouvait très beau, pensant que cela serait entendu en toute innocence, et agissant en cela comme un homme fin qui, appelé à déposer devant un tribunal, ne craindra pas d'entrer dans des détails qui semblent en apparence désavantageux pour lui, mais qui à cause de cela même, ont plus de naturel et moins de vulgarité que les protestations conventionnelles d'un accusé de théâtre. Avec la même liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-Chêne – ou le contraire au retour – M. de Charlus parlait volontiers de gens qui ont, paraît-il, des moeurs très étranges, et ajoutait même : « Après tout je dis étranges, je ne sais pas pourquoi, car cela n'a rien de si étrange », pour se montrer à soi-même combien il était à l'aise avec son public. Et il l'était en effet, à condition que ce fût lui qui eût l'initiative des opérations et qu'il sût la galerie muette et souriante, désarmée par la crédulité ou la bonne éducation.
Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté de Morel comme si elle n'eût eu aucun rapport avec un goût appelé vice, il traitait de ce vice, mais comme s'il n'avait été nullement le sien. Parfois même il n'hésitait pas à l'appeler par son nom. Comme après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce qu'il préférait dans La Comédie humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : « Tout l'un ou tout l'autre, les petites miniatures comme Le Curé de Tours et La Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Comment ! vous ne connaissez pas Les Illusions perdues ? C'est si beau, le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c'est Rastignac, la demeure du jeune homme qu'il a aimé autrefois. Et l'abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d'Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien ! je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l'avait le plus affligé dans sa vie : “La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères.” – Je sais que Balzac se porte beaucoup cette année, comme l'an passé le pessimisme, interrompit Brichot. Mais au risque de contrister les âmes en mal de déférence balzacienne, sans prétendre, Dieu me damne ! au rôle de gendarme de lettres et dresser procès-verbal pour fautes de grammaire, j'avoue que le copieux improvisateur dont vous me semblez surfaire singulièrement les élucubrations effarantes, m'a toujours paru un scribe insuffisamment méticuleux. J'ai lu ces Illusions perdues dont vous nous parlez, baron, en me torturant pour atteindre à une ferveur d'initié, et je confesse en toute simplicité d'âme que ces romans-feuilletons rédigés en pathos, en galimatias double et triple (« Esther heureuse », « Où mènent les mauvais chemins », « À combien l'amour revient aux vieillards »), m'ont toujours fait l'effet des mystères de Rocambole, promu par inexplicable faveur à la situation précaire de chef-d'oeuvre. – Vous dites cela parce que vous ne connaissez pas la vie », dit le baron doublement agacé, car il sentait que Brichot ne comprendrait ni ses raisons d'artiste ni les autres. « J'entends bien, répondit Brichot, que, pour parler comme maître François Rabelais, vous voulez dire que je suis moult sorbonagre, sorbonicole et sorboniforme. Pourtant tout autant que les camarades, j'aime qu'un livre donne l'impression de la sincérité et de la vie, je ne suis pas de ces clercs… – Le quart d'heure de Rabelais, interrompit le docteur Cottard avec un air non plus de doute, mais de spirituelle assurance. –… qui font voeu de littérature en suivant la règle de l'Abbaye-aux-Bois dans l'obédience de M. le vicomte de Chateaubriand, grand maître du chiqué, selon la règle stricte des humanistes. M. le vicomte de Chateaubriand… – Chateaubriand aux pommes ? interrompit le docteur Cottard. – C'est lui le patron de la confrérie », continua Brichot sans relever la plaisanterie du docteur, lequel en revanche, alarmé par la phrase de l'universitaire, regarda M. de Charlus avec inquiétude. Brichot avait semblé manquer de tact à Cottard, duquel le calembour avait amené un fin sourire sur les lèvres de la princesse Sherbatoff. « Avec le professeur, l'ironie mordante du parfait sceptique ne perd jamais ses droits », dit-elle par amabilité et pour montrer que le « mot » du médecin n'avait pas passé inaperçu pour elle. « Le sage est forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je ? “γνῶθι σεαυτóν”, disait Socrate. C'est très juste, l'excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu'à nos jours. Qu'est-ce qu'il y a dans cette philosophie ? peu de chose en somme. Quand on pense que Charcot et d'autres on fait des travaux mille fois plus remarquables et qui s'appuient, au moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysie générale, et qu'ils sont presque oubliés ! En somme Socrate, ce n'est pas extraordinaire. Ce sont des gens qui n'avaient rien à faire, qui passaient toute leur journée à se promener, à discutailler. C'est comme Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres, c'est très joli. – Mon ami…, pria Mme Cottard. – Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes des névrosées. – Mais, mon petit docteur, je ne suis pas névrosée, murmura Mme Cottard. – Comment, elle n'est pas névrosée ? quand son fils est malade, elle présente des phénomènes d'insomnie. Mais enfin je reconnais que Socrate et le reste, c'est nécessaire pour une culture supérieure, pour avoir des talents d'exposition. Je cite toujours le “γνῶθι σεαυτóν” à mes élèves pour le premier cours. Le père Bouchard qui l'a su m'en a félicité. – Je ne suis pas des tenants de la forme pour la forme, pas plus que je ne thésauriserais en poésie la rime millionnaire, reprit Brichot. Mais tout de même La Comédie humaine – bien peu humaine – est par trop le contraire de ces oeuvres où l'art excède le fond, comme dit cette bonne rosse d'Ovide. Et il est permis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure de Meudon ou à l'ermitage de Ferney, à égale distance de la Vallée-aux-Loups où René remplissait superbement les devoirs d'un pontificat sans mansuétude, et des Jardies où Honoré de Balzac harcelé par les recors, ne s'arrêtait pas de cacographier pour une Polonaise, en apôtre zélé du charabia. – Chateaubriand est beaucoup plus vivant que vous ne dites, et Balzac est tout de même un grand écrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du goût de Swann pour ne pas être irrité par Brichot, et Balzac a connu jusqu'à ces passions que tout le monde ignore ou n'étudie que pour les flétrir. Sans reparler des immortelles Illusions perdues, Sarrazine, La Fille aux yeux d'or, Une passion dans le désert, même l'assez énigmatique Fausse Maîtresse, viennent à l'appui de mon dire. Quand je parlais de ce côté “hors nature” de Balzac à Swann, il me disait : “Vous êtes du même avis que Taine.” Je n'avais pas l'honneur de connaître M. Taine, ajouta M. de Charlus (avec cette irritante habitude du “monsieur” inutile qu'ont les gens du monde, comme s'ils croyaient en taxant de monsieur un grand écrivain, lui décerner un honneur, peut-être garder les distances, et bien faire savoir qu'ils ne le connaissent pas), je ne connaissais pas M. Taine, mais je me tenais pour fort honoré d'être du même avis que lui. » D'ailleurs, malgré ces habitudes mondaines ridicules, M. de Charlus était très intelligent, et il est probable que si quelque mariage ancien avait noué une parenté entre sa famille et celle de Balzac, il eût ressenti (non moins que Balzac d'ailleurs) une satisfaction dont il n'eût pu cependant s'empêcher de se targuer comme d'une marque de condescendance admirable.
Parfois à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, des jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pas s'empêcher de les regarder, mais comme il abrégeait et dissimulait l'attention qu'il leur prêtait, elle prenait l'air de cacher un secret, plus particulier même que le véritable ; on aurait dit qu'il les connaissait, le laissait malgré lui paraître après avoir accepté son sacrifice, avant de se retourner vers nous, comme font ces enfants à qui, à la suite d'une brouille entre parents, on a défendu de dire bonjour à des camarades, mais qui lorsqu'ils les rencontrent ne peuvent se priver de lever la tête avant de retomber sous la férule de leur précepteur.
Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait suivre l'allusion à la Tristesse d'Olympio dans Splendeurs et misères, Ski, Brichot et Cottard s'étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique qu'empreint de la satisfaction qu'auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l'Impératrice de son règne. On comptait bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c'était déjà Donçières, où Morel nous rejoignait. Devant lui, M. de Charlus surveillait soigneusement sa conversation, et quand Ski voulut le ramener à l'amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, le baron prit l'air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu'on ne l'écoutait pas) sévère et justicier d'un père qui entendrait dire des indécences devant sa fille. Ski ayant mis quelque entêtement à poursuivre, M. de Charlus les yeux hors de la tête, élevant la voix, dit d'un ton significatif en montrant Albertine qui pourtant ne pouvait nous entendre, occupée à causer avec Mme Cottard et la princesse Sherbatoff, et sur le ton à double sens de quelqu'un qui veut donner une leçon à des gens mal élevés : « Je crois qu'il serait temps de parler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais je compris bien que pour lui, la jeune fille était non pas Albertine, mais Morel ; il témoigna du reste plus tard de l'exactitude de mon interprétation par les expressions dont il se servit quand il demanda qu'on n'eût plus de ces conversations devant Morel. « Vous savez, me dit-il, en parlant du violoniste, qu'il n'est pas du tout ce que vous pourriez croire, c'est un petit très honnête qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces mots que M. de Charlus considérait l'inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que la prostitution pour les femmes, et que s'il se servait pour Morel de l'épithète de « sérieux », c'était dans le sens qu'elle prend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot pour changer la conversation me demanda si je comptais rester encore longtemps à Incarville. J'avais eu beau lui faire observer plusieurs fois que j'habitais non pas Incarville mais Balbec, il retombait toujours dans sa faute car c'est sous le nom d'Incarville ou de Balbec-Incarville qu'il désignait cette partie du littoral. Il y a ainsi des gens qui parlent des mêmes choses que nous en les appelant d'un nom un peu différent. Une certaine dame du faubourg Saint-Germain me demandait toujours, quand elle voulait parler de la duchesse de Guermantes, s'il y avait longtemps que je n'avais vu Zénaïde, ou Oriane-Zénaïde, ce qui fait qu'au premier moment je ne comprenais pas. Probablement il y avait eu un temps où une parente de Mme de Guermantes s'appelant Oriane, on l'appelait, elle, pour éviter les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-être aussi y avait-il eu d'abord une gare seulement à Incarville, et allait-on de là en voiture à Balbec. « De quoi parliez-vous donc ? » dit Albertine étonnée du ton solennel de père de famille que venait d'usurper M. de Charlus. « De Balzac, se hâta de répondre le baron, et vous avez justement ce soir la toilette de la princesse de Cadignan, pas la première, celle du dîner, mais la seconde. » Cette rencontre tenait à ce que, pour choisir des toilettes à Albertine, je m'inspirais du goût qu'elle s'était formé grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu'on eût pu appeler britannique s'il ne s'y était allié plus de douceur, de mollesse française. Le plus souvent les robes qu'il préférait offraient aux regards une harmonieuse combinaison de couleurs grises, comme celle de Diane de Cadignan. Il n'y avait guère que M. de Charlus pour savoir apprécier à leur véritable valeur les toilettes d'Albertine ; tout de suite ses yeux découvraient ce qui en faisait la rareté, le prix ; il n'aurait jamais dit le nom d'une étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur. Seulement il aimait mieux – pour les femmes – un peu plus d'éclat et de couleur que n'en tolérait Elstir. Aussi ce soir-là me lança-t-elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbant son petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviotte grise laissait croire qu'Albertine était tout en gris. Mais me faisant signe de l'aider parce que ses manches bouffantes avaient besoin d'être aplaties ou relevées pour entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, et comme ces manches étaient d'un écossais très doux, rose, bleu pâle, verdâtre, gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel gris s'était formé un arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allait plaire à M. de Charlus. « Ah ! s'écria celui-ci ravi, voilà un rayon, un prisme de couleur. Je vous fais tous mes compliments. – Mais Monsieur seul en a mérité, répondit gentiment Albertine en me désignant, car elle aimait montrer ce qui lui venait de moi. – Il n'y a que les femmes qui ne savent pas s'habiller qui craignent la couleur, reprit M. de Charlus. On peut être éclatante sans vulgarité et douce sans fadeur. D'ailleurs vous n'avez pas les mêmes raisons que Mme de Cadignan de vouloir paraître détachée de la vie, car c'était l'idée qu'elle voulait inculquer à d'Arthez par cette toilette grise. » Albertine qu'intéressait ce muet langage des robes, questionna M. de Charlus sur la princesse de Cadignan. « Oh ! c'est une nouvelle exquise, dit le baron d'un ton rêveur. Je connais le petit jardin où Diane de Cadignan se promena avec Mme d'Espard. C'est celui d'une de mes cousines. – Toutes ces questions du jardin de sa cousine, murmura Brichot à Cottard, peuvent, de même que sa généalogie, avoir du prix pour cet excellent baron. Mais quel intérêt cela a-t-il pour nous qui n'avons pas le privilège de nous y promener, ne connaissons pas cette dame et ne possédons pas de titres de noblesse ? » Car Brichot ne soupçonnait pas qu'on pût s'intéresser à une robe et à un jardin comme à une oeuvre d'art, et que c'est comme dans Balzac que M. de Charlus revoyait les petites allées de Mme de Cadignan. Le baron poursuivit : « Mais vous la connaissez, me dit-il, en parlant de cette cousine et pour me flatter en s'adressant à moi comme à quelqu'un qui, exilé dans le petit clan, pour M. de Charlus sinon était de son monde, du moins allait dans son monde. En tous cas vous avez dû la voir chez Mme de Villeparisis. – La marquise de Villeparisis à qui appartient le château de Baucreux ? demanda Brichot d'un air captivé. – Oui, vous la connaissez ? demanda sèchement M. de Charlus. – Nullement, répondit Brichot, mais notre collègue Norpois passe tous les ans une partie de ses vacances à Baucreux. J'ai eu l'occasion de lui écrire là. » Je dis à Morel, pensant l'intéresser, que M. de Norpois était ami de mon père. Mais pas un mouvement de son visage ne témoigna qu'il eût entendu, tant il tenait mes parents pour gens de peu et n'approchant pas de bien loin de ce qu'avait été mon grand-oncle chez qui son père avait été valet de chambre et qui du reste, contrairement au reste de la famille, aimant assez « faire des embarras », avait laissé un souvenir ébloui à ses domestiques. « Il paraît que Mme de Villeparisis est une femme supérieure ; mais je n'ai jamais été admis à en juger par moi-même, non plus du reste que mes collègues. Car Norpois, qui est d'ailleurs plein de courtoisie et d'affabilité à l'Institut, n'a présenté aucun de nous à la marquise. Je ne sais de reçu par elle que notre ami Thureau-Dangin, qui avait avec elle d'anciennes relations de famille, et aussi Gaston Boissier, qu'elle a désiré connaître à la suite d'une étude qui l'intéressait tout particulièrement. Il y a dîné une fois et est revenu sous le charme. Encore Mme Boissier n'a-t-elle pas été invitée. » À ces noms, Morel sourit d'attendrissement : « Ah ! Thureau-Dangin, me dit-il d'un air aussi intéressé que celui qu'il avait montré en entendant parler du marquis de Norpois et de mon père était resté indifférent. Thureau-Dangin, c'était une paire d'amis avec votre oncle. Quand une dame voulait une place de centre pour une réception à l'Académie, votre oncle disait : “J'écrirai à Thureau-Dangin.” Et naturellement la place était aussitôt envoyée, car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin ne se serait pas risqué de rien refuser à votre oncle qui l'aurait repincé au tournant. Cela m'amuse aussi d'entendre le nom de Boissier, car c'était là que votre grand-oncle faisait faire toutes ses emplettes pour les dames au moment du jour de l'an. Je le sais, car je connais la personne qui était chargée de la commission. » Il faisait plus que la connaître, c'était son père. Certaines de ces allusions affectueuses de Morel à la mémoire de mon oncle touchaient à ce que nous ne comptions pas rester toujours dans l'hôtel de Guermantes, où nous n'étions venus loger qu'à cause de ma grand-mère. On parlait quelquefois d'un déménagement possible. Or pour comprendre les conseils que me donnait à cet égard Charles Morel, il faut savoir qu'autrefois mon grand-oncle demeurait 40 bis, boulevard Malesherbes. Il en était résulté que dans la famille, comme nous allions beaucoup chez mon oncle Adolphe jusqu'au jour fatal où je brouillai mes parents avec lui en racontant l'histoire de la dame en rose, au lieu de dire « chez votre oncle », on disait « au 40 bis ». Des cousines de maman lui disaient le plus naturellement du monde : « Ah ! dimanche on ne peut pas vous avoir, vous dînez au 40 bis. » Si j'allais voir une parente, on me recommandait d'aller d'abord « au 40 bis », afin que mon oncle ne pût être froissé qu'on n'eût commencé par lui. Il était propriétaire de la maison et se montrait, à vrai dire, très difficile sur le choix des locataires qui étaient tous des amis, ou le devenaient. Le colonel baron de Vatry venait tous les jours fumer un cigare avec lui pour obtenir plus facilement des réparations. La porte cochère était toujours fermée. Si à une fenêtre mon oncle apercevait un linge, un tapis, il entrait en fureur et les faisait retirer plus rapidement qu'aujourd'hui les agents de police. Mais enfin il n'en louait pas moins une partie de la maison, n'ayant pour lui que deux étages et les écuries. Malgré cela, sachant lui faire plaisir en vantant le bon entretien de la maison, on célébrait le confort du « petit hôtel » comme si mon oncle en avait été le seul occupant, et il laissait dire, sans opposer le démenti formel qu'il aurait dû. Le « petit hôtel » était assurément confortable (mon oncle y introduisant toutes les inventions de l'époque). Mais il n'avait rien d'extraordinaire. Seul mon oncle, tout en disant avec une modestie fausse, « mon petit taudis », était persuadé, ou en tous cas avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière, l'idée que rien n'existait à Paris qui pour le confort, le luxe et l'agrément, fût comparable au petit hôtel. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté. Aussi, même les jours où il ne causait pas avec moi, si dans le train je parlais à quelqu'un de la possibilité d'un déménagement, aussitôt il me souriait et clignant de l'oeil d'un air entendu, me disait : « Ah ! ce qu'il vous faudrait, c'est quelque chose dans le genre du 40 bis ! C'est là que vous seriez bien ! On peut dire que votre oncle s'y entendait. Je suis bien sûr que dans tout Paris il n'existe rien qui vaille le 40 bis. »
À l'air mélancolique qu'avait pris en parlant de la princesse de Cadignan, M. de Charlus, j'avais bien senti que cette nouvelle ne le faisait pas penser qu'au petit jardin d'une cousine assez indifférente. Il tomba dans une songerie profonde, et comme se parlant à soi-même : « Les Secrets de la princesse de Cadignan ! s'écria-t-il, quel chef-d'oeuvre ! comme c'est profond, comme c'est douloureux, cette mauvaise réputation de Diane qui craint tant que l'homme qu'elle aime ne l'apprenne ! Quelle vérité éternelle, et plus générale que cela n'en a l'air ! comme cela va loin ! » M. de Charlus prononça ces mots avec une tristesse qu'on sentait pourtant qu'il ne trouvait pas sans charme. Certes M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans quelle mesure ses moeurs étaient ou non connues, tremblait depuis quelque temps qu'une fois qu'il serait revenu à Paris et qu'on le verrait avec Morel, la famille de celui-ci n'intervînt et qu'ainsi son bonheur fût compromis. Cette éventualité ne lui était probablement apparue jusqu'ici que comme quelque chose de profondément désagréable et pénible. Mais le baron était fort artiste. Et maintenant que depuis un instant il confondait sa situation avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en quelque sorte dans la nouvelle, et à l'infortune qui le menaçait peut-être et ne laissait pas en tous cas de l'effrayer, il avait cette consolation de trouver dans sa propre anxiété ce que Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelque chose de « très balzacien ». Cette identification à la princesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait déjà donné divers exemples. Elle suffisait d'ailleurs pour que le seul remplacement de la femme, comme objet aimé, par un jeune homme, déclenchât aussitôt autour de celui-ci tout le processus de complications sociales qui se développent autour d'une liaison ordinaire.
Quand, pour une raison quelconque, on introduit une fois pour toutes un changement dans le calendrier ou dans les horaires, si on fait commencer l'année quelques semaines plus tard ou si l'on fait sonner minuit un quart d'heure plus tôt, comme les journées auront tout de même vingt-quatre heures et les mois trente jours, tout ce qui découle de la mesure du temps restera identique. Tout peut avoir été changé sans amener aucun trouble puisque les rapports entre les chiffres sont toujours pareils. Ainsi des vies qui adoptent « l'heure de l'Europe centrale » ou les calendriers orientaux. Il semble même que l'amour-propre qu'on a à entretenir une actrice jouât un rôle dans cette liaison-ci. Quand dès le premier jour M. de Charlus s'était enquis de ce qu'était Morel, certes il avait appris qu'il était d'une humble extraction, mais une demi-mondaine que nous aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu'elle est la fille de pauvres gens. En revanche les musiciens connus à qui il avait fait écrire – même pas par intérêt, comme les amis qui en présentant Swann à Odette, la lui avaient dépeinte comme plus difficile et plus recherchée qu'elle n'était – par simple banalité d'hommes en vue surfaisant un débutant, avaient répondu au baron : « Ah ! grand talent, grosse situation, étant donné naturellement qu'il est un jeune, très apprécié des connaisseurs, fera son chemin. » Et par la manie des gens qui ignorent l'inversion, à parler de la beauté masculine : « Et puis il est joli à voir jouer ; il fait mieux que personne dans un concert ; il a de jolis cheveux, des poses distinguées ; la tête est ravissante, et il a l'air d'un violoniste de portrait. » Aussi M. de Charlus, surexcité d'ailleurs par Morel qui ne lui laissait pas ignorer de combien de propositions il était l'objet, était-il flatté de le ramener avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car le reste du temps, il le voulait libre, ce qui était rendu nécessaire par sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d'argent qu'il dût lui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée très Guermantes qu'il faut qu'un homme fasse quelque chose, qu'on ne vaut que par son talent, et que la noblesse ou l'argent sont simplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu'il eût peur qu'oisif et toujours auprès de lui le violoniste s'ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir qu'il avait lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui qu'on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. » Les gens élégants, quand ils sont amoureux et de quelque façon qu'ils le soient, mettent leur vanité à ce qui peut détruire les avantages antérieurs où leur vanité eût trouvé satisfaction.
Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché à M. de Charlus, et d'autre part d'une indifférence physique absolue à l'égard de tous les deux, finit par manifester à mon endroit les mêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu'une cocotte qui sait qu'on ne la désire pas et que son amant a en vous un ami sincère qui ne cherchera pas à le brouiller avec elle. Non seulement il me parlait exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, mais encore, d'après ce que me répétait M. de Charlus, lui disait de moi en mon absence les mêmes choses que Rachel disait de moi à Robert. Enfin M. de Charlus me disait : « Il vous aime beaucoup », comme Robert : « Elle t'aime beaucoup. » Et comme le neveu de la part de sa maîtresse, c'est de la part de Morel que l'oncle me demandait souvent de venir dîner avec eux. Il n'y avait d'ailleurs pas moins d'orages entre eux qu'entre Robert et Rachel. Certes quand Charlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pas d'éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que le violoniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visible que souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l'air irrité au lieu de paraître toujours heureux et soumis comme eût souhaité le baron. Cette irritation alla même plus tard, par suite de la faiblesse qui poussait M. de Charlus à pardonner ses inconvenances d'attitude à Morel, jusqu'au point que le violoniste ne cherchait pas à la cacher, ou même l'affectait. J'ai vu M. de Charlus entrant dans un wagon où Charlie était avec des militaires de ses amis, accueilli par des haussements d'épaules du musicien, accompagnés d'un clignement d'yeux à ses camarades. Ou bien il faisait semblant de dormir comme quelqu'un que cette arrivée excède d'ennui. Ou il se mettait à tousser, les autres riaient, affectaient pour se moquer le parler mièvre des hommes pareils à M. de Charlus, attiraient dans un coin Charlie qui finissait par revenir, comme forcé, auprès de M. de Charlus dont le coeur était percé par tous ces traits. Il est inconcevable qu'il les ait supportés ; et ces formes chaque fois différentes de souffrance posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème du bonheur, le forçaient non seulement à demander davantage, mais à désirer autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciée par un affreux souvenir. Et pourtant si pénibles que furent ensuite ces scènes, il faut reconnaître que les premiers temps le génie de l'homme du peuple de France dessinait pour Morel, lui faisait revêtir des formes charmantes de simplicité, de franchise apparente, même d'une indépendante fierté qui semblait inspirée par le désintéressement. Cela était faux, mais l'avantage de l'attitude était d'autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui qui aime est toujours forcé de revenir à la charge, d'enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui n'aime pas de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilège de la race dans le visage si ouvert de ce Morel au coeur si fermé, ce visage paré de la grâce néo-hellénique qui fleurit aux basiliques champenoises. Malgré sa fierté factice, souvent, apercevant M. de Charlus au moment où il ne s'y attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un roman. C'était simplement un signe d'irritation et de honte. La première s'exprimait parfois ; car si calme et énergiquement décente que fût habituellement l'attitude de Morel, elle n'allait pas sans se démentir souvent. Parfois même à quelque mot que lui disait le baron, éclatait de la part de Morel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le monde était choqué. M. de Charlus baissait la tête d'un air triste, ne répondait rien, et avec la faculté de croire que rien n'a été remarqué de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu'ont les pères idolâtres, n'en continuait pas moins à chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus n'était d'ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses rébellions n'atteignaient généralement pas leur but, surtout parce qu'ayant vécu avec des gens du monde, dans le calcul des réactions qu'il pouvait éveiller, il tenait compte de la bassesse, sinon originelle, du moins acquise par l'éducation. Or, à la place, il rencontrait chez Morel quelque velléité plébéienne d'indifférence momentanée. Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas que pour Morel tout cédait devant les questions où le Conservatoire et la bonne réputation au Conservatoire (mais ceci qui devait être plus grave, ne se posait pas pour le moment) entraient en jeu. Ainsi par exemple les bourgeois changent aisément de nom par vanité, les grands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom de Morel était indissolublement lié à son premier prix de violon, donc impossible à modifier. M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom. S'étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s'appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel qu'un joli nom agréable à dire étant la moitié d'une réputation artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre le nom de « Charmel », allusion discrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d'ajouter qu'il avait un valet de chambre qui s'appelait ainsi. Il ne fit qu'exciter la furieuse indignation du jeune homme. « Il y eut un temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet de chambre, de maître d'hôtel du roi. – Il y en eut un autre, répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent couper le cou aux vôtres. » M. de Charlus eût été bien étonné s'il eût pu supposer que, à défaut de « Charmel », résigné à adopter Morel et à lui donner un des titres de la famille de Guermantes desquels il disposait, mais que les circonstances, comme on le verra, ne lui permirent pas d'offrir au violoniste, celui-ci eût refusé en pensant à la réputation artistique attachée à son nom de Morel et aux commentaires qu'on eût faits à « la classe ». Tant au-dessus du faubourg Saint-Germain il plaçait la rue Bergère ! Force fut à M. de Charlus de se contenter pour l'instant de faire faire à Morel des bagues symboliques portant l'antique inscription : PLVS VLTRA CAROL'S. Certes devant un adversaire d'une sorte qu'il ne connaissait pas, M. de Charlus aurait dû changer de tactique. Mais qui en est capable ? Du reste si M. de Charlus avait des maladresses, il n'en manquait pas non plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre auprès de M. de Charlus, c'est qu'il n'y avait pas en lui que la bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par l'insolence à la douceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il y avait une neurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui s'éveillant dans toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge, faisait qu'au moment même où il aurait eu besoin de toute sa gentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmer le baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer des discussions où il savait qu'on n'était pas d'accord avec lui, soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons et une violence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. Car bien vite à court d'arguments, il en inventait quand même, dans lesquels se déployait toute l'étendue de son ignorance et de sa bêtise. Elles perçaient à peine quand il était aimable et ne cherchait qu'à plaire. Au contraire on ne voyait plus qu'elles dans ses accès d'humeur sombre où d'inoffensives elles devenaient haïssables. Alors M. de Charlus se sentait excédé, ne mettait son espoir que dans un lendemain meilleur, tandis que Morel oubliant que le baron le faisait vivre fastueusement, avait un sourire ironique de pitié supérieure, et disait : « Je n'ai jamais rien accepté de personne. Comme cela je n'ai personne à qui je doive un seul merci. »
En attendant, et comme s'il eût eu affaire à un homme du monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l'étaient pas toujours cependant. Ainsi, un jour (qui se place d'ailleurs après cette première période) où le baron revenait avec Charlie et moi d'un déjeuner chez les Verdurin, croyant passer la fin de l'après-midi et la soirée avec le violoniste à Doncières, l'adieu de celui-ci, dès au sortir du train, qui répondit : « Non, j'ai à faire », causa à M. de Charlus une déception si forte que, bien qu'il eût essayé de faire contre mauvaise fortune bon coeur, je vis des larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu'il restait hébété devant le train. Cette douleur fut telle que, comme nous comptions elle et moi finir la journée à Doncières, je dis à Albertine, à l'oreille, que je voudrais bien que nous ne laissions pas seul M. de Charlus qui me semblait, je ne savais pourquoi, chagriné. La chère petite accepta de grand coeur. Je demandai alors à M. de Charlus s'il ne voulait pas que je l'accompagnasse un peu. Lui aussi accepta, mais refusa de déranger pour cela ma cousine. Je trouvai une certaine douceur (et sans doute pour une dernière fois, puisque j'étais résolu de rompre avec elle) à lui ordonner doucement, comme si elle avait été ma femme : « Rentre de ton côté, je te retrouverai ce soir », et à l'entendre, comme une épouse aurait fait, me donner la permission de faire comme je voudrais, et m'approuver, si M. de Charlus qu'elle aimait bien avait besoin de moi, de me mettre à sa disposition. Nous allâmes, le baron et moi, lui dandinant son gros corps, ses yeux de jésuite baissés, moi le suivant, jusqu'à un café où on nous apporta de la bière. Je sentis les yeux de M. de Charlus attachés par l'inquiétude à quelque projet. Tout à coup il demanda du papier et de l'encre et se mit à écrire avec une vitesse singulière. Pendant qu'il couvrait feuille après feuille, ses yeux étincelaient d'une rêverie rageuse. Quand il eut écrit huit pages : « Puis-je vous demander un grand service ? me dit-il. Excusez-moi de fermer ce mot. Mais il le faut. Vous allez prendre une voiture, une auto si vous pouvez, pour aller plus vite. Vous trouverez certainement encore Morel dans sa chambre où il est allé se changer. Pauvre garçon, il a voulu faire le fendant au moment de nous quitter, mais soyez sûr qu'il a le coeur plus gros que moi. Vous allez lui donner ce mot et, s'il vous demande où vous m'avez vu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté à Doncières (ce qui est du reste la vérité) pour voir Robert (ce qui ne l'est peut-être pas), mais que vous m'avez rencontré avec quelqu'un que vous ne connaissez pas, que j'avais l'air très en colère, que vous avez cru surprendre les mots d'envoi de témoins (je me bats demain, en effet). Surtout ne lui dites pas que je le demande, ne cherchez pas à le ramener, mais s'il veut venir avec vous, ne l'empêchez pas de le faire. Allez, mon enfant, c'est pour son bien, vous pouvez éviter un gros drame. Pendant que vous serez parti, je vais écrire à mes témoins. Je vous ai empêché de vous promener avec votre cousine. J'espère qu'elle ne m'en aura pas voulu et même je le crois. Car c'est une âme noble et je sais qu'elle est de celles qui savent ne pas refuser la grandeur des circonstances. Il faudra que vous la remerciiez pour moi. Je lui suis personnellement redevable et il me plaît que ce soit ainsi. » J'avais grand-pitié de M. de Charlus ; il me semblait que Charlie aurait pu empêcher ce duel dont il était peut-être la cause, et j'étais révolté si cela était ainsi, qu'il fût parti avec cette indifférence au lieu d'assister son protecteur. Mon indignation fut plus grande quand, en arrivant à la maison où logeait Morel, je reconnus la voix du violoniste, lequel, par le besoin qu'il avait d'épandre de la gaieté, chantait de tout coeur : « Le samedi soir, après le turbin ! » Si le pauvre M. de Charlus l'avait entendu, lui qui voulait qu'on crût et croyait sans doute que Morel avait en ce moment le coeur gros ! Charlie se mit à danser de plaisir en m'apercevant. « Oh ! mon vieux (pardonnez-moi de vous appeler ainsi, avec cette sacrée vie militaire on prend de sales habitudes), quelle veine de vous voir ! Je n'ai rien à faire de ma soirée. Je vous en prie, passons-la ensemble. On restera ici si ça vous plaît, on ira en canot si vous aimez mieux, on fera de la musique, je n'ai aucune préférence. » Je lui dis que j'étais obligé de dîner à Balbec, il avait bonne envie que je l'y invitasse, mais je ne le voulais pas. « Mais si vous êtes si pressé, pourquoi êtes-vous venu ? – Je vous apporte un mot de M. de Charlus. » À ce nom toute sa gaieté disparut ; sa figure se contracta. « Comment ! il faut qu'il vienne me relancer jusqu'ici ! Alors je suis un esclave ! Mon vieux, soyez gentil. Je n'ouvre pas la lettre. Vous lui direz que vous ne m'avez pas trouvé. – Ne feriez-vous pas mieux d'ouvrir ? je me figure qu'il y a quelque chose de grave. – Cent fois non, vous ne connaissez pas les mensonges, les ruses infernales de ce vieux forban. C'est un truc pour que j'aille le voir. Hé bien ! je n'irai pas, je veux la paix ce soir. – Mais est-ce qu'il n'y a pas un duel demain ? demandai-je à Morel, que je supposais aussi au courant. – Un duel ? me dit-il d'un air stupéfait. Je ne sais pas un mot de ça. Après tout, je m'en fous, ce vieux dégoûtant peut bien se faire zigouiller si ça lui plaît. Mais tenez, vous m'intriguez, je vais tout de même voir sa lettre. Vous lui direz que vous l'avez laissée à tout hasard pour le cas où je rentrerais. » Tandis que Morel me parlait, je regardais avec stupéfaction les admirables livres que lui avait donnés M. de Charlus et qui encombraient la chambre. Le violoniste ayant refusé ceux qui portaient : « Je suis au baron, etc. », devise qui lui semblait insultante pour lui-même comme un signe d'appartenance, le baron, avec l'ingéniosité sentimentale où se complaît l'amour malheureux, en avait varié d'autres, provenant d'ancêtres, mais commandées au relieur selon les circonstances d'une mélancolique amitié. Quelquefois elles étaient brèves et confiantes, comme « Spes mea », ou comme « Exspectata non eludet » ; quelquefois seulement résignées, comme « J'attendrai » ; certaines galantes : « Mesmes plaisir du mestre », ou conseillant la chasteté, comme celle empruntée aux Simiane, semée de tours d'azur et de fleurs de lis et détournée de son sens : « Sustentant lilia turres » ; d'autres enfin, désespérées et donnant rendez-vous au ciel à celui qui n'avait pas voulu de lui sur la terre : « Manet ultima coelo » ; et, trouvant trop verte la grappe qu'il ne pouvait atteindre, feignant de n'avoir pas recherché ce qu'il n'avait pas obtenu, M. de Charlus disait dans l'une : « Non mortale quod opto ». Mais je n'eus pas le temps de les voir toutes.
Si M. de Charlus en jetant sur le papier cette lettre avait paru en proie au démon de l'inspiration qui faisait courir sa plume, dès que Morel eut ouvert le cachet : Atavis et armis, chargé d'un léopard accompagné de deux roses de gueules, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu'avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron. « Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-il, il ne manquait plus que cela ! mais où le trouver ? Dieu sait où il est maintenant. » J'insinuai qu'en se pressant on le trouverait peut-être encore à une brasserie où il avait demandé de la bière pour se remettre. « Je ne sais pas si je reviendrai », dit-il à sa femme de ménage, et il ajouta in petto : « Cela dépendra de la tournure que prendront les choses. » Quelques minutes après nous arrivions au café. Je remarquai l'air de M. de Charlus au moment où il m'aperçut. En voyant que je ne revenais pas seul, je sentis que la respiration, que la vie lui étaient rendues. Étant d'humeur ce soir-là à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu'on lui avait rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui à propos du violoniste et qu'il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru. En quoi il n'avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l'un était Cottard) pour leur demander d'être ses témoins. Et si le violoniste n'était pas venu, il est certain que fou comme était M. de Charlus (et pour changer sa tristesse en fureur), il les eût envoyés au hasard à un officier quelconque, avec lequel ce lui eût été un soulagement de se battre. Pendant ce temps, M. de Charlus se rappelant qu'il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu'il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d'un maître d'hôtel, dont il n'eût pas daigné fréquenter le maître. D'autre part, s'il ne se plaisait plus guère que dans la fréquentation de la crapule, la profonde habitude qu'a celle-ci de ne pas répondre à une lettre, de manquer à un rendez-vous sans prévenir, sans s'excuser après, lui donnait, comme il s'agissait souvent d'amours, tant d'émotions, et le reste du temps lui causait tant d'agacement, de gêne et de rage, qu'il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres pour un rien, l'exactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels s'ils lui étaient malheureusement indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos. Habitué aux façons de Morel et sachant combien il avait peu de prise sur lui et était incapable de s'insinuer dans une vie où des camaraderies vulgaires mais consacrées par l'habitude prenaient trop de place et de temps pour qu'on gardât une heure au grand seigneur évincé, orgueilleux et vainement implorant, M. de Charlus était tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement peur de s'être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu'il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais se sentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages qu'il pouvait. « Que venez-vous faire ici ? lui dit-il. Et vous ? ajouta-t-il en me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne pas me le ramener. – Il ne voulait pas me ramener », dit Morel en roulant vers M. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie, des regards conventionnellement tristes et langoureusement démodés, avec un air, jugé sans doute irrésistible, de vouloir embrasser le baron et d'avoir envie de pleurer. « C'est moi qui suis venu malgré lui. Je viens au nom de notre amitié pour vous supplier à deux genoux de ne pas faire cette folie. » M. de Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses nerfs ; malgré cela il en resta le maître. « L'amitié, que vous invoquez assez inopportunément, répondit-il d'un ton sec, devrait au contraire me faire approuver de vous quand je ne crois pas devoir laisser passer les impertinences d'un sot. D'ailleurs si je voulais obéir aux prières d'une affection que j'ai connue mieux inspirée, je n'en aurais plus le pouvoir, mes lettres pour mes témoins sont parties et je ne doute pas de leur acceptation. Vous avez toujours agi avec moi comme un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir comme vous en aviez le droit de la prédilection que je vous avais marquée, au lieu de faire comprendre à la tourbe d'adjudants ou de domestiques au milieu desquels la loi militaire vous force de vivre quel motif d'incomparable fierté était pour vous une amitié comme la mienne, vous avez cherché à vous excuser, presque à vous faire un mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant. Je sais qu'en cela, ajouta-t-il pour ne pas laisser voir combien certaines scènes l'avaient humilié, vous n'êtes coupable que de vous être laissé mener par la jalousie des autres. Mais comment à votre âge êtes-vous assez enfant (et enfant assez mal élevé) pour n'avoir pas deviné tout de suite que votre élection par moi et tous les avantages qui devaient en résulter pour vous allaient exciter des jalousies ? que tous vos camarades pendant qu'ils vous excitaient à vous brouiller avec moi, allaient travailler à prendre votre place ? Je n'ai pas cru devoir vous avertir des lettres que j'ai reçues à cet égard de tous ceux à qui vous vous fiez le plus. Je dédaigne autant les avances de ces larbins que leurs inopérantes moqueries. La seule personne dont je me soucie, c'est vous parce que je vous aime bien, mais l'affection a des bornes et vous auriez dû vous en douter. » Si dur que le mot de « larbin » pût être aux oreilles de Morel dont le père l'avait été, mais justement parce que son père l'avait été, l'explication de toutes les mésaventures sociales par la « jalousie », explication simpliste et absurde, mais inusable et qui dans une certaine classe « prend » toujours d'une façon aussi infaillible que les vieux trucs auprès du public des théâtres, ou la menace du péril clérical dans les assemblées, trouvait chez lui une créance presque aussi forte que chez Françoise ou les domestiques de Mme de Guermantes, pour qui c'était la seule cause des malheurs de l'humanité. Il ne douta pas que ses camarades n'eussent essayé de lui chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d'ailleurs imaginaire. « Oh ! quel désespoir, s'écria Charlie. Je n'y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir avant d'aller trouver cet officier ? – Je ne sais pas, je pense que si. J'ai fait dire à l'un d'eux que je resterais ici ce soir et je lui donnerai mes instructions. – J'espère d'ici sa venue vous faire entendre raison ; permettez-moi seulement de rester auprès de vous », lui demanda tendrement Morel. C'était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. « Vous auriez tort d'appliquer ici le “qui aime bien châtie bien” du proverbe, car c'est vous que j'aimais bien et j'entends châtier même après notre brouille ceux qui ont lâchement essayé de vous faire du tort. Jusqu'ici à leurs insinuations questionneuses, osant me demander comment un homme comme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce et sorti de rien, je n'ai répondu que par la devise de mes cousins La Rochefoucauld : “C'est mon plaisir.” Je vous ai même marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible de devenir mon plus grand plaisir, sans qu'il résultât de votre arbitraire élévation un abaissement pour moi. » Et dans un mouvement d'orgueil presque fou, il s'écria en levant les bras : « Tantus ab uno splendor ! Condescendre n'est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme, après ce délire de fierté et de joie. J'espère au moins que mes deux adversaires, malgré leur rang inégal, sont d'un sang que je peux faire couler sans honte. J'ai pris à cet égard quelques renseignements discrets qui m'ont rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque gratitude, vous devriez être fier au contraire de voir qu'à cause de vous je reprends l'humeur belliqueuse de mes ancêtres, disant comme eux, au cas d'une issue fatale, maintenant que j'ai compris le petit drôle que vous êtes : “Mort m'est vie.” » Et M. de Charlus le disait sincèrement, non seulement par amour pour Morel, mais parce qu'un goût batailleur qu'il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tant d'allégresse à la pensée de se battre que ce duel machiné d'abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il n'avait jamais eu d'affaire sans se croire aussitôt valeureux et identifié à l'illustre connétable de Guermantes, alors que pour tout autre ce même acte d'aller sur le terrain lui paraissait de la dernière insignifiance. « Je crois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dans L'Aiglon, qu'est-ce que c'est ? du caca. Mounet-Sully dans oedipe ? caca. Tout au plus prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les Arènes de Nîmes. Mais qu'est-ce que c'est à côté de cette chose inouïe, voir batailler le propre descendant du Connétable ? » Et à cette seule pensée, M. de Charlus ne se tenant pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui rappelaient Molière, nous firent rapprocher prudemment de nous nos bocks, et craindre que les premiers croisements de fer blessassent les adversaires, le médecin et les témoins. « Quel spectacle tentant ce serait pour un peintre ! Vous qui connaissez M. Elstir, me dit-il, vous devriez l'amener. » Je répondis qu'il n'était pas sur la côte. M. de Charlus m'insinua qu'on pourrait lui télégraphier. « Oh ! je dis cela pour lui, ajouta-t-il devant mon silence. C'est toujours intéressant pour un maître – à mon avis il en est un – de fixer un exemple de pareille reviviscence ethnique. Et il n'y en a peut-être pas un par siècle. »
Mais si M. de Charlus s'enchantait à la pensée d'un combat qu'il avait cru d'abord tout fictif, Morel pensait avec terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment, pouvaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu'au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l'enivrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter jusqu'au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendre proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit qu'il allait essayer de trouver une échappatoire, qu'il ferait remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en n'arrangeant pas l'affaire tout d'un coup, M. de Charlus savait garder Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des engagements pour l'avenir en échange de sa renonciation au duel, exercice, disait-il, qui par soi-même l'enchantait, et dont il ne se priverait pas sans regret. Et en cela d'ailleurs il était sincère, car il avait toujours pris plaisir à aller sur le terrain quand il s'agissait de croiser le fer ou d'échanger des balles avec un adversaire.
Cottard arriva enfin quoique mis très en retard, car ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait été obligé de s'arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu'on voulût bien lui indiquer « le n° 100 » ou « le petit endroit ». Aussitôt qu'il fut là, le baron l'emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaire que Charlie et moi n'assistions pas à l'entrevue, et il excellait à donner à une chambre quelconque l'affectation provisoire de salle du trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il le remercia chaleureusement, mais lui déclara qu'il semblait probable que le propos répété n'avait en réalité pas été tenu, et que dans ces conditions le docteur voulût bien avertir le second témoin que, sauf complications possibles, l'incident était considéré comme clos. Le danger s'éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulut même un instant manifester de la colère, mais il se rappela qu'un de ses maîtres, qui avait fait la plus belle carrière médicale de son temps, ayant échoué la première fois à l'Académie pour deux voix seulement, avait fait contre mauvaise fortune bon coeur et était allé serrer la main du concurrent élu. Aussi le docteur se dispensa-t-il d'une expression de dépit qui n'eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu'il y a certaines choses qu'on ne peut laisser passer, il ajouta que c'était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait. M. de Charlus désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur, de la même façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot de mon père, comme une duchesse surtout eût tenu la taille à une plébéienne, approcha sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard qui n'avait jamais laissé voir au baron qu'il eût même entendu courir de vagues mauvais bruits sur ses moeurs, et ne l'en considérait pas moins dans son for intérieur, comme faisant partie de la classe des « anormaux » (même, avec son habituelle impropriété de termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d'un valet de chambre de M. Verdurin : « Est-ce que ce n'est pas la maîtresse du baron ? »), personnages dont il avait peu l'expérience, se figura que cette caresse de la main était le prélude immédiat d'un viol pour l'accomplissement duquel il avait été, le duel n'ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet-apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force. N'osant quitter sa chaise où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d'épouvante, comme tombé aux mains d'un sauvage dont il n'était pas bien assuré qu'il ne se nourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus lui lâchant la main et voulant être aimable jusqu'au bout : « Vous allez prendre quelque chose avec nous, comme on dit, ce qu'on appelait autrefois un mazagran ou un gloria, boissons qu'on ne trouve plus comme curiosités archéologiques, que dans les pièces de Labiche et les cafés de Doncières. Un “gloria” serait assez convenable au lieu, n'est-ce pas ? et aux circonstances, qu'en dites-vous ? – Je suis président de la ligue antialcoolique, répondit Cottard. Il suffirait que quelque médicastre de province passât, pour qu'on dise que je ne prêche pas d'exemple. Os homini sublime dedit coelumque tueri », ajouta-t-il bien que cela n'eût aucun rapport, mais parce que son stock de citations latines était assez pauvre, suffisant d'ailleurs pour émerveiller ses élèves. M. de Charlus haussa les épaules et ramena Cottard auprès de nous, après lui avoir demandé un secret qui lui importait d'autant plus que, le motif du duel avorté étant purement imaginaire, il fallait empêcher qu'il parvînt aux oreilles de l'officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous buvions tous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors devant la porte et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu'il ne se souciait pas d'attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui tendit la main comme à une chambrière, sans bouger de sa chaise, partie en roi qui reçoit des hommages, partie en snob qui ne veut pas qu'une femme peu élégante s'asseye à sa table, partie en égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Mme Cottard resta donc debout à parler à M. de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que la politesse, ce qu'on a « à faire », n'est pas le privilège exclusif des Guermantes, et peut tout d'un coup illuminer et guider les cerveaux les plus incertains, ou parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la protéger contre qui lui manquait, brusquement le docteur fronça le sourcil, ce que je ne lui avais jamais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître : « Voyons, Léontine, ne reste donc pas debout, assieds-toi. – Mais est-ce que je ne vous dérange pas ? » demanda timidement Mme Cottard à M. de Charlus, lequel surpris du ton du docteur n'avait rien répondu. Et sans lui en donner cette seconde fois le temps, Cottard reprit avec autorité : « Je t'ai dit de t'asseoir. »
Au bout d'un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit à Morel : « Je conclus de toute cette histoire, mieux terminée que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et qu'à la fin de votre service militaire je vous ramène moi-même à votre père, comme fit l'archange Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie. » Et le baron se mit à sourire avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la perspective d'être ainsi ramené ne plaisait guère, ne semblait pas partager. Dans l'ivresse de se comparer à l'archange, et Morel au fils de Tobie, M. de Charlus ne pensait plus au but de sa phrase qui était de tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait, Morel consentirait à venir avec lui à Paris. Grisé par son amour ou par son amour-propre le baron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que fit le violoniste car ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me dit avec un orgueilleux sourire : « Avez-vous remarqué, quand je l'ai comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie ? C'est parce que, comme il est très intelligent, il a tout de suite compris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre, n'était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux valet de chambre à moustaches, mais son père spirituel, c'est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui ! Comme il redressait fièrement la tête ! Quelle joie il ressentait d'avoir compris ! Je suis sûr qu'il va redire tous les jours : “Ô Dieu qui avez donné le bienheureux archange Raphaël pour guide à votre serviteur Tobie dans un long voyage, accordez-nous à nous, vos serviteurs, d'être toujours protégés par lui et munis de son secours.” Je n'ai même pas eu besoin, ajouta le baron, fort persuadé qu'il siégerait un jour devant le trône de Dieu, de lui dire que j'étais l'envoyé céleste, il l'a compris de lui-même et en était muet de bonheur ! » Et M. de Charlus (à qui au contraire le bonheur n'enlevait pas la parole), peu soucieux des quelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à un fou, s'écria tout seul et de toute sa force, en levant les mains : « Alleluia ! ».
Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en manoeuvres trop loin pour que M. de Charlus pût aller le voir ou m'envoyer lui parler, écrivait au baron des lettres désespérées et tendres, où il lui assurait qu'il lui en fallait finir avec la vie parce qu'il avait, pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille francs. Il ne disait pas quelle était la chose affreuse, l'eût-il dit qu'elle eût sans doute été inventée. Pour l'argent même, M. de Charlus l'eût envoyé volontiers s'il n'eût senti que cela donnait à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi d'avoir les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Quand il était certain de leur effet, il souhaitait que Morel fût à jamais brouillé avec lui, car persuadé que ce serait le contraire qui se réaliserait, il se rendait compte de tous les inconvénients qui allaient renaître de cette liaison inévitable. Mais si aucune réponse de Morel ne venait, il ne dormait plus, il n'avait plus un moment de calme, tant le nombre est grand, en effet, des choses que nous vivons sans les connaître, et des réalités intérieures et profondes qui nous restent cachées. Il formait alors toutes les suppositions sur cette énormité qui faisait que Morel avait besoin de vingt-cinq mille francs, il lui donnait toutes les formes, y attachait tour à tour bien des noms propres. Je crois que dans ces moments-là M. de Charlus (et bien qu'à cette époque son snobisme, diminuant, eût été déjà au moins rejoint sinon dépassé par la curiosité grandissante que le baron avait du peuple) devait se rappeler avec quelque nostalgie les gracieux tourbillons multicolores des réunions mondaines où les femmes et les hommes les plus charmants ne le recherchaient que pour le plaisir désintéressé qu'il leur donnait, où personne n'eût songé à « lui monter le coup », à inventer une « chose affreuse » pour laquelle on est prêt à se donner la mort si on ne reçoit pas tout de suite vingt-cinq mille francs. Je crois qu'alors, et peut-être parce qu'il était resté tout de même plus de Combray que moi et avait enté la fierté féodale sur l'orgueil allemand, il devait trouver qu'on n'est pas impunément l'amant de coeur d'un domestique, que le peuple n'est pas tout à fait le monde, et « ne faisait pas confiance » au peuple comme je lui ai toujours fait.
La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle justement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant d'en parler, je dois dire que l'arrêt à Maineville (quand on conduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour ne pas gêner, préférait ne pas habiter La Raspelière) était l'occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais raconter dans un instant. L'arrivant, ayant ses menus bagages dans le train, trouvait généralement le Grand-Hôtel un peu éloigné, mais comme il n'y avait avant Balbec que de petites plages aux villas inconfortables, était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet, quand, au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait brusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c'était une maison de prostitution. « Mais, n'allons pas plus loin, disait-il infailliblement à Mme Cottard, femme connue comme étant d'esprit pratique et de bon conseil. Voilà tout à fait ce qu'il me faut. À quoi bon continuer jusqu'à Balbec où ce ne sera certainement pas mieux ? Rien qu'à l'aspect, je juge qu'il y a tout le confort ; je pourrai parfaitement faire venir là Mme Verdurin, car je compte, en échange de ses politesses, donner quelques petites réunions en son honneur. Elle n'aura pas tant de chemin à faire que si j'habite Balbec. Cela me semble tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cher professeur. Il doit y avoir des salons, nous y ferons venir ces dames. Entre nous je ne comprends pas pourquoi au lieu de louer La Raspelière, Mme Verdurin n'est pas venue habiter ici. C'est beaucoup plus sain que de vieilles maisons comme La Raspelière, qui est forcément humide, sans être propre d'ailleurs ; ils n'ont pas l'eau chaude, on ne peut pas se laver comme on veut. Maineville me paraît bien plus agréable. Mme Verdurin y eût joué parfaitement son rôle de patronne. En tous cas chacun ses goûts, moi je vais me fixer ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec moi ? en nous dépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir. Vous me piloteriez dans cette maison qui sera la vôtre et que vous devez avoir fréquentée souvent. C'est tout à fait un cadre fait pour vous. » On avait toutes les peines du monde à faire taire, et surtout à empêcher de descendre, l'infortuné arrivant, lequel, avec l'obstination qui émane souvent des gaffes, insistait, prenait ses valises et ne voulait rien entendre jusqu'à ce qu'on lui eût assuré que jamais Mme Verdurin ni Mme Cottard ne viendraient le voir là. « En tous cas je vais y élire domicile. Mme Verdurin n'aura qu'à m'y écrire. »
Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d'un ordre plus particulier. Il y en eut d'autres, mais je me contente ici, au fur et à mesure que le tortillard s'arrête et que l'employé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la garnison m'évoquent. J'ai déjà parlé de Maineville (média villa) et de l'importance qu'elle prenait à cause de cette somptueuse maison de femmes qui y avait été récemment construite, non sans éveiller les protestations inutiles des mères de famille. Mais avant de dire en quoi Maineville a quelque rapport dans ma mémoire avec Morel et M. de Charlus, il me faut noter la disproportion (que j'aurai plus tard à approfondir) entre l'importance que Morel attachait à garder libres certaines heures et l'insignifiance des occupations auxquelles il prétendait les employer, cette même disproportion se retrouvant au milieu des explications d'un autre genre qu'il donnait à M. de Charlus. Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas d'ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d'avidité : « Et puis cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n'est pas rien. Permettez-moi d'y aller, car vous voyez, c'est mon intérêt. Dame, je n'ai pas de rentes comme vous, j'ai ma situation à faire, c'est le moment de gagner des sous. » Morel n'était pas, en désirant donner sa leçon, tout à fait insincère. D'une part, que l'argent n'ait pas de couleur est faux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux pièces que l'usage a ternies. S'il était vraiment sorti pour une leçon, il est possible que deux louis remis au départ par une élève eussent produit sur lui un effet autre que deux louis tombés de la main de M. de Charlus. Puis l'homme le plus riche ferait pour deux louis des kilomètres qui deviennent des lieues si l'on est fils d'un valet de chambre. Mais souvent M. de Charlus avait sur la réalité de la leçon de violon des doutes d'autant plus grands que souvent le musicien invoquait des prétextes d'un autre genre, d'un ordre entièrement désintéressé au point de vue matériel, et d'ailleurs absurdes. Morel ne pouvait ainsi s'empêcher de présenter une image de sa vie, mais volontairement, et involontairement aussi, tellement enténébrée que certaines parties seules se laissaient distinguer. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d'algèbre. Venir voir après M. de Charlus ? Ah ! c'était impossible, les cours duraient parfois fort tard. « Même après deux heures du matin ? demandait le baron. – Des fois. – Mais l'algèbre s'apprend aussi facilement dans un livre. – Même plus facilement, car je ne comprends pas grand-chose aux cours. – Alors ? D'ailleurs l'algèbre ne peut te servir à rien. – J'aime bien cela. Ça dissipe ma neurasthénie. » « Cela ne peut pas être l'algèbre qui lui fait demander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus. Serait-il attaché à la police ? » En tous cas Morel, quelque objection qu'on fît, réservait certaines heures tardives, que ce fût à cause de l'algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut ni l'un ni l'autre, mais le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d'être entouré de femmes dont les seins bruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M. de Charlus eut l'idée de ce qui s'était passé et de l'endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien qui arriva deux jours après, et quand au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu'il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s'il se chargerait d'acheter la patronne de l'établissement et d'obtenir qu'on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. « C'est entendu. Je vais m'en occuper, ma petite gueule », répondit Jupien au baron. On ne peut comprendre à quel point cette inquiétude agitait, et par là même avait momentanément enrichi, l'esprit de M. de Charlus. L'amour cause ainsi de véritables soulèvements géologiques de la pensée. Dans celle de M. de Charlus qui, il y a quelques jours, ressemblait à une plaine si uniforme qu'au plus loin il n'aurait pu apercevoir une idée au ras du sol, s'étaient brusquement dressées, dures comme la pierre, un massif de montagnes, mais de montagnes aussi sculptées que si quelque statuaire au lieu d'emporter le marbre l'avait ciselé sur place et où se tordaient, en groupes géants et titaniques, la Fureur, la Jalousie, la Curiosité, l'Envie, la Haine, la Souffrance, l'Orgueil, l'Épouvante et l'Amour.
Cependant le soir où Morel devait être absent était arrivé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir vers onze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d'arriver à cette magnifique maison de prostitution (où on venait de tous les environs élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de l'intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu'il fut entré à pas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l'habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l'Hôtel des Ventes. C'est en vain qu'il recommandait de parler plus bas à des soubrettes qui se pressaient autour de lui ; d'ailleurs leur voix même était couverte par le bruit de criées et d'adjudications que faisait une vieille « sous-maîtresse » à la perruque fort brune, au visage où craquelait la gravité d'un notaire ou d'un prêtre espagnol, et qui lançait à toutes minutes avec un bruit de tonnerre, en laissant alternativement ouvrir et refermer les portes, comme on règle la circulation des voitures : « Mettez monsieur au vingt-huit, dans la chambre espagnole. » « On ne passe plus. » « Rouvrez la porte, ces messieurs demandent Mlle Noémie. Elle les attend dans le salon persan. » M. de Charlus était effrayé comme un provincial qui a à traverser les boulevards ; et pour prendre une comparaison infiniment moins sacrilège que le sujet représenté dans les chapiteaux du porche de la vieille église de Couliville, les voix des jeunes bonnes répétaient en plus bas, sans se lasser, l'ordre de la sous-maîtresse, comme ces catéchismes qu'on entend les élèves psalmodier dans la sonorité d'une église de campagne. Si peur qu'il eût, M. de Charlus qui, dans la rue, tremblait d'être entendu, se persuadant que Morel était à la fenêtre, ne fut peut-être pas tout de même aussi effrayé dans le rugissement de ces escaliers immenses où on comprenait que des chambres rien ne pouvait être aperçu. Enfin au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui devait le cacher avec Jupien, mais commença par l'enfermer dans un salon persan fort somptueux d'où il ne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre une orangeade et que dès qu'on la lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un salon transparent. En attendant, comme on la réclamait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait leur envoyer « une petite dame intelligente ». Car elle, on l'appelait. La petite dame intelligente avait un peignoir persan qu'elle voulait ôter. M. de Charlus lui demanda de n'en rien faire, et elle se fit monter du Champagne qui coûtait quarante francs la bouteille. Morel, en réalité, pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes ; il avait, pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s'étaient empressées de laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlus ignorait tout cela, mais pestait, voulait ouvrir les portes, fit redemander Mlle Noémie, laquelle ayant entendu la petite dame intelligente donner à M. de Charlus des détails sur Morel non concordants avec ceux qu'elle-même avait donnés à Jupien, la fit déguerpir et envoya bientôt, pour remplacer la petite dame intelligente, « une petite dame gentille », qui ne leur montra rien de plus, mais leur dit combien la maison était sérieuse et demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron, écumant, fit revenir Mlle Noémie, qui leur dit : « Oui, c'est un peu long, ces dames prennent des poses, il n'a pas l'air d'avoir envie de rien faire. » Enfin, devant les promesses du baron, ses menaces, Mlle Noémie s'en alla d'un air contrarié en les assurant qu'ils n'attendraient pas plus de cinq minutes. Ces cinq minutes durèrent une heure, après quoi Noémie conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé vers une porte entrebâillée en leur disant : « Vous allez très bien voir. Du reste en ce moment ce n'est pas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte sa vie de régiment. » Enfin le baron put voir par l'ouverture de la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle le força de s'appuyer au mur. C'était bien Morel qu'il avait devant lui, mais comme si les mystères païens et les enchantements existaient encore, c'était plutôt l'ombre de Morel, Morel embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où partout les murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil. Morel avait, comme après la mort, perdu toute couleur ; entre ces femmes avec lesquelles il semblait qu'il eût dû s'ébattre joyeusement, livide, il restait figé dans une immobilité artificielle ; pour boire la coupe de Champagne qui était devant lui, son bras sans force essayait lentement de se tendre et retombait. On avait l'impression de cette équivoque qui fait qu'une religion parle d'immortalité, mais entend par là quelque chose qui n'exclut pas le néant. Les femmes le pressaient de questions : « Vous voyez, dit tout bas Mlle Noémie au baron, elles lui parlent de sa vie de régiment, c'est amusant, n'est-ce pas ? – et elle rit – vous êtes content ? Il est calme, n'est-ce pas ? » ajouta-t-elle, comme elle aurait dit d'un mourant. Les questions des femmes se pressaient mais Morel, inanimé, n'avait pas la force de leur répondre. Le miracle même d'une parole murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n'eut qu'un instant d'hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse de Jupien quand il était allé s'entendre, soit puissance expansive des secrets confiés qui fait qu'on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n'osant pas prendre son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron.
L'histoire au reste ne finit pas mieux pour le prince de Guermantes. Quand on l'avait fait sortir pour que M. de Charlus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue sans soupçonner qui en était l'auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire connaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute petite villa qu'il avait louée et que malgré le peu de temps qu'il devait y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décorée de quantité de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le lendemain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant d'être suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n'ayant remarqué aucun passant suspect, par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au salon en lui disant qu'il allait prévenir Monsieur (son maître lui avait recommandé de ne pas prononcer le nom de prince de peur d'éveiller des soupçons). Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche n'était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent d'abord d'effroi. Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeur première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l'avait fait tomber pour éprouver s'il était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes (après avoir cru faire faire à une connaissance de passage le stage nécessaire, non sans s'être demandé si c'était bien prudent et si l'individu n'était pas dangereux) entra dans son salon, il n'y trouva plus personne. Il eut beau avec son valet, par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer toute la maison, qui n'était pas grande, les recoins du jardinet, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence certaine avait disparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours de la semaine suivante. Mais chaque fois c'était Morel, l'individu dangereux, qui se sauvait comme si le prince l'avait été plus encore. Buté dans ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et même à Paris la vue du prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut protégé d'une infidélité qui le désespérait, et vengé sans l'avoir jamais imaginé, ni surtout comment.
Mais déjà les souvenirs de ce qu'on m'avait raconté à ce sujet sont remplacés par d'autres, car le T.S.N., reprenant sa marche de « tacot », continue de déposer ou de prendre les voyageurs aux stations suivantes.
À Grattevast, où habitait sa soeur avec laquelle il était allé passer l'après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comte de Crécy (qu'on appelait seulement le comte de Crécy), gentilhomme pauvre mais d'une extrême distinction, que j'avais connu par les Cambremer, avec qui il était d'ailleurs peu lié. Réduit à une vie extrêmement modeste, presque misérable, je sentais qu'un cigare, une « consommation » étaient choses si agréables pour lui que je pris l'habitude, les jours où je ne pouvais voir Albertine, de l'inviter à Balbec. Très fin et s'exprimant à merveille, tout blanc, avec de charmants yeux bleus, il parlait surtout, du bout des lèvres, très délicatement, des conforts de la vie seigneuriale, qu'il avait évidemment connus, et aussi de généalogies. Comme je lui demandais ce qui était gravé sur sa bague, il me dit avec un sourire modeste : « C'est une branche de verjus. » Et il ajouta avec un plaisir de dégustateur : « Nos armes sont une branche de verjus – symbolique puisque je m'appelle Verjus – tigellée et feuillée de sinople. » Mais je crois qu'il aurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais offert à boire que du verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute par privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand je l'invitais à dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui doivent l'être, frapper ceux qui exigent d'être dans de la glace. Avant le dîner et après, il indiquait la date ou le numéro qu'il voulait pour un porto ou une fine, comme il eût fait pour l'érection généralement ignorée d'un marquisat, mais qu'il connaissait aussi bien.
Comme j'étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je donnasse de ces dîners extras et criait aux garçons : « Vite, dressez la table 25 » ; il ne disait même pas « dressez » mais « dressez-moi », comme si ç'avait été pour lui. Et comme le langage des maîtres d'hôtel n'est pas tout à fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au moment où je demandais l'addition, il disait au garçon qui nous avait servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main, comme s'il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents : « N'allez pas trop fort (pour l'addition), allez doucement, très doucement. » Puis comme le garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que ses recommandations ne fussent pas exactement suivies, le rappelait : « Attendez, je vais chiffrer moi-même. » Et comme je lui disais que cela ne faisait rien : « J'ai pour principe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pas estamper le client. » Quant au directeur, voyant les vêtements simples, toujours les mêmes, et assez usés de mon invité (et pourtant personne n'eût si bien pratiqué l'art de s'habiller fastueusement, comme un élégant de Balzac, s'il en avait eu les moyens), il se contentait, à cause de moi, d'inspecter de loin si tout allait bien, et d'un regard de faire mettre une cale sous un pied de la table qui n'était pas d'aplomb. Ce n'est pas qu'il n'eût su, bien qu'il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre. Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu'un jour il découpât lui-même les dindonneaux. J'étais sorti mais j'ai su qu'il l'avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance respectueuse du dressoir, d'un cercle de garçons qui cherchaient par là moins à apprendre qu'à se faire bien voir, et avaient un air béat d'admiration. Vus d'ailleurs par le directeur (plongeant d'un geste lent dans le flanc des victimes et n'en détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute fonction que s'il avait dû y lire quelque augure), ils ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s'aperçut même pas de mon absence. Quand il l'apprit, elle le désola. « Comment, vous ne m'avez pas vu découper moi-même les dindonneaux ? » Je lui répondis que n'ayant pu voir jusqu'ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la résignation et que j'ajouterais son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l'art dramatique (Sarah dans Phèdre) fut la seule qu'il parut comprendre, car il savait par moi que, les jours de grandes représentations, Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d'un personnage qui ne dit qu'un mot ou ne dit rien. « C'est égal, je suis désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau ? Il faudrait un événement, il faudrait une guerre. » (Il fallut en effet l'armistice.) Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi : « C'est le lendemain du jour où j'ai découpé moi-même les dindonneaux. » « C'est juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux. » Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christ ou l'Hégire, le point de départ d'un calendrier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n'égala pas leur durée.
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu'avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un. Quand il vit que je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant appeler Legrand de Méséglise, n'y avait aucune espèce de droit, allumé d'ailleurs par le vin qu'il buvait, il eut une espèce de transport de joie. Sa soeur me disait d'un air entendu : « Mon frère n'est jamais si heureux que quand il peut causer avec vous. » Il se sentait en effet exister depuis qu'il avait découvert quelqu'un qui savait la médiocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu'un pour qui l'univers social existait. Tel, après l'incendie de toutes les bibliothèques du globe et l'ascension d'une race entièrement ignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en entendant quelqu'un lui citer un vers d'Horace. Aussi, s'il ne quittait jamais le wagon sans me dire : « À quand notre petite réunion ? », c'était, autant que par avidité de parasite, par gourmandise d'érudit, et parce qu'il considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avec personne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à dates fixes, devant la table particulièrement succulente du Cercle de l'Union, la Société des Bibliophiles. Très modeste en ce qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que j'appris qu'elle était très grande et un authentique rameau détaché en France de la famille anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand je sus qu'il était un vrai Crécy, je lui racontai qu'une nièce de Mme de Guermantes avait épousé un Américain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais qu'il n'avait aucun rapport avec lui. « Aucun, me dit-il. Pas plus – bien, du reste, que ma famille n'ait pas autant d'illustration – que beaucoup d'Américains qui s'appellent Montgommery, Berry, Chandos ou Capel, n'ont de rapport avec les familles de Pembroke, de Buckingham, d'Essex, ou avec le duc de Berry. » Je pensai plusieurs fois à lui dire, pour l'amuser, que je connaissais Mme Swann qui comme cocotte, était connue autrefois sous le nom d'Odette de Crécy ; mais, bien que le duc d'Alençon n'eût pu se froisser qu'on parlât avec lui d'Émilienne d'Alençon, je ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la plaisanterie jusque-là. « Il est d'une très grande famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor. » Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d'Incarville, d'ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd'hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore l'antique devise de la famille. Je trouvai cette devise très belle, qu'on l'appliquât soit à l'impatience d'une race de proie nichée dans cette aire d'où elle devait jadis prendre son vol, soit, aujourd'hui, à la contemplation du déclin, à l'attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante et sauvage. C'est en ce double sens en effet que joue avec le nom de Saylor cette devise qui est : « Ne sçais l'heure. »
À Hermonville montait quelquefois M. de Chevregny, dont le nom, nous dit Brichot, signifiait comme celui de Mgr de Cabrières, « lieu où s'assemblent les chèvres ». Il était parent des Cambremer, et à cause de cela, et par une fausse appréciation de l'élégance, ceux-ci l'invitaient souvent à Féterne, mais seulement quand ils n'avaient pas d'invités à éblouir. Vivant toute l'année à Beausoleil, M. de Chevregny était resté plus provincial qu'eux. Aussi quand il allait passer quelques semaines à Paris, il n'y avait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu'« il y avait à voir » ; c'était au point que parfois, un peu étourdi par le nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui demandait s'il avait vu une certaine pièce, il lui arrivait de n'en être plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris avec ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me conseillait les « nouveautés » à aller voir (« Cela en vaut la peine »), ne les considérant du reste qu'au point de vue de la bonne soirée qu'elles font passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu'à ne pas se douter qu'elles pouvaient en effet constituer parfois une « nouveauté » dans l'histoire de l'art. C'est ainsi que parlant de tout sur le même plan il nous disait : « Nous sommes allés une fois à l'Opéra-Comique, mais le spectacle n'est pas fameux. Cela s'appelle Pelléas et Mélisande. C'est insignifiant. Périer joue toujours bien, mais il vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase on donne La Châtelaine. Nous y sommes retournés deux fois ; ne manquez pas d'y aller, cela mérite d'être vu ; et puis c'est joué à ravir ; vous avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils » ; il me citait même des noms d'acteurs que je n'avais jamais entendu prononcer, et sans les faire précéder de monsieur, madame ou mademoiselle, comme eût fait le duc de Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement méprisant des « chansons de mademoiselle Yvette Guilbert » et des « expériences de monsieur Charcot ». M. de Chevregny n'en usait pas ainsi, il disait Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez lui à l'égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le désir de se montrer dédaigneux qu'avait l'aristocrate était vaincu par celui de paraître familier qu'avait le provincial.
Dès après le premier dîner que j'avais fait à La Raspelière avec ce qu'on appelait encore à Féterne « le jeune ménage », bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s'en fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise m'avait écrit une de ces lettres dont on eût reconnu l'écriture entre des milliers. Elle me disait : « Amenez votre cousine délicieuse – charmante agréable. Ce sera un enchantement, un plaisir », manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer d'avis sur la nature de ces diminuendo, par les croire voulus, et y trouver la même dépravation du goût transposée dans l'ordre mondain – qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes enseignées sans doute par des maîtres différents se contrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mme de Cambremer la banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante, en évitant de finir sur l'accord parfait. En revanche, je penchais à voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement comme quand elles étaient l'oeuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse toutes les fois qu'elles étaient employées par le marquis son fils ou par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu'à un degré assez éloigné et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des trois adjectifs était très en honneur de même qu'une certaine manière enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée dans le sang d'ailleurs ; et quand dans la famille une petite fille, dès son enfance, s'arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait : « Elle tient de tante Zélia », on sentait que plus tard ses lèvres tendraient assez vite à s'ombrager d'une légère moustache et on se promettait de cultiver chez elle les dispositions qu'elle aurait pour la musique.
Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu'avec moi, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La « jeune » marquise me disait dédaigneusement : « Je ne vois pas pourquoi nous ne l'inviterions pas, cette femme ; à la campagne on voit n'importe qui, ça ne tire pas à conséquence. » Mais au fond assez impressionnés ils ne cessaient de me consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse. Comme ils nous avaient invités à dîner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élégants de la région, propriétaires du château de Gourville et qui représentaient un peu plus que le gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l'air d'y toucher, était friande, je conseillai aux Cambremer d'inviter avec eux la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s'ennuyassent avec des gens qui n'étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d'un esprit de routine que l'expérience n'avait pas fécondé) de mêler les genres et de commettre un « impair », déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela ne « bicherait » pas et qu'il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu'on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain – l'élégant, avec les amis de Saint-Loup ils ne convièrent du petit noyau que Morel, afin que de Charlus fût indirectement informé des gens brillants qu'ils recevaient, et aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui demanderait d'apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu'il avait de l'entrain et « faisait bien » dans un dîner ; puis que cela pourrait être commode d'être en bons termes avec un médecin si on avait jamais quelqu'un de malade. Mais on l'invita seul, pour ne « rien commencer avec la femme ». Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne « en petit comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d'accepter, une fière réponse où il disait : « Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdurin », pluriel qui devait être une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu'il n'était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n'eut pas besoin de lui tracer une conduite impolie, qu'il tint spontanément, voici pourquoi. S'il avait, à l'égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses plaisirs, une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu que l'influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans d'autres domaines et qu'il avait par exemple élargi les connaissances musicales et rendu plus pur le style du virtuose. Mais ce n'était encore, au moins à ce point de notre récit, qu'une influence. En revanche, il y avait un terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était si docile à son maître, c'était le terrain mondain. Le violoniste qui avant de connaître M. de Charlus, n'avait aucune notion du monde, avait pris à la lettre l'esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée le baron : « Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, qui comptent quatorze alliances avec la Maison de France, ce qui est d'ailleurs surtout flatteur pour la Maison de France, car c'était à Aldonce de Guermantes et non à Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné, qu'aurait dû revenir le trône de France. Sous Louis XIV, nous drapâmes à la mort de Monsieur, comme ayant la même grand-mère que le roi. Fort au-dessous des Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle, descendants des rois de Naples et des comtes de Poitiers ; les d'Uzès, peu anciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs ; les Luynes, tout à fait récents, mais avec l'éclat de grandes alliances ; les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquiou, les Castellane, et sauf oubli, c'est tout. Quant à tous les petits messieurs qui s'appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c'est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre. » Morel avait recueilli pieusement cette leçon d'histoire, peut-être un peu sommaire ; il jugeait les choses comme s'il était lui-même un Guermantes et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour d'Auvergne pour leur faire sentir par une poignée de main dédaigneuse, qu'il ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer, justement voici qu'il pouvait leur témoigner qu'ils n'étaient pas « plus que le dernier pioupiou de son régiment ». Il ne répondit pas à leur invitation, et le soir du dîner s'excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi comme s'il venait d'agir en prince du sang. Il faut du reste ajouter qu'on ne peut imaginer combien, d'une façon plus générale, M. de Charlus pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son caractère. On peut dire en effet que ceux-ci sont comme une maladie intermittente de l'esprit. Qui n'a remarqué le fait sur des femmes, et même des hommes, doués d'intelligence remarquable, mais affligés de nervosité ? Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entourage, ils font admirer leurs dons précieux ; c'est à la lettre la vérité qui parle par leur bouche. Une migraine, une petite pique d'amour-propre suffit à tout changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie, ne reflète plus qu'un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce qu'il faut pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive ; et dans l'intervalle d'autres incidents amenèrent une certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Comme nous revenions, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et moi, d'un dîner à La Raspelière et que les Cambremer qui avaient déjeuné chez des amis à Arembouville, avaient fait à l'aller une partie du trajet avec nous : « Vous qui aimez tant Balzac et savez le reconnaître dans la société contemporaine, avais-je dit à M. de Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés des Scènes de la vie de province. » Mais M. de Charlus, absolument comme s'il avait été leur ami et si je l'eusse froissé par ma remarque, me coupa brusquement la parole : « Vous dites cela parce que la femme est supérieure au mari, me dit-il d'un ton sec. – Oh ! je ne voulais pas dire que c'était la Muse du département, ni Mme de Bargeton, bien que… » M. de Charlus m'interrompit encore : « Dites plutôt Mme de Mortsauf. » Le train s'arrêta et Brichot descendit. « Nous avions beau vous faire des signes, vous êtes terrible. – Comment cela ? – Voyons, ne vous êtes-vous pas aperçu que Brichot est amoureux fou de Mme de Cambremer ? » Je vis par l'attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait pas l'ombre d'un doute dans le petit noyau. Je crus qu'il y avait de la malveillance de leur part. « Voyons, vous n'avez pas remarqué comme il a été troublé quand vous avez parlé d'elle », reprit M. de Charlus, qui aimait montrer qu'il avait l'expérience des femmes et parlait du sentiment qu'elles inspirent d'un air naturel et comme si ce sentiment était celui qu'il éprouvait lui-même habituellement. Mais un certain ton d'équivoque paternité avec tous les jeunes gens – malgré son amour exclusif pour Morel – démentit par le ton les vues d'homme à femmes qu'il émettait : « Oh ! ces enfants, dit-il, d'une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut tout leur apprendre, ils sont innocents comme l'enfant qui vient de naître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureux d'une femme. À votre âge j'étais plus dessalé que cela », ajouta-t-il, car il aimait employer les expressions du monde apache, peut-être par goût, peut-être pour ne pas avoir l'air, en les évitant, d'avouer qu'il fréquentait ceux dont c'était le vocabulaire courant. Quelques jours plus tard, il fallut bien me rendre à l'évidence et reconnaître que Brichot était épris de la marquise. Malheureusement il accepta plusieurs déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu'il était temps de mettre le holà. En dehors de l'utilité qu'elle voyait à une intervention pour la politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d'explications et aux drames qui en sortaient un goût de plus en plus vif et que l'oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à La Raspelière quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant une heure avec Brichot, à qui on sut qu'elle avait dit que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu'il était la fable de son salon, qu'il allait déshonorer sa vieillesse, compromettre sa situation dans l'enseignement. Elle alla jusqu'à lui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l'emporta, Brichot cessa d'aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on crut qu'il allait perdre complètement la vue, et sa maladie en tous cas avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d'avoir fait une gaffe, et trouvant que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir. « Vous répondrez pour nous deux que j'accepte », dit le baron à Morel.
Le jour du dîner venu, on attendait dans le grand salon de Féterne. Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu'étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu'ayant connu les Féré par M. de Chevregny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand le jour du dîner elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu'il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais coûte que coûte les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de Chevregny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances qu'on néglige en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis des étrangers, qui sont précisément les seuls qui ne s'en apercevraient pas. Mais on n'aime pas leur montrer les parents qui sont restés ce que l'on s'est efforcé de cesser d'être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus haut degré de ce qu'on appelle des gens « très bien ». Aux yeux de ceux qui les qualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien d'autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensait de le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissance de la mère de M. Féré, ni de la mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairement fermé qu'elle et son mari fréquentaient, quand on venait de les nommer, pour expliquer on ajoutait toujours que c'était des gens « tout ce qu'il y a de mieux ». Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve ? Toujours est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait invités à dîner et on comptait beaucoup sur l'effet qu'allait produire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu'il était au nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants erra sur son visage. La porte s'ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire des commandements chargé d'excuser son ministre, comme une épouse morganatique qui exprime le regret qu'a le prince d'être souffrant (ainsi en usait Mme de Clinchamp à l'égard du duc d'Aumale), Morel dit du ton le plus léger : « Le baron ne pourra pas venir. Il est un peu indisposé, du moins je crois que c'est pour cela ; je ne l'ai pas rencontré cette semaine », ajouta-t-il, désespérant jusque par ces dernières paroles Mme de Cambremer qui avait dit à M. et Mme Féré que Morel voyait M. de Charlus à toutes les heures du jour. Les Cambremer feignirent que l'absence du baron était un agrément de plus à la réunion et sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités : « Nous nous passerons de lui, n'est-ce pas ? ce ne sera que plus agréable. » Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin, et du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à La Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les Cambremer crurent par cette demi-présence à la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu'ils n'étaient tenus envers eux qu'à une politesse limitée, comme les princesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, mais seulement jusqu'à la moitié de la seconde chambre. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer m'en donnait ces explications : « Je vous dirai qu'avec M. de Charlus c'était difficile. Il est extrêmement dreyfusard… – Mais non ! – Si…, en tous cas son cousin le prince de Guermantes l'est, on leur jette assez la pierre pour ça. J'ai des parents très à l'oeil là-dessus. Je ne peux pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute ma famille. – Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard, cela ira d'autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-Loup qui, dit-on, épouse sa nièce, l'est aussi. C'est même peut-être la raison du mariage. – Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup que nous aimons beaucoup est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans l'armée ! – Il l'a été, mais il ne l'est plus, dis-je à M. de Cambremer. Quant à son mariage avec Mlle de Guermantes-Brassac, est-ce vrai ? – On ne parle que de ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir. – Mais je vous répète qu'il me l'a dit à moi-même qu'il était dreyfusard, dit Mme de Cambremer. C'est du reste très excusable, les Guermantes sont à moitié allemands. – Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous pouvez dire tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c'est une autre paire de manches ; il a beau avoir toute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J'ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d'exagération ni dans un sens ni dans l'autre. In medio… virtus, ah ! je ne peux pas me rappeler. C'est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un Petit Larousse. » Pour éviter de se prononcer sur la citation latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son mari semblait trouver qu'elle manquait de tact, Mme de Cambremer se rabattit sur la Patronne dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à expliquer. « Nous avons loué volontiers La Raspelière à Mme Verdurin, dit la marquise. Seulement elle a eu l'air de croire qu'avec la maison et tout ce qu'elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n'étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droit d'être liée avec nous. Ce sont des choses absolument distinctes. Notre tort est de n'avoir pas fait faire les choses simplement par un gérant ou par une agence. À Féterne ça n'a pas d'importance, mais je vois d'ici la tête que ferait ma tante de Ch'nouville si elle voyait s'amener, à mon jour, la mère Verdurin avec ses cheveux en l'air. Pour M. de Charlus, naturellement, il connaît des gens très bien, mais il en connaît aussi de très mal. » Je demandai qui. Pressée de questions, Mme de Cambremer finit par dire : « On prétend que c'est lui qui faisait vivre un monsieur Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport, bien entendu, avec Morel, le violoniste, ajouta-t-elle en rougissant. Quand j'ai senti que Mme Verdurin s'imaginait que parce qu'elle était notre locataire dans la Manche, elle aurait le droit de me faire des visites à Paris, j'ai compris qu'il fallait couper le câble. »
Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer n'étaient pas mal avec les fidèles, et montaient volontiers dans notre wagon quand ils étaient sur la ligne. Quand on était sur le point d'arriver à Douville, Albertine, tirant une dernière fois son miroir, trouvait quelquefois utile de changer ses gants ou d'ôter un instant son chapeau et avec le peigne d'écaillé que je lui avais donné et qu'elle avait dans les cheveux, elle en lissait les coques, en relevait le bouffant, et s'il était nécessaire, au-dessus des ondulations qui descendaient en vallées régulières jusqu'à la nuque, remontait son chignon. Une fois dans les voitures qui nous attendaient, on ne savait plus du tout où on se trouvait ; les routes n'étaient pas éclairées ; on reconnaissait au bruit plus fort des roues qu'on traversait un village, on se croyait arrivé, on se retrouvait en pleins champs, on entendait des cloches lointaines, on oubliait qu'on était en smoking, et on s'était presque assoupi quand au bout de cette longue marge d'obscurité qui à cause de la distance parcourue et des incidents caractéristiques de tout trajet en chemin de fer, semblait nous avoir portés jusqu'à une heure avancée de la nuit et presque à moitié chemin d'un retour vers Paris, tout à coup, après que le glissement de la voiture sur un sable plus fin avait décelé qu'on venait d'entrer dans le parc, explosaient, nous réintroduisant dans la vie mondaine, les éclatantes lumières du salon, puis de la salle à manger où nous éprouvions un vif mouvement de recul en entendant sonner ces huit heures que nous croyions passées depuis longtemps, tandis que les services nombreux et les vins fins allaient se succéder autour des hommes en frac et des femmes à demi décolletées, en un dîner rutilant de clarté comme un véritable dîner en ville et qu'entourait seulement, changeant par là son caractère, la double écharpe sombre et singulière qu'avaient tissée, détournées par cette utilisation mondaine de leur solennité première, les heures nocturnes, champêtres et marines de l'aller et du retour. Celui-ci nous forçait en effet à quitter la splendeur rayonnante et vite oubliée du salon lumineux, pour les voitures où je m'arrangeais à être avec Albertine afin que mon amie ne pût être avec d'autres sans moi, et souvent pour une autre cause encore, qui est que nous pouvions tous deux faire bien des choses dans une voiture noire où les heurts de la descente nous excusaient d'ailleurs, au cas où un brusque rayon filtrerait, d'être cramponnés l'un à l'autre. Quand M. de Cambremer n'était pas encore brouillé avec les Verdurin, il me demandait : « Vous ne croyez pas, avec ce brouillard-là, que vous allez avoir vos étouffements ? Ma soeur en a eu de terribles ce matin : Ah ! vous en avez eu aussi, disait-il avec satisfaction. Je le lui dirai ce soir. Je sais qu'en rentrant elle s'informera tout de suite s'il y a longtemps que vous ne les avez pas eus. » Il ne me parlait d'ailleurs des miens que pour arriver à ceux de sa soeur, et ne me faisait décrire les particularités des premiers que pour mieux marquer les différences qu'il y avait entre les deux. Mais malgré celles-ci, comme les étouffements de sa soeur lui paraissaient devoir faire autorité, il ne pouvait croire que ce qui « réussissait » aux siens ne fût pas indiqué pour les miens et il s'irritait que je n'en essayasse pas, car il y a une chose plus difficile encore que de s'astreindre à un régime, c'est de ne pas l'imposer aux autres. « D'ailleurs, que dis-je, moi profane, quand vous êtes ici devant l'aréopage, à la source. Qu'en pense le professeur Cottard ? »
Je revis du reste sa femme une autre fois parce qu'elle avait dit que ma « cousine » avait un drôle de genre et que je voulus savoir ce qu'elle entendait par là. Elle nia l'avoir dit, mais finit par avouer qu'elle avait parlé d'une personne qu'elle avait cru rencontrer avec ma cousine. Elle ne savait pas son nom et dit finalement que si elle ne se trompait pas, c'était la femme d'un banquier, laquelle s'appelait Lina, Linette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Je pensais que « femme d'un banquier » n'était mis que pour plus de démarquage. Je voulus demander à Albertine si c'était vrai. Mais j'aimais mieux avoir l'air de celui qui sait que de celui qui questionne. D'ailleurs Albertine ne m'eût rien répondu, ou un « non » dont le « n » eût été trop hésitant et le « on » trop éclatant. Albertine ne racontait jamais de faits pouvant lui faire du tort, mais d'autres qui ne pouvaient s'expliquer que par les premiers, la vérité étant plutôt un courant qui part de ce qu'on nous dit et qu'on capte, tout invisible qu'il soit, que la chose même qu'on nous a dite. Ainsi quand je lui assurai qu'une femme qu'elle avait connue à Vichy avait mauvais genre, elle me jura que cette femme n'était nullement ce que je croyais et n'avait jamais essayé de lui faire le mal. Mais elle ajouta un autre jour, comme je parlais de ma curiosité de ce genre de personnes, que la dame de Vichy avait une amie ainsi, qu'Albertine ne connaissait pas, mais que la dame lui avait « promis de lui faire connaître ». Pour qu'elle le lui eût promis, c'était donc qu'Albertine le désirait, ou que la dame avait, en le lui offrant, su lui faire plaisir. Mais si je l'avais objecté à Albertine, j'aurais eu l'air de ne tenir mes révélations que d'elle, je les aurais arrêtées aussitôt, je n'eusse plus rien su, j'eusse cessé de me faire craindre. D'ailleurs nous étions à Balbec, la dame de Vichy et son amie habitaient Menton ; l'éloignement, l'impossibilité du danger eut tôt fait de détruire mes soupçons.
Souvent quand M. de Cambremer m'interpellait de la gare, je venais avec Albertine de profiter des ténèbres, et avec d'autant plus de peine que celle-ci s'était un peu débattue, craignant qu'elles ne fussent pas assez complètes. « Vous savez que je suis sûre que Cottard nous a vus ; du reste même sans voir il a bien entendu votre voix étouffée, juste au moment où on parlait de vos étouffements d'un autre genre », me disait Albertine en arrivant à la gare de Douville où nous reprenions le petit chemin de fer pour le retour. Mais ce retour, de même que l'aller, si, en me donnant quelque impression de poésie, il réveillait en moi le désir de faire des voyages, de mener une vie nouvelle, et me faisait par là souhaiter d'abandonner tout projet de mariage avec Albertine, et même de rompre définitivement nos relations, me rendait aussi, et à cause même de leur nature contradictoire, cette rupture plus facile. Car au retour aussi bien qu'à l'aller, à chaque station montaient avec nous ou nous disaient bonjour du quai des gens de connaissance ; sur les plaisirs furtifs de l'imagination dominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui sont si apaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-mêmes, leurs noms (qui m'avaient tant fait rêver depuis le jour où je les avais entendus, le premier soir où j'avais voyagé avec ma grand-mère) s'étaient humanisés, avaient perdu leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière d'Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies. J'avais trouvé charmant la fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur, Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le boeuf qu'il y a à la fin de Bricqueboeuf. Mais la fleur disparut et aussi le boeuf, quand Brichot (et cela, il me l'avait dit le premier jour dans le train) nous apprit que « fleur » veut dire « port » (comme fiord) et que « boeuf », en normand budh, signifie « cabane ». Comme il citait plusieurs exemples, ce qui m'avait paru particulier se généralisait : Bricqueboeuf allait rejoindre Elbeuf, et même dans un nom au premier abord aussi individuel que le lieu, comme le nom de Pennedepie, où les étrangetés les plus impossibles à élucider par la raison me semblaient amalgamées depuis un temps immémorial en un vocable vilain, savoureux et durci comme certain fromage normand je fus désolé de retrouver le pen gaulois qui signifie « montagne » et se retrouve aussi bien dans Penmarch que dans les Apennins. Comme à chaque arrêt du train je sentais que nous aurions des mains amies à serrer, sinon des visites à recevoir, je disais à Albertine : « Dépêchez-vous de demander à Brichot les noms que vous voulez savoir. Vous m'aviez parlé de Marcouville-l'Orgueilleuse. – Oui, j'aime beaucoup cet orgueil, c'est un village fier, dit Albertine. – Vous le trouveriez, répondit Brichot, plus fier encore si au lieu de sa forme française, ou même de basse latinité telle qu'on la trouve dans le cartulaire de l'évêque de Bayeux, Marcovilla superba, vous preniez la forme plus ancienne, plus voisine du normand, Marculphivilla superba, le village, le domaine de Merculph. Dans presque tous ces noms qui se terminent en ville, vous pourriez voir encore dressé sur cette côte, le fantôme des rudes envahisseurs normands. À Hermonville, vous n'avez eu, debout à la portière du wagon, que notre excellent docteur qui, évidemment, n'a rien d'un chef norois. Mais en fermant les yeux vous pourriez voir l'illustre Herimund (Herimundivilla). Bien que, je ne sais pourquoi, on aille sur ces routes-ci, comprises entre Loigny et Balbec-Plage, plutôt que sur celles, fort pittoresques, qui conduisent de Loigny au vieux Balbec, Mme Verdurin vous a peut-être promenés de ce côté-là en voiture. Alors vous avez vu Incarville ou village de Wiscar, et Tourville, avant d'arriver chez Mme Verdurin, c'est le village de Turold. D'ailleurs il n'y eut pas que des Normands. Il semble que des Allemands soient venus jusqu'ici (Aumenancourt, Alemanicurtis) ; ne le disons pas à ce jeune officier que j'aperçois ; il serait capable de ne plus vouloir aller chez ses cousins. Il y eut aussi des Saxons comme en témoigne la fontaine de Sissonne (un des buts de promenade favoris de Mme Verdurin et à juste titre), aussi bien qu'en Angleterre le Middlesex, le Wessex. Chose inexplicable, il semble que des Goths, des “gueux” comme on disait, soient venus jusqu'ici, et même les Maures, car Mortagne vient de Mauretania. La trace en est restée à Gourville (Gothorumvilla). Quelque vestige des Latins subsiste d'ailleurs aussi, Lagny (Latiniacum). – Moi je demande l'explication de Thorpehomme, dit M. de Charlus. Je comprends “homme”, ajouta-t-il, tandis que le sculpteur et Cottard échangeaient un regard d'intelligence. Mais Thorp ? – “Homme” ne signifie nullement ce que vous êtes naturellement porté à croire, baron, répondit Brichot, en regardant malicieusement Cottard et le sculpteur. “Homme” n'a rien à voir ici avec le sexe auquel je ne dois pas ma mère. “Homme” c'est Holm, qui signifie “îlot”, etc. Quant à Thorp, ou “village”, on le retrouve dans cent mots dont j'ai déjà ennuyé notre jeune ami. Ainsi dans Thorpehomme il n'y a pas de nom de chef normand, mais des mots de la langue normande. Vous voyez comme tout ce pays a été germanisé. – Je crois qu'il exagère, dit M. de Charlus. J'ai été hier à Orgeville… – Cette fois-ci je vous rends l'homme que je vous avais ôté dans Thorpehomme, baron. Soit dit sans pédantisme, une charte de Robert Ier nous donne pour Orgeville Otgerivilla, le domaine d'Otger. Tous ces noms sont ceux d'anciens seigneurs. Octeville-la-Venelle est pour l'Avenel. Les Avenel étaient une famille connue au Moyen Âge. Bourguenolles, où Mme Verdurin nous a emmenés l'autre jour, s'écrivait “Bourg de Môles”, car ce village appartint au XIe siècle à Baudoin de Môles, ainsi que La Chaise-Baudoin ; mais nous voici à Doncières. – Mon Dieu, que de lieutenants vont essayer de monter dit M. de Charlus, avec un effroi simulé. Je le dis pour vous, car moi cela ne me gêne pas, puisque je descends. – Vous entendez, docteur ? dit Brichot. Le baron a peur que des officiers ne lui passent sur le corps. Et pourtant ils sont dans leur rôle en se trouvant massés ici, car Doncières, c'est exactement Saint-Cyr, Dominus Cyriacus. Il y a beaucoup de noms de villes où sanctus et sancta sont remplacés par dominus et par domina. Du reste cette ville calme et militaire a parfois de faux airs de Saint-Cyr, de Versailles, et même de Fontainebleau. »
Pendant ces retours (comme à l'aller), je disais à Albertine de se vêtir, car je savais bien qu'à Amnancourt, à Doncières, à Épreville, à Saint-Vast, nous aurions de courtes visites à recevoir. Elles ne m'étaient d'ailleurs pas désagréables, que ce fût à Hermonville (le domaine d'Herimund) celle de M. de Chevregny, profitant de ce qu'il était venu chercher des invités pour me demander de venir le lendemain déjeuner à Montsurvent, ou à Doncières, la brusque invasion d'un des charmants amis de Saint-Loup envoyé par lui (s'il n'était pas libre) pour me transmettre une invitation du capitaine de Borodino, du mess des officiers au Coq Hardi, ou des sous-officiers au Faisan Doré. Saint-Loup venait souvent lui-même, et pendant tout le temps qu'il était là, sans qu'on pût s'en apercevoir je tenais Albertine prisonnière sous mon regard, d'ailleurs inutilement vigilant. Une fois pourtant j'interrompis ma garde. Comme il y avait un long arrêt, Bloch, nous ayant salués, se sauva presque aussitôt pour rejoindre son père, lequel venait d'hériter de son oncle et ayant loué un château qui s'appelait « La Commanderie », trouvait grand seigneur de ne circuler qu'en une chaise de poste, avec des postillons en livrée. Bloch me pria de l'accompagner jusqu'à la voiture. « Mais hâte-toi, car ces quadrupèdes sont impatients ; viens, homme cher aux dieux, tu feras plaisir à mon père. » Mais je souffrais trop de laisser Albertine dans le train avec Saint-Loup, ils auraient pu, pendant que j'avais le dos tourné, se parler, aller dans un autre wagon, se sourire, se toucher ; mon regard adhérant à Albertine ne pouvait se détacher d'elle tant que Saint-Loup serait là. Or je vis très bien que Bloch, qui m'avait demandé comme un service d'aller dire bonjour à son père, d'abord trouva peu gentil que je le lui refusasse quand rien ne m'en empêchait, les employés ayant prévenu que le train resterait encore au moins un quart d'heure en gare, et que presque tous les voyageurs, sans lesquels il ne repartirait pas, étaient descendus ; et ensuite ne douta pas que ce fût parce que décidément – ma conduite en cette occasion lui était une réponse décisive – j'étais snob. Car il n'ignorait pas le nom des personnes avec qui je me trouvais. En effet M. de Charlus m'avait dit, quelque temps auparavant et sans se souvenir ou se soucier que cela eût jadis été fait, pour se rapprocher de lui : « Mais présentez-moi donc votre ami, ce que vous faites est un manque de respect pour moi », et il avait causé avec Bloch, qui avait paru lui plaire extrêmement au point qu'il l'avait gratifié d'un « j'espère vous revoir ». « Alors c'est irrévocable, tu ne veux pas faire ces cent mètres pour dire bonjour à mon père à qui ça ferait tant de plaisir ? » me dit Bloch. J'étais malheureux d'avoir l'air de manquer à la bonne camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Bloch croyait que j'y manquais, et de sentir qu'il s'imaginait que je n'étais pas le même avec mes amis bourgeois quand il y avait des gens « nés ». De ce jour il cessa de me témoigner la même amitié et, ce qui m'était plus pénible, n'eut plus pour mon caractère la même estime. Mais pour le détromper sur le motif qui m'avait fait rester dans le wagon, il m'eût fallu lui dire quelque chose – à savoir que j'étais jaloux d'Albertine – qui m'eût été encore plus douloureux que de le laisser croire que j'étais stupidement mondain. C'est ainsi que théoriquement on trouve qu'on devrait toujours s'expliquer franchement, éviter les malentendus. Mais bien souvent la vie les combine de telle manière que pour les dissiper, dans les rares circonstances où ce serait possible, il faudrait révéler ou bien – ce qui n'est pas le cas ici – quelque chose qui froisserait encore plus notre ami que le tort imaginaire qu'il nous impute, ou un secret dont la divulgation – et c'était ce qui venait de m'arriver – nous paraît pire encore que le malentendu. Et d'ailleurs même sans expliquer à Bloch, puisque je ne le pouvais pas, la raison pour laquelle je ne l'avais pas accompagné, si je l'avais prié de ne pas être froissé je n'aurais fait que redoubler ce froissement en montrant que je m'en étais aperçu. Il n'y avait rien à faire qu'à s'incliner devant ce fatum qui avait voulu que la présence d'Albertine m'empêchât de le reconduire et qu'il pût croire que c'était au contraire celle de gens brillants, laquelle, l'eussent-ils été cent fois plus, n'aurait eu pour effet que de me faire occuper exclusivement de Bloch et réserver pour lui toute ma politesse.
Il suffit de la sorte qu'accidentellement, absurdement, un incident (ici la mise en présence d'Albertine et de Saint-Loup) s'interpose entre deux destinées dont les lignes convergeaient l'une vers l'autre pour qu'elles soient déviées, s'écartent de plus en plus et ne se rapprochent jamais. Et il y a des amitiés plus belles que celle de Bloch pour moi, qui se sont trouvées détruites, sans que l'auteur involontaire de la brouille ait jamais pu expliquer au brouillé ce qui sans doute eût guéri son amour-propre et ramené sa sympathie fuyante.
Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait pas, du reste, beaucoup dire. Il avait tous les défauts qui me déplaisaient le plus. Ma tendresse pour Albertine se trouvait, par accident, les rendre tout à fait insupportables. Ainsi dans ce simple moment où je causai avec lui tout en surveillant Robert de l'oeil, Bloch me dit qu'il avait déjeuné chez Mme Bontemps et que chacun avait parlé de moi avec les plus grands éloges jusqu'au « déclin d'Hélios ». « Bon, pensai-je, comme Mme Bontemps croit Bloch un génie, le suffrage enthousiaste qu'il m'aura accordé fera plus que ce que tous les autres ont pu dire, cela reviendra à Albertine. D'un jour à l'autre elle ne peut manquer d'apprendre, et cela m'étonne que sa tante ne lui ait pas déjà redit, que je suis un homme “supérieur”. » « Oui, ajouta Bloch, tout le monde a fait ton éloge. Moi seul j'ai gardé un silence aussi profond que si j'eusse absorbé au lieu du repas d'ailleurs médiocre qu'on nous servait, des pavots, chers au bienheureux frère de Tanathos et de Léthé, le divin Hypnos, qui enveloppe de doux liens le corps et la langue. Ce n'est pas que je t'admire moins que la bande de chiens avides avec lesquels on m'avait invité. Mais moi je t'admire parce que je te comprends, et eux t'admirent sans te comprendre. Pour bien dire, je t'admire trop pour parler de toi ainsi en public, cela m'eût semblé une profanation de louer à haute voix ce que je porte au plus profond de mon coeur. On eut beau me questionner à ton sujet, une Pudeur sacrée, fille du Kroniôn, me fit rester muet. » Je n'eus pas le mauvais goût de paraître mécontent, mais cette Pudeur-là me sembla apparentée – beaucoup plus qu'au Kroniôn – à la pudeur qui empêche un critique qui vous admire de parler de vous parce que le temple secret où vous trônez serait envahi par la tourbe des lecteurs ignares et des journalistes ; à la pudeur de l'homme d'État qui ne vous décore pas pour que vous ne soyez pas confondu au milieu de gens qui ne vous valent pas ; à la pudeur de l'académicien qui ne vote pas pour vous, afin de vous épargner la honte d'être le collègue de X… qui n'a pas de talent ; à la pudeur enfin, plus respectable et plus criminelle pourtant, des fils qui vous prient de ne pas écrire sur leur père défunt qui fut plein de mérites, afin d'assurer le silence et le repos, d'empêcher qu'on entretienne la vie et qu'on crée de la gloire autour du pauvre mort, qui préférerait son nom prononcé par les bouches des hommes aux couronnes, fort pieusement portées d'ailleurs, sur son tombeau.
Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant comprendre la raison qui m'empêchait d'aller saluer son père, m'avait exaspéré en m'avouant qu'il m'avait déconsidéré chez Mme Bontemps (je comprenais maintenant pourquoi Albertine ne m'avait jamais fait allusion à ce déjeuner et restait silencieuse quand je lui parlais de l'affection de Bloch pour moi), le jeune Israélite avait produit sur M. de Charlus une impression tout autre que l'agacement. Certes Bloch croyait maintenant que non seulement je ne pouvais rester une seconde loin de gens élégants, mais que jaloux des avances qu'ils avaient pu lui faire (comme M. de Charlus), je tâchais de mettre des bâtons dans les roues et de l'empêcher de se lier avec eux ; mais de son côté le baron regrettait de n'avoir pas vu davantage mon camarade. Selon son habitude il se garda de le montrer. Il commença par me poser, sans en avoir l'air, quelques questions sur Bloch, mais d'un ton si nonchalant, avec un intérêt qui semblait tellement simulé, qu'on n'aurait pas cru qu'il entendait les réponses. D'un air de détachement, sur une mélopée qui exprimait plus que l'indifférence, la distraction, et comme par simple politesse pour moi : « Il a l'air intelligent, il a dit qu'il écrivait, a-t-il du talent ? » Je dis à M. de Charlus qu'il avait été bien aimable de lui dire qu'il espérait le revoir. Pas un mouvement ne révéla chez le baron qu'il eût entendu ma phrase, et comme je la répétai quatre fois sans avoir de réponse, je finis par douter si je n'avais pas été le jouet d'un mirage acoustique quand j'avais cru entendre ce que M. de Charlus avait dit. « Il habite Balbec ? » chantonna le baron, d'un air si peu questionneur qu'il est fâcheux que la langue française ne possède pas un signe autre que le point d'interrogation pour terminer ces phrases apparemment si peu interrogatives. Il est vrai que ce signe ne servirait guère que pour M. de Charlus. « Non, ils ont loué près d'ici La Commanderie. » Ayant appris ce qu'il désirait, M. de Charlus feignit de mépriser Bloch. « Quelle horreur ! s'écria-t-il, en rendant à sa voix toute sa vigueur claironnante. Toutes les localités ou propriétés appelées “La Commanderie” ont été bâties ou possédées par les chevaliers de l'ordre de Malte (dont je suis), comme les lieux dits “Le Temple” ou “La Cavalerie” par les Templiers. J'habiterais La Commanderie que rien ne serait plus naturel. Mais un Juif ! Du reste cela ne m'étonne pas ; cela tient à un curieux goût du sacrilège, particulier à cette race. Dès qu'un Juif a assez d'argent pour acheter un château, il en choisit toujours un qui s'appelle le Prieuré, l'Abbaye, le Monastère, la Maison-Dieu. J'ai eu affaire à un fonctionnaire juif, devinez où il résidait ? à Pont-l'Évêque. Mis en disgrâce, il se fit envoyer en Bretagne, à Pont-l'Abbé. Quand on donne dans la Semaine sainte ces indécents spectacles qu'on appelle La Passion, la moitié de la salle est remplie de Juifs, exultant à la pensée qu'ils vont mettre une seconde fois le Christ sur la Croix, au moins en effigie. Au concert Lamoureux, j'avais pour voisin un jour un riche banquier juif. On joua L'Enfance du Christ, de Berlioz ; il était consterné. Mais il retrouva bientôt l'expression de béatitude qui lui est habituelle en entendant “L'Enchantement du Vendredi saint”. Votre ami habite La Commanderie, le malheureux ! Quel sadisme ! Vous m'indiquerez le chemin, ajouta-t-il en reprenant l'air d'indifférence, pour que j'aille un jour voir comment nos antiques domaines supportent une pareille profanation. C'est malheureux, car il est poli, il semble fin. Il ne lui manquerait plus que de demeurer à Paris, rue du Temple ! » M. de Charlus avait l'air, par ces mots, de vouloir seulement trouver à l'appui de sa théorie un nouvel exemple ; mais il me posait en réalité une question à deux fins, dont la principale était de savoir l'adresse de Bloch. « En effet, fit remarquer Brichot, la rue du Temple s'appelait rue de la Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos, me permettez-vous une remarque, baron ? dit l'universitaire. – Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? dit sèchement M. de Charlus, que cette observation empêchait d'avoir son renseignement. – Non, rien, répondit Brichot intimidé. C'était à propos de l'étymologie de Balbec qu'on m'avait demandée. La rue du Temple s'appelait autrefois la rue Barre-du-Bec, parce que l'Abbaye du Bec, en Normandie, avait là à Paris sa barre de justice. » M. de Charlus ne répondit rien et fit semblant de ne pas avoir entendu, ce qui était chez lui une des formes de l'insolence. « Où votre ami demeure-t-il à Paris ? Comme les trois quarts des rues tirent leur nom d'une église ou d'une abbaye, il y a chance pour que le sacrilège continue. On ne peut pas empêcher des Juifs de demeurer boulevard de la Madeleine, faubourg Saint-Honoré ou place Saint-Augustin. Tant qu'ils ne raffinent pas par perfidie en élisant domicile place du Parvis-Notre-Dame, quai de l'Archevêché, rue Chanoinesse, ou rue de l'Ave-Maria, il faut leur tenir compte des difficultés. » Nous ne pûmes renseigner M. de Charlus, l'adresse actuelle de Bloch nous étant inconnue. Mais je savais que les bureaux de son père étaient rue des Blancs-Manteaux. « Oh ! quel comble de perversité, s'écria M. de Charlus, en paraissant trouver, dans son propre cri d'ironique indignation, une satisfaction profonde. Rue des Blancs-Manteaux, répéta-t-il en pressurant chaque syllabe et en riant. Quel sacrilège ! Pensez que ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch étaient ceux des frères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que saint Louis établit là. Et la rue a toujours été à des ordres religieux. La profanation est d'autant plus diabolique qu'à deux pas de la rue des Blancs-Manteaux, il y a une rue dont le nom m'échappe et qui est tout entière concédée aux Juifs ; il y a des caractères hébreux sur les boutiques des fabriques de pains azymes, des boucheries juives, c'est tout à fait la Judengasse de Paris. M. de Rochegude appelle cette rue le ghetto parisien. C'est là que M. Bloch aurait dû demeurer. Naturellement », reprit-il sur un ton assez emphatique et fier et, pour tenir des propos esthétiques, donnant, par une réponse que lui adressait malgré lui son hérédité, un air de vieux mousquetaire Louis XIII à son visage redressé en arrière, « je ne m'occupe de tout cela qu'au point de vue de l'art. La politique n'est pas de mon ressort et je ne peux pas condamner en bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza parmi ses enfants illustres. Et j'admire trop Rembrandt pour ne pas savoir la beauté qu'on peut tirer de la fréquentation de la synagogue. Mais enfin un ghetto est d'autant plus beau qu'il est plus homogène et plus complet. Soyez sûr du reste, tant l'instinct pratique et la cupidité se mêlent chez ce peuple au sadisme, que la proximité de la rue hébraïque dont je vous parle, la commodité d'avoir sous la main les boucheries d'Israël a fait choisir à votre ami la rue des Blancs-Manteaux. Comme c'est curieux ! C'est du reste par là que demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir des hosties, après quoi je pense qu'on le fit bouillir lui-même, ce qui est plus étrange encore puisque cela a l'air de signifier que le corps d'un Juif peut valoir autant que le corps du bon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger quelque chose avec votre ami pour qu'il nous mène voir l'église des Blancs-Manteaux. Pensez que c'est là qu'on déposa le corps de Louis d'Orléans après son assassinat par Jean sans Peur, lequel malheureusement ne nous a pas délivrés des Orléans. Je suis d'ailleurs personnellement très bien avec mon cousin le duc de Chartres, mais enfin c'est une race d'usurpateurs, qui a fait assassiner Louis XVI, dépouiller Charles X et Henri V. Ils ont du reste de qui tenir, ayant pour ancêtres Monsieur, qu'on appelait sans doute ainsi parce que c'était la plus étonnante des vieilles dames, et le Régent et le reste. Quelle famille ! » Ce discours antijuif ou prohébreu – selon qu'on s'attachera à l'extérieur des phrases ou aux intentions qu'elles recelaient – avait été comiquement coupé pour moi par une phrase que Morel me chuchota et qui eût désespéré M. de Charlus. Morel qui n'avait pas été sans s'apercevoir de l'impression que Bloch avait produite, me remerciait à l'oreille de l'avoir « expédié », ajoutant cyniquement : « Il aurait voulu rester, tout ça c'est la jalousie, il voudrait me prendre ma place. C'est bien d'un youpin ! – On aurait pu profiter de cet arrêt qui se prolonge pour demander quelques explications rituelles à votre ami. Est-ce que vous ne pourriez pas le rattraper ? me demanda M. de Charlus, avec l'anxiété du doute. – Non, c'est impossible, il est parti en voiture et d'ailleurs fâché avec moi. – Merci, merci, me souffla Morel. – La raison est absurde, on peut toujours rejoindre une voiture, rien ne vous empêcherait de prendre une auto », répondit M. de Charlus, en homme habitué à ce que tout pliât devant lui. Mais remarquant mon silence : « Quelle est cette voiture plus ou moins imaginaire ? me dit-il avec insolence et un dernier espoir. – C'est une chaise de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée à La Commanderie. » Devant l'impossible, M. de Charlus se résigna et affecta de plaisanter. « Je comprends qu'ils aient reculé devant le coupé superfétatoire. Ç'aurait été un recoupé. » Enfin on fut avisé que le train repartait et Saint-Loup nous quitta. Mais ce jour fut le seul où en montant dans notre wagon, il me fit à son insu souffrir, par la pensée que j'eus un instant de le laisser avec Albertine pour accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne me tortura pas. Car d'elle-même Albertine, pour m'éviter toute inquiétude, se plaçait sous un prétexte quelconque, de telle façon qu'elle n'aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui tendre la main ; détournant de lui les yeux elle se mettait, dès qu'il était là, à causer ostensiblement et presque avec affectation avec l'un quelconque des autres voyageurs, continuant ce jeu jusqu'à ce que Saint-Loup fût parti. De la sorte les visites qu'il nous faisait à Doncières ne me causant aucune souffrance, même aucune gêne, ne mettaient pas une exception parmi les autres qui toutes m'étaient agréables en m'apportant en quelque sorte l'hommage et l'invitation de cette terre. Déjà dès la fin de l'été, dans notre trajet de Balbec à Douville, quand j'apercevais au loin cette station de Saint-Pierre-des-Ifs où, le soir pendant un instant, la crête des falaises scintillait toute rose comme au soleil couchant la neige d'une montagne, elle ne me faisait plus penser (je ne dis pas même à la tristesse que la vue de son étrange relèvement soudain m'avait causée le premier soir en me donnant si grande envie de reprendre le train pour Paris au lieu de continuer jusqu'à Balbec) au spectacle que le matin on pouvait avoir de là, m'avait dit Elstir, à l'heure qui précède le soleil levé, où toutes les couleurs de l'arc-en-ciel se réfractent sur les rochers, et où tant de fois il avait réveillé le petit garçon qui, une année, lui avait servi de modèle pour le peindre tout nu, sur le sable. Le nom de Saint-Pierre-des-Ifs m'annonçait seulement qu'allait apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je pourrais parler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant dans les brumes du soir, derrière cette falaise d'Incarville qui m'avait tant fait rêver autrefois, ce que je voyais comme si son grès antique était devenu transparent, c'était la belle maison d'un oncle de M. de Cambremer et dans laquelle je savais qu'on serait toujours content de me recueillir si je ne voulais pas dîner à La Raspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n'était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms déjà vidés à demi d'un mystère que l'étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d'un degré. Dans nos retours à Hermonville, à Saint-Vast, à Arembouville, au moment où le train s'arrêtait, nous apercevions des ombres que nous ne reconnaissions pas d'abord et que Brichot, qui n'y voyait goutte, aurait peut-être pu prendre dans la nuit pour les fantômes d'Herimund, de Wiscar, et d'Herimbald. Mais elles approchaient du wagon. C'était simplement M. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de sa femme, venait me demander si je ne voulais pas qu'il « m'enlevât » pour me garder quelques jours à Féterne où allaient se succéder une excellente musicienne qui me chanterait tout Gluck et un joueur d'échecs réputé avec qui je ferais d'excellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de pêche et de yachting dans la baie, ni même aux dîners Verdurin pour lesquels le marquis s'engageait sur l'honneur à me « prêter », en me faisant conduire et rechercher pour plus de facilité, et de sûreté aussi. « Mais je ne peux pas croire que ce soit bon pour vous d'aller si haut. Je sais que ma soeur ne pourrait pas le supporter. Elle reviendrait dans un état ! Elle n'est du reste pas très bien fichue en ce moment… Vraiment, vous avez eu une crise si forte ! Demain vous ne pourrez pas vous tenir debout ! » Et il se tordait, non par méchanceté, mais pour la même raison qu'il ne pouvait sans rire voir dans la rue un boiteux qui s'étalait, ou causer avec un sourd. « Et avant ? Comment, vous n'en avez pas eu depuis quinze jours ? Savez-vous que c'est très beau ! Vraiment vous devriez venir vous installer à Féterne, vous causeriez de vos étouffements avec ma soeur. » À Incarville c'était le marquis de Montpeyroux qui, n'ayant pas pu aller à Féterne, car il s'était absenté pour la chasse, était venu « au train » en bottes et le chapeau orné d'une plume de faisan, serrer la main des partants et à moi par la même occasion, en m'annonçant pour le jour de la semaine qui ne me gênerait pas, la visite de son fils, qu'il me remerciait de recevoir et qu'il serait très heureux que je fisse un peu lire ; ou bien M. de Crécy, venu faire sa digestion, disait-il, fumant sa pipe, acceptant un ou même plusieurs cigares, et qui me disait : « Hé bien ! vous ne me dites pas de jour pour notre prochaine réunion à la Lucullus ? Nous n'avons rien à nous dire ? permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé en train la question des deux familles de Montgommery. Il faut que nous finissions cela. Je compte sur vous. » D'autres étaient venus seulement acheter leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec nous, que j'ai toujours soupçonnés ne s'être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu'ils n'avaient rien d'autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui était dévolu, avait contracté quelque amabilité humaine : patient, d'un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu'on voulait les retardataires, et même une fois parti s'arrêtait pour recueillir ceux qui lui faisaient signe ; ils couraient alors après lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu'ils le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n'usait que d'une sage lenteur. Ainsi Hermonville, Arembouville, Incarville, ne m'évoquaient même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s'être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l'humidité du soir. Doncières ! Pour moi, même après l'avoir connu et m'être éveillé de mon rêve, combien il était resté longtemps dans ce nom des rues agréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succulentes volailles ! Doncières ! Maintenant ce n'était plus que la station où montait Morel ; Égleville (Aquilaevilla), celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff ; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n'étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec moi, n'ayant, par un raidillon, guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville (Paterni villa). Non seulement je n'éprouvais plus la crainte anxieuse d'isolement qui m'avait étreint le premier soir, mais je n'avais plus à craindre qu'elle se réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d'amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne, interrompue comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois dans l'anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de l'avenue, mais déléguant à chaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d'une poignée de main cordiale, interrompre ma route, m'empêcher d'en sentir la longueur, m'offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autre serait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram ne nous faisait quitter un ami que pour nous permettre d'en retrouver d'autres. Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les côtoyait presque au pas d'une personne qui marche vite, la distance était si faible qu'au moment où, sur le quai, devant la salle d'attente, nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions presque pu croire qu'ils le faisaient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la petite voie départementale n'avait été qu'une rue de province et la gentilhommière isolée qu'un hôtel citadin ; et même aux rares stations où je n'entendais le « bonsoir » de personne, le silence avait une plénitude nourricière et calmante, parce que je le savais formé du sommeil d'amis couchés tôt dans le manoir proche où mon arrivée eût été saluée avec joie si j'avais eu à les réveiller pour leur demander quelque service d'hospitalité. Outre que l'habitude remplit tellement notre temps qu'il ne nous reste plus au bout de quelques mois un instant de libre dans une ville où à l'arrivée la journée nous offrait la disponibilité de ses douze heures, si une par hasard était devenue vacante, je n'aurais plus eu l'idée de l'employer à voir quelque église pour laquelle j'étais jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec l'esquisse que j'en avais vue chez lui, mais à aller faire une partie d'échecs de plus chez M. Féré. C'était en effet la dégradante influence, comme le charme aussi qu'avait eu ce pays de Balbec, de devenir pour moi un vrai pays de connaissances ; si leur répartition territoriale, leur ensemencement extensif tout le long de la côte, en cultures diverses, donnaient forcément aux visites que je faisais à ces différents amis la forme du voyage, ils restreignaient aussi le voyage à n'avoir plus que l'agrément social d'une suite de visites. Les mêmes noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le simple Annuaire des châteaux, feuilleté au chapitre du département de la Manche, me causait autant d'émotion que l'Indicateur des chemins de fer, m'étaient devenus si familiers que cet indicateur même, j'aurais pu le consulter, à la page Balbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu'un dictionnaire d'adresses. Dans cette vallée trop sociale aux flancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, une compagnie d'amis nombreux, le poétique cri du soir n'était plus celui de la chouette ou de la grenouille, mais le « Comment va ? » de M. de Criquetot ou le « Khairé ! » de Brichot. L'atmosphère n'y éveillait plus d'angoisses et, chargée d'effluves purement humains, y était aisément respirable, trop calmante même. Le bénéfice que j'en tirais, au moins, était de ne plus voir les choses qu'au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine m'apparaissait comme une folie.
CHAPITRE IV
Brusque revirement vers Albertine. – Désolation au lever du soleil. – Je pars immédiatement avec Albertine pour Paris.
Je n'attendais qu'une occasion pour la rupture définitive. Et, un soir, comme maman partait le lendemain pour Combray, où elle allait assister dans sa dernière maladie une soeur de sa mère, me laissant pour que je profitasse, comme grand-mère aurait voulu, de l'air de la mer, je lui avais annoncé qu'irrévocablement j'étais décidé à ne pas épouser Albertine et allais cesser prochainement de la voir. J'étais content d'avoir pu, par ces mots, donner satisfaction à ma mère la veille de son départ. Elle ne m'avait pas caché que c'en avait été en effet une très vive pour elle. Il fallait aussi m'en expliquer avec Albertine. Comme je revenais avec elle de La Raspelière, les fidèles étant descendus, tels à Saint-Mars-le-Vêtu, tels à Saint-Pierre-des-Ifs, d'autres à Doncières, me sentant particulièrement heureux et détaché d'elle, je m'étais décidé, maintenant qu'il n'y avait plus que nous deux dans le wagon, à aborder enfin cet entretien. La vérité d'ailleurs est que celle des jeunes filles de Balbec que j'aimais, bien qu'absente en ce moment ainsi que ses amies, mais qui allait revenir (je me plaisais avec toutes, parce que chacune avait pour moi, comme le premier jour, quelque chose de l'essence des autres, était comme d'une race à part), c'était Andrée. Puisqu'elle allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec, certes aussitôt elle viendrait me voir, et alors, pour rester libre, ne pas l'épouser si je ne voulais pas, pour pouvoir aller à Venise, mais pourtant l'avoir d'ici là toute à moi, le moyen que je prendrais ce serait de ne pas trop avoir l'air de venir à elle et dès son arrivée, quand nous causerions ensemble, je lui dirais : « Quel dommage que je ne vous aie pas vue quelques semaines plus tôt ! Je vous aurais aimée ; maintenant mon coeur est pris. Mais cela ne fait rien, nous nous verrons souvent, car je suis triste de mon autre amour et vous m'aiderez à me consoler. » Je souriais intérieurement en pensant à cette conversation car de cette façon je donnerais à Andrée l'illusion que je ne l'aimais pas vraiment ; ainsi elle ne serait pas fatiguée de moi et je profiterais joyeusement et doucement de sa tendresse. Mais tout cela ne faisait que rendre plus nécessaire de parler enfin sérieusement à Albertine afin de ne pas agir indélicatement, et puisque j'étais décidé à me consacrer à son amie, il fallait qu'elle sût bien, elle, Albertine, que je ne l'aimais pas. Il fallait le lui dire tout de suite, Andrée pouvant venir d'un jour à l'autre. Mais comme nous approchions de Parville, je sentis que nous n'aurions pas le temps ce soir-là et qu'il valait mieux remettre au lendemain ce qui maintenant était irrévocablement résolu. Je me contentai donc de parler avec elle du dîner que nous avions fait chez les Verdurin. Au moment où elle remettait son manteau, le train venant de quitter Incarville, dernière station avant Parville, elle me dit : « Alors demain, re-Verdurin, vous n'oubliez pas que c'est vous qui venez me prendre. » Je ne pus m'empêcher de répondre assez sèchement : « Oui, à moins que je ne “lâche”, car je commence à trouver cette vie vraiment stupide. En tous cas si nous y allons, pour que mon temps à La Raspelière ne soit pas du temps absolument perdu, il faudra que je pense à demander à Mme Verdurin quelque chose qui pourra m'intéresser beaucoup, être un objet d'études, et me donner du plaisir, car j'en ai vraiment bien peu cette année à Balbec. – Ce n'est pas aimable pour moi, mais je ne vous en veux pas, parce que je sens que vous êtes nerveux. Quel est ce plaisir ? – Que Mme Verdurin me fasse jouer des choses d'un musicien dont elle connaît très bien les oeuvres. Moi aussi j'en connais une, mais il paraît qu'il y en a d'autres et j'aurais besoin de savoir si c'est édité, si cela diffère des premières. – Quel musicien ? – Ma petite chérie, quand je t'aurai dit qu'il s'appelle Vinteuil, en seras-tu beaucoup plus avancée ? » Nous pouvons avoir roulé toutes les idées possibles, la vérité n'y est jamais entrée, et c'est du dehors, quand on s'y attend le moins, qu'elle nous fait son affreuse piqûre et nous blesse pour toujours. « Vous ne savez pas comme vous m'amusez, me répondit Albertine en se levant, car le train allait s'arrêter. Non seulement cela me dit beaucoup plus que vous ne croyez, mais même sans Mme Verdurin je pourrai vous avoir tous les renseignements que vous voudrez. Vous vous rappelez que je vous ai parlé d'une amie plus âgée que moi qui m'a servi de mère, de soeur, avec qui j'ai passé à Trieste mes meilleures années et que d'ailleurs je dois dans quelques semaines retrouver à Cherbourg, d'où nous voyagerons ensemble (c'est un peu baroque, mais vous savez comme j'aime la mer), hé bien ! cette amie (oh ! pas du tout le genre de femmes que vous pourriez croire !), regardez comme c'est extraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille de ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil. Je ne les appelle jamais que mes deux grandes soeurs. Je ne suis pas fâchée de vous montrer que votre petite Albertine pourra vous être utile pour ces choses de musique, où vous dites, du reste avec raison, que je n'entends rien. » À ces mots prononcés comme nous entrions en gare de Parville, si loin de Combray et de Montjouvain, si longtemps après la mort de Vinteuil, une image s'agitait dans mon coeur, une image tenue en réserve pendant tant d'années que, même si j'avais pu deviner en l'emmagasinant jadis qu'elle avait un pouvoir nocif, j'eusse cru qu'à la longue elle l'avait entièrement perdu ; conservée vivante au fond de moi – comme Oreste dont les dieux avaient empêché la mort pour qu'au jour désigné il revînt dans son pays punir le meurtre d'Agamemnon – pour mon supplice, pour mon châtiment peut-être, qui sait ? d'avoir laissé mourir ma grand-mère ; surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle semblait à jamais ensevelie et frappant comme un Vengeur, afin d'inaugurer pour moi une vie terrible, méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire éclater à mes yeux les funestes conséquences que les actes mauvais engendrent indéfiniment, non pas seulement pour ceux qui les ont commis, mais pour ceux qui n'ont fait, qui n'ont cru, que contempler un spectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas ! en cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson, où (comme quand j'avais complaisamment écouté le récit des amours de Swann) j'avais dangereusement laissé s'élargir en moi la voie funeste et destinée à être douloureuse du Savoir. Et dans ce même temps, de ma plus grande douleur j'eus un sentiment presque orgueilleux, presque joyeux, celui d'un homme à qui le choc qu'il aurait reçu aurait fait faire un bond tel qu'il serait parvenu à un point où nul effort n'aurait pu le hisser. Albertine amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du saphisme, c'était auprès de ce que j'avais imaginé dans les plus grands doutes, ce qu'est au petit acoustique de l'Exposition de 1889 dont on espérait à peine qu'il pourrait aller du bout d'une maison à une autre, le téléphone planant sur les rues, les villes, les champs, les mers, reliant les pays. C'était une terra incognita terrible où je venais d'atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s'ouvrait. Et pourtant ce déluge de la réalité qui nous submerge, s'il est énorme auprès de nos timides et infimes suppositions, il était pressenti par elles. C'est sans doute quelque chose comme ce que je venais d'apprendre, c'était quelque chose comme l'amitié d'Albertine et Mlle Vinteuil, quelque chose que mon esprit n'aurait su inventer, mais que j'appréhendais obscurément quand je m'inquiétais tant en voyant Albertine auprès d'Andrée. C'est souvent seulement par manque d'esprit créateur qu'on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité la plus terrible donne en même temps que la souffrance la joie d'une belle découverte, parce qu'elle ne fait que donner une forme neuve et claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter. Le train s'était arrêté à Parville et comme nous étions les seuls voyageurs qu'il y eût dedans, c'était d'une voix amollie par le sentiment de l'inutilité de la tâche, par la même habitude qui la lui faisait pourtant remplir et lui inspirait à la fois l'exactitude et l'indolence, et plus encore par l'envie de dormir, que l'employé cria : « Parville ! » Albertine, placée en face de moi et voyant qu'elle était arrivée à destination, fit quelques pas du fond du wagon où nous étions et ouvrit la portière. Mais ce mouvement qu'elle accomplissait ainsi pour descendre me déchirait intolérablement le coeur comme si, contrairement à la position indépendante de mon corps que à deux pas de lui semblait occuper celui d'Albertine, cette séparation spatiale, qu'un dessinateur véridique eût été obligé de figurer entre nous, n'était qu'une apparence et comme si, pour qui eût voulu, selon la réalité véritable, redessiner les choses, il eût fallu placer maintenant Albertine, non pas à quelque distance de moi, mais en moi. Elle me faisait si mal en s'éloignant que, la rattrapant, je la tirai désespérément par le bras. « Est-ce qu'il serait matériellement impossible, lui demandai-je, que vous veniez coucher ce soir à Balbec ? – Matériellement, non. Mais je tombe de sommeil. – Vous me rendriez un service immense… – Alors soit, quoique je ne comprenne pas ; pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt ? Enfin je reste. » Ma mère dormait quand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située à un autre étage, je rentrai dans la mienne. Je m'assis près de la fenêtre, réprimant mes sanglots pour que ma mère, qui n'était séparée de moi que par une mince cloison, ne m'entendît pas. Je n'avais même pas pensé à fermer les volets, car à un moment, levant les yeux, je vis, en face de moi, dans le ciel, cette même petite lueur d'un rouge éteint qu'on voyait au restaurant de Rivebelle dans une étude qu'Elstir avait faite d'un soleil couché. Je me rappelai l'exaltation que m'avait donnée, quand je l'avais aperçue du chemin de fer le premier jour de mon arrivée à Balbec, cette même image d'un soir qui ne précédait pas la nuit, mais une nouvelle journée. Mais nulle journée maintenant ne serait plus pour moi nouvelle, n'éveillerait plus en moi le désir d'un bonheur inconnu, et prolongerait seulement mes souffrances, jusqu'à ce que je n'eusse plus la force de les supporter. La vérité de ce que Cottard m'avait dit au casino de Parville ne faisait plus doute pour moi. Ce que j'avais redouté, vaguement soupçonné depuis longtemps d'Albertine, ce que mon instinct dégageait de tout son être, et ce que mes raisonnements dirigés par mon désir m'avaient peu à peu fait nier, c'était vrai ! Derrière Albertine je ne voyais plus les montagnes bleues de la mer, mais la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance. Car, jolie comme était Albertine, comment Mlle Vinteuil, avec les goûts qu'elle avait, ne lui eût-elle pas demandé de les satisfaire ? Et la preuve qu'Albertine n'en avait pas été choquée et avait consenti, c'est qu'elles ne s'étaient pas brouillées, mais que leur intimité n'avait pas cessé de grandir. Et ce mouvement gracieux d'Albertine posant son menton sur l'épaule de Rosemonde, la regardant en souriant et lui posant un baiser dans le cou, ce mouvement qui m'avait rappelé Mlle Vinteuil et pour l'interprétation duquel j'avais hésité pourtant à admettre qu'une même ligne tracée par un geste résultât forcément d'un même penchant, qui sait si Albertine ne l'avait pas tout simplement appris de Mlle Vinteuil ?
Peu à peu le ciel éteint s'allumait. Moi qui ne m'étais jusqu'ici jamais éveillé sans sourire aux choses les plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre du vent, je sentis que le jour qui allait se lever dans un instant, et tous les jours qui viendraient ensuite ne m'apporteraient plus jamais l'espérance d'un bonheur inconnu, mais le prolongement de mon martyre. Je tenais encore à la vie ; je savais que je n'avais plus rien que de cruel à en attendre. Je courus à l'ascenseur, malgré l'heure indue, sonner le lift qui faisait fonction de veilleur de nuit et je lui demandai d'aller à la chambre d'Albertine, lui dire que j'avais quelque chose d'important à lui communiquer, si elle pourrait me recevoir. « Mademoiselle aime mieux que ce soit elle qui vienne, vint-il me répondre. Elle sera ici dans un instant. » Et bientôt en effet, Albertine entra en robe de chambre. « Albertine », lui dis-je très bas et en lui recommandant de ne pas élever la voix pour ne pas éveiller ma mère, de qui nous n'étions séparés que par cette cloison dont la minceur aujourd'hui importune et qui forçait à chuchoter, ressemblait jadis, quand s'y peignaient si bien les intentions de ma grand-mère, à une sorte de diaphanéité musicale, « je suis honteux de vous déranger. Voici. Pour que vous compreniez, il faut que je vous dise une chose que vous ne savez pas. Quand je suis venu ici, j'ai quitté une femme que j'ai dû épouser, qui était prête à tout abandonner pour moi. Elle devait partir en voyage ce matin et depuis une semaine, tous les jours je me demandais si j'aurais le courage de ne pas lui télégraphier que je revenais. J'ai eu ce courage, mais j'étais si malheureux que j'ai cru que je me tuerais. C'est pour cela que je vous ai demandé hier soir si vous ne pourriez pas venir coucher à Balbec. Si j'avais dû mourir, j'aurais aimé vous dire adieu. » Et je donnai libre cours aux larmes que ma fiction rendait naturelles. « Mon pauvre petit, si j'avais su, j'aurais passé la nuit auprès de vous », s'écria Albertine, à l'esprit de qui l'idée que j'épouserais peut-être cette femme et que l'occasion de faire, elle, un « beau mariage » s'évanouissait, ne vint même pas, tant elle était sincèrement émue d'un chagrin dont je pouvais lui cacher la cause, mais non la réalité et la force. « Du reste, me dit-elle, hier pendant tout le trajet depuis La Raspelière, j'avais bien senti que vous étiez nerveux et triste, je craignais quelque chose. » En réalité, mon chagrin n'avait commencé qu'à Parville, et la nervosité bien différente mais qu'heureusement Albertine confondait avec lui, venait de l'ennui de vivre encore quelques jours avec elle. Elle ajouta : « Je ne vous quitte plus, je vais rester tout le temps ici. » Elle m'offrait justement – et elle seule pouvait me l'offrir – l'unique remède contre le poison qui me brûlait, homogène à lui d'ailleurs ; l'un doux, l'autre cruel, tous deux étaient également dérivés d'Albertine. En ce moment Albertine – mon mal – se relâchant de me causer des souffrances, me laissait – elle, Albertine remède – attendri comme un convalescent. Mais je pensais qu'elle allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour Trieste. Ses habitudes d'autrefois allaient renaître. Ce que je voulais avant tout, c'était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher de l'emmener à Paris. Certes de Paris, plus facilement encore que de Balbec, elle pourrait, si elle le voulait, aller à Trieste, mais à Paris nous verrions ; peut-être je pourrais demander à Mme de Guermantes d'agir indirectement sur l'amie de Mlle Vinteuil pour qu'elle ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez le prince de *** que j'avais rencontré chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, les empêcher de se joindre. Certes j'aurais pu me dire qu'à Paris, si Albertine avait ces goûts, elle trouverait bien d'autres personnes avec qui les assouvir. Mais chaque mouvement de jalousie est particulier et porte la marque de la créature – pour cette fois-ci l'amie de Mlle Vinteuil – qui l'a suscité. C'était l'amie de Mlle Vinteuil qui restait ma grande préoccupation. La passion mystérieuse avec laquelle j'avais pensé autrefois à l'Autriche parce que c'était le pays d'où venait Albertine (son oncle y avait été conseiller d'ambassade), que sa singularité géographique, la race qui l'habitait, ses monuments, ses paysages, je pouvais les considérer comme dans un atlas, comme dans un recueil de vues, dans le sourire, dans les manières d'Albertine, cette passion mystérieuse, je l'éprouvais encore mais par une interversion de signes, dans le domaine de l'horreur. Oui, c'était de là qu'Albertine venait. C'était là que dans chaque maison, elle était sûre de retrouver, soit l'amie de Mlle Vinteuil, soit d'autres. Les habitudes d'enfance allaient renaître, on se réunirait dans trois mois pour la Noël, puis le 1er janvier, dates qui m'étaient déjà tristes en elles-mêmes, de par le souvenir inconscient du chagrin que j'y avais ressenti quand, autrefois, elles me séparaient, tout le temps des vacances du jour de l'an, de Gilberte. Après les longs dîners, après les réveillons, quand tout le monde serait joyeux, animé, Albertine allait avoir, avec ses amies de là-bas, ces mêmes poses que je lui avais vu prendre avec Andrée, alors que l'amitié d'Albertine pour elle était innocente, qui sait ? peut-être celles qui avaient rapproché devant moi Mlle Vinteuil poursuivie par son amie, à Montjouvain. À Mlle Vinteuil maintenant, tandis que son amie la chatouillait avant de s'abattre sur elle, je donnais le visage enflammé d'Albertine, d'Albertine que j'entendis lancer en s'enfuyant, puis en s'abandonnant, son rire étrange et profond. Qu'était à côté de la souffrance que je ressentais, la jalousie que j'avais pu éprouver le jour où Saint-Loup avait rencontré Albertine avec moi à Doncières et où elle lui avait fait des agaceries ? celle aussi que j'avais éprouvée en repensant à l'initiateur inconnu auquel j'avais pu devoir les premiers baisers qu'elle m'avait donnés à Paris, le jour où j'attendais la lettre de Mlle de Stermaria ? Cette autre jalousie, provoquée par Saint-Loup, par un jeune homme quelconque, n'était rien. J'aurais pu dans ce cas craindre tout au plus un rival sur lequel j'eusse essayé de l'emporter. Mais ici le rival n'était pas semblable à moi, ses armes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement. Dans bien des moments de notre vie nous troquerions tout l'avenir contre un pouvoir en soi-même insignifiant. J'aurais jadis renoncé à tous les avantages de la vie pour connaître Mme Blatin, parce qu'elle était une amie de Mme Swann. Aujourd'hui, pour qu'Albertine n'allât pas à Trieste, j'aurais supporté toutes les souffrances et si c'eût été insuffisant, je lui en aurais infligé, je l'aurais isolée, enfermée, je lui eusse pris le peu d'argent qu'elle avait pour que le dénuement l'empêchât matériellement de faire le voyage. Comme jadis, quand je voulais aller à Balbec, ce qui me poussait à partir c'était le désir d'une église persane, d'une tempête à l'aube, ce qui maintenant me déchirait le coeur en pensant qu'Albertine irait peut-être à Trieste, c'était qu'elle y passerait la nuit de Noël avec l'amie de Mlle Vinteuil : car l'imagination, quand elle change de nature et se mue en sensibilité, ne dispose pas pour cela d'un nombre plus grand d'images simultanées. On m'aurait dit qu'elle ne se trouvait pas en ce moment à Cherbourg ou à Trieste, qu'elle ne pourrait pas voir Albertine, comme j'aurais pleuré de douceur et de joie ! Comme ma vie et son avenir eussent changé ! Et pourtant je savais bien que cette localisation de ma jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d'autres. D'ailleurs peut-être même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient pu la voir ailleurs, n'auraient pas tant torturé mon coeur. C'était de Trieste, de ce monde inconnu où je sentais que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours d'enfance, que s'exhalait cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu'à ma chambre de Combray, de la salle à manger où j'entendais causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, maman qui ne viendrait pas me dire bonsoir ; comme celle qui avait rempli pour Swann les maisons où Odette allait chercher en soirée d'inconcevables joies. Ce n'était plus comme vers un pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés, les carillons tristes, que je pensais maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite que j'aurais voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel. Cette ville était enfoncée dans mon coeur comme une pointe permanente. Laisser partir bientôt Albertine pour Cherbourg et Trieste me faisait horreur ; et même rester à Balbec. Car maintenant que la révélation de l'intimité de mon amie avec Mlle Vinteuil me donnait une quasi-certitude, il me semblait que dans tous les moments où Albertine n'était pas avec moi (et il y avait des jours entiers où à cause de sa tante je ne pouvais pas la voir), elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d'autres. L'idée que ce soir même elle pourrait voir les cousines de Bloch me rendait fou. Aussi, après qu'elle m'eut dit que pendant quelques jours elle ne me quitterait pas, je lui répondis : « Mais c'est que je voudrais partir pour Paris. Ne partiriez-vous pas avec moi ? Et ne voudriez-vous pas venir habiter un peu avec nous à Paris ? » À tout prix il fallait l'empêcher d'être seule, au moins quelques jours, la garder près de moi pour être sûr qu'elle ne pût voir l'amie de Mlle Vinteuil. Ce serait en réalité habiter seule avec moi, car ma mère profitant d'un voyage d'inspection qu'allait faire mon père, s'était prescrit comme un devoir d'obéir à une volonté de ma grand-mère qui désirait qu'elle allât quelques jours à Combray auprès d'une de ses soeurs. Maman n'aimait pas sa tante parce qu'elle n'avait pas été pour grand-mère, si tendre pour elle, la soeur qu'elle aurait dû. Ainsi, devenus grands, les enfants se rappellent avec rancune ceux qui ont été mauvais pour eux. Mais maman devenue comme ma grand-mère, elle incapable de rancune, la vie de sa mère était pour elle comme une pure et innocente enfance où elle allait puiser ces souvenirs dont la douceur ou l'amertume réglait ses actions avec les uns et les autres. Ma tante aurait pu fournir à maman certains détails inestimables, mais maintenant elle les aurait difficilement, sa tante était tombée très malade (on disait d'un cancer), et elle se reprochait de ne pas être allée plus tôt, pour tenir compagnie à mon père, n'y trouvait qu'une raison de plus de faire ce que sa mère aurait fait ; et comme elle allait à l'anniversaire du père de ma grand-mère, lequel avait été si mauvais père, porter sur sa tombe des fleurs que ma grand-mère avait l'habitude d'y porter, ainsi, auprès de la tombe qui allait s'entrouvrir, ma mère voulait-elle apporter les doux entretiens que ma tante n'était pas venue offrir à ma grand-mère. Pendant qu'elle serait à Combray, ma mère s'occuperait de certains travaux que ma grand-mère avait toujours désirés, mais seulement s'ils étaient exécutés sous la surveillance de sa fille. Aussi n'avaient-ils pas encore été commencés, maman ne voulant pas, en quittant Paris avant mon père, lui faire trop sentir le poids d'un deuil auquel il s'associait, mais qui ne pouvait pas l'affliger autant qu'elle. « Ah ! ça ne serait pas possible en ce moment, me répondit Albertine. D'ailleurs quel besoin avez-vous de rentrer si vite à Paris, puisque cette dame est partie ? – Parce que je serai plus calme dans un endroit où je l'ai connue, plutôt qu'à Balbec qu'elle n'a jamais vu et que j'ai pris en horreur. » Albertine a-t-elle compris plus tard que cette autre femme n'existait pas, et que si cette nuit-là j'avais vraiment voulu mourir, c'est parce qu'elle m'avait étourdiment révélé qu'elle était liée avec l'amie de Mlle Vinteuil ? C'est possible. Il y a des moments où cela me paraît probable. En tous cas, ce matin-là, elle crut à l'existence de cette femme. « Mais vous devriez épouser cette dame, me dit-elle, mon petit, vous seriez heureux, et elle sûrement aussi serait heureuse. » Je lui répondis que l'idée que je pourrais rendre cette femme heureuse avait en effet failli me décider ; dernièrement, quand j'avais fait un gros héritage qui me permettrait de donner beaucoup de luxe, de plaisirs à ma femme, j'avais été sur le point d'accepter le sacrifice de celle que j'aimais. Grisé par la reconnaissance que m'inspirait la gentillesse d'Albertine si près de la souffrance atroce qu'elle m'avait causée, de même qu'on promettrait volontiers une fortune au garçon de café qui vous verse un sixième verre d'eau-de-vie, je lui dis que ma femme aurait une auto, un yacht ; qu'à ce point de vue, puisque Albertine aimait tant faire de l'auto et du yachting, il était malheureux qu'elle ne fût pas celle que j'aimasse ; que j'eusse été le mari parfait pour elle, mais qu'on verrait, qu'on pourrait peut-être se voir agréablement. Malgré tout, comme dans l'ivresse même on se retient d'interpeller les passants par peur des coups, je me retins de l'imprudence que j'eusse commise du temps de Gilberte, en lui disant que c'était elle, Albertine, que j'aimais. « Vous voyez, j'ai failli l'épouser. Mais je n'ai pas osé le faire pourtant, je n'aurais pas voulu faire vivre une jeune femme auprès de quelqu'un de si souffrant et de si ennuyeux. – Mais vous êtes fou, tout le monde voudrait vivre auprès de vous, regardez comme tout le monde vous recherche. On ne parle que de vous chez Mme Verdurin, et dans le plus grand monde aussi, on me l'a dit. Elle n'a donc pas été gentille avec vous, cette dame, pour vous donner cette impression de doute sur vous-même ? Je vois ce que c'est, c'est une méchante, je la déteste, ah ! si j'avais été à sa place… – Mais non, elle est très gentille, trop gentille. Quant aux Verdurin et au reste, je m'en moque bien. En dehors de celle que j'aime et à laquelle du reste j'ai renoncé, je ne tiens qu'à ma petite Albertine, il n'y a qu'elle, en me voyant beaucoup – du moins les premiers jours, ajoutais-je pour ne pas l'effrayer et pouvoir demander beaucoup ces jours-là – qui pourra un peu me consoler. » Je ne fis que vaguement allusion à une possibilité de mariage, tout en disant que c'était irréalisable parce que nos caractères ne concorderaient pas. Malgré moi, toujours poursuivi dans ma jalousie par le souvenir des relations de Saint-Loup avec « Rachel quand du Seigneur » et de Swann avec Odette, j'étais trop porté à croire que du moment que j'aimais, je ne pouvais pas être aimé et que l'intérêt seul pouvait attacher à moi une femme. Sans doute c'était une folie de juger Albertine d'après Odette et Rachel. Mais ce n'était pas elle, c'était moi ; c'étaient les sentiments que je pouvais inspirer que ma jalousie me faisait trop sous-estimer. Et de ce jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute bien des malheurs qui allaient fondre sur nous. « Alors, vous refusez mon invitation pour Paris ? – Ma tante ne voudrait pas que je parte en ce moment. D'ailleurs, même si plus tard je peux, est-ce que cela n'aurait pas l'air drôle que je descende ainsi chez vous ? À Paris on saura bien que je ne suis pas votre cousine. – Hé bien ! nous dirons que nous sommes un peu fiancés. Qu'est-ce que cela fait, puisque vous savez que cela n'est pas vrai ? » Le cou d'Albertine, qui sortait tout entier de sa chemise, était puissant, doré, à gros grains. Je l'embrassai aussi purement que si j'avais embrassé ma mère pour calmer un chagrin d'enfant que je croyais alors ne pouvoir jamais arracher de mon coeur. Albertine me quitta pour aller s'habiller. D'ailleurs son dévouement fléchissait déjà ; tout à l'heure, elle m'avait dit qu'elle ne me quitterait pas d'une seconde. (Et je sentais bien que sa résolution ne durerait pas puisque je craignais, si nous restions à Balbec, qu'elle vît ce soir même, sans moi, les cousines de Bloch.) Or elle venait maintenant de me dire qu'elle voulait passer à Maineville et qu'elle reviendrait me voir dans l'après-midi. Elle n'était pas rentrée la veille au soir, il pouvait y avoir des lettres pour elle, de plus sa tante pouvait être inquiète. J'avais répondu : « Si ce n'est que pour cela, on peut envoyer le lift dire à votre tante que vous êtes ici et chercher vos lettres. » Et désireuse de se montrer gentille mais contrariée d'être asservie, elle avait plissé le front puis, tout de suite, très gentiment, dit : « C'est cela », et elle avait envoyé le lift. Albertine ne m'avait pas quitté depuis un moment que le lift vint frapper légèrement. Je ne m'attendais pas à ce que pendant que je causais avec Albertine, il eût eu le temps d'aller à Maineville et d'en revenir. Il venait me dire qu'Albertine avait écrit un mot à sa tante et qu'elle pouvait, si je voulais, venir à Paris le jour même. Elle avait du reste eu tort de lui donner la commission de vive voix, car déjà, malgré l'heure matinale, le directeur était au courant et, affolé, venait me demander si j'étais mécontent de quelque chose, si vraiment je partais, si je ne pourrais pas attendre au moins quelques jours, le vent étant aujourd'hui assez craintif (à craindre). Je ne voulais pas lui expliquer que je voulais à tout prix qu'Albertine ne fût plus à Balbec à l'heure où les cousines de Bloch faisaient leur promenade, surtout Andrée, qui seule eût pu la protéger, n'étant pas là, et que Balbec était comme ces endroits où un malade qui n'y respire plus est décidé, dût-il mourir en route, à ne pas passer la nuit suivante. Du reste, j'allais avoir à lutter contre des prières du même genre dans l'hôtel d'abord, où Marie Gineste et Céleste Albaret avaient les yeux rouges. (Marie, du reste, faisait entendre le sanglot pressé d'un torrent ; Céleste, plus molle, lui recommandait le calme ; mais Marie ayant murmuré les seuls vers qu'elle connût : Ici-bas tous les lilas meurent, Céleste ne put se retenir et une nappe de larmes s'épandit sur sa figure couleur de lilas ; je pense du reste qu'elles m'oublièrent dès le soir même.) Ensuite, dans le petit chemin de fer d'intérêt local, malgré toutes mes précautions pour ne pas être vu, je rencontrai M. de Cambremer qui, à la vue de mes malles, blêmit, car il comptait sur moi pour le surlendemain ; il m'exaspéra en voulant me persuader que mes étouffements tenaient au changement de temps et qu'octobre serait excellent pour eux, et il me demanda si, en tous cas, je ne pourrais pas « remettre mon départ à huitaine », expression dont la bêtise ne me mit peut-être en fureur que parce que ce qu'il me proposait me faisait mal. Et tandis qu'il me parlait dans le wagon, à chaque station je craignais de voir apparaître, plus terrible qu'Herimbald ou Guiscard, M. de Crécy implorant d'être invité, ou plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant à m'inviter. Mais cela ne devait arriver que dans quelques heures. Je n'en étais pas encore là. Je n'avais à faire face qu'aux plaintes désespérées du directeur. Je l'éconduisis, car je craignais que tout en chuchotant il ne finît par éveiller maman. Je restai seul dans la chambre, cette même chambre trop haute de plafond où j'avais été si malheureux à la première arrivée, où j'avais pensé avec tant de tendresse à Mlle de Stermaria, guetté le passage d'Albertine et de ses amies comme d'oiseaux migrateurs arrêtés sur la plage, où je l'avais possédée avec tant d'indifférence quand je l'avais fait chercher par le lift, où j'avais connu la bonté de ma grand-mère, puis appris qu'elle était morte ; ces volets au pied desquels tombait la lumière du matin, je les avais ouverts la première fois pour apercevoir les premiers contreforts de la mer (ces volets qu'Albertine me faisait fermer pour qu'on ne nous vît pas nous embrasser). Je prenais mieux conscience de mes propres transformations en les confrontant à l'identité des choses. On s'habitue pourtant à elles comme aux personnes et quand, tout d'un coup, on se rappelle la signification différente qu'elles comportèrent, puis quand elles eurent perdu toute signification, les événements bien différents de ceux d'aujourd'hui qu'elles encadrèrent, la diversité des actes joués sous le même plafond, entre les mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le coeur et dans la vie que cette diversité implique, semble encore accru par la permanence immuable du décor, renforcé par l'unité du lieu.
Deux ou trois fois, pendant un instant, j'eus l'idée que le monde où étaient cette chambre et ces bibliothèques, et dans lequel Albertine était si peu de chose, était peut-être un monde intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin, quelque chose comme celui que donne la lecture d'un roman et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable et permanent et se prolongeant dans sa vie ; qu'il suffirait peut-être d'un petit mouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y rentrer en dépassant ma douleur comme un cerceau de papier qu'on crève, et ne plus me soucier davantage de ce qu'avait fait Albertine que nous ne nous soucions des actions de l'héroïne imaginaire d'un roman après que nous en avons fini la lecture. Au reste, les maîtresses que j'ai le plus aimées n'ont coïncidé jamais avec mon amour pour elles. Cet amour était vrai, puisque je subordonnais toutes choses à les voir, à les garder pour moi seul, puisque je sanglotais si, un soir, je les avais attendues. Mais elles avaient plutôt la propriété d'éveiller cet amour, de le porter à son paroxysme, qu'elles n'en étaient l'image. Quand je les voyais, quand je les entendais, je ne trouvais rien en elles qui ressemblât à mon amour et pût l'expliquer. Pourtant ma seule joie était de les voir, ma seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu'une vertu n'ayant aucun rapport avec elles leur avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur moi d'exciter mon amour, c'est-à-dire de diriger toutes mes actions et de causer toutes mes souffrances. Mais de cela la beauté, ou l'intelligence, ou la bonté de ces femmes étaient entièrement distinctes. Comme par un courant électrique qui vous meut, j'ai été secoué par mes amours, je les ai vécus, je les ai sentis : jamais je n'ai pu arriver à les voir ou à les penser. J'incline même à croire que dans ces amours (je mets de côté le plaisir physique qui les accompagne d'ailleurs habituellement, mais ne suffit pas à les constituer), sous l'apparence de la femme, c'est à ces forces invisibles dont elle est accessoirement accompagnée que nous nous adressons comme à d'obscures divinités. C'est elles dont la bienveillance nous est nécessaire, dont nous recherchons le contact sans y trouver de plaisir positif. Avec ces déesses, la femme durant le rendez-vous nous met en rapport et ne fait guère plus. Nous avons, comme des offrandes, promis des bijoux, des voyages, prononcé des formules qui signifient que nous adorons, et des formules contraires qui signifient que nous sommes indifférents. Nous avons disposé de tout notre pouvoir pour obtenir un nouveau rendez-vous, mais qui soit accordé sans ennui. Or, est-ce pour la femme elle-même, si elle n'était pas complétée de ces forces occultes, que nous prendrions tant de peine, alors que quand elle est partie nous ne saurions dire comment elle était habillée et que nous nous apercevons que nous ne l'avons même pas regardée ?
Comme la vue est un sens trompeur ! Un corps humain, même aimé comme était celui d'Albertine, nous semble, à quelques mètres, à quelques centimètres, distant de nous. Et l'âme qui est à lui de même. Seulement, que quelque chose change violemment la place de cette âme par rapport à nous, nous montre qu'elle aime d'autres êtres et pas nous, alors aux battements de notre coeur disloqué, nous sentons que c'est, non pas à quelques pas de nous, mais en nous, qu'était la créature chérie. En nous, dans des régions plus ou moins superficielles. Mais les mots : « Cette amie, c'est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame, que j'eusse été incapable de trouver moi-même, qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de mon coeur déchiré. Et la porte qui s'était refermée sur elle, j'aurais pu chercher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la rouvrir.
Ces mots, j'avais cessé de les entendre un instant pendant qu'Albertine était auprès de moi tout à l'heure. En l'embrassant comme j'embrassais ma mère à Combray pour calmer mon angoisse, je croyais presque à l'innocence d'Albertine ou du moins je ne pensais pas avec continuité à la découverte que j'avais faite de son vice. Mais maintenant que j'étais seul, les mots retentissaient à nouveau comme ces bruits intérieurs de l'oreille qu'on entend dès que quelqu'un cesse de vous parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour moi. La lumière du soleil qui allait se lever, en modifiant les choses autour de moi me fit prendre à nouveau, comme en me déplaçant un instant par rapport à elle, conscience plus cruelle encore de ma souffrance. Je n'avais jamais vu commencer une matinée si belle ni si douloureuse. En pensant à tous les paysages indifférents qui allaient s'illuminer et qui la veille encore ne m'eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans un geste d'offertoire mécaniquement accompli et qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que j'allais avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu'à la fin de ma vie, renouvellement solennellement célébré à chaque aurore de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie, l'oeuf d'or du soleil, comme propulsé par la rupture d'équilibre qu'amènerait au moment de la coagulation un changement de densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva d'un bond le rideau derrière lequel on le sentait depuis un moment frémissant et prêt à entrer en scène et à s'élancer, et dont il effaça sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse et figée. Je m'entendis moi-même pleurer. Mais à ce moment, contre toute attente la porte s'ouvrit, et le coeur battant, il me sembla voir ma grand-mère devant moi, comme en une de ces apparitions que j'avais déjà eues, mais seulement en dormant. Tout cela n'était-il donc qu'un rêve ? Hélas ! j'étais bien éveillé. « Tu trouves que je ressemble à ta pauvre grand-mère », me dit maman – car c'était elle – avec douceur, comme pour calmer mon effroi, avouant du reste cette ressemblance, avec un beau sourire de fierté modeste qui n'avait jamais connu la coquetterie. Ses cheveux en désordre où les mèches grises n'étaient point cachées et serpentaient autour de ses yeux inquiets, de ses joues vieillies, la robe de chambre même de ma grand-mère qu'elle portait, tout m'avait pendant une seconde empêché de la reconnaître et fait hésiter si je dormais ou si ma grand-mère était ressuscitée. Depuis longtemps déjà ma mère ressemblait à ma grand-mère bien plus qu'à la jeune et rieuse maman qu'avait connue mon enfance. Mais je n'y avais plus songé. Ainsi quand on est resté longtemps à lire, distrait, on ne s'est pas aperçu que passait l'heure et tout d'un coup, on voit autour de soi le soleil inévitablement entraîné à passer par les mêmes phases, rappeler à s'y méprendre le soleil qu'il y avait la veille à la même heure, et éveiller autour de lui les mêmes harmonies, les mêmes correspondances qui préparent le couchant. Ce fut en souriant que ma mère me signala à moi-même mon erreur, car il lui était doux d'avoir avec sa mère une telle ressemblance. « Je suis venue, me dit ma mère, parce qu'en dormant il me semblait entendre quelqu'un qui pleurait. Cela m'a réveillée. Mais comment se fait-il que tu ne sois pas couché ? Et tu as les yeux pleins de larmes. Qu'y a-t-il ? » Je pris sa tête dans mes bras : « Maman, voilà, j'ai peur que tu me croies bien changeant. Mais d'abord, hier je ne t'ai pas parlé très gentiment d'Albertine ; ce que je t'ai dit était injuste. – Mais qu'est-ce que cela peut faire ? » me dit ma mère, et apercevant le soleil levant, elle sourit tristement en pensant à sa mère, et pour que je ne perdisse pas le fruit d'un spectacle que ma grand-mère regrettait que je ne contemplasse jamais, elle me montra la fenêtre. Mais derrière la plage de Balbec, la mer, le lever du soleil, que maman me montrait, je voyais, avec des mouvements de désespoir qui ne lui échappaient pas, la chambre de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place de l'amie de Mlle Vinteuil et disait avec des éclats de son rire voluptueux : « Hé bien ! si on nous voit, ce n'en sera que meilleur. Moi ! je n'oserais pas cracher sur ce vieux singe ? » C'est cette scène que je voyais derrière celle qui s'étendait dans la fenêtre et qui n'était sur l'autre qu'un voile morne, superposé comme un reflet. Elle semblait elle-même en effet presque irréelle, comme une vue peinte. En face de nous, à la saillie de la falaise de Parville, le petit bois où nous avions joué au furet inclinait en pente jusqu'à la mer, sous le vernis encore tout doré de l'eau, le tableau de ses feuillages, comme à l'heure où souvent à la fin du jour, quand j'étais allé y faire une sieste avec Albertine, nous nous étions levés en voyant le soleil descendre. Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l'aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leur voile et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir : scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du couchant, qui ne reposait pas, comme le soir, sur la suite des heures du jour que j'avais l'habitude de voir le précéder, déliée, interpolée, plus inconsistante encore que l'image horrible de Montjouvain qu'elle ne parvenait pas à annuler, à couvrir, à cacher – poétique et vaine image du souvenir et du songe. « Mais voyons, me dit ma mère, tu ne m'as dit aucun mal d'elle, tu m'as dit qu'elle t'ennuyait un peu, que tu étais content d'avoir renoncé à l'idée de l'épouser. Ce n'est pas une raison pour pleurer comme cela. Pense que ta maman part aujourd'hui et va être désolée de laisser son grand loup dans cet état-là. D'autant plus, pauvre petit, que je n'ai guère le temps de te consoler. Car mes affaires ont beau être prêtes, on n'a pas trop de temps un jour de départ. – Ce n'est pas cela. » Et alors, calculant l'avenir, pesant bien ma volonté, comprenant qu'une telle tendresse d'Albertine pour l'amie de Mlle Vinteuil et pendant si longtemps, n'avait pu être innocente, qu'Albertine avait été initiée, et autant que tous ses gestes me le montraient, était d'ailleurs née avec la prédisposition du vice que mes inquiétudes n'avaient que trop de fois pressenti, auquel elle n'avait jamais dû cesser de se livrer (auquel elle se livrait peut-être en ce moment, profitant d'un instant où je n'étais pas là), je dis à ma mère, sachant la peine que je lui faisais, qu'elle ne me montra pas et qui se trahit seulement chez elle par cet air de sérieuse préoccupation qu'elle avait quand elle comparait la gravité de me faire du chagrin ou de me faire du mal, cet air qu'elle avait eu à Combray pour la première fois quand elle s'était résignée à passer la nuit auprès de moi, cet air qui en ce moment ressemblait extraordinairement à celui de ma grand-mère me permettant de boire du cognac, je dis à ma mère : « Je sais la peine que je vais te faire. D'abord au lieu de rester ici comme tu le voulais, je vais partir en même temps que toi. Mais cela n'est encore rien. Je me porte mal ici, j'aime mieux rentrer. Mais écoute-moi, n'aie pas trop de chagrin. Voici. Je me suis trompé, je t'ai trompée de bonne foi hier, j'ai réfléchi toute la nuit. Il faut absolument, et décidons-le tout de suite, parce que je me rends bien compte maintenant, parce que je ne changerai plus, et que je ne pourrais pas vivre sans cela, il faut absolument que j'épouse Albertine. »
Marcel Proust
A la recherche du temps perdu
5. La Prisonnière
Chapitre premier
Vie en commun avec Albertine.
Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur et avant d'avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu'il faisait. Les premiers bruits de la rue me l'avaient appris, selon qu'ils me parvenaient amortis et déviés par l'humidité ou vibrants comme des flèches dans l'aire résonnante et vide d'un matin spacieux, glacial et pur ; dès le roulement du premier tramway, j'avais entendu s'il était morfondu dans la pluie ou en partance pour l'azur. Et peut-être ces bruits avaient-ils été devancés eux-mêmes par quelque émanation plus rapide et plus pénétrante qui, glissée au travers de mon sommeil, y répandait une tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, à certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques à la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi, qui encore endormi commençais à sourire et dont les paupières closes se préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en musique. Ce fut du reste surtout de ma chambre que je perçus la vie extérieure pendant cette période. Je sais que Bloch raconta que, quand il venait me voir le soir, il entendait un bruit d'une conversation ; comme ma mère était à Combray et qu'il ne trouvait jamais personne dans ma chambre, il conclut que je parlais tout seul. Quand, beaucoup plus tard, il apprit qu'Albertine habitait alors avec moi, comprenant que je l'avais cachée à tout le monde, il déclara qu'il voyait enfin la raison pour laquelle, à cette époque de ma vie, je ne voulais jamais sortir. Il se trompa. Il était d'ailleurs fort excusable car la réalité, même si elle est nécessaire, n'est pas complètement prévisible, ceux qui apprennent sur la vie d'un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l'explication de choses qui précisément n'ont aucun rapport avec lui.
Quand je pense maintenant que mon amie était venue à notre retour de Balbec habiter à Paris sous le même toit que moi, qu'elle avait renoncé à l'idée d'aller faire une croisière, qu'elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisseries de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d'elle ont fini par conférer une sorte de douceur morale, ce que j'évoque aussitôt par comparaison, ce n'est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier, par une faveur qui ne guérissait en somme qu'un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous délivrer contre une souffrance qui paraissait inévitable, le fait dans des conditions différentes, opposées parfois jusqu'au point qu'il y a presque sacrilège apparent à constater l'identité de la grâce octroyée !
Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma chambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne se gênait pas pour faire un peu de bruit en se baignant, dans son cabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu d'attendre une heure plus tardive, j'allais dans une salle de bains contiguë à la sienne et qui était agréable. Jadis un directeur de théâtre dépensait des centaines de mille francs pour consteller de vraies émeraudes le trône où la diva jouait un rôle d'impératrice. Les Ballets russes nous ont appris que de simples jeux de lumières prodiguent, dirigés là où il faut, des joyaux aussi somptueux et plus variés. Cette décoration déjà plus immaterielle n'est pas si gracieuse pourtant que celle par quoi à huit heures du matin le soleil remplace celle que nous avions l'habitude d'y voir quand nous ne nous levions qu'à midi. Les fenêtres de nos deux salles de bains, pour qu'on ne pût nous voir du dehors, n'étaient pas lisses, mais toutes froncées d'un givre artificiel et démodé. Le soleil tout à coup jaunissait cette mousseline de verre, la dorait et, découvrant doucement en moi un jeune homme plus ancien qu'avait caché longtemps l'habitude, me grisait de souvenirs, comme si j'eusse été en pleine nature devant des feuillages dorés où ne manquait même pas la présence d'un oiseau. Car j'entendais Albertine siffler sans trêve :
Les douleurs sont des folles,
Et qui les écoute est encor plus fou.
Je l'aimais trop pour ne pas joyeusement sourire de son mauvais goût musical. Cette chanson, du reste, avait ravi l'été passé Mme Bontemps, laquelle entendit dire bientôt que c'était une ineptie, de sorte qu'au lieu de demander à Albertine de la chanter quand elle avait du monde, elle y substitua :
Une chanson d'adieu sort des sources troublées,
qui devint à son tour « une vieille rengaine de Massenet dont la petite nous rabat les oreilles ».
Une nuée passait, elle éclipsait le soleil, je voyais s'éteindre et rentrer dans une grisaille le pudique et feuillu rideau de verre.
Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette (celui d'Albertine, tout pareil, était une salle de bains que maman, en ayant une autre dans la partie opposée de l'appartement, n'avait jamais utilisée pour ne pas me faire de bruit) étaient si minces que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nôtre, poursuivant une causerie qu'interrompait seulement le bruit de l'eau, dans cette intimité que permet souvent à l'hôtel l'exiguïté du logement et le rapprochement des pièces, mais qui, à Paris, est si rare.
D'autres fois, je restais couché, rêvant aussi longtemps que je le voulais, car on avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambre avant que j'eusse sonné, ce qui, à cause de la façon incommode dont avait été posée la poire électrique au-dessus de mon lit, demandait si longtemps que souvent, las de chercher à l'atteindre et content d'être seul, je restais quelques instants presque rendormi. Ce n'est pas que je fusse absolument indifférent au séjour d'Albertine chez nous. Sa séparation d'avec ses amies réussissait à épargner à mon coeur de nouvelles souffrances. Elle le maintenait dans un repos, dans une quasi-immobilité qui l'aideraient à guérir. Mais enfin ce calme que me procurait mon amie était apaisement de la souffrance plutôt que joie. Non pas qu'il ne me permît d'en goûter de nombreuses auxquelles la douleur trop vive m'avait fermé, mais ces joies, loin de les devoir à Albertine que d'ailleurs je ne trouvais plus guère jolie et avec laquelle je m'ennuyais, que j'avais la sensation nette de ne pas aimer, je les goûtais au contraire pendant qu'Albertine n'était pas auprès de moi. Aussi, pour commencer la matinée, je ne la faisais pas tout de suite appeler, surtout s'il faisait beau. Pendant quelques instants, et sachant qu'il me rendait plus heureux qu'elle, je restais en tête à tête avec le petit personnage intérieur, salueur chantant du soleil et dont j'ai déjà parlé. De ceux qui composent notre individu, ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont le plus essentiels. En moi, quand la maladie aura fini de les jeter l'un après l'autre par terre, il en restera encore deux ou trois qui auront la vie plus dure que les autres, notamment un certain philosophe qui n'est heureux que quand il a découvert, entre deux oeuvres, entre deux sensations, une partie commune. Mais le dernier de tous, je me suis quelquefois demandé si ce ne serait pas le petit bonhomme fort semblable à un autre que l'opticien de Combray avait placé derrière sa vitrine pour indiquer le temps qu'il faisait et qui, ôtant son capuchon dès qu'il y avait du soleil, le remettait s'il allait pleuvoir. Ce petit bonhomme-là, je connais son égoïsme ; je peux souffrir d'une crise d'étouffements que la venue seule de la pluie calmerait, lui ne s'en soucie pas et aux premières gouttes si impatiemment attendues, perdant sa gaieté, il rabat son capuchon avec mauvaise humeur. En revanche, je crois bien qu'à mon agonie, quand tous mes autres « moi » seront morts, s'il vient à briller un rayon de soleil, tandis que je pousserai mes derniers soupirs, le petit personnage barométrique se sentira bien aise, et ôtera son capuchon pour chanter : « Ah ! enfin, il fait beau. »
Je sonnais Françoise. J'ouvrais Le Figaro. J'y cherchais et constatais que ne s'y trouvait pas un article, ou prétendu tel, que j'avais envoyé à ce journal et qui n'était, un peu arrangée, que la page récemment retrouvée, écrite autrefois dans la voiture du docteur Percepied, en regardant les clochers de Martinville. Puis je lisais la lettre de maman. Elle trouvait bizarre, choquant, qu'une jeune fille habitât seule avec moi. Le premier jour, au moment de quitter Balbec, quand elle m'avait vu si malheureux et s'était inquiétée de me laisser seul, peut-être ma mère avait-elle été heureuse en apprenant qu'Albertine partait avec nous et en voyant que côte à côte avec nos propres malles (les malles auprès de qui j'avais passé la nuit à l'hôtel de Balbec en pleurant) on avait chargé sur le tortillard celles d'Albertine, étroites et noires, qui m'avaient paru avoir la forme de cercueils et dont j'ignorais si elles allaient apporter à la maison la vie ou la mort. Mais je ne me l'étais même pas demandé, étant tout à la joie, dans le matin rayonnant, après l'effroi de rester à Balbec, d'emmener Albertine. Mais à ce projet, si au début ma mère n'avait pas été hostile (parlant gentiment à mon amie comme une maman dont le fils vient d'être gravement blessé, et qui est reconnaissante à la jeune maîtresse qui le soigne avec dévouement), elle l'était devenue depuis qu'il s'était trop complètement réalisé et que le séjour de la jeune fille se prolongeait chez nous, et chez nous en l'absence de mes parents. Cette hostilité, je ne peux pourtant pas dire que ma mère me la manifestât jamais. Comme autrefois, quand elle avait cessé d'oser me reprocher ma nervosité, ma paresse, maintenant elle se faisait un scrupule – que je n'ai peut-être pas tout à fait deviné au moment, ou pas voulu deviner – de risquer, en faisant quelques réserves sur la jeune fille avec laquelle je lui avais dit que j'allais me fiancer, d'assombrir ma vie, de me rendre plus tard moins dévoué pour ma femme, de semer peut-être pour quand elle-même ne serait plus, le remords de l'avoir peinée en épousant Albertine. Maman préférait paraître approuver un choix sur lequel elle avait le sentiment qu'elle ne pourrait pas me faire revenir. Mais tous ceux qui l'ont vue à cette époque m'ont dit qu'à sa douleur d'avoir perdu sa mère, s'ajoutait un air de perpétuelle préoccupation. Cette contention d'esprit, cette discussion intérieure, donnaient à maman une grande chaleur aux tempes et elle ouvrait constamment les fenêtres, pour se rafraîchir. Mais de décision, elle n'arrivait pas à en prendre de peur de m'« influencer » dans un mauvais sens et de gâter ce qu'elle croyait mon bonheur. Elle ne pouvait même pas se résoudre à m'empêcher de garder provisoirement Albertine à la maison. Elle ne voulait pas se montrer plus sévère que Mme Bontemps que cela regardait avant tout et qui ne trouvait pas cela inconvenant, ce qui surprenait beaucoup ma mère. En tous cas elle regrettait d'avoir été obligée de nous laisser tous les deux seuls, en partant juste à ce moment pour Combray où elle pouvait avoir à rester (et en fait resta) de longs mois pendant lesquels ma grand-tante eut sans cesse besoin d'elle jour et nuit. Tout, là-bas, lui fut rendu facile grâce à la bonté, au dévouement de Legrandin qui, ne reculant devant aucune peine, ajourna de semaine en semaine son retour à Paris, sans connaître beaucoup ma tante, simplement d'abord parce qu'elle avait été une amie de sa mère, puis parce qu'il sentit que la malade condamnée aimait ses soins et ne pouvait se passer de lui. Le snobisme est une maladie grave de l'âme, mais localisée et qui ne la gâte pas tout entière. Moi, cependant, au contraire de maman, j'étais fort heureux de son déplacement à Combray, sans lequel j'eusse craint (ne pouvant pas dire à Albertine de la cacher) qu'elle ne découvrît son amitié pour Mlle Vinteuil. C'eût été pour ma mère un obstacle absolu non seulement à un mariage dont elle m'avait d'ailleurs demandé de ne pas parler encore définitivement à mon amie mais dont l'idée m'était de plus en plus intolérable, mais même à ce que celle-ci passât quelque temps à la maison. Sauf une raison si grave et qu'elle ne connaissait pas, maman, par le double effet de l'imitation édifiante et libératrice de ma grand-mère, admiratrice de George Sand et qui faisait consister la vertu dans la noblesse du coeur, et d'autre part de ma propre influence corruptrice, était maintenant indulgente à des femmes pour la conduite de qui elle se fût montrée sévère autrefois, ou même aujourd'hui si elles avaient été de ses amies bourgeoises de Paris ou de Combray, mais dont je lui vantais la grande âme et auxquelles elle pardonnait beaucoup parce qu'elles m'aimaient bien.
Malgré tout et même en dehors de la question convenance, je crois qu'Albertine eût insupporté maman qui avait gardé de Combray, de ma tante Léonie, de toutes ses parentes, des habitudes d'ordre dont mon amie n'avait pas la première notion. Elle n'aurait pas fermé une porte et, en revanche, ne se serait pas plus gênée d'entrer quand une porte était ouverte que ne fait un chien ou un chat. Son charme un peu incommode était ainsi d'être à la maison moins comme une jeune fille que comme une bête domestique qui entre dans une pièce, qui en sort, qui se trouve partout où on ne s'y attend pas et qui venait – c'était pour moi un repos profond – se jeter sur mon lit à côté de moi, s'y faire une place d'où elle ne bougeait plus, sans gêner comme l'eût fait une personne. Pourtant elle finit par se plier à mes heures de sommeil, à ne pas essayer non seulement d'entrer dans ma chambre, mais à ne plus faire de bruit avant que j'eusse sonné. C'est Françoise qui lui imposa ces règles. Elle était de ces domestiques de Combray sachant la valeur de leur maître et que le moins qu'elles peuvent est de lui faire rendre entièrement ce qu'elles jugent qui lui est dû. Quand un visiteur étranger donnait un pourboire à Françoise à partager avec la fille de cuisine, le donateur n'avait pas le temps d'avoir remis sa pièce que Françoise, avec une rapidité, une discrétion et une énergie égales, avait passé la leçon à la fille de cuisine qui venait remercier non pas à demi-mot, mais franchement, hautement, comme Françoise lui avait dit qu'il fallait le faire. Le curé de Combray n'était pas un génie, mais lui aussi savait ce qui se devait. Sous sa direction, la fille de cousins protestants de Mme Sazerat s'était convertie au catholicisme et la famille avait été parfaite pour lui. Il fut question d'un mariage avec un noble de Méséglise. Les parents du jeune homme écrivirent pour prendre des informations une lettre assez dédaigneuse et où l'origine protestante était méprisée. Le curé de Combray répondit d'un tel ton que le noble de Méséglise, courbé et prosterné, écrivit une lettre bien différente, où il sollicitait comme la plus précieuse faveur de s'unir à la jeune fille.
Françoise n'eut pas de mérite à faire respecter mon sommeil par Albertine. Elle était imbue de la tradition. À un silence qu'elle garda, ou à la réponse péremptoire qu'elle fit à une proposition d'entrer chez moi ou de me faire demander quelque chose, qu'avait dû innocemment formuler Albertine, celle-ci comprit avec stupeur qu'elle se trouvait dans un monde étrange, aux coutumes inconnues, réglé par des lois de vivre qu'on ne pouvait songer à enfreindre. Elle avait déjà eu un premier pressentiment de cela à Balbec, mais, à Paris, n'essaya même pas de résister et attendit patiemment chaque matin mon coup de sonnette pour oser faire du bruit.
L'éducation que lui donna Françoise fut salutaire d'ailleurs à notre vieille servante elle-même, en calmant peu à peu les gémissements que depuis le retour de Balbec elle ne cessait de pousser. Car, au moment de monter dans le tram, elle s'était aperçue qu'elle avait oublié de dire adieu à la « gouvernante » de l'hôtel, personne moustachue qui surveillait les étages, connaissait à peine Françoise mais avait été relativement polie pour elle. Françoise voulait absolument faire retour en arrière, descendre du tram, revenir à l'hôtel, faire ses adieux à la gouvernante et ne partir que le lendemain. La sagesse et surtout mon horreur subite de Balbec m'empêchèrent de lui accorder cette grâce, mais elle en avait contracté une mauvaise humeur maladive et fiévreuse que le changement d'air n'avait pas suffi à faire disparaître et qui se prolongeait à Paris. Car, selon le code de Françoise tel qu'il est illustré dans les bas-reliefs de Saint-André-des-Champs, souhaiter la mort d'un ennemi, la lui donner même n'est pas défendu, mais il est horrible de ne pas faire ce qui se doit, de ne pas rendre une politesse, de ne pas faire ses adieux avant de partir, comme une vraie malotrue, à une gouvernante d'étage. Pendant tout le voyage, le souvenir à chaque moment renouvelé qu'elle n'avait pas pris congé de cette femme, avait fait monter aux joues de Françoise un vermillon qui pouvait effrayer. Et si elle refusa de boire et de manger jusqu'à Paris, c'est peut-être parce que ce souvenir lui mettait un « poids » réel « sur l'estomac » (chaque classe sociale a sa pathologie) plus encore que pour nous punir.
Parmi les causes qui faisaient que maman m'envoyait tous les jours une lettre, et une lettre d'où n'était jamais absente quelque citation de Mme de Sévigné, il y avait le souvenir de ma grand-mère. Maman m'écrivait : « Mme Sazerat nous a donné un de ces petits déjeuners dont elle a le secret et qui, comme eût dit ta pauvre grand-mère, citant Mme de Sévigné, nous enlèvent à la solitude sans nous apporter la société. » Dans mes premières réponses, j'eus la bêtise d'écrire à maman : « À ces citations, ta mère te reconnaîtrait tout de suite. » Ce qui me valut, trois jours après, ce mot : « Mon pauvre fils, si c'était pour me parler de ma mère, tu invoques bien mal à propos Mme de Sévigné. Elle t'aurait répondu comme elle fit à Mme de Grignan : “Elle ne vous était donc rien ? Je vous croyais parents.” »
Cependant, j'entendais les pas de mon amie qui sortait de sa chambre ou y rentrait. Je sonnais car c'était l'heure où Andrée allait venir avec le chauffeur, ami de Morel et prêté par les Verdurin, chercher Albertine. J'avais parlé à celle-ci de la possibilité lointaine de nous marier ; mais je ne l'avais jamais fait formellement ; elle-même, par discrétion, quand j'avais dit : « je ne sais pas, mais ce serait peut-être possible », avait secoué la tête avec un mélancolique sourire disant : « mais non, ce ne le serait pas », ce qui signifiait : « je suis trop pauvre ». Et alors, tout en disant : « rien n'est moins sûr » quand il s'agissait de projets d'avenir, présentement je faisais tout pour la distraire, lui rendre la vie agréable, cherchant peut-être aussi, inconsciemment, à lui faire par là désirer de m'épouser. Elle riait elle-même de tout ce luxe. « C'est la mère d'Andrée qui en ferait une tête de me voir devenue une dame riche comme elle, ce qu'elle appelle une dame qui a “chevaux, voitures, tableaux”. Comment ? Je ne vous avais jamais raconté qu'elle disait cela ? Oh ! c'est un type ! Ce qui m'étonne, c'est qu'elle élève les tableaux à la dignité des chevaux et des voitures. »
Car on verra plus tard que, malgré des habitudes de parler stupides qui lui étaient restées, Albertine s'était étonnamment développée, ce qui m'était entièrement égal, les supériorités d'esprit d'une femme m'ayant toujours si peu intéressé que si je les ai fait remarquer à l'une ou à l'autre, cela a été par pure politesse. Seul le curieux génie de Céleste m'eût peut-être plu. Malgré moi, je souriais pendant quelques instants, quand, par exemple, ayant profité de ce qu'elle avait appris qu'Albertine n'était pas là, elle m'abordait par ces mots : « Divinité du ciel déposée sur un lit ! » Je disais : « Mais, voyons, Céleste, pourquoi “divinité du ciel” ? – Oh, si vous croyez que vous avez quelque chose de ceux qui voyagent sur notre vile terre, vous vous trompez bien ! – Mais pourquoi “déposé” sur un lit ? vous voyez bien que je suis couché. – Vous n'êtes jamais couché. A-t-on jamais vu personne couché ainsi ? Vous êtes venu vous poser là. Votre pyjama en ce moment tout blanc, avec vos mouvements de cou, vous donne l'air d'une colombe. »
Albertine, même dans l'ordre des choses bêtes, s'exprimait tout autrement que la petite fille qu'elle était il y avait seulement quelques années, à Balbec. Elle allait jusqu'à déclarer, à propos d'un événement politique qu'elle blâmait : « Je trouve ça formidable », et je ne sais si ce ne fut vers ce temps-là qu'elle apprit à dire, pour signifier qu'elle trouvait un livre mal écrit : « C'est intéressant, mais, par exemple, c'est écrit comme par un cochon. »
La défense d'entrer chez moi, avant que j'eusse sonné, l'amusait beaucoup. Comme elle avait pris notre habitude familiale des citations et utilisait pour elle celles des pièces qu'elle avait jouées au couvent et que je lui avais dit aimer, elle me comparait toujours à Assuérus :
… La mort est le prix de tout audacieux
Qui sans être appelé se présente à ses yeux.
Rien ne met à l'abri de cet ordre fatal.
Ni le rang, ni le sexe, et le crime est égal.
Moi-même…
Je suis à cette loi comme une autre soumise,
Et sans le prévenir il faut pour lui parler
Qu'il me cherche ou du moins qu'il me fasse appeler.
Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux bleus – plus allongés – n'avaient pas gardé la même forme ; ils avaient bien la même couleur, mais semblaient être passés à l'état liquide. Si bien que, quand elle les fermait, c'était comme quand avec des rideaux on empêche de voir la mer. C'est sans doute de cette partie d'elle-même que je me souvenais surtout, chaque nuit en la quittant. Car par exemple, tout au contraire, chaque matin, le crespelage de ses cheveux me causa longtemps la même surprise comme une chose nouvelle, que je n'aurais jamais vue. Et pourtant, au-dessus du regard souriant d'une jeune fille, qu'y a-t-il de plus beau que cette couronne bouclée de violettes noires ? Le sourire propose plus d'amitié ; mais les petits crochets vernis des cheveux en fleurs, plus parents de la chair dont ils semblent la transposition en vaguelettes, attrapent davantage le désir.
À peine entrée dans ma chambre, elle sautait sur le lit et quelquefois définissait mon genre d'intelligence, jurait dans un transport sincère qu'elle aimerait mieux mourir que me quitter : c'était les jours où je m'étais rasé avant de la faire venir. Elle était de ces femmes qui ne savent pas démêler la raison de ce qu'elles ressentent. Le plaisir que leur cause un teint frais, elles l'expliquent par les qualités morales de celui qui leur semble pour leur avenir présenter un bonheur, capable du reste de décroître et de devenir moins nécessaire au fur et à mesure qu'on laisse pousser sa barbe.
Je lui demandais où elle comptait aller. « Je crois qu'Andrée veut me mener aux Buttes-Chaumont que je ne connais pas. » Certes il m'était impossible de deviner entre tant d'autres paroles si sous celle-là un mensonge était caché. D'ailleurs j'avais confiance en Andrée pour me dire tous les endroits où elle allait avec Albertine. À Balbec, quand je m'étais senti trop las d'Albertine, j'avais compté dire mensongèrement à Andrée : « Ma petite Andrée, si seulement je vous avais revue plus tôt ! C'était vous que j'aurais aimée. Mais maintenant mon coeur est fixé ailleurs. Tout de même nous pouvons nous voir beaucoup, car mon amour pour une autre me cause de grands chagrins et vous m'aiderez à me consoler. » Or, ces mêmes paroles de mensonge étaient devenues vérité à trois semaines de distance. Peut-être Andrée avait-elle cru à Paris que c'était en effet un mensonge et que je l'aimais, comme elle l'aurait sans doute cru à Balbec. Car la vérité change tellement pour nous que les autres ont peine à s'y reconnaître. Et comme je savais qu'elle me raconterait tout ce qu'elles auraient fait, Albertine et elle, je lui avais demandé et elle avait accepté de venir la chercher presque chaque jour. Ainsi, je pourrais, sans souci, rester chez moi. Et ce prestige d'Andrée d'être une des filles de la petite bande me donnait confiance qu'elle obtiendrait tout ce que je voudrais d'Albertine. Vraiment, j'aurais pu lui dire maintenant en toute vérité qu'elle serait capable de me tranquilliser.
D'autre part, mon choix d'Andrée (laquelle se trouvait être à Paris, ayant renoncé à son projet de revenir à Balbec) comme guide de mon amie avait tenu à ce qu'Albertine me raconta de l'affection que son amie avait eue pour moi à Balbec, à un moment au contraire où je craignais de l'ennuyer, et si je l'avais su alors c'est peut-être Andrée que j'eusse aimée. « Comment, vous ne le saviez pas ? me dit Albertine, nous en plaisantions pourtant entre nous. Du reste, vous n'avez pas remarqué qu'elle s'était mise à prendre vos manières de parler, de raisonner ? Surtout quand elle venait de vous quitter, c'était frappant. Elle n'avait pas besoin de nous dire si elle vous avait vu. Quand elle arrivait, si elle venait d'auprès de vous, cela se voyait à la première seconde. Nous nous regardions entre nous et nous riions. Elle était comme un charbonnier qui voudrait faire croire qu'il n'est pas charbonnier, il est tout noir. Un meunier n'a pas besoin de dire qu'il est meunier, on voit bien toute la farine qu'il a sur lui, il y a encore la place des sacs qu'il a portés. Andrée, c'était la même chose, elle tournait ses sourcils comme vous, et puis son grand cou, enfin je ne peux pas vous dire. Quand je prends un livre qui a été dans votre chambre, je peux le lire dehors, on sait tout de même qu'il vient de chez vous parce qu'il garde quelque chose de vos sales fumigations. C'est un rien, je ne peux vous dire, mais c'est un rien, au fond, qui est assez gentil. Chaque fois que quelqu'un avait parlé de vous gentiment, avait eu l'air de faire grand cas de vous, Andrée était dans le ravissement. »
Malgré tout, pour éviter qu'il y eût quelque chose de préparé à mon insu, je conseillais d'abandonner pour ce jour-là les Buttes-Chaumont et d'aller plutôt à Saint-Cloud, ou ailleurs.
Ce n'est pas certes, je le savais, que j'aimasse Albertine le moins du monde. L'amour n'est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d'une émotion, émeuvent l'âme. Certains avaient remué mon âme tout entière quand Albertine m'avait parlé à Balbec de Mlle Vinteuil, mais ils étaient maintenant arrêtés. Je n'aimais plus Albertine, car il ne me restait plus rien de la souffrance, guérie maintenant, que j'avais eue dans le tram, à Balbec, en apprenant qu'elle avait été l'adolescence d'Albertine, avec des visites peut-être à Montjouvain. Tout cela, j'y avais trop longtemps pensé, c'était guéri. Mais par instants certaines manières de parler d'Albertine me faisaient supposer – je ne sais pourquoi – qu'elle avait dû recevoir dans sa vie encore si courte beaucoup de compliments, de déclarations, et les recevoir avec plaisir, autant dire avec sensualité. Ainsi elle disait à propos de n'importe quoi : « C'est vrai ? c'est bien vrai ? » Certes, si elle avait dit comme une Odette : « C'est bien vrai ce gros mensonge-là ? » je ne m'en fusse pas inquiété, car le ridicule même de la formule se fût expliqué par une stupide banalité d'esprit de femme. Mais son air interrogateur : « C'est vrai ? » donnait, d'une part, l'étrange impression d'une créature qui ne peut se rendre compte des choses par elle-même, qui en appelle à votre témoignage, comme si elle ne possédait pas les mêmes facultés que vous (on lui disait : « Voilà une heure que nous sommes partis », ou « Il pleut », elle demandait : « C'est vrai ? »). Malheureusement, d'autre part, ce manque de facilité à se rendre compte par soi-même des phénomènes extérieurs ne devait pas être la véritable origine de « C'est vrai ? c'est bien vrai ? » Il semblait plutôt que ces mots eussent été, dès sa nubilité précoce, des réponses à des : « Vous savez que je n'ai jamais trouvé personne si joli que vous », « vous savez que j'ai un grand amour pour vous, que je suis dans un état d'excitation terrible », affirmations auxquelles répondaient, avec une modestie coquettement consentante, ces « C'est vrai ? c'est bien vrai ? », lesquels ne servaient plus à Albertine avec moi qu'à répondre par une question à une affirmation telle que : « Vous avez sommeillé plus d'une heure. – C'est vrai ? »
Sans me sentir le moins du monde amoureux d'Albertine, sans faire figurer au nombre des plaisirs les moments que nous passions ensemble, j'étais resté préoccupé de l'emploi de son temps ; certes, j'avais fui Balbec pour être certain qu'elle ne pourrait plus voir telle ou telle personne avec laquelle j'avais tellement peur qu'elle ne fît le mal en riant, peut-être en riant de moi, que j'avais adroitement tenté de rompre d'un seul coup, par mon départ, toutes ses mauvaises relations. Et Albertine avait une telle force de passivité, une si grande faculté d'oublier et de se soumettre que ces relations avaient été brisées en effet et la phobie qui me hantait, guérie. Mais elle peut revêtir autant de formes que le mal incertain qui est son objet. Tant que ma jalousie ne s'était pas réincarnée en des êtres nouveaux, j'avais eu après mes souffrances passées un intervalle de calme. Mais à une maladie chronique, le moindre prétexte sert pour renaître, comme d'ailleurs au vice de l'être qui est cause de cette jalousie, la moindre occasion peut servir pour s'exercer à nouveau (après une trêve de chasteté) avec des êtres différents. J'avais pu séparer Albertine de ses complices et par là exorciser mes hallucinations ; si on pouvait lui faire oublier les personnes, rendre brefs ses attachements, son goût du plaisir était, lui aussi, chronique et n'attendait peut-être qu'une occasion pour se donner cours. Or, Paris en fournit autant que Balbec.
Dans quelque ville que ce fût, elle n'avait pas besoin de chercher, car le mal n'était pas en Albertine seule, mais en d'autres pour qui toute occasion de plaisir est bonne. Un regard de l'une, aussitôt compris de l'autre, rapproche les deux affamées. Et il est facile à une femme adroite d'avoir l'air de ne pas voir, puis cinq minutes après d'aller vers la personne qui a compris et l'a attendue dans une rue de traverse, et en deux mots de donner un rendez-vous. Qui saura jamais ? Et il était si simple à Albertine de me dire, afin que cela continuât, qu'elle désirait revoir tel environ de Paris qui lui avait plu. Aussi suffisait-il qu'elle rentrât trop tard, que sa promenade eût duré un temps inexplicable, quoique peut-être très facile à expliquer sans faire intervenir aucune raison sensuelle, pour que mon mal renaquît, attaché cette fois à des représentations qui n'étaient pas de Balbec, et que je m'efforcerais, ainsi que les précédentes, de détruire, comme si la destruction d'une cause éphémère pouvait entraîner celle d'un mal congénital. Je ne me rendais pas compte que, dans ces destructions où j'avais pour complice, en Albertine, sa faculté de changer, son pouvoir d'oublier, presque de haïr, l'objet récent de son amour, je causais quelquefois une douleur profonde à tel ou tel de ces êtres inconnus avec qui elle avait pris successivement du plaisir, et que cette douleur, je la causais vainement, car ils seraient délaissés, mais remplacés, et parallèlement au chemin jalonné par tant d'abandons qu'elle commettrait à la légère, s'en poursuivrait pour moi un autre impitoyable, à peine interrompu de bien courts répits ; de sorte que ma souffrance ne pouvait, si j'avais réfléchi, finir qu'avec Albertine ou qu'avec moi. Même les premiers temps de notre arrivée à Paris, insatisfait des renseignements qu'Andrée et le chauffeur m'avaient donnés sur les promenades qu'ils faisaient avec mon amie, j'avais senti les environs de Paris aussi cruels que ceux de Balbec et j'étais parti quelques jours en voyage avec Albertine. Mais partout l'incertitude de ce qu'elle faisait était la même, les possibilités que ce fût le mal aussi nombreuses, la surveillance encore plus difficile, si bien que j'étais revenu avec elle à Paris. En réalité, en quittant Balbec, j'avais cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine ; hélas ! Gomorrhe était dispersée aux quatre coins du monde. Et, moitié par ma jalousie, moitié par ignorance de ces joies (cas qui est fort rare), j'avais réglé à mon insu cette partie de cache-cache où Albertine m'échapperait toujours.
Je l'interrogeais à brûle-pourpoint : « Ah ! à propos, Albertine, est-ce que je rêve, est-ce que vous ne m'aviez pas dit que vous connaissiez Gilberte Swann ? – Oui, c'est-à-dire qu'elle m'a parlé au cours, parce qu'elle avait les cahiers d'Histoire de France, elle a même été très gentille, elle me les a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l'ai vue. – Est-ce qu'elle est du genre de femmes que je n'aime pas ? – Oh ! pas du tout, tout le contraire. »
Mais, plutôt que de me livrer à ce genre de causeries investigatrices, je consacrais souvent à imaginer la promenade d'Albertine les forces que je n'employais pas à la faire, et parlais à mon amie avec cette ardeur que gardent intacte les projets inexécutés. J'exprimais une telle envie d'aller revoir tel vitrail de la Sainte-Chapelle, un tel regret de ne pas pouvoir le faire avec elle seule, que tendrement elle me disait : « Mais, mon petit, puisque cela a l'air de vous plaire tant, faites un petit effort, venez avec nous. Nous attendrons aussi tard que vous voudrez, jusqu'à ce que vous soyez prêt. D'ailleurs, si cela vous amuse plus d'être seul avec moi, je n'ai qu'à réexpédier Andrée chez elle elle viendra une autre fois. » Mais ces prières mêmes de sortir ajoutaient au calme qui me permettait de rester à la maison.
Je ne songeais pas que l'apathie qu'il y avait à se décharger ainsi sur Andrée ou sur le chauffeur du soin de calmer mon agitation en leur laissant le soin de surveiller Albertine, ankylosait en moi, rendait inertes tous ces mouvements imaginatifs de l'intelligence, toutes ces inspirations de la volonté qui aident à deviner, à empêcher ce que va faire une personne. C'était d'autant plus dangereux que par nature le monde des possibles m'a toujours été plus ouvert que celui de la contingence réelle. Cela aide à connaître l'âme, mais on se laisse tromper par les individus. Ma jalousie naissait par des images, pour une souffrance, non d'après une probabilité. Or, il peut y avoir dans la vie des hommes et dans celle des peuples (et il devait y avoir un jour dans la mienne) un moment où on a besoin d'avoir en soi un préfet de police, un diplomate à claires vues, un chef de la Sûreté, qui au lieu de rêver aux possibles que recèle l'étendue jusqu'aux quatre points cardinaux, raisonne juste, se dit : « Si l'Allemagne déclare ceci, c'est qu'elle veut faire telle autre chose, non pas une autre chose dans le vague, mais bien précisément ceci ou cela qui est même peut-être déjà commencé. – Si telle personne s'est enfuie, ce n'est pas vers les buts a, b, d, mais vers le but c, et l'endroit où il faut opérer nos recherches est etc. » Hélas, cette faculté qui n'était pas très développée chez moi, je la laissais s'engourdir, perdre ses forces, disparaître en m'habituant à être calme du moment que d'autres s'occupaient de surveiller pour moi. Quant à la raison de ce désir, cela m'eût été désagréable de la dire à Albertine. Je lui disais que le médecin m'ordonnait de rester couché. Ce n'était pas vrai. Et cela l'eût-il été que ses prescriptions n'eussent pu m'empêcher d'accompagner mon amie. Je lui demandais la permission de ne pas venir avec elle et Andrée. Je ne dirai qu'une des raisons, qui était une raison de sagesse. Dès que je sortais avec Albertine, pour peu qu'un instant elle fût sans moi, j'étais inquiet, je me figurais que peut-être elle avait parlé à quelqu'un ou seulement regardé quelqu'un. Si elle n'était pas d'excellente humeur, je pensais que je lui faisais manquer ou remettre un projet. La réalité n'est jamais qu'une amorce à un inconnu sur la voie duquel nous ne pouvons aller bien loin. Il vaut mieux ne pas savoir, penser le moins possible, ne pas fournir à la jalousie le moindre détail concret. Malheureusement, à défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie intérieure ; à défaut des promenades d'Albertine, les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul me fournissaient parfois de ces petits fragments de réel qui attirent à eux, à la façon d'un aimant, un peu d'inconnu qui, dès lors, devient douloureux. On a beau vivre sous l'équivalent d'une cloche pneumatique, les associations d'idées, les souvenirs continuent à jouer.
Mais ces heurts internes ne se produisaient pas tout de suite ; à peine Albertine était-elle partie pour sa promenade que j'étais vivifié, fût-ce pour quelques instants, par les exaltantes vertus de la solitude. Je prenais ma part des plaisirs de la journée commençante ; le désir arbitraire – la velléité capricieuse et purement mienne – de les goûter n'eût pas suffi à les mettre à portée de moi si le temps spécial qu'il faisait ne m'en avait non pas seulement évoqué les images passées, mais affirmé la réalité actuelle, immédiatement accessible à tous les hommes qu'une circonstance contingente et par conséquent négligeable ne forçait pas à rester chez eux. Certains beaux jours, il faisait si froid, on était en si large communication avec la rue qu'il semblait qu'on eût disjoint les murs de la maison, et chaque fois que passait le tramway, son timbre résonnait comme eût fait un couteau d'argent frappant une maison de verre. Mais c'était surtout en moi que j'entendais avec ivresse un son nouveau rendu par le violon intérieur. Ses cordes sont serrées ou détendues par de simples différences de la température, de la lumière extérieures. En notre être, instrument que l'uniformité de l'habitude a rendu silencieux, le chant naît de ces écarts, de ces variations, source de toute musique : le temps qu'il fait certains jours nous fait aussitôt passer d'une note à une autre. Nous retrouvons l'air oublié dont nous aurions pu deviner la nécessité mathématique et que pendant les premiers instants nous chantons sans le connaître. Seules ces modifications internes, bien que venues du dehors, renouvelaient pour moi le monde extérieur. Des portes de communication depuis longtemps condamnées se rouvraient dans mon cerveau. La vie de certaines villes, la gaieté de certaines promenades reprenaient en moi leur place. Frémissant tout entier autour de la corde vibrante, j'aurais sacrifié ma terne vie d'autrefois et ma vie à venir, passées à la gomme à effacer de l'habitude, pour cet état si particulier.
Si je n'étais pas allé accompagner Albertine dans sa longue course, mon esprit n'en vagabonderait que davantage et pour avoir refusé de goûter avec mes sens cette matinée-là, je jouissais en imagination de toutes les matinées pareilles, passées ou possibles, plus exactement d'un certain type de matinées dont toutes celles du même genre n'étaient que l'intermittente apparition et que j'avais vite reconnu ; car l'air vif tournait de lui-même les pages qu'il fallait, et je trouvais tout indiqué devant moi, pour que je pusse le suivre de mon lit, l'évangile du jour. Cette matinée idéale comblait mon esprit de réalité permanente, identique à toutes les matinées semblables, et me communiquait une allégresse que mon état de débilité ne diminuait pas : le bien-être résultant pour nous beaucoup moins de notre bonne santé que de l'excédent inemployé de nos forces, nous pouvons y atteindre, tout aussi bien qu'en augmentant celles-ci, en restreignant notre activité. Celle dont je débordais et que je maintenais en puissance dans mon lit, me faisait tressauter, intérieurement bondir, comme une machine qui, empêchée de changer de place, tourne sur elle-même.
Françoise venait allumer le feu et pour le faire prendre y jetait quelques brindilles dont l'odeur, oubliée pendant tout l'été, décrivait autour de la cheminée un cercle magique dans lequel, m'apercevant moi-même en train de lire tantôt à Combray, tantôt à Doncières, j'étais aussi joyeux, restant dans ma chambre à Paris, que si j'avais été sur le point de partir en promenade du côté de Méséglise ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisant du service en campagne. Il arrive souvent que le plaisir qu'ont tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est plus vif par exemple chez ceux que la tyrannie du mal physique et l'espoir quotidien de sa guérison privent, d'une part, d'aller chercher dans la nature des tableaux qui ressemblent à ces souvenirs et, d'autre part, laissent assez confiants qu'ils le pourront bientôt faire, pour rester vis-à-vis d'eux en état de désir, d'appétit et ne pas les considérer seulement comme des souvenirs, comme des tableaux. Mais eussent-ils pu jamais n'être que cela pour moi et eussé-je pu en me les rappelant les revoir seulement, que soudain ils refaisaient en moi, de moi tout entier, par la vertu d'une sensation identique, l'enfant, l'adolescent qui les avait vus. Il n'y avait pas eu seulement changement de temps dehors, ou dans la chambre modification d'odeurs, mais en moi différence d'âge, substitution de personne. L'odeur dans l'air glacé des brindilles de bois, c'était comme un morceau du passé, une banquise invisible détachée d'un hiver ancien qui s'avançait dans ma chambre, souvent striée d'ailleurs par tel parfum, telle lueur, comme par des années différentes où je me retrouvais replongé, envahi avant même que je les eusse identifiées par l'allégresse d'espoirs abandonnés depuis longtemps. Le soleil venait jusqu'à mon lit et traversait la cloison transparente de mon corps aminci, me chauffait, me rendait brûlant comme du cristal. Alors, convalescent affamé qui se repaît déjà de tous les mets qu'on lui refuse encore, je me demandais si me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me faisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un autre être, qu'en me forçant à vivre absent de moi-même à cause de sa présence continuelle et en me privant à jamais des joies de la solitude. Et pas de celles-là seulement. Même en ne demandant à la journée que des désirs, il en est certains – ceux que provoquent non plus les choses, mais les êtres – dont le caractère est d'être individuels. Aussi, si sortant de mon lit, j'allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce n'était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano et pour vérifier si sur le balcon et dans la rue la lumière du soleil était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c'était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière en bavette et manches de toile blanche tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice, une image enfin que les différences de lignes peut-être quantitativement insignifiantes suffisaient à faire aussi différente de toute autre que pour une phrase musicale la différence de deux notes, et sans la vision de laquelle j'aurais appauvri la journée des buts qu'elle pouvait proposer à mes désirs de bonheur. Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, me rendait plus désirables, plus dignes d'être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir et, sans Albertine, d'être libre. Que de fois, au moment où la femme inconnue dont j'allais rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l'embrasure de ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel m'attendait l'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais !
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais d'apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu dès ma guérison partir pour Venise ; mais comment le faire si j'épousais Albertine, moi si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger, c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague. « Combien Albertine, me disais-je, m'épargnerait les angoisses de la séparation si, au cours d'une de ces promenades, voyant que je ne lui parlais plus de mariage, elle se décidait à ne pas revenir, et partait chez sa tante sans que j'eusse à lui dire adieu ! » Mon coeur, depuis que sa plaie se cicatrisait, commençait à ne plus adhérer à celui de mon amie ; je pouvais par l'imagination la déplacer, l'éloigner de moi, sans souffrir. Sans doute, à défaut de moi-même quelque autre serait son époux, et libre, elle aurait peut-être de ces aventures qui me faisaient horreur. Mais il faisait si beau, j'étais si certain qu'elle rentrerait le soir, que même si cette idée de fautes possibles me venait à l'esprit, je pouvais par un acte libre l'emprisonner dans une partie de mon cerveau, où elle n'avait pas plus d'importance que n'en auraient eu pour ma vie réelle les vices d'une personne imaginaire ; faisant jouer les gonds assouplis de ma pensée, j'avais, avec une énergie que je sentais, dans ma tête, à la fois physique et mentale comme un mouvement musculaire et une initiative spirituelle, dépassé l'état de préoccupation habituelle où j'avais été confiné jusqu'ici et commençais à me mouvoir à l'air libre, d'où tout sacrifier pour empêcher le mariage d'Albertine avec un autre et faire obstacle à son goût pour les femmes paraissait aussi déraisonnable à mes propres yeux qu'à ceux de quelqu'un qui ne l'eût pas connue. D'ailleurs la jalousie est de ces maladies intermittentes, dont la cause est capricieuse, impérative, toujours identique chez le même malade, parfois entièrement différente chez un autre. Il y a des asthmatiques qui ne calment leur crise qu'en ouvrant les fenêtres, en respirant le grand vent, un air pur sur les hauteurs, d'autres en se réfugiant au centre de la ville, dans une chambre enfumée. Il n'est guère de jaloux dont la jalousie n'admette certaines dérogations. Tel consent à être trompé pourvu qu'on le lui dise, tel autre pourvu qu'on le lui cache, en quoi l'un n'est guère moins absurde que l'autre, puisque si le second est plus véritablement trompé en ce qu'on lui dissimule la vérité, le premier réclame en cette vérité, l'aliment, l'extension, le renouvellement de ses souffrances.
Bien plus, ces deux manies inverses de la jalousie vont souvent au-delà des paroles, qu'elles implorent ou refusent les confidences. On voit des jaloux qui ne le sont que des hommes avec qui leur maîtresse a des relations loin d'eux, mais qui permettent qu'elle se donne à un autre homme qu'eux, si c'est avec leur autorisation, près d'eux, et, sinon même à leur vue, du moins sous leur toit. Ce cas est assez fréquent chez les hommes âgés amoureux d'une jeune femme. Ils sentent la difficulté de lui plaire, parfois l'impuissance de la contenter, et, plutôt que d'être trompés, préfèrent laisser venir chez eux, dans une chambre voisine, quelqu'un qu'ils jugent incapable de lui donner de mauvais conseils, mais non du plaisir. Pour d'autres c'est tout le contraire : ne laissant pas leur maîtresse sortir seule une minute dans une ville qu'ils connaissent, la tenant dans un véritable esclavage, ils lui accordent de partir un mois dans un pays qu'ils ne connaissent pas, où ils ne peuvent se représenter ce qu'elle fera. J'avais à l'égard d'Albertine ces deux sortes de manie calmante. Je n'aurais pas été jaloux si elle avait eu des plaisirs près de moi, encouragés par moi, que j'aurais tenus tout entiers sous ma surveillance, m'épargnant par là la crainte du mensonge ; je ne l'aurais peut-être pas été non plus si elle était partie dans un pays assez inconnu de moi et éloigné pour que je ne puisse imaginer, ni avoir la possibilité et la tentation de connaître son genre de vie. Dans les deux cas le doute eût été supprimé par une connaissance ou une ignorance également complètes.
La décroissance du jour me replongeant par le souvenir dans une atmosphère ancienne et fraîche, je la respirais avec les mêmes délices qu'Orphée l'air subtil, inconnu sur cette terre, des Champs Élysées.
Mais déjà la journée finissait et j'étais envahi par la désolation du soir. Regardant machinalement à la pendule combien d'heures se passeraient avant qu'Albertine rentrât, je voyais que j'avais encore le temps de m'habiller et de descendre demander à ma propriétaire, Mme de Guermantes, des indications pour certaines jolies choses de toilette que je voulais donner à mon amie. Quelquefois je rencontrais la duchesse dans la cour, sortant pour des courses à pied, même s'il faisait mauvais temps, avec un chapeau plat et une fourrure. Je savais très bien que pour nombre de gens intelligents elle n'était pas autre chose qu'une dame quelconque, le nom de duchesse de Guermantes ne signifiant rien maintenant qu'il n'y a plus de duchés ni de principautés, mais j'avais adopté un autre point de vue dans ma façon de jouir des êtres et des pays. Tous les châteaux des terres dont elle était duchesse, princesse, vicomtesse, cette dame en fourrure bravant le mauvais temps me semblait les porter avec elle, comme les personnages sculptés au linteau d'un portail tiennent dans leur main la cathédrale qu'ils ont construite, ou la cité qu'ils ont défendue. Mais ces châteaux, ces forêts, les yeux de mon esprit seul pouvaient les voir dans la main gantée de la dame en fourrure, cousine du roi. Ceux de mon corps n'y distinguaient, les jours où le temps menaçait, qu'un parapluie dont la duchesse ne craignait pas de s'armer. « On ne peut jamais savoir, c'est plus prudent, si je me trouve très loin et qu'une voiture me demande des prix trop chers pour moi. » Les mots « trop chers », « dépasser mes moyens » revenaient tout le temps dans la conversation de la duchesse, ainsi que ceux : « je suis trop pauvre », sans qu'on pût bien démêler si elle parlait ainsi parce qu'elle trouvait amusant de dire qu'elle était pauvre, étant si riche, ou parce qu'elle trouvait élégant, étant si aristocratique, c'est-à-dire affectant d'être une paysanne, de ne pas attacher à la richesse l'importance des gens qui ne sont que riches et qui méprisent les pauvres. Peut-être était-ce plutôt une habitude contractée d'une époque de sa vie où, déjà riche, mais insuffisamment pourtant eu égard à ce que coûtait l'entretien de tant de propriétés, elle éprouvait une certaine gêne d'argent qu'elle ne voulait pas avoir l'air de dissimuler. Les choses dont on parle le plus souvent en plaisantant, sont généralement au contraire celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l'air d'être ennuyé, avec peut-être l'espoir inavoué de cet avantage supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous entendant plaisanter de cela, croira que cela n'est pas vrai.
Mais le plus souvent à cette heure-là, je savais trouver la duchesse chez elle, et j'en étais heureux car c'était plus commode pour lui demander longuement les renseignements désirés par Albertine. Et j'y descendais sans presque penser combien il était extraordinaire que, chez cette mystérieuse Mme de Guermantes de mon enfance, j'allasse uniquement afin d'user d'elle pour une simple commodité pratique, comme on fait du téléphone, instrument surnaturel devant les miracles duquel on s'émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.
Les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs. Je ne savais pas me refuser de lui en faire chaque jour un nouveau. Et chaque fois qu'elle m'avait parlé avec ravissement d'une écharpe, d'une étole, d'une ombrelle, que par la fenêtre, ou en passant dans la cour, de ses yeux qui distinguaient si vite tout ce qui se rapportait à l'élégance, elle avait vues au cou, sur les épaules, à la main de Mme de Guermantes, sachant que le goût naturellement difficile de la jeune fille (encore affiné par les leçons d'élégance que lui avait été la conversation d'Elstir) ne serait nullement satisfait par quelque simple à-peu-près, même d'une jolie chose, qui la remplace aux yeux du vulgaire, mais en diffère entièrement, j'allais en secret me faire expliquer par la duchesse où, comment, sur quel modèle, avait été confectionné ce qui avait plu à Albertine, comment je devais procéder pour obtenir exactement cela, en quoi consistait le secret du faiseur, le charme (ce qu'Albertine appelait « le chic », « le genre ») de sa manière, le nom précis – la beauté de la matière ayant son importance – et la qualité des étoffes dont je devais demander qu'on se servît.
Quand j'avais dit à Albertine, à notre arrivée de Balbec, que la duchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le même hôtel, elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu'indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées. Celle d'Albertine avait beau être magnifique, les qualités qu'elle recelait ne pouvaient se développer qu'au milieu de ces entraves que sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été obligés de renoncer – comme pour Albertine le snobisme : c'est ce qu'on appelle des haines. Celle d'Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution – c'est-à-dire amour malheureux de la noblesse – inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes. Ce genre aristocratique, Albertine, par impossibilité de l'atteindre, ne s'en serait peut-être pas souciée, mais s'étant rappelé qu'Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s'habillait le mieux, le dédain républicain à l'égard d'une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt pour une élégante. Elle me demandait souvent des renseignements sur Mme de Guermantes et aimait que j'allasse chercher chez la duchesse des conseils de toilette pour elle-même. Sans doute j'aurais pu les demander à Mme Swann, et même je lui écrivis une fois dans ce but. Mais Mme de Guermantes me semblait pousser plus loin encore l'art de s'habiller. Si, descendant un moment chez elle, après m'être assuré qu'elle n'était pas sortie et ayant prié qu'on m'avertît dès qu'Albertine serait rentrée, je trouvais la duchesse ennuagée dans la brume d'une robe en crêpe de Chine gris, j'acceptais cet aspect que je sentais dû à des causes complexes et qui n'eût pu être changé, je me laissais envahir par l'atmosphère qu'il dégageait, comme la fin de certaines après-midi ouatée en gris perle par un brouillard vaporeux ; si, au contraire, cette robe de chambre était chinoise avec des flammes jaunes et rouges, je la regardais comme un couchant qui s'allume ; ces toilettes n'étaient pas un décor quelconque, remplaçable à volonté, mais une réalité donnée et poétique comme est celle du temps qu'il fait, comme est la lumière spéciale à une certaine heure.
De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d'une signification spéciale, c'étaient ces robes que Fortuny a faites d'après d'antiques dessins de Venise. Est-ce leur caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d'une longue délibération et comme si cette conversation se détachait de la vie courante comme une scène de roman ? Dans ceux de Balzac on voit des héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, le jour où elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettes d'aujourd'hui n'ont pas tant de caractère, exception faite pour les robes de Fortuny. Aucun vague ne peut subsister dans la description du romancier puisque cette robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi naturellement fixés que ceux d'une oeuvre d'art. Avant de revêtir celle-ci ou celle-là, la femme a eu à faire un choix entre deux robes non pas à peu près pareilles, mais profondément individuelles chacune, et qu'on pourrait nommer.
Mais la robe ne m'empêchait pas de penser à la femme. Mme de Guermantes même me sembla à cette époque plus agréable qu'au temps où je l'aimais encore. Attendant moins d'elle (que je n'allais plus voir pour elle-même), c'est presque avec le tranquille sans-gêne qu'on a, quand on est tout seul, les pieds sur les chenets, que je l'écoutais comme j'aurais lu un livre écrit en langage d'autrefois. J'avais assez de liberté d'esprit pour goûter dans ce qu'elle disait cette grâce française si pure qu'on ne trouve plus, ni dans le parler, ni dans les écrits du temps présent. J'écoutais sa conversation comme une chanson populaire délicieusement française, je comprenais que je l'eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu'elle admirait d'ailleurs maintenant par faiblesse d'esprit de femme, sensible à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de Saint-Loup, l'était à un point qui enchantait. Ce n'est pas dans les froids pastiches des écrivains d'aujourd'hui qui disent au fait (pour en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour frappé de stupeur), etc., etc., qu'on retrouve le vieux langage et la vraie prononciation des mots, mais en causant avec une Mme de Guermantes ou une Françoise. J'avais appris de la deuxième, dès l'âge de cinq ans, qu'on ne dit pas le Tarn, mais le Tar, pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu'à vingt ans, quand j'allai dans le monde, je n'eus pas à y apprendre qu'il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.
Je mentirais en disant que ce côté terrien et quasi paysan qui restait en elle, la duchesse n'en avait pas conscience et ne mettait pas une certaine affectation à le montrer. Mais de sa part, c'était moins fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans qu'elles ne connaissent pas, que goût quasi artistique d'une femme qui sait le charme de ce qu'elle possède et ne va pas le gâter d'un badigeon moderne. C'est de la même façon que tout le monde a connu à Dives un restaurateur normand, propriétaire de Guillaume-le-Conquérant, qui s'était bien gardé – chose très rare – de donner à son hôtellerie le luxe moderne d'un hôtel et qui, lui-même millionnaire, gardait le parler, la blouse d'un paysan normand et vous laissait venir le voir faire lui-même dans la cuisine, comme à la campagne, un dîner qui n'en était pas moins infiniment meilleur et encore plus cher que dans les plus grands palaces.
Toute la sève locale qu'il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu'il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l'effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir que l'accent, avait du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé pour son langage (entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré) un de ces compromis qui font l'agrément de La Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe. Mon plaisir était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d'assez savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l'histoire de France.
S'il n'y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée d'histoire de France par la conversation. « Mon grand-oncle Fitt-jam » n'avait rien qui étonnait, car on sait que les Fitz-James proclament volontiers qu'ils sont de grands seigneurs français et ne veulent pas qu'on prononce leur nom à l'anglaise. Il faut, du reste, admirer la touchante docilité des gens qui avaient cru jusque-là devoir s'appliquer à prononcer grammaticalement certains noms et qui, brusquement, après avoir entendu la duchesse de Guermantes les dire autrement, s'appliquaient à la prononciation qu'ils n'avaient pu supposer. Ainsi, la duchesse ayant eu un arrière-grand-père auprès du comte de Chambord, pour taquiner son mari d'être devenu orléaniste, aimait à proclamer : « Nous les vieux de Frochedorf. » Le visiteur qui avait cru bien faire en disant jusque-là « Frohsdorf » tournait casaque au plus court et disait sans cesse « Frochedorf ».
Une fois que je demandais à Mme de Guermantes qui était un jeune homme exquis qu'elle m'avait présenté comme son neveu et dont j'avais mal entendu le nom, ce nom, je ne le distinguai pas davantage quand, du fond de sa gorge, la duchesse émit très fort, mais sans articuler : « C'est l'… i Éon, frère à Robert. Il prétend qu'il a la forme du crâne des anciens Gallois. » Alors je compris quelle avait dit : c'est le petit Léon (le prince de Léon, beau-frère, en effet, de Robert de Saint-Loup). « En tout cas, je ne sais pas s'il en a le crâne, ajouta-t-elle, mais sa façon de s'habiller, qui a du reste beaucoup de chic, n'est guère de là-bas. Un jour que, de Josselin où j'étais chez les Rohan, nous étions allés à un pèlerinage, il était venu des paysans d'un peu toutes les parties de la Bretagne. Un grand diable de villageois du Léon regardait avec ébahissement les culottes beiges du beau-frère de Robert. “Qu'est-ce que tu as à me regarder ? je parie que tu ne sais pas qui je suis”, lui dit Léon. Et comme le paysan disait que non : “Hé bien, je suis ton prince. – Ah !” répondit le paysan en se découvrant et en s'excusant, “je vous avais pris pour un englische.” Et si, profitant de ce point de départ, je poussais Mme de Guermantes sur les Rohan (avec qui sa famille s'était souvent alliée), sa conversation s'imprégnait un peu du charme mélancolique des pardons et, comme dirait ce vrai poète qu'est Pampille, “de l'âpre saveur des crêpes de blé noir cuites sur un feu d'ajoncs”. »
Du marquis du Lau (dont on sait la triste fin, quand, sourd, il se faisait porter chez Mme H***, aveugle), elle contait les années moins tragiques quand, après la chasse, à Guermantes, il se mettait en chaussons pour prendre le thé avec le roi d'Angleterre, auquel il ne se trouvait pas inférieur, et avec lequel, on le voit, il ne se gênait pas. Elle faisait remarquer cela avec tant de pittoresque qu'elle lui ajoutait le panache à la mousquetaire des gentilshommes un peu glorieux du Périgord.
D'ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoir soin de différencier les provinces était pour Mme de Guermantes, restée elle-même, un grand charme que n'aurait jamais su avoir une Parisienne d'origine, et ces simples noms d'Anjou, de Poitou, du Périgord, refaisaient dans sa conversation des paysages.
Pour en revenir à la prononciation et au vocabulaire de Mme de Guermantes, c'est par ce côté que la noblesse se montre vraiment conservatrice, avec tout ce que ce mot a à la fois d'un peu puéril, d'un peu dangereux, de réfractaire à l'évolution, mais aussi d'amusant pour l'artiste. Je voulais savoir comment on écrivait autrefois le mot Jean. Je l'appris en recevant une lettre du neveu de Mme de Villeparisis, qui signe – comme il a été baptisé, comme il figure dans le Gotha – Jehan de Villeparisis, avec la même belle h inutile, héraldique, telle qu'on l'admire, enluminée de vermillon ou d'outre-mer, dans un livre d'heures ou dans un vitrail.
Malheureusement, je n'avais pas le temps de prolonger indéfiniment ces visites car je voulais, autant que possible, ne pas rentrer après mon amie. Or, ce n'était jamais qu'au compte-gouttes que je pouvais obtenir de Mme de Guermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels m'étaient utiles pour faire faire des toilettes du même genre, dans la mesure où une jeune fille peut les porter, pour Albertine.
« Par exemple, madame, le jour où vous deviez dîner chez Mme de Saint-Euverte avant d'aller chez la princesse de Guermantes, vous aviez une robe toute rouge, avec des souliers rouges, vous étiez inouïe, vous aviez l'air d'une espèce de grande fleur de sang, d'un rubis en flammes, comment cela s'appelait-il ? Est-ce qu'une jeune fille peut mettre ça ? »
La duchesse rendant à son visage fatigué la radieuse expression qu'avait la princesse des Laumes quand Swann lui faisait jadis des compliments, regarda en riant aux larmes, d'un air moqueur, interrogatif et ravi, M. de Bréauté, toujours là à cette heure, et qui faisait tiédir sous son monocle un sourire indulgent pour cet amphigouri de l'intellectuel à cause de l'exaltation physique de jeune homme qu'il lui semblait cacher. La duchesse avait l'air de dire : « Qu'est-ce qu'il a ? il est fou. » Puis, se tournant vers moi d'un air câlin : « Je ne savais pas que j'avais l'air d'un rubis en flammes ou d'une fleur de sang, mais je me rappelle en effet que j'ai eu une robe rouge : c'était du satin rouge comme on en faisait à ce moment-là. Oui, une jeune fille peut porter ça à la rigueur, mais vous m'avez dit que la vôtre ne sortait pas le soir. C'est une robe de grande soirée, cela ne peut pas se mettre pour faire des visites. »
Ce qui est extraordinaire, c'est que de cette soirée, en somme pas si ancienne, Mme de Guermantes ne se rappelât que sa toilette et eût oublié une certaine chose qui cependant, on va le voir, aurait dû lui tenir à coeur. Il semble que chez les êtres d'action, et les gens du monde sont des êtres d'action (minuscules, microscopiques, mais enfin des êtres d'action), l'esprit surmené par l'attention à ce qui se passera dans une heure, ne confie que très peu de chose à la mémoire.
Bien souvent, par exemple, ce n'était pas pour donner le change et paraître ne pas s'être trompé que M. de Norpois, quand on lui parlait de pronostics qu'il avait émis au sujet d'une alliance allemande qui n'avait même pas abouti, disait. « Vous devez vous tromper, je ne me rappelle pas du tout, cela ne me ressemble pas, car dans ces sortes de conversations je suis toujours très laconique et je n'aurais jamais prédit le succès d'un de ces coups d'éclat qui ne sont souvent que des coups de tête et dégénèrent habituellement en coups de force. Il est indéniable que, dans un avenir lointain, un rapprochement franco-allemand pourrait s'effectuer qui serait très profitable aux deux pays et dont la France ne serait pas le mauvais marchand, je le pense, mais je n'en ai jamais parlé, parce que la poire n'est pas mûre encore et, si vous voulez mon avis, en demandant à nos anciens ennemis de convoler avec nous en justes noces, je crois que nous irions au-devant d'un gros échec et ne recevrions que de mauvais coups. » En disant cela, M. de Norpois ne mentait pas, il avait simplement oublié. On oublie du reste vite ce qu'on n'a pas pensé avec profondeur, ce qui vous a été dicté par l'imitation, par les passions environnantes. Elles changent et avec elles se modifie notre souvenir. Encore plus que les diplomates les hommes politiques ne se souviennent pas du point de vue auquel ils se sont placés à un certain moment, et quelques-unes de leurs palinodies tiennent moins à un excès d'ambition qu'à un manque de mémoire. Quant aux gens du monde, ils se souviennent de peu de chose.
Mme de Guermantes me soutint qu'à la soirée où elle était en robe rouge, elle ne se rappelait pas qu'il y eût Mme de Chaussepierre, que je me trompais certainement. Or, Dieu sait pourtant si, depuis, les Chaussepierre avaient occupé l'esprit du duc et même de la duchesse ! Voici pour quelle raison. M. de Guermantes était le plus ancien vice-président du Jockey quand le président mourut. Certains membres du cercle qui n'ont pas de relations et dont le seul plaisir est de donner des boules noires aux gens qui ne les invitent pas, firent campagne contre le duc de Guermantes qui, sûr d'être élu, et assez négligent quant à cette présidence qui était peu de chose relativement à sa situation mondaine, ne s'occupa de rien. On fit valoir que la duchesse était dreyfusarde (l'affaire Dreyfus était pourtant terminée depuis longtemps, mais vingt ans après on en parlait encore, et elle ne l'était que depuis deux ans), recevait les Rothschild, qu'on favorisait trop depuis quelque temps de grands potentats internationaux comme était le duc de Guermantes, à moitié Allemand. La campagne trouva un terrain très favorable les clubs jalousent toujours beaucoup les gens très en vue et détestent les grandes fortunes. Celle de Chaussepierre n'était pas mince, mais personne ne pouvait s'en offusquer, il ne dépensait pas un sou, l'appartement du couple était modeste, la femme allait vêtue de laine noire. Folle de musique, elle donnait bien de petites matinées où étaient invitées beaucoup plus de chanteuses que chez les Guermantes. Mais personne n'en parlait, tout cela se passait sans rafraîchissements, le mari même absent, dans l'obscurité de la rue de la Chaise. À l'Opéra, Mme de Chaussepierre passait inaperçue, toujours avec des gens dont le nom évoquait le milieu le plus « ultra » de l'intimité de Charles X, mais des gens effacés, peu mondains. Le jour de l'élection, à la surprise générale, l'obscurité triompha de l'éblouissement, Chaussepierre, deuxième vice-président, fut nommé président du Jockey, et le duc de Guermantes resta sur le carreau, c'est-à-dire premier vice-président. Certes, être président du Jockey ne représente pas grand-chose à des princes de premier rang comme étaient les Guermantes. Mais ne pas l'être quand c'est votre tour, se voir préférer un Chaussepierre à la femme de qui Oriane, non seulement ne rendait pas son salut deux ans auparavant, mais allait jusqu'à se montrer offensée d'être saluée par cette chauve-souris inconnue, c'était dur pour le duc. Il prétendait être au-dessus de cet échec, assurant d'ailleurs que c'était à sa vieille amitié pour Swann qu'il le devait. En réalité, il ne décolérait pas. Chose assez particulière, on n'avait jamais entendu le duc de Guermantes se servir de l'expression assez banale : « bel et bien », mais depuis l'élection du Jockey, dès qu'on parlait de l'affaire Dreyfus, « bel et bien » surgissait : « Affaire Dreyfus, affaire Dreyfus, c'est bientôt dit et le terme est impropre ; ce n'est pas une affaire de religion, mais bel et bien une affaire politique. » Cinq ans pouvaient passer sans qu'on entendît « bel et bien » si pendant ce temps on ne parlait pas de l'affaire Dreyfus, mais si les cinq ans passés le nom de Dreyfus revenait, aussitôt « bel et bien » arrivait automatiquement. Le duc ne pouvait plus du reste souffrir qu'on parlât de cette affaire « qui a causé, disait-il, tant de malheurs », bien qu'il ne fût en réalité sensible qu'à un seul, son échec à la présidence du Jockey.
Aussi, l'après-midi dont je parle et où je rappelai à Mme de Guermantes la robe rouge qu'elle portait à la soirée de sa cousine, M. de Bréauté fut assez mal reçu quand, voulant dire quelque chose, par une association d'idées restée obscure et qu'il ne dévoila pas, il commença en faisant manoeuvrer sa langue dans la pointe de sa bouche en cul de poule : « À propos de l'affaire Dreyfus… » (pourquoi de l'affaire Dreyfus ? il s'agissait seulement d'une robe rouge et certes le pauvre Bréauté, qui ne pensait jamais qu'à faire plaisir, n'y mettait aucune malice). Mais le seul nom de Dreyfus fit se froncer les sourcils jupitériens du duc de Guermantes. « On m'a raconté, dit Bréauté, un assez joli mot, ma foi très fin, de notre ami Cartier (prévenons le lecteur que ce Cartier, frère de Mme de Villefranche, n'avait pas l'ombre de rapport avec le bijoutier du même nom !), ce qui du reste ne m'étonne pas, car il a de l'esprit à revendre. – Ah ! interrompit Oriane, ce n'est pas moi qui l'achèterai. Je ne peux pas vous dire ce que votre Cartier m'a toujours embêtée, et je n'ai jamais pu comprendre le charme infini que Charles de la Trémoïlle et sa femme trouvent à ce raseur que je rencontre chez eux chaque fois que j'y vais. – Ma ière duiesse, répondit Bréauté qui prononçait difficilement les c, je vous trouve bien sévère pour Cartier. Il est vrai qu'il a peut-être pris un pied un peu excessif chez les La Trémoïlle, mais enfin c'est pour Iarles une espèce, comment dirai-je, une espèce de fidèle Achate, ce qui est devenu un oiseau assez rare par le temps qui court. En tout cas, voilà le mot qu'on m'a rapporté. Cartier aurait dit que si M. Zola avait cherché à avoir un procès et à se faire condamner, c'était pour éprouver une sensation qu'il ne connaissait pas encore, celle d'être en prison. – Aussi a-t-il pris la fuite avant d'être arrêté, interrompit Oriane. Cela ne tient pas debout. D'ailleurs, même si c'était vraisemblable, je trouve le mot carrément idiot. Si c'est ça que vous trouvez spirituel ! – Mon Dieu, ma ière Oriane », répondit Bréauté qui se voyant contredit commençait à lâcher pied, « le mot n'est pas de moi, je vous le répète tel qu'on me l'a dit, prenez-le pour ce qu'il vaut. En tout cas, il a été cause que M. Cartier a été tancé d'importance par cet excellent La Trémoïlle qui avec beaucoup de raison ne veut jamais qu'on parle dans son salon de ce que j'appellerai, comment dire ? les affaires en cours, et qui était d'autant plus contrarié qu'il y avait là Mme Alphonse Rothschild. Cartier a eu à subir de la part de La Trémoïlle une véritable mercuriale. – Bien entendu, dit le duc de fort mauvaise humeur, les Alphonse Rothschild, bien qu'ayant le tact de ne jamais parler de cette abominable affaire, sont dreyfusards dans l'âme, comme tous les Juifs. C'est même là un argument ad hominem (le duc employait un peu à tort et à travers l'expression ad hominem) qu'on ne fait pas assez valoir pour montrer la mauvaise foi des Juifs. Si un Français vole, assassine, je ne me crois pas tenu parce qu'il est français comme moi de le trouver innocent. Mais les Juifs n'admettront jamais qu'un de leurs concitoyens soit traître, bien qu'ils le sachent parfaitement, et se soucient fort peu des effroyables répercussions (le duc pensait naturellement à l'élection maudite de Chaussepierre) que le crime d'un des leurs peut amener jusque… Voyons, Oriane, vous n'allez pas prétendre que ce n'est pas accablant pour les Juifs ce fait qu'ils soutiennent tous un traître. Vous n'allez pas me dire que ce n'est pas parce qu'ils sont juifs. – Mon Dieu si, répondit Oriane (éprouvant avec un peu d'agacement un certain désir de résister au Jupiter tonnant et aussi de mettre « l'intelligence » au-dessus de l'affaire Dreyfus). Mais c'est peut-être justement parce qu'étant juifs et se connaissant eux-mêmes, ils savent qu'on peut être juif et ne pas être forcément traître et anti-français, comme le prétend, paraît-il, M. Drumont. Certainement s'il avait été chrétien, les Juifs ne se seraient pas intéressés à lui mais ils l'ont fait parce qu'ils sentent bien que s'il n'était pas juif, on ne l'aurait pas cru si facilement traître “a priori”, comme dirait mon neveu Robert. – Les femmes n'entendent rien à la politique, s'écria le duc en fixant des yeux la duchesse. Car ce crime affreux n'est pas simplement une cause juive, mais bel et bien une immense affaire nationale qui peut amener les plus effroyables conséquences pour la France d'où on devrait expulser tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises jusqu'ici l'aient été (d'une façon ignoble qui devrait être révisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l'écart pour le malheur de notre pauvre pays. »
Je sentais que cela allait se gâter et je me remis précipitamment à parler robes.
« Vous rappelez-vous, madame, dis-je, la première fois que vous avez été aimable avec moi ? – La première fois que j'ai été aimable avec lui », reprit-elle en regardant en riant M. de Bréauté, dont le bout du nez s'amenuisait, dont le sourire s'attendrissait par politesse pour Mme de Guermantes et dont la voix de couteau qu'on est en train de repasser fit entendre quelques sons vagues et rouillés. « Vous aviez une robe jaune avec de grandes fleurs noires. – Mais, mon petit, c'est la même chose, ce sont des robes de soirée. – Et votre chapeau de bleuets que j'ai tant aimé ! Mais enfin tout cela c'est du rétrospectif. Je voudrais faire faire à la jeune fille en question un manteau de fourrure comme celui que vous aviez hier matin. Est-ce que ce serait impossible que je le visse ? – Non, Hannibal est obligé de s'en aller dans un instant. Vous viendrez chez moi et ma femme de chambre vous montrera tout ça. Seulement, mon petit, je veux bien vous prêter tout ce que vous voudrez, mais si vous faites faire des toilettes de Callot, de Doucet, de Paquin par de petites couturières, cela ne sera jamais la même chose. – Mais je ne veux pas du tout aller chez une petite couturière, je sais très bien que ce sera autre chose, mais cela m'intéresserait de comprendre pourquoi ce sera autre chose. – Mais vous savez bien que je ne sais rien expliquer, moi, je suis eun bête, je parle comme une paysanne. C'est une question de tour de main, de façon ; pour les fourrures je peux au moins vous donner un mot pour mon fourreur qui de cette façon ne vous volera pas. Mais vous savez que ça vous coûtera encore huit ou neuf mille francs. – Et cette robe de chambre qui sent si mauvais, que vous aviez l'autre soir et qui est sombre, duveteuse, tachetée, striée d'or comme une aile de papillon ? – Ah ! ça, c'est une robe de Fortuny. Votre jeune fille peut très bien mettre cela chez elle. J'en ai beaucoup, je vais vous en montrer, je peux même vous en donner si cela vous fait plaisir. Mais je voudrais surtout que vous vissiez celle de ma cousine Talleyrand. Il faut que je lui écrive de me la prêter. – Mais vous aviez aussi des souliers si jolis, était-ce encore de Fortuny ? – Non, je sais ce que vous voulez dire, c'est du chevreau doré que nous avions trouvé à Londres, en faisant des courses avec Consuelo de Manchester. C'était extraordinaire. Je n'ai jamais pu comprendre comme c'était doré, on dirait une peau d'or. Il n'y a que cela avec un petit diamant au milieu. La pauvre duchesse de Manchester est morte, mais si ça vous fait plaisir, j'écrirai à Mme de Warwick ou à Mme Marlborough pour tâcher d'en retrouver de pareils. Je me demande même si je n'ai pas encore de cette peau. On pourrait peut-être en faire faire ici. Je regarderai ce soir, je vous le ferai dire. »
Comme je tâchais autant que possible de quitter la duchesse avant qu'Albertine fût revenue, l'heure faisait souvent que je rencontrais dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et Morel qui allaient prendre le thé chez… Jupien, suprême faveur pour le baron ! Je ne les croisais pas tous les jours mais ils y allaient tous les jours. Il est du reste à remarquer que la constance d'une habitude est d'ordinaire en rapport avec son absurdité. Les choses éclatantes on ne les fait généralement que par à-coups. Mais des vies insensées, où le maniaque se prive lui-même de tous les plaisirs et s'inflige les plus grands maux, ces vies sont ce qui change le moins. Tous les dix ans, si l'on en avait eu la curiosité, on retrouverait le malheureux dormant aux heures où il pourrait vivre, sortant aux heures où il n'y a guère rien d'autre à faire qu'à se laisser assassiner dans les rues, buvant glacé quand il a chaud, toujours en train de soigner un rhume. Il suffirait d'un petit mouvement d'énergie, un seul jour, pour changer cela une fois pour toutes. Mais justement ces vies sont habituellement l'apanage d'êtres incapables d'énergie. Les vices sont un autre aspect de ces existences monotones que la volonté suffirait à rendre moins atroces. Les deux aspects pouvaient être également considérés quand M. de Charlus allait tous les jours avec Morel prendre le thé chez Jupien. Un seul orage avait marqué cette coutume quotidienne. La nièce du giletier ayant dit un jour à Morel : « C'est cela, venez demain, je vous paierai le thé », le baron avait avec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personne dont il comptait faire presque sa belle-fille, mais comme il aimait à froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement à Morel qu'il le priait de lui donner à cet égard une leçon de distinction, tout le retour s'était passé en scènes violentes. Sur le ton le plus insolent, le plus orgueilleux : « Le “toucher”, qui, je le vois, n'est pas forcément allié au “tact”, a donc empêché chez vous le développement normal de l'odorat, puisque vous avez toléré que cette expression fétide de payer le thé, à quinze centimes je suppose, fît monter son odeur de vidanges jusqu'à mes royales narines ? Quand vous avez fini un solo de violon, avez-vous jamais vu chez moi qu'on vous récompensât d'un pet, au lieu d'un applaudissement frénétique ou d'un silence plus éloquent encore parce qu'il est fait de la peur de ne pouvoir retenir non ce que votre fiancée nous prodigue mais le sanglot que vous avez amené au bord des lèvres ? »
Quand un fonctionnaire s'est vu infliger de tels reproches par son chef, il est invariablement dégommé le lendemain. Rien au contraire n'eût été plus cruel à M. de Charlus que de congédier Morel et, craignant même d'avoir été un peu trop loin, il se mit à faire de la jeune fille des éloges minutieux, pleins de goût, involontairement semés d'impertinences. « Elle est charmante. Comme vous êtes musicien, je pense qu'elle vous a séduit par la voix qu'elle a très belle dans les notes hautes où elle semble attendre l'accompagnement de votre si dièse. Son registre grave me plaît moins et cela doit être en rapport avec le triple recommencement de son cou étrange et mince qui semble finir, s'élève encore ; en elle, plutôt que des détails médiocres, c'est sa silhouette qui m'agrée. Et comme elle est couturière et doit savoir jouer des ciseaux, il faut qu'elle me donne une jolie découpure d'elle-même en papier. »
Charlie avait d'autant moins écouté ces éloges que les agréments qu'ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé. Mais il répondit à M. de Charlus. « C'est entendu, mon petit, je lui passerai un savon pour qu'elle ne parle plus comme ça ! » Si Morel disait ainsi « mon petit » à M. de Charlus, ce n'est pas que le beau violoniste ignorât qu'il eût à peine le tiers de l'âge du baron. Il ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette simplicité qui dans certaines relations postule que la suppression de la différence d'âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse feinte chez Morel, chez d'autres la tendresse sincère. Ainsi, vers cette époque, M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue : « Mon cher Palamède, quand te verrai-je ? Je m'ennuie beaucoup après toi et pense bien souvent à toi, etc. Tout à toi, PIERRE. » M. de Charlus se cassa la tête pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup le connaître, et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l'écriture. Tous les princes auxquels l'Almanach de Gotha accorde quelques lignes défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus. Enfin, brusquement, une adresse écrite au dos l'éclaira : l'auteur de la lettre était le chasseur d'un cercle de jeu où allait quelquefois M. de Charlus. Ce chasseur n'avait pas cru être impoli en écrivant sur ce ton à M. de Charlus qui avait au contraire un grand prestige à ses yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer quelqu'un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par là – s'imaginait-il dans sa naïveté – donné son affection. M. de Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même d'une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre. Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n'aimait pas à sortir avec M. de Vaugoubert. Car celui-ci, le monocle à l'oeil, regardait de tous les côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s'émancipant quand il était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le baron. Il mettait tous les noms d'hommes au féminin et, comme il était très bête, il s'imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne cessait de rire aux éclats. Comme avec cela il tenait énormément à son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façons qu'il avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par la frousse que lui causait au même moment le passage de gens du monde, mais surtout de fonctionnaires. « Cette petite télégraphiste, disait-il en touchant du coude le baron renfrogné, je l'ai connue, mais elle s'est rangée, la vilaine ! Oh ! ce livreur des Galeries Lafayette, quelle merveille ! Mon Dieu, voilà le directeur des Affaires commerciales qui passe. Pourvu qu'il n'ait pas remarqué mon geste ! Il serait capable d'en parler au ministre qui me mettrait en non-activité, d'autant plus qu'il paraît que c'en est une. » M. de Charlus ne se tenait pas de rage. Enfin, pour abréger cette promenade qui l'exaspérait, il se décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l'ambassadeur, mais il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût jaloux afin de pouvoir faire croire qu'il était aimant. « Or, ajouta-t-il d'un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher de causer le moins de peine qu'on peut. »
Avant de revenir à la boutique de Jupien, l'auteur tient à dire combien il serait contristé que le lecteur s'offusquât de peintures si étranges. D'une part (et ceci est le petit côté de la chose), on trouve que l'aristocratie semble proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence que les autres classes sociales. Cela serait-il, qu'il n'y aurait pas lieu de s'en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer, dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes spécifiques où chacun admire la « race ». Mais parmi ces traits persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles, ce sont les tendances et les goûts.
Ce serait une objection plus grave, si elle était fondée, de dire que tout cela nous est étranger et qu'il faut tirer la poésie de la vérité toute proche. L'art extrait du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peut-être le plus grand. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un grand intérêt, parfois de la beauté, peut naître d'actions découlant d'une forme d'esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu'elles s'étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu'y a-t-il de plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges la mer qui avait englouti ses vaisseaux ?
Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient sur la jeune fille, transmit à celle-ci en la prenant à son compte, la remarque du baron, car l'expression « payer le thé » disparut aussi complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d'un salon telle personne intime, qu'on recevait tous les jours et avec qui pour une raison ou pour une autre on s'est brouillé ou qu'on tient à cacher et qu'on ne fréquente qu'au dehors. M. de Charlus fut satisfait de la disparition de « payer le thé », il y vit une preuve de son ascendant sur Morel et l'effacement de la seule petite tache à la perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de son espèce, tout en étant sincèrement l'ami de Morel et de sa presque fiancée, l'ardent partisan de leur union, il était assez friand du pouvoir de créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, en dehors et au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu'eût été son frère.
Morel avait dit à M. de Charlus qu'il aimait la nièce de Jupien, voulait l'épouser, et il était doux au baron d'accompagner son jeune ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.
Mon opinion personnelle est que « payer le thé » venait de Morel lui-même, et que par aveuglement d'amour, la jeune couturière avait adopté une expression de l'être adoré, laquelle jurait par sa laideur au milieu du joli parler de la jeune fille. Ce parler, ces charmantes manières qui s'y accordaient, la protection de M. de Charlus, faisaient que beaucoup de clientes pour qui elle avait travaillé, la recevaient en amie, l'invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la petite n'acceptant du reste qu'avec la permission du baron et les soirs où cela lui convenait. « Une jeune couturière dans le monde ? dira-t-on, quelle invraisemblance ! » Si l'on y songe, il n'était pas moins invraisemblable qu'autrefois Albertine vînt me voir à minuit, et maintenant vécût avec moi. Et c'eût peut-être été invraisemblable d'une autre, mais nullement d'Albertine, sans père ni mère, menant une vie si libre qu'au début je l'avais prise à Balbec pour la maîtresse d'un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée Mme Bontemps qui déjà chez Mme Swann n'admirait chez sa nièce que ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux sur tout si cela pouvait la débarrasser d'elle en lui faisant faire un riche mariage où un peu de l'argent irait à la tante (dans le plus grand monde des mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire à leur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunes époux, acceptent des fourrures, une automobile, de l'argent d'une belle-fille qu'elles n'aiment pas et qu'elles font recevoir).
Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne trouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce de Jupien étant une exception ne peut encore le laisser prévoir, une hirondelle ne fait pas le printemps. En tout cas, si la toute petite situation de la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel, car sur certains points sa bêtise était si grande que non seulement il trouvait « plutôt bête » cette jeune fille mille fois plus intelligente que lui, peut-être seulement parce qu'elle l'aimait, mais encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières déguisées faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n'était pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des bourgeoises riches, élégantes, d'esprit assez libre pour trouver qu'on ne se déshonore pas en recevant une couturière, d'esprit assez esclave pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que Son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir tous les jours.
Rien ne plaisait mieux que l'idée de ce mariage au baron, lequel pensait qu'ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une « faute ». Et M. de Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n'aurait pas été fâché de le confier à son ami qui eût été furieux et de mettre ainsi la zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait à un grand nombre de personnes bonnes qui font les éloges d'un tel ou d'une telle pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait d'aucune insinuation, et pour deux causes. « Si je lui raconte, se disait-il, que sa fiancée n'est pas sans tache, son amour-propre sera froissé, il m'en voudra. Et puis, qui me dit qu'il n'est pas amoureux d'elle ? Si je ne dis rien, ce feu de paille s'éteindra vite, je gouvernerai leurs rapports à ma guise, il ne l'aimera que dans la mesure où je le souhaiterai. Si je lui raconte la faute passée de sa promise, qui me dit que mon Charlie n'est pas encore assez amoureux pour devenir jaloux ? Alors, je transformerai par ma propre faute un flirt sans conséquence et qu'on mène comme on veut, en un grand amour, chose difficile à gouverner. » Pour ces deux raisons, M. de Charlus gardait un silence qui n'avait que les apparences de la discrétion, mais qui par un autre côté était méritoire, car se taire est presque impossible aux gens de sa sorte.
D'ailleurs, la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui elle satisfaisait tout le goût esthétique qu'il pouvait avoir pour les femmes, aurait voulu avoir d'elle des centaines de photographies. Lui, moins bête que Morel, apprenait avec plaisir les dames comme il faut qui la recevaient et que son flair social situait bien. Mais il se gardait bien (voulant garder l'empire) de le dire à Charlie, lequel, vraie brute en cela, continuait à croire qu'en dehors de la « classe de violon » et des Verdurin, seuls existaient les Guermantes, les quelques familles presque royales énumérées par le baron, tout le reste n'étant qu'une « lie », une « tourbe ». Charlie prenait ces expressions de M. de Charlus à la lettre.
Comment, M. de Charlus vainement attendu tous les jours de l'année par tant d'ambassadeurs et de duchesses, ne dînant pas avec le prince de Croy parce qu'on donne le pas à celui-ci, M. de Charlus, tout le temps qu'il dérobe à ces grandes dames, à ces grands seigneurs, le passait chez la nièce d'un giletier ? D'abord, raison suprême, Morel était là. N'y eût-il pas été, je ne vois aucune invraisemblance, ou bien alors vous jugez comme eût fait un commis d'Aimé. Il n'y a guère que les garçons de restaurant pour croire qu'un homme excessivement riche a toujours des vêtements nouveaux et éclatants, et qu'un monsieur tout ce qu'il y a de plus chic donne des dîners de soixante couverts et ne va qu'en auto. Ils se trompent. Bien souvent un homme excessivement riche a toujours un même veston râpé. Un monsieur tout ce qu'il y a de plus chic, c'est un monsieur qui ne fraye dans le restaurant qu'avec les employés et, rentré chez lui, joue aux cartes avec ses valets. Cela n'empêche pas son refus de passer après le prince Murat.
Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des jeunes gens il y avait celle-ci que la nièce de Jupien serait en quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui. « Tromper » dans le sens conjugal la future femme du violoniste, M. de Charlus n'eût même pas songé une seconde à en éprouver du scrupule. Mais avoir un « jeune ménage » à guider, se sentir le protecteur redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle considérant le baron comme un dieu prouverait par là que le cher Morel lui avait inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel, firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa « chose » Morel un être de plus, l'époux, c'est-à-dire lui donnèrent quelque chose de plus, de nouveau, de curieux à aimer en lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande maintenant qu'elle n'avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour ainsi dire, résistait souvent au baron, qu'il se sentait sûr de reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les soirs où il s'ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le baron n'avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M. de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où vivrait le jeune ménage. L'amour de M. de Charlus pour Morel reprenait une nouveauté délicieuse quand il se disait : sa femme aussi sera à moi tant il est à moi, ils n'agiront que de la façon qui ne peut me fâcher, ils obéiront à mes caprices et ainsi elle sera un signe (jusqu'ici inconnu de moi) de ce que j'avais presque oublié et qui est si sensible à mon coeur que pour tout le monde, pour ceux qui me verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était plus heureux que de tout le reste. Car la possession de ce qu'on aime est une joie plus grande encore que l'amour. Bien souvent ceux qui cachent à tous cette possession, ne le font que par la peur que l'objet chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se taire, en est diminué.
On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son désir c'était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là, et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, mais le viol accompli, il « ficherait le camp au loin ». Mais cela, devant les aveux d'amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de Charlus l'avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature de Morel, telle qu'il l'avait cyniquement avouée – peut-être même habilement exagérée – et le moment où elle reprendrait le dessus. En se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait. Il se connaissait si peu qu'il se figurait sans doute l'aimer, même peut-être l'aimer pour toujours. Certes, son premier désir initial, son projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments superposés que rien ne dit que le violoniste n'eût pas été sincère en disant que ce vicieux désir n'était pas le mobile véritable de son acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu'il se l'avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à ce moment-là d'assez fortes crampes à la main et se voyait obligé d'envisager l'éventualité d'avoir à cesser le violon. Comme, en dehors de son art, il était d'une incompréhensible paresse, la nécessité de se faire entretenir s'imposait et il aimait mieux que ce fût par la nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant par les apprenties toujours nouvelles qu'il chargerait la nièce de Jupien de lui débaucher que par les belles dames riches auxquelles il la prostituerait. Que sa future femme pût refuser de condescendre à ces complaisances et fût perverse à ce point n'entrait pas un instant dans les calculs de Morel. D'ailleurs ils passèrent au second plan, y laissèrent la place à l'amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences se relâcheraient certainement, une fois que lui, Morel, serait marié à la jeune fille. Le mariage était la chose pressée, à cause de son amour, et dans l'intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n'était-ce pas nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la joie de ses regards répandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des paroles de même ordre, parfois même des larmes. C'est donc sincèrement – si un pareil mot peut s'appliquer à lui – qu'il tenait à la nièce de Jupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont aussi ceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans la vie, tiennent à quelque ravissante fille de richissimes bourgeois) qu'étaient d'une bassesse sans fard les théories qu'il avait exposées à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage. Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle, avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait plus de plaisir, ou même, par exemple, si l'obligation de faire face aux promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie reconquise de son système nerveux, qu'il était, en considérant même les choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute obligation.
Ainsi, à la fin de son séjour à Balbec, il avait perdu je ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais « tapeur ») qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on veut s'adresser « qu'on a à lui parler pour affaires », qu'on lui « demande un rendez-vous pour affaires ». Cette formule magique enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de l'argent rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous « pour affaires ». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre « pour parler affaires ». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux, le monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage, ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le sollicité par ces mots : « Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va toujours bien, etc. » Donc, à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui parler d'une « affaire », il m'avait demandé de le présenter à ce même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine auparavant dans le tram. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter – ou plutôt à lui faire prêter par M. Nissim Bernard – cinq mille francs. De ce jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel mille francs par mois à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel, encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya immédiatement les mille francs, mais après cela il trouva sans doute qu'un emploi différent des quatre mille francs qui restaient pourrait être plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et lui ayant réclamé trois mille cinq cents francs au lieu de quatre mille, ce qui eût fait gagner cinq cents francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime, mais que son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se contenta pas, du reste, de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant, paraît-il, déclaré que Thibaud jouait aussi bien que Morel, celui-ci trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été chez Morel l'effet naturel du prêt de cinq mille francs par un Israélite), ne sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux suivant une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être sans s'en douter pour quelque chose dans ce changement, car souvent il déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs propres ailes. Cette idée était en elle-même absolument insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille, et restant dans l'esprit de Morel, elle était prête le jour venu à se combiner avec d'autres idées ayant de l'affinité pour elle et capables, une fois le mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.
Ce n'était pas d'ailleurs très souvent qu'il m'arrivait de rencontrer M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que j'avais auprès d'elle était tel que j'en venais à oublier non seulement l'attente anxieuse qui précédait le retour d'Albertine, mais même l'heure de ce retour. Je mettrai à part, parmi ces jours où je m'attardai chez Mme de Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle signification m'échappa entièrement et ne fut comprise par moi que longtemps après. Cette fin d'après-midi-là, Mme de Guermantes m'avait donné, parce qu'elle savait que je les aimais, des seringas venus du Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine était rentrée, je croisai dans l'escalier Andrée que l'odeur si violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
« Comment, vous êtes déjà rentrées ? lui dis-je. – Il n'y a qu'un instant, mais Albertine avait à écrire, elle m'a renvoyée. – Vous ne pensez pas qu'elle ait quelque projet blâmable ? – Nullement, elle écrit à sa tante, je crois. Mais elle qui n'aime pas les odeurs fortes ne sera pas enchantée de vos seringas. – Alors, j'ai eu une mauvaise idée ! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de l'escalier de service. – Si vous vous imaginez qu'Albertine ne sentira pas après vous l'odeur de seringa. Avec l'odeur de la tubéreuse, c'est peut-être la plus entêtante. D'ailleurs je crois que Françoise est allée faire une course. – Mais alors, moi qui n'ai pas aujourd'hui ma clef, comment pourrai-je rentrer ? – Oh ! vous n'aurez qu'à sonner, Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée dans l'intervalle. »
Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vint m'ouvrir, ce qui fut assez compliqué, car Françoise étant descendue, Albertine ne savait pas où allumer. Enfin elle put me faire entrer, mais les fleurs de seringa la mirent en fuite. Je les posai dans la cuisine, de sorte qu'interrompant sa lettre (je ne compris pas pourquoi), mon amie eut le temps d'aller dans ma chambre, d'où elle m'appela, et de s'étendre sur mon lit. Encore une fois, au moment même, je ne trouvai à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d'un peu confus, en tout cas insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée, et s'était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez moi pour ne pas laisser voir son lit en désordre et avait fait semblant d'être en train d'écrire. Mais on verra tout cela plus tard, tout cela dont je n'ai jamais su si c'était vrai.
Sauf cet incident unique, tout se passait normalement quand je remontais de chez la duchesse. Albertine ignorant si je ne désirerais pas sortir avec elle avant le dîner, je trouvais d'habitude dans l'antichambre son chapeau, son manteau, son ombrelle qu'elle y avait laissés à tout hasard. Dès qu'en entrant je les apercevais, l'atmosphère de la maison devenait respirable. Je sentais qu'au lieu d'un air raréfié, le bonheur la remplissait. J'étais sauvé de ma tristesse, la vue de ces riens me faisait posséder Albertine, je courais vers elle.
Les jours où je ne descendais pas chez Mme de Guermantes, pour que le temps me semblât moins long, durant cette heure qui précédait le retour de mon amie, je feuilletais un album d'Elstir, un livre de Bergotte.
Alors – comme les oeuvres mêmes qui semblent s'adresser seulement à la vue et à l'ouïe exigent que pour les goûter notre intelligence éveillée collabore étroitement avec ces deux sens – je faisais sans m'en douter sortir de moi les rêves qu'Albertine y avait jadis suscités quand je ne la connaissais pas encore et qu'avait éteints la vie quotidienne. Je les jetais dans la phrase du musicien ou l'image du peintre comme dans un creuset, j'en nourrissais l'oeuvre que je lisais. Et sans doute celle-ci m'en paraissait plus vivante. Mais Albertine ne gagnait pas moins à être ainsi transportée de l'un des deux mondes où nous avons accès et où nous pouvons situer tour à tour un même objet, à échapper ainsi à l'écrasante pression de la matière pour se jouer dans les fluides espaces de la pensée. Je me trouvais tout d'un coup, et pour un instant, pouvoir éprouver pour la fastidieuse jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait à ce moment-là l'apparence d'une oeuvre d'Elstir ou de Bergotte, j'éprouvais une exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le recul de l'imagination et de l'art.
Bientôt on me prévenait qu'elle venait de rentrer ; encore avait-on ordre de ne pas dire son nom si je n'étais pas seul, si j'avais par exemple avec moi Bloch que je forçais à rester un instant de plus, de façon à ne pas risquer qu'il rencontrât mon amie. Car je cachais qu'elle habitât la maison, et même que je la visse jamais chez moi, tant j'avais peur qu'un de mes amis s'amourachât d'elle, ne l'attendît dehors, ou que, dans l'instant d'une rencontre dans le couloir ou l'antichambre, elle pût faire un signe et donner un rendez-vous. Puis j'entendais le bruissement de la jupe d'Albertine se dirigeant vers sa chambre, car par discrétion et sans doute aussi par ces égards où autrefois dans nos dîners à La Raspelière, elle s'était ingéniée pour que je ne fusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne sachant que je n'étais pas seul. Mais ce n'était pas seulement pour cela, je le comprenais tout à coup. Je me souvenais, j'avais connu une première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une autre, l'actuelle. Et le changement, je n'en pouvais rendre responsable que moi-même. Tout ce qu'elle m'eût avoué facilement, puis volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de s'épandre dès qu'elle avait cru que je l'aimais, ou, sans peut-être se dire le nom de l'Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre davantage. Depuis ce jour-là elle m'avait tout caché. Elle se détournait de ma chambre si elle pensait que j'étais, non pas même souvent, avec une amie, mais avec un ami, elle dont les yeux s'intéressaient jadis si vivement quand je parlais d'une jeune fille : « Il faut tâcher de la faire venir, ça m'amuserait de la connaître. – Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre. – Justement, ce sera bien plus drôle. » À ce moment-là, j'aurais peut-être pu tout savoir. Et même quand dans le petit casino elle avait détaché ses seins de ceux d'Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma présence, mais de celle de Cottard, lequel lui aurait fait, pensait-elle sans doute, une mauvaise réputation. Et pourtant alors elle avait déjà commencé de se figer, les paroles confiantes n'étaient plus sorties de ses lèvres, ses gestes étaient réservés. Puis elle avait écarté d'elle tout ce qui aurait pu m'émouvoir. Aux parties de sa vie que je ne connaissais pas elle donnait un caractère dont mon ignorance se faisait complice pour accentuer ce qu'il avait d'inoffensif. Et maintenant, la transformation était accomplie, elle allait droit à sa chambre si je n'étais pas seul, non pas seulement pour ne pas déranger, mais pour me montrer qu'elle était insoucieuse des autres. Il y avait une seule chose qu'elle ne ferait jamais plus pour moi, qu'elle n'aurait faite qu'au temps où cela m'eût été indifférent, qu'elle aurait faite aisément à cause de cela même, c'était précisément avouer. J'en serais réduit pour toujours, comme un juge, à tirer des conclusions incertaines d'imprudences de langage qui n'étaient peut-être pas inexplicables sans avoir recours à la culpabilité. Et toujours elle me sentirait jaloux et juge.
Nos fiançailles prenaient une allure de procès et lui donnaient la timidité d'une coupable. Maintenant elle changeait la conversation quand il s'agissait de personnes, hommes ou femmes, qui ne fussent pas de vieilles gens. C'est quand elle ne soupçonnait pas encore que j'étais jaloux d'elle que j'aurais dû lui demander ce que je voulais savoir. Il faut profiter de ce temps-là. C'est alors que notre amie nous dit ses plaisirs et même les moyens à l'aide desquels elle les dissimule aux autres. Elle ne m'eût plus avoué maintenant, comme elle avait fait à Balbec, moitié parce que c'était vrai, moitié pour s'excuser de ne pas laisser voir davantage sa tendresse pour moi, car je la fatiguais déjà alors et elle avait vu par ma gentillesse pour elle qu'elle n'avait pas besoin de m'en montrer autant qu'aux autres pour en obtenir plus que d'eux, elle ne m'aurait plus avoué maintenant comme alors : « Je trouve ça stupide de laisser voir qui on aime, moi c'est le contraire : dès qu'une personne me plaît, j'ai l'air de ne pas y faire attention. Comme ça personne ne sait rien. » Comment ! c'était la même Albertine d'aujourd'hui avec ses prétentions à la franchise et d'être indifférente à tous qui m'avait dit cela ! Elle ne m'eût plus énoncé cette règle maintenant ! Elle se contentait quand elle causait avec moi de l'appliquer en me disant de telle ou telle personne qui pouvait m'inquiéter : « Ah ! je ne sais pas, je ne l'ai pas regardée, elle est trop insignifiante. » Et de temps en temps, pour aller au-devant de choses que je pourrais apprendre, elle faisait de ces aveux que leur accent, avant que l'on connaisse la réalité qu'ils sont chargés de dénaturer, d'innocenter, dénonce déjà comme étant des mensonges.
Tout en écoutant les pas d'Albertine avec le plaisir confortable de penser qu'elle ne ressortirait plus ce soir, j'admirais que pour cette jeune fille dont j'avais cru autrefois ne pouvoir jamais faire la connaissance, rentrer chaque jour chez elle, ce fût précisément rentrer chez moi. Le plaisir fait de mystère et de sensualité que j'avais éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec le soir où elle était venue coucher à l'hôtel, s'était complété, stabilisé, remplissait ma demeure jadis vide d'une permanente provision de douceur domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs, et dans laquelle tous mes sens, tantôt effectivement, tantôt, dans les moments où j'étais seul, en imagination et par l'attente du retour, se nourrissaient paisiblement. Quand j'avais entendu se refermer la porte de la chambre d'Albertine, si j'avais un ami avec moi je me hâtais de le faire sortir, ne le lâchant que quand j'étais bien sûr qu'il était dans l'escalier, dont je descendais au besoin quelques marches.
Dans le couloir au-devant de moi venait Albertine. « Tenez, pendant que j'ôte mes affaires, je vous envoie Andrée, elle est montée une seconde pour vous dire bonsoir. » Et ayant encore autour d'elle le grand voile gris, qui descendait de la toque de chinchilla et que je lui avais donné à Balbec, elle se retirait et rentrait dans sa chambre, comme si elle eût deviné qu'Andrée, chargée par moi de veiller sur elle, allait, en me donnant maint détail, en me faisant mention de la rencontre par elles deux d'une personne de connaissance, apporter quelque détermination aux régions vagues où s'était déroulée la promenade qu'elles avaient faite toute la journée et que je n'avais pu imaginer.
Les défauts d'Andrée s'étaient accusés, elle n'était plus aussi agréable que quand je l'avais connue. Il y avait maintenant chez elle, à fleur de peau, une sorte d'aigre inquiétude, prête à s'amasser comme à la mer un « grain », si seulement je venais à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour moi. Cela n'empêchait pas qu'Andrée pût être meilleure à mon égard, m'aimer plus – et j'en ai eu souvent la preuve – que des gens plus aimables. Mais le moindre air de bonheur qu'on avait, s'il n'était pas causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable comme le bruit d'une porte qu'on ferme trop fort. Elle admettait les souffrances où elle n'avait point de part, non les plaisirs ; si elle me voyait malade, elle s'affligeait, me plaignait, m'aurait soigné. Mais si j'avais une satisfaction aussi insignifiante que de m'étirer d'un air de béatitude en fermant un livre et en disant : « Ah ! je viens de passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant », ces mots, qui eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup, excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un agacement qu'elle ne pouvait cacher. Ces défauts étaient complétés par de plus graves ; un jour que je parlais de ce jeune homme si savant en choses de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste, que j'avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner : « Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d'autant plus, mais je m'amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu'ils m'attaquent en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais ! » Ses yeux étincelaient. Or, j'appris que le père n'avait rien commis d'indélicat, qu'Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle s'était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui pourrait l'embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de dépositions qu'elle était imaginairement appelée à faire et, à force de s'en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même s'ils n'étaient pas vrais.
Ainsi, telle qu'elle était devenue (et même sans ses haines courtes et folles), je n'aurais pas désiré la voir, ne fût-ce qu'à cause de cette malveillante susceptibilité qui entourait d'une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements quelle seule pouvait me donner sur mon amie m'intéressaient trop pour que je négligeasse une occasion si rare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte derrière elle ; elles avaient rencontré une amie, et Albertine ne m'avait jamais parlé d'elle. « Qu'ont-elles dit ? – Je ne sais pas, car j'ai profité de ce qu'Albertine n'était pas seule pour aller acheter de la laine. – Acheter de la laine ? – Oui, c'est Albertine qui me l'avait demandé. – Raison de plus pour ne pas y aller, c'était peut-être pour vous éloigner. – Mais elle me l'avait demandé avant de rencontrer son amie. – Ah ! » répondais-je en retrouvant la respiration. Aussitôt mon soupçon me reprenait : « Mais qui sait si elle n'avait pas donné d'avance un rendez-vous à son amie et n'avait pas combiné un prétexte pour être seule quand elle le voudrait ? » D'ailleurs, étais-je bien certain que ce n'était pas la vieille hypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité) qui était la bonne ? Andrée était peut-être d'accord avec Albertine. De l'amour, me disais-je à Balbec, on en a pour une personne dont notre jalousie semble plutôt avoir pour objet les actions ; on sent que si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement d'aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui l'éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l'inspire, et qui use à son tour d'habileté. Elle cherche à nous donner le change sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car à celui qui n'est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante révélerait-elle les mensonges qu'elle cache ? nous ne la distinguons pas des autres ; dite avec frayeur, elle est écoutée sans attention. Plus tard, quand nous serons seuls, nous reviendrons sur cette phrase, elle ne nous semblera pas tout à fait adéquate à la réalité. Mais cette phrase, nous la rappelons-nous bien ? Il semble que naisse spontanément en nous, à son égard et quant à l'exactitude de notre souvenir, un doute du genre de ceux qui font qu'au cours de certains états nerveux on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et pas plus à la cinquantième fois qu'à la première ; on dirait qu'on peut recommencer indéfiniment l'acte sans qu'il s'accompagne jamais d'un souvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer une cinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétante est au passé dans une audition incertaine qu'il ne dépend pas de nous de renouveler. Alors nous exerçons notre attention sur d'autres qui ne cachent rien et le seul remède dont nous ne voulons pas, serait de tout ignorer pour n'avoir pas le désir de mieux savoir.
Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l'objet comme une défiance qui autorise la tromperie. D'ailleurs, pour tâcher d'apprendre quelque chose, c'est nous qui avons pris l'initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé nous promettent bien de ne rien dire, mais le feront-ils ? Bloch n'a rien pu promettre puisqu'il ne savait pas et, pour peu qu'elle cause avec chacun des trois, Albertine, à l'aide de ce que Saint-Loup eût appelé des « recoupements », saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire surveiller. Ainsi succédant – relativement à ce que faisait Albertine – à mon infini doute habituel, trop indéterminé pour ne pas rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sont au chagrin ces commencements de l'oubli où l'apaisement naît du vague, le petit fragment de réponse que venait de m'apporter Andrée posait aussitôt de nouvelles questions ; je n'avais réussi, en explorant une parcelle de la grande zone qui s'étendait autour de moi, qu'à y reculer cet inconnaissable qu'est pour nous, quand nous cherchons effectivement à nous la représenter, la vie réelle d'une autre personne. Je continuais à interroger Andrée tandis qu'Albertine, par discrétion et pour me laisser (devinait-elle cela ?) tout le loisir de la questionner, prolongeait son déshabillage dans sa chambre.
« Je crois que l'oncle et la tante d'Albertine m'aiment bien », disais-je étourdiment à Andrée, sans penser à son caractère. Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter, comme un sirop qui tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenait amère. Il ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaieté que, comme toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait l'année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai qu'Andrée avait pris quelques années depuis lors) s'éclipsait si vite chez elle. Mais j'allais la faire involontairement renaître avant qu'Andrée m'eût quitté pour aller dîner chez elle. « Il y a quelqu'un qui m'a fait aujourd'hui un immense éloge de vous », lui disais-je. Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait l'air de vraiment m'aimer. Elle évitait de me regarder, mais riait dans le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. « Qui ça ? » demandait-elle avec un intérêt naïf et gourmand. Je le lui disais et, qui que ce fût, elle était heureuse.
Puis arrivait l'heure de partir, elle me quittait. Albertine revenait auprès de moi ; elle s'était déshabillée, elle portait quelqu'un des jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises dont j'avais demandé la description à Mme de Guermantes, et pour plusieurs desquelles certaines précisions supplémentaires m'avaient été fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots : « Après votre longue éclipse, j'ai cru en lisant votre lettre relative à mes tea gown, recevoir des nouvelles d'un revenant. » Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants, que Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que par la fenêtre du salon elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez elle le soir, de même qu'un peu plus tard Albertine eut des mules, certaines en chevreau doré, d'autres en chinchilla, et dont la vue m'était douce parce qu'elles étaient les unes et les autres comme les signes (que d'autres souliers n'eussent pas été) qu'elle habitait chez moi. Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une belle bague d'or. J'y admirai les ailes éployées d'un aigle. « C'est ma tante qui me l'a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est quelquefois gentille. Cela me vieillit, parce qu'elle me l'a donnée pour mes vingt ans. »
Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession (telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et si désirables), la pauvreté, plus généreuse que l'opulence, donne aux femmes bien plus que la toilette qu'elles ne peuvent pas acheter, le désir de cette toilette, et qui en est la connaissance véritable, détaillée, approfondie. Elle, parce qu'elle n'avait pu s'offrir ces choses, moi, parce qu'en les faisant faire je cherchais à lui faire plaisir, nous étions comme ces étudiants connaissant tout d'avance des tableaux qu'ils sont avides d'aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui la promenade dans un musée n'étant précédée d'aucun désir donne seulement une sensation d'étourdissement, de fatigue et d'ennui. Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet aux manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait aperçus, convoités et, grâce à l'exclusivisme et à la minutie qui caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un vide sur lequel se détachait à merveille la doublure ou l'écharpe, et connus dans toutes leurs parties – et pour moi qui étais allé chez Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l'inimitable façon du grand faiseur – une importance, un charme qu'ils n'avaient certes pas pour la duchesse, rassasiée avant même d'être en état d'appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses ennuyeuses tournées chez les couturières. Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la plus jolie, avec tous les raffinements qu'y eussent apportés Mme de Guermantes ou Mme Swann, de ces choses elle commençait à avoir beaucoup. Mais peu importait du moment quelle les avait aimées d'abord et isolément. Quand on a été épris d'un peintre, puis d'un autre, on peut à la fin avoir pour tout le musée une admiration qui n'est pas glaciale, car elle est faite d'amours successives, chacune exclusive en son temps, et qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.
Elle n'était pas frivole, du reste, lisait beaucoup quand elle était seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi. Elle était devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se trompant d'ailleurs : « Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais restée stupide. Ne le niez pas, vous m'avez ouvert un monde d'idées que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois qu'à vous. »
On sait qu'elle avait parlé semblablement de mon influence sur Andrée. L'une ou l'autre avait-elle un sentiment pour moi ? Et, en elles-mêmes, qu'étaient Albertine et Andrée ? Pour le savoir il faudrait vous immobiliser, ne plus vivre dans cette attente perpétuelle de vous où vous passez toujours autres, il faudrait ne plus vous aimer, pour vous fixer ne plus connaître votre interminable et toujours déconcertante arrivée, ô jeunes filles, ô rayon successif dans le tourbillon où nous palpitons de vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu'à peine, dans la vitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nous l'ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile, si un attrait sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d'or toujours dissemblables et qui dépassent toujours notre attente. À chaque fois, une jeune fille ressemble si peu à ce qu'elle était la fois précédente (mettant en pièces dès que nous l'apercevons le souvenir que nous avions gardé et le désir que nous nous proposions) que la stabilité de nature que nous lui prêtons n'est que fictive et pour la commodité du langage. On nous a dit qu'une belle jeune fille est tendre, aimante, pleine de sentiments les plus délicats. Notre imagination le croit sur parole, et quand nous apparaît pour la première fois, sous la ceinture crespelée de ses cheveux blonds, le disque de sa figure rose, nous craignons presque que cette trop vertueuse soeur nous refroidisse par sa vertu même, ne puisse jamais être pour nous l'amante que nous avons souhaitée. Du moins, que de confidences nous lui faisons dès la première heure, sur la foi de cette noblesse de coeur, que de projets convenus ensemble ! Mais quelques jours après, nous regrettons de nous être tant confiés, car la rose jeune fille rencontrée nous tient la seconde fois les propos d'une lubrique Furie. Dans les faces successives qu'après une pulsation de quelques jours nous présente la rose lumière interceptée, il n'est même pas certain qu'un movimentum extérieur à ces jeunes filles n'ait pas modifié leur aspect, et cela avait pu arriver pour mes jeunes filles de Balbec. On nous vante la douceur, la pureté d'une vierge. Mais après cela on sent que quelque chose de plus pimenté nous plairait mieux et on lui conseille de se montrer plus hardie. En soi-même était-elle plutôt l'une ou l'autre ? Peut-être pas, mais capable d'accéder à tant de possibilités diverses dans le courant vertigineux de la vie. Pour une autre dont tout l'attrait résidait dans quelque chose d'implacable (que nous comptions fléchir à notre manière), comme, par exemple, pour la terrible sauteuse de Balbec qui effleurait dans ses bonds les crânes des vieux messieurs épouvantés, quelle déception quand, dans la nouvelle face offerte par cette figure, au moment où nous lui disions des tendresses exaltées par le souvenir de tant de dureté envers les autres, nous l'entendions comme entrée de jeu nous dire qu'elle était timide, qu'elle ne savait jamais rien dire de sensé à quelqu'un la première fois, tant elle avait peur, et que ce n'est qu'au bout d'une quinzaine de jours qu'elle pourrait causer tranquillement avec nous ! L'acier était devenu coton, nous n'aurions plus rien à essayer de briser puisque d'elle-même elle perdait toute consistance. D'elle-même, mais par notre faute peut-être, car les tendres paroles que nous avions adressées à la Dureté lui avaient peut-être, même sans qu'elle eût fait de calcul intéressé, suggéré d'être tendre. (Ce qui nous désolait mais n'était qu'à demi maladroit, car la reconnaissance pour tant de douceur allait peut-être nous obliger à plus que le ravissement devant la cruauté fléchie.) Je ne dis pas qu'un jour ne viendra pas où, même à ces lumineuses jeunes filles, nous n'assignerons pas des caractères très tranchés, mais c'est qu'elles auront cessé de nous intéresser, que leur entrée ne sera plus pour notre coeur l'apparition qu'il attendait autre et qui le laisse bouleversé chaque fois d'incarnations nouvelles. Leur immobilité viendra de notre indifférence qui les livrera au jugement de l'esprit. Celui-ci ne conclura pas, du reste, d'une façon beaucoup plus catégorique, car après avoir jugé que tel défaut, prédominant chez l'une, était heureusement absent de l'autre, il verra que ce défaut avait pour contrepartie une qualité précieuse. De sorte que du faux jugement de l'intelligence, laquelle n'entre en jeu que quand on cesse de s'intéresser, sortiront définis des caractères stables de jeunes filles, lesquels ne nous apprendront pas plus que les surprenants visages apparus chaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de notre attente, nos amies se présentaient tous les jours, toutes les semaines, trop différentes pour nous permettre, la course ne s'arrêtant pas, de classer, de donner des rangs. Pour nos sentiments, nous en avons parlé trop souvent pour le redire, bien souvent un amour n'est que l'association d'une image de jeune fille (qui sans cela nous eût été vite insupportable) avec les battements de coeur inséparables d'une attente interminable, vaine, et d'un « lapin » que la demoiselle nous a posé. Tout cela n'est pas vrai que pour les jeunes gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes. Dès le temps où notre récit est arrivé, il paraît, je l'ai su depuis, que la nièce de Jupien avait changé d'opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Mon mécanicien, venant au renfort de l'amour qu'elle avait pour Morel, lui avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses infinies auxquelles elle n'était que trop portée à croire. Et d'autre part, Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus exerçait envers lui et qu'elle attribuait à la méchanceté, ne devinant pas l'amour. Elle était, du reste, bien forcée de constater que M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et venant corroborer cela, elle entendait des femmes du monde parler de l'atroce méchanceté du baron. Or, depuis peu, son jugement avait été entièrement renversé. Elle avait découvert chez Morel (sans cesser de l'aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de perfidie, d'ailleurs compensées par une douceur fréquente et une sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et immense bonté, mêlée de duretés quelle ne connaissait pas. Ainsi n'avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu'étaient, chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que moi sur Andrée que je voyais pourtant tous les jours, et sur Albertine qui vivait avec moi.
Les soirs où cette dernière ne me lisait pas à haute voix, elle me faisait de la musique ou entamait avec moi des parties de dames, ou des causeries que j'interrompais les unes et les autres pour l'embrasser. Nos rapports étaient d'une simplicité qui les rendait reposants. Le vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d'empressement et d'obéissance pour les seules choses que je réclamais d'elle. Derrière cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu'éclatait le concert des musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer. N'était-elle pas en effet (elle au fond de qui résidait de façon habituelle une idée de moi si familière qu'après sa tante j'étais peut-être la personne qu'elle distinguait le moins de soi-même) la jeune fille que j'avais vue la première fois à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot ? Ces effigies gardées intactes dans la mémoire, quand on les retrouve, on s'étonne de leur dissemblance d'avec l'être qu'on connaît ; on comprend quel travail de modelage accomplit quotidiennement l'habitude. Dans le charme qu'avait Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que m'avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage et, comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand il le lui eut fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d'où je l'avais précipitamment emmenée, subsistaient l'émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer. Elle était si bien encagée que certains soirs même, je ne faisais pas demander qu'elle quittât sa chambre pour la mienne, elle que jadis tout le monde suivait, que j'avais tant de peine à rattraper filant sur sa bicyclette et que le liftier même ne pouvait pas me ramener, ne me laissant guère d'espoir qu'elle vînt, et que j'attendais pourtant toute la nuit.
Albertine n'avait-elle pas été devant l'hôtel comme une grande actrice de la plage en feu excitant les jalousies quand elle s'avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne, bousculant les habitués, dominant ses amies, et cette actrice si convoitée n'était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène, enfermée chez moi, était à l'abri des désirs de tous qui désormais pouvaient la chercher vainement, tantôt dans ma chambre, tantôt dans la sienne où elle s'occupait à quelque travail de dessin et de ciselure ?
Sans doute, dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s'en était rapproché (quand j'avais été chez Elstir), puis l'avait rejoint, au fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis à Balbec encore. D'ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au premier séjour et au second, composés des mêmes villas d'où sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle différence ! Dans les amies d'Albertine du second séjour, si bien connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettement gravés dans leur visage, pouvais-je retrouver ces fraîches et mystérieuses inconnues qui jadis ne pouvaient sans que battît mon coeur faire crier sur le sable la porte de leur chalet et en froisser au passage les tamaris frémissants ? Leurs grands yeux s'étaient résorbés depuis, sans doute parce qu'elles avaient cessé d'être des enfants, mais aussi parce que ces ravissantes inconnues, actrices de la romanesque première année, et sur lesquelles je ne cessais de quêter des renseignements, n'avaient plus pour moi de mystère. Elles étaient devenues pour moi, obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en fleurs, desquelles je n'étais pas médiocrement fier d'avoir cueilli, dérobé à tous, la plus belle rose.
Entre les deux décors si différents l'un de l'autre de Balbec, il y avait l'intervalle de plusieurs années à Paris sur le long parcours desquelles se plaçaient tant de visites d'Albertine. Je la voyais aux différentes années de ma vie occupant par rapport à moi des positions différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu, où j'étais resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j'avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il était dû, d'ailleurs, à la superposition non seulement des images successives qu'Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes qualités d'intelligence et de coeur, des défauts de caractère, les uns et les autres insoupçonnés de moi, qu'Albertine, en une germination, une multiplication d'elle-même, une efflorescence charnue aux sombres couleurs, avait ajoutés à une nature jadis à peu près nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux auxquels nous avons tant rêvé qu'ils ne nous semblaient qu'une image, une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre, et dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui nous en éloignait, à l'éclairage, ces êtres-là, tandis qu'ils changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes ; et il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n'était pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en Albertine, mais parfois l'assoupissement de la mer sur la grève par les nuits de clair de lune. Quelquefois, en effet, quand je me levais pour aller chercher un livre dans le cabinet de mon père, mon amie m'ayant demandé la permission de s'étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée par la longue randonnée du matin et de l'après-midi, au grand air, que même si je n'étais resté qu'un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je trouvais Albertine endormie et ne la réveillais pas. Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d'un naturel qu'on n'aurait pu inventer, je lui trouvais l'air d'une longue tige en fleur qu'on aurait disposée là ; et c'était ainsi en effet : le pouvoir de rêver que je n'avais qu'en son absence, je le retrouvais à ces instants auprès d'elle, comme si en dormant elle était devenue une plante. Par là son sommeil réalisait dans une certaine mesure, la possibilité de l'amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n'avais plus à parler, je savais que je n'étais plus regardé par elle, je n'avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même. En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où j'avais fait sa connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant m'appartenait davantage. Son moi ne s'échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d'elle était en dehors, elle s'était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m'était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. J'écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphir marin, féerique comme ce clair de lune, qu'était son sommeil. Tant qu'il persistait je pouvais rêver à elle et pourtant la regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher, l'embrasser. Ce que j'éprouvais alors c'était un amour devant quelque chose d'aussi pur, d'aussi immatériel, d'aussi mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu'elle dormait un peu profondément, elle cessait d'être seulement la plante qu'elle avait été, son sommeil, au bord duquel je rêvais avec une fraîche volupté dont je ne me fusse jamais lassé et que j'eusse pu goûter indéfiniment, c'était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chose d'aussi calme, d'aussi sensuellement délicieux que ces nuits de pleine lune, dans la baie de Balbec devenue douce comme un lac, où les branches bougent à peine ; où étendu sur le sable, l'on écouterait sans fin se briser le reflux.
En entrant dans la chambre j'étais resté debout sur le seuil n'osant pas faire de bruit et je n'en entendais pas d'autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres, à intervalles intermittents et réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c'était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son souffle aussi léger, réduit à la simple expiration de l'air nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je m'avançais prudemment, je m'asseyais sur la chaise qui était à côté du lit, puis sur le lit même. J'ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais jamais d'aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu'une actrice n'eût pu imiter, c'était un naturel plus profond, un naturel au deuxième degré que m'offrait son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaëlesques d'Elstir. Si les lèvres d'Albertine étaient closes, en revanche de la façon dont j'étais placé ses paupières paraissaient si peu jointes que j'aurais presque pu me demander si elle dormait vraiment. Tout de même, ces paupières abaissées mettaient dans son visage cette continuité parfaite que les yeux n'interrompent pas. Il y a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté inaccoutumées pour peu qu'ils n'aient plus de regard. Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants elle était parcourue d'une agitation légère et inexplicable comme les feuillages qu'une brise inattendue convulse pendant quelques instants. Elle touchait à sa chevelure, puis ne l'ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si volontaires, que j'étais convaincu qu'elle allait s'éveiller. Nullement, elle redevenait calme dans le sommeil qu'elle n'avait pas quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j'étais obligé en la regardant d'étouffer le sourire que par leur sérieux, leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants. Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en voir bien d'autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d'alcyon. Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa tête elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles. Sa respiration peu à peu plus profonde maintenant soulevait régulièrement sa poitrine et, par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées d'une manière différente par le même mouvement, comme ces barques, ces chaînes d'amarre que fait osciller le mouvement du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, et que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son coeur, puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée libre, et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration d'Albertine ; moi-même, j'étais déplacé légèrement par son mouvement régulier. Je m'étais embarqué sur le sommeil d'Albertine.
Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n'avais besoin pour cela de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu'on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère pareille au battement intermittent de l'aile qu'ont les oiseaux qui dorment en l'air. Je choisissais pour la regarder cette face de son visage qu'on ne voyait jamais et qui était si belle. On comprend, à la rigueur, que les lettres que vous écrit quelqu'un soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez différente de la personne qu'on connaît pour qu'elles constituent une deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu'une femme soit accolée, comme Rosita à Doodica, à une autre femme dont la beauté différente fait induire un autre caractère, et que pour voir l'une il faille se placer de profil, pour l'autre de face. Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l'illusion de l'essoufflement du plaisir et quand le mien était à son terme, je pouvais l'embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne m'inquiétais pas des mots qu'elle laissait parfois échapper en dormant, leur signification m'échappait, et, d'ailleurs, quelque personne inconnue qu'ils eussent désignée, c'était sur ma main, sur ma joue, que sa main, parfois animée d'un léger frisson, se crispait un instant. Je goûtais son sommeil d'un amour désintéressé et apaisant, comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot. Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup souffrir pour que dans les heures de rémission ils vous procurent ce même calme apaisant que la nature. Je n'avais pas à lui répondre comme quand nous causions, et même eussé-je pu me taire, comme je faisais aussi, quand elle parlait, qu'en l'entendant parler je ne descendais pas tout de même aussi avant en elle. Continuant à entendre, à recueillir d'instant en instant, le murmure apaisant comme une imperceptible brise, de sa pure haleine, c'était toute une existence physiologique qui était devant moi, à moi ; aussi longtemps que je restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je serais resté là à la regarder, à l'écouter. Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se faisait sentir jusque dans la baie, et je me mettais comme elle à écouter le grondement de son souffle qui ronflait.
Quelquefois quand elle avait trop chaud, elle ôtait dormant déjà presque, son kimono qu'elle jetait sur un fauteuil. Pendant qu'elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil d'Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je hasardais un pas, pris d'une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie offert, floche et sans défense dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir fatigant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans cesse pour voir si Albertine ne s'éveillait pas, j'allais jusqu'au fauteuil. Là je m'arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j'étais resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j'ai eu tort) jamais je n'ai touché au kimono, mis ma main dans la poche, regardé les lettres. À la fin, voyant que je ne me déciderais pas, je repartais à pas de loup, revenais près du lit d'Albertine et me remettais à la regarder dormir, elle qui ne me disait rien alors que je voyais sur un bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m'eût dit bien des choses. Et de même que des gens louent cent francs par jour une chambre à l'hôtel de Balbec pour respirer l'air de la mer, je trouvais tout naturel de dépenser plus que cela pour elle, puisque j'avais son souffle près de ma joue, dans sa bouche que j'entrouvrais sur la mienne, où contre ma langue passait sa vie.
Mais ce plaisir de la voir dormir, et qui était aussi doux que la sentir vivre, un autre y mettait fin, et qui était celui de la voir s'éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus mystérieux, le plaisir même qu'elle habitât chez moi. Sans doute il m'était doux l'après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon appartement qu'elle rentrât. Il me l'était plus encore que, quand du fond du sommeil elle remontait les derniers degrés de l'escalier des songes, ce fût dans ma chambre qu'elle renaquît à la conscience et à la vie, qu'elle se demandât un instant « où suis-je ? », et voyant les objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait à peine cligner les yeux, pût se répondre qu'elle était chez elle en constatant qu'elle s'éveillait chez moi. Dans ce premier moment délicieux d'incertitude, il me semblait que je prenais à nouveau plus complètement possession d'elle, puisque au lieu qu'après être sortie elle entrât dans sa chambre, c'était ma chambre, dès qu'elle serait reconnue par Albertine, qui allait l'enserrer, la contenir, sans que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi calmes que si elle n'avait pas dormi. L'hésitation du réveil, révélée par son silence, ne l'était pas par son regard.
Elle retrouvait la parole, elle disait : « Mon » ou « Mon chéri », suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu'à l'auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel ». Je ne permettais plus dès lors qu'en famille mes parents, en m'appelant aussi « chéri », ôtassent leur prix d'être uniques aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me les disant elle faisait une petite moue qu'elle changeait d'elle-même en baiser. Aussi vite qu'elle s'était tout à l'heure endormie, aussi vite elle s'était réveillée.
Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui l'éclaire autrement que le soleil quand debout elle s'avançait le long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome d'Albertine, n'étaient la cause importante de la différence qu'il y avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les deux images sans amener un changement aussi complet ; il s'était produit, essentiel et soudain, quand j'avais appris que mon amie avait été presque élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m'étais exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d'Albertine, maintenant je n'étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère. L'image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j'aurais voulu mourir, ce n'était plus l'Albertine ayant une vie inconnue, c'était une Albertine aussi connue de moi qu'il était possible (et c'est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de rester malheureux, car par définition il ne contentait pas le besoin de mystère), c'était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain, mais ne désirant rien d'autre – il y avait des instants où, en effet, cela semblait être ainsi – qu'être avec moi, toute pareille à moi, une Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l'inconnu. Quand c'est ainsi d'une heure angoissée relative à un être, quand c'est de l'incertitude si on pourra le retenir ou s'il s'échappera, qu'est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui l'a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant Albertine, au bord des flots, pouvaient pour une petite part subsister dans mon amour pour elle : en réalité, ces impressions antérieures ne tiennent qu'une petite place dans un amour de ce genre, dans sa force, dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un souvenir paisible, apaisant, où l'on voudrait se tenir et ne plus rien apprendre de celle qu'on aime, même s'il y avait quelque chose d'odieux à savoir – bien plus même à ne consulter que ces impressions antérieures, un tel amour est fait de bien autre chose ! Quelquefois j'éteignais la lumière avant qu'elle entrât. C'était dans l'obscurité, à peine guidée par la lumière d'un tison, qu'elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent avaient peur de la trouver changée. De sorte qu'à la faveur de cet amour aveugle, elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse que d'habitude.
Je me déshabillais, je me couchais, et Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou notre conversation interrompue de baisers ; et dans le désir qui seul nous fait trouver de l'intérêt dans l'existence et le caractère d'une personne, nous restons si fidèles à notre nature, si en revanche nous abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour par nous, qu'une fois, m'apercevant dans la glace au moment où j'embrassais Albertine en l'appelant « ma petite fille », l'expression triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu'il eût été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce qu'il serait peut-être un jour auprès d'une autre si jamais je devais oublier Albertine, me fit penser qu'au-dessus des considérations de personne (l'instinct voulant que nous considérions l'actuelle comme seule véritable) je remplissais les devoirs d'une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté de la femme. Et pourtant, à ce désir honorant d'un « ex-voto » la jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait dans le besoin que j'avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque chose qui avait été étranger jusqu'ici à ma vie, au moins amoureuse, s'il n'était pas entièrement nouveau dans ma vie. C'était un pouvoir d'apaisement tel que je n'en avais pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur mon lit venait m'apporter le repos dans un baiser. Certes, j'eusse été bien étonné dans ce temps-là si l'on m'avait dit que je n'étais pas entièrement bon et surtout que je chercherais jamais à priver quelqu'un d'un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car mon plaisir d'avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins un plaisir positif que celui d'avoir retiré du monde où chacun pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleurs qui, si du moins elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres. L'ambition, la gloire m'eussent laissé indifférent. Encore plus étais-je incapable d'éprouver la haine. Et cependant, chez moi aimer charnellement, c'était tout de même pour moi jouir d'un triomphe sur tant de concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c'était un apaisement plus que tout.
J'avais beau, avant qu'Albertine fût rentrée, avoir douté d'elle, l'avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu'en peignoir elle s'était assise en face de mon fauteuil, ou si comme c'était le plus fréquent j'étais resté couché au pied de mon lit, je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu'elle m'en déchargeât, dans l'abdication d'un croyant qui fait sa prière. Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon lit, jouer avec moi comme une grosse chatte ; son petit nez rose, qu'elle diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la finesse privilégiée de certaines personnes un peu grosses, avait pu lui donner une mine mutine et enflammée, elle avait pu laisser tomber une mèche de ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée et, fermant à demi les yeux, décroisant les bras, avoir eu l'air de me dire : « Fais de moi ce que tu veux ». Quand au moment de me quitter elle s'approchait pour me dire bonsoir, c'était leur douceur devenue quasi familiale que je baisais des deux côtés de son cou puissant qu'alors je ne trouvais jamais assez brun ni à assez gros grains, comme si ces solides qualités eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.
« Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant ? me demandait-elle avant de me quitter. – Où irez-vous ? – Cela dépendra du temps et de vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit chéri ? Non ? Alors, c'était bien la peine de ne pas venir vous promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez reconnu mon pas, vous avez deviné que c'était moi ? – Naturellement. Est-ce qu'on pourrait se tromper ? est-ce qu'on ne reconnaîtrait pas entre mille les pas de sa petite bécasse ? Qu'elle me permette de la déchausser avant qu'elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir. Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de dentelles. »
Telle était ma réponse ; au milieu des expressions charnelles, on en reconnaîtra d'autres qui étaient propres à ma mère et à ma grand-mère. Car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père qui – de tout autre façon que moi sans doute, car si les choses se répètent, c'est avec de grandes variations – s'intéressait si fort au temps qu'il faisait ; et pas seulement à mon père, mais de plus en plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n'eût pu être pour moi qu'une raison de sortir, pour ne pas la laisser seule, sans mon contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui j'aurais bien juré que je n'avais pas un seul point commun, moi si passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque, qui n'en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire, alors qu'elle avait été la seule personne de la famille qui n'eût pu encore comprendre que lire c'était autre chose que de passer le temps et « s'amuser », ce qui rendait, même au temps pascal, la lecture permise le dimanche, où toute occupation sérieuse est défendue, afin qu'il soit uniquement sanctifié par la prière. Or, bien que chaque jour j'en trouvasse la cause dans un malaise particulier, ce qui me faisait si souvent rester couché, c'était un être, non pas Albertine, non pas un être que j'aimais, mais un être plus puissant sur moi qu'un être aimé, c'était, transmigrée en moi, despotique au point de faire taire parfois mes soupçons jaloux, ou du moins d'aller vérifier s'ils étaient fondés ou non, c'était ma tante Léonie. C'était assez que je ressemblasse avec exagération à mon père jusqu'à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre, mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c'était assez que je me laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le temps, mais de ma chambre ou même de mon lit ? Voici de même que je parlais maintenant à Albertine, tantôt comme l'enfant que j'avais été à Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand-mère me parlait. Quand nous avons dépassé un certain âge, l'âme de l'enfant que nous fûmes et l'âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes, et par delà celles-ci le passé de mes parents mêlaient à mon impur amour pour Albertine la douceur d'une tendresse à la fois filiale et maternelle. Nous devons recevoir, dès une certaine heure, tous nos parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.
Avant qu'Albertine m'eût obéi et eût enlevé ses souliers, j'entrouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu'ils avaient moins l'air de faire partie intégrante de son corps que d'y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l'homme s'enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait, à la jonction des cuisses, par deux valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l'horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi.
Ô grandes attitudes de l'Homme et de la Femme où cherche à se joindre, dans l'innocence des premiers jours et avec l'humilité de l'argile, ce que la Création a séparé, où Ève est étonnée et soumise devant l'Homme au côté de qui elle s'éveille, comme lui-même, encore seul, devant Dieu qui l'a formé. Albertine nouait ses bras derrière ses cheveux noirs, la hanche renflée, la jambe tombante en une inflexion de col de cygne qui s'allonge et se recourbe pour revenir sur lui-même. Il n'y avait que, quand elle était tout à fait sur le côté, un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l'âpreté au gain, la fourberie d'une espionne, dont la présence chez moi m'eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt je prenais la figure d'Albertine dans mes mains et je la replaçais de face.
« Soyez gentil, promettez-moi que, si vous ne venez pas demain, vous travaillerez, disait mon amie en remettant sa chemise. – Oui, mais ne mettez pas encore votre peignoir. » Quelquefois je finissais par m'endormir à côté d'elle. La chambre s'était refroidie, il fallait du bois. J'essayais de trouver la sonnette dans mon dos ; je n'y arrivais pas, tâtant tous les barreaux de cuivre qui n'étaient pas ceux entre lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du lit pour que Françoise ne nous vît pas l'un à côté de l'autre, je disais : « Non, remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette. »
Instants doux, gais, innocents en apparence et où s'accumule pourtant la possibilité du désastre : ce qui fait de la vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus riants, et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère d'où ne pourra sortir que la catastrophe. J'avais l'insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable. C'est justement parce que cette douceur a été nécessaire pour enfanter la douleur – et reviendra du reste la calmer par intermittences – que les hommes peuvent être sincères avec autrui, et même avec eux-mêmes, quand ils se glorifient de la bonté d'une femme envers eux, quoique, à tout prendre, au sein de leur liaison circule constamment d'une façon secrète, inavouée aux autres, ou révélée involontairement par des questions, des enquêtes, une inquiétude douloureuse. Mais celle-ci n'aurait pas pu naître sans la douceur préalable ; même ensuite, la douceur intermittente est nécessaire pour rendre la souffrance supportable et éviter les ruptures ; et la dissimulation de l'enfer secret qu'est la vie commune avec cette femme, jusqu'à l'ostentation d'une intimité qu'on prétend douce, exprime un point de vue vrai, un lien général de l'effet à la cause, un des modes selon lesquels la production de la douleur est rendue possible.
Je ne m'étonnais plus qu'Albertine fût là et dût ne sortir le lendemain qu'avec moi ou sous la protection d'Andrée. Ces habitudes de vie en commun, ces grandes lignes qui délimitaient mon existence et à l'intérieur desquelles ne pouvait pénétrer personne excepté Albertine, et aussi (dans le plan futur, encore inconnu de moi, de ma vie ultérieure, comme celui qui est tracé par un architecte pour des monuments qui ne s'élèveront que bien plus tard) les lignes lointaines, parallèles à celles-ci et plus vastes, par lesquelles s'esquissait en moi, comme un ermitage isolé, la formule un peu rigide et monotone de mes amours futures, avaient été en réalité tracées cette nuit à Balbec où, après qu'Albertine m'avait révélé, dans le petit tram, qui l'avait élevée, j'avais voulu à tout prix la soustraire à certaines influences et l'empêcher d'être hors de ma présence pendant quelques jours. Les jours avaient succédé aux jours, ces habitudes étaient devenues machinales, mais comme ces rites dont l'Histoire essaye de retrouver la signification, j'aurais pu dire (et ne l'aurais pas voulu) à qui m'eût demandé ce que signifiait cette vie de retraite où je me séquestrais jusqu'à ne plus aller au théâtre, qu'elle avait pour origine l'anxiété d'un soir, et le besoin de me prouver à moi-même les jours qui la suivraient, que celle dont j'avais appris la fâcheuse enfance n'aurait pas la possibilité, si elle l'avait voulu, de s'exposer aux mêmes tentations. Je ne songeais plus qu'assez rarement à ces possibilités, mais elles devaient pourtant rester vaguement présentes à ma conscience. Le fait de les détruire – ou d'y tâcher – jour par jour était sans doute la cause pourquoi il m'était si doux d'embrasser ces joues qui n'étaient pas plus belles que bien d'autres ; sous toute douceur charnelle un peu profonde, il y a la permanence d'un danger.
J'avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me mettrais au travail. Mais le lendemain, comme si, profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m'éveillais par un temps différent, sous un autre climat. On ne travaille pas au moment où on débarque dans un pays nouveau, aux conditions duquel il faut s'adapter. Or chaque jour était pour moi un pays différent. Ma paresse elle-même, sous les formes nouvelles qu'elle revêtait, comment l'eussé-je reconnue ? Tantôt, par des jours irrémédiablement mauvais, disait-on, rien que la résidence dans la maison située au milieu d'une pluie égale et continue avait la glissante douceur, le silence calmant, l'intérêt d'une navigation ; une autre fois, par un jour clair, en restant immobile dans mon lit, c'était laisser tourner les ombres autour de moi comme d'un tronc d'arbre. D'autres fois encore, aux premières cloches d'un couvent voisin, rares comme les dévotes matinales, blanchissant à peine le ciel sombre de leurs giboulées incertaines que fondait et dispersait le vent tiède, j'avais discerné une de ces journées tempétueuses, désordonnées et douces, où les toits, mouillés d'une ondée intermittente que sèche un souffle ou un rayon, laissent glisser en roucoulant une goutte de pluie et, en attendant que le vent recommence à tourner, lissent au soleil momentané qui les irise, leurs ardoises gorge-de-pigeon ; une de ces journées remplies par tant de changements de temps, d'incidents aériens, d'orages, que le paresseux ne croit pas les avoir perdues parce qu'il s'est intéressé à l'activité qu'à défaut de lui l'atmosphère, agissant en quelque sorte à sa place, a déployée ; journées pareilles à ces temps d'émeute ou de guerre qui ne semblent pas vides à l'écolier délaissant sa classe, parce qu'aux alentours du Palais de Justice ou en lisant les journaux, il a l'illusion de trouver dans les événements qui se sont produits, à défaut de la besogne qu'il n'a pas accomplie, un profit pour son intelligence et une excuse pour son oisiveté ; journées enfin auxquelles on peut comparer celles où se passe dans notre vie quelque crise exceptionnelle et de laquelle celui qui n'a jamais rien fait croit qu'il va tirer, si elle se dénoue heureusement, des habitudes laborieuses : par exemple, c'est le matin où il sort pour un duel qui va se dérouler dans des conditions particulièrement dangereuses ; alors, lui apparaît tout d'un coup au moment où elle va peut-être lui être enlevée le prix d'une vie de laquelle il aurait pu profiter pour commencer une oeuvre ou seulement goûter des plaisirs, et dont il n'a su jouir en rien. « Si je pouvais ne pas être tué, se dit-il, comme je me mettrais au travail à la minute même, et aussi comme je m'amuserais ! » La vie a pris en effet soudain à ses yeux une valeur plus grande, parce qu'il met dans la vie tout ce qu'il semble qu'elle peut donner, et non pas le peu qu'il lui fait donner habituellement. Il la voit selon son désir, non telle que son expérience lui a appris qu'il savait la rendre, c'est-à-dire si médiocre. Elle s'est à l'instant remplie des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles choses qu'il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre impossibles, sans songer qu'elles l'étaient déjà avant qu'il fût question de duel, à cause de mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé. Mais il retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages, à tout ce dont il avait craint un instant d'être à jamais dépouillé par la mort ; il suffit pour cela de la vie. Quant au travail – les circonstances exceptionnelles ayant pour effet d'exalter ce qui existait préalablement dans l'homme, chez le laborieux le labeur et chez l'oisif la paresse, – il se donne congé.
Je faisais comme lui, et comme j'avais toujours fait depuis ma vieille résolution de me mettre à écrire, que j'avais prise jadis, mais qui me semblait dater d'hier, parce que j'avais considéré chaque jour l'un après l'autre comme non avenu. J'en usais de même pour celui-ci, laissant passer sans rien faire ses averses et ses éclaircies et me promettant de commencer à travailler le lendemain. Mais je n'y étais plus le même sous un ciel sans nuages ; le son doré des cloches ne contenait pas seulement, comme le miel, de la lumière, mais la sensation de la lumière (et aussi la saveur fade des confitures, parce qu'à Combray il s'était souvent attardé comme une guêpe sur notre table desservie). Par ce jour de soleil éclatant, rester tout le jour les yeux clos, c'était chose permise, usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme tenir ses persiennes fermées contre la chaleur. C'était par de tels temps qu'au début de mon second séjour à Balbec j'entendais les violons de l'orchestre entre les coulées bleuâtres de la marée montante. Combien je possédais plus Albertine aujourd'hui ! Il y avait des jours où le bruit d'une cloche qui sonnait l'heure portait sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, que c'était comme une traduction pour aveugles, ou si l'on veut, comme une traduction musicale du charme de la pluie, ou du charme du soleil. Si bien qu'à ce moment-là, les yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et qu'un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l'autre. Remontant paresseusement de jour en jour comme sur une barque, et voyant apparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés, que je ne choisissais pas, qui l'instant d'avant m'étaient invisibles et que ma mémoire me présentait l'un après l'autre sans que je pusse les choisir, je poursuivais paresseusement sur ces espaces unis ma promenade au soleil.
Ces concerts matinaux de Balbec n'étaient pas anciens. Et pourtant, à ce moment relativement rapproché, je me souciais peu d'Albertine. Même les tout premiers jours de l'arrivée, je n'avais pas connu sa présence à Balbec. Par qui donc l'avais-je apprise ? Ah ! oui, par Aimé. Il faisait un beau soleil comme celui-ci. Brave Aimé ! Il était content de me revoir. Mais il n'aime pas Albertine. Tout le monde ne peut pas l'aimer. Oui, c'est lui qui m'a annoncé qu'elle était à Balbec. Comment le savait-il donc ? Ah ! il l'avait rencontrée, il lui avait trouvé mauvais genre. À ce moment, abordant le récit d'Aimé par une face autre que celle qu'il m'avait présentée au moment où il me l'avait fait, ma pensée, qui jusqu'ici avait navigué en souriant sur ces eaux bienheureuses éclatait soudain, comme si elle eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à ce point de ma mémoire. Il m'avait dit qu'il l'avait rencontrée, qu'il lui avait trouvé mauvais genre. Qu'avait-il voulu dire par mauvais genre ? J'avais compris genre vulgaire, parce que pour le contredire d'avance j'avais déclaré qu'elle avait de la distinction. Mais non, peut-être avait-il voulu dire genre gomorrhéen. Elle était avec une amie, peut-être qu'elles se tenaient par la taille, qu'elles regardaient d'autres femmes, qu'elles avaient en effet un « genre » que je n'avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était l'amie ? où Aimé l'avait-il rencontrée, cette odieuse Albertine ? Je tâchais de me rappeler exactement ce qu'Aimé m'avait dit, pour voir si cela pouvait se rapporter à ce que j'imaginais, ou s'il avait voulu parler seulement de manières communes. Mais j'avais beau me le demander, la personne qui se posait la question et la personne qui pouvait offrir le souvenir n'étaient, hélas, qu'une seule et même personne, moi, qui se dédoublait momentanément, mais sans rien s'ajouter. J'avais beau questionner, c'était moi qui répondais, je n'apprenais rien de plus. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil. Né d'un soupçon nouveau, l'accès de jalousie dont je souffrais était nouveau aussi, ou plutôt il n'était que le prolongement, l'extension de ce soupçon ; il avait le même théâtre, qui n'était plus Montjouvain, mais la route où Aimé avait rencontré Albertine ; pour objets, les quelques amies dont l'une ou l'autre pouvait être celle qui était avec Albertine ce jour-là. C'était peut-être une certaine Élisabeth, ou bien peut-être ces deux jeunes filles qu'Albertine avait regardées dans la glace au casino, quand elle n'avait pas l'air de les voir. Elle avait sans doute des relations avec elles, et d'ailleurs aussi avec Esther, la cousine de Bloch. De telles relations, si elles m'avaient été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer à demi, mais comme c'était moi qui les imaginais, j'avais soin d'y ajouter assez d'incertitude pour amortir la douleur. On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement à doses énormes cette même idée qu'on est trompé, de laquelle une quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre d'une parole déchirante. Et c'est sans doute pour cela, et par un dérivé de l'instinct de conservation, que le même jaloux n'hésite pas à former des soupçons atroces à propos de faits innocents, à condition, devant la première preuve qu'on lui apporte, de se refuser à l'évidence. D'ailleurs, l'amour est un mal inguérissable, comme ces diathèses où le rhumatisme ne laisse quelque répit que pour faire place à des migraines épileptiformes. Le soupçon jaloux était-il calmé, j'en voulais à Albertine de n'avoir pas été tendre, peut-être de s'être moquée de moi avec Andrée. Je pensais avec effroi à l'idée qu'elle avait dû se faire si Andrée lui avait répété toutes nos conversations, l'avenir m'apparaissait atroce. Ces tristesses ne me quittaient que si un nouveau soupçon jaloux me jetait dans d'autres recherches ou si, au contraire, les manifestations de tendresse d'Albertine me rendaient mon bonheur insignifiant. Quelle pouvait être cette jeune fille ? il faudrait que j'écrive à Aimé, que je tâche de le voir, et ensuite je contrôlerais ses dires en causant avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce devait être la cousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne comprit nullement dans quel but, de me montrer seulement une photographie d'elle ou, bien plus, de me faire au besoin rencontrer avec elle.
Combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nous rend ainsi avides de connaître ! Elle est une soif de savoir grâce à laquelle, sur des points isolés les uns des autres, nous finissons par avoir successivement toutes les notions possibles sauf celle que nous voudrions. On ne sait jamais si un soupçon ne naîtra pas, car tout à coup on se rappelle une phrase qui n'était pas claire, un alibi qui n'avait pas été donné sans intention. Pourtant on n'a pas revu la personne, mais il y a une jalousie après coup, qui ne naît qu'après l'avoir quittée, une jalousie de l'escalier. Peut-être l'habitude que j'avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d'une jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont m'avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir de belles femmes de chambre, et particulièrement celle de Mme Putbus, désir d'aller à la campagne au début du printemps revoir des aubépines, des pommiers en fleur, des tempêtes, désir de Venise, désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde, peut-être l'habitude de conserver en moi, sans assouvissement, tous ces désirs, en me contentant de la promesse faite à moi-même de ne pas oublier de les satisfaire un jour, peut-être cette habitude vieille de tant d'années, de l'ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination, était-elle devenue si générale en moi qu'elle s'emparait aussi de mes soupçons jaloux et, tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un jour d'avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille (peut-être des jeunes filles, cette partie du récit était confuse, effacée, autant dire indéchiffrable, dans ma mémoire) avec laquelle – ou lesquelles – Aimé l'avait rencontrée, me faisait retarder cette explication. En tout cas, je n'en parlerais pas ce soir à mon amie pour ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher. Pourtant, quand le lendemain Bloch m'eut envoyé la photographie de sa cousine Esther, je m'empressai de la faire parvenir à Aimé. Et à la même minute, je me souvins qu'Albertine m'avait refusé le matin un plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet. Était-ce donc pour le réserver à quelque autre, cet après-midi peut-être ? À qui ? C'est ainsi qu'est interminable la jalousie, car même si l'être aimé, étant mort par exemple, ne peut plus la provoquer par ses actes, il arrive que des souvenirs, postérieurement à tout événement, se comportent tout à coup dans notre mémoire comme des événements eux aussi, souvenirs que nous n'avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient paru insignifiants et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et terrible. On n'a pas besoin d'être deux, il suffit d'être seul dans sa chambre à penser pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans l'amour, comme dans la vie habituelle, que l'avenir, mais même le passé qui ne se réalise pour nous souvent qu'après l'avenir, et nous ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout d'un coup nous apprenons à lire.
N'importe, j'étais bien heureux, l'après-midi finissant, que ne tardât pas l'heure où j'allais pouvoir demander à la présence d'Albertine l'apaisement dont j'avais besoin. Malheureusement, la soirée qui vint fut une de celles où cet apaisement ne m'était pas apporté, où le baiser qu'Albertine me donnerait en me quittant, bien différent du baiser habituel, ne me calmerait pas plus qu'autrefois celui de ma mère quand elle était fâchée, et où je n'osais pas la rappeler, mais où je sentais que je ne pourrais pas m'endormir. Ces soirées-là, c'étaient maintenant celles où Albertine avait formé pour le lendemain quelque projet qu'elle ne voulait pas que je connusse. Si elle me l'avait confié, j'aurais mis à assurer sa réalisation une ardeur que personne autant qu'Albertine n'eût pu m'inspirer. Mais elle ne me disait rien et n'avait, d'ailleurs, besoin de ne rien dire : dès qu'elle était rentrée, sur la porte même de ma chambre, comme elle avait encore son chapeau ou sa toque sur la tête, j'avais déjà vu le désir inconnu, rétif, acharné, indomptable. Or c'était souvent les soirs où j'avais attendu son retour avec les plus tendres pensées, où je comptais lui sauter au cou avec le plus de tendresse. Hélas, ces mésententes comme j'en avais eu souvent avec mes parents que je trouvais froids ou irrités au moment où j'accourais près d'eux débordant de tendresse, elles ne sont rien auprès de celles qui se produisent entre deux amants. La souffrance ici est bien moins superficielle, est bien plus difficile à supporter, elle a pour siège une couche plus profonde du coeur.
Ce soir-là, le projet qu'Albertine avait formé, elle fut pourtant obligée de m'en dire un mot ; je compris tout de suite qu'elle voulait aller le lendemain faire à Mme Verdurin une visite qui, en elle-même, ne m'eût en rien contrarié. Mais certainement, c'était pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans cela elle n'eût pas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle ne m'eût pas répété qu'elle n'y tenait pas. J'avais suivi dans mon existence une marche inverse de celle des peuples qui ne se servent de l'écriture phonétique qu'après n'avoir considéré les caractères que comme une suite de symboles ; moi qui pendant tant d'années n'avais cherché la vie et la pensée réelles des gens que dans l'énoncé direct qu'ils m'en fournissaient volontairement, par leur faute j'en étais arrivé à ne plus attacher, au contraire, d'importance qu'aux témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de la vérité ; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu'à la condition d'être interprétées à la façon d'un afflux de sang à la figure d'une personne qui se trouble, à la façon encore d'un silence subit. Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer quand il croyait que j'étais « écrivain » et que, ne m'ayant pas encore parlé, racontant une visite qu'il avait faite aux Verdurin, il s'était tourné vers moi en me disant : « Il y avait justement de Borrelli ») jailli dans une conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de deux idées que l'interlocuteur n'exprimait pas, et duquel par telles méthodes d'analyse ou d'électrolyse appropriées, je pouvais les extraire, m'en disait plus qu'un discours. Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces précieux amalgames que je me hâtais de « traiter » pour les transformer en idées claires.
C'est du reste une des choses les plus terribles pour l'amoureux que, si les faits particuliers – que seuls l'expérience, l'espionnage, entre tant de réalisations possibles, feraient connaître – sont si difficiles à trouver, la vérité, en revanche, est si facile à percer ou seulement à pressentir. Souvent je l'avais vue à Balbec, attacher sur des jeunes filles qui passaient un regard brusque et prolongé, pareil à un attouchement, et après lequel, si je les connaissais, elle me disait : « Si on les faisait venir ? J'aimerais leur dire des injures. » Et depuis quelque temps, depuis qu'elle m'avait pénétré sans doute, aucune demande d'inviter personne, aucune parole, même un détournement des regards, devenus sans objet et silencieux, et avec la mine distraite et vacante dont ils étaient accompagnés, aussi révélateur qu'autrefois leur aimantation. Or il m'était impossible de lui faire des reproches ou de lui poser des questions à propos de choses qu'elle eût déclarées si minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de « chercher la petite bête ». Il est déjà difficile de dire « pourquoi avez-vous regardé telle passante ? » mais bien plus « pourquoi ne l'avez-vous pas regardée ? » Et pourtant je savais bien, ou du moins j'aurais su, si je n'avais pas voulu croire plutôt ces affirmations d'Albertine que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui, et telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je ne m'apercevais souvent que longtemps après l'avoir quittée, qui me faisait souffrir toute la nuit, dont je n'osais plus reparler, mais qui n'en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites périodiques. Souvent pour ces simples regards furtifs ou détournés sur la plage de Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais me demander si la personne qui les provoquait n'était pas seulement un objet de désirs au moment où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune fille dont on n'avait fait que lui parler et dont, quand je l'apprenais, j'étais stupéfait qu'on lui eût parlé, tant c'était en dehors des connaissances possibles, au juger, d'Albertine. Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait des morceaux qui viennent de là où on s'attendait le moins. C'est ainsi que je vis une fois à Rivebelle un grand dîner dont je connaissais par hasard, au moins de nom, les dix invitées, aussi dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien que je ne vis jamais dîner si homogène, bien que si composite.
Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine n'eût regardé une dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité ou au contraire de réserve et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne savent rien, savent tout tout de même. Mais il faut un dossier plus matériellement documenté pour établir une scène de jalousie. D'ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu'elle ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où dès le début une femme légère s'est posée comme une vertu aux yeux de l'homme qui l'aime. Mais combien d'autres comprennent deux périodes parfaitement contrastées ! Dans la première la femme parle presque facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir, de la vie galante qu'il lui a fait mener, toutes choses qu'elle niera ensuite avec la dernière énergie au même homme mais qu'elle a senti jaloux d'elle et l'épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque elle-même le secret des fautes qu'il poursuit inutilement chaque jour. Et puis quel abandon cela prouvait, quelle confiance, quelle amitié ! Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en amie, en lui racontant ses plaisirs, en l'y associant. Et il regrette une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa suite a rendue impossible, faisant de cet amour quelque chose d'atrocement douloureux, qui rendra une séparation, selon les cas, ou inévitable, ou impossible.
Parfois l'écriture où je déchiffrais les mensonges d'Albertine, sans être idéographique, avait simplement besoin d'être lue à rebours ; c'est ainsi que ce soir elle m'avait lancé d'un air négligent ce message destiné à passer presque inaperçu : « Il serait possible que j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j'irai, je n'en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu : « J'irai demain chez les Verdurin, c'est absolument certain, car j'y attache une extrême importance. » Cette hésitation apparente signifiait une volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l'importance de la visite tout en me l'annonçant. Albertine employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l'était pas moins : je m'arrangerais pour que la visite à Mme Verdurin n'eût pas lieu. La jalousie n'est souvent qu'un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l'amour. J'avais sans doute hérité de mon père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j'aimais le plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que je voulais leur montrer trompeuse ; quand je voyais qu'Albertine avait combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d'une sortie que j'eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si elle m'en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.
Je me mis à suggérer à Albertine d'autres buts de promenade qui eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes d'une feinte indifférence sous laquelle je tâchais de déguiser mon énervement. Mais elle l'avait dépisté. Il rencontrait chez elle la force électrique d'une volonté contraire qui le repoussait vivement ; dans les yeux d'Albertine j'en voyais jaillir les étincelles. Au reste, à quoi bon m'attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment ? Comment n'avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux d'Albertine appartenaient à la famille de ceux qui (même chez un être médiocre) semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les lieux où l'être veut se trouver – et cacher qu'il veut se trouver – ce jour-là ? Des yeux – par mensonge toujours immobiles et passifs – mais dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui sourient moins encore au plaisir qui les tente, qu'ils ne s'auréolent de la tristesse et du découragement qu'il y aura peut-être une difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions qu'ils donnent et que d'autres êtres, même plus beaux, ne donnent pas, il faut calculer qu'ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu'en physique est le signe qui signifie vitesse.
Si vous dérangez leur journée, ils vous avouent le plaisir qu'ils vous avaient caché : « Je voulais tant aller goûter à cinq heures avec telle personne que j'aime ! » Hé bien, si six mois après vous arrivez à connaître la personne en question, vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les projets, qui prise au piège, pour que vous la laissiez libre vous avait avoué le goûter qu'elle faisait ainsi avec une personne aimée tous les jours à l'heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que cette personne ne l'a jamais reçue, qu'elles n'ont jamais goûté ensemble, la jeune fille disant être très prise, par vous précisément.
Ainsi, la personne avec qui elle avait confessé qu'elle allait goûter, avec qui elle vous avait supplié de la laisser aller goûter, cette personne, raison avouée par nécessité, ce n'était pas elle, c'était une autre, c'était encore autre chose ! Autre chose, quoi ? Une autre, qui ? Hélas, les yeux fragmentés, portant au loin et tristes, permettraient peut-être de mesurer les distances, mais n'indiquent pas les directions. Le champ infini des possibles s'étend, et si par hasard le réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des possibles que, dans un brusque étourdissement, allant taper contre ce mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les induisions. Elle nous avait promis une lettre, nous étions calme, nous n'aimions plus. La lettre n'est pas venue, aucun courrier n'en apporte, « que se passe-t-il ? » l'anxiété renaît et l'amour. Ce sont surtout de tels êtres qui nous inspirent l'amour, pour notre désolation. Car chaque anxiété nouvelle que nous éprouvons par eux enlève à nos yeux de leur personnalité. Nous étions résigné à la souffrance, croyant aimer en dehors de nous, et nous nous apercevons que notre amour est fonction de notre tristesse, que notre amour c'est peut-être notre tristesse, et que l'objet n'en est que pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres qui inspirent l'amour. Le plus souvent l'amour n'a pour objet un corps que si une émotion, la peur de le perdre, l'incertitude de le retrouver se fondent en lui. Or ce genre d'anxiété a une grande affinité pour les corps. Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même, ce qui est une des raisons pour quoi l'on voit des hommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides. À ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous, leur regard semble nous dire qu'ils vont s'envoler. La preuve de cette beauté, surpassant la beauté, qu'ajoutent les ailes, est que bien souvent pour nous un même être est successivement sans ailes et ailé. Que nous craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le garder, nous le comparons à ces autres qu'aussitôt nous lui préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner d'une semaine à l'autre, un être peut une semaine se voir sacrifier tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié, et ainsi de suite pendant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous ne savions par l'expérience que tout homme a d'avoir dans sa vie, au moins une fois, cessé d'aimer, oublié une femme, le peu de chose qu'est en soi-même un être quand il n'est plus, ou qu'il n'est pas encore, perméable à nos émotions. Et bien entendu si nous disons : êtres de fuite, c'est également vrai des êtres en prison, des femmes captives qu'on croit qu'on ne pourra jamais avoir. Aussi les hommes détestent les entremetteuses, car elles facilitent la fuite, font briller la tentation, mais s'ils aiment au contraire une femme cloîtrée, recherchent volontiers les entremetteuses pour les faire sortir de leur prison et nous les amener. Dans la mesure où les unions avec les femmes qu'on enlève sont moins durables que d'autres, la cause en est que la peur de ne pas arriver à les obtenir ou l'inquiétude de les voir fuir est tout notre amour et qu'une fois enlevées à leur mari, arrachées à leur théâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées en un mot de notre émotion quelle qu'elle soit, elles sont seulement elles-mêmes c'est-à-dire presque rien et, si longtemps convoitées, sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être quitté par elles.
J'ai dit : « Comment n'avais-je pas deviné ? » Mais ne l'avais-je pas deviné dès le premier jour à Balbec ? N'avais-je pas deviné en Albertine une de ces filles sous l'enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d'êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes encore dans sa boîte, que dans une cathédrale fermée ou un théâtre avant qu'on n'y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée ? Non pas seulement tant d'êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux, l'inquiète recherche de tant d'êtres. À Balbec je n'avais pas été troublé parce que je n'avais même pas supposé qu'un jour je serais sur des pistes même fausses. N'importe, cela avait donné pour moi à Albertine la plénitude d'un être empli jusqu'au bord par la superposition de tant d'êtres, de tant de désirs et de souvenirs voluptueux d'êtres. Et maintenant qu'elle m'avait dit un jour : « Mlle Vinteuil », j'aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps, mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de ses prochains et ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent soudain une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou à qui il ne manquait que cette duplicité pour que nous l'aimions) nous les cache ! En elle-même la souffrance ne nous donne pas forcément des sentiments d'amour ou de haine pour la personne qui la cause : un chirurgien qui nous fait mal nous reste indifférent. Mais une femme qui nous a dit pendant quelque temps que nous étions tout pour elle, sans qu'elle fût elle-même tout pour nous, une femme que nous avons plaisir à voir, à embrasser, à tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si seulement nous éprouvons à une brusque résistance que nous ne disposons pas d'elle. La déception réveille alors parfois en nous le souvenir oublié d'une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d'autres dont les trahisons s'échelonnent sur notre passé. Et, au reste, comment a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir ? Pour sortir de l'accablement qu'on éprouve quand on découvre ce mensonge et cette résistance, il y a le triste remède de chercher à agir malgré elle, à l'aide des êtres qu'on sent plus mêlés à sa vie que nous-même, sur celle qui nous résiste et qui nous ment, à ruser nous-même, à nous faire détester. Mais la souffrance d'un tel amour est de celles qui font invinciblement que le malade cherche dans un changement de position un bien-être illusoire. Ces moyens d'action ne nous manquent pas, hélas ! Et l'horreur de ces amours que l'inquiétude seule a enfantées vient de ce que nous tournons et retournons sans cesse dans notre cage des propos insignifiants ; sans compter que rarement les êtres pour qui nous les éprouvons nous plaisent physiquement d'une manière complète, puisque ce n'est pas notre goût délibéré, mais le hasard d'une minute d'angoisse, minute indéfiniment prolongée par notre faiblesse de caractère, laquelle refait chaque soir des expériences et s'abaisse à des calmants, qui a choisi pour nous. Sans doute mon amour pour Albertine n'était pas le plus dénué de ceux jusqu'où par manque de volonté on peut déchoir, car il n'était pas entièrement platonique ; elle me donnait des satisfactions charnelles, et puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation. Ce qui m'occupait l'esprit n'était pas ce qu'elle avait pu dire d'intelligent, mais tel mot qui éveillait chez moi un doute sur ses actes. J'essayais de me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel air, à quel moment, en réponse de quelles paroles, de reconstituer toute la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage l'air fâché. Il se fût agi de l'événement le plus important que je ne me fusse pas donné tant de peine pour en rétablir la vérité, en restituer l'atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un soir. La fête où l'amie qu'on aime doit se rendre, et sur la vraie nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y sommes conviés aussi, notre amie n'y a d'égards et de paroles que pour nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur, que celui qu'on goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Mais le plus souvent nous ne faisons que changer d'inquiétude. Un des mots de la phrase qui devait nous calmer met nos soupçons sur une autre piste. Et, sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé. Mais n'aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même, volontairement, l'anxiété, et plus cher encore ? D'ailleurs, nous savons bien que si profondes que puissent être ces détentes momentanées, l'inquiétude sera tout de même la plus forte. Souvent même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous apporter le repos. Les exigences de notre jalousie et l'aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait supposer la femme que nous aimons. Quand spontanément elle nous jure que tel homme n'est pour elle qu'un ami, elle nous bouleverse en nous apprenant – ce que nous ne soupçonnions pas – qu'il était pour elle un ami. Tandis qu'elle nous raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible, l'insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu'il lui a demandé d'être sa maîtresse et nous souffrons le martyre qu'elle ait pu écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à l'heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le refus est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses qu'elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui, plus que les faits qu'on raconte, est le signe de la vérité. Et puis elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse : « Je lui ai dit non, catégoriquement », qui se retrouve dans toutes les classes de la société quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d'avoir refusé, l'encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à l'avenir des confidences si cruelles. Tout au plus faisons-nous la remarque : « Mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi avez-vous consenti à prendre le thé avec lui ? – Pour qu'il ne pût pas m'en vouloir et dire que je n'ai pas été gentille. » Et nous n'osons pas lui répondre qu'en refusant elle eût peut-être été plus gentille pour nous.
D'ailleurs, Albertine m'effrayait en me disant que j'avais raison, pour ne pas lui faire de tort, de dire que je n'étais pas son amant, puisque aussi bien, ajoutait-elle, « c'est la vérité que vous ne l'êtes pas ». Je ne l'étais peut-être pas complètement en effet, mais alors fallait-il penser que toutes les choses que nous faisions ensemble, elle les faisait aussi avec tous les hommes dont elle me jurait qu'elle n'avait pas été la maîtresse ? Vouloir connaître à tout prix ce qu'Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait – comme il était étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j'avais éprouvé le même besoin de savoir au sujet de Gilberte des noms propres, des faits, qui m'étaient maintenant si indifférents ! Je me rendais bien compte qu'en elles-mêmes les actions d'Albertine n'avaient pas plus d'intérêt. Il est curieux qu'un premier amour, si, par la fragilité qu'il laisse à notre coeur, il fraye la voie aux amours suivantes, ne nous donne pas du moins par l'identité même des symptômes et des souffrances le moyen de les guérir. D'ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait ? Ne sait-on pas d'abord d'une façon générale le mensonge et la discrétion même de ces femmes qui ont quelque chose à cacher ? Y a-t-il là possibilité d'erreur ? Elles se font une vertu de se taire alors que nous voudrions tant les faire parler. Et nous sentons qu'à leur complice elles ont affirmé : « Je ne dis jamais rien. Ce n'est pas par moi qu'on saura quelque chose, je ne dis jamais rien. »
On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu'à dix ans d'intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait garder sa vie. Car alors l'être serait détaché de nous, seul, c'est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c'est cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager. De même qu'il y a des avares qui entassent par générosité, nous sommes des prodigues qui dépensent par avarice, et c'est moins à un être que nous sacrifions notre vie, qu'à tout ce qu'il a pu attacher autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie plus lointaine, plus détachée, moins intime, moins nôtre. Ce qu'il faudrait, c'est se dégager de ces liens qui ont tellement plus d'importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n'osons pas le quitter de peur d'être mal jugé de lui, alors que plus tard nous oserions, car dégagé de nous il ne serait plus nous, et que nous ne nous créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction apparente, aboutir au suicide) qu'envers nous-mêmes.
Si je n'aimais pas Albertine (ce dont je n'étais pas sûr), cette place qu'elle tenait auprès de moi n'avait rien d'extraordinaire : nous ne vivons qu'avec ce que nous n'aimons pas, que nous n'avons fait vivre avec nous que pour tuer l'insupportable amour, qu'il s'agisse d'une femme, d'un pays, ou encore d'une femme enfermant un pays. Même nous aurions bien peur de recommencer à aimer si l'absence se produisait de nouveau. Je n'en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d'éclaircir la vérité. Ses mensonges si nombreux, parce qu'elle ne se contentait pas de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d'ailleurs que même en me disant chaque fois la vérité sur ce que, par exemple, elle pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes ; ses aveux, parce que si rares, arrêtés si court, ils laissaient entre eux, en tant qu'ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour cela d'abord apprendre, sa vie. Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles sibyllines de Françoise, ce n'était pas que sur des points particuliers, c'était sur tout un ensemble qu'Albertine me mentait, et je verrais « tout par un beau jour » ce que Françoise faisait semblant de savoir, ce qu'elle ne voulait pas me dire, ce que je n'osais pas lui demander. D'ailleurs, c'était sans doute par la même jalousie qu'elle avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les plus invraisemblables, tellement vagues qu'on pouvait tout au plus y supposer l'insinuation bien invraisemblable que la pauvre captive (qui aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu'un qui ne semblait pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses radiotélépathies, comment Françoise l'aurait-elle su ? Certes, les récits d'Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d'une toupie presque arrêtée. D'ailleurs, il semblait bien que c'était surtout la haine qui faisait parler Françoise. Il n'y avait pas de jour qu'elle ne me dît et que je ne supportasse en l'absence de ma mère des paroles telles que : « Certes, vous êtes gentil et je n'oublierai jamais la reconnaissance que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à sa reconnaissance). Mais la maison est empestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, que l'intelligence protège la plus bête qu'on ait jamais vue, que la finesse, les manières, l'esprit, la dignité en toutes choses, l'air et la réalité d'un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice, par ce qu'il y a de plus vulgaire et de plus bas. »
Françoise en voulait surtout à Albertine d'être commandée par autre que nous, et d'un surcroît de travail de ménage, d'une fatigue qui altérant la santé de notre vieille servante (laquelle ne voulait pas malgré cela être aidée dans son travail, n'étant pas une « propre à rien ») eût suffi à expliquer cet énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût voulu qu'Albertine-Esther fût bannie. C'était le voeu de Françoise. Et en la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante. Mais, à mon avis, ce n'était pas seulement cela. Une telle haine n'avait pu naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d'égards Françoise avait besoin de sommeil.
Pendant qu'Albertine allait ôter ses affaires, et pour aviser au plus vite, je me saisis du récepteur du téléphone, j'invoquai les Divinités implacables, mais ne fis qu'exciter leur fureur qui se traduisit par ces mots : « Pas libre. » Andrée était en train en effet de causer avec quelqu'un. En attendant qu'elle eût achevé sa communication, je me demandais comment, puisque tant de peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe siècle où l'ingénieuse mise en scène est un prétexte aux expressions de l'attente, de la bouderie, de l'intérêt, de la rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard, ne peignit, au lieu de La Lettre, du Clavecin, etc., cette scène qui pourrait s'appeler : Devant le téléphone, et où naîtrait spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus vrai qu'il sait n'être pas vu. Enfin, Andrée m'entendit : « Vous venez prendre Albertine demain ? » et en prononçant ce nom d'Albertine, je pensais à l'envie que m'avait inspirée Swann quand il m'avait dit le jour de la fête chez la princesse de Guermantes : « Venez voir Odette », et que j'avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un prénom qui aux yeux de tout le monde et d'Odette elle-même n'avait que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif. Qu'une telle mainmise – résumée en un vocable – sur toute une existence m'avait paru, chaque fois que j'étais amoureux, devoir être si douce ! Mais en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu indifférent, ou bien l'habitude n'a pas émoussé la tendresse, mais elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de chose, nous vivons au milieu de lui sans faire qu'en sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la jalousie en souffre et voit plus qu'il ne cache (souvent notre amie refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement pour que nous ne voyions pas qu'elle a mauvaise mine), comme bien souvent elle reste aveugle à ce que cache la vérité. Mais elle ne peut rien obtenir, car celles qui jurent ne pas mentir refuseraient sous le couteau de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais dire de cette façon-là « Albertine » à Andrée. Et pourtant, pour Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n'étais rien. Et je comprenais l'impossibilité où se heurte l'amour. Nous nous imaginons qu'il a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas ! Il est l'extension de cet être à tous les points de l'espace et du temps que cet être a occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or nous ne pouvons toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés, peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu'à eux. Mais nous tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et nous passons sans le soupçonner à côté du vrai.
Mais déjà une des Divinités irascibles, aux servantes vertigineusement agiles, s'irritait non plus que je parlasse, mais que je ne dise rien. « Mais voyons, c'est libre ! Depuis le temps que vous êtes en communication, je vais vous couper. » Mais elle n'en fit rien, et tout en suscitant la présence d'Andrée, l'enveloppa, en grand poète qu'est toujours une demoiselle du téléphone, de l'atmosphère particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l'amie d'Albertine. « C'est vous ? » me dit Andrée dont la voix était projetée jusqu'à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui a le privilège de rendre les sons plus rapides que l'éclair. « Écoutez, répondis-je, allez où vous voudrez, n'importe où, excepté chez Mme Verdurin. Il faut à tout prix en éloigner demain Albertine. – C'est que justement elle doit y aller demain. – Ah ! »
Mais j'étais obligé d'interrompre un instant et de faire des gestes menaçants, car si Françoise continuait – comme si c'eût été quelque chose d'aussi désagréable que la vaccine ou d'aussi périlleux que l'aéroplane – à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous eût déchargés des communications qu'elle pouvait connaître sans inconvénient, en revanche elle entrait immédiatement chez moi dès que j'étais en train d'en faire d'assez secrètes pour que je tinsse particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut enfin sortie de la chambre non sans s'être attardée à emporter divers objets qui y étaient depuis la veille et eussent pu y rester sans gêner le moins du monde une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche rendue bien inutile par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l'intruse et la peur de me voir « couper » par la demoiselle, « Pardonnez-moi, dis-je à Andrée, j'ai été dérangé. C'est absolument sûr qu'elle doit aller demain chez les Verdurin ? – Absolument, mais je peux lui dire que cela vous ennuie. – Non, au contraire, ce qui est possible, c'est que je vienne avec vous. – Ah ! » fit Andrée d'une voix ennuyée et comme effrayée de mon audace, qui ne fit du reste que s'en affermir. « Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. – Mais non », dit Andrée et (comme maintenant l'usage du téléphone était devenu courant, autour de lui s'était développé l'enjolivement de phrases spéciales, comme jadis autour des « thés ») elle ajouta : « Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix. »
J'aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu'Andrée, car je venais d'être infiniment sensible à sa voix, n'ayant jamais remarqué jusque-là qu'elle était si différente des autres. Alors, je me rappelai d'autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes ralenties par la précision d'une question et l'attention de l'esprit, d'autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce qu'elles racontent, je me rappelai une à une la voix de chacune des jeunes filles que j'avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de ma grand-mère, puis de Mme de Guermantes, je les trouvai toutes dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert doivent donner au Paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux peintres, quand je voyais s'élever vers Dieu, par dizaines, par centaines, par milliers, l'harmonieuse et multisonore salutation de toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier en quelques mots propitiatoires Celle qui règne sur la vitesse des sons, d'avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d'un pouvoir qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre. Mais mes actions de grâce restèrent sans autre réponse que d'être coupées.
Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d'elle la Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d'air, l'atmosphère des foules et peut-être l'habitude du vice, et dont les yeux semblaient plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues. « Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner : à Andrée. – À Andrée ? » s'écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému, qu'une nouvelle aussi simple ne comportait pas. « J'espère qu'elle a pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l'autre jour. – Mme Verdurin ? je ne me rappelle pas », répondis-je en ayant l'air de penser à autre chose, à la fois pour sembler indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui m'avait dit où Albertine irait le lendemain. Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, si demain elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais demandé de l'empêcher coûte que coûte d'aller chez les Verdurin, et si elle ne lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des recommandations analogues ? Elle m'avait affirmé ne les avoir jamais répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans mon esprit par l'impression que depuis quelque temps s'était retirée du visage d'Albertine la confiance qu'elle avait eue si longtemps en moi.
La souffrance dans l'amour cesse par instants, mais pour reprendre d'une façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du début, nous souffrons plus encore que, les ayant perdus pour nous, elle les retrouve pour d'autres ; puis de cette souffrance-là nous sommes distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu'elle nous a menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompés sans doute ; ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre amie nous apaise ; mais alors un mot oublié nous revient à l'esprit, on nous a dit qu'elle était ardente au plaisir, or nous ne l'avons connue que calme ; nous essayons de nous représenter ce que furent ses frénésies avec d'autres, nous sentons le peu que nous sommes pour elle, nous remarquons un air d'ennui, de nostalgie, de tristesse pendant que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes négligées qu'elle met quand elle est avec nous, gardant pour les autres celles avec lesquelles, au commencement, elle cherchait à nous éblouir. Si au contraire elle est tendre, quelle joie un instant ! mais en voyant cette petite langue tirée comme pour un appel des yeux, nous pensons à celles à qui il était si souvent adressé que, même peut-être auprès de moi, sans qu'Albertine pensât à elles, il était demeuré, à cause d'une trop longue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nous l'ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peu de chose en pensant à l'inconnu malfaisant de sa vie, aux lieux impossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore dans les heures où nous ne sommes pas près d'elle, si même elle ne projette pas d'y vivre définitivement, ces lieux où elle est loin de nous, pas à nous, plus heureuse qu'avec nous. Tels sont les feux tournants de la jalousie.
La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et reparaît toujours, incarné sous une nouvelle forme. Fussions-nous arrivés à les exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons, l'Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique encore, le désespoir de n'avoir obtenu la fidélité que par force, le désespoir de n'être pas aimé.
Entre Albertine et moi il y avait souvent l'obstacle d'un silence fait sans doute des griefs qu'elle taisait parce qu'elle les jugeait irréparables. Si douce qu'Albertine fût certains soirs, elle n'avait plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec quand elle me disait : « Ce que vous êtes gentil tout de même ! » et que le fond de son coeur semblait venir à moi sans la réserve d'aucun des griefs qu'elle avait maintenant et qu'elle taisait, parce qu'elle les jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués, mais qui n'en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence significative de ses paroles ou l'intervalle d'un infranchissable silence.
« Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée ? – Pour lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous demain et que j'aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur promets depuis La Raspelière. – Comme vous voudrez. Mais je vous préviens qu'il y a un brouillard atroce ce soir et qu'il y en aura sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que, pour moi, je préfère que vous veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d'un air préoccupé, je ne sais pas du tout si j'irai chez les Verdurin. Ils m'ont fait tant de gentillesses qu'au fond je devrais. Après vous, c'est encore les gens qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me déplaisent chez eux. Il faut absolument que j'aille au Bon Marché ou aux Trois Quartiers acheter une guimpe blanche, car cette robe est trop noire. »
Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de gens qu'on frôle, pourvu de tant d'issues qu'on peut dire qu'à la sortie on n'a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin, j'étais bien décidé à n'y pas consentir, mais j'étais surtout malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu'il y avait longtemps que j'aurais dû cesser de voir Albertine, car elle était entrée pour moi dans cette période lamentable où un être, disséminé dans l'espace et dans le temps, n'est plus pour nous une femme, mais une suite d'événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement, comme Xerxès, de battre pour la punir de ce qu'elle a englouti. Une fois cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui le comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile, épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l'imagination, et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue, éprouvait combien de tourments, se résigne plus tard à la laisser sortir seule, quelquefois avec celui qu'il sait son amant, préférant à l'inconnaissable cette torture du moins connue ! C'est une question de rythme à adopter et qu'on suit après par habitude. Des nerveux ne pourraient pas manquer un dîner, qui font ensuite des cures de repos jamais assez longues ; des femmes récemment encore légères, vivent dans la pénitence. Des jaloux qui, pour épier celle qu'ils aimaient, retranchaient sur leur sommeil, sur leur repos, sentant que ses désirs à elle, le monde si vaste et si secret, le temps sont plus forts qu'eux, la laissent sortir sans eux, puis voyager, puis se séparent. La jalousie finit ainsi faute d'aliments et n'a tant duré qu'à cause d'en avoir réclamé sans cesse. J'étais bien loin de cet état.
Sans doute le temps d'Albertine m'appartenait en quantités bien plus grandes qu'à Balbec. J'étais maintenant libre de faire aussi souvent que je voulais, des promenades avec elle. Comme il n'avait pas tardé à s'établir autour de Paris des hangars d'aviation, qui sont pour les aéroplanes ce que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où près de La Raspelière la rencontre quasi mythologique d'un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une image de la liberté, j'aimais souvent qu'à la fin de la journée le but de nos sorties – agréable d'ailleurs à Albertine, passionnée pour tous les sports – fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle et moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées ou seulement sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d'un centre d'aviation pour ceux qui aiment le ciel. À tout moment, parmi le repos des appareils inertes et comme à l'ancre, nous en voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens comme est traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut aller faire une randonnée en mer. Puis le moteur était mis en marche, l'appareil courait, prenait son élan, enfin tout à coup, à angle droit, il s'élevait, lentement, dans l'extase raidie, comme immobilisée, d'une vitesse horizontale soudain transformée en majestueuse et verticale ascension. Albertine ne pouvait contenir sa joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui, maintenant que l'appareil était à flot, rentraient. Le passager cependant ne tardait pas à franchir des kilomètres, le grand esquif sur lequel nous ne cessions pas de fixer les yeux n'était plus dans l'azur qu'un point presque indistinct, lequel d'ailleurs reprendrait peu à peu sa matérialité, sa grandeur, son volume, quand, la durée de la promenade approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nous regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait à terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large, dans ces horizons solitaires, le calme et la limpidité du soir. Puis, soit de l'aérodrome, soit de quelque musée, de quelque église que nous étions allés visiter, nous revenions ensemble pour l'heure du dîner. Et pourtant, je ne rentrais pas calmé comme je l'étais à Balbec par de plus rares promenades que je m'enorgueillissais de voir durer tout un après-midi et que je contemplais ensuite, se détachant en beaux massifs de fleurs, sur le reste de la vie d'Albertine comme sur un ciel vide devant lequel on rêve doucement, sans pensée. Le temps d'Albertine ne m'appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu'aujourd'hui. Pourtant, il me semblait alors bien plus à moi, parce que je tenais compte seulement – mon amour s'en réjouissant comme d'une faveur – des heures qu'elle passait avec moi ; maintenant – ma jalousie y cherchant avec inquiétude la possibilité d'une trahison –, rien que des heures qu'elle passait sans moi. Or demain, elle désirerait qu'il y en eût de telles. Il faudrait choisir ou de cesser de souffrir ou de cesser d'aimer. Car, ainsi qu'au début il est formé par le désir, l'amour n'est entretenu plus tard que par l'anxiété douloureuse. Je sentais qu'une partie de la vie d'Albertine m'échappait. L'amour, dans l'anxiété douloureuse comme dans le désir heureux, est l'exigence d'un tout. Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste à conquérir. On n'aime que ce qu'on ne possède pas tout entier. Albertine mentait en me disant qu'elle n'irait sans doute pas voir les Verdurin, comme je mentais en disant que je voulais aller chez eux. Elle cherchait seulement à m'empêcher de sortir avec elle, et moi, par l'annonce brusque de ce projet que je ne comptais nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point que je devinais le plus sensible, à traquer le désir qu'elle cachait et à la forcer à avouer que ma présence auprès d'elle demain l'empêchait de le satisfaire. Elle l'avait fait, en somme, en cessant brusquement de vouloir aller chez les Verdurin.
« Si vous ne voulez pas venir chez les Verdurin, lui dis-je, il y a au Trocadéro une superbe représentation à bénéfice. » Elle écouta mon conseil d'y aller, d'un air dolent. Je recommençai à être dur avec elle comme à Balbec, au temps de ma première jalousie. Son visage reflétait une déception et j'employais à blâmer mon amie les mêmes raisons qui m'avaient été si souvent opposées par mes parents quand j'étais petit, et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à mon enfance incomprise. « Non, malgré votre air triste, disais-je à Albertine, je ne peux pas vous plaindre, je vous plaindrais si vous étiez malade, s'il vous était arrivé un malheur, si vous aviez perdu un parent ; ce qui ne vous ferait peut-être aucune peine étant donné le gaspillage de fausse sensibilité que vous faites pour rien. D'ailleurs, je n'apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger service et que leur pensée tournée vers nous laisse si distraits qu'ils oublient d'emporter la lettre que nous leur avons confiée et d'où notre avenir dépend. »
Ces paroles, car une grande partie de ce que nous disons n'étant qu'une récitation, je les avais toutes entendu prononcer à ma mère, laquelle (m'expliquant volontiers qu'il ne fallait pas confondre la véritable sensibilité, ce que, disait-elle, les Allemands, dont elle admirait beaucoup la langue, malgré l'horreur de mon père pour cette nation, appelaient Empfindung, et la sensiblerie Empfindelei) était allée, une fois que je pleurais, jusqu'à me dire que Néron était peut-être nerveux et n'était pas meilleur pour cela. Au vrai, comme ces plantes qui se dédoublent en poussant, en regard de l'enfant sensitif que j'avais uniquement été, lui faisait face maintenant un homme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes parents avaient été pour moi. Sans doute, chacun devant faire continuer en lui la vie des siens, l'homme pondéré et railleur qui n'existait pas en moi au début avait rejoint le sensible, et il était naturel que je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été. De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait son langage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur, qu'on m'avait tenu, que j'avais maintenant à tenir aux autres, et qui sortait tout naturellement de ma bouche, soit que je l'évoquasse par mimétisme et association de souvenirs, soit aussi que les délicates et mystérieuses incrustations du pouvoir génésique eussent en moi, à mon insu, dessiné comme sur la feuille d'une plante, les mêmes intonations, les mêmes gestes, les mêmes attitudes qu'avaient eus ceux dont j'étais sorti. Car quelquefois, en train de faire l'homme sage quand je parlais à Albertine, il me semblait entendre ma grand-mère. Du reste, n'était-il pas arrivé à ma mère (tant d'obscurs courants inconscients infléchissaient en moi jusqu'aux plus petits mouvements de mes doigts eux-mêmes à être entraînés dans les mêmes cycles que mes parents) de croire que c'était mon père qui entrait, tant j'avais la même manière de frapper que lui. D'autre part, l'accouplement des éléments contraires est la loi de la vie, le principe de la fécondation et, comme on verra, la cause de bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable, et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Combien plus encore quand quelqu'un qui a passé l'âge où on les exprime naïvement et qui, par exemple, s'est fait dans les moments les plus brûlants un visage de glace, exècre-t-il les mêmes défauts, si c'est un autre, plus jeune, ou plus naïf, ou plus sot, qui les exprime ! Il y a des sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes qu'eux-mêmes retiennent est exaspérante. C'est la trop grande ressemblance qui fait que, malgré l'affection, et parfois plus l'affection est grande, la division règne dans les familles. Peut-être chez moi, et chez beaucoup, le second homme que j'étais devenu était-il simplement une face du premier, exalté et sensible du côté de soi-même, sage Mentor pour les autres. Peut-être en était-il ainsi chez mes parents selon qu'on les considérait par rapport à moi ou en eux-mêmes. Et pour ma grand-mère et ma mère, il était trop visible que leur sévérité pour moi était voulue par elles et même leur coûtait, mais peut-être chez mon père lui-même la froideur n'était-elle qu'un aspect extérieur de sa sensibilité ? Car c'est peut-être la vérité humaine de ce double aspect, aspect du côté de la vie intérieure, aspect du côté des rapports sociaux, qu'on exprimait dans ces mots qui me paraissaient autrefois aussi faux dans leur contenu que pleins de banalité dans leur forme, quand on disait en parlant de mon père : « Sous sa froideur glaciale, il cache une sensibilité extraordinaire ; ce qu'il a surtout, c'est la pudeur de sa sensibilité. » Ne cachait-il pas, au fond, d'incessants et secrets orages, ce calme au besoin semé de réflexions sentencieuses, d'ironie pour les manifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien, mais que moi aussi maintenant j'affectais vis-à-vis de tout le monde, et dont surtout je ne me départais pas, dans certaines circonstances, vis-à-vis d'Albertine ?
Je crois que vraiment ce jour-là, j'allais décider notre séparation et partir pour Venise. Ce qui me réenchaîna à ma liaison tint à la Normandie, non qu'elle manifestât quelque intention d'aller dans ce pays où j'avais été jaloux d'elle (car j'avais cette chance que jamais ses projets ne touchaient aux points douloureux de mon souvenir), mais parce qu'ayant dit : « C'est comme si je vous parlais de l'amie de votre tante qui habitait Infreville », elle répondit avec colère, heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le plus d'arguments possible, de me montrer que j'étais dans le faux et elle dans le vrai : « Mais jamais ma tante n'a connu personne à Infreville, et moi-même je n'y suis allée. » Elle avait oublié le mensonge qu'elle m'avait fait un soir sur la dame susceptible chez qui c'était de toute nécessité d'aller prendre le thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge. Mais il m'accabla. Et je remis encore à une autre fois la rupture. Il n'y a pas besoin de sincérité ni même d'adresse dans le mensonge, pour être aimé. J'appelle ici amour une torture réciproque.
Je ne trouvais nullement répréhensible, ce soir, de lui parler comme ma grand-mère, si parfaite, l'avait fait avec moi, ni, pour lui avoir dit que je l'accompagnerais chez les Verdurin, d'avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne nous signifiait jamais une décision que de la façon qui pouvait nous causer le maximum d'une agitation en disproportion, à ce degré, avec cette décision elle-même. De sorte qu'il avait beau jeu à nous trouver absurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation, qui en effet répondait à la commotion qu'il nous avait donnée. Et si – comme la sagesse inflexible de ma grand-mère – ces velléités arbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter la nature sensible à laquelle elles étaient restées si longtemps extérieures, et que pendant toute mon enfance, elles avaient fait tant souffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement sur les points qu'elles devaient viser efficacement : il n'y a pas de meilleur indicateur qu'un ancien voleur, ou qu'un sujet de la nation qu'on combat. Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son frère sans raison apparente et lui demandant dans une incidente, sur le pas de la porte, en s'en allant, un renseignement qu'il n'a même pas l'air d'écouter, signifie par cela même à son frère que ce renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la dernière seconde, car il les a souvent employés lui-même. Or il y a aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu'en famille on se comprend sans se parler. Aussi, qui donc peut, plus qu'un nerveux, être énervant ? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C'est que, dans ces moments brefs mais inévitables, où l'on déteste quelqu'un qu'on aime – ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens qu'on n'aime pas – on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l'âme de l'ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes « succès » leur parussent immoraux et les fissent plus enrager ! Ce qu'il faudrait, c'est suivre la voie inverse, c'est montrer sans fierté qu'on a de bons sentiments, au lieu de s'en cacher si fort. Et ce serait facile si on savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car alors, on serait si heureux de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les attendrir, vous en faire aimer !
Certes, j'avais quelques remords d'être aussi irritant à l'égard d'Albertine et je me disais : « Si je ne l'aimais pas, elle m'aurait plus de gratitude, car je ne serais pas méchant avec elle ; mais non, cela se compenserait car je serais aussi moins gentil. » Et j'aurais pu, pour me justifier, lui dire que je l'aimais. Mais l'aveu de cet amour, outre qu'il n'eût rien appris à Albertine, l'eût peut-être plus refroidie à mon égard que les duretés et les fourberies dont l'amour était justement la seule excuse. Être dur et fourbe envers ce qu'on aime est si naturel ! Si l'intérêt que nous témoignons aux autres ne nous empêche pas d'être doux avec eux et complaisants à ce qu'ils désirent, c'est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est indifférent et l'indifférence n'invite pas à la méchanceté.
La soirée passait ; avant qu'Albertine allât se coucher, il n'y avait pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix, recommencer à nous embrasser. Aucun de nous deux n'en avait encore pris l'initiative.
Sentant qu'elle était de toute façon fâchée, j'en profitai pour lui parler d'Esther Lévy. « Bloch m'a dit (ce qui n'était pas vrai) que vous aviez très bien connu sa cousine Esther. – Je ne la reconnaîtrais même pas », dit Albertine d'un air vague. « J'ai vu sa photographie », ajoutai-je en colère. Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de sorte que je ne vis pas son expression, qui eût été sa seule réponse, car elle ne dit rien.
Ce n'était plus l'apaisement du baiser de ma mère à Combray, que j'éprouvais auprès d'Albertine, ces soirs-là, mais au contraire, l'angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne montait pas dans ma chambre, soit qu'elle fût fâchée contre moi ou retenue par des invités. Cette angoisse, non pas sa transposition dans l'amour, non, cette angoisse elle-même, qui s'était un temps spécialisée dans l'amour, quand le partage, la division des passions s'était opérée, avait été affectée à lui seul, maintenant semblait de nouveau s'étendre à toutes, redevenue indivise, de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments, qui tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois comme une maîtresse, comme une soeur, comme une fille, comme une mère aussi du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s'unifier dans le soir prématuré de ma vie, qui semblait devoir être aussi brève qu'un jour d'hiver. Mais si j'éprouvais l'angoisse de mon enfance, le changement de l'être qui me la faisait éprouver, la différence de sentiment qu'il m'inspirait, la transformation même de mon caractère me rendaient impossible d'en réclamer l'apaisement à Albertine comme autrefois à ma mère. Je ne savais plus dire : « Je suis triste. » Je me bornais, la mort dans l'âme, à parler de choses indifférentes qui ne me faisaient faire aucun progrès vers une solution heureuse. Je piétinais sur place dans de douloureuses banalités. Et avec cet égoïsme intellectuel qui, pour peu qu'une vérité insignifiante se rapporte à notre amour, nous en fait faire un grand honneur à celui qui l'a trouvée, peut-être aussi fortuitement que la tireuse de cartes qui nous a annoncé un fait banal mais qui s'est depuis réalisé, je n'étais pas loin de croire Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu'elle m'avait dit, à Balbec : « Cette fille-là ne vous causera que du chagrin. »
Chaque minute me rapprochait du bonsoir d'Albertine, qu'elle me disait enfin. Mais ce soir son baiser, d'où elle-même était absente, et qui ne me rencontrait pas, me laissait si anxieux que, le coeur palpitant, je la regardais aller jusqu'à la porte en pensant : « Si je veux trouver un prétexte pour la rappeler, la retenir, faire la paix, il faut se hâter, elle n'a plus que quelques pas à faire pour être sortie de la chambre, plus que deux, plus qu'un, elle tourne le bouton, elle ouvre, c'est trop tard, elle a refermé la porte ! » Peut-être pas trop tard, tout de même. Comme jadis à Combray, quand ma mère m'avait quitté sans m'avoir calmé par son baiser, je voulais m'élancer sur les pas d'Albertine, je sentais qu'il n'y aurait plus de paix pour moi avant que je l'eusse revue, que ce revoir allait devenir quelque chose d'immense qu'il n'avait pas encore été jusqu'ici et que, si je ne réussissais pas tout seul à me débarrasser de cette tristesse, je prendrais peut-être la honteuse habitude d'aller mendier auprès d'Albertine ; je sautais hors du lit quand elle était déjà dans sa chambre, je passais et repassais dans le couloir, espérant qu'elle sortirait et m'appellerait ; je restais immobile devant sa porte pour ne pas risquer de ne pas entendre un faible appel, je rentrais un instant dans ma chambre regarder si mon amie n'aurait pas par bonheur oublié un mouchoir, un sac, quelque chose dont j'aurais pu paraître avoir peur que cela lui manquât et qui m'eût donné le prétexte d'aller chez elle. Non, rien. Je revenais me poster devant sa porte. Mais dans la fente de celle-ci il n'y avait plus de lumière, Albertine avait éteint, elle était couchée, je restais là immobile, espérant je ne sais quelle chance qui ne venait pas ; et longtemps après, glacé, je revenais me mettre sous mes couvertures et pleurais tout le reste de la nuit.
Aussi parfois, de tels soirs, j'eus recours à une ruse qui me donnait le baiser d'Albertine. Sachant combien, dès qu'elle était étendue, son ensommeillement était rapide (elle le savait aussi, car instinctivement dès qu'elle s'étendait, elle ôtait les mules que je lui avais données et sa bague qu'elle posait à côté d'elle comme elle faisait dans sa chambre avant de se coucher), sachant combien son sommeil était profond, son réveil tendre, je prenais un prétexte pour aller chercher quelque chose, je la faisais étendre sur mon lit. Quand je revenais elle était endormie et je voyais devant moi cette autre femme qu'elle devenait dès qu'elle était entièrement de face. Mais elle changeait bien vite de personnalité car je m'allongeais à côté d'elle et la retrouvais de profil. Je pouvais mettre ma main dans sa main, sur son épaule, sur sa joue, Albertine continuait de dormir. Je pouvais prendre sa tête, la renverser, la poser contre mes lèvres, entourer mon cou de ses bras, elle continuait à dormir comme une montre qui ne s'arrête pas, comme une bête qui continue de vivre quelque position qu'on lui donne, comme une plante grimpante, un volubilis qui continue de pousser ses branches quelque appui qu'on lui donne. Seul son souffle était modifié par chacun de mes attouchements, comme si elle eût été un instrument dont j'eusse joué et à qui je faisais exécuter des modulations en tirant de l'une, puis de l'autre de ses cordes, des notes différentes. Ma jalousie s'apaisait, car je sentais Albertine devenue un être qui respire, qui n'est pas autre chose, comme le signifiait le souffle régulier par où s'exprime cette pure fonction physiologique qui, tout fluide, n'a l'épaisseur ni de la parole ni du silence et, dans son ignorance de tout mal, haleine tirée plutôt d'un roseau creusé que d'un être humain, vraiment paradisiaque pour moi qui dans ces moments-là sentais Albertine soustraite à tout, non pas seulement matériellement mais moralement, était le pur chant des Anges. Et dans ce souffle pourtant, je me disais tout à coup que peut-être bien des noms humains apportés par la mémoire devaient se jouer.
Parfois même à cette musique, la voix humaine s'ajoutait. Albertine prononçait quelques mots. Comme j'aurais voulu en saisir le sens ! Il arrivait que le nom d'une personne dont nous avions parlé et qui excitait ma jalousie, vînt à ses lèvres, mais sans me rendre malheureux car le souvenir qui l'y amenait semblait n'être que celui des conversations qu'elle avait eues à ce sujet avec moi. Pourtant, un soir où les yeux fermés elle s'éveillait à demi, elle dit tendrement en s'adressant à moi : « Andrée. » Je dissimulai mon émotion. « Tu rêves, je ne suis pas Andrée », lui dis-je en riant. Elle sourit aussi : « Mais non, je voulais te demander ce que t'avait dit tantôt Andrée. – J'aurais cru plutôt que tu avais été couchée comme cela près d'elle. – Mais non, jamais », me dit-elle. Seulement, avant de me répondre cela, elle avait un instant caché sa figure dans ses mains. Ses silences n'étaient donc que des voiles, ses tendresses de surface ne faisaient que retenir au fond mille souvenirs qui m'eussent déchiré – sa vie était donc pleine de ces faits dont le récit moqueur, la rieuse chronique constituent nos bavardages quotidiens au sujet des autres, des indifférents, mais qui, tant qu'un être reste fourvoyé dans notre coeur, nous semblent un éclaircissement si précieux de sa vie que pour connaître ce monde sous-jacent nous donnerions volontiers la nôtre. Alors son sommeil m'apparaissait comme un monde merveilleux et magique où par instants s'élève, du fond de l'élément à peine translucide, l'aveu d'un secret qu'on ne comprendra pas. Mais d'ordinaire, quand Albertine dormait, elle semblait avoir retrouvé son innocence. Dans l'attitude que je lui avais donnée, mais que dans son sommeil elle avait vite faite sienne, elle avait l'air de se confier à moi. Sa figure avait perdu toute expression de ruse ou de vulgarité, et entre elle et moi vers qui elle levait son bras, sur qui elle reposait sa main, il semblait y avoir un abandon entier, un indissoluble attachement. Son sommeil, d'ailleurs, ne la séparait pas de moi et laissait subsister en elle la notion de notre tendresse ; il avait plutôt pour effet d'abolir le reste, je l'embrassais, je lui disais que j'allais faire quelques pas dehors, elle entrouvrait les yeux, me disait, d'un ait étonné – et en effet, c'était déjà la nuit – : « Mais où tu vas comme cela, mon chéri ? » et en me donnant mon prénom, et aussitôt se rendormait. Son sommeil n'était qu'une sorte d'effacement du reste de la vie, qu'un silence uni sur lequel prenaient de temps à autre leur vol des paroles familières de tendresse. En les rapprochant les unes des autres, on eût composé la conversation sans alliage, l'intimité secrète d'un pur amour. Ce sommeil si calme me ravissait comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de son enfant. Et son sommeil était d'un enfant, en effet. Son réveil aussi, et si naturel, si tendre, avant même qu'elle eût su où elle était, que je me demandais parfois avec épouvante si elle avait eu l'habitude, avant de vivre chez moi, de ne pas dormir seule et de trouver en ouvrant les yeux quelqu'un à ses côtés. Mais sa grâce enfantine était plus forte. Comme une mère encore, je m'émerveillais qu'elle s'éveillât toujours de si bonne humeur. Au bout de quelques instants, elle reprenait conscience, avait des mots charmants, non rattachés les uns aux autres, de simples pépiements. Par une sorte de chassé-croisé, son cou habituellement peu remarqué, maintenant presque trop beau, avait pris l'immense importance que ses yeux clos par le sommeil avaient perdue, ses yeux, mes interlocuteurs habituels et à qui je ne pouvais plus m'adresser depuis la retombée des paupières. De même que les yeux clos donnent une beauté innocente et grave au visage en supprimant tout ce que n'expriment que trop les regards, il y avait dans les paroles non sans signification, mais entrecoupées de silence, qu'Albertine avait au réveil, une pure beauté qui n'est pas à tout moment souillée, comme est la conversation, d'habitudes verbales, de rengaines, de traces de défauts. Du reste, quand je m'étais décidé à éveiller Albertine, j'avais pu le faire sans crainte, je savais que son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée que nous venions de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort le matin. Dès qu'elle avait entrouvert les yeux en souriant, elle m'avait tendu sa bouche, et avant qu'elle eût encore rien dit, j'en avais goûté la fraîcheur, apaisante comme celle d'un jardin encore silencieux avant le lever du jour.
Le lendemain de cette soirée où Albertine m'avait dit qu'elle irait peut-être, puis qu'elle n'irait pas chez les Verdurin, je m'éveillai de bonne heure, et, encore à demi endormi, ma joie m'apprit qu'il y avait, interpolé dans l'hiver, un jour de printemps. Dehors, des thèmes populaires finement écrits pour des instruments variés, depuis la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur de chaises, jusqu'à la flûte du chevrier qui paraissait dans un beau jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l'air matinal, en une « Ouverture pour un jour de fête ». L'ouïe, ce sens délicieux, nous apporte la compagnie de la rue dont elle nous retrace toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en montrant la couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier, lesquels s'étaient hier au soir abaissés sur toutes les possibilités de bonheur féminin, se levaient maintenant comme les légères poulies d'un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente, sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu'on lève eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n'aurais pas voulu perdre un seul en restant trop tard endormi. C'est l'enchantement des vieux quartiers aristocratiques d'être, à côté de cela, populaires. Comme parfois les cathédrales en eurent non loin de leur portail (à qui il arriva même d'en garder le nom, comme celui de la cathédrale de Rouen, appelé des « Libraires », parce que contre lui ceux-ci exposaient en plein vent leur marchandise), divers petits métiers, mais ambulants, passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient penser par moments à la France ecclésiastique d'autrefois. Car l'appel qu'ils lançaient aux petites maisons voisines n'avait, à de rares exceptions près, rien d'une chanson. Il en différait autant que la déclamation – à peine colorée par des variations insensibles – de Boris Godounov et de Pelléas ; mais d'autre part rappelait la psalmodie d'un prêtre au cours d'offices dont ces scènes de la rue ne sont que la contrepartie bon enfant, foraine, pourtant à demi liturgique. Jamais je n'y avais pris tant de plaisir que depuis qu'Albertine habitait avec moi ; elles me semblaient comme un signal joyeux de son éveil et en m'intéressant à la vie du dehors me faisaient mieux sentir l'apaisante vertu d'une chère présence, aussi constante que je le souhaitais. Certaines des nourritures criées dans la rue, et que personnellement je détestais, étaient fort au goût d'Albertine, si bien que Françoise en envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humilié d'être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans ce quartier si tranquille (où les bruits n'étaient plus un motif de tristesse pour Françoise et en étaient devenus un de douceur pour moi) m'arrivaient, chacun avec sa modulation différente, des récitatifs déclamés par ces gens du peuple, comme ils le seraient dans la musique, si populaire, de Boris, où une intonation initiale est à peine altérée par l'inflexion d'une note qui se penche sur une autre, musique de la foule qui est plutôt un langage qu'une musique. C'était : « Ah ! le bigorneau, deux sous le bigorneau », qui faisait se précipiter vers les cornets où on vendait ces affreux petits coquillages, qui, s'il n'y avait pas eu Albertine, m'eussent répugné, non moins d'ailleurs que les escargots que j'entendais vendre à la même heure. Ici, c'était bien encore à la déclamation à peine lyrique de Moussorgsky que faisait penser le marchand, mais pas à elle seulement. Car après avoir presque « parlé » : « Les escargots, ils sont frais, ils sont beaux », c'était avec la tristesse et le vague de Maeterlinck, musicalement transposés par Debussy, que le marchand d'escargots, dans un de ces douloureux finales par où l'auteur de Pelléas s'apparente à Rameau (« Si je dois être vaincue, est-ce à toi d'être mon vainqueur ? »), ajoutait avec une chantante mélancolie : « On les vend six sous la douzaine… »
Il m'a toujours été difficile de comprendre pourquoi ces mots fort clairs étaient soupirés sur un ton si peu approprié, mystérieux, comme le secret qui fait que tout le monde a l'air triste dans le vieux palais où Mélisande n'a pas réussi à apporter la joie, et profond comme une pensée du vieillard Arkel qui cherche à proférer dans des mots très simples toute la sagesse et la destinée. Les notes mêmes sur lesquelles s'élève avec une douceur grandissante la voix du vieux roi d'Allemonde ou de Golaud, pour dire : « On ne sait pas ce qu'il y a ici. Cela peut paraître étrange. Il n'y a peut-être pas d'événements inutiles », ou bien : « Il ne faut pas s'effrayer… C'était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde », étaient celles qui servaient au marchand d'escargots pour reprendre, en une cantilène indéfinie : « On les vend six sous la douzaine… » Mais cette lamentation métaphysique n'avait pas le temps d'expirer au bord de l'infini, elle était interrompue par une vive trompette. Cette fois il ne s'agissait pas de mangeailles, les paroles du libretto étaient : « Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles. »
Certes, la fantaisie, l'esprit de chaque marchand ou marchande, introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes ces musiques que j'entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituel mettant un silence au milieu d'un mot, surtout quand il était répété deux fois, évoquait constamment le souvenir des vieilles églises. Dans sa petite voiture conduite par une ânesse qu'il arrêtait devant chaque maison pour entrer dans les cours, le marchand d'habits, portant un fouet, psalmodiait : « Habits, marchand d'habits, ha… bits » avec la même pause entre les deux dernières syllabes d'habits que s'il eût entonné en plain-chant : « Per omnia saecula saeculo… rum » ou : « Requiescat in pa… ce », bien qu'il ne dût pas croire à l'éternité de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient à s'entrecroiser dès cette heure matinale, une marchande des quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la division grégorienne :
À la tendresse, à la verduresse
Artichauts tendres et beaux
Arti-chauts
bien qu'elle fût vraisemblablement ignorante de l'antiphonaire et des sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadrivium et trois celles du trivium.
Tirant d'un flûtiau, d'une cornemuse, des airs de son pays méridional, dont la lumière s'accordait bien avec les beaux jours, un homme en blouse, tenant à la main un nerf de boeuf, et coiffé d'un béret basque, s'arrêtait devant les maisons. C'était le chevrier avec deux chiens et devant lui son troupeau de chèvres. Comme il venait de loin il passait assez tard dans notre quartier ; et les femmes accouraient avec un bol pour recueillir le lait qui devait donner la force à leurs petits. Mais aux airs pyrénéens de ce bienfaisant pasteur se mêlait déjà la cloche du repasseur, lequel criait : « Couteaux, ciseaux, rasoirs. » Avec lui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car dépourvu d'instrument il se contentait d'appeler : « Avez-vous des scies à repasser, v'là le repasseur », tandis que, plus gai, le rétameur, après avoir énuméré les chaudrons, les casseroles, tout ce qu'il rétamait, entonnait le refrain :
Tam, tam, tam,
C'est moi qui rétame
Même le macadam.
C'est moi qui mets des fonds partout,
Qui bouche tous les trous
Trou, trou, trou ;
et de petits Italiens, portant de grandes boîtes de fer peintes en rouge où les numéros – perdants et gagnants – étaient marqués, et jouant d'une crécelle, proposaient : « Amusez-vous, Mesdames, v'là le plaisir. »
Françoise m'apporta Le Figaro. Un seul coup d'oeil me permit de me rendre compte que mon article n'avait toujours pas passé. Elle me dit qu'Albertine demandait si elle ne pouvait pas entrer chez moi et me faisait dire qu'en tout cas elle avait renoncé à faire sa visite chez les Verdurin et comptait aller, comme je le lui avais conseillé, à la matinée « extraordinaire » du Trocadéro (en bien moins important toutefois, ce qu'on appellerait aujourd'hui une matinée de gala) après une petite promenade à cheval qu'elle devait faire avec Andrée. Maintenant que je savais qu'elle avait renoncé à son désir peut-être mauvais d'aller voir Mme Verdurin, je dis en riant : « Qu'elle vienne ! » et je me dis qu'elle pouvait aller où elle voulait et que cela m'était bien égal. Je savais qu'à la fin de l'après-midi, quand viendrait le crépuscule, je serais sans doute un autre homme, triste, attachant aux moindres allées et venues d'Albertine une importance qu'elles n'avaient pas à cette heure matinale et quand il faisait si beau temps. Car mon insouciance était suivie par la claire notion de sa cause, mais n'en était pas altérée. « Françoise m'a assuré que vous étiez éveillé et que je ne vous dérangerais pas », me dit Albertine en entrant. Et, comme avec celle de me faire froid en ouvrant sa fenêtre à un moment mal choisi, la plus grande peur d'Albertine était d'entrer chez moi quand je sommeillais : « J'espère que je n'ai pas eu tort, ajouta-t-elle. Je craignais que vous ne me disiez :
Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?
Et elle rit de ce rire qui me troublait tant. Je lui répondis sur le même ton de plaisanterie
Est-ce pour vous qu'est fait cet ordre si sévère ?
Et de peur qu'elle l'enfreignît jamais j'ajoutai : « Quoique je serais furieux que vous me réveilliez. – Je sais, je sais, n'ayez pas peur », me dit Albertine. Et pour adoucir j'ajoutai, en continuant à jouer avec elle la scène d'Esther tandis que dans la rue continuaient les cris rendus tout à fait confus par notre conversation :
Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse
(et à part moi je pensais « Si, elle me lasse bien souvent »). Et me rappelant ce qu'elle avait dit la veille, tout en la remerciant avec exagération d'avoir renoncé aux Verdurin, afin qu'une autre fois elle m'obéît de même pour telle ou telle chose, je dis : « Albertine, vous vous méfiez de moi qui vous aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas » (comme s'il n'était pas naturel de se méfier des gens qui vous aiment et qui seuls ont intérêt à vous mentir pour savoir, pour empêcher), et j'ajoutai ces paroles mensongères : « Vous ne croyez pas au fond que je vous aime, c'est drôle. En effet, je ne vous adore pas. » Elle mentit à son tour en disant qu'elle ne se fiait qu'à moi, et fut sincère ensuite en assurant qu'elle savait bien que je l'aimais. Mais cette affirmation ne semblait pas impliquer qu'elle ne me crût pas menteur et l'épiant. Et elle semblait me pardonner, comme si elle eût vu là la conséquence insupportable d'un grand amour ou comme si elle-même se fût trouvée moins bonne.
« Je vous en prie, ma petite chérie, pas de haute voltige comme vous avez fait l'autre jour. Pensez, Albertine, s'il vous arrivait un accident ! » Je ne lui souhaitais naturellement aucun mal. Mais quel plaisir si avec ses chevaux elle avait eu la bonne idée de partir je ne sais où, où elle se serait plu, et de ne plus jamais revenir à la maison ! Comme cela eût tout simplifié qu'elle allât vivre heureuse ailleurs, je ne tenais même pas à savoir où ! « Oh ! je sais bien que vous ne me survivriez pas quarante-huit heures, que vous vous tueriez. »
Ainsi échangeâmes-nous des paroles menteuses. Mais une vérité plus profonde que celle que nous proférerions si nous étions sincères peut quelquefois être exprimée et prédite par une autre voie que celle de la sincérité.
« Cela ne vous gêne pas, tous ces bruits du dehors ? me demanda-t-elle, moi je les adore. Mais vous qui avez déjà le sommeil si léger ? » Je l'avais au contraire parfois très profond (comme je l'ai déjà dit, mais comme l'événement qui va suivre me force à le rappeler) et surtout quand je m'endormais seulement le matin. Comme un tel sommeil a été – en moyenne – quatre fois plus reposant, il paraît, à celui qui vient de dormir, avoir été quatre fois plus long, alors qu'il fut quatre fois plus court. Magnifique erreur d'une multiplication par seize qui donne tant de beauté au réveil et introduit dans la vie une véritable novation, pareille à ces grands changements de rythme qui en musique font que, dans un andante, une croche contient autant de durée qu'une blanche dans un prestissimo, et qui sont inconnus à l'état de veille. La vie y est presque toujours la même, d'où les déceptions du voyage. Il semble bien que le rêve soit fait pourtant avec la matière parfois la plus grossière de la vie, mais cette matière y est traitée, malaxée de telle sorte, avec un étirement dû à ce qu'aucune des limites horaires de l'état de veille ne l'empêche de s'effiler jusqu'à des hauteurs énormes, qu'on ne la reconnaît pas. Les matins où cette fortune m'était advenue, où le coup d'éponge du sommeil avait effacé de mon cerveau les signes des occupations quotidiennes qui y sont tracés comme sur un tableau noir, il me fallait faire revivre ma mémoire ; à force de volonté on peut rapprendre ce que l'amnésie du sommeil ou d'une attaque a fait oublier et qui renaît peu à peu, au fur et à mesure que les yeux s'ouvrent ou que la paralysie disparaît. J'avais vécu tant d'heures en quelques minutes que, voulant tenir à Françoise, que j'appelais, un langage conforme à la réalité et réglé sur l'heure, j'étais obligé d'user de tout mon pouvoir interne de compression pour ne pas dire : « Eh bien, Françoise, nous voici à cinq heures du soir et je ne vous ai pas vue depuis hier après-midi » et pour refouler mes rêves. En contradiction avec eux et en me mentant à moi-même, je disais effrontément, et en me réduisant de toutes mes forces au silence, des paroles contraires : « Françoise, il est bien dix heures ! » Je ne disais même pas dix heures du matin, mais simplement dix heures, pour que ces dix heures si incroyables eussent l'air prononcés d'un ton plus naturel. Pourtant dire ces paroles, au lieu de celles que continuait à penser le dormeur à peine éveillé que j'étais encore, me demandait le même effort d'équilibre qu'à quelqu'un qui sautant d'un train en marche et courant un instant le long de la voie, réussit pourtant à ne pas tomber. Il court un instant parce que le milieu qu'il quitte était un milieu animé d'une grande vitesse, et très dissemblable du sol inerte auquel ses pieds ont quelque difficulté à se faire. De ce que le monde du rêve n'est pas le monde de la veille, il ne s'ensuit pas que le monde de la veille soit moins vrai, au contraire. Dans le monde du sommeil nos perceptions sont tellement surchargées, chacune épaissie par une superposée qui la double, l'aveugle inutilement, que nous ne savons même pas distinguer ce qui se passe dans l'étourdissement du réveil ; était-ce Françoise qui était venue, ou moi qui, las de l'appeler, allais vers elle ? Le silence à ce moment-là était le seul moyen de ne rien révéler, comme au moment où l'on est arrêté par un juge instruit de circonstances vous concernant mais dans la confidence desquelles on n'a pas été mis. Était-ce Françoise qui était venue, était-ce moi qui avais appelé ? N'était-ce même pas Françoise qui dormait et moi qui venais de l'éveiller ? bien plus, Françoise n'était-elle pas enfermée dans ma poitrine, la distinction des personnes et de leur interaction existant à peine dans cette brune obscurité où la réalité est aussi peu translucide que dans le corps d'un porc-épic et où la perception quasi nulle peut peut-être donner l'idée de celle de certains animaux ? Au reste, même dans la limpide folie qui précède ces sommeils plus lourds, si des fragments de sagesse flottent lumineusement, si les noms de Taine, de George Eliot n'y sont pas ignorés, il n'en reste pas moins au monde de la veille cette supériorité d'être chaque matin possible à continuer, et non chaque soir le rêve. Mais il est peut-être d'autres mondes plus réels que celui de la veille. Encore avons-nous vu que même celui-là, chaque révolution dans les arts le transforme, bien plus, dans le même temps, le degré d'aptitude ou de culture qui différencie un artiste d'un sot ignorant.
Et souvent une heure de sommeil de trop est une attaque de paralysie après laquelle il faut retrouver l'usage de ses membres, rapprendre à parler. La volonté n'y réussirait pas. On a trop dormi, on n'est plus. Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sans conscience, comme peut l'être dans un tuyau, la fermeture d'un robinet. Une vie plus inanimée que celle de la méduse succède, où l'on croirait aussi bien qu'on est tiré du fond des mers ou revenu du bagne, si seulement l'on pouvait penser quelque chose. Mais alors du haut du ciel la déesse Mnémotechnie se penche et nous tend sous la forme « habitude de demander son café au lait » l'espoir de la résurrection. Encore le don subit de la mémoire n'est-il pas toujours aussi simple. On a souvent près de soi, dans ces premières minutes où l'on se laisse glisser au réveil, une variété de réalités diverses où l'on croit pouvoir choisir comme dans un jeu de cartes. C'est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c'est l'heure du thé au bord de la mer. L'idée du sommeil et qu'on est couché en chemise de nuit, est souvent la dernière qui se présente à vous. La résurrection ne vient pas tout de suite, on croit avoir sonné, on ne l'a pas fait, on agite des propos déments. Le mouvement seul rend la pensée, et quand on a effectivement pressé la poire électrique, on peut dire avec lenteur mais nettement : « Il est bien dix heures. Françoise, donnez-moi mon café au lait. »
Ô miracle ! Françoise n'avait pu soupçonner la mer d'irréel qui me baignait encore tout entier et à travers laquelle j'avais eu l'énergie de faire passer mon étrange question. Elle me répondait en effet : « Il est dix heures dix », ce qui me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser apercevoir les conversations bizarres qui m'avaient interminablement bercé (les jours où ce n'était pas une montagne de néant qui m'avait retiré la vie). À force de volonté, je m'étais réintégré dans le réel. Je jouissais encore des débris du sommeil, c'est-à-dire de la seule invention, du seul renouvellement qui existe dans la manière de conter, toutes les narrations à l'état de veille, fussent-elles embellies par la littérature, ne comportant pas ces mystérieuses différences d'où dérive la beauté. Il est aisé de parler de celle que crée l'opium. Mais pour un homme habitué à ne dormir qu'avec des drogues, une heure inattendue de sommeil naturel découvrira l'immensité matinale d'un paysage aussi mystérieux et plus frais. En faisant varier l'heure, l'endroit où on s'endort, en provoquant le sommeil d'une manière artificielle, ou au contraire en revenant pour un jour au sommeil naturel – le plus étrange de tous pour quiconque a l'habitude de dormir avec des soporifiques – on arrive à obtenir des variétés de sommeil mille fois plus nombreuses que, jardinier, on n'obtiendrait de variétés d'oeillets ou de roses. Les jardiniers obtiennent des fleurs qui sont des rêves délicieux, d'autres aussi qui ressemblent à des cauchemars. Quand je m'endormais d'une certaine façon, je me réveillais grelottant, croyant que j'avais la rougeole ou, chose bien plus douloureuse, que ma grand-mère (à qui je ne pensais plus jamais) souffrait parce que je m'étais moqué d'elle le jour où à Balbec, croyant mourir, elle avait voulu que j'eusse une photographie d'elle. Vite, bien que réveillé, je voulais aller lui expliquer qu'elle ne m'avait pas compris. Mais déjà je me réchauffais. Le pronostic de rougeole était écarté et ma grand-mère si éloignée de moi qu'elle ne faisait plus souffrir mon coeur.
Parfois sur ces sommeils différents s'abattait une obscurité subite. J'avais peur en prolongeant ma promenade dans une avenue entièrement noire où j'entendais passer des rôdeurs. Tout à coup une discussion s'élevait entre un agent et une de ces femmes qui exerçaient souvent le métier de conduire et qu'on prend de loin pour de jeunes cochers. Sur son siège entouré de ténèbres je ne la voyais pas, mais elle parlait, et dans sa voix je lisais les perfections de son visage et la jeunesse de son corps. Je marchais vers elle, dans l'obscurité, pour monter dans son coupé avant qu'elle ne repartît. C'était loin. Heureusement, la discussion avec l'agent se prolongeait. Je rattrapais la voiture encore arrêtée. Cette partie de l'avenue s'éclairait de réverbères. La conductrice devenait visible. C'était bien une femme, mais vieille, grande et forte, avec des cheveux blancs s'échappant de sa casquette, et une lèpre rouge sur la figure. Je m'éloignais en pensant : « En est-il ainsi de la jeunesse des femmes ? Celles que nous avons rencontrées, si brusquement nous désirons les revoir, sont-elles devenues vieilles ? La jeune femme qu'on désire est-elle comme un emploi de théâtre où par la défaillance des créatrices du rôle on est obligé de le confier à de nouvelles étoiles ? Mais alors ce n'est plus la même. »
Puis une tristesse m'envahissait. Nous avons ainsi dans notre sommeil de nombreuses Pitiés, comme les « Pietà » de la Renaissance, mais non point comme elles exécutées dans le marbre, inconsistantes au contraire. Elles ont leur utilité cependant, qui est de nous faire souvenir d'une certaine vue plus attendrie, plus humaine des choses, qu'on est trop tenté d'oublier dans le bon sens, glacé, parfois plein d'hostilité, de la veille. Ainsi m'était rappelée la promesse que je m'étais faite à Balbec, de garder toujours la pitié de Françoise. Et pour toute cette matinée au moins je saurais m'efforcer de ne pas être irrité des querelles de Françoise et du maître d'hôtel, d'être doux avec Françoise, à qui les autres donnaient si peu de bonté. Cette matinée seulement ; et il faudrait tâcher de me faire un code un peu plus stable ; car, de même que les peuples ne sont pas longtemps gouvernés par une politique de pur sentiment, les hommes ne le sont pas par le souvenir de leurs rêves. Déjà celui-ci commençait à s'envoler. En cherchant à le rappeler pour le peindre je le faisais fuir plus vite. Mes paupières n'étaient plus aussi fortement scellées sur mes yeux. Si j'essayais de reconstituer mon rêve, elles s'ouvriraient tout à fait. À tout moment il faut choisir entre la santé, la sagesse d'une part, et de l'autre les plaisirs spirituels. J'ai toujours eu la lâcheté de choisir la première part. Au reste, le périlleux pouvoir auquel je renonçais l'était plus encore qu'on ne le croit. Les pitiés, les rêves ne s'envolent pas seuls. À varier ainsi les conditions dans lesquelles on s'endort, ce ne sont pas les rêves seuls qui s'évanouissent, mais pour de longs jours, pour des années quelquefois, la faculté non seulement de rêver mais de s'endormir. Le sommeil est divin mais peu stable, le plus léger choc le rend volatil. Ami des habitudes, elles le retiennent chaque soir, plus fixes que lui, à son lieu consacré, elles le préservent de tout heurt. Mais si on les déplace, s'il n'est plus assujetti, il s'évanouit comme une vapeur. Il ressemble à la jeunesse et aux amours, on ne le retrouve plus.
Dans ces divers sommeils, comme en musique encore, c'était l'augmentation ou la diminution de l'intervalle qui créait la beauté. Je jouissais d'elle, mais en revanche, j'avais perdu dans ce sommeil, quoique bref, une bonne partie des cris où nous est rendue sensible la vie circulante des métiers, des nourritures de Paris. Aussi, d'habitude (sans prévoir, hélas ! le drame que de tels réveils tardifs et mes lois draconiennes et persanes d'Assuérus racinien devaient bientôt amener pour moi) je m'efforçais de m'éveiller de bonne heure pour ne rien perdre de ces cris. En plus du plaisir de savoir le goût qu'Albertine avait pour eux et de sortir moi-même tout en restant couché, j'entendais en eux comme le symbole de l'atmosphère du dehors, de la dangereuse vie remuante au sein de laquelle je ne la laissais circuler que sous ma tutelle, dans un prolongement extérieur de la séquestration, et d'où je la retirais à l'heure que je voulais pour la faire rentrer auprès de moi.
Aussi fut-ce le plus sincèrement du monde que je pus répondre à Albertine : « Au contraire, ils me plaisent parce que je sais que vous les aimez. “À la barque, les huîtres, à la barque.” – Oh ! des huîtres, j'en ai si envie ! » Heureusement, Albertine, moitié inconstance, moitié docilité, oubliait vite ce qu'elle avait désiré, et avant que j'eusse eu le temps de lui dire qu'elle les aurait meilleures chez Prunier, elle voulait successivement tout ce qu'elle entendait crier par la marchande de poisson : « À la crevette, à la bonne crevette, j'ai de la raie toute en vie, toute en vie. – Merlans à frire, à frire. – Il arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. Voilà le maquereau, Mesdames, il est beau le maquereau. – À la moule fraîche et bonne, à la moule ! » Malgré moi, l'avertissement : « Il arrive le maquereau » me faisait frémir. Mais comme cet avertissement ne pouvait s'appliquer, me semblait-il, à mon chauffeur, je ne songeais qu'au poisson que je détestais, mon inquiétude ne durait pas. « Ah ! des moules, dit Albertine, j'aimerais tant manger des moules. – Mon chéri ! c'était pour Balbec, ici ça ne vaut rien ; d'ailleurs, je vous en prie, rappelez-vous ce que vous a dit Cottard au sujet des moules. » Mais mon observation était d'autant plus malencontreuse que la marchande des quatre-saisons suivante annonçait quelque chose que Cottard défendait bien plus encore :
À la romaine, à la romaine !
On ne la vend pas, on la promène.
Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que je lui promisse de faire acheter dans quelques jours à la marchande qui crie : « J'ai de la belle asperge d'Argenteuil, j'ai de la belle asperge. » Une voix mystérieuse, et de qui l'on eût attendu des propositions plus étranges, insinuait : « Tonneaux, tonneaux ! » On était obligé de rester sur la déception qu'il ne fût question que de tonneaux, car ce mot était presque entièrement couvert par l'appel : « Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er », division grégorienne qui me rappela moins cependant la liturgie que ne fit l'appel du marchand de chiffons reproduisant, sans le savoir une de ces brusques interruptions de sonorités, au milieu d'une prière, qui sont assez fréquentes dans le rituel de l'Église : « Praeceptis salutaribus moniti et divina institutione formati audemus dicere », dit le prêtre en terminant vivement sur « dicere ». Sans irrévérence, comme le peuple pieux du Moyen Âge, sur le parvis même de l'église jouait les farces et les soties, c'est à ce « dicere » que fait penser le marchand de chiffons, quand, après avoir traîné sur les mots, il dit la dernière syllabe avec une brusquerie digne de l'accentuation réglée par le grand pape du VIIe siècle : « Chiffons, ferrailles à vendre (tout cela psalmodié avec lenteur ainsi que ces deux syllabes qui suivent, alors que la dernière finit plus vivement que « dicere »), peaux d' la-pins » « La Valence, la belle Valence, la fraîche orange », les modestes poireaux eux-mêmes : « Voilà d'beaux poireaux », les oignons : « Huit sous mon oignon », déferlaient pour moi comme un écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre, et prenaient ainsi la douceur d'un Suave mari magno.
Voilà des carottes
À deux ronds la botte.
« Oh ! s'écria Albertine, des choux, des carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que j'ai envie de manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera les carottes à la crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous ces bruits que nous entendons, transformés en un bon repas. Oh ! je vous en prie, demandez à Françoise de faire plutôt une raie au beurre noir. C'est si bon ! – Ma petite chérie, c'est convenu. Ne restez pas ; sans cela c'est tout ce que poussent les marchandes des quatre-saisons que vous demanderez. – C'est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais pour nos dîners que des choses dont nous aurons entendu le cri. C'est trop amusant. Et dire qu'il faut attendre encore deux mois pour que nous entendions : “Haricots verts et tendres haricots, v'là l'haricot vert.” Comme c'est bien dit : Tendres haricots ! vous savez que je les veux tout fins, tout fins, ruisselants de vinaigrette, on ne dirait pas qu'on les mange, c'est frais comme une rosée. Hélas ! c'est comme pour les petits coeurs à la crème, c'est encore bien loin : “Bon fromage à la cré, fromage à la cré, bon fromage !” Et le chasselas de Fontainebleau : “J'ai du beau chasselas.” » Et je pensais avec effroi à tout ce temps que j'aurais à rester avec elle jusqu'au temps du chasselas. « Écoutez, je dis que je ne veux plus que les choses que nous aurons entendu crier, mais je fais naturellement des exceptions. Aussi il n'y aurait rien d'impossible à ce que je passe chez Rebattet commander une glace pour nous deux. Vous me direz que ce n'est pas encore la saison, mais j'en ai une envie ! » Je fus agité par le projet de Rebattet, rendu plus certain et suspect pour moi à cause des mots : « Il n'y aurait rien d'impossible ». C'était le jour où les Verdurin recevaient, et depuis que Swann leur avait appris que c'était la meilleure maison, c'était chez Rebattet qu'ils commandaient glaces et petits fours. « Je ne fais aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez-moi vous la commander, je ne sais pas moi-même si ce sera chez Poiré-Blanche, chez Rebattet, au Ritz, enfin je verrai. – Vous sortez donc ? » me dit-elle d'un air méfiant. Elle prétendait toujours qu'elle serait enchantée que je sortisse davantage, mais si un mot de moi pouvait laisser supposer que je ne resterais pas à la maison, son air inquiet donnait à penser que la joie qu'elle aurait à me voir sortir sans cesse, n'était peut-être pas très sincère. « Je sortirai peut-être, peut-être pas, vous savez bien que je ne fais jamais de projets d'avance. En tout cas, les glaces ne sont pas une chose qu'on crie, qu'on pousse dans les rues, pourquoi en voulez-vous ? » Et alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet combien d'intelligence et de goût latent s'étaient brusquement développés en elle depuis Balbec, par ces paroles du genre de celles qu'elle prétendait dues uniquement à mon influence, à la constante cohabitation avec moi, ces paroles que pourtant je n'aurais jamais dites, comme si quelque défense m'était faite par quelqu'un d'inconnu de jamais user dans la conversation de formes littéraires. Peut-être l'avenir ne devait-il pas être le même pour Albertine et pour moi. J'en eus presque le pressentiment en la voyant se hâter d'employer en parlant des images si écrites et qui me semblaient réservées pour un autre usage plus sacré et que j'ignorais encore. Elle me dit (et je fus malgré tout profondément attendri car je pensai : « Certes je ne parlerais pas comme elle, mais tout de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m'aimer, elle est mon oeuvre ») : « Ce que j'aime dans les nourritures criées, c'est qu'une chose entendue, comme une rhapsodie, change de nature à table et s'adresse à mon palais. Pour les glaces (car j'espère bien que vous ne m'en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d'architecture possible), toutes les fois que j'en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c'est comme une géographie pittoresque que je regarde d'abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier. » Je trouvais que c'était un peu trop bien dit, mais elle sentit que je trouvais que c'était bien dit et elle continua en s'arrêtant un instant quand sa comparaison était réussie pour rire de son beau rire qui m'était si cruel parce qu'il était si voluptueux : « Mon Dieu, à l'hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat, ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l'air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu'ils désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d'elle-même de s'exprimer par images si suivies, soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l'équivalent d'une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l'air du mont Rose, et même si la glace est au citron je ne déteste pas qu'elle n'ait pas de forme monumentale, qu'elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d'Elstir. Il ne faut pas qu'elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu'ont les montagnes d'Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu'une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites, à une échelle toute petite, mais l'imagination rétablit les proportions comme pour ces petits arbres japonais nains qu'on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers, si bien qu'en en plaçant quelques-uns le long d'une petite rigole, dans ma chambre, j'aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d'un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j'aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n'est excitant et ne donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n'y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l'eau de Vichy, qui dès qu'on la verse soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui vient s'assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite. » Mais entendre parler de Montjouvain m'était trop pénible. Je l'interrompais. « Je vous ennuie, adieu, mon chéri. » Quel changement depuis Balbec où je défie Elstir lui-même d'avoir pu deviner en Albertine ces richesses de poésie. D'une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de Céleste Albaret, par exemple, laquelle la veille encore était venue me voir et m'ayant trouvé couché m'avait dit : « Ô majesté du ciel déposée sur un lit ! – Pourquoi du ciel, Céleste ? – Oh ! parce que vous ne ressemblez à personne, vous vous trompez bien si vous croyez que vous avez quelque chose de ceux qui voyagent sur notre vile terre. – En tout cas, pourquoi “déposé” ? – Parce que vous n'avez rien d'un homme couché, vous n'êtes pas dans le lit, vous ne remuez pas, des anges ont l'air d'être descendus vous déposer là. » Jamais Albertine n'aurait trouvé cela, mais l'amour, même quand il semble sur le point de finir est partial. Je préférais la « géographie pittoresque » des sorbets, dont la grâce assez facile me semblait une raison d'aimer Albertine et une preuve que j'avais du pouvoir sur elle, qu'elle m'aimait.
Une fois Albertine sortie, je sentis quelle fatigue était pour moi cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie, qui troublait mon sommeil par ses mouvements, me faisait vivre dans un refroidissement perpétuel par les portes qu'elle laissait ouvertes, me forçait – pour trouver des prétextes qui justifiassent de ne pas l'accompagner, sans pourtant paraître trop malade, et d'autre part pour la faire accompagner – à déployer chaque jour plus d'ingéniosité que Shéhérazade. Malheureusement, si par une même ingéniosité la conteuse persane retardait sa mort, je hâtais la mienne. Il y a ainsi dans la vie certaines situations, qui ne sont pas toutes créées comme celle-là par la jalousie amoureuse, et une santé précaire qui ne permet pas de partager la vie d'un être actif et jeune, mais où tout de même le problème de continuer la vie en commun ou de revenir à la vie séparée d'autrefois se pose d'une façon presque médicale : auquel des deux sortes de repos faut-il se sacrifier (en continuant le surmenage quotidien, ou en revenant aux angoisses de l'absence) – celui du cerveau ou celui du coeur ?
J'étais en tout cas bien content qu'Andrée accompagnât Albertine au Trocadéro, car de récents et d'ailleurs minuscules incidents faisaient qu'ayant, bien entendu, la même confiance dans l'honnêteté du chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance, ne me semblait plus tout à fait aussi grande qu'autrefois. C'est ainsi que, tout dernièrement, ayant envoyé Albertine seule avec lui à Versailles, Albertine m'avait dit avoir déjeuné aux Réservoirs. Comme le chauffeur m'avait parlé du restaurant Vatel le jour où je relevai cette contradiction, je pris un prétexte pour descendre parler au mécanicien (toujours le même, celui que nous avons vu à Balbec) pendant qu'Albertine s'habillait. « Vous m'avez dit que vous aviez déjeuné à Vatel, Mlle Albertine me parle des Réservoirs. Qu'est-ce que cela veut dire ? » Le mécanicien me répondit : « Ah ! j'ai dit que j'avais déjeuné au Vatel, mais je ne peux pas savoir où Mademoiselle a déjeuné. Elle m'a quitté en arrivant à Versailles pour prendre un fiacre à cheval, ce qu'elle préfère quand ce n'est pas pour faire de la route. » Déjà j'enrageais en pensant qu'elle avait été seule ; enfin ce n'était que le temps de déjeuner. « Vous auriez pu, dis-je d'un air de gentillesse (car je ne voulais pas paraître faire positivement surveiller Albertine, ce qui eût été humiliant pour moi, et doublement, puisque cela eût signifié qu'elle me cachait ses actions), déjeuner, je ne dis pas avec elle, mais au même restaurant ? – Mais elle m'avait demandé d'être seulement à six heures du soir à la Place d'Armes. Je ne devais pas aller la chercher à la sortie de son déjeuner. – Ah ! » fis-je en tâchant de dissimuler mon accablement. Et je remontai. Ainsi c'était plus de sept heures de suite qu'Albertine avait été seule, livrée à elle-même. Je savais bien, il est vrai, que le fiacre n'avait pas été un simple expédient pour se débarrasser de la surveillance du chauffeur. En ville, Albertine aimait mieux flâner en fiacre, elle disait qu'on voyait bien, que l'air était plus doux. Malgré cela elle avait passé sept heures sur lesquelles je ne saurais jamais rien. Et je n'osais pas penser à la façon dont elle avait dû les employer. Je trouvai que le mécanicien avait été bien maladroit, mais ma confiance en lui fut désormais complète. Car s'il eût été le moins du monde de mèche avec Albertine, il ne m'eût jamais avoué qu'il l'avait laissée libre de onze heures du matin à six heures du soir. Il n'y aurait eu qu'une autre explication, mais absurde, de cet aveu du chauffeur. C'est qu'une brouille entre lui et Albertine lui eût donné le désir, en me faisant une petite révélation, de montrer à mon amie qu'il était homme à parler et que si, après le premier avertissement tout bénin, elle ne marchait pas droit selon ce qu'il voulait, il mangerait carrément le morceau. Mais cette explication était absurde ; il fallait d'abord supposer une brouille inexistante entre Albertine et lui, et ensuite donner une nature de maître-chanteur à ce beau mécanicien qui s'était toujours montré si affable et si bon garçon. Dès le surlendemain, du reste, je vis que, plus que je ne l'avais cru un instant, dans ma soupçonneuse folie, il savait exercer sur Albertine une surveillance discrète et perspicace. Car ayant pu le prendre à part et lui parler de ce qu'il m'avait dit de Versailles, je lui disais d'un air amical et dégagé : « Cette promenade à Versailles dont vous me parliez avant-hier, c'était parfait comme cela, vous avez été parfait comme toujours. Mais à titre de petite indication, sans importance du reste, j'ai une telle responsabilité depuis que Mme Bontemps a mis sa nièce sous ma garde, j'ai tellement peur des accidents, je me reproche tant de ne pas l'accompagner, que j'aime mieux que ce soit vous, vous tellement sûr, si merveilleusement adroit, à qui il ne peut pas arriver d'accident, qui conduisiez partout Mlle Albertine. Comme cela je ne crains rien. » Le charmant mécanicien apostolique sourit finement, la main posée sur sa roue en forme de croix de consécration. Puis il me dit ces paroles qui (chassant les inquiétudes de mon coeur où elles furent aussitôt remplacées par la joie) me donnèrent envie de lui sauter au cou : « N'ayez crainte, me dit-il. Il ne peut rien lui arriver, car quand mon volant ne la promène pas, mon oeil la suit partout. À Versailles sans avoir l'air de rien j'ai visité la ville pour ainsi dire avec elle. Des Réservoirs elle est allée au Château, du Château aux Trianons, toujours moi la suivant sans avoir l'air de la voir, et le plus fort c'est qu'elle ne m'a pas vu. Oh ! elle m'aurait vu, ç'aurait été un petit malheur. C'était si naturel qu'ayant toute la journée devant moi à rien faire je visite aussi le Château. D'autant plus que Mademoiselle n'a certainement pas été sans remarquer que j'ai de la lecture et que je m'intéresse à toutes les vieilles curiosités (c'était vrai, j'aurais même été surpris si j'avais su qu'il était ami de Morel, tant il dépassait le violoniste en finesse et en goût). Mais enfin elle ne m'a pas vu. – Elle a dû rencontrer, du reste, des amies, car elle en a plusieurs à Versailles. – Non, elle était toujours seule. – On doit la regarder alors, une jeune fille éclatante et toute seule ! – Sûr qu'on la regarde, mais elle n'en sait quasiment rien, elle est tout le temps les yeux dans son guide, puis levés sur les tableaux. » Le récit du chauffeur me sembla d'autant plus exact que c'était, en effet, une « carte » représentant le Château et une autre représentant les Trianons qu'Albertine m'avait envoyées le jour de sa promenade. L'attention avec laquelle le gentil chauffeur en avait suivi chaque pas me toucha beaucoup. Comment aurais-je supposé que cette rectification – sous forme d'ample complément à son dire de l'avant-veille – venait de ce qu'entre ces deux jours Albertine, alarmée que le chauffeur m'eût parlé, s'était soumise, avait fait la paix avec lui ? Ce soupçon ne me vint même pas.
Il est certain que ce récit du mécanicien, en m'ôtant toute crainte qu'Albertine m'eût trompé, me refroidit tout naturellement à l'égard de mon amie et me rendit moins intéressante la journée qu'elle avait passée à Versailles. Je crois pourtant que les explications du chauffeur, qui en innocentant Albertine me la rendaient encore plus ennuyeuse, n'auraient peut-être pas suffi à me calmer si vite. Deux petits boutons que pendant quelques jours mon amie eut au front réussirent peut-être mieux encore à modifier les sentiments de mon coeur. Enfin ceux-ci se détournèrent d'elle, au point de ne me rappeler son existence que quand je la voyais, par la confidence singulière que me fit la femme de chambre de Gilberte, rencontrée par hasard. J'appris que quand j'allais tous les jours chez Gilberte elle aimait un jeune homme qu'elle voyait beaucoup plus que moi. J'en avais eu un instant le soupçon à cette époque, et même j'avais alors interrogé cette même femme de chambre. Mais comme elle savait que j'étais épris de Gilberte, elle avait nié, juré que jamais Mlle Swann n'avait vu ce jeune homme. Mais maintenant, sachant que mon amour était mort depuis si longtemps, que depuis des années j'avais laissé toutes ses lettres sans réponse – et peut-être aussi parce qu'elle n'était plus au service de la jeune fille – d'elle-même elle me raconta tout au long l'épisode amoureux que je n'avais pas su. Cela lui semblait tout naturel. Je crus, me rappelant ses serments d'alors, qu'elle n'avait pas été au courant. Pas du tout, c'est elle-même sur l'ordre de Mme Swann qui allait prévenir le jeune homme dès que celle que j'aimais était seule. Que j'aimais alors… Mais je me demandai un instant si mon amour d'autrefois était aussi mort que je le croyais car ce récit me fut pénible. Comme je ne crois pas que la jalousie puisse réveiller un amour mort, je supposai que ma triste impression était due, en partie du moins, à mon amour-propre blessé, car plusieurs personnes que je n'aimais pas et qui à cette époque et même un peu plus tard – cela a bien changé depuis – affectaient à mon endroit une attitude méprisante, savaient parfaitement, pendant que j'étais si amoureux de Gilberte, que j'étais dupe. Et cela me fit même me demander rétrospectivement si dans mon amour pour Gilberte, il n'y avait pas eu une part d'amour-propre, puisque je souffrais tant maintenant de voir que toutes les heures de tendresse qui m'avaient rendu si heureux, étaient connues pour une véritable tromperie de mon amie à mes dépens, par des gens que je n'aimais pas. En tout cas, amour ou amour-propre, Gilberte était presque morte en moi, mais pas entièrement, et cet ennui acheva de m'empêcher de me soucier outre mesure d'Albertine, qui tenait une si étroite partie dans mon coeur. Néanmoins, pour en revenir à elle (après une si longue parenthèse) et à sa promenade à Versailles, les cartes postales de Versailles (peut-on donc avoir ainsi simultanément le coeur pris en écharpe par deux jalousies entrecroisées se rapportant chacune à une personne différente ?) me donnaient une impression un peu désagréable, chaque fois qu'en rangeant des papiers mes yeux tombaient sur elles. Et je songeais que si le mécanicien n'avait pas été un si brave homme, la concordance de son deuxième récit avec les « cartes » d'Albertine n'eût pas signifié grand-chose, car qu'est-ce qu'on vous envoie d'abord de Versailles sinon le Château et les Trianons, à moins que la carte ne soit choisie par quelque raffiné, amoureux d'une certaine statue, ou par quelque imbécile élisant comme vue la station du tramway à chevaux ou la gare des Chantiers ?
Encore ai-je tort de dire un imbécile, de telles cartes postales n'ayant pas toujours été achetées par l'un d'eux, au hasard, pour l'intérêt de venir de Versailles. Pendant deux ans les hommes intelligents, les artistes trouvèrent Sienne, Venise, Grenade, une scie, et disaient du moindre omnibus, de tous les wagons : « Voilà qui est beau. » Puis ce goût passa comme les autres. Je ne sais même pas si on n'en revint pas au « sacrilège qu'il y a de détruire les nobles choses du passé ». En tout cas, un wagon de première classe cessa d'être considéré a priori comme plus beau que Saint-Marc de Venise. On disait pourtant : « C'est là qu'est la vie, le retour en arrière est une chose factice », mais sans tirer de conclusion nette. À tout hasard, et tout en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu'Albertine ne pût pas le plaquer sans qu'il osât refuser par crainte de passer pour espion, je ne la laissai plus sortir qu'avec le renfort d'Andrée, alors que pendant un temps le chauffeur m'avait suffi. Je l'avais même laissée alors (ce que je n'aurais plus osé faire depuis) s'absenter pendant trois jours, seule avec le chauffeur, et aller jusqu'auprès de Balbec, tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis, en grande vitesse. Trois jours où j'avais été bien tranquille, bien que la pluie de cartes qu'elle m'avait envoyée ne me fût parvenue, à cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes (bonnes l'été, mais sans doute désorganisées l'hiver), que huit jours après le retour d'Albertine et du chauffeur, si vaillants que le matin même de leur retour ils reprirent, comme si de rien n'était, leur promenade quotidienne. Mais depuis l'incident de Versailles j'avais changé. J'étais ravi qu'Albertine allât aujourd'hui au Trocadéro à cette matinée « extraordinaire » mais surtout rassuré qu'elle y eût une compagne, Andrée.
Laissant ces pensées, maintenant qu'Albertine était sortie, j'allai me mettre un instant à la fenêtre. Il y eut d'abord un silence où le sifflet du marchand de tripes et la corne du tramway firent résonner l'air à des octaves différentes, comme un accordeur de piano aveugle. Puis peu à peu devinrent distincts les motifs entrecroisés auxquels de nouveaux s'ajoutaient. Il y avait aussi un autre sifflet, appel d'un marchand dont je n'ai jamais su ce qu'il vendait, sifflet qui, lui, était exactement pareil à celui d'un tramway, et comme il n'était pas emporté par la vitesse on croyait à un seul tramway, non doué de mouvement, ou en panne, immobilisé, criant à petits intervalles comme un animal qui meurt.
Et il me semblait que, si jamais je devais quitter ce quartier aristocratique – à moins que ce ne fût pour un tout à fait populaire – les rues et les boulevards du centre (où la fruiterie, la poissonnerie, etc. stabilisées dans de grandes maisons d'alimentation, rendaient inutiles les cris des marchands qui n'eussent pas, du reste, réussi à se faire entendre) me sembleraient bien mornes, bien inhabitables, dépouillés, décantés de toutes ces litanies des petits métiers et des ambulantes mangeailles, privés de l'orchestre qui venait de me charmer dès le matin. Sur le trottoir une femme peu élégante (ou obéissant à une mode laide) passait, trop claire dans un paletot sac en poil de chèvre ; mais non, ce n'était pas une femme, c'était un chauffeur qui, enveloppé dans sa peau de bique, gagnait à pied son garage. Échappés des grands hôtels, les chasseurs ailés, aux teintes changeantes, filaient vers les gares, au ras de leur bicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Le ronflement d'un violon était dû parfois au passage d'une automobile, parfois à ce que je n'avais pas mis assez d'eau dans ma bouillotte électrique. Au milieu de la symphonie détonnait un « air » démodé : remplaçant la vendeuse de bonbons qui accompagnait d'habitude son air avec une crécelle, le marchand de jouets, au mirliton duquel était attaché un pantin qu'il faisait mouvoir en tous sens, promenait d'autres pantins, et sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan attardé de la pure mélodie :
Allons les papas, allons les mamans,
Contentez vos petits enfants ;
C'est moi qui les fais, c'est moi qui les vends,
Et c'est moi qui boulotte l'argent.
Tra la la la. Tra la la la laire,
Tra la la la la la la.
Allons les petits !
De petits Italiens, coiffés d'un béret, n'essayaient pas de lutter avec cet aria vivace, et c'est sans rien dire qu'ils offraient de petites statuettes. Cependant qu'un petit fifre réduisait le marchand de jouets à s'éloigner et à chanter plus confusément, quoique presto : « Allons les papas, allons les mamans. » Le petit fifre était un seul de ces dragons que j'entendais le matin à Doncières ? Non, car ce qui suivait c'étaient ces mots : « Voilà le réparateur de faïence et de porcelaine. Je répare le verre, le marbre, le cristal, l'os, l'ivoire et objets d'antiquité. Voilà le réparateur. » Dans une boucherie, où à gauche était une auréole de soleil et à droite un boeuf entier pendu, un garçon boucher très grand et très mince, aux cheveux blonds, son cou sortant d'un col bleu ciel, mettait une rapidité vertigineuse et une religieuse conscience à mettre d'un côté les filets de boeuf exquis, de l'autre de la culotte de dernier ordre, les plaçait dans d'éblouissantes balances surmontées d'une croix, d'où retombaient de belles chaînettes, et – bien qu'il ne fît ensuite que disposer pour l'étalage, des rognons, des tournedos, des entrecôtes – donnait en réalité beaucoup plus l'impression d'un bel ange qui au jour du Jugement dernier préparera pour Dieu, selon leurs qualités, la séparation des Bons et des Méchants et la pesée des âmes. Et de nouveau le fifre grêle et fin montait dans l'air, annonciateur non plus des destructions que redoutait Françoise chaque fois que défilait un régiment de cavalerie, mais de « réparations » promises par un « antiquaire » naïf ou gouailleur, et qui en tout cas fort éclectique, loin de se spécialiser, avait pour objet de son art les matières les plus diverses. Les petites porteuses de pain se hâtaient d'empiler dans leur panier les flûtes destinées au « grand déjeuner » et, à leur crochet, les laitières attachaient vivement les bouteilles de lait. La vue nostalgique que j'avais de ces petites filles, pouvais-je la croire bien exacte ? N'eût-elle pas été autre si j'avais pu garder immobile quelques instants auprès de moi une de celles que, de la hauteur de ma fenêtre, je ne voyais que dans la boutique ou en fuite ? Pour évaluer la perte que me faisait éprouver ma réclusion, c'est-à-dire la richesse que m'offrait la journée, il eût fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment, comme une silhouette d'un décor mobile, entre les portants, dans le cadre de ma porte, et la retenir sous mes yeux, non sans obtenir sur elle quelque renseignement qui me permît de la retrouver un jour et pareil à cette fiche signalétique que les ornithologues ou les ichtyologues attachent, avant de leur rendre la liberté, sous le ventre des oiseaux ou des poissons dont ils veulent pouvoir identifier les migrations.
Aussi dis-je à Françoise que, pour une course que j'avais à faire faire, elle voulût m'envoyer, s'il lui en venait quelqu'une, telle ou telle de ces petites qui venaient sans cesse chercher et rapportaient le linge, le pain, ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des commissions. J'étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que les bois étaient pleins de violettes lui donnait une fringale d'en regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet ; alors attendri, halluciné, ce n'est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois, par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu, qu'Elstir croyait avoir sous les yeux comme une zone imaginaire qu'enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice.
De blanchisseuse, un dimanche, il ne fallait pas penser qu'il en vînt. Quant à la porteuse de pain, par une mauvaise chance, elle avait sonné pendant que Françoise n'était pas là, avait laissé ses flûtes dans la corbeille, sur le palier, et s'était sauvée. La fruitière ne viendrait que bien plus tard. Une fois, j'étais entré commander un fromage chez le crémier, et au milieu des petites employées j'en avais remarqué une, vraie extravagance blonde, haute de taille bien que puérile, et qui au milieu des autres porteuses, semblait rêver, dans une attitude assez fière. Je ne l'avais vue que de loin, et en passant si vite que je n'aurais pu dire comment elle était, sinon qu'elle avait dû pousser trop vite et que sa tête portait une toison donnant l'impression bien moins des particularités capillaires que d'une stylisation sculpturale des méandres isolés de névés parallèles. C'est tout ce que j'avais distingué, ainsi qu'un nez très dessiné (chose rare chez une enfant) dans une figure maigre, et qui rappelait le bec des petits des vautours. D'ailleurs, le groupement autour d'elle de ses camarades n'avait pas été seul à m'empêcher de la bien voir, mais aussi l'incertitude des sentiments que je pouvais, à première vue et ensuite, lui inspirer, qu'ils fussent de fierté farouche, ou d'ironie, ou d'un dédain exprimé plus tard à ses amies. Ces suppositions alternatives que j'avais faites, en une seconde, à son sujet, avaient épaissi autour d'elle l'atmosphère trouble où elle se dérobait, comme une déesse dans la nue que fait trembler la foudre. Car l'incertitude morale est une cause plus grande de difficulté à une exacte perception visuelle que ne serait un défaut matériel de l'oeil. En cette trop maigre jeune personne, qui frappait aussi trop l'attention, l'excès de ce qu'un autre eût peut-être appelé des charmes, était justement ce qui était pour me déplaire, mais avait tout de même eu pour résultat de m'empêcher même d'apercevoir rien, à plus forte raison de me rien rappeler des autres petites crémières, que le nez arqué de celle-ci, son regard, chose si peu agréable, pensif, personnel, ayant l'air de juger, avaient plongées dans la nuit à la façon d'un éclair blond qui enténèbre le paysage environnant. Et ainsi de ma visite pour commander un fromage, chez le crémier, je ne m'étais rappelé (si on peut dire « se rappeler » à propos d'un visage si mal regardé qu'on adapte dix fois au néant du visage un nez différent), je ne m'étais rappelé que la petite qui m'avait déplu. Cela suffit à faire commencer un amour. Pourtant j'eusse oublié l'extravagance blonde et n'aurais jamais souhaité de la revoir, si Françoise ne m'avait dit que, quoique bien gamine, cette petite était délurée et allait quitter sa patronne parce que trop coquette, elle devait de l'argent dans le quartier. On a dit que la beauté est une promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être un commencement de beauté.
Je me mis à lire la lettre de maman. À travers ses citations de Mme de Sévigné (« Si mes pensées ne sont pas tout à fait noires à Combray, elles sont au moins d'un gris brun, je pense à toi à tout moment je te souhaite, ta santé, tes affaires, ton éloignement, que penses-tu que tout cela puisse faire entre chien et loup ? ») je sentais que ma mère était ennuyée de voir que le séjour d'Albertine à la maison se prolongeait, et s'affermir, quoique non encore déclarées à la fiancée, mes intentions de mariage. Elle ne me le disait pas plus directement parce qu'elle craignait que je laissasse traîner ses lettres. Encore, si voilées qu'elles fussent, me reprochait-elle de ne pas l'avertir immédiatement après chacune que je l'avais reçue : « Tu sais bien que Mme de Sévigné disait : “Quand on est loin on ne se moque plus des lettres qui commencent par : j'ai reçu la vôtre.” » Sans parler de ce qui l'inquiétait le plus, elle se disait fâchée de mes grandes dépenses : « À quoi peut passer tout ton argent ? Je suis déjà assez tourmentée de ce que, comme Charles de Sévigné, tu ne saches pas ce que tu veuilles et que tu sois “deux ou trois hommes à la fois”, mais tâche au moins de ne pas être comme lui pour la dépense et que je ne puisse pas dire de toi : “Il a trouvé le moyen de dépenser sans paraître, de perdre sans jouet et de payer sans s'acquitter.” » Je venais de finir le mot de maman quand Françoise revint me dire qu'elle avait justement là la petite laitière un peu trop hardie dont elle m'avait parlé. « Elle pourra très bien porter la lettre de Monsieur et faire les courses si ce n'est pas trop loin. Monsieur va voir, elle a l'air d'un Petit Chaperon Rouge. » Françoise alla la chercher et je l'entendis qui la guidait en lui disant : « Hé bien, voyons, tu as peur parce qu'il y a un couloir, bougre de truffe, je te croyais moins empruntée. Faut-il que je te mène par la main ? » Et Françoise, en bonne et honnête servante qui entend faire respecter son maître comme elle le respecte elle-même, s'était drapée de cette majesté qui ennoblit les entremetteuses dans ces tableaux des vieux maîtres, où à côté d'elles s'effacent presque dans l'insignifiance la maîtresse et l'amant.
Elstir, quand il les regardait, n'avait pas à se préoccuper de ce que faisaient les violettes. L'entrée de la petite laitière m'ôta aussitôt mon calme de contemplateur, je ne songeai plus qu'à rendre vraisemblable la fable de la lettre à lui faire porter et je me mis à écrire rapidement sans oser la regarder qu'à peine, pour ne pas paraître l'avoir fait entrer pour cela. Elle était parée pour moi de ce charme de l'inconnu qui ne se serait pas ajouté pour moi à une jolie fille trouvée dans ces maisons où elles vous attendent. Elle n'était ni nue, ni déguisée, mais une vraie crémière, une de celles qu'on s'imagine si jolies quand on n'a pas le temps de s'approcher d'elles, elle était un peu de ce qui fait l'éternel désir, l'éternel regret de la vie, dont le double courant est enfin détourné, amené auprès de nous. Double car s'il s'agit d'inconnu, d'un être deviné devoir être divin d'après sa stature, ses proportions, son indifférent regard, son calme hautain, d'autre part on veut cette femme bien spécialisée dans sa profession, nous permettant de nous évader dans ce monde qu'un costume particulier nous fait romanesquement croire différent. Au reste, si l'on cherche à faire tenir dans une formule la loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait la chercher dans le maximum d'écart entre une femme aperçue et une femme approchée, caressée. Si les femmes de ce qu'on appelait autrefois les maisons closes, si les cocottes elles-mêmes (à condition que nous sachions qu'elles sont des cocottes) nous attirent si peu, ce n'est pas qu'elles soient moins belles que d'autres, c'est qu'elles sont toutes prêtes, que ce qu'on cherche précisément à atteindre, elles nous l'offrent déjà, c'est qu'elles ne sont pas des conquêtes. L'écart, là, est à son minimum. Une grue nous sourit déjà dans la rue comme elle le fera près de nous. Nous sommes des sculpteurs. Nous voulons obtenir d'une femme une statue entièrement différente de celle qu'elle nous a présentée. Nous avons vu une jeune fille indifférente, insolente au bord de la mer, nous avons vu une vendeuse sérieuse et active à son comptoir qui nous répondra sèchement ne fût-ce que pour ne pas être l'objet des moqueries de ses copines, une marchande de fruits qui nous répond à peine. Hé bien ! nous n'avons de cesse que nous puissions expérimenter si la fière jeune fille au bord de la mer, si la vendeuse à cheval sur le qu'en-dira-t-on, si la distraite marchande de fruits ne sont pas susceptibles, à la suite de manèges adroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne, d'entourer notre cou de ces bras qui portaient les fruits, d'incliner sur notre bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là glacés ou distraits – ô beauté des yeux sévères aux heures du travail où l'ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes, des yeux qui fuyaient nos obsédants regards et qui maintenant que nous l'avons vue seule à seul, font plier leurs prunelles sous le poids ensoleillé du rire quand nous parlons de faire l'amour ! Entre la vendeuse, la blanchisseuse attentive à repasser, la marchande de fruits, la crémière – et cette même fillette qui va devenir notre maîtresse, le maximum d'écart est atteint, tendu encore à ses extrêmes limites, et varié, par ces gestes habituels de la profession qui font des bras, pendant la durée du labeur, quelque chose d'aussi différent que possible comme arabesque de ces souples liens qui déjà chaque soir s'enlacent à notre cou tandis que la bouche s'apprête pour le baiser. Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont plus ce qu'elles étaient, cette distance que nous rêvions de franchir est supprimée. Mais on recommence avec d'autres femmes, on donne à ces entreprises tout son temps, tout son argent, toutes ses forces, on crève de rage contre le cocher trop lent qui va peut-être nous faire manquer le premier rendez-vous, on a la fièvre. Ce premier rendez-vous, on sait pourtant qu'il accomplira l'évanouissement d'une illusion. Il n'importe, tant que l'illusion dure on veut voir si on peut la changer en réalité, et alors on pense à la blanchisseuse dont on a remarqué la froideur. La curiosité amoureuse est comme celle qu'excitent en nous les noms de pays, toujours déçue, elle renaît et reste toujours insatiable.
Hélas ! une fois auprès de moi, la blonde crémière aux mèches striées, dépouillée de tant d'imagination et de désirs éveillés en moi, se trouva réduite à elle-même. Le nuage frémissant de mes suppositions ne l'enveloppait plus d'un vertige. Elle prenait un air tout penaud de n'avoir plus (au lieu des dix, des vingt, que je me rappelais tour à tour sans pouvoir fixer mon souvenir) qu'un seul nez, plus rond que je ne l'avais cru, qui donnait une idée de bêtise et avait en tout cas perdu le pouvoir de se multiplier. Ce vol capturé, inerte, anéanti, incapable de rien ajouter à sa pauvre évidence, n'avait plus mon imagination pour collaborer avec lui. Tombé dans le réel immobile, je tâchai de rebondir ; les joues, non aperçues dans la boutique, me parurent si jolies que j'en fus intimidé et, pour me donner une contenance, je dis à la petite crémière : « Seriez-vous assez bonne pour me passer Le Figaro qui est là, il faut que je regarde le nom de l'endroit où je veux vous envoyer. » Aussitôt, en prenant le journal, elle découvrit jusqu'au coude la manche rouge de sa jaquette et me tendit la feuille conservatrice d'un geste adroit et gentil qui me plut par sa rapidité familière, son apparence moelleuse et sa couleur écarlate. Pendant que j'ouvrais Le Figaro, pour dire quelque chose et sans lever les yeux, je demandai à la petite : « Comment s'appelle ce que vous portez là en tricot rouge ? c'est très joli. » Elle me répondit : « C'est mon golf. » Car par une déchéance habituelle à toutes les modes, les vêtements et les mots qui, il y a quelques années, semblaient appartenir au monde relativement élégant des amies d'Albertine, étaient maintenant le lot des ouvrières. « Ça ne vous gênerait vraiment pas trop, dis-je en faisant semblant de chercher dans Le Figaro, que je vous envoie même un peu loin ? » Dès que j'eus ainsi l'air de trouver pénible le service qu'elle me rendrait en faisant une course, aussitôt elle commença à trouver que c'était gênant pour elle. « C'est que je dois aller tantôt me promener en vélo. Dame, nous n'avons que le dimanche. – Mais vous n'avez pas froid, nu-tête comme cela ? – Ah ! je serai pas nu-tête, j'aurai mon polo, et je pourrais m'en passer avec tous mes cheveux. » Je levai les yeux sur les mèches flavescentes et frisées et je sentis que leur tourbillon m'emportait, le coeur battant, dans la lumière et les rafales d'un ouragan de beauté. Je continuais à regarder le journal, mais bien que ce ne fût que pour me donner une contenance et me faire gagner du temps, tout en ne faisant que semblant de lire, je comprenais tout de même le sens des mots qui étaient sous mes yeux, et ceux-ci me frappaient : « Au programme de la matinée que nous avons annoncée et qui sera donnée cet après-midi dans la salle des fêtes du Trocadéro, il faut ajouter le nom de Mlle Léa qui a accepté d'y paraître dans Les Fourberies de Nérine. Elle tiendra, bien entendu, le rôle de Nérine où elle est étourdissante de verve et d'ensorceleuse gaieté. » Ce fut comme si on avait brutalement arraché de mon coeur le pansement sous lequel il avait commencé depuis mon retour de Balbec à se cicatriser. Le flux de mes angoisses s'échappa à torrents. Léa, c'était la comédienne amie des deux jeunes filles qu'Albertine, sans avoir l'air de les voir, avait un après-midi, au casino, regardées dans la glace. Il est vrai qu'à Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un ton de componction particulier pour me dire, presque choquée qu'on pût soupçonner une telle vertu : « Oh ! non, ce n'est pas du tout une femme comme ça, c'est une femme très bien. » Malheureusement pour moi, quand Albertine émettait une affirmation de ce genre, ce n'était jamais que le premier stade d'affirmations différentes. Peu après la première, venait cette deuxième : « Je ne la connais pas. » Tertio, quand Albertine m'avait parlé d'une telle personne « insoupçonnable » et que (secundo) « elle ne connaissait pas », elle oubliait peu à peu, d'abord avoir dit qu'elle ne la connaissait pas, et dans une phrase où elle se « coupait » sans le savoir, racontait qu'elle la connaissait. Ce premier oubli consommé et la nouvelle affirmation ayant été émise, un deuxième oubli commençait, celui que la personne était insoupçonnable. « Est-ce qu'une telle, demandais-je, n'a pas telles moeurs ? – Mais voyons, naturellement, c'est connu comme tout ! » Aussitôt le ton de componction reprenait pour une affirmation qui était un vague écho fort amoindri de la toute première : « Je dois dire qu'avec moi elle a toujours été d'une convenance parfaite. Naturellement, elle savait que je l'aurais remisée et de la belle manière. Mais enfin cela ne fait rien. Je suis obligée de lui être reconnaissante du vrai respect qu'elle m'a toujours témoigné. On voit qu'elle savait à qui elle avait affaire. » On se rappelle la vérité parce qu'elle a un nom, des racines anciennes, mais un mensonge improvisé s'oublie vite. Albertine oubliait ce dernier mensonge-là, le quatrième, et un jour où elle voulait gagner ma confiance par des confidences, elle se laissait aller à me dire de la même personne, au début si comme il faut et qu'elle ne connaissait pas : « Elle a eu le béguin pour moi. Trois, quatre fois elle m'a demandé de l'accompagner jusque chez elle et de monter la voir. L'accompagner, je n'y voyais pas de mal, devant tout le monde, en plein jour, en plein air. Mais arrivée à sa porte, je trouvais toujours un prétexte et je ne suis jamais montée. » Quelque temps après Albertine faisait allusion à la beauté des objets qu'on voyait chez la même dame. D'approximation en approximation on fût sans doute arrivé à lui faire dire la vérité, une vérité qui était peut-être moins grave que je n'étais porté à le croire, car peut-être facile avec les femmes, préférait-elle un amant, et maintenant que j'étais le sien n'eût-elle pas songé à Léa. Déjà, en tout cas pour bien des femmes, il m'eût suffi de rassembler devant mon amie, en une synthèse, ses affirmations contradictoires pour la convaincre de ses fautes (fautes qui sont bien plus aisées, comme les lois astronomiques, à dégager par le raisonnement, qu'à observer, qu'à surprendre dans la réalité). Mais elle aurait encore mieux aimé dire qu'elle avait menti quand elle avait émis une de ces affirmations, dont ainsi le retrait ferait écrouler tout mon système, plutôt que de reconnaître que tout ce qu'elle avait raconté dès le début n'était qu'un tissu de contes mensongers. Il en est de semblables dans Les Mille et Une Nuits, et qui nous y charment. Ils nous font souffrir dans une personne que nous aimons, et à cause de cela nous permettent d'entrer un peu plus avant dans la connaissance de la nature humaine au lieu de nous contenter de nous jouer à sa surface. Le chagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuse à pénétrer. D'où des vérités que nous ne nous sentons pas le droit de cacher, si bien qu'un athée moribond qui les a découvertes, assuré du néant, insoucieux de la gloire, use pourtant ses dernières heures à tâcher de les faire connaître.
Sans doute je n'en étais qu'à la première de ces affirmations pour Léa. J'ignorais même si Albertine la connaissait ou non.
N'importe, cela revenait au même. Il fallait à tout prix empêcher qu'au Trocadéro elle pût retrouver cette connaissance, ou faire la connaissance de cette inconnue. Je dis que je ne savais si elle connaissait Léa ou non ; j'avais dû pourtant l'apprendre à Balbec, d'Albertine elle-même. Car l'oubli anéantissait aussi bien chez moi que chez Albertine une grande part des choses qu'elle m'avait affirmées. Car la mémoire, au lieu d'un exemplaire en double toujours présent à nos yeux, des divers faits de notre vie, est plutôt un néant d'où par instants une similitude actuelle nous permet de tirer, ressuscités, des souvenirs morts ; mais encore il y a mille petits faits qui ne sont pas tombés dans cette virtualité de la mémoire, et qui resteront à jamais incontrôlables pour nous. Tout ce que nous ignorons se rapporter à la vie réelle de la personne que nous aimons, nous n'y faisons aucune attention, nous oublions aussitôt ce qu'elle nous a dit à propos de tel fait ou de telles gens que nous ne connaissons pas, et l'air qu'elle avait en nous le disant. Aussi, quand ensuite notre jalousie est excitée par ces mêmes gens, pour savoir si elle ne se trompe pas, si c'est bien à eux qu'elle doit rapporter telle hâte que notre maîtresse a de sortir, tel mécontentement que nous l'en ayons privée en rentrant trop tôt, notre jalousie fouillant le passé pour en tirer des inductions n'y trouve rien ; toujours rétrospective, elle est comme un historien qui aurait à faire une histoire pour laquelle il n'est aucun document ; toujours en retard, elle se précipite comme un taureau furieux là où ne se trouve pas l'être fier et brillant qui l'irrite de ses piqûres et dont la foule cruelle admire la magnificence et la ruse. La jalousie se débat dans le vide, incertaine, comme nous le sommes dans ces rêves où nous souffrons de ne pas trouver dans sa maison vide une personne que nous avons bien connue dans la vie, mais qui peut-être en est ici une autre et a seulement emprunté les traits d'un autre personnage ; incertaine comme nous le sommes plus encore après le réveil quand nous cherchons à identifier tel ou tel détail de notre rêve. Quel air avait notre amie en nous disant cela ? N'avait-elle pas l'air heureux, ne sifflait-elle même pas, ce qu'elle ne fait que quand elle a quelque pensée amoureuse et que notre présence l'importune et l'irrite ? Ne nous a-t-elle pas dit une chose qui se trouve en contradiction avec ce qu'elle nous affirme maintenant, qu'elle connaît ou ne connaît pas telle personne ? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons jamais, nous nous acharnons à chercher les débris inconsistants d'un rêve, et pendant ce temps notre vie avec notre maîtresse continue, notre vie distraite devant ce que nous ignorons être important pour nous, attentive à ce qui ne l'est peut-être pas, encauchemardée par des êtres qui sont sans rapports réels avec nous, notre vie pleine d'oublis, de lacunes, d'anxiétés vaines, notre vie pareille à un songe.
Je m'aperçus que la petite laitière était toujours là. Je lui dis que décidément ce serait bien loin, que je n'avais pas besoin d'elle. Aussitôt elle trouva aussi que ce serait trop gênant : « Il y a un beau match tantôt, je voudrais pas le manquer. » Je sentis qu'elle devait déjà dire : aimer les sports, et que dans quelques années elle dirait : vivre sa vie. Je lui dis que décidément je n'avais pas besoin d'elle et je lui donnai cinq francs. Aussitôt, s'y attendant si peu, et se disant que si elle avait cinq francs pour ne rien faire, elle aurait beaucoup pour ma course, elle commença à trouver que son match n'avait pas d'importance. « J'aurais bien fait votre course. On peut toujours s'arranger. » Mais je la poussai vers la porte, j'avais besoin d'être seul ; il fallait à tout prix empêcher qu'Albertine pût retrouver au Trocadéro les amies de Léa. Il le fallait, il fallait y réussir ; à vrai dire, je ne savais pas encore comment et pendant ces premiers instants j'ouvrais mes mains, les regardais, faisais craquer les jointures de mes doigts, soit que l'esprit qui ne peut trouver ce qu'il cherche, pris de paresse, s'accorde de faire halte pendant un instant où les choses les plus indifférentes lui apparaissent distinctement, comme ces pointes d'herbe des talus qu'on voit du wagon trembler au vent, quand le train s'arrête en rase campagne – immobilité qui n'est pas toujours plus féconde que celle de la bête capturée qui, paralysée par la peur ou fascinée, regarde sans bouger –, soit que je tinsse tout préparé mon corps – avec mon intelligence au-dedans et en celle-ci les moyens d'action sur telle ou telle personne – comme n'étant plus qu'une arme d'où partirait le coup qui séparerait Albertine de Léa et de ses deux amies. Certes, le matin quand Françoise était venue me dire qu'Albertine irait au Trocadéro, je m'étais dit : « Albertine peut bien faire ce qu'elle veut », et j'avais cru que jusqu'au soir, par ce temps radieux, ses actions resteraient pour moi sans importance perceptible. Mais ce n'était pas seulement le soleil matinal, comme je l'avais pensé, qui m'avait rendu si insouciant ; c'était parce qu'ayant obligé Albertine à renoncer aux projets qu'elle pouvait peut-être amorcer ou même réaliser chez les Verdurin et l'ayant réduite à aller à une matinée que j'avais choisie moi-même et en vue de laquelle elle n'avait pu rien préparer, je savais que ce qu'elle ferait serait forcément innocent. De même, si Albertine avait dit quelques instants plus tard : « Si je me tue, cela m'est bien égal », c'était parce qu'elle était persuadée qu'elle ne se tuerait pas. Devant moi, devant Albertine, il y avait eu ce matin (bien plus que l'ensoleillement du jour) ce milieu que nous ne voyons pas, mais par l'intermédiaire translucide et changeant duquel nous voyions, moi ses actions, elle l'importance de sa propre vie, c'est-à-dire ces croyances que nous ne percevons pas mais qui ne sont pas plus assimilables à un pur vide que n'est l'air qui nous entoure ; composant autour de nous une atmosphère variable, parfois excellente, souvent irrespirable, elles mériteraient d'être relevées et notées avec autant de soin que la température, la pression barométrique, la saison, car nos jours ont leur originalité physique et morale. La croyance, non remarquée ce matin par moi et dont pourtant j'avais été joyeusement enveloppé jusqu'au moment où j'avais rouvert Le Figaro, qu'Albertine ne ferait rien que d'inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Je ne vivais plus dans la belle journée, mais dans une journée créée au sein de la première par l'inquiétude qu'Albertine renouât avec Léa et plus facilement encore avec les deux jeunes filles, si elles étaient comme cela me semblait probable allées applaudir l'actrice au Trocadéro où il ne leur serait pas difficile, dans un entracte, de retrouver Albertine. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil, le nom de Léa m'avait fait revoir, pour en être jaloux, l'image d'Albertine au casino près des deux jeunes filles. Car je ne possédais dans ma mémoire que des séries d'Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des profils, des instantanés ; aussi ma jalousie se confinait-elle à une expression discontinue, à la fois fugitive et fixée, et aux êtres qui l'avaient amenée sur la figure d'Albertine. Je me rappelais celle-ci quand à Balbec elle était trop regardée par les deux jeunes filles ou par des femmes de ce genre ; je me rappelais la souffrance que j'éprouvais à voir parcourir par des regards actifs comme ceux d'un peintre qui veut prendre un croquis, le visage entièrement recouvert par eux et qui, à cause de ma présence sans doute, subissait ce contact sans avoir l'air de s'en apercevoir, avec une passivité peut-être clandestinement voluptueuse. Et avant qu'elle se ressaisît et me parlât, il y avait une seconde pendant laquelle Albertine ne bougeait pas, souriait dans le vide, avec le même air de naturel feint et de plaisir dissimulé que si on avait été en train de faire sa photographie ; ou même pour choisir devant l'objectif une pose plus piquante – celle même qu'elle avait prise à Doncières quand nous nous promenions avec Saint-Loup : riant et passant sa langue sur ses lèvres, elle faisait semblant d'agacer un chien. Certes, à ces moments elle n'était nullement la même que quand c'était elle qui était intéressée par des fillettes qui passaient. Dans ce dernier cas au contraire son regard étroit et velouté se fixait, se collait sur la passante, si adhérent, si corrosif qu'il semblait qu'en se retirant il aurait dû emporter la peau. Mais en ce moment ce regard-là, qui du moins lui donnait quelque chose de sérieux jusqu'à la faire paraître souffrante, m'aurait semblé doux, auprès du regard atone et heureux qu'elle avait près des deux jeunes filles, et j'aurais préféré la sombre expression du désir qu'elle ressentait peut-être quelquefois, à la riante expression causée par le désir qu'elle inspirait. Elle avait beau essayer de voiler la conscience qu'elle en avait, celle-ci la baignait, l'enveloppait, vaporeuse, voluptueuse, faisait paraître sa figure toute rose. Mais tout ce qu'Albertine tenait à ces moments-là en suspens en elle, qui irradiait autour d'elle et me faisait tant souffrir, qui sait si hors de ma présence elle continuerait à le taire, si aux avances des deux jeunes filles, maintenant que je n'étais pas là, elle ne répondrait pas audacieusement ? Certes, ces souvenirs me causaient une grande douleur. Ils étaient comme un aveu total des goûts d'Albertine, une confession générale de son infidélité, contre quoi ne pouvaient prévaloir les serments particuliers d'Albertine auxquels je voulais croire, les résultats négatifs de mes incomplètes enquêtes, les assurances, peut-être faites de connivence avec Albertine, d'Andrée. Albertine pouvait me nier ses trahisons particulières, par des mots qui lui échappaient, plus forts que les déclarations contraires, par ces regards seuls, elle avait fait l'aveu de ce qu'elle eût voulu cacher, bien plus que des faits particuliers : ce qu'elle se fût fait tuer plutôt que de reconnaître, son penchant. Car aucun être ne veut livrer son âme. Malgré la douleur que ces souvenirs me causaient, aurais-je pu nier que c'était le programme de la matinée du Trocadéro qui avait réveillé mon besoin d'Albertine ? Elle était de ces femmes à qui leurs fautes pourraient au besoin tenir lieu de charmes, et autant que leurs fautes, leur bonté qui y succède et ramène en nous cette douceur qu'avec elles, comme un malade qui n'est jamais bien portant deux jours de suite, nous sommes sans cesse obligés de reconquérir. D'ailleurs, plus même que leurs fautes pendant que nous les aimons, il y a leurs fautes avant que nous les connaissions, et la première de toutes : leur nature. Ce qui rend douloureuses de telles amours, en effet, c'est qu'il leur préexiste une espèce de péché originel de la femme, un péché qui nous les fait aimer, de sorte que quand nous l'oublions, nous avons moins besoin d'elle et que pour recommencer à aimer, il faut recommencer à souffrir. En ce moment, qu'elle ne retrouvât pas les deux jeunes filles, et savoir si elle connaissait Léa ou non, était ce qui me préoccupait le plus, bien qu'on ne devrait pas s'intéresser aux faits particuliers autrement qu'à cause de leur signification générale, et malgré la puérilité qu'il y a, aussi grande que celle du voyage ou du désir de connaître des femmes, à fragmenter sa curiosité sur ce qui, du torrent invisible des réalités cruelles qui nous resteront toujours inconnues, a fortuitement cristallisé dans notre esprit. D'ailleurs, arriverions-nous à le détruire qu'il serait remplacé par un autre aussitôt. Hier je craignais qu'Albertine n'allât chez Mme Verdurin. Maintenant je n'étais plus préoccupé que de Léa. La jalousie qui a un bandeau sur les yeux n'est pas seulement impuissante à rien découvrir dans les ténèbres qui l'enveloppent, elle est encore un de ces supplices où la tâche est à recommencer sans cesse, comme celle des Danaïdes, comme celle d'Ixion. Même si les deux jeunes filles n'étaient pas là, quelle impression pouvait faire sur elle Léa embellie par le travestissement, glorifiée par le succès, quelles rêveries laisserait-elle à Albertine, quels désirs qui, même refrénés chez moi, lui donneraient le dégoût d'une vie où elle ne pouvait les assouvir ? D'ailleurs, qui sait si elle ne connaissait pas Léa et n'irait pas la voir dans sa loge, et même si Léa ne la connaissait pas, qui m'assurait que l'ayant en tout cas aperçue à Balbec, elle ne la reconnaîtrait pas et ne lui ferait pas de la scène un signe qui autoriserait Albertine à se faire ouvrir la porte des coulisses ? Un danger semble très évitable quand il est conjuré. Celui-ci ne l'était pas encore, j'avais peur qu'il ne pût pas l'être, et il me semblait d'autant plus terrible. Et pourtant cet amour pour Albertine, que je sentais presque s'évanouir quand j'essayais de le réaliser, la violence de ma douleur en ce moment semblait en quelque sorte m'en donner la preuve. Je n'avais plus souci de rien d'autre, je ne pensais qu'aux moyens de l'empêcher de rester au Trocadéro, j'aurais offert n'importe quelle somme à Léa pour qu'elle n'y allât pas. Si donc on prouve sa préférence par l'action qu'on accomplit plus que par l'idée qu'on forme, j'aurais aimé Albertine. Mais cette reprise de ma souffrance ne donnait pas plus de consistance en moi à l'image d'Albertine. Elle causait mes maux comme une divinité qui reste invisible. Faisant mille conjectures, je cherchais à parer à ma souffrance sans réaliser pour cela mon amour.
D'abord il fallait être certain que Léa allât vraiment au Trocadéro. Après avoir congédié la laitière en lui donnant deux francs, je téléphonai à Bloch, lié lui aussi avec Léa, pour le lui demander. Il n'en savait rien et parut étonné que cela pût m'intéresser. Je pensai qu'il me fallait aller vite, que Françoise était tout habillée et moi pas, je demandai à ma mère de me la laisser toute la journée et pendant que moi-même je me levais, je lui fis prendre une automobile ; elle devait aller au Trocadéro, prendre un billet, chercher Albertine partout dans la salle et lui remettre un mot de moi. Dans ce mot, je lui disais que j'étais bouleversé par une lettre reçue à l'instant de la même dame à cause de qui elle savait que j'avais été si malheureux une nuit à Balbec. Je lui rappelais que le lendemain elle m'avait reproché de ne pas l'avoir fait appeler. Aussi je me permettais, lui disais-je, de lui demander de me sacrifier sa matinée et de venir me chercher pour aller prendre un peu l'air ensemble afin de tâcher de me remettre. Mais comme j'en avais pour assez longtemps avant d'être habillé et prêt, elle me ferait plaisir de profiter de la présence de Françoise pour aller acheter aux Trois Quartiers (ce magasin, étant plus petit, m'inquiétait moins que le Bon Marché) la guimpe de tulle blanc dont elle avait besoin.
Mon mot n'était probablement pas inutile. À vrai dire, je ne savais rien qu'eût fait Albertine, depuis que je la connaissais, ni même avant. Mais dans sa conversation (Albertine aurait pu, si je lui en eusse parlé, dire que j'avais mal entendu), il y avait certaines contradictions, certaines retouches qui me semblaient aussi décisives qu'un flagrant délit, mais moins utilisables contre Albertine qui souvent, prise en fraude comme un enfant, grâce à ce brusque redressement stratégique, avait chaque fois rendu vaines mes cruelles attaques et rétabli la situation. Cruelles pour moi. Elle usait, non par raffinement de style, mais pour réparer ses imprudences, de ces brusques sautes de syntaxe ressemblant un peu à ce que les grammairiens appellent anacoluthe ou je ne sais comment. S'étant laissée aller, en parlant femmes, à dire : « Je me rappelle que dernièrement je », brusquement, après un « quart de soupir », « je » devenait « elle », c'était une chose qu'elle avait aperçue en promeneuse innocente, et nullement accomplie. Ce n'était pas elle qui était le sujet de l'action. J'aurais voulu me rappeler exactement le commencement de la phrase pour conclure moi-même, puisqu'elle lâchait pied, à ce qu'en eût été la fin. Mais comme j'avais attendu cette fin, je me rappelais mal le commencement, que peut-être mon air d'intérêt lui avait fait dévier, et je restais anxieux de sa pensée vraie, de son souvenir véridique. Il en est malheureusement des commencements d'un mensonge de notre maîtresse, comme des commencements de notre propre amour, ou d'une vocation. Ils se forment, se conglomèrent, ils passent, inaperçus de notre propre attention. Quand on veut se rappeler de quelle façon on a commencé d'aimer une femme, on aime déjà ; les rêveries d'avant, on ne se disait pas : c'est le prélude d'un amour, faisons attention ; et elles avançaient par surprise, à peine remarquées de nous. De même, sauf des cas relativement assez rares, ce n'est guère que pour la commodité du récit que j'ai souvent opposé ici un dire mensonger d'Albertine avec (sur le même sujet) son assertion première. Cette assertion première, souvent, ne lisant pas dans l'avenir et ne devinant pas quelle affirmation contradictoire lui ferait pendant, elle s'était glissée inaperçue, entendue certes de mes oreilles, mais sans que je l'isolasse de la continuité des paroles d'Albertine. Plus tard, devant le mensonge patent, ou pris d'un doute anxieux, j'aurais voulu me rappeler ; c'était en vain ; ma mémoire n'avait pas été prévenue à temps ; elle avait cru inutile de garder copie.
Je recommandai à Françoise, quand elle aurait fait sortir Albertine de la salle, de m'en avertir par téléphone et de la ramener, contente ou non. « Il ne manquerait plus que cela qu'elle ne soit pas contente de venir voir Monsieur, répondit Françoise. – Mais je ne sais pas si elle aime tant que cela me voir. – Il faudrait qu'elle soit bien ingrate », reprit Françoise, en qui Albertine renouvelait après tant d'années le même supplice d'envie que lui avait causé jadis Eulalie auprès de ma tante. Ignorant que la situation d'Albertine auprès de moi n'avait pas été cherchée par elle mais voulue par moi (ce que par amour-propre et pour faire enrager Françoise j'aimais autant lui cacher), elle admirait et exécrait son habileté, l'appelait quand elle parlait d'elle aux autres domestiques une « comédienne », une « enjôleuse » qui faisait de moi ce qu'elle voulait. Elle n'osait pas encore entrer en guerre contre elle, lui faisait bon visage, et se faisait mérite auprès de moi des services qu'elle me rendait dans ses relations avec moi, pensant qu'il était inutile de me rien dire et qu'elle n'arriverait à rien, mais à l'affût d'une occasion ; et si jamais elle découvrait dans la situation d'Albertine une fissure, se promettait bien de l'élargir et de nous séparer complètement. « Bien ingrate ? Mais non, Françoise, c'est moi qui me trouve ingrat, vous ne savez pas comme elle est bonne pour moi. (Il m'était si doux d'avoir l'air d'être aimé !) Partez vite. – Je vais me cavaler, et presto. »
L'influence de sa fille commençait à altérer un peu le vocabulaire de Françoise. Ainsi perdent leur pureté toutes les langues par l'adjonction de termes nouveaux. Cette décadence du parler de Françoise, que j'avais connu à ses belles époques, j'en étais, du reste, indirectement responsable. La fille de Françoise n'aurait pas fait dégénérer jusqu'au plus bas jargon le langage classique de sa mère, si elle s'était contentée de parler patois avec elle. Elle ne s'en était jamais privée, et quand elles étaient toutes deux auprès de moi, si elles avaient des choses secrètes à se dire, au lieu d'aller s'enfermer dans la cuisine elles se faisaient en plein milieu de ma chambre une protection plus infranchissable que la porte la mieux fermée, en parlant patois. Je supposais seulement que la mère et la fille ne vivaient pas toujours en très bonne intelligence, si j'en jugeais par la fréquence avec laquelle revenait le seul mot que je pusse distinguer : m'esasperate (à moins que l'objet de cette exaspération ne fût moi). Malheureusement la langue la plus inconnue finit par s'apprendre quand on l'entend toujours parler. Je regrettai que ce fût le patois, car j'arrivai à le savoir et n'aurais pas moins bien appris si Françoise avait eu l'habitude de s'exprimer en persan. Françoise, quand elle s'aperçut de mes progrès, eut beau accélérer son débit et sa fille pareillement, rien n'y fit. La mère fut désolée que je comprisse le patois, puis contente de me l'entendre parler. À vrai dire, ce contentement c'était de la moquerie, car bien que j'eusse fini par le prononcer à peu près comme elle, elle trouvait entre nos deux prononciations des abîmes qui la ravissaient, et se mit à regretter de ne plus voir des gens de son pays auxquels elle n'avait jamais pensé depuis bien des années et qui, paraît-il, se seraient tordus d'un rire qu'elle eût voulu entendre, en m'écoutant parler si mal le patois. Cette seule idée la remplissait de gaieté et de regret et elle énumérait tel ou tel paysan qui en aurait eu des larmes de rire. En tout cas, aucune joie ne mélangea la tristesse que, même le prononçant mal, je le comprisse bien. Les clefs deviennent inutiles quand celui qu'on veut empêcher d'entrer peut se servir d'un passe-partout ou d'une pince-monseigneur. Le patois devenant une défense sans valeur, elle se mit à parler avec sa fille un français qui devint bien vite celui des plus basses époques.
J'étais prêt. Françoise n'avait pas encore téléphoné ; fallait-il partir sans attendre ? Mais qui sait si elle trouverait Albertine ? si celle-ci ne serait pas dans les coulisses ? si même, rencontrée par Françoise, elle se laisserait ramener ? Une demi-heure plus tard le tintement du téléphone retentit et dans mon coeur battaient tumultueusement l'espérance et la crainte. C'étaient, sur l'ordre d'un employé de téléphone, un escadron volant de sons qui avec une vitesse instantanée m'apportaient les paroles du téléphoniste, non celles de Françoise qu'une timidité et une mélancolie ancestrales, appliquées à un objet inconnu de ses pères, empêchaient de s'approcher d'un récepteur, quitte à visiter des contagieux. Elle avait trouvé au promenoir Albertine seule, qui, étant seulement allée prévenir Andrée qu'elle ne restait pas, avait rejoint aussitôt Françoise. « Elle n'était pas fâchée ? Ah ! pardon ! Demandez à cette dame si cette demoiselle n'était pas fâchée. – Cette dame me dit de vous dire que non, pas du tout, que c'était tout le contraire ; en tout cas, si elle n'était pas contente, ça ne se connaissait pas. Elles vont aller maintenant aux Trois Quartiers et seront rentrées à deux heures. » Je compris que deux heures signifiait trois heures, car il était plus de deux heures. Mais c'était chez Françoise un de ces défauts particuliers, permanents, inguérissables, que nous appelons maladifs, de ne pouvoir jamais regarder ni dire l'heure exactement. Je n'ai jamais pu comprendre ce qui se passait dans sa tête quand Françoise ayant ainsi regardé sa montre, s'il était deux heures, disait : il est une heure, ou il est trois heures, je n'ai jamais pu comprendre si le phénomène qui avait lieu alors avait pour siège la vue de Françoise, ou sa pensée, ou son langage ; ce qui est certain, c'est que ce phénomène avait toujours lieu. L'humanité est très vieille. L'hérédité, les croisements ont donné une force insurmontable à de mauvaises habitudes, à des réflexes vicieux. Une personne éternue et râle parce qu'elle passe près d'un rosier, une autre a une éruption à l'odeur de la peinture fraîche, beaucoup, des coliques s'il faut partir en voyage, et des petits-fils de voleurs qui sont millionnaires et généreux ne peuvent résister à nous voler cinquante francs. Quant à savoir en quoi consistait l'impossibilité où était Françoise de dire l'heure exactement, ce n'est pas elle qui m'a jamais fourni aucune lumière à cet égard. Car malgré la colère où ces réponses inexactes me mettaient d'habitude, Françoise ne cherchait ni à s'excuser de son erreur, ni à l'expliquer. Elle restait muette, avait l'air de ne pas m'entendre, ce qui achevait de m'exaspérer. J'aurais voulu entendre une parole de justification, ne fût-ce que pour la battre en brèche mais rien, un silence indifférent. En tout cas, pour ce qui était d'aujourd'hui il n'y avait pas de doute, Albertine allait rentrer avec Françoise à trois heures, Albertine ne verrait ni Léa ni ses amies. Alors ce danger qu'elle renouât des relations avec elles étant conjuré, il perdit aussitôt à mes yeux de son importance et je m'étonnai, en voyant avec quelle facilité il l'avait été, d'avoir cru que je ne réussirais pas à ce qu'il le fût. J'éprouvai un vif mouvement de reconnaissance pour Albertine qui, je le voyais, n'était pas allée au Trocadéro pour les amies de Léa, et qui me montrait, en quittant la matinée et en rentrant sur un signe de moi, qu'elle m'appartenait même pour l'avenir plus que je ne me le figurais. Il fut plus grand encore quand un cycliste me porta un mot d'elle pour que je prisse patience et où il y avait de ces gentilles expressions qui lui étaient familières : « Mon chéri et cher Marcel, j'arrive moins vite que ce cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous. Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée et que quelque chose puisse m'amuser autant que d'être avec vous ? Ce sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de ne jamais sortir que tous les deux. Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. »
Les robes même que je lui achetais, le yacht dont je lui avais parlé, les peignoirs de Fortuny, tout cela ayant dans cette obéissance d'Albertine, non pas sa compensation, mais son complément, m'apparaissait comme autant de privilèges que j'exerçais ; car les devoirs et les charges d'un maître font partie de sa domination et la définissent, la prouvent, tout autant que ses droits. Et ces droits qu'elle me reconnaissait donnaient précisément à mes charges leur véritable caractère : j'avais une femme à moi qui, au premier mot que je lui envoyais à l'improviste, me faisait téléphoner avec déférence qu'elle revenait, qu'elle se laissait ramener, aussitôt. J'étais plus maître que je n'avais cru. Plus maître, c'est-à-dire plus esclave. Je n'avais plus aucune impatience de voir Albertine. La certitude qu'elle était en train de faire une course avec Françoise, qu'elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain et que j'eusse volontiers prorogé, éclairait comme un astre radieux et paisible un temps que j'eusse eu maintenant bien plus de plaisir à passer seul. Mon amour pour Albertine m'avait fait lever et me préparer pour sortir, mais il m'empêcherait de jouir de ma sortie. Je pensais que par ce dimanche-là, des petites ouvrières, des midinettes, des cocottes, devaient se promener au Bois. Et avec ces mots de midinettes, de petites ouvrières (comme cela m'était souvent arrivé avec un nom propre, un nom de jeune fille lu dans le compte rendu d'un bal), avec l'image d'un corsage blanc, d'une jupe courte, parce que derrière cela je mettais une personne inconnue et qui pourrait m'aimer, je fabriquais tout seul des femmes désirables, et je me disais : « Comme elles doivent être bien ! » Mais à quoi me servirait-il qu'elles le fussent, puisque je ne sortirais pas seul ?
Profitant de ce que j'étais encore seul, et fermant à demi les rideaux pour que le soleil ne m'empêchât pas de lire les notes, je m'assis au piano et ouvris au hasard la sonate de Vinteuil qui y était posée, et je me mis à jouer parce que, l'arrivée d'Albertine étant encore un peu éloignée mais en revanche tout à fait certaine, j'avais à la fois du temps et de la tranquillité d'esprit. Baigné dans l'attente pleine de sécurité de son retour avec Françoise et la confiance en sa docilité comme dans la béatitude d'une lumière intérieure aussi réchauffante que celle du dehors, je pouvais disposer de ma pensée, la détacher un moment d'Albertine, l'appliquer à la sonate. Même en celle-ci, je ne m'attachai pas à remarquer combien la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux répondait davantage maintenant à mon amour pour Albertine, duquel la jalousie avait été si longtemps absente que j'avais pu confesser à Swann mon ignorance de ce sentiment. Non, prenant la sonate à un autre point de vue, la regardant en soi-même comme l'oeuvre d'un grand artiste, j'étais ramené par le flot sonore vers les jours de Combray – je ne veux pas dire de Montjouvain et du côté de Méséglise, mais des promenades du côté de Guermantes – où j'avais moi-même désiré d'être un artiste. En abandonnant en fait cette ambition, avais-je renoncé à quelque chose de réel ? La vie pouvait-elle me consoler de l'art, y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble en effet si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l'individualité, que nous cherchons en vain dans l'existence quotidienne ! Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate me frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n'y avions jamais vu. En jouant cette mesure, et bien que Vinteuil fût là en train d'exprimer un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus m'empêcher de murmurer : « Tristan ! » avec le sourire qu'a l'ami d'une famille retrouvant quelque chose de l'aïeul dans une intonation, un geste du petit-fils qui ne l'a pas connu. Et comme on regarde alors une photographie qui permet de préciser la ressemblance, par-dessus la sonate de Vinteuil, j'installai sur le pupitre la partition de Tristan, dont on donnait justement cet après-midi-là des fragments au Concert Lamoureux. Je n'avais à admirer le maître de Bayreuth aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir dans l'art comme dans la vie la beauté qui les tente, qui s'arrachent à Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le plus sanglant des chemins de croix, à s'élever jusqu'à la pure connaissance et à l'adoration parfaite du Postillon de Longjumeau. Je me rendais compte de tout ce qu'a de réel l'oeuvre de Wagner, en revoyant ces thèmes insistants et fugaces qui visitent un acte, ne s'éloignent que pour revenir, et parfois lointains, assoupis, presque détachés, sont à d'autres moments, tout en restant vagues, si pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu'on dirait la reprise moins d'un motif que d'une névralgie.
La musique bien différente en cela de la société d'Albertine, m'aidait à descendre en moi-même, à y découvrir du nouveau : la variété que j'avais en vain cherchée dans la vie, dans le voyage, dont pourtant la nostalgie m'était donnée par ce flot sonore qui faisait mourir à côté de moi ses vagues ensoleillées. Diversité double. Comme le spectre extériorise pour nous la composition de la lumière, l'harmonie d'un Wagner, la couleur d'un Elstir nous permettent de connaître cette essence qualitative des sensations d'un autre où l'amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer. Puis, diversité au sein de l'oeuvre même, par le seul moyen qu'il y a d'être effectivement divers : réunir diverses individualités. Là où un petit musicien prétendrait qu'il peint un écuyer, un chevalier, alors qu'il leur ferait chanter la même musique, au contraire, sous chaque dénomination, Wagner met une réalité différente, et chaque fois que paraît son écuyer, c'est une figure particulière, à la fois compliquée et simpliste, qui, avec un entrechoc de lignes joyeux et féodal, s'inscrit dans l'immensité sonore. D'où la plénitude d'une musique que remplissent en effet tant de musiques dont chacune est un être. Un être ou l'impression que donne un aspect momentané de la nature. Même ce qui est le plus indépendant du sentiment qu'elle nous fait éprouver, garde sa réalité extérieure et entièrement définie, le chant d'un oiseau, la sonnerie de cor d'un chasseur, l'air que joue un pâtre sur son chalumeau, découpent à l'horizon leur silhouette sonore. Certes, Wagner allait la rapprocher, s'en saisir, la faire entrer dans un orchestre, l'asservir aux plus hautes idées musicales, mais en respectant toutefois son originalité première comme un huchier les fibres, l'essence particulière du bois qu'il sculpte.
Mais malgré la richesse de ces oeuvres où la contemplation de la nature a sa place à côté de l'action, à côté d'individus qui ne sont pas que des noms de personnages, je songeais combien tout de même ces oeuvres participent à ce caractère d'être – bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes oeuvres du XIXe siècle ; du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l'oeuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu'elle n'a pas. Sans s'arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans une Comédie humaine, ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates La Légende des siècles et La Bible de l'humanité, ne peut-on pas dire pourtant de ce dernier qu'il incarne si bien le XIXe siècle, que les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son oeuvre même que dans les attitudes qu'il prend en face de son oeuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution, mais dans ses préfaces à ces deux livres ? Préfaces, c'est-à-dire pages écrites après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre çà et là quelques phrases, commençant d'habitude par un « Le dirai-je ? » qui n'est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien. L'autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une oeuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l'avait composé, puis ayant composé un premier opéra mythologique, puis un second, puis d'autres encore, et s'apercevant tout à coup qu'il venait de faire une Tétralogie, dut éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand celui-ci, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l'Évangile, s'avisa brusquement en projetant sur eux une illumination rétrospective qu'ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son oeuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. Unité ultérieure, non factice. Sinon elle fût tombée en poussière comme tant de systématisations d'écrivains médiocres qui à grand renfort de titres et de sous-titres se donnent l'apparence d'avoir poursuivi un seul et transcendant dessein. Non factice, peut-être même plus réelle d'être ultérieure, d'être née d'un moment d'enthousiasme où elle est découverte entre des morceaux qui n'ont plus qu'à se rejoindre, unité qui s'ignorait, donc vitale et non logique, qui n'a pas proscrit la variété, refroidi l'exécution. Elle est (mais s'appliquant cette fois à l'ensemble) comme tel morceau composé à part, né d'une inspiration, non exigé par le développement artificiel d'une thèse, et qui vient s'intégrer au reste. Avant le grand mouvement d'orchestre qui précède le retour d'Yseult, c'est l'oeuvre elle-même qui a attiré à soi l'air de chalumeau à demi oublié, d'un pâtre. Et sans doute, autant la progression de l'orchestre à l'approche de la nef, quand il s'empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l'air du pâtre, l'agrégea à son oeuvre, lui donna toute sa signification. Cette joie, du reste, ne l'abandonne jamais. Chez lui, quelle que soit la tristesse du poète, elle est consolée, surpassée – c'est-à-dire malheureusement un peu détruite – par l'allégresse du fabricateur. Mais alors, autant que par l'identité que j'avais remarquée tout à l'heure entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j'étais troublé par cette habileté vulcanienne. Serait-ce elle qui donnerait chez les grands artistes l'illusion d'une originalité foncière, irréductible, en apparence reflet d'une réalité plus qu'humaine, en fait produit d'un labeur industrieux ? Si l'art n'est que cela, il n'est pas plus réel que la vie, et je n'avais pas tant de regrets à avoir. Je continuais à jouer Tristan. Séparé de Wagner par la cloison sonore, je l'entendais exulter, m'inviter à partager sa joie, j'entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de marteau de Siegfried, en qui du reste, plus merveilleusement frappées étaient ces phrases, l'habileté technique de l'ouvrier ne servait qu'à leur faire plus librement quitter la terre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j'avais vu à Balbec changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel. Peut-être, comme les oiseaux qui montent le plus haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il de ces appareils vraiment matériels pour explorer l'infini, de ces cent vingt chevaux marque Mystère, où pourtant, si haut qu'on plane, on est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant ronflement du moteur !
Je ne sais pourquoi le cours de mes rêveries, qui avait suivi jusque-là des souvenirs de musique, se détourna sur ceux qui en ont été à notre époque les meilleurs exécutants et parmi lesquels, le surfaisant un peu, je faisais figurer Morel. Aussitôt ma pensée fit un brusque crochet, et c'est au caractère de Morel, à certaines des singularités de ce caractère, que je me mis à songer. Au reste – et cela pouvait se conjoindre, mais non se confondre avec la neurasthénie qui le rongeait – Morel avait l'habitude de parler de sa vie, mais en présentant une image si enténébrée qu'il était très difficile de rien distinguer. Il se mettait par exemple à la complète disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait pouvoir après le dîner aller suivre un cours d'algèbre. M. de Charlus autorisait, mais demandait à le voir après. « Impossible, c'est une vieille peinture italienne » (cette plaisanterie n'a aucun sens transcrite ainsi ; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morel L'Éducation sentimentale, à l'avant-dernier chapitre duquel Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel ne prononçait jamais le mot « impossible » sans le faire suivre de ceux-ci : « c'est une vieille peinture italienne »), « le cours dure souvent fort tard et c'est déjà un grand dérangement pour le professeur qui naturellement serait froissé… – Mais il n'y a même pas besoin de cours, l'algèbre ce n'est pas la natation ni même l'anglais, cela s'apprend aussi bien dans un livre », répliquait M. de Charlus, ayant deviné aussitôt dans le cours d'algèbre une de ces images où on ne pouvait rien débrouiller du tout. C'était peut-être une coucherie avec une femme, ou, si Morel cherchait à gagner de l'argent par des moyens louches et s'était affilié à la police secrète, une expédition avec des agents de la sûreté, et qui sait ? pis encore, l'attente d'un gigolo dont on pourra avoir besoin dans une maison de prostitution. « Bien plus facilement même dans un livre, répondait Morel à M. de Charlus, car on ne comprend rien à un cours d'algèbre. – Alors pourquoi ne l'étudies-tu pas plutôt chez moi où tu es tellement plus confortablement ? » aurait pu répondre M. de Charlus, mais il s'en gardait bien, sachant qu'aussitôt, gardant seulement le même caractère nécessaire de réserver les heures du soir, le cours d'algèbre imaginé se fût changé immédiatement en une obligatoire leçon de danse ou de dessin. En quoi M. de Charlus put s'apercevoir qu'il se trompait, en partie du moins : Morel s'occupait souvent chez le baron à résoudre des équations. M. de Charlus objecta bien que l'algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel riposta qu'elle était une distraction pour passer le temps et combattre la neurasthénie. Sans doute M. de Charlus eût pu chercher à se renseigner, à apprendre ce qu'étaient, au vrai, ces mystérieux et inéluctables cours d'algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais pour s'occuper de dévider l'écheveau des occupations de Morel, M. de Charlus était trop engagé dans celles du monde. Les visites reçues ou faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, les soirées au théâtre l'empêchaient d'y penser, ainsi qu'à cette méchanceté à la fois violente et sournoise que Morel avait à la fois, disait-on, laissé éclater et dissimulée dans les milieux successifs, les différentes villes par où il avait passé, et où on ne parlait de lui qu'avec un frisson, en baissant la voix, et sans oser rien raconter. Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchante qu'il me fut donné ce jour-là d'entendre, comme, ayant quitté le piano, j'étais descendu dans la cour pour aller au-devant d'Albertine qui n'arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls, Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que je ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d'habitude, et extrêmement étrange. Les paroles ne l'étaient pas moins, fautives au point de vue du français, mais il connaissait tout imparfaitement. « Voulez-vous sortir, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue », répétait-il à la pauvre petite qui certainement au début n'avait pas compris ce qu'il voulait dire puis qui, tremblante et fière, restait immobile devant lui. « Je vous ai dit de sortir, grand pied-de-grue, grand pied-de-grue, allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce que vous êtes, putain. » Juste à ce moment la voix de Jupien qui rentrait en causant avec un de ses amis se fit entendre dans la cour, et comme je savais que Morel était extrêmement poltron, je trouvai inutile de joindre mes forces à celles de Jupien et de son ami, lesquels dans un instant seraient dans la boutique, et je remontai pour éviter Morel qui, bien que (probablement pour effrayer et dominer la petite par un chantage ne reposant peut-être sur rien) il avait tant désiré qu'on fît venir Jupien, se hâta de sortir dès qu'il l'entendit dans la cour. Les paroles rapportées ne sont rien, elles n'expliqueraient pas le battement de coeur avec lequel je remontai. Ces scènes auxquelles nous assistons dans la vie trouvent un élément de force incalculable dans ce que les militaires appellent, en matière d'offensive, le bénéfice de la surprise, et j'avais beau éprouver tant de calme douceur à savoir qu'Albertine, au lieu de rester au Trocadéro, allait rentrer auprès de moi, je n'en avais pas moins dans l'oreille l'accent de ces mots dix fois répétés : « grand pied-de-grue, grand pied-de-grue », qui m'avaient bouleversé.
Peu à peu mon agitation se calma. Albertine allait rentrer. Je l'entendrais sonner à la porte dans un instant. Je sentais que ma vie n'était plus même comme elle aurait pu être ; et qu'avoir ainsi une femme avec qui tout naturellement, quand elle allait être de retour, je devrais sortir, vers l'embellissement de qui allaient être de plus en plus détournées les forces et l'activité de mon être, faisait de moi comme une tige accrue, mais alourdie par le fruit opulent en qui passent toutes ses réserves. Contrastant avec l'anxiété que j'avais encore il y a une heure, le calme que me causait le retour d'Albertine était plus vaste que celui que j'avais ressenti le matin avant son départ. Anticipant sur l'avenir, dont la docilité de mon amie me rendait à peu près maître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la présence imminente, importune, inévitable et douce, c'était le calme (nous dispensant de chercher le bonheur en nous-mêmes) qui naît d'un sentiment familial et d'un bonheur domestique. Familial et domestique : tel fut encore, non moins que le sentiment qui avait amené tant de paix en moi tandis que j'attendais Albertine, celui que j'éprouvai ensuite en me promenant avec elle. Elle ôta un instant son gant, soit pour toucher ma main, soit pour m'éblouir en me laissant voir à son petit doigt à côté de celle donnée par Mme Bontemps, une bague où s'étendait la large et liquide nappe d'une claire feuille de rubis : « Encore une nouvelle bague, Albertine. Votre tante est d'une générosité ! – Non, celle-là ce n'est pas ma tante, dit-elle en riant. C'est moi qui l'ai achetée, comme, grâce à vous, je peux faire de grandes économies. Je ne sais même pas à qui elle a appartenu. Un voyageur qui n'avait pas d'argent la laissa au propriétaire d'un hôtel où j'étais descendue au Mans. Il ne savait qu'en faire et l'aurait vendue bien au-dessous de sa valeur. Mais elle était encore bien trop chère pour moi. Maintenant que, grâce à vous, je deviens une dame chic, je lui ai fait demander s'il l'avait encore. Et la voici. – Cela fait bien des bagues, Albertine. Où mettrez-vous celle que je vais vous donner ? En tout cas, celle-ci est très jolie ; je ne peux pas distinguer les ciselures autour du rubis, on dirait une tête d'homme grimaçante. Mais je n'ai pas une assez bonne vue. – Vous l'auriez meilleure que cela ne vous avancerait pas beaucoup. Je ne distingue pas non plus. »
Jadis il m'était souvent arrivé en lisant des Mémoires, un roman, où un homme sort toujours avec une femme, goûte avec elle, de désirer pouvoir faire ainsi. J'avais cru parfois y réussir, par exemple en emmenant avec moi la maîtresse de Saint-Loup, en allant dîner avec elle. Mais j'avais beau appeler à mon secours l'idée que je jouais bien à ce moment-là le personnage que j'avais envié dans le roman, cette idée me persuadait que je devais avoir du plaisir auprès de Rachel et ne m'en donnait pas. C'est que chaque fois que nous voulons imiter quelque chose qui fut vraiment réel, nous oublions que ce quelque chose fut produit non par la volonté d'imiter, mais par une force inconsciente, et réelle, elle aussi. Mais cette impression particulière que n'avait pu me donner tout mon désir d'éprouver un plaisir délicat à me promener avec Rachel, voici maintenant que je l'éprouvais sans l'avoir cherchée le moins du monde, mais pour des raisons tout autres, sincères, profondes – pour citer un exemple – pour cette raison que ma jalousie m'empêchait d'être loin d'Albertine, et du moment que je pouvais sortir, de la laisser aller se promener sans moi. Je ne l'éprouvais que maintenant parce que la connaissance est non des choses extérieures qu'on veut observer, mais des sensations involontaires ; parce qu'autrefois une femme avait eu beau être dans la même voiture que moi, elle n'était pas en réalité à côté de moi, tant que ne l'y recréait pas à tout instant un besoin d'elle comme j'en avais un d'Albertine, tant que la caresse constante de mon regard ne lui rendait pas sans cesse ces teintes qui demandent à être perpétuellement rafraîchies, tant que les sens, même apaisés mais qui se souviennent, ne mettaient pas sous ces couleurs la saveur et la consistance, tant qu'unie aux sens et à l'imagination qui les exalte, la jalousie ne maintenait pas cette femme en équilibre auprès de nous par une attraction compensée aussi puissante que la loi de la gravitation.
Notre voiture descendait vite les boulevards, les avenues, dont les hôtels en rangée, rose congélation de soleil et de froid, me rappelaient mes visites chez Mme Swann doucement éclairées par les chrysanthèmes en attendant l'heure des lampes.
J'avais à peine le temps d'apercevoir, aussi séparé d'elles derrière la vitre de l'auto que je l'aurais été derrière la fenêtre de ma chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant sa porte, illuminée par le beau temps, comme une héroïne que mon désir suffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d'un roman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander à Albertine de m'arrêter, et déjà n'étaient plus visibles les jeunes femmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits et caressé la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaient baignées. L'émotion dont je me sentais saisi en apercevant la fille d'un marchand de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue était l'émotion qu'on a à reconnaître des Déesses. Depuis que l'Olympe n'existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Et quand faisant un tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de commettre un sacrilège, ils n'ont fait que leur ajouter, que leur rendre la qualité, les attributs divins dont elles étaient dépouillées. « Comment vous a semblé le Trocadéro, petite folle ? – Je suis rudement contente de l'avoir quitté pour venir avec vous. C'est de Davioud, je crois. – Mais comme ma petite Albertine s'instruit ! En effet, c'est de Davioud, mais je l'avais oublié. – Pendant que vous dormez je lis vos livres, grand paresseux. Comme monument c'est assez moche, n'est-ce pas ? – Petite, voilà, vous changez tellement vite et vous devenez tellement intelligente (c'était vrai, mais de plus je n'étais pas fâché qu'elle eût la satisfaction, à défaut d'autres, de se dire que du moins le temps qu'elle passait chez moi n'était pas entièrement perdu pour elle) que je vous dirais au besoin des choses qui seraient généralement considérées comme fausses et qui correspondent à une vérité que je cherche. Vous savez ce que c'est que l'impressionnisme ? – Très bien. – Hé ! bien, voyez ce que je veux dire : vous vous rappelez l'église de Marcouville-l'Orgueilleuse qu'Elstir n'aimait pas parce qu'elle était neuve ? Est-ce qu'il n'est pas un peu en contradiction avec son propre impressionnisme quand il retire ainsi ces monuments de l'impression globale où ils sont compris, les amène hors de la lumière où ils sont dissous et examine en archéologue leur valeur intrinsèque ? Quand il peint, est-ce qu'un hôpital, une école, une affiche sur un mur ne sont pas de la même valeur qu'une cathédrale inestimable qui est à côté, dans une image indivisible ? Rappelez-vous comme la façade était cuite par le soleil, comme le relief de ces saints de Marcouville surnageait dans la lumière. Qu'importe qu'un monument soit neuf s'il paraît vieux ; et même s'il ne le paraît pas ! Ce que les vieux quartiers contiennent de poésie a été extrait jusqu'à la dernière goutte, mais certaines maisons nouvellement bâties pour de petits bourgeois cossus, dans des quartiers neufs, où la pierre trop blanche est fraîchement sciée, ne déchirent-elles pas l'air torride de midi en juillet, à l'heure où les commerçants reviennent déjeuner dans la banlieue, d'un cri aussi acide que l'odeur des cerises attendant que le déjeuner soit servi dans la salle à manger obscure, où les prismes de verre pour poser les couteaux projettent des feux multicolores et aussi beaux que les verrières de Chartres ? – Que vous êtes gentil ! Si je deviens jamais intelligente, ce sera grâce à vous. – Pourquoi dans une belle journée détacher ses yeux du Trocadéro dont les tours en cou de girafe font penser à la chartreuse de Pavie ? – Il m'a rappelé aussi, dominant comme cela sur son tertre, une reproduction de Mantegna que vous avez, je crois que c'est Saint Sébastien, où il y a au fond une ville en amphithéâtre et où on jurerait qu'il y a le Trocadéro. – Vous voyez bien ! Mais comment avez-vous vu la reproduction de Mantegna ? Vous êtes renversante. »
Nous étions arrivés dans des quartiers plus populaires et l'érection d'une Vénus ancillaire derrière chaque comptoir faisait de lui comme un autel suburbain au pied duquel j'aurais voulu passer ma vie. Comme on fait à la veille d'une mort prématurée, je dressais le compte des plaisirs dont me privait le point final qu'Albertine mettait à ma liberté. À Passy ce fut sur la chaussée même, à cause de l'encombrement, que des jeunes filles se tenant par la taille m'émerveillèrent de leur sourire. Je n'eus pas le temps de le bien distinguer, mais il était peu probable que je le surfisse ; dans toute foule, en effet, dans toute foule jeune, il n'est pas rare que l'on rencontre l'effigie d'un noble profil. De sorte que ces cohues populaires des jours de fête sont pour le voluptueux aussi précieuses que pour l'archéologue le désordre d'une terre où une fouille fait apparaître des médailles antiques. Nous arrivâmes au Bois. Je pensais que si Albertine n'était pas sortie avec moi, je pourrais en ce moment, au Cirque des Champs-Élysées entendre la tempête wagnérienne faire gémir tous les cordages de l'orchestre, attirer à elle comme une écume légère l'air de chalumeau que j'avais joué tout à l'heure, le faire voler, le pétrir, le déformer, le diviser, l'entraîner dans un tourbillon grandissant. Du moins je voulus que notre promenade fût courte et que nous rentrions de bonne heure car sans en parler à Albertine, j'avais décidé d'aller le soir chez les Verdurin. Ils m'avaient envoyé dernièrement une invitation que j'avais jetée au panier avec toutes les autres. Mais je me ravisais pour ce soir, car je voulais tâcher d'apprendre quelles personnes Albertine avait pu espérer rencontrer l'après-midi chez eux. À vrai dire, j'en étais arrivé avec Albertine à ce moment où (si tout continue de même, si les choses se passent normalement) une femme ne sert plus pour nous que de transition avec une autre femme. Elle tient à notre coeur encore, mais bien peu ; nous avons hâte d'aller chaque soir trouver des inconnues, et surtout des inconnues connues d'elle, lesquelles pourront nous raconter sa vie. Elle, en effet, nous avons possédé, épuisé tout ce qu'elle a consenti à nous livrer d'elle-même. Sa vie, c'est elle-même encore, mais justement la partie que nous ne connaissons pas, les choses sur quoi nous l'avons vainement interrogée et que nous pourrons recueillir sur des lèvres neuves.
Si ma vie avec Albertine devait m'empêcher d'aller à Venise, de voyager, du moins j'aurais pu tantôt, si j'avais été seul, connaître les jeunes midinettes éparses dans l'ensoleillement de ce beau dimanche et dans la beauté de qui je faisais entrer pour une grande part la vie inconnue qui les animait. Les yeux qu'on voit ne sont-ils pas tout pénétrés par un regard dont on ne sait pas les images, les souvenirs, les attentes, les dédains qu'il porte et dont on ne peut pas les séparer ? Cette existence, qui est celle de l'être qui passe, ne donnera-t-elle pas, selon ce qu'elle est, une valeur variable au froncement de ces sourcils, à la dilatation de ces narines ? La présence d'Albertine me privait d'aller à elles et peut-être ainsi de cesser de les désirer. Celui qui veut entretenir en soi le désir de continuer à vivre et la croyance en quelque chose de plus délicieux que les choses habituelles, doit se promener ; car les rues, les avenues, sont pleines de Déesses. Mais les Déesses ne se laissent pas approcher. Çà et là, entre les arbres, à l'entrée de quelque café, une servante veillait comme une nymphe à l'orée d'un bois sacré, tandis qu'au fond trois jeunes filles étaient assises à côté de l'arc immense de leurs bicyclettes posées à côté d'elles, comme trois immortelles accoudées au nuage ou au coursier fabuleux sur lesquels elles accomplissaient leurs voyages mythologiques. Je remarquais que chaque fois Albertine regardait un instant toutes ces filles avec une attention profonde et se retournait aussitôt vers moi. Mais je n'étais trop tourmenté ni par l'intensité de cette contemplation, ni par sa brièveté que l'intensité compensait ; en effet pour cette dernière, il arrivait souvent qu'Albertine, soit fatigue, soit manière de regarder particulière à un être attentif, considérait ainsi dans une sorte de méditation, fût-ce mon père ou Françoise ; et quant à sa vitesse à se retourner vers moi, elle pouvait être motivée par le fait qu'Albertine, connaissant mes soupçons, pouvait vouloir, même s'ils n'étaient pas justifiés, éviter de leur donner prise. Cette attention, d'ailleurs, qui m'eût semblé criminelle de la part d'Albertine (et tout autant si elle avait eu pour objet des jeunes gens), je l'attachais, sans me croire un instant coupable – et en trouvant presque qu'Albertine l'était en m'empêchant par sa présence de m'arrêter et de descendre – sur toutes les midinettes. On trouve innocent de désirer et atroce que l'autre désire. Et ce contraste entre ce qui concerne ou bien nous, ou bien celle que nous aimons, n'a pas trait au désir seulement, mais aussi au mensonge. Quelle chose plus usuelle que lui, qu'il s'agisse de masquer par exemple les faiblesses quotidiennes d'une santé qu'on veut faire croire forte, de dissimuler un vice, ou d'aller, sans froisser autrui, à la chose que l'on préfère ? Il est l'instrument de conservation le plus nécessaire et le plus employé. Or c'est lui que nous avons la prétention de bannir de la vie de celle que nous aimons, c'est lui que nous épions, que nous flairons, que nous détestons partout. Il nous bouleverse, il suffit à amener une rupture, il nous semble cacher les plus grandes fautes, à moins qu'il ne les cache si bien que nous ne les soupçonnions pas. Étrange état que celui où nous sommes à ce point sensibles à un agent pathogène que son pullulement universel rend inoffensif aux autres et si grave pour le malheureux qui se trouve ne plus avoir d'immunité contre lui ! La vie de ces jolies filles, comme – à cause de mes longues périodes de réclusion – j'en rencontrais si rarement, me paraissait, ainsi qu'à tous ceux chez qui la facilité des réalisations n'a pas amorti la puissance de concevoir, quelque chose d'aussi différent de ce que je connaissais, d'aussi désirable, que les villes les plus merveilleuses que promet le voyage.
La déception éprouvée auprès des femmes que j'avais connues ou dans les villes où j'étais allé, ne m'empêchait pas de me laisser prendre à l'attrait des nouvelles et de croire à leur réalité. Aussi, de même que voir Venise – Venise dont ce temps printanier me donnait aussi la nostalgie et que le mariage avec Albertine m'empêcherait de connaître – voir Venise dans un panorama que Ski eût peut-être déclaré plus joli de tons que la ville réelle, ne m'eût en rien remplacé le voyage à Venise, dont la longueur déterminée sans que j'y fusse pour rien me semblait indispensable à franchir, de même, si jolie fût-elle, la midinette qu'une entremetteuse m'eût artificiellement procurée n'eût nullement pu se substituer pour moi à celle qui, la taille dégingandée, passait en ce moment sous les arbres en riant avec une amie. Celle que j'eusse trouvée dans une maison de passe eût-elle été plus jolie que cela n'eût pas été la même chose, parce que nous ne regardons pas les yeux d'une fille que nous ne connaissons pas comme nous ferions d'une petite plaque d'opale ou d'agate. Nous savons que le petit rayon qui les irise ou les grains de brillant qui les font étinceler sont tout ce que nous pouvons voir d'une pensée, d'une volonté, d'une mémoire où résident la maison familiale que nous ne connaissons pas, les amis chers que nous envions. Arriver à nous emparer de tout cela, qui est si difficile, si rétif, c'est ce qui donne sa valeur au regard bien plus que sa seule beauté matérielle (par quoi peut être expliqué qu'un même jeune homme éveille tout un roman dans l'imagination d'une femme qui a entendu dire qu'il était le prince de Galles, et ne fait plus attention à lui quand elle apprend qu'elle s'est trompée) ; trouver la midinette dans la maison de passe, c'est la trouver vidée de cette vie inconnue qui la pénètre et que nous aspirons à posséder avec elle, c'est nous approcher des yeux devenus en effet de simples pierres précieuses, d'un nez dont le froncement est aussi dénué de signification que celui d'une fleur. Non, cette midinette inconnue qui passait là et dont il me semblait aussi indispensable, si je voulais continuer à croire à sa réalité, que de faire un long trajet en chemin de fer si je voulais croire à celle du Pise que je verrais et qui ne serait pas qu'un spectacle d'exposition universelle, d'essuyer les résistances en y adaptant mes directions, en allant au-devant d'un affront, en revenant à la charge, en obtenant un rendez-vous, en l'attendant à la sortie des ateliers, en connaissant épisode par épisode ce qui composait la vie de cette petite, en traversant ce dont s'enveloppait pour elle le plaisir que je cherchais et la distance que ses habitudes différentes et sa vie spéciale mettaient entre moi et l'attention, la faveur que je voulais atteindre et capter. Mais ces similitudes mêmes du désir et du voyage firent que je me promis de serrer un jour d'un peu plus près la nature de cette force invisible mais aussi puissante que les croyances, ou dans le monde physique que la pression atmosphérique, qui portait si haut les cités, les femmes, tant que je ne les connaissais pas, et qui se dérobait sous elles dès que je les avais approchées, les faisait tomber aussitôt à plat sur le terre à terre de la plus triviale réalité. Plus loin une autre fillette était agenouillée près de sa bicyclette qu'elle arrangeait. Une fois la réparation faite, la jeune coureuse monta sur sa bicyclette, mais sans l'enfourcher comme eût fait un homme. Pendant un instant la bicyclette tangua, et le jeune corps semblait s'être accru d'une voile, d'une aile immense et bientôt nous vîmes s'éloigner à toute vitesse la jeune créature mi-humaine, mi-ailée, ange ou péri, poursuivant son voyage.
Voilà ce dont la présence d'Albertine, voilà ce dont ma vie avec Albertine me privait justement. Dont elle me privait ? N'aurais-je pas dû penser : dont elle me gratifiait au contraire ? Si Albertine n'avait pas vécu avec moi, avait été libre, j'eusse imaginé, et avec raison, toutes ces femmes comme des objets possibles, probables, de son désir, de son plaisir. Elles me fussent apparues comme ces danseuses qui dans un ballet diabolique, représentant les Tentations pour un être, lancent leurs flèches au coeur d'un autre être. Les midinettes, les jeunes filles, les comédiennes, comme je les aurais haïes ! Objet d'horreur, elles eussent été exceptées pour moi de la beauté de l'univers. Le servage d'Albertine, en me permettant de ne plus souffrir par elles, les restituait à la beauté du monde. Inoffensives, ayant perdu l'aiguillon qui met au coeur la jalousie, il m'était loisible de les admirer, de les caresser du regard, un autre jour plus intimement peut-être. En enfermant Albertine, j'avais du même coup rendu à l'univers toutes ces ailes chatoyantes qui bruissent dans les promenades, dans les bals, dans les théâtres, et qui redevenaient tentatrices pour moi parce qu'elle ne pouvait plus succomber à leur tentation. Elles faisaient la beauté du monde. Elles avaient fait jadis celle d'Albertine. C'est parce que je l'avais vue comme un oiseau mystérieux, puis comme une grande actrice de la plage, désirée, obtenue peut-être, que je l'avais trouvée merveilleuse. Une fois captif chez moi l'oiseau que j'avais vu un soir marcher à pas comptés sur la digue, entouré de la congrégation des autres jeunes filles pareilles à des mouettes venues on ne sait d'où, Albertine avait perdu toutes ses couleurs, avec toutes les chances qu'avaient les autres de l'avoir à eux. Elle avait peu à peu perdu sa beauté. Il fallait des promenades comme celles-là, où je l'imaginais sans moi accostée par telle femme ou tel jeune homme, pour que je la revisse dans la splendeur de la plage, bien que ma jalousie fût sur un autre plan que le déclin des plaisirs de mon imagination. Mais, malgré ces brusques sursauts où, désirée par d'autres, elle me redevenait belle, je pouvais très bien diviser son séjour chez moi en deux périodes : la première où elle était encore, quoique moins chaque jour, la chatoyante actrice de la plage, la seconde où, devenue la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, il lui fallait ces éclairs où je me ressouvenais du passé pour lui rendre des couleurs.
Parfois, dans les heures où elle m'était le plus indifférente, me revenait le souvenir d'un moment lointain où sur la plage, quand je ne la connaissais pas encore, non loin de telle dame avec qui j'étais fort mal et avec qui j'étais presque certain maintenant qu'elle avait eu des relations, elle éclatait de rire en me regardant d'une façon insolente. La mer polie et bleue bruissait tout autour. Dans le soleil de la plage, Albertine, au milieu de ses amies, était la plus belle. C'était une fille magnifique, qui, dans ce cadre habituel d'eaux immenses, m'avait, elle, précieuse à la dame qui l'admirait, infligé cet affront. Il était définitif, car la dame retournait peut-être à Balbec, constatait peut-être, sur la plage lumineuse et bruissante, l'absence d'Albertine. Mais elle ignorait que la jeune fille vécût chez moi, rien qu'à moi. Les eaux immenses et bleues, l'oubli des préférences qu'elle avait pour cette jeune fille et qui allaient à d'autres, étaient retombés sur l'avanie que m'avait faite Albertine, l'enfermant dans un éblouissant et infrangible écrin. Alors la haine pour cette femme mordait mon coeur ; pour Albertine aussi, mais une haine mêlée d'admiration pour la belle jeune fille adulée, à la chevelure merveilleuse, et dont l'éclat de rire sur la plage était un affront. La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur d'autrefois. Et ainsi alternait, avec l'ennui un peu lourd que j'avais auprès d'elle, un désir frémissant, plein d'images magnifiques et de regrets, selon qu'elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je lui rendais sa liberté dans ma mémoire, sur la digue, dans ses gais costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer, Albertine, tantôt sortie de ce milieu, possédée et sans grande valeur, tantôt replongée en lui, m'échappant dans un passé que je ne pourrais connaître, m'offensant auprès de la dame, de son amie, autant que l'éclaboussure de la vague ou l'étourdissement du soleil, Albertine remise sur la plage ou rentrée dans ma chambre, en une sorte d'amour amphibie.
Ailleurs une bande nombreuse jouait au ballon. Toutes ces fillettes avaient voulu profiter du soleil, car ces journées de février, même quand elles sont si brillantes, ne durent pas tard et la splendeur de leur lumière ne retarde pas la venue de son déclin. Avant qu'il fût encore proche nous eûmes quelque temps de pénombre, parce qu'après avoir poussé jusqu'à la Seine, où Albertine admira, et par sa présence m'empêcha d'admirer, les reflets de voiles rouges sur l'eau hivernale et bleue, une maison de tuiles blottie au loin comme un seul coquelicot dans l'horizon clair dont Saint-Cloud semblait plus loin la pétrification fragmentaire, friable et côtelée, nous descendîmes de voiture et marchâmes longtemps. Même pendant quelques instants je lui donnai le bras, et il me semblait que cet anneau que le sien faisait sous le mien unissait en un seul être nos deux personnes et attachait l'une à l'autre nos deux destinées. À nos pieds, nos ombres parallèles puis rapprochées et jointes, faisaient un dessin ravissant. Sans doute il me semblait déjà merveilleux à la maison qu'Albertine habitât avec moi, que ce fût elle qui s'étendît sur mon lit. Mais c'en était comme l'exportation au dehors, en pleine nature, que devant ce lac du Bois que j'aimais tant, au pied des arbres, ce fût justement son ombre, l'ombre pure et simplifiée de sa jambe, de son buste, que le soleil eût à peindre au lavis à côté de la mienne sur le sable de l'allée. Et je trouvais un charme plus immatériel sans doute mais non pas moins intime qu'au rapprochement, à la fusion de nos corps, à celle de nos ombres. Puis nous remontâmes dans la voiture. Et elle s'engagea pour le retour dans de petites allées sinueuses où les arbres d'hiver, habillés de lierre et de ronces, comme des ruines, semblaient conduire à la demeure d'un magicien. À peine sortis de leur couvert assombri, nous retrouvâmes, pour sortir du Bois, le plein jour, si clair encore que je croyais avoir le temps de faire tout ce que je voudrais avant le dîner, quand, quelques instants seulement après, au moment où notre voiture approchait de l'Arc de Triomphe, ce fut avec un brusque mouvement de surprise et d'effroi que j'aperçus au-dessus de Paris la lune pleine et prématurée comme le cadran d'une horloge arrêtée qui nous fait croire qu'on s'est mis en retard. Nous avions dit au cocher de rentrer. Pour elle, c'était aussi revenir chez moi. La présence des femmes, si aimées soient-elles, qui doivent nous quitter pour rentrer, ne donne pas cette paix que je goûtais dans la présence d'Albertine assise au fond de la voiture à côté de moi, présence qui nous acheminait non au vide des heures où l'on est séparé, mais à la réunion plus stable encore et mieux enclose dans mon chez-moi qui était aussi son chez-elle, symbole matériel de la possession que j'avais d'elle. Certes, pour posséder il faut avoir désiré. Nous ne possédons une ligne, une surface, un volume que si notre amour l'occupe. Mais Albertine n'avait pas été pour moi pendant notre promenade, comme avait été jadis Rachel, une vaine poussière de chair et d'étoffe. L'imagination de mes yeux, de mes lèvres, de mes mains, avait à Balbec si solidement construit, si tendrement poli son corps, que maintenant dans cette voiture, pour toucher ce corps, pour le contenir, je n'avais pas besoin de me serrer contre Albertine, ni même de la voir, il me suffisait de l'entendre, et si elle se taisait, de la savoir auprès de moi ; mes sens tressés ensemble l'enveloppaient tout entière, et quand arrivée devant la maison tout naturellement elle descendit, je m'arrêtai un instant pour dire au chauffeur de revenir me prendre, mais mes regards l'enveloppaient encore tandis qu'elle s'enfonçait devant moi sous la voûte, et c'était toujours ce même calme inerte et domestique que je goûtais à la voir ainsi lourde, empourprée, opulente et captive, rentrer tout naturellement avec moi, comme une femme que j'avais à moi, et protégée par les murs, disparaître dans notre maison.
Malheureusement elle semblait s'y trouver en prison, et être de l'avis de cette Mme de La Rochefoucauld qui, comme on lui demandait si elle n'était pas contente d'être dans une aussi belle demeure que Liancourt, répondit qu'« il n'est pas de belle prison », si j'en jugeais par l'air triste et las qu'elle eut ce soir-là pendant notre dîner en tête à tête dans sa chambre. Je ne le remarquai pas d'abord ; et c'était moi qui me désolais de penser que s'il n'y avait pas eu Albertine (car avec elle, j'eusse trop souffert de la jalousie dans un hôtel où elle eût toute la journée subi le contact de tant d'êtres), je pourrais en ce moment dîner à Venise dans une de ces petites salles à manger surbaissées comme une cale de navire, et où on voit le Grand Canal par de petites fenêtres cintrées qu'entourent des moulures mauresques.
Je dois ajouter qu'Albertine y admirait beaucoup un grand bronze de Barbedienne, qu'avec beaucoup de raison Bloch trouvait fort laid. Il en avait peut-être moins de s'étonner que je l'eusse gardé. Je n'avais jamais cherché comme lui à faire des ameublements artistiques, à composer des pièces, j'étais trop paresseux pour cela, trop indifférent à ce que j'avais l'habitude d'avoir sous les yeux. Puisque mon goût ne s'en souciait pas, j'avais le droit de ne pas nuancer des intérieurs. J'aurais peut-être pu malgré cela ôter le bronze. Mais les choses laides et cossues sont fort utiles, car elles ont auprès des personnes qui ne nous comprennent pas, qui n'ont pas notre goût, et dont nous pouvons être amoureux, un prestige que n'aurait pas une fière chose qui ne révèle pas sa beauté. Or les êtres qui ne nous comprennent pas sont justement les seuls à l'égard desquels il puisse nous être utile d'user d'un prestige que notre intelligence suffit à nous assurer auprès d'êtres supérieurs. Albertine avait beau commencer à avoir du goût, elle avait encore un certain respect pour ce bronze, et ce respect rejaillissait sur moi en une considération qui, venant d'Albertine, m'importait (infiniment plus que de garder un bronze un peu déshonorant), puisque j'aimais Albertine.
Mais la pensée de mon esclavage cessait tout d'un coup de me peser, et je souhaitais de le prolonger encore parce qu'il me semblait apercevoir qu'Albertine sentait cruellement le sien. Sans doute, chaque fois que je lui avais demandé si elle ne se déplaisait pas chez moi, elle m'avait toujours répondu qu'elle ne savait pas où elle pourrait être plus heureuse. Mais souvent ces paroles étaient démenties par un air de nostalgie, d'énervement. Certes, si elle avait les goûts que je lui avais crus, cet empêchement de jamais les satisfaire devait être aussi irritant pour elle qu'il était calmant pour moi ; calmant au point que l'hypothèse que je l'avais accusée injustement m'eût semblé la plus vraisemblable si dans celle-ci je n'eusse eu beaucoup de peine à expliquer cette application extraordinaire que mettait Albertine à ne jamais être seule, à ne jamais être libre, à ne pas s'arrêter un instant devant la porte quand elle rentrait, à se faire accompagner ostensiblement, chaque fois qu'elle allait téléphoner, par quelqu'un qui pût me répéter ses paroles, par Françoise, par Andrée, à me laisser toujours seul, sans avoir l'air que ce fût exprès, avec cette dernière, quand elles étaient sorties ensemble, pour que je pusse me faire faire un rapport détaillé de leur sortie. Avec cette merveilleuse docilité contrastaient certains mouvements, vite réprimés, d'impatience, qui me firent me demander si Albertine n'aurait pas formé le projet de secouer sa chaîne.
Des faits accessoires étayaient ma supposition. Ainsi, un jour où j'étais sorti seul, ayant rencontré près de Passy, Gisèle, nous causâmes de choses et d'autres. Bientôt, assez heureux de pouvoir le lui apprendre, je lui dis que je voyais constamment Albertine. Gisèle me demanda où elle pourrait la trouver car elle avait justement quelque chose à lui dire. « Quoi donc ? – Des choses qui se rapportent à de petites camarades à elle. – Quelles camarades ? Je pourrai peut-être vous renseigner, ce qui ne vous empêchera pas de la voir. – Oh ! des camarades d'autrefois, je ne me rappelle pas les noms », répondit Gisèle d'un air vague, en battant en retraite. Elle me quitta, croyant avoir parlé avec une prudence telle que rien ne pouvait me paraître que très clair. Mais le mensonge est si peu exigeant, a besoin de si peu de chose pour se manifester ! S'il s'était agi de camarades d'autrefois, dont elle ne savait même pas les noms, pourquoi aurait-elle eu justement besoin d'en parler à Albertine ? Cet adverbe, assez parent d'une expression chère à Mme Cottard : « cela tombe à pic », ne pouvait s'appliquer qu'à une chose particulière, opportune, peut-être urgente, se rapportant à des êtres déterminés. D'ailleurs, rien que la façon d'ouvrir la bouche, comme quand on va bâiller, d'un air vague en me disant (en reculant presque avec son corps, comme elle faisait machine en arrière à partir de ce moment dans notre conversation) : « Ah ! je ne sais pas, je ne me rappelle pas les noms », faisait aussi bien de sa figure, et s'accordant avec elle, de sa voix, une figure de mensonge, que l'air tout autre, serré, animé, à l'avant, de « j'ai justement » signifiait une vérité. Je ne questionnai pas Gisèle. À quoi cela m'eût-il servi ? Certes, elle ne mentait pas de la même manière qu'Albertine. Et certes les mensonges d'Albertine m'étaient plus douloureux. Mais d'abord il y avait entre eux un point commun, le fait même du mensonge qui, dans certains cas, est une évidence. Non pas de la réalité qui se cache sous ce mensonge. On sait que bien que chaque assassin en particulier s'imagine avoir tout si bien combiné qu'il ne sera pas pris, en somme les assassins sont presque toujours pris. Au contraire, les menteurs sont rarement pris, et parmi les menteurs, plus particulièrement les femmes qu'on aime. On ignore où elle est allée, ce qu'elle y a fait, mais au moment même où elle parle, où elle parle d'une autre chose sous laquelle il y a cela, qu'elle ne dit pas, le mensonge est perçu instantanément. Et la jalousie redoublée puisqu'on sent le mensonge, et qu'on n'arrive pas à savoir la vérité. Chez Albertine, la sensation du mensonge était donnée par bien des particularités qu'on a déjà vues au cours de ce récit, mais principalement par ceci que, quand elle mentait, son récit péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance, soit par excès, au contraire, de petits faits destinés à le rendre vraisemblable. Le vraisemblable, malgré l'idée que se fait le menteur, n'est pas du tout le vrai. Dès qu'écoutant quelque chose de vrai, on entend quelque chose qui est seulement vraisemblable, qui l'est peut-être plus que le vrai, qui l'est peut-être trop, l'oreille un peu musicienne sent que ce n'est pas cela, comme pour un vers faux, ou un mot lu à haute voix pour un autre. L'oreille le sent et, si l'on aime, le coeur s'alarme. Que ne songe-t-on alors, quand on change toute sa vie parce qu'on ne sait pas si une femme est passée rue de Berri ou rue Washington, que ne songe-t-on que ces quelques mètres de différence, et la femme elle-même, seront réduits au cent millionième (c'est-à-dire à une grandeur que nous ne pouvons percevoir) si seulement nous avons la sagesse de rester quelques années sans voir cette femme, et que ce qui était Gulliver en bien plus grand deviendra une lilliputienne qu'aucun microscope – au moins du coeur, car celui de la mémoire indifférente est plus puissant et moins fragile – ne pourra plus percevoir ! Quoi qu'il en soit, s'il y avait un point commun – le mensonge même – entre ceux d'Albertine et de Gisèle, pourtant Gisèle ne mentait pas de la même manière qu'Albertine, ni non plus de la même manière qu'Andrée mais leurs mensonges respectifs s'emboîtaient si bien les uns dans les autres, tout en présentant une grande variété, que la petite bande avait la solidité impénétrable de certaines maisons de commerce, de librairie ou de presse par exemple, où le malheureux auteur n'arrivera jamais, malgré la diversité des personnalités composantes, à savoir s'il est ou non floué. Le directeur du journal ou de la revue ment avec une attitude de sincérité d'autant plus solennelle, qu'il a besoin de dissimuler en mainte occasion qu'il fait exactement la même chose et se livre aux mêmes pratiques mercantiles que celles qu'il a flétries chez les autres directeurs de journaux ou de théâtres, chez les autres éditeurs, quand il a pris pour bannière, levé contre eux l'étendard de la Sincérité. Avoir proclamé (comme chef d'un parti politique, comme n'importe quoi) qu'il est atroce de mentir, oblige le plus souvent à mentir plus que les autres, sans quitter pour cela le masque solennel, sans déposer la tiare auguste de la sincérité. L'associé de l'« homme sincère » ment autrement et de façon plus ingénue. Il trompe son auteur comme il trompe sa femme avec des trucs de vaudeville. Le secrétaire de la rédaction, homme honnête et grossier, ment tout simplement, comme un architecte qui vous promet que votre maison sera prête, à une époque où elle ne sera pas commencée. Le rédacteur en chef, âme angélique, voltige au milieu des trois autres, et sans savoir de quoi il s'agit, leur porte, par scrupule fraternel et tendre solidarité, le secours précieux d'une parole insoupçonnable. Ces quatre personnes vivent dans de perpétuelles dissensions, que l'arrivée de l'auteur fait cesser. Par-dessus les querelles particulières, chacun se rappelle le grand devoir militaire de venir en aide au « corps » menacé. Sans m'en rendre compte, j'avais depuis longtemps joué le rôle de cet auteur vis-à-vis de la « petite bande ». Si Gisèle avait pensé, quand elle avait dit « justement », à telle camarade d'Albertine disposée à voyager avec elle dès que mon amie, sous un prétexte ou un autre, m'aurait quitté, et à prévenir Albertine que l'heure était venue ou sonnerait bientôt, Gisèle se serait fait couper en morceaux plutôt que de me le dire. Il était donc bien inutile de lui poser des questions.
Des rencontres comme celles de Gisèle n'étaient pas seules à accentuer mes doutes. Par exemple, j'admirais les peintures d'Albertine. Et les peintures d'Albertine, touchantes distractions de la captive, m'émurent tant que je la félicitai. « Non, c'est très mauvais, mais je n'ai jamais pris une seule leçon de dessin. – Mais un soir vous m'aviez fait dire à Balbec que vous étiez restée à prendre une leçon de dessin. » Je lui rappelai le jour et lui dis que j'avais bien compris tout de suite qu'on ne prenait pas de leçons de dessin à cette heure-là. Albertine rougit. « C'est vrai, dit-elle, je ne prenais pas de leçons de dessin, je vous ai beaucoup menti au début, cela je le reconnais. Mais je ne vous mens plus jamais. » J'aurais tant voulu savoir quels étaient les nombreux mensonges du début ! Mais je savais d'avance que ses aveux seraient de nouveaux mensonges. Aussi je me contentai de l'embrasser. Je lui demandai seulement un de ces mensonges. Elle répondit : « Hé bien, si ! par exemple que l'air de la mer me faisait mal. » Je cessai d'insister devant ce mauvais vouloir.
Tout être aimé, même dans une certaine mesure tout être, est pour nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît, si cet être nous quitte, le front morne, si nous le savons à notre perpétuelle disposition. Pour Albertine, la société durable avec elle avait quelque chose de pénible d'une autre façon que je ne peux dire en ce récit. C'est terrible d'avoir la vie d'une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu'on tiendrait sans qu'on puisse la lâcher sans crime. Mais qu'on prenne comme comparaison les hauts et les bas, les dangers, l'inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des choses fausses et vraisemblables qu'on ne pourra plus expliquer, sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou. Par exemple, je plaignais M. de Charlus de vivre avec Morel (aussitôt le souvenir de la scène de l'après-midi me fit sentir le côté gauche de ma poitrine bien plus gros que l'autre) ; en laissant de côté les relations qu'ils avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer au début que Morel était fou. La beauté de Morel, sa platitude, sa fierté, avaient dû détourner le baron de chercher si loin, jusqu'aux jours des mélancolies où Morel accusait M. de Charlus de sa tristesse, sans pouvoir fournir d'explications, l'insultait de sa méfiance à l'aide de raisonnements faux mais extrêmement subtils, le menaçait de résolutions désespérées au milieu desquelles persistait le souci le plus retors de l'intérêt le plus immédiat. Tout ceci n'est que comparaison. Albertine n'était pas folle.
Pour lui faire paraître sa chaîne plus légère, le plus habile me parut de lui faire croire que j'allais moi-même la rompre. En tout cas, ce projet mensonger je ne pouvais le lui confier en ce moment, elle était revenue avec trop de gentillesse du Trocadéro tout à l'heure ; ce que je pouvais faire, bien loin de l'affliger d'une menace de rupture, c'était tout au plus de taire les rêves de perpétuelle vie commune que formait mon coeur reconnaissant. En la regardant, j'avais de la peine à me retenir de les épancher en elle, et peut-être s'en apercevait-elle. Malheureusement leur expression n'est pas contagieuse. Le cas d'une vieille femme maniérée comme M. de Charlus qui, à force de ne voir dans son imagination qu'un fier jeune homme, croit devenir lui-même fier jeune homme, et d'autant plus qu'il devient plus maniéré et plus risible, ce cas est plus général, et c'est l'infortune d'un amant épris de ne pas se rendre compte que, tandis qu'il voit une figure belle devant lui, sa maîtresse voit sa figure à lui qui n'est pas rendue plus belle, au contraire, quand la déforme le plaisir qu'y fait naître la vue de la beauté. Et l'amour n'épuise même pas toute la généralité de ce cas ; nous ne voyons pas notre corps, que les autres voient, et nous « suivons » notre pensée, l'objet invisible aux autres, qui est devant nous. Cet objet-là, parfois l'artiste le fait voir dans son oeuvre. De là vient que les admirateurs de celle-ci sont désillusionnés par l'auteur, dans le visage de qui cette beauté intérieure s'est imparfaitement reflétée.
Ne retenant plus de mon rêve de Venise que ce qui pouvait se rapporter à Albertine et lui adoucir le temps qu'elle passait dans ma demeure, je lui parlai d'une robe de Fortuny qu'il fallait que nous allassions commander ces jours-ci. Je cherchais par quels plaisirs nouveaux j'aurais pu la distraire. J'aurais voulu pouvoir lui faire la surprise de lui donner si ç'avait été possible d'en trouver des pièces de vieille argenterie française. En effet quand nous avions fait le projet d'avoir un yacht, projet jugé irréalisable par Albertine – et par moi-même chaque fois que je la croyais vertueuse et que la vie avec elle commençait aussitôt à me paraître aussi ruineuse que le mariage avec elle, impossible –, nous avions, toutefois sans qu'elle crût que j'en achèterais un, demandé des conseils à Elstir.
J'appris que ce jour-là avait eu lieu une mort qui me fit beaucoup de peine, celle de Bergotte. On sait que sa maladie durait depuis longtemps. Non pas celle évidemment qu'il avait eue d'abord et qui était naturelle. La nature ne semble guère capable de donner que des maladies assez courtes. Mais la médecine s'est annexé l'art de les prolonger. Les remèdes, la rémission qu'ils procurent, le malaise que leur interruption fait renaître, composent un simulacre de maladie que l'habitude du patient finit par stabiliser, par styliser, de même que les enfants toussent régulièrement par quintes longtemps après qu'ils sont guéris de la coqueluche. Puis les remèdes agissent moins, on les augmente, ils ne font plus aucun bien, mais ils ont commencé à faire du mal grâce à cette indisposition durable. La nature ne leur aurait pas offert une durée si longue. C'est une grande merveille que la médecine égalant presque la nature puisse forcer à garder le lit, à continuer sous peine de mort l'usage d'un médicament. Dès lors, la maladie artificiellement greffée a pris racine, est devenue une maladie secondaire mais vraie, avec cette seule différence que les maladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée la médecine, car elle ignore le secret de la guérison.
Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui. D'ailleurs, il n'avait jamais aimé le monde, ou l'avait aimé un seul jour, pour le mépriser comme tout le reste et de la même façon qui était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu'on ne peut obtenir, mais aussitôt qu'on a obtenu. Il vivait si simplement qu'on ne soupçonnait pas à quel point il était riche, et l'eût-on su qu'on se fût trompé encore, l'ayant cru alors avare alors que personne ne fut jamais si généreux. Il l'était surtout avec des femmes, des fillettes pour mieux dire, et qui étaient honteuses de recevoir tant pour si peu de chose. Il s'excusait à ses propres yeux parce qu'il savait ne pouvoir jamais si bien produire que dans l'atmosphère de se sentir amoureux. L'amour, c'est trop dire, le plaisir un peu enfoncé dans la chair, aide au travail des lettres parce qu'il anéantit les autres plaisirs, par exemple les plaisirs de la société, ceux qui sont les mêmes pour tout le monde. Et même si cet amour amène des désillusions, du moins agite-t-il de cette façon-là aussi la surface de l'âme, qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le désir n'est donc pas inutile à l'écrivain pour l'éloigner des autres hommes d'abord et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelque mouvement à une machine spirituelle qui, passé un certain âge, a tendance à s'immobiliser. On n'arrive pas à être heureux mais on fait des remarques sur les raisons qui empêchent de l'être et qui nous fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception. Et les rêves bien entendu ne sont pas réalisables, nous le savons ; nous n'en formerions peut-être pas sans le désir, et il est utile d'en former pour les voir échouer et que leur échec instruise. Aussi Bergotte se disait-il : « Je dépense plus que des multimillionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu'elles me donnent me font écrire un livre qui me rapporte de l'argent. » Économiquement ce raisonnement était absurde, mais sans doute trouvait-il quelque agrément à transmuter ainsi l'or en caresses et les caresses en or. Et puis nous avons vu, au moment de la mort de ma grand-mère, que sa vieillesse fatiguée aimait le repos. Or dans le monde il n'y a que la conversation. Elle y est stupide, mais a le pouvoir de supprimer les femmes, qui ne sont plus que questions et réponses. Hors du monde les femmes redeviennent ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué, un objet de contemplation.
En tout cas, maintenant, il n'était plus question de rien de tout cela. J'ai dit que Bergotte ne sortait plus de chez lui, et quand il se levait une heure dans sa chambre, c'était tout enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont on se couvre au moment de s'exposer à un grand froid et de monter en chemin de fer. Il s'en excusait auprès des rares amis qu'il laissait pénétrer auprès de lui, et montrant ses tartans, ses couvertures, il disait gaiement : « Que voulez-vous, mon cher, Anaxagore l'a dit, la vie est un voyage. » Il allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui offrait une image anticipée des derniers jours de la grande quand, peu à peu, la chaleur se retirera de la Terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin, car si avant dans les générations futures que brillent les oeuvres des hommes, encore faut-il qu'il y ait des hommes. Si certaines espèces animales résistent plus longtemps au froid envahisseur, quand il n'y aura plus d'hommes, et à supposer que la gloire de Bergotte ait duré jusque-là, brusquement elle s'éteindra à tout jamais. Ce ne sont pas les derniers animaux qui le liront, car il est peu probable que, comme les apôtres à la Pentecôte, ils puissent comprendre le langage des divers peuples humains sans l'avoir appris.
Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait d'insomnies, et ce qui est pire, dès qu'il s'endormait, de cauchemars qui, s'il s'éveillait, faisaient qu'il évitait de se rendormir. Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que grâce à eux, grâce à la contradiction qu'ils présentent avec la réalité qu'on a devant soi à l'état de veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi. Mais les cauchemars de Bergotte n'étaient pas cela. Quand il parlait de cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se passaient dans son cerveau. Maintenant, c'est comme venus du dehors de lui qu'il percevait une main munie d'un torchon mouillé qui, passée sur sa figure par une femme méchante, s'efforçait de le réveiller, d'intolérables chatouillements sur les hanches, la rage – parce que Bergotte avait murmuré en dormant qu'il conduisait mal – d'un cocher fou furieux qui se jetait sur l'écrivain et lui mordait les doigts, les lui sciait. Enfin, dès que dans son sommeil l'obscurité était suffisante, la nature faisait une espèce de répétition sans costumes de l'attaque d'apoplexie qui l'emporterait : Bergotte entrait en voiture sous le porche du nouvel hôtel des Swann, voulait descendre. Un vertige foudroyant le clouait sur sa banquette, le concierge essayait de l'aider à descendre, il restait assis, ne pouvant se soulever, dresser ses jambes. Il essayait de s'accrocher au pilier de pierre qui était devant lui, mais n'y trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout. Il consulta les médecins qui, flattés d'être appelés par lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu'il n'avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien), de profiter davantage du soleil « indispensable à la vie » (il n'avait dû quelques années de mieux relatif qu'à sa claustration chez lui), de s'alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses cauchemars). Un de ses médecins étant doué de l'esprit de contradiction et de taquinerie, dès que Bergotte, le voyant en l'absence des autres et pour ne pas le froisser, lui soumettait comme des idées de lui ce que les autres lui avaient conseillé, le médecin contredisant, croyant que Bergotte cherchait à se faire ordonner quelque chose qui lui plaisait, le lui défendait aussitôt, et souvent avec des raisons fabriquées si vite pour les besoins de la cause que devant l'évidence des objections matérielles que faisait Bergotte, le docteur contredisant était obligé dans la même phrase de se contredire lui-même, mais pour des raisons nouvelles, renforçait la même prohibition. Bergotte revenait à un des premiers médecins, homme qui se piquait d'esprit, surtout devant un des maîtres de la plume et qui, si Bergotte insinuait : « Il me semble pourtant que le docteur X m'avait dit – autrefois bien entendu – que cela pouvait me congestionner le rein et le cerveau… », souriait malicieusement, levait le doigt et prononçait : « J'ai dit user, je n'ai pas dit abuser. Bien entendu, tout remède, si on exagère, devient une arme à double tranchant. » Il y a dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme dans le coeur de ce qui est le devoir moral, et qu'aucune autorisation de docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer. Nous savons que les bains froids nous font mal, nous les aimons, nous trouverons toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour empêcher qu'ils ne nous fassent mal. À chacun de ses médecins Bergotte prit ce que, par sagesse, il s'était défendu depuis des années. Au bout de quelques semaines, les accidents d'autrefois avaient reparu, les récents s'étaient aggravés. Affolé par une souffrance de toutes les minutes, à laquelle s'ajoutait l'insomnie coupée de brefs cauchemars, Bergotte ne fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avec excès, de différents narcotiques, lisant avec confiance le prospectus accompagnant chacun d'eux, prospectus qui proclamait la nécessité du sommeil mais insinuait que tous les produits qui l'amènent (sauf celui contenu dans le flacon qu'il enveloppait et qui ne produisait jamais d'intoxication) étaient toxiques et par là rendaient le remède pire que le mal. Bergotte les essaya tous. Certains sont d'une autre famille que ceux auxquels nous sommes habitués, dérivés, par exemple, de l'amyle et de l'éthyle. On n'absorbe le produit nouveau, d'une composition toute différente, qu'avec la délicieuse attente de l'inconnu. Le coeur bat comme à un premier rendez-vous. Vers quels genres ignorés de sommeil, de rêves, le nouveau venu va-t-il nous conduire ? Il est maintenant dans nous, il a la direction de notre pensée. De quelle façon allons-nous nous endormir ? Et une fois que nous le serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels gouffres inexplorés le maître tout-puissant nous conduira-t-il ? Quel groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage ? Nous mènera-t-il au malaise ? À la béatitude ? À la mort ? Celle de Bergotte survint la veille de ce jour-là, et où il s'était ainsi confié à un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant.
Il mourut dans les circonstances suivantes : une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. » Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit : « C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n'apportent de preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner, revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées, ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.
On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection.
J'appris, ai-je dit, que ce jour-là Bergotte était mort. Et j'admirai l'inexactitude des journaux qui – reproduisant les uns et les autres une même note – disaient qu'il était mort la veille. Or la veille, Albertine l'avait rencontré, me raconta-t-elle le soir même, et cela l'avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec elle. C'est sans doute avec elle qu'il avait eu son dernier entretien. Elle le connaissait par moi qui ne le voyais plus depuis longtemps, mais comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, j'avais, un an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il m'avait accordé ce que j'avais demandé, tout en souffrant un peu, je crois, que je ne le revisse que pour faire plaisir à une autre personne, ce qui confirmait mon indifférence pour lui. Ces cas sont fréquents ; parfois, celui ou celle qu'on implore non pour le plaisir de causer de nouveau avec lui, mais pour une tierce personne, refuse si obstinément, que notre protégée croit que nous nous sommes targués d'un faux pouvoir ; plus souvent, le génie ou la beauté célèbre consentent, mais humiliés dans leur gloire, blessés dans leur affection, ne nous gardent plus qu'un sentiment amoindri, douloureux, un peu méprisant.
Je devinai longtemps après que j'avais faussement accusé les journaux d'inexactitude, car ce jour-là Albertine n'avait nullement rencontré Bergotte. Mais je n'en avais point eu un seul instant le soupçon tant elle me l'avait conté avec naturel, et je n'appris que bien plus tard l'art charmant qu'elle avait de mentir avec simplicité. Ce qu'elle disait, ce qu'elle avouait avait tellement les mêmes caractères que les formes de l'évidence – ce que nous voyons, ce que nous apprenons d'une manière irréfutable – qu'elle semait ainsi dans les intervalles de la vie les épisodes d'une autre vie dont je ne soupçonnais pas alors la fausseté. Il y aurait du reste beaucoup à discuter ce mot de fausseté. L'univers est vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun. Le témoignage de mes sens, si j'avais été dehors à ce moment, m'aurait peut-être appris que la dame n'avait pas fait quelques pas avec Albertine. Mais si j'avais su le contraire, c'était par une de ces chaînes de raisonnement (où les paroles de ceux en qui nous avons confiance insèrent de fortes mailles) et non par le témoignage des sens. Pour invoquer ce témoignage des sens il eût fallu que j'eusse été précisément dehors, ce qui n'avait pas eu lieu. On peut imaginer pourtant qu'une telle hypothèse n'est pas invraisemblable. Et j'aurais su alors qu'Albertine avait menti. Est-ce bien sûr encore ? Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l'esprit où la conviction crée l'évidence. Nous avons vu bien des fois le sens de l'ouïe apporter à Françoise non le mot qu'on avait prononcé, mais celui qu'elle croyait le vrai, ce qui suffisait pour qu'elle n'entendît pas la rectification implicite d'une prononciation meilleure. Notre maître d'hôtel n'était pas constitué autrement. M. de Charlus portait à ce moment-là – car il changeait beaucoup – des pantalons fort clairs et reconnaissables entre mille. Or notre maître d'hôtel, qui croyait que le mot « pissotière » (le mot désignant ce que M. de Rambuteau avait été si fâché d'entendre le duc de Guermantes appeler un édicule Rambuteau) était « pistière », n'entendit jamais dans toute sa vie une seule personne dire « pissotière », bien que très souvent on prononçât ainsi devant lui. Mais l'erreur est plus entêtée que la foi et n'examine pas ses croyances. Constamment le maître d'hôtel disait : « Certainement M. le baron de Charlus a pris une maladie pour rester si longtemps dans une pistière. Voilà ce que c'est que d'être un vieux coureur de femmes. Il en a les pantalons. Ce matin, Madame m'a envoyé faire une course à Neuilly. À la pistière de la rue de Bourgogne, j'ai vu entrer M. le baron de Charlus. En revenant de Neuilly, bien une heure après, j'ai vu ses pantalons jaunes dans la même pistière, à la même place, au milieu, où il se met toujours pour qu'on ne le voie pas. » Je ne connaissais rien de plus beau, de plus noble et plus jeune qu'une nièce de Mme de Guermantes. Mais j'entendis le concierge d'un restaurant où j'allais quelquefois dire sur son passage : « Regardez-moi cette vieille rombière, quelle touche ! et ça a au moins quatre-vingts ans. » Pour l'âge il me paraît difficile qu'il le crût. Mais les chasseurs groupés autour de lui, qui ricanèrent chaque fois qu'elle passait devant l'hôtel pour aller voir non loin de là ses deux charmantes grand-tantes, Mmes de Fezensac et de Balleroy, virent sur le visage de cette jeune beauté les quatre-vingts ans que, par plaisanterie ou non, avait donnés le concierge à la « vieille rombière ». On les aurait fait tordre en leur disant qu'elle était plus distinguée que l'une des deux caissières de l'hôtel, et qui, rongée d'eczéma, ridicule de grosseur, leur semblait belle femme. Seul peut-être le désir sexuel eût été capable d'empêcher leur erreur de se former, s'il avait joué sur le passage de la prétendue vieille rombière, et si les chasseurs avaient brusquement convoité la jeune déesse. Mais pour des raisons inconnues et qui devaient être probablement de nature sociale, ce désir n'avait pas joué.
Mais enfin j'aurais pu être sorti et passer dans la rue à l'heure où Albertine m'aurait dit, ce soir (ne m'ayant pas vu), qu'elle avait fait quelques pas avec la dame. Une obscurité sacrée se fût emparée de mon esprit, j'aurais mis en doute que je l'avais vue seule, à peine aurais-je cherché à comprendre par quelle illusion d'optique je n'avais pas aperçu la dame, et je n'aurais pas été autrement étonné de m'être trompé, car le monde des astres est moins difficile à connaître que les actions réelles des êtres, surtout des êtres que nous aimons, fortifiés qu'ils sont contre notre doute par des fables destinées à les protéger. Pendant combien d'années peuvent-ils laisser notre amour apathique croire que la femme aimée a à l'étranger une soeur, un frère, une belle-soeur qui n'ont jamais existé ! Du reste, si nous n'étions pas pour l'ordre du récit obligé de nous borner à des raisons frivoles, combien de plus sérieuses nous permettraient de montrer la minceur menteuse du début de ce volume où, de mon lit, j'entends le monde s'éveiller, tantôt par un temps, tantôt par un autre ! Oui, j'ai été forcé d'amincir la chose et d'être mensonger, mais ce n'est pas un univers, c'est des millions, presque autant qu'il existe de prunelles et d'intelligences humaines, qui s'éveillent tous les matins.
Pour revenir à Albertine, je n'ai jamais connu de femmes douées plus qu'elle d'heureuses aptitudes au mensonge animé, coloré des teintes mêmes de la vie, si ce n'est une de ses amies – une de mes jeunes filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont le profil irrégulier, creusé, puis proéminent, puis creusé à nouveau, ressemblait tout à fait à certaines grappes de fleurs roses dont j'ai oublié le nom et qui ont ainsi de longs et sinueux rentrants. Cette jeune fille était, au point de vue de la fable, supérieure à Albertine, car elle n'y mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendus rageurs qui étaient fréquents chez mon amie. J'ai dit pourtant qu'elle était charmante quand elle inventait un récit qui ne laissait pas de place au doute, car on voyait alors devant soi la chose – pourtant imaginée – qu'elle disait, en se servant comme vue de sa parole. C'était ma vraie perception. J'ai ajouté : « quand elle avouait », voici pourquoi. Quelquefois des rapprochements singuliers me donnaient à son sujet des soupçons jaloux où à côté d'elle figurait dans le passé, hélas dans l'avenir, une autre personne. Pour avoir l'air d'être sûr de mon fait je disais le nom, et Albertine me disait : « Oui je l'ai rencontrée il y a huit jours à quelques pas de la maison. Par politesse j'ai répondu à son bonjour. J'ai fait deux pas avec elle. Mais il n'y a jamais rien eu entre nous, il n'y aura jamais rien. » Or Albertine n'avait même pas rencontré cette personne pour la bonne raison que celle-ci n'était pas venue à Paris depuis dix mois. Mais mon amie trouvait que nier complètement était peu vraisemblable. D'où cette courte rencontre fictive, dite si simplement que je voyais la dame s'arrêter, lui dire bonjour, faire quelques pas avec elle. La vraisemblance seule avait inspiré Albertine, nullement le désir de me donner de la jalousie. Car Albertine, sans être intéressée peut-être, aimait qu'on lui fît des gentillesses. Or si au cours de cet ouvrage, j'ai eu et j'aurai bien des occasions de montrer comment la jalousie redouble l'amour, c'est au point de vue de l'amant que je me suis placé. Mais pour peu que celui-ci ait un peu de fierté, et dût-il mourir d'une séparation, il ne répondra pas à une trahison supposée par une gentillesse, il s'écartera, ou sans s'éloigner s'ordonnera de feindre la froideur. Aussi est-ce en pure perte pour elle que sa maîtresse le fait tant souffrir. Dissipe-t-elle, au contraire, d'un mot adroit, de tendres caresses, les soupçons qui le torturaient bien qu'il s'y prétendît indifférent, sans doute l'amant n'éprouve pas cet accroissement désespéré de l'amour où le hausse la jalousie, mais cessant brusquement de souffrir, heureux, attendri, détendu comme on l'est après un orage quand la pluie est tombée et qu'à peine sent-on encore sous les grands marronniers s'égoutter à longs intervalles les gouttes suspendues que déjà le soleil reparu colore, il ne sait comment exprimer sa reconnaissance à celle qui l'a guéri. Albertine savait que j'aimais à la récompenser de ses gentillesses, et cela expliquait peut-être qu'elle inventât pour s'innocenter des aveux naturels, comme ses récits dont je ne doutais pas et dont l'un avait été la rencontre de Bergotte alors qu'il était déjà mort. Je n'avais su jusque-là de mensonges d'Albertine que ceux que, par exemple, à Balbec m'avait rapportés Françoise et que j'ai omis de dire bien qu'ils m'eussent fait si mal : « Comme elle ne voulait pas venir elle m'a dit : “Est-ce que vous ne pourriez pas dire à Monsieur que vous ne m'avez pas trouvée, que j'étais sortie ?” » Mais les « inférieurs » qui nous aiment, comme Françoise m'aimait, ont du plaisir à nous froisser dans notre amour-propre.
Chapitre deuxième
Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus.
Après le dîner, je dis à Albertine que j'avais envie de profiter de ce que j'étais levé pour aller voir des amis, Mme de Villeparisis, Mme de Guermantes, les Cambremer, je ne savais trop, ceux que je trouverais chez eux. Je tus seulement le nom de ceux chez qui je comptais aller, les Verdurin. Je demandai à Albertine si elle ne voulait pas venir avec moi. Elle allégua qu'elle n'avait pas de robe. « Et puis, je suis si mal coiffée. Est-ce que vous tenez à ce que je continue à garder cette coiffure ? » Et pour me dire adieu elle me tendit la main de cette façon brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu'elle avait jadis sur la plage de Balbec, et qu'elle n'avait plus jamais eue depuis. Ce mouvement oublié refit du corps qu'il anima, celui de cette Albertine qui me connaissait encore à peine. Il rendit à Albertine, cérémonieuse sous un air de brusquerie, sa nouveauté première, son inconnu, et jusqu'à son cadre. Je vis la mer derrière cette jeune fille que je n'avais jamais vue me saluer ainsi depuis que je n'étais plus au bord de la mer. « Ma tante trouve que cela me vieillit », ajouta-t-elle d'un air maussade. « Puisse sa tante dire vrai ! pensai-je. Qu'Albertine en ayant l'air d'une enfant fasse paraître Mme Bontemps plus jeune, c'est tout ce que celle-ci demande, et qu'Albertine aussi ne lui coûte rien, en attendant le jour, où en m'épousant, elle lui rapporterait. » Mais qu'Albertine parût moins jeune, moins jolie, fît moins retourner les têtes dans la rue, voilà ce que moi, au contraire, je souhaitais. Car la vieillesse d'une duègne ne rassure pas tant un amant jaloux que la vieillesse du visage de celle qu'il aime. Je souffrais seulement que la coiffure que je lui avais demandé d'adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus. Et ce fut encore ce même sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même loin d'Albertine, de m'attacher à elle.
Je dis à Albertine, peu en train, m'avait-elle dit, pour m'accompagner chez les Guermantes ou les Cambremer, que je ne savais trop où j'irais, je partis chez les Verdurin. Au moment où je partais pour aller chez les Verdurin, et où la pensée du concert que j'y entendrais me rappela la scène de l'après-midi : « grand pied-de-grue, grand pied-de-grue », scène d'amour déçu, d'amour jaloux, peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près, peut faire à une femme un orang-outang qui en est, si l'on peut dire, épris, au moment où dans la rue j'allais appeler un fiacre, j'entendis des sanglots qu'un homme qui était assis sut une borne cherchait à réprimer. Je m'approchai, l'homme qui avait la tête dans ses mains avait l'air d'un jeune homme, et je fus surpris qu'élégamment habillé, il semblât, à la blancheur qui sortait du manteau, qu'il fût en habit et en cravate blanche. En m'entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais aussitôt, m'ayant reconnu, le détourna. C'était Morel. Il comprit que je l'avais reconnu et, tâchant d'arrêter ses larmes, il me dit qu'il s'était arrêté un instant, tant il souffrait. « J'ai grossièrement insulté aujourd'hui même, me dit-il, une personne pour qui j'ai eu de très grands sentiments. C'est d'un lâche, car elle m'aime. – Avec le temps elle oubliera peut-être », répondis-je, sans penser qu'en parlant ainsi j'avais l'air d'avoir entendu la scène de l'après-midi. Mais il était si absorbé dans son chagrin qu'il n'eut même pas l'idée que je pusse savoir quelque chose. « Elle oubliera peut-être, me dit-il. Mais moi je ne pourrai pas oublier. J'ai le sentiment de ma honte, j'ai un dégoût de moi ! Mais enfin c'est dit, rien ne peut faire que ce n'ait pas été dit. Quand on me met en colère, je ne sais plus ce que je fais. Et c'est si malsain pour moi, j'ai les nerfs tout entrecroisés les uns dans les autres », car comme tous les neurasthéniques il avait un grand souci de sa santé. Si dans l'après-midi j'avais vu la colère amoureuse d'un animal furieux, ce soir en quelques heures des siècles avaient passé, et un sentiment nouveau, un sentiment de honte, de regret, de chagrin, montrait qu'une grande étape avait été franchie dans l'évolution de la bête destinée à se transformer en créature humaine. Malgré tout j'entendais toujours « grand pied-de-grue » et je craignais une prochaine récurrence à l'état sauvage. Je comprenais d'ailleurs très mal ce qui s'était passé, et c'est d'autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement que depuis quelques jours, et particulièrement ce jour-là, même avant le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l'état du violoniste, Morel était repris de neurasthénie. En effet, il avait le mois précédent poussé aussi vite qu'il avait pu, beaucoup plus lentement qu'il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès qu'il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d'autres jeunes filles qu'elle lui procurerait, il avait rencontré des résistances qui l'avaient exaspéré. Du coup (soit qu'elle eût été trop chaste, ou au contraire se fût donnée) son désir était tombé. Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral quoique vicieux, il avait peur que, dès sa rupture, M. de Charlus ne le mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronnesque) entre eux, et avant d'annoncer la rupture, de « fout' le camp » pour une destination inconnue. Amour dont le dénouement le laissait un peu triste ; de sorte que, bien que la conduite qu'il avait eue avec la nièce de Jupien fût exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il avait fait la théorie devant le baron pendant qu'ils dînaient à Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu'elles étaient fort différentes, et que des sentiments moins atroces, et qu'il n'avait pas prévus dans sa conduite théorique, avaient embelli, rendu sentimentale sa conduite réelle. Le seul point où, au contraire, la réalité était pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant, « fiche le camp » lui paraissait beaucoup pour une chose si simple. C'était quitter le baron, qui sans doute serait furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l'argent que lui donnait le baron. La pensée que c'était inévitable lui donnait des crises de nerfs. Il restait des heures à larmoyer, prenait pour ne pas y penser de la morphine, avec prudence. Puis tout d'un coup s'était trouvée dans son esprit une idée qui sans doute y prenait peu à peu vie et forme depuis quelque temps, et cette idée était que l'alternative, le choix entre la rupture et la brouille complète avec M. de Charlus, n'était peut-être pas forcé. Perdre tout l'argent du baron, c'était beaucoup. Morel, incertain, fut pendant quelques jours plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnait la vue de Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le faire tomber dans un piège, qu'ils devaient s'estimer heureux d'en être quittes à si bon marché. Il trouvait qu'en somme la jeune fille était dans son tort, ayant été si maladroite de n'avoir pas su le garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M. de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu'aux dîners dispendieux qu'il avait offerts à la jeune fille depuis qu'ils étaient fiancés, et desquels il eût pu dire le coût, en fils d'un valet de chambre qui venait tous les mois apporter son « livre » à mon oncle. Car livre, au singulier, qui signifie ouvrage imprimé pour le commun des mortels, perd ce sens pour les Altesses et pour les valets de chambre. Pour les seconds il signifie le livre de comptes, pour les premières le registre où on s'inscrit. (À Balbec, un jour où la princesse de Luxembourg m'avait dit qu'elle n'avait pas emporté de livre, j'allais lui prêter Pêcheur d'Islande et Tartarin de Tarascon, quand je compris ce qu'elle avait voulu dire : non qu'elle passerait le temps moins agréablement, mais que je pourrais plus difficilement mettre mon nom chez elle.) Malgré le changement de point de vue de Morel quant aux conséquences de sa conduite, bien que celle-ci lui eût semblé abominable il y a deux mois quand il aimait passionnément la nièce de Jupien, et que depuis quinze jours il ne cessât de se répéter que cette même conduite était naturelle, louable, elle ne laissait pas d'augmenter chez lui l'état de nervosité dans lequel tantôt il avait signifié la rupture. Et il était tout prêt à « passer sa colère », sinon (sauf dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce reste de crainte, dernière trace de l'amour, du moins sur le baron. Il se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car mettant au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les Verdurin), il évitait (autant que possible, et c'était déjà bien trop que la scène de l'après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses mouvements quelque chose de saccadé. Tel un chirurgien passionné d'automobilisme cesse de conduire quand il a à opérer. C'est ce qui m'expliqua que, tout en me parlant, il faisait remuer doucement ses doigts l'un après l'autre afin de voir s'ils avaient repris leur souplesse. Un froncement de sourcils s'ébaucha qui semblait signifier qu'il y avait encore un peu de raideur nerveuse. Mais pour ne pas l'accroître, il déplissait son visage, comme on s'empêche de s'énerver de ne pas dormir ou de ne pas posséder aisément une femme, de peur que la phobie elle-même retarde encore l'instant du sommeil ou du plaisir. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d'être comme d'habitude tout à ce qu'il jouerait chez les Verdurin pendant qu'il jouerait, et désireux, tant que je le verrais, de me permettre de constater sa douleur, le plus simple lui parut de me supplier de partir immédiatement. La supplication était inutile et le départ m'était un soulagement. J'avais tremblé qu'allant dans la même maison, à quelques minutes d'intervalle, il ne me demandât de le conduire, et je me rappelais trop la scène de l'après-midi pour ne pas éprouver quelque dégoût à avoir Morel auprès de moi pendant le trajet. Il est très possible que l'amour, puis l'indifférence ou la haine de Morel à l'égard de la nièce de Jupien eussent été sincères. Malheureusement ce n'était pas la première fois (ce ne serait pas la dernière) qu'il agissait ainsi, qu'il « plaquait » brusquement une jeune fille à laquelle il avait juré de l'aimer toujours, allant jusqu'à lui montrer un revolver chargé en lui disant qu'il se ferait sauter la cervelle s'il était assez lâche pour l'abandonner. Il ne l'abandonnait pas moins ensuite et éprouvait, au lieu de remords, une sorte de rancune. Ce n'était pas la première fois qu'il agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que bien des têtes de jeunes filles – de jeunes filles moins oublieuses de lui qu'il n'était d'elles – souffrirent – comme souffrit longtemps encore la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel tout en le méprisant – souffrirent, prêtes à éclater sous l'élancement d'une douleur interne – parce qu'en chacune d'elles, comme le fragment d'une sculpture grecque, un aspect du visage de Morel, dur comme le marbre et beau comme l'antique, était enclos dans leur cervelle, avec ses cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez droit, formant protubérance pour un crâne non destiné à le recevoir, et qu'on ne pouvait pas opérer. Mais à la longue ces fragments si durs finissent par glisser jusqu'à une place où ils ne causent pas trop de déchirements, n'en bougent plus, on ne sent plus leur présence ; c'est l'oubli, ou le souvenir indifférent.
J'avais en moi deux produits de ma journée. C'était, d'une part, grâce au calme apporté par la docilité d'Albertine, la possibilité, et en conséquence, la résolution de rompre avec elle. D'autre part, fruit de mes réflexions pendant le temps que je l'avais attendue, assis devant mon piano, l'idée que l'Art, auquel je tâcherais de consacrer ma liberté reconquise, n'était pas quelque chose qui valût la peine d'un sacrifice, quelque chose d'en dehors de la vie, ne participant pas à sa vanité et son néant, l'apparence d'individualité réelle obtenue dans les oeuvres n'étant due qu'au trompe-l'oeil de l'habileté technique. Si mon après-midi avait laissé en moi d'autres résidus, plus profonds, peut-être, ils ne devaient venir à ma connaissance que bien plus tard. Quant aux deux que je soupesais clairement, ils n'allaient pas être durables ; car dès cette soirée même, mes idées sur l'art allaient se relever de la diminution qu'elles avaient éprouvée l'après-midi, tandis qu'en revanche le calme, et par conséquent la liberté qui me permettrait de me consacrer à lui, allait m'être de nouveau retiré.
Comme ma voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, je la fis arrêter. Je venais en effet de voir Brichot descendre de tramway au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal, et passer des gants gris perle. J'allai à lui. Depuis quelque temps, son affection de la vue ayant empiré, il avait été doté – aussi richement qu'un laboratoire – de lunettes nouvelles qui, puissantes et compliquées comme des instruments astronomiques, semblaient vissées à ses yeux. Il braqua sur moi leurs feux excessifs et me reconnut. Elles étaient en merveilleux état. Mais derrière elles j'aperçus, minuscule, pâle, convulsif, expirant, un regard lointain placé sous ce puissant appareil, comme dans les laboratoires trop richement subventionnés pour les besognes qu'on y fait, on place une insignifiante bestiole agonisante sous les appareils les plus perfectionnés. J'offris mon bras au demi-aveugle pour assurer sa marche. « Ce n'est plus cette fois près du grand Cherbourg que nous nous rencontrons, me dit-il, mais à côté du petit Dunkerque », phrase qui me parut fort ennuyeuse car je ne compris pas ce qu'elle voulait dire ; et cependant je n'osai pas le demander à Brichot, par crainte moins encore de son mépris que de ses explications. Je lui répondis que j'étais assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous les soirs Odette. « Comment, vous connaissez ces vieilles histoires ? » me dit-il.
La mort de Swann m'avait, à l'époque, bouleversé. La mort de Swann ! Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d'un simple génitif. J'entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin au service de Swann. Car nous disons la mort pour simplifier, mais il y en a presque autant que de personnes. Nous ne possédons pas de sens qui nous permette de voir, courant à toute vitesse, dans toutes les directions, les morts, les morts actives dirigées par le destin vers tel ou tel. Souvent ce sont des morts qui ne seront entièrement libérées de leur tâche que deux, trois ans après. Elles courent vite poser un cancer au flanc d'un Swann, puis repartent pour d'autres besognes, ne revenant que quand l'opération des chirurgiens ayant eu lieu il faut poser le cancer à nouveau. Puis vient le moment où on lit dans Le Gaulois que la santé de Swann a inspiré des inquiétudes, mais que son indisposition est en parfaite voie de guérison. Alors, quelques minutes avant le dernier souffle, la mort, comme une religieuse qui vous aurait soigné au lieu de vous détruire, vient assister à vos derniers instants, couronne d'une auréole suprême l'être à jamais glacé dont le coeur a cessé de battre. Et c'est cette diversité des morts, le mystère de leurs circuits, la couleur de leur fatale écharpe qui donnent quelque chose de si impressionnant aux lignes des journaux : « Nous apprenons avec un vif regret que M. Charles Swann a succombé hier à Paris, dans son hôtel, des suites d'une douloureuse maladie. Parisien dont l'esprit était apprécié de tous, comme la sûreté de ses relations choisies mais fidèles, il sera unanimement regretté, aussi bien dans les milieux artistiques et littéraires, où la finesse avisée de son goût le faisait se plaire et être recherché de tous, qu'au Jockey-Club dont il était l'un des membres les plus anciens et les plus écoutés. Il appartenait aussi au Cercle de l'union et au Cercle agricole. Il avait donné depuis peu sa démission de membre du Cercle de la rue Royale. Sa physionomie spirituelle, comme sa notoriété marquante ne laissaient pas d'exciter la curiosité du public dans tout great event de la musique et de la peinture, et notamment aux “vernissages” dont il avait été l'habitué fidèle jusqu'à ces dernières années, où il n'était plus sorti que rarement de sa demeure. Les obsèques auront lieu, etc. »
À ce point de vue, si l'on n'est pas « quelqu'un », l'absence de titre connu rend plus rapide encore la décomposition de la mort. Sans doute c'est d'une façon anonyme, sans distinction d'individualité, qu'on demeure le duc d'Uzès. Mais la couronne ducale en tient quelque temps ensemble les éléments comme ceux de ces glaces aux formes bien dessinées qu'appréciait Albertine. Tandis que les noms de bourgeois ultra-mondains, aussitôt qu'ils sont morts, se désagrègent et fondent, « démoulés ». Nous avons vu Mme de Guermantes parler de Cartier comme du meilleur ami du duc de La Trémoïlle, comme d'un homme très recherché dans les milieux aristocratiques. Pour la génération suivante, Cartier est devenu quelque chose de si informe qu'on le grandirait presque en l'apparentant au bijoutier Cartier, avec lequel il eût souri que des ignorants pussent le confondre ! Swann était, au contraire, une remarquable personnalité intellectuelle et artistique ; et bien qu'il n'eût rien « produit » il eut la chance de durer un peu plus. Et pourtant, cher Charles Swann, que j'ai si peu connu quand j'étais encore si jeune et vous près du tombeau, c'est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d'un de ses romans, qu'on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c'est parce qu'on voit qu'il y a quelques traits de vous dans le personnage de Swann.
Pour revenir à des réalités plus générales, c'est de cette mort prédite et pourtant imprévue de Swann que je l'avais entendu parler lui-même chez la duchesse de Guermantes, le soir où avait eu lieu la fête chez la cousine de celle-ci. C'est la même mort dont j'avais retrouvé l'étrangeté spécifique et saisissante, un soir où j'avais parcouru le journal et où son annonce m'avait arrêté net, comme tracée en mystérieuses lignes inopportunément interpolées. Elles avaient suffi à faire d'un vivant quelqu'un qui ne peut plus répondre à ce qu'on lui dit, un nom, un nom écrit, passé tout à coup du monde réel dans le royaume du silence. C'est elles qui me donnaient encore maintenant le désir de mieux connaître la demeure où avaient autrefois résidé les Verdurin et où Swann, qui alors n'était pas seulement quelques lettres tracées dans un journal, avait si souvent dîné avec Odette. Il faut ajouter aussi (et cela me rendit longtemps la mort de Swann plus douloureuse qu'une autre, bien que ces motifs n'eussent pas trait à l'étrangeté individuelle de sa mort) que je n'étais pas allé voir Gilberte comme je le lui avais promis chez la princesse de Guermantes ; qu'il ne m'avait pas appris cette « autre raison » à laquelle il avait fait allusion ce soir-là, pour laquelle il m'avait choisi comme confident de son entretien avec le prince, que mille questions me revenaient (comme des bulles montant du fond de l'eau), que je voulais lui poser sur les sujets les plus disparates : sur Ver Meer, sur M. de Mouchy, sur lui-même, sur une tapisserie de Boucher, sur Combray, questions sans doute peu pressantes puisque je les avais remises de jour en jour, mais qui me semblaient capitales depuis que, ses lèvres s'étant scellées, la réponse ne viendrait plus. La mort des autres est comme un voyage que l'on ferait soi-même et où on se rappelle, déjà à cent kilomètres de Paris, qu'on a oublié deux douzaines de mouchoirs, de laisser une clef à la cuisinière, de dire adieu à son oncle, de demander le nom de la ville où est la fontaine ancienne qu'on désire voir. Cependant que tous ces oublis qui vous assaillent et qu'on dit à haute voix, par pure forme, à l'ami qui voyage avec vous, ont pour seule réplique la fin de non-recevoir de la banquette, le nom de la station crié par l'employé et qui ne fait que nous éloigner davantage des réalisations désormais impossibles, si bien que renonçant à penser aux choses irrémédiablement omises, on défait le paquet de victuailles et on échange les journaux et les magazines.
« Mais non, reprit Brichot, ce n'était pas ici que Swann rencontrait sa future femme ou du moins ce ne fut ici que dans les tout à fait derniers temps après le sinistre qui détruisit partiellement la première habitation de Mme Verdurin. »
Malheureusement, dans la crainte d'étaler aux yeux de Brichot un luxe qui me semblait déplacé puisque l'universitaire n'en prenait pas sa part, j'étais descendu trop précipitamment de la voiture et le cocher n'avait pas compris ce que je lui avais jeté à toute vitesse pour avoir le temps de m'éloigner de lui avant que Brichot m'aperçût. La conséquence fut que le cocher vint nous accoster et me demanda s'il devait venir me reprendre ; je lui dis en hâte que oui et redoublai d'autant plus de respects à l'égard de l'universitaire venu en omnibus. « Ah ! vous étiez en voiture, me dit-il d'un air grave. – Mon Dieu, par le plus grand des hasards ; cela ne m'arrive jamais. Je suis toujours en omnibus ou à pied. Mais cela me vaudra peut-être le grand honneur de vous reconduire ce soir si vous consentez pour moi à entrer dans cette guimbarde ; nous serons un peu serrés. Mais vous êtes si bienveillant pour moi. » Hélas, en lui proposant cela, je ne me prive de rien, pensai-je, puisque je serai toujours obligé de rentrer à cause d'Albertine. Sa présence chez moi, à une heure où personne ne pouvait venir la voir, me laissait disposer aussi librement de mon temps que l'après-midi quand je savais qu'elle allait revenir du Trocadéro et que je n'étais pas pressé de la revoir. Mais enfin, comme l'après-midi aussi, je sentais que j'avais une femme et en rentrant je ne connaîtrais pas l'exaltation fortifiante de la solitude. « J'accepte de grand coeur, me répondit Brichot. À l'époque à laquelle vous faites allusion nos amis habitaient, rue Montalivet, un magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins somptueux évidemment, et que pourtant je préfère à l'hôtel des Ambassadeurs de Venise. » Brichot m'apprit qu'il y avait ce soir au « Quai Conti » (c'est ainsi que les fidèles disaient en parlant du salon Verdurin depuis qu'il s'était transporté là), grand « tralala » musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu'au temps ancien dont je parlais, le petit noyau était autre et le ton différent, pas seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il me raconta des farces d'Elstir (ce qu'il appelait de « pures pantalonnades »), comme un jour où celui-ci, ayant feint de lâcher au dernier moment, était venu déguisé en maître d'hôtel extra et, tout en passant les plats, avait dit des gaillardises à l'oreille de la très prude baronne Putbus, rouge d'effroi et de colère ; puis, disparaissant avant la fin du dîner, avait fait apporter dans le salon une baignoire pleine d'eau, d'où, quand on était sorti de table, il était sorti tout nu en poussant des jurons ; et aussi des soupers où on venait dans des costumes en papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des chefs-d'oeuvre, Brichot ayant porté une fois celui d'un grand seigneur de la cour de Charles VII, avec des souliers à la poulaine, et une autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon de la Légion d'honneur avec de la cire à cacheter. Bref Brichot, revoyant dans sa pensée le salon d'alors, avec ses grandes fenêtres, ses canapés bas mangés par le soleil de midi et qu'il avait fallu remplacer, déclarait pourtant qu'il le préférait à celui d'aujourd'hui. Certes, je comprenais bien que par « salon » Brichot entendait – comme le mot église ne signifie pas seulement l'édifice religieux mais la communauté des fidèles – non pas seulement l'entresol, mais les gens qui le fréquentaient, les plaisirs particuliers qu'ils venaient chercher là, et auxquels dans sa mémoire avaient donné leur forme ces canapés sur lesquels, quand on venait voir Mme Verdurin l'après-midi, on attendait quelle fût prête, cependant que les fleurs roses des marronniers, dehors, et sur la cheminée des oeillets dans des vases, semblaient, dans une pensée de gracieuse sympathie pour le visiteur que traduisait la souriante bienvenue de leurs couleurs roses, épier fixement la venue tardive de la maîtresse de la maison. Mais si ce « salon » lui semblait supérieur à l'actuel, c'était peut-être parce que notre esprit est le vieux Protée, ne peut rester esclave d'aucune forme et, même dans le domaine mondain, se dégage soudain d'un salon arrivé lentement et difficilement à son point de perfection pour préférer un salon moins brillant, comme les photographies « retouchées » qu'Odette avait fait faire chez Otto, où elle était en grande robe princesse et ondulée par Lenthéric, ne plaisaient pas tant à Swann qu'une petite « carte album » faite à Nice où, en capeline de drap, les cheveux mal arrangés dépassant d'un chapeau de paille brodé de pensées avec un noeud de velours noir (les femmes ayant généralement l'air d'autant plus vieux que les photographies sont plus anciennes), élégante de vingt ans plus jeune, elle avait l'air d'une petite bonne qui aurait eu vingt ans de plus. Peut-être aussi avait-il plaisir à me vanter ce que je ne connaîtrais pas, à me montrer qu'il avait goûté des plaisirs que je ne pourrais pas avoir. Il y réussissait, du reste, car rien qu'en citant les noms de deux ou trois personnes qui n'existaient plus et au charme desquelles il donnait quelque chose de mystérieux par sa manière d'en parler et de ces intimités délicieuses, je me demandais ce qu'il avait pu être, je sentais que tout ce qu'on m'avait raconté des Verdurin était beaucoup trop grossier ; et même Swann, que j'avais connu, je me reprochais de ne pas avoir fait assez attention à lui, de n'y avoir pas fait attention avec assez de désintéressement, de ne pas l'avoir bien écouté quand il me recevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu'il me montrait de belles choses, maintenant que je savais qu'il était comparable à l'un des plus beaux causeurs d'autrefois.
Au moment d'arriver chez Mme Verdurin, j'aperçus M. de Charlus naviguant vers nous de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un de ces apaches ou mendigots, que son passage faisait maintenant infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts, et dont ce monstre puissant était bien malgré lui toujours escorté, quoique à quelque distance, comme le requin par son pilote, enfin contrastant tellement avec l'étranger hautain de la première année de Balbec, à l'aspect sévère, à l'affectation de virilité, qu'il me sembla découvrir, accompagné de son satellite, un astre à une tout autre période de sa révolution et qu'on commence à voir dans son plein, ou un malade envahi maintenant par le mal qui n'était il y a quelques années qu'un léger bouton qu'il dissimulait aisément et dont on ne soupçonnait pas la gravité. Bien qu'une opération qu'avait subie Brichot lui eût rendu un tout petit peu de cette vue qu'il avait cru perdue pour jamais, je ne sais s'il avait aperçu le voyou attaché aux pas du baron. Il importait peu, du reste, car depuis La Raspelière, et malgré l'amitié que l'universitaire avait pour lui, la présence de M. de Charlus lui causait un certain malaise. Sans doute pour chaque homme la vie de tout autre prolonge dans l'obscurité des sentiers qu'on ne soupçonne pas. Le mensonge, pourtant si souvent trompeur, et dont toutes les conversations sont faites, cache moins parfaitement un sentiment d'inimitié, ou d'intérêt, ou une visite qu'on veut avoir l'air de ne pas avoir faite, ou une escapade avec une maîtresse d'un jour et qu'on veut cacher à sa femme – qu'une bonne réputation ne recouvre, à ne pas les laisser deviner, des moeurs mauvaises. Elles peuvent être ignorées toute la vie, le hasard d'une rencontre sur une jetée, le soir, les révèle, encore est-il souvent mal compris et il faut qu'un tiers averti vous fournisse l'introuvable mot que chacun ignore. Mais, sues, elles effrayent parce qu'on y sent affluer la folie, bien plus que par moralité. Mme de Surgis le Duc n'avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle eût admis de ses fils n'importe quoi qu'eût avili et expliqué l'intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes. Mais elle leur défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit que, par une sorte d'horlogerie à répétition, il était comme fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à se le faire pincer, l'un l'autre. Elle éprouva ce sentiment inquiet du mystère physique qui fait se demander si le voisin avec qui on avait de bons rapports n'est pas atteint d'anthropophagie, et aux questions répétées du baron : « Est-ce que je ne verrai pas bientôt les jeunes gens ? » elle répondit, sachant les foudres qu'elle accumulait contre elle, qu'ils étaient très pris par leurs cours, les préparatifs d'un voyage, etc. L'irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes, quoi qu'on en dise. Landru (à supposer qu'il ait réellement tué des femmes), s'il l'a fait par intérêt, à quoi l'on peut résister, peut être gracié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible. Les grosses plaisanteries de Brichot, au début de son amitié avec le baron, avaient fait place chez lui, dès qu'il s'était agi non plus de débiter des lieux communs mais de comprendre, à un sentiment pénible que voilait la gaieté. Il se rassurait en récitant des pages de Platon, des vers de Virgile, parce qu'aveugle d'esprit aussi, il ne comprenait pas qu'alors aimer un jeune homme était comme aujourd'hui (les plaisanteries de Socrate le révèlent mieux que les théories de Platon) entretenir une danseuse, puis se fiancer. M. de Charlus lui-même ne l'eût pas compris, lui qui confondait sa manie avec l'amitié, qui ne lui ressemble en rien, et les athlètes de Praxitèle avec de dociles boxeurs. Il ne voulait pas voir que depuis dix-neuf cents ans (« un courtisan dévot sous un prince dévot eût été athée sous un prince athée », a dit La Bruyère), toute l'homosexualité de coutume – celle des jeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile – a disparu, que seule surnage et multiplie l'involontaire, la nerveuse, celle qu'on cache aux autres et qu'on travestit à soi-même. Et M. de Charlus aurait eu tort de ne pas renier franchement la généalogie païenne. En échange d'un peu de beauté plastique, que de supériorité morale ! Le berger de Théocrite qui soupire pour un jeune garçon, plus tard n'aura aucune raison d'être moins dur de coeur et d'esprit plus fin que l'autre berger dont la flûte résonne pour Amaryllis. Car le premier n'est pas atteint d'un mal, il obéit aux modes du temps. C'est l'homosexualité survivante malgré les obstacles, honteuse, flétrie, qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. On tremble au rapport que le physique peut avoir avec celles-ci quand on songe au petit déplacement de goût purement physique, à la tare légère d'un sens, qui expliquent que l'univers des poètes et des musiciens, si fermé au duc de Guermantes, s'entrouvre pour M. de Charlus. Que ce dernier ait du goût dans son intérieur, qui est d'une ménagère bibeloteuse, cela ne surprend pas ; mais l'étroite brèche qui donne jour sur Beethoven et sur Véronèse ! Mais cela ne dispense pas les gens sains d'avoir peur quand un fou qui a composé un sublime poème, leur ayant expliqué par les raisons les plus justes qu'il est enfermé par erreur, par la méchanceté de sa femme, les suppliant d'intervenir auprès du directeur de l'asile, gémissant sur les promiscuités qu'on lui impose, conclut ainsi : « Tenez, celui qui va venir me parler dans le préau, dont je suis obligé de subir le contact, croit qu'il est Jésus-Christ. Or cela seul suffit à me prouver avec quels aliénés on m'enferme, il ne peut pas être Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ c'est moi ! » Un instant auparavant on était prêt à aller dénoncer l'erreur au médecin aliéniste. Sur ces derniers mots, et même si on pense à l'admirable poème auquel travaille chaque jour le même homme, on s'éloigne, comme les fils de Mme de Surgis s'éloignaient de M. de Charlus, non qu'il leur eût fait aucun mal, mais à cause du luxe d'invitations dont le terme était de leur pincer le menton. Le poète est à plaindre, et qui n'est guidé par aucun Virgile, d'avoir à traverser les cercles d'un enfer de soufre et de poix, de se jeter dans le feu qui tombe du ciel pour en ramener quelques habitants de Sodome. Aucun charme dans son oeuvre ; la même sévérité dans sa vie qu'aux défroqués qui suivent la règle du célibat le plus chaste pour qu'on ne puisse pas attribuer à autre chose qu'à la perte d'une croyance d'avoir quitté la soutane. Encore n'en est-il pas toujours de même pour ces écrivains. Quel est le médecin de fous qui n'aura pas à force de les fréquenter eu sa crise de folie ? Heureux encore s'il peut affirmer que ce n'est pas une folie antérieure et latente qui l'avait voué à s'occuper d'eux. L'objet de ses études, pour un psychiatre, réagit souvent sur lui. Mais avant cela, cet objet, quelle obscure inclination, quel fascinateur effroi le lui avait fait choisir ?
Faisant semblant de ne pas voir le louche individu qui lui avait emboîté le pas (quand le baron se hasardait sur les boulevards ou traversait la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare, ces suiveurs se comptaient par douzaines qui, dans l'espoir d'avoir une thune, ne le lâchaient pas) et de peur que l'autre ne s'enhardît à lui parler, le baron baissait dévotement ses cils noircis qui, contrastant avec ses joues poudrederizées, le faisaient ressembler à un grand inquisiteur peint par le Greco. Mais ce prêtre faisait peur et avait l'air d'un prêtre interdit, les diverses compromissions auxquelles l'avait obligé la nécessité d'exercer son goût et d'en protéger le secret ayant eu pour effet d'amener à la surface du visage précisément ce que le baron cherchait à cacher, une vie crapuleuse racontée par la déchéance morale. Celle-ci en effet, quelle qu'en soit la cause, se lit aisément car elle ne tarde pas à se matérialiser et prolifère sur un visage, particulièrement dans les joues et autour des yeux, aussi physiquement que s'y accumulent les jaunes ocreux dans une maladie de foie ou les répugnantes rougeurs dans une maladie de peau. Ce n'était pas d'ailleurs seulement dans les joues, ou mieux les bajoues de ce visage fardé, dans la poitrine tétonnière, la croupe rebondie de ce corps livré au laisser-aller et envahi par l'embonpoint, que surnageait maintenant, étalé comme de l'huile, le vice jadis si intimement renfoncé par M. de Charlus au plus secret de lui-même. Il débordait maintenant dans ses propos.
« C'est comme ça, Brichot, que vous vous promenez la nuit avec un beau jeune homme ? dit-il en nous abordant, cependant que le voyou désappointé s'éloignait. C'est du beau ! On le dira à vos petits élèves de la Sorbonne, que vous n'êtes pas plus sérieux que cela. Du reste la compagnie de la jeunesse vous réussit, monsieur le professeur, vous êtes frais comme une petite rose. Et vous, mon cher, comment allez-vous ? me dit-il en quittant son ton plaisant. On ne vous voit pas souvent quai Conti, belle jeunesse. Eh bien, et votre cousine, comment va-t-elle ? Elle n'est pas venue avec vous. Nous le regrettons, car elle est charmante. Verrons-nous votre cousine ce soir ? Oh ! elle est bien jolie. Et elle le serait plus encore si elle cultivait davantage l'art si rare, qu'elle possède naturellement, de se bien vêtir. » Ici je dois dire que M. de Charlus « possédait », ce qui faisait de lui l'exact contraire, l'antipode de moi, le don d'observer minutieusement, de distinguer les détails aussi bien d'une toilette que d'une « toile ». Pour les robes et chapeaux certaines mauvaises langues ou certains théoriciens trop absolus diront que chez un homme le penchant vers les attraits masculins a pour compensation le goût inné, l'étude, la science de la toilette féminine. Et en effet cela arrive quelquefois, comme si les hommes ayant accaparé tout le désir physique, toute la tendresse profonde d'un Charlus, l'autre sexe se trouvait en revanche gratifié de tout ce qui est goût « platonique » (adjectif fort impropre), ou, tout court, de tout ce qui est goût, avec les plus savants et les plus sûrs raffinements. À cet égard M. de Charlus eût mérité le surnom qu'on lui donna plus tard, « la Couturière ». Mais son goût, son esprit d'observation s'étendait à bien d'autres choses. On a vu, le soir où j'allai le voir après un dîner chez la duchesse de Guermantes, que je ne m'étais aperçu des chefs-d'oeuvre qu'il avait dans sa demeure qu'au fur et à mesure qu'il me les avait montrés. Il reconnaissait immédiatement ce à quoi personne n'eût jamais fait attention, et cela aussi bien dans les oeuvres d'art que dans les mets d'un dîner (et de la peinture à la cuisine tout l'entre-deux était compris). J'ai toujours regretté que M. de Charlus, au lieu de borner ses dons artistiques à la peinture d'un éventail comme présent à sa belle-soeur (nous avons vu la duchesse de Guermantes le tenir à la main et le déployer moins pour s'en éventer que pour s'en vanter, en faisant ostentation de l'amitié de Palamède) et au perfectionnement de son jeu pianistique afin d'accompagner sans faire de fautes les traits de violon de Morel, j'ai toujours regretté, dis-je, et je regrette encore, que M. de Charlus n'ait jamais rien écrit. Sans doute je ne peux pas tirer de l'éloquence de sa conversation et même de sa correspondance la conclusion qu'il eût été un écrivain de talent. Ces mérites-là ne sont pas dans le même plan. Nous avons vu d'ennuyeux diseurs de banalités écrire des chefs-d'oeuvre, et des rois de la causerie être inférieurs au plus médiocre dès qu'ils s'essayaient à écrire. Malgré tout je crois que si M. de Charlus eût tâté de la prose, et pour commencer sur ces sujets artistiques qu'il connaissait bien, le feu eût jailli, l'éclair eût brillé, et que l'homme du monde fût devenu maître écrivain. Je le lui dis souvent, il ne voulut jamais s'y essayer, peut-être simplement par paresse, ou temps accaparé par des fêtes brillantes et des divertissements sordides, ou besoin Guermantes de prolonger indéfiniment des bavardages. Je le regrette d'autant plus que dans sa plus éclatante conversation, l'esprit n'était jamais séparé du caractère, les trouvailles de l'un des insolences de l'autre. S'il eût fait des livres, au lieu de le détester tout en l'admirant comme on faisait dans un salon où dans ses moments les plus curieux d'intelligence, tout en même temps il piétinait les faibles, se vengeait de qui ne l'avait pas insulté, cherchait bassement à brouiller des amis – s'il eût fait des livres on aurait eu sa valeur spirituelle isolée, décantée du mal, rien n'eût gêné l'admiration et bien des traits eussent fait éclore l'amitié.
En tout cas, même si je me trompe sur ce qu'il eût pu réaliser dans la moindre page, il eût rendu un rare service en écrivant, car s'il distinguait tout, tout ce qu'il distinguait il en savait le nom. Certes en causant avec lui, si je n'ai pas appris à voir (la tendance de mon esprit et de mon sentiment était ailleurs), du moins j'ai vu des choses qui sans lui me seraient restées inaperçues, mais leur nom, qui m'eût aidé à retrouver leur dessin, leur couleur, ce nom je l'ai toujours assez vite oublié. S'il avait fait des livres, même mauvais, ce que je ne crois pas qu'ils eussent été, quel dictionnaire délicieux, quel répertoire inépuisable ! Après tout, qui sait ? Au lieu de mettre en oeuvre son savoir et son goût, peut-être par ce démon qui contrarie souvent nos destins, eût-il écrit de fades romans feuilletons, d'inutiles récits de voyages et d'aventures.
« Oui, elle sait se vêtir ou plus exactement s'habiller, reprit M. de Charlus au sujet d'Albertine. Mon seul doute est si elle s'habille en conformité avec sa beauté particulière, et j'en suis peut-être du reste un peu responsable, par des conseils pas assez réfléchis. Ce que je lui ai dit souvent en allant à La Raspelière et qui était peut-être dicté plutôt – je m'en repens – par le caractère du pays, par la proximité des plages, que par le caractère individuel du type de votre cousine, l'a fait donner un peu trop dans le genre léger. Je lui ai vu, je le reconnais, de bien jolies tarlatanes, de charmantes écharpes de gaze, certain toquet rose qu'une petite plume rose ne déparait pas. Mais je crois que sa beauté qui est réelle et massive, exige plus que de gentils chiffons. La toque convient-elle bien à cette énorme chevelure qu'un kakochnyk ne ferait que mettre en valeur ? Il y a peu de femmes à qui conviennent les robes anciennes qui donnent un air costume et théâtre. Mais la beauté de cette jeune fille déjà femme fait exception et mériterait quelque robe ancienne en velours de Gênes (je pensai aussitôt à Elstir et aux robes de Fortuny) que je ne craindrais pas d'alourdir encore avec des inscrustations ou des pendeloques de merveilleuses pierres démodées (c'est le plus bel éloge qu'on peut en faire) comme le péridot, la marcassite et l'incomparable labrador. D'ailleurs elle-même semble avoir l'instinct du contrepoids que réclame une un peu lourde beauté. Rappelez-vous, pour aller dîner à La Raspelière, tout cet accompagnement de jolies boîtes, de sacs pesants et où quand elle sera mariée elle pourra mettre plus que la blancheur de la poudre ou le carmin du fard, mais – dans un coffret de lapis-lazuli pas trop indigo – ceux des perles et des rubis, non reconstitués, je pense, car elle peut faire un riche mariage. »
« Hé bien ! Baron », interrompit Brichot, craignant que j'eusse du chagrin de ces derniers mots, car il avait quelques doutes sur la pureté de mes relations et l'authenticité de mon cousinage avec Albertine, « voilà comme vous vous occupez des demoiselles !
— Voulez-vous bien vous taire devant cet enfant, mauvaise gale », ricana M. de Charlus en abaissant, dans un geste d'imposer le silence à Brichot, une main qu'il ne manqua pas de poser sur mon épaule.
« Je vous ai dérangés, vous aviez l'air de vous amuser comme deux petites folles, et vous n'aviez pas besoin d'une vieille grand-maman rabat-joie comme moi. Je n'irai pas à confesse pour cela, puisque vous étiez presque arrivés. » Le baron était d'humeur d'autant plus gaie qu'il ignorait entièrement la scène de l'après-midi, Jupien ayant jugé plus utile de protéger sa nièce contre un retour offensif que d'aller prévenir M. de Charlus. Aussi celui-ci croyait-il toujours au mariage et s'en réjouissait. On dirait que c'est une consolation pour ces grands solitaires que de donner à leur célibat tragique l'adoucissement d'une paternité fictive. « Mais ma parole, Brichot, ajouta-t-il en se tournant en riant vers nous, j'ai du scrupule en vous voyant en si galante compagnie. Vous aviez l'air de deux amoureux. Bras dessus, bras dessous, dites donc, Brichot, vous en prenez des libertés ! » Fallait-il attribuer pour cause à de telles paroles le vieillissement d'une pensée moins maîtresse que jadis de ses réflexes et qui dans des instants d'automatisme laisse échapper un secret si soigneusement enfoui pendant quarante ans ? Ou bien ce dédain pour l'opinion des roturiers qu'avaient au fond tous les Guermantes et dont le frère de M. de Charlus, le duc, présentait une autre forme quand, fort insoucieux que ma mère pût le voir, il se faisait la barbe, la chemise de nuit ouverte, à sa fenêtre ? M. de Charlus avait-il contracté, durant les trajets brûlants de Doncières à Douville, la dangereuse habitude de se mettre à l'aise et, comme il y rejetait en arrière son chapeau de paille pour rafraîchir son énorme front, de desserrer, au début pour quelques instants seulement, le masque depuis trop longtemps rigoureusement attaché à son vrai visage ? Les manières conjugales de M. de Charlus avec Morel auraient à bon droit étonné qui aurait su qu'il ne l'aimait plus. Mais il était arrivé à M. de Charlus que la monotonie des plaisirs qu'offre son vice l'avait lassé. Il avait instinctivement cherché de nouvelles performances, et après s'être fatigué des inconnus qu'il rencontrait, était passé au pôle opposé, à ce qu'il avait cru qu'il détesterait toujours, à l'imitation d'un « ménage » ou d'une « paternité ». Parfois cela ne lui suffisait même plus, il lui fallait du nouveau, il allait passer la nuit avec une femme, de la même façon qu'un homme normal peut une fois dans sa vie avoir voulu coucher avec un garçon, par une curiosité semblable, inverse, et dans les deux cas également malsaine. L'existence de « fidèle » du baron, ne vivant, à cause de Charlie, que dans le petit clan, avait eu, pour briser les efforts qu'il avait faits longtemps pour garder des apparences menteuses, la même influence qu'un voyage d'exploration ou un séjour aux colonies chez certains Européens qui y perdent les principes directeurs qui les guidaient en France. Et pourtant la révolution interne d'un esprit, ignorant au début de l'anomalie qu'il portait en soi, puis épouvanté devant elle quand il l'avait reconnue, et enfin s'étant familiarisé avec elle jusqu'à ne plus s'apercevoir qu'on ne pouvait sans danger avouer aux autres ce qu'on avait fini par s'avouer sans honte à soi-même, avait été plus efficace encore pour détacher M. de Charlus des dernières contraintes sociales, que le temps passé chez les Verdurin. Il n'est pas, en effet, d'exil au pôle Sud, ou au sommet du mont Blanc, qui nous éloigne autant des autres qu'un séjour prolongé au sein d'un vice intérieur, c'est-à-dire d'une pensée différente de la leur. Vice (ainsi M. de Charlus le qualifiait-il autrefois) auquel le baron prêtait maintenant la figure débonnaire d'un simple défaut, fort répandu, plutôt sympathique et presque amusant, comme la paresse, la distraction ou la gourmandise. Sentant les curiosités que la particularité de son personnage excitait, M. de Charlus éprouvait un certain plaisir à les satisfaire, à les piquer, à les entretenir. De même que tel publiciste juif se fait chaque jour le champion du catholicisme, non pas probablement avec l'espoir d'être pris au sérieux, mais pour ne pas décevoir l'attente des rieurs bienveillants, M. de Charlus flétrissait plaisamment les mauvaises moeurs, dans le petit clan, comme il eût contrefait l'anglais ou imité Mounet-Sully, sans attendre qu'on l'en prie, et pour payer son écot avec bonne grâce, en exerçant en société un talent d'amateur ; de sorte que M. de Charlus menaçait Brichot de dénoncer à la Sorbonne qu'il se promenait maintenant avec des jeunes gens, de la même façon que le chroniqueur circoncis parle à tout propos de la « fille aînée de l'Église » et du « sacré coeur de Jésus », c'est-à-dire sans ombre de tartuferie, mais avec une pointe de cabotinage. Encore n'est-ce pas seulement du changement des paroles elles-mêmes, si différentes de celles qu'il se permettait autrefois, qu'il serait curieux de chercher l'explication, mais encore de celui survenu dans les intonations, les gestes, qui les unes et les autres ressemblaient singulièrement maintenant à ce que M. de Charlus flétrissait le plus âprement autrefois ; il poussait maintenant involontairement presque les petits cris – chez lui involontaires – d'autant plus profonds – que jettent, volontairement eux, les invertis qui s'interpellent en s'appelant « ma chère » ; comme si ce « chichi » voulu, dont M. de Charlus avait pris si longtemps le contre-pied, n'était en effet qu'une géniale et fidèle imitation des manières qu'arrivent à prendre, quoi qu'ils en aient, les Charlus, quand ils sont arrivés à une certaine phase de leur mal, comme un paralytique général ou un ataxique finissent fatalement par présenter certains symptômes. En réalité – et c'est ce que ce chichi tout intérieur révélait – il n'y avait entre le sévère Charlus tout de noir habillé, aux cheveux en brosse, que j'avais connu, et les jeunes gens fardés, chargés de bijoux, que cette différence purement apparente qu'il y a entre une personne agitée qui parle vite, remue tout le temps, et un névropathe qui parle lentement, conserve un flegme perpétuel, mais est atteint de la même neurasthénie aux yeux du clinicien qui sait que celui-ci comme l'autre est dévoré des mêmes angoisses et frappé des mêmes tares. Du reste, on voyait que M. de Charlus avait vieilli à des signes tout différents, comme l'extension extraordinaire qu'avaient prise dans sa conversation certaines expressions qui avaient proliféré et revenaient maintenant à tout moment (par exemple : « l'enchaînement des circonstances ») et auxquelles la parole du baron s'appuyait de phrase en phrase comme à un tuteur nécessaire. « Est-ce que Charlie est déjà arrivé ? » demanda Brichot à M. de Charlus comme nous allions sonner à la porte de l'hôtel. « Ah ! je ne sais pas », dit le baron en levant les mains en l'air et en fermant à demi les yeux de l'air d'une personne qui ne veut pas qu'on l'accuse d'indiscrétion, d'autant plus qu'il avait eu probablement des reproches de Morel pour des choses (que celui-ci, froussard autant que vaniteux, et reniant M. de Charlus aussi volontiers qu'il se parait de lui, avait crues graves – quoique insignifiantes) que le baron avait dites. « Vous savez que je ne sais rien de ce qu'il fait. Je ne sais pas avec qui il me trompe, mais je ne le vois presque pas. » Si les conversations de deux personnes qui ont entre elles une liaison sont pleines de mensonges, ceux-ci ne naissent pas moins naturellement dans les conversations qu'un tiers a avec un amant au sujet de la personne que ce dernier aime, quel que soit d'ailleurs le sexe de cette personne.
« Il y a longtemps que vous l'avez vu ? » demandai-je à M. de Charlus, pour avoir l'air à la fois de ne pas craindre de lui parler de Morel et de ne pas croire qu'il vivait complètement avec lui. « Il est venu par hasard cinq minutes ce matin pendant que j'étais encore à demi endormi, s'asseoir sur le coin de mon lit, comme s'il voulait me violer. » J'eus aussitôt l'idée que M. de Charlus avait vu Charlie il y a une heure, car quand on demande à une maîtresse quand elle a vu l'homme qu'on sait – et qu'elle suppose peut-être qu'on croit – être son amant, si elle a goûté avec lui, elle répond : « Je l'ai vu un instant avant déjeuner. » Entre ces deux faits la seule différence est que l'un est mensonger et l'autre vrai, mais l'un est aussi innocent, ou si l'on préfère, aussi coupable. Aussi ne comprendrait-on pas pourquoi la maîtresse (et ici M. de Charlus) choisit toujours le fait mensonger, si l'on ne savait pas que ces réponses sont déterminées à l'insu de la personne qui les fait par un nombre de facteurs qui semble en disproportion telle avec la minceur du fait qu'on s'excuse d'en faire état. Mais pour un physicien la place qu'occupe la plus petite balle de sureau s'explique par l'action, le conflit ou l'équilibre, de lois d'attraction et de répulsion qui gouvernent des mondes bien plus grands. Ne mentionnons ici que pour mémoire le désir de paraître naturel et hardi, le geste instinctif de cacher un rendez-vous secret, un mélange de pudeur et d'ostentation, le besoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu'on est aimé, une pénétration de ce que sait ou suppose – et ne dit pas – l'interlocuteur, pénétration qui, allant au-delà ou en deçà de la sienne, le fait tantôt sur et sous-estimer, le désir involontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part du feu. Tout autant de lois différentes, agissant en sens contraire, dictent les réponses plus générales touchant l'innocence, le « platonisme », ou au contraire la réalité charnelle, des relations qu'on a avec la personne qu'on dit avoir vue le matin quand on l'a vue le soir. Toutefois, d'une façon générale, disons que M. de Charlus, malgré l'aggravation de son mal, et qui le poussait perpétuellement à révéler, à insinuer, parfois tout simplement à inventer des détails compromettants, cherchait pendant cette période de sa vie à affirmer que Charlie n'était pas de la même sorte d'homme que lui, Charlus, et qu'il n'existait entre eux que de l'amitié. Cela n'empêchait pas (et bien que ce fût peut-être vrai) que parfois il se contredît (comme pour l'heure où il l'avait vu en dernier), soit qu'il dît alors en s'oubliant la vérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou par sentimentalisme, ou trouvant spirituel d'égarer l'interlocuteur. « Vous savez qu'il est pour moi, continua le baron, un bon petit camarade, pour qui j'ai la plus grande affection, comme je suis sûr (en doutait-il donc, qu'il éprouvât le besoin de dire qu'il en était sûr ?) qu'il a pour moi, mais il n'y a entre nous rien d'autre, pas ça, vous entendez bien, pas ça, dit le baron aussi naturellement que s'il avait parlé d'une dame. Oui, il est venu ce matin me tirer par les pieds. Il sait pourtant que je déteste qu'on me voie couché. Pas vous ? Oh ! c'est une horreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais bien que je n'ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière, mais on garde sa petite coquetterie tout de même. »
Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait de Morel comme d'un bon petit camarade, et qu'il dît la vérité peut-être en croyant mentir quand il disait : « Je ne sais pas ce qu'il fait, je ne connais pas sa vie. » En effet, disons (pour anticiper de quelques semaines sur le récit que nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons pendant que M. de Charlus, Brichot et moi nous dirigeons vers la demeure de Mme Verdurin), disons que, peu de temps après cette soirée, le baron fut plongé dans la douleur et dans la stupéfaction par une lettre qu'il ouvrit par mégarde et qui était adressée à Morel. Cette lettre, laquelle devait par contrecoup me causer de cruels chagrins, était écrite par l'actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif qu'elle avait pour les femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le plus passionné. Sa grossièreté empêche qu'elle soit reproduite ici, mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu'au féminin en lui disant : « Grande sale ! va ! », « Ma belle chérie, toi tu en es au moins, etc. » Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa. D'autre part, la moquerie de Morel à l'égard de M. de Charlus, et de Léa à l'égard d'un officier qui l'entretenait et dont elle disait : « Il me supplie dans ses lettres d'être sage ! Tu parles ! mon petit chat blanc », ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moins insoupçonnée de lui que n'étaient les rapports si particuliers de Morel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots « en être ». Après l'avoir d'abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps bien long déjà, appris que lui-même « en était ». Or voici que cette notion qu'il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il avait découvert qu'il « en était », il avait cru par là apprendre que son goût, comme dit Saint-Simon, n'était pas celui des femmes. Or voici que pour Morel cette expression « en être » prenait une extension que M. de Charlus n'avait pas connue, tant et si bien que Morel prouvait, d'après cette lettre, qu'il « en était » en ayant le même goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M. de Charlus n'avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel connaissait, mais allait s'étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les êtres qui « en étaient » n'étaient pas seulement ceux qu'il avait crus, mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de femmes que d'hommes, d'hommes aimant non seulement les hommes mais les femmes, et le baron, devant la signification nouvelle d'un mot qui lui était si familier, se sentait torturé par une inquiétude de l'intelligence autant que du coeur, devant ce double mystère où il y avait à la fois de l'agrandissement de sa jalousie et de l'insuffisance soudaine d'une définition.
M. de Charlus n'avait jamais été dans la vie qu'un amateur. C'est dire que des incidents de ce genre ne pouvaient lui être d'aucune utilité. Il faisait dériver l'impression pénible qu'il en pouvait ressentir, en scènes violentes où il savait être éloquent, ou en intrigues sournoises. Mais pour un être de la valeur de Bergotte, par exemple, ils eussent pu être précieux. C'est même peut-être ce qui explique en partie (puisque nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme Bergotte vivent généralement dans la compagnie de personnes médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à l'imagination de l'écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en rien la nature de sa compagne, dont par éclairs la vie située des milliers de mètres au-dessous, les relations invraisemblables, les mensonges poussés au-delà et surtout dans une autre direction que ce qu'on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge, le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, les relations que nous avons eues avec eux, notre mobile dans telle action formulé par nous d'une façon toute différente, le mensonge sur ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons à l'égard de l'être qui nous aime et qui croit nous avoir façonnés semblables à lui parce qu'il nous embrasse toute la journée, ce mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir des perspectives sur du nouveau, sur de l'inconnu, puisse ouvrir en nous des sens endormis pour la contemplation d'univers que nous n'aurions jamais connus. Il faut dire pour ce qui concerne M. de Charlus, que s'il fut stupéfait d'apprendre relativement à Morel un certain nombre de choses qu'il lui avait soigneusement cachées, il eut tort d'en conclure que c'est une erreur de se lier avec des gens du peuple et que des révélations aussi pénibles (celle qui le lui avait été le plus avait été celle d'un voyage que Morel avait fait avec Léa alors qu'il avait assuré à M. de Charlus qu'il était à ce moment-là à étudier la musique en Allemagne. Il s'était servi pour échafauder son mensonge de personnes bénévoles, à qui il avait envoyé les lettres en Allemagne d'où on les réexpédiait à M. de Charlus, qui, d'ailleurs, était tellement convaincu que Morel y était qu'il n'avait même pas regardé le timbre de la poste). On verra, en effet, dans le dernier volume de cet ouvrage, M. de Charlus en train de faire des choses qui eussent encore plus stupéfié les personnes de sa famille et ses amis, que n'avait pu faire pour lui la vie révélée par Léa.
Mais il est temps de rattraper le baron qui s'avance, avec Brichot et moi, vers la porte des Verdurin. « Et qu'est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi, votre jeune ami hébreu que nous voyions à Douville ? J'avais pensé que si cela vous faisait plaisir on pourrait peut-être l'inviter un soir. » En effet M. de Charlus, se contentant de faire espionner sans vergogne les faits et les gestes de Morel par une agence policière, absolument comme un mari ou un amant, ne laissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. La surveillance qu'il chargeait un vieux domestique de faire exercer par une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets de pied se croyaient filés et qu'une femme de chambre ne vivait plus, n'osait plus sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policier à ses trousses. Et le vieux serviteur : « Elle peut bien faire ce qu'elle veut ! On irait perdre son temps et son argent à la pister ! Comme si sa conduite nous intéressait en quelque chose ! » s'écriait-il ironiquement, car il était si passionnément attaché à son maître que, bien que ne partageant nullement les goûts du baron, il finissait, tant il mettait de chaleureuse ardeur à les servir, par en parler comme s'ils avaient été siens. « C'est la crème des braves gens », disait de ce vieux serviteur M. de Charlus, car on n'apprécie jamais personne autant que ceux qui joignent à de grandes vertus, celle de les mettre sans compter à la disposition de nos vices. C'était, d'ailleurs, des hommes seulement que M. de Charlus était capable d'éprouver de la jalousie en ce qui concernait Morel. Les femmes ne lui en inspiraient aucune. C'est d'ailleurs la règle presque générale pour les Charlus. L'amour de l'homme qu'ils aiment pour une femme est quelque chose d'autre, qui se passe dans une autre espèce animale (le lion laisse les tigres tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt. Quelquefois il est vrai, chez ceux qui font de l'inversion un sacerdoce, cet amour les dégoûte. Ils en veulent alors à leur ami de s'y être livré non comme d'une trahison, mais comme d'une déchéance. Un Charlus, autre que n'était le baron, eût été indigné de voir Morel avoir des relations avec une femme, comme il l'eût été de lire sur une affiche que lui, l'interprète de Bach et de Haendel, allait jouer du Puccini. C'est d'ailleurs pour cela que les jeunes gens qui par intérêt condescendent à l'amour des Charlus, leur affirment que les « cartons » ne leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecin qu'ils ne prennent jamais d'alcool et n'aiment que l'eau de source. Mais M. de Charlus sur ce point s'écartait un peu de la règle habituelle. Admirant tout chez Morel, ses succès féminins, ne lui portant pas ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à l'écarté. « Mais mon cher, vous savez, il fait des femmes », disait-il d'un air de révélation, de scandale, peut-être d'envie, surtout d'admiration. « Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les putains les plus en vue n'ont d'yeux que pour lui. On le remarque partout, aussi bien dans le métro qu'au théâtre. C'en est embêtant ! Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui apporte les billets doux d'au moins trois femmes. Et toujours des jolies encore. Du reste, ça n'est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je les comprends, il est devenu d'une beauté, il a l'air d'une espèce de Bronzino, il est vraiment admirable. » Mais M. de Charlus aimait à montrer qu'il aimait Morel, à persuader les autres, peut-être à se persuader lui-même, qu'il en était aimé. Il mettait à l'avoir tout le temps auprès de lui, et malgré le tort que ce petit jeune homme pouvait faire à la situation mondaine du baron, une sorte d'amour-propre. Car (et le cas est fréquent des hommes bien posés et snobs, qui par vanité brisent toutes leurs relations pour être vus partout avec une maîtresse, demi-mondaine ou dame tarée, qu'on ne reçoit pas, et avec laquelle pourtant il leur semble flatteur d'être lié) il était arrivé à ce point où l'amour-propre met toute sa persévérance à détruire les buts qu'il a atteints, soit que sous l'influence de l'amour on trouve un prestige qu'on est seul à percevoir à des relations ostentatoires avec ce qu'on aime, soit que par le fléchissement des ambitions mondaines atteintes, et la marée montante des curiosités ancillaires d'autant plus absorbantes qu'elles étaient plus platoniques, celles-ci n'eussent pas seulement atteint mais dépassé le niveau où avaient peine à se maintenir les autres.
Quant aux autres jeunes gens, M. de Charlus trouvait qu'à son goût pour eux l'existence de Morel n'était pas un obstacle, et que même sa réputation éclatante de violoniste ou sa notoriété naissante de compositeur et de journaliste pourrait dans certains cas leur être un appât. Présentait-on au baron un jeune compositeur de tournure agréable, c'était dans les talents de Morel qu'il cherchait l'occasion de faire une politesse au nouveau venu. « Vous devriez, lui disait-il, m'apporter de vos compositions pour que Morel les joue au concert ou en tournée. Il y a si peu de musique agréable écrite pour le violon ! C'est une aubaine que d'en trouver de nouvelle. Et les étrangers apprécient beaucoup cela. Même en province il y a des petits cercles musicaux où on aime la musique avec une ferveur et une intelligence admirables. » Sans plus de sincérité (car tout cela ne servait que d'amorce et il était rare que Morel se prêtât à des réalisations), comme Bloch avait dit qu'il était un peu poète, « à ses heures », avait-il ajouté avec le rire sarcastique dont il accompagnait une banalité quand il ne pouvait pas trouver une parole originale, M. de Charlus me dit : « Dites donc à ce jeune Israélite, puisqu'il fait des vers, qu'il devrait bien m'en apporter pour Morel. Pour un compositeur c'est toujours l'écueil, trouver quelque chose de joli à mettre en musique. On pourrait même penser à un livret. Cela ne serait pas inintéressant et prendrait une certaine valeur à cause du mérite du poète, de ma protection, de tout un enchaînement de circonstances auxiliatrices, parmi lesquelles le talent de Morel tient la première place. Car il compose beaucoup maintenant et il écrit aussi et très joliment, je vais vous en parler. Quant à son talent d'exécutant (là vous savez qu'il est tout à fait un maître déjà), vous allez voir ce soir comme ce gosse joue bien la musique de Vinteuil. Il me renverse, à son âge, avoir une compréhension pareille tout en restant si gamin, si potache ! Oh ! ce n'est ce soir qu'une petite répétition. La grande machine doit avoir lieu dans quelques jours. Mais ce sera bien plus élégant aujourd'hui. Aussi nous sommes ravis que vous soyez venu, dit-il, en employant ce nous, sans doute parce que le roi dit : nous voulons. À cause du magnifique programme, j'ai conseillé à Mme Verdurin d'avoir deux fêtes. L'une dans quelques jours où elle aura toutes ses relations, l'autre ce soir, où la Patronne est, comme on dit en termes de justice, dessaisie. C'est moi qui ai fait les invitations et j'ai convoqué quelques personnes agréables d'un autre milieu, qui peuvent être utiles à Charlie et qu'il sera agréable pour les Verdurin de connaître. N'est-ce pas, c'est très bien de faire jouer les choses les plus belles avec les plus grands artistes, mais la manifestation reste étouffée comme dans du coton, si le public est composé de la mercière d'en face et de l'épicier du coin. Vous savez ce que je pense du niveau intellectuel des gens du monde, mais ils peuvent jouer certains rôles assez importants, entre autres le rôle dévolu pour les événements publics à la presse et qui est d'être un organe de divulgation. Vous comprenez ce que je veux dire, j'ai par exemple invité ma belle-soeur Oriane ; il n'est pas certain qu'elle vienne, mais il est certain en revanche, si elle vient, qu'elle ne comprendra absolument rien. Mais on ne lui demande pas de comprendre, ce qui est au-dessus de ses moyens, mais de parler, ce qui y est approprié admirablement et ce dont elle ne se fait pas faute. Conséquence : dès demain, au lieu du silence de la mercière et de l'épicier, conversation animée chez les Mortemart où Oriane raconte qu'elle a entendu des choses merveilleuses, qu'un certain Morel, etc., rage indescriptible des personnes non conviées qui diront : “Palamède avait sans doute jugé que nous étions indignes ; d'ailleurs, qu'est-ce que c'est que ces gens chez qui la chose se passait”, contrepartie aussi utile que les louanges d'Oriane, parce que le nom “Morel” revient tout le temps et finit par se graver dans la mémoire comme une leçon qu'on relit dix fois de suite. Tout cela forme un enchaînement de circonstances qui peut avoir son prix pour l'artiste, pour la maîtresse de maison, servir en quelque sorte de mégaphone à une manifestation qui sera ainsi rendue audible à un public lointain. Vraiment ça en vaut la peine. Vous verrez les progrès qu'il a faits. Et d'ailleurs on lui a découvert un nouveau talent, mon cher, il écrit comme un ange. Comme un ange je vous dis. »
« Vous qui connaissez Bergotte, j'avais pensé que vous auriez peut-être pu, en lui rafraîchissant la mémoire au sujet des proses de ce jouvenceau, collaborer en somme avec moi, m'aider à créer un enchaînement de circonstances capables de favoriser un talent double, de musicien et d'écrivain qui peut un jour acquérir le prestige de celui de Berlioz. Vous voyez bien ce qu'il conviendrait de dire à Bergotte. Vous savez, les illustres ont souvent autre chose à penser, ils sont adulés, ils ne s'intéressent guère qu'à eux-mêmes. Mais Bergotte qui est vraiment simple et serviable doit faire passer au Gaulois, ou je ne sais plus où, ces petites chroniques, moitié d'un humoriste et d'un musicien, qui sont vraiment très jolies, et je serais vraiment très content que Charlie ajoute à son violon ce petit brin de plume d'Ingres. Je sais bien que je m'exagère facilement quand il s'agit de lui, comme toutes les vieilles mamans gâteaux du Conservatoire. Comment, mon cher, vous ne le saviez pas ? Mais c'est que vous ne connaissez pas mon côté gobeur. Je fais le pied de grue pendant des heures à la porte des jurys d'examen. Je m'amuse comme une reine. Et quant à Bergotte, il m'a assuré que c'était vraiment tout à fait très bien. »
M. de Charlus, qui le connaissait depuis longtemps par Swann, était en effet allé le voir et lui demander qu'il obtînt pour Morel d'écrire dans un journal des sortes de chroniques moitié humoristiques sur la musique. En y allant M. de Charlus avait un certain remords, car grand admirateur de Bergotte, il se rendait compte qu'il n'allait jamais le voir pour lui-même, mais pour, grâce à la considération mi-intellectuelle, mi-sociale que Bergotte avait pour lui, pouvoir faire une grande politesse à Morel, à Mme Molé, à telles autres. Qu'il ne se servît plus du monde que pour cela ne choquait pas M. de Charlus, mais de Bergotte cela lui paraissait plus mal, parce qu'il sentait que Bergotte n'était pas utilitaire comme les gens du monde et méritait mieux. Seulement sa vie était très prise et il ne trouvait de temps de libre que quand il avait très envie d'une chose, par exemple si elle se rapportait à Morel. De plus, très intelligent, la conversation d'un homme intelligent lui était assez indifférente, surtout celle de Bergotte, qui était trop homme de lettres pour son goût et d'un autre clan, ne se plaçant pas à son point de vue. Quant à Bergotte, il se rendait bien compte de cet utilitarisme des visites de M. de Charlus, mais ne lui en voulait pas ; car il était incapable d'une bonté suivie, mais désireux de faire plaisir ; compréhensif, incapable de prendre plaisir à donner une leçon. Quant au vice de M. de Charlus, il ne le partageait à aucun degré, mais y trouvait plutôt un élément de couleur dans le personnage, le fas et nefas, pour un artiste, consistant non dans des exemples moraux, mais dans des souvenirs de Platon ou du Sodoma.
M. de Charlus négligeait de dire que depuis quelque temps il faisait faire à Morel, comme ces grands seigneurs du XVIIe siècle qui dédaignaient de signer et même d'écrire leurs libelles, des petits entrefilets bassement calomniateurs et dirigés contre la comtesse Molé. Semblant déjà insolents à ceux qui les lisaient, combien étaient-ils plus cruels pour la jeune femme, qui retrouvait, si adroitement glissés que personne qu'elle n'y voyait goutte, des passages de lettres d'elle, textuellement cités mais pris dans un sens où ils pouvaient l'affoler comme la plus cruelle vengeance. La jeune femme en mourut. Mais il se fait tous les jours à Paris, dirait Balzac, une sorte de journal parlé, plus terrible que l'autre. On verra plus tard que cette presse verbale réduisit à néant la puissance d'un Charlus devenu démodé, et bien au-dessus de lui érigea un Morel qui ne valait pas la millionième partie de son ancien protecteur. Du moins cette mode intellectuelle est-elle naïve et croit-elle de bonne foi au néant d'un génial Charlus, à l'incontestable autorité d'un stupide Morel. Le baron était moins innocent dans ses vengeances implacables. De là sans doute ce venin amer dans la bouche, dont l'envahissement semblait donner aux joues la jaunisse quand il était en colère.
« J'aurais beaucoup voulu qu'il vînt ce soir, car il aurait entendu Charlie dans les choses qu'il joue vraiment le mieux. Mais il ne sort pas, je crois, il ne veut pas qu'on l'ennuie, il a bien raison. Mais vous, belle jeunesse, on ne vous voit guère quai Conti. Vous n'en abusez pas ! » Je dis que je sortais surtout avec ma cousine. « Voyez-vous ça ! ça sort avec sa cousine, comme c'est pur ! » dit M. de Charlus à Brichot. Et s'adressant à nouveau à moi : « Mais nous ne vous demandons pas de comptes sur ce que vous faites, mon enfffant. Vous êtes libre de faire tout ce qui vous amuse. Nous regrettons seulement de ne pas y avoir de part. Du reste, vous avez très bon goût, elle est charmante votre cousine, demandez à Brichot, il en avait la tête farcie à Douville. On la regrettera ce soir. Mais vous avez peut-être aussi bien fait de ne pas l'amener. C'est admirable, la musique de Vinteuil. Mais j'ai appris ce matin par Charlie qu'il devait y avoir la fille de l'auteur et son amie, qui sont deux personnes d'une terrible réputation. C'est toujours embêtant pour une jeune fille. Même cela me gêne un peu pour mes invités. Mais comme ils ont presque tous l'âge canonique, cela ne tire pas à conséquence pour eux. Elles seront là, à moins que ces deux demoiselles n'aient pas pu venir, car elles devaient sans faute être toute l'après-midi à une répétition d'études que Mme Verdurin donnait tantôt et où elle n'avait convié que les raseurs, la famille, les gens qu'il ne fallait pas avoir ce soir. Or tout à l'heure avant le dîner Charlie m'a dit que ce que nous appelons les deux demoiselles Vinteuil, absolument attendues, n'étaient pas venues. » Malgré l'affreuse douleur que j'avais à rapprocher subitement (comme de l'effet, seul connu d'abord, sa cause enfin découverte) de l'envie d'Albertine de venir tantôt, la présence annoncée (mais que j'avais ignorée) de Mlle Vinteuil et de son amie, je gardai la liberté d'esprit de noter que M. de Charlus qui nous avait dit, il y a quelques minutes, n'avoir pas vu Charlie depuis le matin, confessait étourdiment l'avoir vu avant dîner. Mais ma souffrance devenait visible. « Mais qu'est-ce que vous avez ? me dit le baron, vous êtes vert ; allons, entrons, vous prenez froid, vous avez mauvaise mine. » Ce n'était pas mon premier doute relatif à la vertu d'Albertine que les paroles de M. de Charlus venaient d'éveiller en moi. Beaucoup d'autres y avaient déjà pénétré ; à chaque nouveau on croit que la mesure est comble, qu'on ne pourra pas le supporter, puis on lui trouve tout de même de la place, et une fois qu'il est introduit dans notre milieu vital, il y entre en concurrence avec tant de désirs de croire, avec tant de raisons d'oublier, qu'assez vite on s'accommode, on finit par ne plus s'occuper de lui. Il reste seulement comme une douleur à demi guérie, une simple menace de souffrir et qui, envers du désir, de même ordre que lui, et devenue comme lui centre de nos pensées, irradie en elles, à des distances infinies, de subtiles tristesses, comme lui des plaisirs d'une origine méconnaissable, partout où quelque chose peut s'associer à l'idée de celle que nous aimons. Mais la douleur se réveille quand un doute nouveau, entier, entre en nous ; on a beau se dire presque tout de suite : « Je m'arrangerai, il y aura un système pour ne pas souffrir, ça ne doit pas être vrai », pourtant il y a eu un premier instant où on a souffert comme si on croyait.
Si nous n'avions que des membres, comme les jambes et les bras, la vie serait supportable. Malheureusement nous portons en nous ce petit organe que nous appelons coeur, lequel est sujet à certaines maladies au cours desquelles il est infiniment impressionnable pour tout ce qui concerne la vie d'une certaine personne et où un mensonge – cette chose si inoffensive et au milieu de laquelle nous vivons si allégrement, qu'il soit fait par nous-même ou par les autres – venu de cette personne, donne à ce petit coeur, qu'on devrait pouvoir nous retirer chirurgicalement, des crises intolérables. Ne parlons pas du cerveau, car notre pensée a beau raisonner sans fin au cours de ces crises, elle ne les modifie pas plus que notre attention une rage de dents. Il est vrai que cette personne est coupable de nous avoir menti, car elle nous avait juré de nous dire toujours la vérité. Mais nous savons pour nous-même, pour les autres, ce que valent ces serments. Et nous avons voulu y ajouter foi quand ils venaient d'elle qui avait justement tout intérêt à nous mentir et n'a pas été choisie par nous, d'autre part, pour ses vertus. Il est vrai que plus tard elle n'aurait presque plus besoin de nous mentir – justement quand le coeur sera devenu indifférent au mensonge – parce que nous ne nous intéresserons plus à sa vie. Nous le savons, et malgré cela nous sacrifions volontiers la nôtre, soit que nous nous tuions pour cette personne, soit que nous nous fassions condamner à mort en l'assassinant, soit simplement que nous dépensions en quelques années pour elle toute notre fortune, ce qui nous oblige à nous tuer ensuite parce que nous n'avons plus rien. D'ailleurs, si tranquille qu'on se croie quand on aime, on a toujours l'amour dans son coeur en état d'équilibre instable. Un rien suffit pour le mettre dans la position du bonheur, on rayonne, on couvre de tendresses non point celle qu'on aime, mais ceux qui nous ont fait valoir à ses yeux, qui l'ont gardée contre toute tentation mauvaise ; on se croit tranquille, et il suffit d'un mot : « Gilberte ne viendra pas », « Mlle Vinteuil est invitée », pour que tout le bonheur préparé vers lequel on s'élançait s'écroule, pour que le soleil se cache, pour que tourne la rose des vents et que se déchaîne la tempête intérieure à laquelle un jour on ne sera plus capable de résister. Ce jour-là, le jour où le coeur est devenu si fragile, des amis qui nous admirent souffrent que de tels néants, que certains êtres puissent nous faire du mal, nous faire mourir. Mais qu'y peuvent-ils ? Si un poète est mourant d'une pneumonie infectieuse, se figure-t-on ses amis expliquant au pneumocoque que ce poète a du talent et qu'il devrait le laisser guérir ? Le doute en tant qu'il avait trait à Mlle Vinteuil n'était pas absolument nouveau. Mais même dans cette mesure, ma jalousie de l'après-midi, excitée par Léa et ses amis, l'avait aboli. Une fois ce danger du Trocadéro écarté, j'avais éprouvé, j'avais cru avoir reconquis à jamais une paix complète. Mais ce qui était surtout nouveau pour moi, c'était une certaine promenade où Andrée m'avait dit : « Nous sommes allées ici et là, nous n'avons rencontré personne », et où au contraire Mlle Vinteuil avait évidemment donné rendez-vous à Albertine chez Mme Verdurin. Maintenant j'eusse laissé volontiers Albertine sortir seule, aller partout où elle voudrait, pourvu que j'eusse pu chambrer quelque part Mlle Vinteuil et son amie et être certain qu'Albertine ne les vît pas. C'est que la jalousie est généralement partielle, à localisations intermittentes, soit parce qu'elle est le prolongement douloureux d'une anxiété qui est provoquée tantôt par une personne, tantôt par une autre, que notre amie pourrait aimer, soit par l'exiguïté de notre pensée, qui ne peut réaliser que ce qu'elle se représente et laisse le reste dans un vague dont on ne peut relativement souffrir.
Au moment où nous allions entrer dans la cour de l'hôtel, nous fûmes rattrapés par Saniette qui ne nous avait pas reconnus tout de suite. « Je vous envisageais pourtant depuis un moment, nous dit-il d'une voix essoufflée. Est-ce pas curieux que j'aie hésité ? » « N'est-il pas curieux » lui eût semblé une faute et il devenait avec les formes anciennes du langage d'une exaspérante familiarité. « Vous êtes pourtant gens qu'on peut avouer pour ses amis. » Sa mine grisâtre semblait éclairée par le reflet plombé d'un orage. Son essoufflement qui ne se produisait, cet été encore, que quand M. Verdurin l'« engueulait », était maintenant constant. « Je sais qu'une oeuvre inédite de Vinteuil va être exécutée par d'excellents artistes, et singulièrement par Morel. – Pourquoi singulièrement ? » demanda le baron, qui vit dans cet adverbe une critique. « Notre ami Saniette, se hâta d'expliquer Brichot qui joua le rôle d'interprète, parle volontiers, en excellent lettré qu'il est, le langage d'un temps où “singulièrement” équivaut à notre “tout particulièrement”. »
Comme nous entrions dans l'antichambre de celle-ci, M. de Charlus me demanda si je travaillais, et comme je lui disais que non, mais que je m'intéressais beaucoup en ce moment aux vieux services d'argenterie et de porcelaine, il me dit que je ne pourrais pas en voir de plus beaux que chez les Verdurin, que, d'ailleurs, j'avais pu les voir à La Raspelière, puisque, sous prétexte que les objets sont aussi des amis, ils faisaient la folie de tout emporter avec eux, que ce serait moins commode de tout me sortir un jour de soirée, mais que pourtant il demanderait qu'on me montrât ce que je voudrais. Je le priai de n'en rien faire. M. de Charlus déboutonna son pardessus, ôta son chapeau ; je vis que le sommet de sa tête s'argentait maintenant par places. Mais tel un arbuste précieux que non seulement l'automne colore, mais dont on protège certaines feuilles par des enveloppements d'ouate ou des applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait de ces quelques cheveux blancs, placés à sa cime, qu'un bariolage de plus, venant s'ajouter à ceux du visage. Et pourtant, même sous les couches d'expressions différentes, de fards et d'hypocrisie qui le maquillaient si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taire à presque tout le monde le secret qu'il me paraissait crier. J'étais presque gêné par ses yeux où j'avais peur qu'il ne me surprît à le lire à livre ouvert, par sa voix qui me paraissait le répéter sur tous les tons, avec une inlassable indécence. Mais les secrets sont bien gardés par les êtres, car tous ceux qui les approchent sont sourds et aveugles. Les personnes qui apprenaient la vérité par l'un ou l'autre, par les Verdurin par exemple, la croyaient, mais cependant seulement tant qu'elles ne connaissaient pas M. de Charlus. Son visage, loin de répandre, dissipait les mauvais bruits. Car nous nous faisons de certaines entités une idée si grande que nous ne pourrions l'identifier avec les traits familiers d'une personne de connaissance. Et nous croirons difficilement aux vices, comme nous ne croirons jamais au génie d'une personne avec qui nous sommes encore allés la veille à l'Opéra.
M. de Charlus était en train de donner son pardessus avec des recommandations d'habitué. Mais le valet de pied auquel il le tendait était un nouveau, tout jeune. Or M. de Charlus perdait souvent maintenant ce qu'on appelle le nord et ne se rendait plus compte de ce qui se fait et ne se fait pas. Le louable désir qu'il avait, à Balbec, de montrer que certains sujets ne l'effrayaient pas, de ne pas avoir peur de déclarer à propos de quelqu'un : « Il est joli garçon », de dire, en un mot, les mêmes choses qu'aurait pu dire quelqu'un qui n'aurait pas été comme lui, il lui arrivait maintenant de traduire ce désir en disant au contraire des choses que n'aurait jamais pu dire quelqu'un qui n'aurait pas été comme lui, choses devant lesquelles son esprit était si constamment fixé qu'il en oubliait qu'elles ne font pas partie de la préoccupation habituelle de tout le monde. Aussi, regardant le nouveau valet de pied, il leva l'index en l'air d'un ton menaçant, et croyant faire une excellente plaisanterie : « Vous, je vous défends de me faire de l'oeil comme ça », dit le baron, et se tournant vers Brichot : « Il a une figure drôlette ce petit-là, il a un nez amusant » ; et complétant sa facétie, ou cédant à un désir, il rabattit son index horizontalement, hésita un instant, puis, ne pouvant plus se contenir, le poussa irrésistiblement droit au valet de pied et lui toucha le bout du nez en disant : « Pif ! » puis, suivi de Brichot, de moi, et de Saniette qui nous apprit que la princesse Sherbatoff était morte à six heures, entra au salon. « Quelle drôle de boîte ! », se dit le valet de pied, qui demanda à ses camarades si le baron était farce ou marteau. « Ce sont des manières qu'il a comme ça, lui répondit le maître d'hôtel (qui le croyait un peu « piqué », un peu « dingo »), mais c'est un des amis de Madame que j'ai toujours le mieux estimé, c'est un bon coeur. »
À ce moment, M. Verdurin vint à notre rencontre ; seul Saniette, non sans craindre d'avoir froid, car la porte extérieure s'ouvrait constamment, attendait avec résignation qu'on lui prît ses affaires. « Qu'est-ce que vous faites là, dans cette pose de chien couchant ? lui demanda M. Verdurin. – J'attends qu'une des personnes qui surveillent aux vêtements puisse prendre mon pardessus et me donner un numéro. – Qu'est-ce que vous dites ? demanda d'un air sévère M. Verdurin : “qui surveillent aux vêtements”. Est-ce que vous devenez gâteux ? on dit : “surveiller les vêtements”. S'il faut vous rapprendre le français comme aux gens qui ont eu une attaque ! – Surveiller à quelque chose est la vraie forme, murmura Saniette d'une voix entrecoupée ; l'abbé Le Batteux… – Vous m'agacez, vous, cria M. Verdurin d'une voix terrible. Comme vous soufflez ! Est-ce que vous venez de monter six étages ? » La grossièreté de M. Verdurin eut pour effet que les hommes du vestiaire firent passer d'autres personnes avant Saniette et quand il voulut tendre ses affaires lui répondirent : « Chacun son tour, monsieur, ne soyez pas si pressé » « Voilà des hommes d'ordre, voilà les compétences, très bien, mes braves », dit, avec un sourire de sympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leurs dispositions à faire passer Saniette après tout le monde. « Venez, nous dit-il, cet animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d'air. Nous allons nous chauffer un peu au salon. Surveiller aux vêtements ! reprit-il quand nous fûmes au salon, quel imbécile ! – Il donne dans la préciosité, ce n'est pas un mauvais garçon, dit Brichot. – Je n'ai pas dit que c'était un mauvais garçon, j'ai dit que c'était un imbécile », riposta avec aigreur M. Verdurin.
« Est-ce que vous retournerez cette année à Incarville ? me demanda Brichot. Je crois que notre Patronne a reloué La Raspelière, bien qu'elle ait eu maille à partir avec ses propriétaires. Mais tout cela n'est rien, ce sont nuages qui se dissipent », ajouta-t-il du même ton optimiste que les journaux qui disent : « Il y a eu des fautes de commises, c'est entendu, mais qui ne commet des fautes ? » Or je me rappelais dans quel état de souffrance j'avais quitté Balbec et je ne désirais nullement y retourner. Je remettais toujours au lendemain mes projets avec Albertine. « Mais bien sûr qu'il y reviendra, nous le voulons, il nous est indispensable », déclara M. de Charlus avec l'égoïsme autoritaire et incompréhensif de l'amabilité.
M. Verdurin, à qui nous fîmes nos condoléances pour la princesse Sherbatoff, nous dit : « Oui, je sais qu'elle est très mal. – Mais non, elle est morte à six heures, s'écria Saniette. – Vous, vous exagérez toujours », dit brutalement à Saniette M. Verdurin, qui, la soirée n'étant pas décommandée, préférait l'hypothèse de la maladie. Cependant Mme Verdurin était en grande conférence avec Cottard et Ski. Morel venait de refuser, parce que M. de Charlus ne pouvait s'y rendre, une invitation chez des amis auxquels elle avait pourtant promis le concours du violoniste. La raison du refus de Morel de jouer à la soirée des amis des Verdurin, raison à laquelle nous allons tout à l'heure en voir s'ajouter de bien plus graves, avait pu prendre sa force grâce à une habitude propre en général aux milieux oisifs, mais tout particulièrement au petit noyau. Certes, si Mme Verdurin surprenait entre un nouveau et un fidèle un mot dit à mi-voix et pouvant faire supposer qu'ils se connaissaient, ou avaient envie de se lier (« Alors, à vendredi chez les Un Tel » ou : « Venez à l'atelier le jour que vous voudrez, j'y suis toujours jusqu'à cinq heures, vous me ferez vraiment plaisir »), agitée, supposant au nouveau une « situation » qui pouvait faire de lui une recrue brillante pour le petit clan, la Patronne, tout en faisant semblant de n'avoir rien entendu et en conservant à son beau regard, cerné par l'habitude de Debussy plus que n'aurait fait celle de la cocaïne, l'air exténué que lui donnaient les seules ivresses de la musique, n'en roulait pas moins sous son beau front bombé par tant de quatuors et les migraines consécutives, des pensées qui n'étaient pas exclusivement polyphoniques ; et n'y tenant plus, ne pouvant plus attendre une seconde sa piqûre, elle se jetait sur les deux causeurs, les entraînait à part, et disait au nouveau en désignant le fidèle : « Vous ne voulez pas venir dîner avec lui, samedi par exemple, ou bien le jour que vous voudrez, avec des gens gentils ? N'en parlez pas trop fort parce que je ne convoquerai pas toute cette tourbe » (terme désignant pour cinq minutes le petit noyau, dédaigné momentanément pour le nouveau en qui on mettait tant d'espérances).
Mais ce besoin de s'engouer, de faire aussi des rapprochements, avait sa contrepartie. L'assiduité aux mercredis faisait naître chez les Verdurin une disposition opposée. C'était le désir de brouiller, d'éloigner. Il avait été fortifié, rendu presque furieux par les mois passés à La Raspelière, où l'on se voyait du matin au soir. M. Verdurin s'y ingéniait à prendre quelqu'un en faute, à tendre des toiles où il pût passer à l'araignée sa compagne quelque mouche innocente. Faute de griefs on inventait des ridicules. Dès qu'un fidèle était sorti une demi-heure, on se moquait de lui devant les autres, on feignait d'être surpris qu'ils n'eussent pas remarqué combien il avait toujours les dents sales, ou au contraire les brossât, par manie, vingt fois par jour. Si l'un se permettait d'ouvrir la fenêtre, ce manque d'éducation faisait que le Patron et la Patronne échangeaient un regard révolté. Au bout d'un instant Mme Verdurin demandait un châle, ce qui donnait le prétexte à M. Verdurin de dire d'un air furieux : « Mais non, je vais fermer la fenêtre, je me demande qu'est-ce qui s'est permis de l'ouvrir », devant le coupable qui rougissait jusqu'aux oreilles. On vous reprochait indirectement la quantité de vin qu'on avait bue. « Ça ne vous fait pas mal ? C'est bon pour un ouvrier. » Les promenades ensemble de deux fidèles qui n'avaient pas préalablement demandé son autorisation à la Patronne, avaient pour conséquence des commentaires infinis, si innocentes que fussent ces promenades. Celles de M. de Charlus avec Morel ne l'étaient pas. Seul le fait que le baron n'habitait pas La Raspelière (à cause de la vie de garnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des dégoûts, des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.
Mme Verdurin était furieuse et décidée à « éclairer » Morel sur le rôle ridicule et odieux que lui faisait jouer M. de Charlus. « J'ajoute, continua Mme Verdurin (qui d'ailleurs même quand elle se sentait devoir à quelqu'un une reconnaissance qui allait lui peser, et ne pouvait le tuer, pour la peine, lui cherchait un défaut grave qui dispensait honnêtement de la lui témoigner), j'ajoute qu'il se donne des airs chez moi qui ne me plaisent pas. » C'est qu'en effet Mme Verdurin avait encore une raison plus grave que le lâchage de Morel à la soirée de ses amis d'en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci, pénétré de l'honneur qu'il faisait à la Patronne en amenant quai Conti des gens qui, en effet, n'y seraient pas venus pour elle, avait, dès les premiers noms que Mme Verdurin avait proposés comme ceux de personnes qu'on pourrait inviter, prononcé la plus catégorique exclusive, sur un ton péremptoire où se mêlait à l'orgueil rancunier du grand seigneur quinteux, le dogmatisme de l'artiste expert en matière de fêtes et qui retirerait sa pièce et refuserait son concours plutôt que de condescendre à des concessions qui, selon lui, compromettent le résultat d'ensemble. M. de Charlus n'avait donné son permis, en l'entourant de réserves, qu'à Saintine, à l'égard duquel, pour ne pas s'encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé d'une intimité quotidienne à une cessation complète de relations, mais que M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours. Certes, c'est seulement dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse, où tout le monde est très riche et apparenté à une aristocratie que la grande aristocratie ne connaît pas, que Saintine, jadis la fleur du milieu Guermantes, était allé chercher fortune et, croyait-il, point d'appui. Mais Mme Verdurin, sachant les prétentions nobiliaires du milieu de la femme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari, car c'est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous donne l'impression de la hauteur et non ce qui nous est presque invisible tant cela se perd dans le ciel, crut devoir justifier une invitation pour Saintine en faisant valoir qu'il connaissait beaucoup de monde, « ayant épousé Mlle *** ». L'ignorance dont cette assertion, exactement contraire à la réalité, témoignait chez Mme Verdurin, fit s'épanouir en un rire d'indulgent mépris et de large compréhension les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondre directement, mais comme il échafaudait volontiers en matière mondaine des théories où se retrouvaient la fertilité de son intelligence et la hauteur de son orgueil, avec la frivolité héréditaire de ses préoccupations : « Saintine aurait dû me consulter avant de se marier, dit-il, il y a une eugénique sociale comme il y en a une physiologique, et j'en suis peut-être le seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune discussion, il était clair qu'en faisant le mariage qu'il a fait, il s'attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau. Sa vie sociale était finie. Je le lui aurais expliqué et il m'aurait compris car il est intelligent. Inversement, il y avait telle personne qui avait tout ce qu'il fallait pour avoir une situation élevée, dominante, universelle ; seulement un terrible câble la retenait à terre. Je l'ai aidée, mi par pression, mi par force, à rompre l'amarre, et maintenant elle a conquis, avec une joie triomphante, la liberté, la toute-puissance qu'elle me doit. Il a peut-être fallu un peu de volonté, mais quelle récompense elle a ! On est ainsi soi-même, quand on sait m'écouter, l'accoucheur de son destin. » Il était trop évident que M. de Charlus n'avait pas su agir sur le sien ; agir est autre chose que parler, même avec éloquence, et penser, même avec ingéniosité. « Mais en ce qui me concerne, je suis un philosophe qui assiste avec curiosité aux réactions sociales que j'ai prédites, mais n'y aide pas. Aussi j'ai continué à fréquenter Saintine qui a toujours eu pour moi la déférence chaleureuse qui convenait. J'ai même dîné chez lui dans sa nouvelle demeure où on s'assomme autant au milieu du plus grand luxe qu'on s'amusait jadis quand, tirant le diable par la queue, il assemblait la meilleure compagnie dans un petit grenier. Vous pouvez donc l'inviter, j'autorise. Mais je frappe de mon veto tous les autres noms que vous me proposez. Et vous m'en remercierez, car si je suis expert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en matière de fêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui soulèvent une réunion, lui donnent de l'essor, de la hauteur ; et je sais aussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat. »
Ces exclusions de M. de Charlus n'étaient pas toujours fondées sur des ressentiments de toqué ou des raffinements d'artiste, mais sur des habiletés d'acteur. Quand il tenait sur quelqu'un, sur quelque chose, un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendre au plus grand nombre de personnes possible, mais en excluant d'admettre dans la seconde fournée des invités de la première qui eussent pu constater que le morceau n'avait pas changé. Il refaisait sa salle à nouveau, justement parce qu'il ne renouvelait pas son affiche, et quand il tenait dans la conversation un succès, eût au besoin organisé des tournées et donné des représentations en province. Quoi qu'il en fût des motifs variés de ces exclusions, celles de M. de Charlus ne froissaient pas seulement Mme Verdurin, qui sentait atteinte son autorité de Patronne, elles lui causaient encore un grand tort mondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. de Charlus, plus susceptible encore que Jupien, se brouillait sans qu'on sût même pourquoi avec les personnes le mieux faites pour être de ses amies. Naturellement, une des premières punitions qu'on pouvait leur infliger était de ne pas les laisser inviter à une fête qu'il donnait chez les Verdurin. Or ces parias étaient souvent les gens qui tiennent ce qu'on appelle le haut du pavé, mais, pour M. de Charlus, qui avaient cessé de le tenir du jour qu'il avait été brouillé avec eux. Car son imagination, autant qu'à supposer des torts aux gens pour se brouiller avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importance dès qu'ils n'étaient plus ses amis. Si, par exemple, le coupable était un homme d'une famille extrêmement ancienne, mais dont le duché ne date que du XIXe siècle, les Montesquiou par exemple, du jour au lendemain ce qui comptait pour M. de Charlus c'était l'ancienneté du duché, la famille n'était rien. « Ils ne sont même pas ducs, s'écriait-il. C'est le titre de l'abbé de Montesquiou qui a indûment passé à un parent, il n'y a même pas quatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le troisième. Parlez-moi de gens comme les Uzès, les La Trémoïlle, les Luynes, qui sont les 10e, les 14e ducs, comme mon frère qui est 12e duc de Guermantes et 17e prince de Condom. Les Montesquiou descendent d'une ancienne famille, qu'est-ce que ça prouverait, même si c'était prouvé ? Ils descendent tellement qu'ils sont dans le quatorzième dessous. » Était-il brouillé, au contraire, avec un gentilhomme possesseur d'un duché ancien, ayant les plus magnifiques alliances, apparenté aux familles souveraines, mais à qui ce grand éclat est venu très vite sans que la famille remonte très haut, un Luynes par exemple, tout était changé, la famille seule comptait. « Je vous demande un peu, M. Alberti qui ne se décrasse que sous Louis XIII ! Qu'est-ce que ça peut nous fiche que des faveurs de cour leur aient permis d'entasser des duchés auxquels ils n'avaient aucun droit ? » De plus, chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause de cette disposition propre aux Guermantes d'exiger de la conversation, de l'amitié, ce qu'elle ne peut donner, plus la crainte symptomatique d'être l'objet de médisances. Et la chute était d'autant plus profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n'en avait joui auprès du baron d'une pareille à celle qu'il avait ostensiblement marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d'indifférence montra-t-elle un beau jour qu'elle en avait été indigne ? La comtesse elle-même déclara toujours qu'elle n'avait jamais pu arriver à le découvrir. Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable et qui fondait, on va le voir, de grands espoirs sur elle s'étant réjouie à l'avance de l'idée que la comtesse verrait chez elle les gens les plus nobles, comme la Patronne disait, « de France et de Navarre », proposa tout de suite d'inviter « Mme de Molé » « Ah ! mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de Charlus, et si vous avez, madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet, Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois dès les premiers mots que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms de l'aristocratie et que vous me citez le plus obscur des noms des gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu'elles reprennent une octave au-dessous les manières de ma belle-soeur Guermantes, à la façon du geai qui croit imiter le paon. J'ajoute qu'il y aurait une espèce d'indécence à introduire dans une fête que je veux bien donner cher Mme Verdurin une personne que j'ai retranchée à bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu'elle est capable de jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et la princesse de Guermantes, c'est juste le contraire. C'est comme une personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah Bernhardt. En tout cas, même si ce n'était pas contradictoire, ce serait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourire quelquefois des exagérations de l'une et m'attrister des limites de l'autre, c'est mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoise voulant s'enfler pour égaler ces deux grandes dames qui en tout cas laissent toujours paraître l'incomparable distinction de la race, c'est, comme on dit, à faire rire les poules. La Molé ! Voilà un nom qu'il ne faut plus prononcer, ou bien je n'ai qu'à me retirer », ajouta-t-il avec un sourire, sur le ton d'un médecin qui, voulant le bien de son malade malgré ce malade lui-même, entend ne pas se laisser imposer la collaboration d'un homéopathe. D'autre part, certaines personnes jugées négligeables par M. de Charlus pouvaient en effet l'être pour lui et non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, du haut de sa naissance, pouvait se passer des gens les plus élégants dont l'assemblée eût fait du salon de Mme Verdurin un des premiers de Paris. Or celle-ci commençait à trouver qu'elle avait déjà bien des fois manqué le coche, sans compter l'énorme retard que l'erreur mondaine de l'affaire Dreyfus lui avait infligé. Non sans lui rendre service pourtant. « Je ne sais si je vous ai dit combien la duchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des personnes de son monde qui, subordonnant tout à l'Affaire, excluaient des femmes élégantes et en recevaient qui ne l'étaient pas, pour cause de révisionnisme ou d'antirévisionnisme, critiquée à son tour par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante et subordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de la patrie », pourrais-je demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se rappelle plus, après tant d'entretiens, si on a pensé ou trouvé l'occasion de le mettre au courant d'une certaine chose. Que je l'aie fait ou non, l'attitude, à ce moment-là, de la duchesse de Guermantes, peut facilement être imaginée, et même, si on se reporte ensuite à une période ultérieure, sembler, du point de vue mondain, parfaitement juste. M. de Cambremer considérait l'affaire Dreyfus comme une machine étrangère destinée à détruire le Service des renseignements, à briser la discipline, à affaiblir l'armée, à diviser les Français, à préparer l'invasion. La littérature étant, hors quelques fables de La Fontaine, étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin d'établir que la littérature cruellement observatrice, en créant l'irrespect, avait procédé à un chambardement parallèle. « M. Reinach et M. Hervieu sont de mèche », disait-elle. On n'accusera pas l'affaire Dreyfus d'avoir prémédité d'aussi noirs desseins à l'encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres. Les mondains qui ne veulent pas laisser la politique s'introduire dans le monde sont aussi prévoyants que les militaires qui ne veulent pas laisser la politique pénétrer dans l'armée. Il en est du monde comme du goût sexuel, où l'on ne sait pas jusqu'à quelles perversions il peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter ses choix. La raison qu'elles étaient nationalistes donna au faubourg Saint-Germain l'habitude de recevoir des dames d'une autre société, la raison disparut avec le nationalisme, l'habitude subsista. Mme Verdurin, à la faveur du dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains de valeur qui momentanément ne lui furent d'aucun usage mondain parce qu'ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sont comme les autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne les comprennent plus ; la génération même qui les a éprouvées change, éprouve des passions politiques qui, n'étant pas exactement calquées sur les précédentes, réhabilitent une partie des exclus, la cause d'exclusivisme ayant changé. Les monarchistes ne se soucièrent plus pendant l'affaire Dreyfus que quelqu'un eût été républicain, voire radical, voire anticlérical, s'il était antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenir une guerre, le patriotisme prendrait une autre forme, et d'un écrivain chauvin, on ne s'occuperait même pas s'il avait été ou non dreyfusard. C'est ainsi que, à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme Verdurin avait arraché petit à petit, comme l'oiseau fait son nid, les bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un jour son salon. L'affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui restait. La force de Mme Verdurin, c'était l'amour sincère qu'elle avait de l'art, la peine qu'elle se donnait pour les fidèles, les merveilleux dîners qu'elle donnait pour eux seuls, sans qu'il y eût de gens du monde conviés. Chacun d'eux était traité chez elle comme Bergotte l'avait été chez Mme Swann. Quand un familier de cet ordre devient un beau jour un homme illustre et que le monde désire venir le voir, sa présence chez une Mme Verdurin n'a rien de ce côté factice, frelaté, cuisine de banquet officiel ou de Saint-Charlemagne faite par Potel et Chabot, mais d'un délicieux ordinaire qu'on eût trouvé aussi parfait un jour où il n'y aurait pas eu de monde. Chez Mme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, le répertoire de premier ordre, il ne manquait que le public. Et depuis que le goût de celui-ci se détournait de l'art raisonnable et français d'un Bergotte et s'éprenait surtout de musiques exotiques, Mme Verdurin, sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes étrangers, allait bientôt, à côté de la ravissante princesse Yourbeletieff, servir de vieille fée Carabosse, mais toute-puissante, aux danseurs russes. Cette charmante invasion, contre les séductions de laquelle ne protestèrent que les critiques dénués de goût, amena à Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement esthétique, mais peut-être aussi vive que l'affaire Dreyfus. Là encore Mme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain, allait être au premier rang. Comme on l'avait vue à côté de Mme Zola, tout aux pieds du tribunal, aux séances de la Cour d'assises, quand l'humanité nouvelle, acclamatrice des ballets russes, se pressa à l'Opéra, ornée d'aigrettes inconnues, toujours on voyait dans une première loge Mme Verdurin à côté de la princesse Yourbeletieff. Et comme après les émotions du Palais de Justice on avait été le soir chez Mme Verdurin voir de près Picquart ou Labori et surtout apprendre les dernières nouvelles, savoir ce qu'on pouvait espérer de Zurlinden, de Loubet, du colonel Jouaust, du Règlement, de même, peu disposé à aller se coucher après l'enthousiasme déchaîné par Shéhérazade ou les danses du Prince Igor, on allait chez Mme Verdurin, où, présidés par la princesse Yourbeletieff et par la Patronne, des soupers exquis réunissaient chaque soir les danseurs qui n'avaient pas dîné pour être plus bondissants, leur directeur, leurs décorateurs, les grands compositeurs Igor Stravinski et Richard Strauss, petit noyau immuable autour duquel, comme aux soupers de M. et Mme Helvétius, les plus grandes dames de Paris et des altesses étrangères ne dédaignèrent pas de se mêler. Même ceux des gens du monde qui faisaient profession d'avoir du goût et faisaient entre les ballets russes des distinctions oiseuses, trouvant la mise en scène des Sylphides quelque chose de plus « fin » que celle de Shéhérazade, qu'ils n'étaient pas loin de faire relever de l'art nègre, étaient enchantés de voir de près ces grands rénovateurs du goût, du théâtre, qui, dans un art peut-être un peu plus factice que la peinture, firent une révolution aussi profonde que l'impressionnisme.
Pour en revenir à M. de Charlus, Mme Verdurin n'eût pas trop souffert s'il n'avait mis à l'index que Mme Bontemps, que Mme Verdurin avait distinguée chez Odette à cause de son amour des arts, et qui, pendant l'affaire Dreyfus, était venue quelquefois dîner avec son mari que Mme Verdurin appelait un tiède parce qu'il n'introduisait pas le procès en révision, mais qui, fort intelligent et heureux de se créer des intelligences dans tous les partis, était enchanté de montrer son indépendance en dînant avec Labori qu'il écoutait sans rien dire de compromettant, mais glissant au bon endroit un hommage à la loyauté, reconnue dans tous les partis, de Jaurès. Mais le baron avait également proscrit quelques dames de l'aristocratie avec lesquelles Mme Verdurin était, à l'occasion de solennités musicales, de collections, de charité, entrée récemment en relations et qui, quoi que M. de Charlus pût penser d'elles, eussent été, beaucoup plus que lui-même, des éléments essentiels pour former chez Mme Verdurin un nouveau noyau, aristocratique celui-là. Mme Verdurin avait justement compté sur cette fête où M. de Charlus lui amènerait des dames du même monde, pour leur adjoindre ses nouvelles amies et avait joui d'avance de la surprise qu'elles auraient à rencontrer quai Conti leurs amies ou parentes invitées par le baron. Elle était déçue et furieuse de son interdiction. Restait à savoir si la soirée, dans ces conditions, se traduirait pour elle par un profit ou par une perte. Celle-ci ne serait pas trop grave si du moins les invitées de M. de Charlus venaient avec des dispositions si chaleureuses pour Mme Verdurin qu'elles deviendraient pour elle les amies d'avenir. Dans ce cas il n'y aurait que demi-mal et, un jour prochain, ces deux moitiés du grand monde que le baron avait voulu tenir isolées, on les réunirait, quitte à ne pas l'avoir, lui, ce soir-là.
Mme Verdurin attendait donc les invitées du baron avec une certaine émotion. Elle n'allait pas tarder à savoir l'état d'esprit où elles venaient, et les relations que la Patronne pouvait espérer avoir avec elles. En attendant, Mme Verdurin se consultait avec les fidèles, mais voyant Charlus qui entrait avec Brichot et moi, elle s'arrêta net.
À notre grand étonnement, quand Brichot lui dit sa tristesse de savoir que sa grande amie était si mal, Mme Verdurin répondit : « Écoutez, je suis obligée d'avouer que de tristesse je n'en éprouve aucune. Il est inutile de feindre les sentiments qu'on ne ressent pas… » Sans doute elle parlait ainsi par manque d'énergie, parce qu'elle était fatiguée à l'idée de se faire un visage triste pour toute sa réception, par orgueil, pour ne pas avoir l'air de chercher des excuses à ne pas avoir décommandé celle-ci, par respect humain pourtant et habileté, parce que le manque de chagrin dont elle faisait preuve était plus honorable s'il devait être attribué à une antipathie particulière, soudain révélée, envers la princesse, qu'à une insensibilité universelle, et parce qu'on ne pouvait s'empêcher d'être désarmé par une sincérité qu'il n'était pas question de mettre en doute : si Mme Verdurin n'avait pas été vraiment indifférente à la mort de la princesse, eût-elle été, pour expliquer qu'elle reçût, s'accuser d'une faute bien plus grave ? On oubliait que Mme Verdurin eût avoué, en même temps que son chagrin, qu'elle n'avait pas eu le courage de renoncer à un plaisir ; or la dureté de l'amie était quelque chose de plus choquant, de plus immoral, mais de moins humiliant, par conséquent de plus facile à avouer, que la frivolité de la maîtresse de maison. En matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c'est l'intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c'est l'amour-propre. D'ailleurs, soit que trouvant sans doute bien usé le prétexte des gens qui, pour ne pas laisser interrompre par les chagrins leur vie de plaisirs, vont répétant qu'il leur semble vain de porter extérieurement un deuil qu'ils ont dans le coeur, Mme Verdurin préférât imiter ces coupables intelligents à qui répugnent les clichés de l'innocence et dont la défense – demi-aveu sans qu'ils s'en doutent – consiste à dire qu'ils n'auraient vu aucun mal à commettre ce qui leur est reproché, que par hasard, du reste, ils n'ont pas eu l'occasion de faire, soit qu'ayant adopté pour expliquer sa conduite la thèse de l'indifférence, elle trouvât, une fois lancée sur la pente de son mauvais sentiment, qu'il y avait quelque originalité à l'éprouver, une perspicacité rare à avoir su le démêler, et un certain « culot » à le proclamer ainsi, Mme Verdurin tint à insister sur son manque de chagrin, non sans une certaine satisfaction orgueilleuse de psychologue paradoxal, et de dramaturge hardi. « Oui, c'est très drôle, dit-elle, ça ne m'a presque rien fait. Mon Dieu, je ne peux pas dire que je n'aurais pas mieux aimé qu'elle vécût, ce n'était pas une mauvaise personne. – Si, interrompit M. Verdurin. – Ah ! lui ne l'aime pas parce qu'il trouvait que cela me faisait du tort de la recevoir, mais il est aveuglé par ça. – Rends-moi cette justice, dit M. Verdurin, que je n'ai jamais approuvé cette fréquentation. Je t'ai toujours dit qu'elle avait mauvaise réputation. – Mais je ne l'ai jamais entendu dire, protesta Saniette. – Mais comment ? s'écria Mme Verdurin, c'était universellement connu, pas mauvaise, mais honteuse, déshonorante. Non, mais, ce n'est pas à cause de cela. Je ne saurais pas moi-même expliquer mon sentiment ; je ne la détestais pas, mais elle m'était tellement indifférente que, quand nous avons appris qu'elle était très mal, mon mari lui-même a été étonné et m'a dit : “On dirait que cela ne te fait rien.” Mais tenez, ce soir, il m'avait offert de décommander la répétition, et j'ai tenu au contraire à la donner, parce que j'aurais trouvé une comédie de témoigner un chagrin que je n'éprouve pas. » Elle disait cela parce qu'elle trouvait que c'était curieusement « théâtre libre », et aussi que c'était joliment commode ; car l'insensibilité ou l'immoralité avouée simplifie autant la vie que la morale facile ; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on n'a plus alors besoin de chercher d'excuses, un devoir de sincérité. Et les fidèles écoutaient les paroles de Mme Verdurin avec ce mélange d'admiration et de malaise que certaines pièces cruellement réalistes et d'une observation pénible causaient autrefois ; et tout en s'émerveillant de voir leur chère Patronne donner une forme nouvelle de sa droiture et de son indépendance, plus d'un, tout en se disant qu'après tout ce ne serait pas la même chose, pensait à sa propre mort et se demandait si, le jour qu'elle surviendrait, on pleurerait ou on donnerait une fête au quai Conti. « Je suis bien content que la soirée n'ait pas été décommandée, à cause de mes invités », dit M. de Charlus, qui ne se rendit pas compte qu'en s'exprimant ainsi il froissait Mme Verdurin.
Cependant j'étais frappé, comme chaque personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin, par une odeur assez peu agréable de rhino-goménol. Voici à quoi cela tenait. On sait que Mme Verdurin n'exprimait jamais ses émotions artistiques d'une façon morale, mais physique, pour qu'elles semblassent plus inévitables et plus profondes. Or, si on lui parlait de la musique de Vinteuil, sa préférée, elle restait indifférente, comme si elle n'en attendait aucune émotion. Mais après quelques minutes de regard immobile, presque distrait, elle vous répondait sur un ton précis, pratique, presque peu poli, comme si elle vous avait dit : « Cela me serait égal que vous fumiez mais c'est à cause du tapis, il est très beau, ce qui me serait encore égal, mais il est très inflammable, j'ai très peur du feu et je ne voudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette mal éteinte que vous auriez laissé tomber par terre. » De même pour Vinteuil. Si on en parlait, elle ne professait aucune admiration, mais au bout d'un instant exprimait d'un air froid son regret qu'on en jouât ce soir-là : « Je n'ai rien contre Vinteuil ; à mon sens, c'est le plus grand musicien du siècle, seulement je ne peux pas écouter ces machines-là sans cesser de pleurer un instant (elle ne disait nullement « pleurer » d'un air pathétique, elle aurait dit d'un air aussi naturel « dormir », certaines méchantes langues prétendaient même que ce dernier verbe eût été plus vrai, personne ne pouvant du reste décider, car elle écoutait cette musique-là la tête dans ses mains, et certains bruits ronfleurs pouvaient après tout être des sanglots). Pleurer ça ne me fait pas mal, tant qu'on voudra, seulement ça me fiche après des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse, et quarante-huit heures après, j'ai l'air d'une vieille poivrote et, pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire des journées d'inhalation. Enfin un élève de Cottard… – Oh ! mais à ce propos, je ne vous faisais pas mes condoléances, il a été enlevé bien vite, le pauvre professeur ! – Hé bien oui, qu'est-ce que vous voulez, il est mort, comme tout le monde, il avait tué assez de gens pour que ce soit son tour de diriger ses coups contre lui-même. Donc, je vous disais qu'un de ses élèves, un maître délicieux, m'avait soignée pour cela. Il professe un axiome assez original : “Mieux vaut prévenir que guérir.” Et il me graisse le nez avant que la musique commence. C'est radical. Je peux pleurer comme je ne sais pas combien de mères qui auraient perdu leurs enfants, pas le moindre rhume. Quelquefois un peu de conjonctivite, mais c'est tout. L'efficacité est absolue. Sans cela je n'aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je ne faisais plus que tomber d'une bronchite dans une autre. »
Je ne pus plus me retenir de parler de Mlle Vinteuil. « Est-ce que la fille de l'auteur n'est pas là ? demandai-je à Mme Verdurin, ainsi qu'une de ses amies ? – Non, je viens justement de recevoir une dépêche, me dit évasivement Mme Verdurin ; elles ont été obligées de rester à la campagne. » Et j'eus un instant l'espérance qu'il n'avait même peut-être jamais été question qu'elles vinssent, et que Mme Verdurin n'avait annoncé ces représentants de l'auteur que pour impressionner favorablement les interprètes et le public. « Comment, alors elles ne sont même pas venues à la répétition de tantôt ? » dit avec une fausse curiosité le baron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie. Celui-ci vint me dire bonjour. Je l'interrogeai à l'oreille, relativement à l'excuse de Mlle Vinteuil. Il semblait fort peu au courant. Je lui fis signe de ne pas parler haut et l'avertis que nous en recauserions. Il s'inclina en me promettant qu'il serait trop heureux d'être à ma disposition entière. Je remarquai qu'il était beaucoup plus poli, beaucoup plus respectueux qu'autrefois. Je fis compliment de lui – de lui qui pourrait peut-être m'aider à éclaircir mes soupçons – à M. de Charlus, qui me répondit : « Il ne fait que ce qu'il doit, ce ne serait pas la peine qu'il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de mauvaises manières. » Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient les vieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique. Ainsi quand Charlie, revenant de faire une tournée en province ou à l'étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron, celui-ci, s'il n'y avait pas trop de monde, l'embrassait sans façon sur les deux joues, peut-être un peu pour ôter par tant d'ostentation de sa tendresse toute idée qu'elle pût être coupable, peut-être pour ne pas se refuser un plaisir, mais plus encore sans doute par littérature, pour maintien et illustration des anciennes manières de France, et comme il aurait protesté contre le style munichois ou le modern style en gardant de vieux fauteuils de son arrière-grand-mère, opposant au flegme britannique la tendresse d'un père sensible du XVIIIe siècle qui ne dissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin une pointe d'inceste, dans cette affection paternelle ? Il est plus probable que la façon dont M. de Charlus contentait habituellement son vice, et sur laquelle nous recevrons ultérieurement quelques éclaircissements, ne suffisait pas à ses besoins affectifs, restés vacants depuis la mort de sa femme ; toujours est-il qu'après avoir songé plusieurs fois à se remarier, il était travaillé maintenant d'une maniaque envie d'adopter, et que certaines personnes autour de lui craignaient qu'elle ne s'exerçât à l'égard de Charlie. Et ce n'est pas extraordinaire. L'inverti qui n'a pu nourrir sa passion qu'avec une littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes en lisant Les Nuits de Musset, éprouve le besoin d'entrer de même dans toutes les fonctions sociales de l'homme qui n'est pas inverti, d'entretenir comme l'amant des danseuses et le vieil habitué de l'Opéra, aussi d'être rangé, d'épouser ou de se coller avec un homme, d'être père.
Il s'éloigna avec Morel, sous prétexte de se faire expliquer ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car, bien que le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs, et de fort belles, que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce que des jeunes filles y ont souri.
On eût par ailleurs été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient été : « À propos, avez-vous su si le valet de pied, non, je parle du petit qui monte sur la voiture… Et chez votre cousine Guermantes, vous ne connaissez rien ? – Actuellement non. – Dites donc, devant la porte d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la conversation. – Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste, je sais qu'il n'y a rien à faire, un de mes amis a essayé. – C'est regrettable, j'avais trouvé le profil très fin et les cheveux superbes. – Vraiment, vous trouvez ça si bien que ça ? Je crois que si vous l'aviez vue un peu plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard de deux mètres, une peau idéale, et puis aimant ça. Mais c'est parti pour la Pologne. – Ah ! c'est un peu loin. – Qui sait ? ça reviendra peut-être. On se retrouve toujours dans la vie. » Il n'y a pas de grande soirée mondaine, si pour en avoir une coupe on sait la prendre à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort sensés, ont de très bonnes manières, et ne montreraient pas qu'ils sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un vieux monsieur qui passe : « C'est Jeanne d'Arc. »
« Je trouve que ce serait de notre devoir de l'éclairer, dit Mme Verdurin à Brichot. Ce que je fais n'est pas contre Charlus, au contraire. Il est agréable et quant à sa réputation je vous dirai qu'elle est d'un genre qui ne peut pas me nuire ! Même moi, qui pour notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts, les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n'avais pas à craindre ce qui m'est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant d'autres. Avec lui j'étais tranquille, il arrivait là à mes dîners, il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la conversation générale n'était pas troublée par des flirts, des chuchotements. Charlus c'est à part, on est tranquille, c'est comme un prêtre. Seulement il ne faut pas qu'il se permette de régenter les jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit noyau, sans cela ce sera encore pire qu'un homme à femmes. » Et Mme Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le principe d'autorité, nuire à l'orthodoxie, modifier l'antique credo, dans sa petite Église. « Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un monsieur qui a empêché Charlie de venir à une répétition parce qu'il n'y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement sérieux, j'espère que cela lui suffira, sans cela il n'aura qu'à prendre la porte. Il le chambre, ma parole. » Et usant exactement des mêmes expressions que presque tout le monde aurait fait, car il en est certaines, peu habituelles, que tel sujet particulier, telle circonstance donnée, font affluer presque nécessairement à la mémoire du causeur qui croit exprimer librement sa pensée, et ne fait que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta : « On ne peut plus le voir sans qu'il soit affublé de ce grand escogriffe, de cette espèce de garde du corps. » M. Verdurin proposa d'emmener un instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque chose. Mme Verdurin craignit qu'il ne fût ensuite troublé et jouât mal. « Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu'après celle des morceaux. Et même peut-être à une autre fois. » Car Mme Verdurin avait beau tenir à la délicieuse émotion qu'elle éprouverait quand elle saurait son mari en train d'éclairer Charlie dans une pièce voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu'il ne se fâchât et lâchât le 16.
Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation – si fréquente dans ce monde – des personnes qu'il avait invitées et qui commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M. de Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroit pareil, chaque duchesse allait droit au baron comme si c'était lui qui avait reçu, me disait, juste à un pas des Verdurin qui entendaient tout : « Montrez-moi où est la mère Verdurin, croyez-vous que ce soit indispensable que je me fasse présenter ? J'espère au moins qu'elle ne fera pas mettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi me brouiller avec tous les miens. Comment, c'est cette femme à cheveux blancs ? mais elle n'a pas trop mauvaise façon. » Entendant parler de Mlle Vinteuil, d'ailleurs absente, plus d'une disait : « Ah ! la fille de la sonate ? Montrez-moi-la » et, retrouvant beaucoup d'amies à elles, faisaient bande à part, épiaient, pétillantes de curiosité ironique, l'entrée des fidèles, trouvaient tout au plus à se montrer du doigt la coiffure un peu singulière d'une personne qui quelques années plus tard devait la mettre à la mode dans le plus grand monde, et, somme toute, regrettaient de ne pas trouver ce salon aussi dissemblable de ceux qu'elles connaissaient, qu'elles avaient espéré, éprouvant le désappointement de gens du monde qui, étant allés dans la boîte à Bruant dans l'espoir d'être engueulés par le chansonnier, se seraient vus, à leur entrée, accueillis par un salut correct, au lieu du refrain attendu : « Ah ! voyez c'te gueule, c'te binette. Ah ! voyez c'te gueule qu'elle a. »
M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moi Mme de Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence, avait causé, après la fortune inespérée, l'irrémédiable disgrâce de son mari. Les souverains auprès desquels M. de Vaugoubert était accrédité, le roi Théodose et la reine Eudoxie, étant revenus à Paris, mais cette fois pour un séjour de quelque durée, des fêtes quotidiennes avaient été données en leur honneur, au cours desquelles la reine, liée avec Mme de Vaugoubert qu'elle voyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne connaissant ni la femme du Président de la République, ni les femmes des ministres, s'était détournée de celles-ci pour faire bande à part avec l'ambassadrice. Celle-ci, croyant sa position hors de toute atteinte, M. de Vaugoubert étant l'auteur de l'alliance entre le roi Théodose et la France, avait conçu, de la préférence que lui marquait la reine, une satisfaction d'orgueil, mais nulle inquiétude du danger qui la menaçait et qui se réalisa quelques mois plus tard en l'événement, jugé à tort impossible par le couple trop confiant, de la brutale mise à la retraite de M. de Vaugoubert. M. de Charlus, commentant dans le « tortillard » la chute de son ami d'enfance, s'étonnait qu'une femme intelligente n'eût pas en pareille circonstance fait servir toute son influence sur les souverains à obtenir d'eux qu'elle parût n'en posséder aucune, et à leur faire reporter sur la femme du Président de la République et des ministres une amabilité dont elles eussent été d'autant plus flattées, c'est-à-dire dont elles eussent été d'autant plus près, dans leur contentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu'elles eussent cru que cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Mais qui voit le tort des autres, pour peu que les circonstances le grisent un peu, y succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus, pendant que ses invités se frayaient un chemin pour venir le féliciter, le remercier comme s'il avait été le maître de maison, ne songea pas à leur demander de dire quelques mots à Mme Verdurin. Seule, la reine de Naples, en qui vivait le même noble sang qu'en ses soeurs l'impératrice Élisabeth et la duchesse d'Alençon, se mit à causer avec Mme Verdurin comme si elle était venue pour le plaisir de voir Mme Verdurin plus que pour la musique et que pour M. de Charlus, fit mille déclarations à la Patronne, ne tarit pas sur l'envie qu'elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance, la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plus divers comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sa nièce Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser le prince Albert de Belgique), et qui regretterait tant ! Elle se tut en voyant les musiciens s'installer sur l'estrade et se fit montrer Morel. Elle ne devait guère se faire d'illusion sur les motifs qui portaient M. de Charlus à vouloir qu'on entourât le jeune virtuose de tant de gloire. Mais sa vieille sagesse de souveraine en qui coulait un des sangs les plus nobles de l'histoire, les plus riches d'expérience, de scepticisme et d'orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitables des gens qu'elle aimait le mieux, comme son cousin Charlus (fils comme elle d'une duchesse de Bavière), comme des infortunes qui leur rendaient plus précieux l'appui qu'ils pouvaient trouver en elle et faisaient, en conséquence, quelle avait plus de plaisir encore à le leur fournir. Elle savait que M. de Charlus serait doublement touché qu'elle se fût dérangée en pareille circonstance. Seulement, aussi bonne qu'elle s'était jadis montrée brave, cette femme héroïque qui, reine-soldat, avait fait elle-même le coup de feu sur les remparts de Gaète, toujours prête à aller chevaleresquement du côté des faibles, voyant Mme Verdurin seule et délaissée, et qui ignorait d'ailleurs qu'elle n'eût pas dû quitter la reine, avait cherché à feindre que pour elle, la reine de Naples, le centre de cette soirée, le point attractif qui l'avait fait venir c'était Mme Verdurin. Elle s'excusa sans fin sur ce qu'elle ne pourrait pas rester jusqu'à la fin, devant, quoiqu'elle ne sortît jamais, aller à une autre soirée, et demandant que surtout, quand elle s'en irait, on ne se dérangeât pas pour elle, tenant ainsi quitte d'honneurs que Mme Verdurin ne savait du reste pas qu'on avait à lui rendre.
Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que, s'il oublia entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier, jusqu'au scandale, par les gens « de son monde » à lui qu'il avait invités, il comprit en revanche qu'il ne devait pas laisser ceux-ci garder, en face de la « manifestation musicale » elle-même, les mauvaises façons dont ils usaient à l'égard de la Patronne. Morel était déjà monté sur l'estrade, les artistes se groupaient, que l'on entendait encore des conversations, voire des rires, des « il paraît qu'il faut être initié pour comprendre ». Aussitôt M. de Charlus, redressant sa taille en arrière, comme entré dans un autre corps que celui que j'avais vu tout à l'heure arriver en traînaillant chez Mme Verdurin, prit une expression de prophète et regarda l'assemblée avec un sérieux qui signifiait que ce n'était pas le moment de rire, et dont on vit rougir brusquement le visage de plus d'une invitée, prise en faute comme un élève par son professeur en pleine classe. Pour moi, l'attitude, si noble d'ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique ; car tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin de leur indiquer comme en un vade mecum le religieux silence qu'il convenait d'observer, le détachement de toute préoccupation mondaine, il présentait lui-même, élevant vers son beau front ses mains gantées de blanc, un modèle (auquel on devait se conformer) de gravité, presque déjà d'extase, sans répondre aux saluts des retardataires, assez indécents pour ne pas comprendre que l'heure était maintenant au grand Art. Tous furent hypnotisés, on n'osa plus proférer un son, bouger une chaise ; le respect pour la musique – de par le prestige de Palamède – avait été subitement inculqué à une foule aussi mal élevée qu'élégante.
En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commençait par des oeuvres d'autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu'on ne possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.
Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et légèrement rosé magnifiquement bombés, les cheveux écartés, moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état, isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique, évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait ; je me trouvais en pays inconnu. Où le situer ? Dans l'oeuvre de quel auteur étais-je ? J'aurais bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le demander, aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et Une Nuits que je relisais sans cesse et où dans les moments d'incertitude surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté, invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé, à qui elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or à ce moment, je fus précisément favorisé d'une telle apparition magique. Comme quand, dans un pays qu'on ne croit pas connaître et qu'en effet on a abordé par un côté nouveau, après avoir tourné un chemin, on se trouve tout d'un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont familiers, mais seulement où on n'avait pas l'habitude d'arriver par là, on se dit tout d'un coup : « Mais c'est le petit chemin qui mène à la petite porte du jardin de mes amis *** ; je suis à deux minutes de chez eux » ; et leur fille en effet est là qui est venue vous dire bonjour au passage ; ainsi, tout d'un coup je me reconnus au milieu de cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil ; et plus merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles. Ma joie de l'avoir retrouvée s'accroissait de l'accent si amicalement connu qu'elle prenait pour s'adresser à moi, si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette beauté chatoyante dont elle resplendissait. Sa signification, d'ailleurs, n'était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n'était pas celui de la sonate, car c'était une oeuvre inédite de Vinteuil où il s'était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet endroit un mot du programme qu'on aurait dû avoir en même temps sous les yeux, à y faire apparaître un instant la petite phrase. À peine rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil eût créés, car quand, fatigué de la sonate qui était un univers épuisé pour moi, j'essayais d'en imaginer d'autres aussi beaux mais différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur prétendu Paradis de prairies, de fleurs, de rivières qui font double emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas connue, par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa candeur légère mais pour se suspendre à l'emmêlement léger et pourtant consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer que, par un matin d'orage, commençait au milieu d'un aigre silence, dans un vide infini, l'oeuvre nouvelle, et c'est dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate, teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu, le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, à la fois ineffable et criard, non plus roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air, aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé, quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable mais suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie, électrique – d'une qualité si différente, à des pressions tout autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de végétaux, de la sonate – changeait à tout instant, effaçant la promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées à ce moment-là dans sa mémoire, comme une couleur qu'on a à portée de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse joie. À vrai dire, esthétiquement ce motif de joie ne me plaisait pas ; je le trouvais presque laid, le rythme s'en traînait si péniblement à terre qu'on aurait pu en imiter presque tout l'essentiel, rien qu'avec des bruits, en frappant d'une certaine manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait manqué là d'inspiration, et en conséquence, je manquai aussi là un peu de force d'attention.
Je regardai la Patronne, dont l'immobilité farouche semblait protester contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas : « Vous comprenez que je la connais un peu cette musique, et un peu encore ! S'il me fallait exprimer tout ce que je ressens, vous n'en auriez pas fini ! » Elle ne le disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression, ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Ils disaient aussi son courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs, qu'elle ne flancherait pas à l'andante, qu'elle ne crierait pas à l'allegro. Je regardai ces musiciens. Le violoncelliste dominait l'instrument qu'il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à laquelle des traits vulgaires donnaient, dans les instants de maniérisme, une expression involontaire de dégoût ; il se penchait sur sa contrebasse, la palpait avec la même patience domestique que s'il eût épluché un chou, tandis que près de lui la harpiste, encore enfant, en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons horizontaux du quadrilatère d'or, pareil à ceux qui, dans la chambre magique d'une sibylle, figureraient arbitrairement l'éther, selon les formes consacrées, semblait aller y chercher çà et là, au point assigné, un son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique, dressée devant le treillage d'or de la voûte céleste, elle y aurait cueilli, une à une, des étoiles. Quant à Morel, une mèche jusque-là invisible et confondue dans sa chevelure venait de se détacher et de faire boucle sur son front.
Je tournai imperceptiblement la tête vers le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l'air de penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage, ou plutôt que les mains de Mme Verdurin, car celui-là était entièrement enfoui dans celles-ci. La Patronne voulait-elle par cette attitude recueillie montrer qu'elle se considérait comme à l'église, et ne trouvait pas cette musique différente de la plus sublime des prières ; voulait-elle comme certaines personnes à l'église dérober aux regards indiscrets, soit par pudeur leur ferveur supposée, soit par respect humain leur distraction coupable ou un sommeil invincible ? Cette dernière hypothèse fut celle qu'un bruit régulier qui n'était pas musical me fit croire un instant être la vraie, mais je m'aperçus ensuite qu'il était produit par les ronflements, non de Mme Verdurin, mais de sa chienne.
Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé, dispersé par d'autres, je fus repris par cette musique ; et je me rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents s'exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, sa sonate, et comme je le sus plus tard, ses autres oeuvres, n'avaient toutes été par rapport à ce septuor que de timides essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d'oeuvre triomphal et complet qui m'était en ce moment révélé. Et je ne pouvais m'empêcher, par comparaison, de me rappeler que, de même encore, j'avais pensé aux autres mondes qu'avait pu créer Vinteuil comme à des univers clos, comme avait été chacun de mes amours ; mais, en réalité, je devais bien m'avouer que, comme au sein de ce dernier amour – celui pour Albertine – mes premières velléités de l'aimer (à Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où elle avait couché à l'hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne), de même, si je considérais maintenant non plus mon amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours n'y avaient été que de minces et timides essais qui préparaient, des appels qui réclamaient ce plus vaste amour… l'amour pour Albertine. Et je cessai de suivre la musique pour me redemander si Albertine avait vu ou non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme on interroge de nouveau une souffrance interne que la distraction vous a fait un moment oublier. Car c'est en moi que se passaient les actions possibles d'Albertine. De tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double. Mais, habituellement situé à l'horizon de notre imagination, de notre mémoire, il nous reste relativement extérieur, et ce qu'il a fait ou pu faire ne comporte pas plus pour nous d'élément douloureux qu'un objet placé à quelque distance et qui ne nous procure que les sensations indolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le percevons d'une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en termes appropriés qui donnent aux autres l'idée de notre bon coeur, nous ne le ressentons pas. Mais depuis ma blessure de Balbec, c'était dans mon coeur, à une grande profondeur, difficile à extraire, qu'était le double d'Albertine. Ce que je voyais d'elle me lésait comme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposés que la vue d'une couleur serait intérieurement éprouvée par lui comme une incision en pleine chair. Heureusement que je n'avais pas cédé à la tentation de rompre encore avec Albertine ; cet ennui d'avoir à la retrouver tout à l'heure comme une femme bien aimée, quand je rentrerais, était bien peu de chose auprès de l'anxiété que j'aurais eue si la séparation s'était effectuée à ce moment où j'avais un doute sur elle et avant qu'elle eût eu le temps de me devenir indifférente. Et au moment où je me la représentais ainsi m'attendant à la maison, trouvant le temps long, s'étant peut-être endormie un instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre phrase familiale et domestique du septuor. Peut-être – tant tout s'entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure – avait-elle été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille – de sa fille, cause aujourd'hui de tous mes troubles – quand il enveloppait de sa douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette phrase qui me calma tant par le même moelleux arrière-plan de silence qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même quand « le poète parle », on devine que « l'enfant dort ». Endormie, éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer, Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je, quelque chose de plus mystérieux que l'amour d'Albertine semblait promis au début de cette oeuvre, dans ces premiers cris d'aurore. J'essayai de chasser la pensée de mon amie pour ne plus songer qu'au musicien. Aussi bien semblait-il être là. On aurait dit que, réincarné, l'auteur vivait à jamais dans sa musique ; on sentait la joie avec laquelle il choisissait la couleur de tel timbre, l'assortissait aux autres. Car à des dons plus profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de peintres ont possédé, d'user de couleurs non seulement si stables mais si personnelles que, pas plus que le temps n'altère leur fraîcheur, les élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s'assimiler anonymement aux époques suivantes ; elle se déchaîne, elle éclate à nouveau, et seulement quand on rejoue les oeuvres du novateur à perpétuité. Chaque timbre se soulignait d'une couleur que toutes les règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure et fixé à son rang dans l'évolution musicale, le quitterait toujours pour venir prendre la tête dès qu'on jouerait une de ses productions, qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus récents, à ce caractère en apparence contradictoire et en effet trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil, connue déjà au piano et qu'on entendait à l'orchestre, comme un rayon de jour d'été que le prisme de la fenêtre décompose avant son entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des Mille et Une Nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la lumière ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux ? Ce Vinteuil que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et dans tout le sens du mot un bonheur sur lequel l'audition d'une oeuvre de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités, les forces accrues qu'elle lui avait données pour en découvrir d'autres, menaient encore l'auditeur de trouvaille en trouvaille, ou plutôt c'était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans les couleurs qu'il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu'elles semblaient appeler, ravi, tressaillant comme au choc d'une étincelle quand le sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant, grisé, affolé, vertigineux, tandis qu'il peignait sa grande fresque musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle Sixtine.
Vinteuil était mort depuis nombre d'années ; mais au milieu de ces instruments qu'il avait aimés, il lui avait été donné de poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa vie d'homme seulement ? Si l'art n'était vraiment qu'un prolongement de la vie, valait-il de lui rien sacrifier, n'était-il pas aussi irréel qu'elle-même ? À mieux écouter ce septuor, je ne le pouvais pas penser. Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de la blanche sonate ; la timide interrogation à laquelle répondait la petite phrase, de la supplication haletante pour trouver l'accomplissement de l'étrange promesse, qui avait retenti, si aigre, si surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel matinal au-dessus de la mer. Et pourtant, ces phrases si différentes étaient faites des mêmes éléments, car de même qu'il y avait un certain univers, perceptible pour nous en ces parcelles dispersées çà et là, dans telles demeures, dans tels musées, et qui était l'univers d'Elstir, celui qu'il voyait, celui où il vivait, de même la musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les colorations inconnues, inestimables, d'un univers insoupçonné, fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de son oeuvre ; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient le mouvement si différent de la sonate et du septuor, l'une brisant en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une armature indivisible des fragments épars, l'une si calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si pressante, anxieuse, implorante, c'était pourtant une même prière, jaillie devant différents levers de soleil intérieurs, et seulement réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond la même, reconnaissable sous ses déguisements dans les diverses oeuvres de Vinteuil, et d'autre part qu'on ne trouvait que dans les oeuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les oeuvres d'autres grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement trouvées par le raisonnement que senties par l'impression directe. Celle que donnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute autre, comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de la science, l'individuel existait. Et c'était justement quand il cherchait puissamment à être nouveau, qu'on reconnaissait, sous les différences apparentes, les similitudes profondes et les ressemblances voulues qu'il y avait au sein d'une oeuvre, quand Vinteuil reprenait à diverses reprises une même phrase, la diversifiait, s'amusait à changer son rythme, à la faire reparaître sous sa forme première, ces ressemblances-là, voulues, oeuvre de l'intelligence, forcément superficielles, n'arrivaient jamais à être aussi frappantes que ces ressemblances dissimulées, involontaires, qui éclataient sous des couleurs différentes, entre les deux chefs-d'oeuvre distincts ; car alors Vinteuil, cherchant puissamment à être nouveau, s'interrogeait lui-même, de toute la puissance de son effort créateur atteignait sa propre essence à ces profondeurs où, quelque question qu'on lui pose, c'est du même accent, le sien propre, qu'elle répond. Un accent, cet accent de Vinteuil, séparé de l'accent des autres musiciens, par une différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix de deux personnes, même entre le beuglement et le cri de deux espèces animales ; une véritable différence, celle qu'il y avait entre la pensée de tel musicien et les éternelles investigations de Vinteuil, la question qu'il se posa sous tant de formes, son habituelle spéculation, mais aussi débarrassée des formes analytiques du raisonnement que si elle s'était exercée dans le monde des anges, de sorte que nous pouvons en mesurer la profondeur, mais pas plus la traduire en langage humain que ne le peuvent les esprits désincarnés quand, évoqués par un médium, celui-ci les interroge sur les secrets de la mort ; un accent, car tout de même et même en tenant compte de cette originalité acquise qui m'avait frappé dans l'après-midi, de cette parenté aussi que les musicographes pourraient trouver entre des musiciens, c'est bien un accent unique auquel s'élèvent, auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs que sont les musiciens originaux, et qui est une preuve de l'existence irréductiblement individuelle de l'âme. Que Vinteuil essayât de faire plus solennel, plus grand, ou de faire du vif et du gai, de faire ce qu'il apercevait se reflétant en beau dans l'esprit du public, Vinteuil, malgré lui submergeait tout cela sous une lame de fond qui rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant, différent de celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l'avait-il appris, entendu ? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au plus, de cette patrie, Vinteuil dans ses dernières oeuvres semblait s'être rapproché. L'atmosphère n'y était plus la même que dans la sonate, les phrases interrogatives s'y faisaient plus pressantes, plus inquiètes, les réponses plus mystérieuses ; l'air délavé du matin et du soir semblait y influencer jusqu'aux cordes des instruments. Morel avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait choquer. Quand la vision de l'univers se modifie, s'épure, devient plus adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le musicien comme de la couleur chez le peintre. Au reste, le public le plus intelligent ne s'y trompe pas puisque l'on déclara plus tard les dernières oeuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme, aucun sujet n'apportait un élément intellectuel de jugement. On devinait donc qu'il s'agissait d'une transposition, dans l'ordre sonore, de la profondeur.
Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve, et quand le musicien, quel que soit le sujet qu'il traite entonne ce chant singulier dont la monotonie – car quel que soit le sujet traité il reste identique à soi-même – prouve chez le musicien la fixité des éléments composants de son âme. Mais alors, n'est-ce pas que ces éléments, tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l'ami à l'ami, du maître au disciple, de l'amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l'art, l'art d'un Vinteuil comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l'art nous ne connaîtrions jamais ? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien. Car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles.
L'andante venait de finir sur une phrase remplie d'une tendresse à laquelle je m'étais donné tout entier ; alors il y eut, avant le mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions. Un duc, pour montrer qu'il s'y connaissait, déclara : « C'est très difficile à bien jouer. » Des personnes plus agréables causèrent un moment avec moi. Mais qu'étaient leurs paroles, qui, comme toute parole humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir ? J'étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d'une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la musique n'était pas l'exemple unique de ce qu'aurait pu être – s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées – la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n'a pas eu de suites, l'humanité s'est engagée dans d'autres voies, celle du langage parlé et écrit. Mais ce retour à l'inanalysé était si enivrant qu'au sortir de ce paradis le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait d'une insignifiance extraordinaire. Les êtres, j'avais pu pendant la musique me souvenir d'eux, les mêler à elle ; ou plutôt à la musique je n'avais guère mêlé le souvenir que d'une seule personne, celui d'Albertine. Et la phrase qui finissait l'andante me semblait si sublime que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et si elle avait su – n'eût pas compris – quel honneur c'était pour elle d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait, et dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais une fois la musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades. On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de temps en temps un domestique : « Comment allez-vous ? Avez-vous reçu mon pneumatique ? Viendrez-vous ? » Sans doute il y avait dans ces interpellations la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis : « C'est un brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi. » Mais ses habiletés tournaient contre le baron, car on trouvait extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des valets de pied. Ceux-ci en étaient d'ailleurs moins flattés que gênés pour leurs camarades.
Cependant le septuor qui avait recommencé avançait vers sa fin ; à plusieurs reprises une phrase, telle ou telle de la sonate, revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme reviennent les choses dans la vie ; et c'était une de ces phrases qui, sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent que dans son oeuvre, et apparaissent constamment dans son oeuvre, dont elles sont les fées, les dryades, les divinités familières. J'en avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me rappelaient la sonate. Bientôt – baignée dans le brouillard violet qui s'élevait surtout de la dernière période de l'oeuvre de Vinteuil, si bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle restait captive dans une opale – j'aperçus une autre phrase de la sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine ; hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint, s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres oeuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et persuasives aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la plupart des auditeurs, lesquels n'ayant devant eux qu'un voile confus au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir. Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si caressante, si différente – comme sans doute la petite phrase de la sonate pour Swann – de ce qu'aucune femme n'avait jamais fait désirer, que cette phrase-là qui m'offrait d'une voix si douce un bonheur qu'il eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être – cette créature invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si bien – la seule Inconnue qu'il m'ait jamais été donné de rencontrer. Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait pas, à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies seulement, à vrai dire ; car si ces êtres s'affrontaient, c'était débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et trouvant chez moi un spectateur intérieur – insoucieux lui aussi des noms et du particulier – pour s'intéresser à leur combat immatériel et dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le motif joyeux resta triomphant, ce n'était plus un appel presque inquiet lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait venir du Paradis ; une joie aussi différente de celle de la sonate que, d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être, vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans un buccin. Je savais que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supraterrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais serait-elle jamais réalisable pour moi ? Cette question me paraissait d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser – comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible – ces impressions qu'à des intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la construction d'une vie véritable : l'impression éprouvée devant les clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En tout cas, pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des allégresses de l'au-delà se fût justement matérialisée dans le triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie à Combray ! Mais, surtout, comment se faisait-il que cette révélation, la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie, j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en d'indéchiffrables notations ? Indéchiffrables, mais qui pourtant avaient fini à force de patience, d'intelligence et de respect, par être déchiffrées par la seule personne qui avait assez vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de travailler, pour deviner ses indications d'orchestre : l'amie de Mlle Vinteuil. Du vivant même du grand musicien elle avait appris de la fille le culte que celle-ci avait pour son père. C'est à cause de ce culte que dans ces moments où l'on va à l'opposé de ses inclinations véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir dément aux profanations qui ont été racontées. L'adoration pour son père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute, la volupté de ce sacrilège, elles eussent dû se la refuser, mais celle-ci ne les exprimait pas tout entières. Et d'ailleurs, elles étaient allées se raréfiant jusqu'à disparaître tout à fait au fur et à mesure que ces relations charnelles et maladives, ce trouble et fumeux embrasement avait fait place à la flamme d'une amitié haute et pure. L'amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par l'importune pensée qu'elle avait peut-être précipité la mort de Vinteuil. Du moins, en passant des années à débrouiller le grimoire laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces hiéroglyphes inconnus, l'amie de Mlle Vinteuil eut la consolation d'assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années, une gloire immortelle et compensatrice. De relations qui ne sont pas consacrées par les lois, découlent des liens de parenté aussi multiples, aussi complexes, plus solides seulement, que ceux qui naissent du mariage. Sans même s'arrêter à des relations d'une nature aussi particulière, ne voyons-nous pas tous les jours que l'adultère, quand il est fondé sur l'amour véritable, n'ébranle pas les sentiments de famille, les devoirs de parenté, mais les revivifie ? L'adultère alors introduit l'esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût laissée morte. Une bonne fille qui portera par simple convenance le deuil du second mari de sa mère n'aura pas assez de larmes pour pleurer l'homme que sa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste, Mlle Vinteuil n'avait agi que par sadisme, ce qui ne l'excusait pas, mais j'eus plus tard une certaine douceur à le penser. Elle devait bien se rendre compte, me disais-je, au moment où elle profanait avec son amie la photographie de son père, que tout cela n'était que maladif, de la folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu'elle aurait voulue. Cette idée que c'était une simulation de méchanceté seulement, gâtait son plaisir. Mais si cette idée a pu lui revenir plus tard, comme elle avait gâté son plaisir elle a dû diminuer sa souffrance. « Ce n'était pas moi, dut-elle se dire, j'étais aliénée. Moi, je peux encore prier pour mon père, ne pas désespérer de sa bonté. » Seulement il est possible que cette idée, qui s'était certainement présentée à elle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle dans la souffrance. J'aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Je suis sûr que je lui aurais fait du bien et que j'aurais pu rétablir entre elle et le souvenir de son père une communication assez douce.
Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait pas la mort si proche, a noté des découvertes qui resteront peut-être à jamais ignorées, elle avait dégagé, de papiers plus illisibles que des papyrus ponctués d'écriture cunéiforme, la formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie inconnue, l'espérance mystique de l'ange écarlate du matin. Et moi pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été cause aussi, elle venait d'être ce soir même encore en réveillant à nouveau ma jalousie d'Albertine, elle devait surtout dans l'avenir être cause de tant de souffrances, c'était grâce à elle, par compensation, qu'avait pu venir jusqu'à moi l'étrange appel que je ne cesserais plus jamais d'entendre – comme la promesse qu'il existait autre chose, réalisable par l'art sans doute, que le néant que j'avais trouvé dans tous les plaisirs et dans l'amour même, et que si ma vie me semblait si vaine, du moins n'avait-elle pas tout accompli.
Ce qu'elle avait permis grâce à son labeur, qu'on connût de Vinteuil, c'était à vrai dire toute l'oeuvre de Vinteuil. À côté de cette pièce pour dix instruments, certaines phrases de la sonate que seules le public connaissait, apparaissaient comme tellement banales qu'on ne pouvait pas comprendre comment elles avaient pu exciter tant d'admiration. C'est ainsi que nous sommes surpris que pendant des années, des morceaux aussi insignifiants que la « Romance de l'Étoile », la « Prière d'Élisabeth » aient pu soulever au concert des amateurs fanatiques qui s'exténuaient à applaudir et à crier bis quand venait de finir ce qui pourtant n'est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, L'Or du Rhin, Les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans caractère contenaient déjà cependant en quantités infinitésimales, et par cela même peut-être plus assimilables, quelque chose de l'originalité des chefs-d'oeuvre qui rétrospectivement comptent seuls pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés d'être compris ; elles ont pu leur préparer le chemin dans les coeurs. Toujours est-il que, si elles donnaient un pressentiment confus de beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il en était de même pour Vinteuil ; si en mourant il n'avait laissé – en exceptant certaines parties de la sonate – que ce qu'il avait pu terminer, ce qu'on eût connu de lui eût été auprès de sa grandeur véritable aussi peu de chose que pour Victor Hugo, par exemple, s'il était mort après « Le Pas d'Armes du Roi Jean », « La Fiancée du timbalier » et « Sara la baigneuse », sans avoir rien écrit de La Légende des siècles et des Contemplations : ce qui est pour nous son oeuvre véritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que ces univers jusqu'auxquels notre perception n'atteint pas, dont nous n'aurons jamais une idée.
Au reste, ce contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le talent aussi, et même la vertu) et la gaine de vices où, comme il était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé, étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique fut finie. Cette réunion, bien que limitée cette fois au salon de Mme Verdurin, ressemblait à beaucoup d'autres, dont le gros public ignore les ingrédients qui y entrent, et que les journalistes philosophes – s'ils sont un peu informés – appellent parisiennes, ou panamistes, ou dreyfusardes, sans se douter qu'elles peuvent se voir aussi bien à Pétersbourg, à Berlin, à Madrid et dans tous les temps ; si en effet le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, homme véritablement artiste, bien élevé, et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs avec leurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motif proche, immédiat, de cette présence résidait dans les relations qui existaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaient désirer au baron de donner le plus de retentissement possible aux succès artistiques de sa jeune idole, et d'obtenir pour lui la croix de la Légion d'honneur ; la cause plus lointaine qui avait rendu cette réunion possible, était qu'une jeune fille entretenant avec Mlle Vinteuil des relations parallèles à celles de Charlie et du baron, avait mis au jour toute une série d'oeuvres géniales et qui avaient été une telle révélation qu'une souscription n'allait par tarder à être ouverte, sous le patronage du ministre de l'Instruction publique, en vue de faire élever une statue à Vinteuil. D'ailleurs, à ces oeuvres, tout autant que les relations de Mlle Vinteuil avec son amie, avaient été utiles celles du baron avec Charlie, sorte de chemin de traverse, de raccourci, grâce auquel le monde allait rejoindre ces oeuvres sans le détour, sinon d'une incompréhension qui persisterait longtemps, du moins d'une ignorance totale qui eût pu durer des années. Chaque fois que se produit un événement accessible à la vulgarité d'esprit du journaliste philosophe, c'est-à-dire généralement un événement politique, les journalistes philosophes sont persuadés qu'il y a quelque chose de changé en France, qu'on ne reverra plus de telles soirées, qu'on n'admirera plus Ibsen, Renan, Dostoïevsky, Annunzio, Tolstoï, Wagner, Strauss. Car les journalistes philosophes tirent argument des dessous équivoques de ces manifestations officielles pour trouver quelque chose de décadent à l'art qu'elles glorifient et qui bien souvent est le plus austère de tous. Car il n'est pas de nom, parmi les plus révérés du journaliste philosophe, qui n'ait tout naturellement donné lieu à de telles fêtes étranges, quoique l'étrangeté en fût moins flagrante et mieux cachée.
Pour cette fête-ci, les éléments impurs qui s'y conjuguaient me frappaient à un autre point de vue ; certes, j'étais aussi à même que personne de les dissocier, ayant appris à les connaître séparément ; mais surtout les uns, ceux qui se rattachaient à Mlle Vinteuil et son amie, me parlant de Combray, me parlaient aussi d'Albertine, c'est-à-dire de Balbec, puisque c'est parce que j'avais vu jadis Mlle Vinteuil à Montjouvain et que j'avais appris l'intimité de son amie avec Albertine, que j'allais tout à l'heure en rentrant chez moi, trouver au lieu de la solitude, Albertine qui m'attendait ; et ceux qui concernaient Morel et M. de Charlus, en me parlant de Balbec, où j'avais vu sur le quai de Doncières se nouer leurs relations, me parlaient de Combray et de ses deux côtés, car M. de Charlus c'était un de ces Guermantes, comtes de Combray, habitant Combray sans y avoir de logis, entre ciel et terre, comme Gilbert le Mauvais dans son vitrail et Morel était le fils de ce vieux valet de chambre qui m'avait fait connaître la dame en rose et permis, tant d'années après, de reconnaître en elle Mme Swann.
« C'est bien rendu, hein ? demanda M. Verdurin à Saniette. – Je crains seulement, répondit celui-ci en bégayant, que la virtuosité même de Morel n'offusque un peu le sentiment général de l'oeuvre. – Offusquer, qu'est-ce que vous voulez dire ? » hurla M. Verdurin tandis que des invités s'empressaient, prêts, comme des lions, à dévorer l'homme terrassé. « Oh ! je ne vise pas à lui seulement… – Mais il ne sait plus ce qu'il dit. Viser à quoi ? – Il… faudrait… que… j'entende… encore une fois pour porter un jugement à la rigueur. – À la rigueur ! Il est fou ! » dit M. Verdurin se prenant la tête dans ses mains. « On devrait l'emmener. – Cela veut dire : avec exactitude, vous… dites bbbien… avec une exactitude rigoureuse. Je dis que je ne peux pas juger à la rigueur. – Et moi, je vous dis de vous en aller », cria M. Verdurin grisé par sa propre colère, en lui montrant la porte du doigt, l'oeil flambant. « Je ne permets pas qu'on parle ainsi chez moi ! » Saniette s'en alla en décrivant des cercles comme un homme ivre. Certaines personnes pensèrent qu'il n'avait pas été invité pour qu'on le mît ainsi dehors. Et une dame très amie avec lui jusque-là, à qui il avait la veille prêté un livre précieux, le lui renvoya le lendemain, sans un mot, à peine enveloppé dans un papier sur lequel elle fit mettre tout sec l'adresse de Saniette par son maître d'hôtel ; elle ne voulait « rien devoir » à quelqu'un qui visiblement était loin d'être dans les bonnes grâces du petit noyau. Saniette ignora d'ailleurs toujours cette impertinence. Car cinq minutes ne s'étaient pas écoulées depuis l'algarade de M. Verdurin, qu'un valet de pied vint prévenir le Patron que M. Saniette était tombé d'une attaque dans la cour de l'hôtel. Mais la soirée n'était pas finie. « Faites-le ramener chez lui, ce ne sera rien », dit le Patron dont l'hôtel « particulier », comme eût dit le directeur de l'hôtel de Balbec, fut assimilé ainsi à ces grands hôtels où on s'empresse de cacher les morts subites pour ne pas effrayer la clientèle, et où on cache provisoirement le défunt dans un garde-manger, jusqu'au moment où, eût-il été de son vivant le plus brillant et le plus généreux des hommes, on le fera sortir clandestinement par la porte réservée aux « plongeurs » et aux sauciers. Mort, du reste, Saniette ne l'était pas. Il vécut encore quelques semaines, mais sans reprendre que passagèrement connaissance.
M. de Charlus recommença, au moment où la musique finie, ses invités prirent congé de lui, la même erreur qu'à leur arrivée. Il ne leur demanda pas d'aller vers la Patronne, de l'associer elle et son mari à la reconnaissance qu'on lui témoignait. Ce fut un long défilé, mais un défilé devant le baron seul, et non même sans qu'il s'en rendît compte, car ainsi qu'il me le dit quelques minutes après : « La forme même de la manifestation artistique a revêtu ensuite un côté “sacristie” assez amusant. » On prolongeait même les remerciements par des propos différents qui permettaient de rester un instant de plus auprès du baron, pendant que ceux qui ne l'avaient pas encore félicité de la réussite de sa fête stagnaient, piétinaient. (Plus d'un mari avait envie de s'en aller ; mais sa femme, snob bien que duchesse, protestait : « Non, non, quand nous devrions attendre une heure, il ne faut pas partir sans avoir remercié Palamède qui s'est donné tant de peine. Il n'y a que lui qui puisse à l'heure actuelle donner des fêtes pareilles. » Personne n'eût plus pensé à se faire présenter à Mme Verdurin qu'à l'ouvreuse d'un théâtre où une grande dame a pour un soir amené toute l'aristocratie.) « Étiez-vous hier chez Éliane de Montmorency, mon cousin ? demandait Mme de Mortemart, désireuse de prolonger l'entretien. – Hé bien, mon Dieu, non ; j'aime bien Éliane, mais je ne comprends pas le sens de ses invitations. Je suis un peu bouché sans doute », ajoutait-il avec un large sourire épanoui, cependant que Mme de Mortemart sentait qu'elle allait avoir la primeur d'une de « Palamède » comme elle en avait souvent d'« Oriane » « J'ai bien reçu il y a une quinzaine de jours une carte de l'agréable Éliane. Au-dessus du nom contesté de Montmorency, il y avait cette aimable invitation : Mon cousin, faites-moi la grâce de penser à moi vendredi prochain à 9 h ½. Au-dessous étaient écrits ces deux mots moins gracieux : Quatuor Tchèque. Ils me semblèrent inintelligibles, sans plus de rapport en tout cas avec la phrase précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l'épistolier en avait commencé une autre par les mots : Cher Ami, la suite manquant, et n'a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit économie de papier. J'aime bien Éliane : aussi je ne lui en voulus pas, je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés de quatuor tchèque, et comme je suis un homme d'ordre, je mis au-dessus de ma cheminée l'invitation de penser à Mme de Montmorency le vendredi à neuf heures et demie. Bien que connu pour ma nature obéissante, ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau – et le rire s'épanouit plus largement autour de M. de Charlus qui savait qu'au contraire on le tenait pour l'homme le plus difficile à vivre – je fus en retard de quelques minutes (le temps d'ôter mes vêtements de jour), et sans en avoir trop de remords, pensant que neuf heures et demie était mis pour dix heures. Et à dix heures tapant, dans une bonne robe de chambre, les pieds en d'épais chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Éliane comme elle me l'avait demande, et avec une intensité qui ne commença à décroître qu'à dix heures et demie. Dites-lui bien, je vous prie, que j'ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu'elle sera contente. »
Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout ensemble. « Et demain, ajouta-t-elle, sans penser qu'elle avait dépassé et de beaucoup le temps qu'on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos cousins La Rochefoucauld ? – Oh ! cela, c'est impossible, ils m'ont convié comme vous, je le vois, à la chose la plus impossible à concevoir et à réaliser et qui s'appelle, si j'en crois la carte d'invitation : Thé dansant. Je passais pour fort adroit quand j'étais jeune, mais je doute que j'eusse pu sans manquer à la décence prendre mon thé en dansant. Or je n'ai jamais aimé manger ni boire d'une façon malpropre. Vous me direz qu'aujourd'hui je n'ai plus à danser. Mais, même assis confortablement à boire du thé – de la qualité duquel, d'ailleurs, je me méfie puisqu'il s'intitule dansant – je craindrais que des invités plus jeunes que moi, et moins adroits peut-être que je n'étais à leur âge, renversassent sur mon habit leur tasse, ce qui interromprait pour moi le plaisir de vider la mienne. » Et M. de Charlus ne se contentait même pas d'omettre dans la conversation Mme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte (qu'il semblait avoir plaisir à développer et à varier, pour le cruel plaisir qui avait toujours été le sien, de faire rester indéfiniment sur leurs jambes à « faire la queue » les amis qui attendaient avec une épuisante patience que leur tour fût venu). Il faisait même des critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était responsable : « Mais à propos de tasse, qu'est-ce que c'est que ces étranges demi-bols pareils à ceux où quand j'étais jeune homme on faisait venir des sorbets de chez Poiré-Blanche ? Quelqu'un m'a dit tout à l'heure que c'était pour du “café glacé”. Mais en fait de café glacé, je n'ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses à destination mal définie ! » Pour dire cela M. de Charlus avait placé verticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc, et arrondi prudemment son regard désignateur comme s'il craignait d'être entendu et même vu des maîtres de maison. Mais ce n'était qu'une feinte, car dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment : « Et surtout plus de tasses à café glacé ! Donnez-les à celle de vos amies dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu'elle ne les mette pas dans le salon, car on pourrait s'oublier et croire qu'on s'est trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. »
« Mais, mon cousin, disait l'invitée en baissant elle aussi la voix et en regardant d'un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte de fâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui, peut-être qu'elle ne sait pas encore tout très bien… – On le lui apprendra. – Oh ! riait l'invitée, elle ne peut pas trouver un meilleur professeur ! Elle a de la chance ! Avec vous on est sûr qu'il n'y aura pas de fausse note. – En tout cas, il n'y en a pas eu dans la musique. – Oh ! c'était sublime. Ce sont de ces joies qu'on n'oublie pas. À propos de ce violoniste de génie, continuait-elle, croyant dans sa naïveté que M. de Charlus s'intéressait au violon “en soi”, en connaissez-vous un que j'ai entendu l'autre jour jouer merveilleusement une sonate de Fauré, il s'appelle Frank… – Oui, c'est une horreur, répondait M. de Charlus, sans se soucier de la grossièreté d'un démenti qui impliquait que sa cousine n'avait aucun goût. En fait de violoniste je vous conseille de vous en tenir au mien. » Les regards allaient recommencer à s'échanger entre M. de Charlus et sa cousine, à la fois baissés et épieurs, car rougissante et cherchant par son zèle à réparer sa gaffe, Mme de Mortemart allait proposer à M. de Charlus de donner une soirée pour faire entendre Morel. Or pour elle, cette soirée n'avait pas le but de mettre en lumière un talent, but qu'elle allait pourtant prétendre être le sien, et qui était – réellement – celui de M. de Charlus. Elle ne voyait là qu'une occasion de donner une soirée particulièrement élégante, et déjà calculait qui elle inviterait et qui elle laisserait de côté. Ce triage, préoccupation dominante des gens qui donnent des fêtes (ceux-là mêmes que les journaux mondains ont le toupet ou la bêtise d'appeler « l'élite »), altère aussitôt le regard – et l'écriture – plus profondément que ne ferait la suggestion d'un hypnotiseur. Avant même d'avoir pensé à ce que Morel jouerait (préoccupation jugée secondaire et avec raison, car si même tout le monde, à cause de M. de Charlus, avait la convenance de se taire pendant la musique, personne en revanche n'aurait l'idée de l'écouter), Mme de Mortemart, ayant décidé que Mme de Valcourt ne serait pas des « élues », avait pris par ce fait même l'air de conjuration, de complot qui ravale si bas celles mêmes des femmes du monde qui pourraient le plus aisément se moquer du qu'en-dira-t-on. « Il n'y aurait pas moyen que je donne une soirée pour faire entendre votre ami ? » dit à voix basse Mme de Mortemart, qui tout en s'adressant uniquement à M. de Charlus, ne put s'empêcher, comme fascinée, de jeter un regard sur Mme de Valcourt (l'exclue) afin de s'assurer que celle-ci était à une distance suffisante pour ne pas entendre. « Non, elle ne peut pas distinguer ce que je dis », conclut mentalement Mme de Mortemart, rassurée par son propre regard, lequel avait eu en revanche sur Mme de Valcourt un effet tout différent de celui qu'il avait pour but : « Tiens, se dit Mme de Valcourt en voyant ce regard, Marie-Thérèse arrange avec Palamède quelque chose dont je ne dois pas faire partie. » « Vous voulez dire mon protégé », rectifiait M. de Charlus, qui n'avait pas plus de pitié pour le savoir grammatical que pour les dons musicaux de sa cousine. Puis sans tenir aucun compte des muettes prières de celle-ci, qui s'en excusait elle-même en souriant : « Mais si…, dit-il d'une voix forte et capable d'être entendue de tout le salon, bien qu'il y ait toujours danger à ce genre d'exportation d'une personnalité fascinante, dans un cadre qui lui fait forcément subir une déperdition de son pouvoir transcendantal et qui resterait en tout cas à approprier. » Mme de Mortemart se dit que le mezzo voce, le pianissimo de sa question avaient été peine perdue, après le « gueuloir » par où avait passé la réponse. Elle se trompa. Mme de Valcourt n'entendit rien pour la raison qu'elle ne comprit pas un seul mot. Ses inquiétudes diminuèrent et se fussent rapidement éteintes, si Mme de Mortemart, craignant de se voir déjouée et craignant d'avoir à inviter Mme de Valcourt, avec qui elle était trop liée pour la laisser de côté si l'autre savait « avant », n'eût de nouveau levé les paupières dans la direction d'Édith, comme pour ne pas perdre de vue un danger menaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne pas trop s'engager. Elle comptait le lendemain de la fête lui écrire une de ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu'on croit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé. Par exemple : Chère Édith, je m'ennuie après vous, je ne vous attendais pas trop hier soir (comment m'aurait-elle attendue, se serait dit Édith, puisqu'elle ne m'avait pas invitée ?) car je sais que vous n'aimez pas extrêmement ce genre de réunions qui vous ennuient plutôt. Nous n'en aurions pas moins été très honorés de vous avoir (jamais Mme de Mortemart n'employait ce terme « honoré », excepté dans les lettres où elle cherchait à donner à un mensonge une apparence de vérité). Vous savez que vous êtes toujours chez vous à la maison. Du reste, vous avez bien fait car cela a été tout à fait raté, comme toutes les choses improvisées en deux heures, etc. Mais déjà le nouveau regard furtif lancé sur elle avait fait comprendre à Édith tout ce que cachait le langage compliqué de M. de Charlus. Ce regard fut même si fort qu'après avoir frappé Mme de Valcourt, le secret évident et l'intention de cachotterie qu'il contenait rebondirent sur un jeune Péruvien que Mme de Mortemart comptait au contraire inviter. Mais soupçonneux, voyant jusqu'à l'évidence les mystères qu'on faisait sans prendre garde qu'ils n'étaient pas pour lui, il éprouva aussitôt à l'endroit de Mme de Mortemart une haine atroce et se jura de lui faire mille mauvaises farces, comme de faire envoyer cinquante cafés glacés chez elle le jour où elle ne recevrait pas, de faire insérer, celui où elle recevrait, une note dans les journaux disant que la fête était remise, et de publier des comptes rendus mensongers des suivantes, dans lesquels figureraient les noms, connus de tous, de personnes que, pour des raisons variées, on ne tient pas à recevoir, même pas à se laisser présenter.
Mme de Mortemart avait tort de se préoccuper de Mme de Valcourt. M. de Charlus allait se charger de dénaturer, bien davantage que n'eût fait la présence de celle-ci, la fête projetée. « Mais mon cousin », dit-elle en réponse à la phrase du « cadre », dont son état momentané d'hyperesthésie lui avait permis de deviner le sens, « nous vous éviterons toute peine. Je me charge très bien de demander à Gilbert de s'occuper de tout. – Non, surtout pas, d'autant plus qu'il ne sera pas invité. Rien ne se fera que par moi. Il s'agit avant tout d'exclure les personnes qui ont des oreilles pour ne pas entendre. » La cousine de M. de Charlus, qui avait compté sur l'attrait de Morel pour donner une soirée où elle pourrait dire qu'à la différence de tant de parentes « elle avait eu Palamède », reporta brusquement sa pensée de ce prestige de M. de Charlus sur tant de personnes avec lesquelles il allait la brouiller s'il se mêlait d'exclure et d'inviter. La pensée que le prince de Guermantes (à cause duquel, en partie, elle désirait exclure Mme de Valcourt, qu'il ne recevait pas) ne serait pas convié, l'effrayait. Ses yeux prirent une expression inquiète. « Est-ce que la lumière un peu trop vive vous fait mal ? » demanda M. de Charlus avec un sérieux apparent dont l'ironie foncière ne fut pas comprise. « Non, pas du tout, je songeais à la difficulté, non à cause de moi naturellement, mais des miens, que cela pourrait créer si Gilbert apprend que j'ai eu une soirée sans l'inviter, lui qui n'a jamais quatre chats sans… – Mais justement, on commencera par supprimer les quatre chats qui ne pourraient que miauler, je crois que le bruit des conversations vous a empêchée de comprendre qu'il s'agissait non de faire des politesses grâce à une soirée, mais de procéder aux rites habituels à toute véritable célébration. » Puis, jugeant, non que la personne suivante avait trop attendu, mais qu'il ne seyait pas d'exagérer les faveurs faites à celle qui avait eu en vue beaucoup moins Morel que ses propres « listes » d'invitation, M. de Charlus, comme un médecin qui arrête la consultation quand il juge être resté le temps suffisant, signifia à sa cousine de se retirer, non en lui disant au revoir, mais en se tournant vers la personne qui venait immédiatement après. « Bonsoir, madame de Montesquiou ; c'était merveilleux, n'est-ce pas ? Je n'ai pas vu Hélène, dites-lui que toute abstention générale, même la plus noble, autant dire la sienne, comporte des exceptions, si celles-ci sont éclatantes, comme c'était ce soir le cas. Se montrer rare, c'est bien, mais faire passer avant le rare, qui n'est que négatif, le précieux, c'est mieux encore. Pour votre soeur, dont je prise plus que personne la systématique absence là où ce qui l'attend ne la vaut pas, au contraire, à une manifestation mémorable comme celle-ci, sa présence eût été une préséance et eût apporté à votre soeur, déjà si prestigieuse, un prestige supplémentaire. » Puis il passa à une troisième.
Je fus très étonné de voir là, aussi aimable et flagorneur avec M. de Charlus qu'il était sec avec lui autrefois, se faisant présenter Charlie et lui disant qu'il espérait qu'il viendrait le voir, M. d'Argencourt, cet homme si terrible pour l'espèce d'hommes dont était M. de Charlus. Or il en vivait maintenant entouré. Ce n'était pas, certes, qu'il fût devenu des pareils de M. de Charlus. Mais depuis quelque temps il avait à peu près abandonné sa femme pour une jeune femme du monde qu'il adorait. Intelligente, elle lui faisait partager son goût pour les gens intelligents et souhaitait fort d'avoir M. de Charlus chez elle. Mais surtout, M. d'Argencourt, fort jaloux et un peu impuissant, sentant qu'il satisfaisait mal sa conquête et voulant à la fois la préserver et la distraire, ne le pouvait sans danger qu'en l'entourant d'hommes inoffensifs, à qui il faisait ainsi jouer le rôle de gardiens du sérail. Ceux-ci le trouvaient devenu très aimable et le déclaraient beaucoup plus intelligent qu'ils n'avaient cru, dont sa maîtresse et lui étaient ravis.
Les invitées de M. de Charlus s'en allèrent assez rapidement. Beaucoup disaient : « Je ne voudrais pas aller à la sacristie (le petit salon où le baron, ayant Charlie à côté de lui, recevait les félicitations), il faudrait pourtant que Palamède me voie pour qu'il sache que je suis restée jusqu'à la fin. » Aucune ne s'occupait de Mme Verdurin. Plusieurs feignirent de ne pas la reconnaître et de dire adieu par erreur à Mme Cottard, en me disant de la femme du docteur : « C'est bien Mme Verdurin, n'est-ce pas ? » Mme d'Arpajon me demanda, à portée des oreilles de la maîtresse de maison : « Est-ce qu'il y a seulement jamais eu un M. Verdurin ? » Les duchesses qui s'attardaient, ne trouvant rien des étrangetés auxquelles elles s'étaient attendues dans ce lieu qu'elles avaient espéré différent de ce qu'elles connaissaient, se rattrapaient, faute de mieux, en étouffant des fous rires devant les tableaux d'Elstir ; pour le reste, qu'elles trouvaient plus conforme qu'elles n'avaient cru à ce qu'elles connaissaient déjà, elles en faisaient honneur à M. de Charlus en disant : « Comme Palamède sait bien arranger les choses ! Il monterait une féerie dans une remise ou dans un cabinet de toilette que ça n'en serait pas moins ravissant. » Les plus nobles étaient celles qui félicitaient avec le plus de ferveur M. de Charlus de la réussite d'une soirée dont certaines n'ignoraient pas le ressort secret, sans en être embarrassées d'ailleurs, cette société – par souvenir peut-être de certaines époques de l'histoire où leur famille était déjà arrivée à une identité pleinement consciente – poussant le mépris des scrupules presque aussi loin que le respect de l'étiquette. Plusieurs d'entre elles engagèrent sur place Charlie pour des soirs où il viendrait jouer le septuor de Vinteuil, mais aucune n'eut même l'idée d'y convier Mme Verdurin. Celle-ci était au comble de la rage, quand M. de Charlus qui, porté sur un nuage, ne pouvait s'en apercevoir, voulut, par décence, inviter la Patronne à partager sa joie. Et ce fut peut-être plutôt en se livrant à son goût de littérature qu'à un débordement d'orgueil, que ce doctrinaire des fêtes artistes dit à Mme Verdurin : « Hé bien, êtes-vous contente ? Je pense qu'on le serait à moins ; vous voyez que quand je me mêle de donner une fête, cela n'est pas réussi à moitié. Je ne sais pas si vos notions héraldiques vous permettent de mesurer exactement l'importance de la manifestation, le poids que j'ai soulevé, le volume d'air que j'ai déplacé pour vous. Vous avez eu la reine de Naples, le frère du roi de Bavière, les trois plus anciens pairs. Si Vinteuil est Mahomet, nous pouvons dire que nous avons déplacé pour lui les moins amovibles des montagnes. Pensez que pour assister à votre fête la reine de Naples est venue de Neuilly, ce qui est beaucoup plus difficile pour elle que de quitter les Deux-Siciles », dit-il avec une intention de rosserie, malgré son admiration pour la reine. « C'est un événement historique. Pensez qu'elle n'était peut-être jamais sortie depuis la prise de Gaète. Il est probable que dans les dictionnaires on mettra comme dates culminantes le jour de la prise de Gaète et celui de la soirée Verdurin. L'éventail qu'elle a posé pour mieux applaudir Vinteuil mérite de rester plus célèbre que celui que Mme de Metternich a brisé parce qu'on sifflait Wagner. – Elle l'a même oublié, son éventail », dit Mme Verdurin, momentanément apaisée par le souvenir de la sympathie que lui avait témoignée la reine, et elle montra à M. de Charlus l'éventail sur un fauteuil. « Oh ! comme c'est émouvant ! s'écria M. de Charlus en s'approchant avec vénération de la relique. Il est d'autant plus touchant qu'il est affreux ; la petite violette est incroyable ! » Et des spasmes d'émotion et d'ironie le parcouraient alternativement. « Mon Dieu, je ne sais pas si vous ressentez ces choses-là comme moi. Swann serait simplement mort de convulsions s'il avait vu cela. Je sais bien que, à quelque prix qu'il doive monter, j'achèterai cet éventail à la vente de la reine. Car elle sera vendue, comme elle n'a pas le sou », ajouta-t-il, la cruelle médisance ne cessant jamais chez le baron de se mêler à la vénération la plus sincère, bien qu'elles partissent de deux natures opposées, mais réunies en lui.
Elles pouvaient même se porter tour à tour sur un même fait. Car M. de Charlus qui du fond de son bien-être d'homme riche raillait la pauvreté de la reine, était le même qui souvent exaltait cette pauvreté et qui, quand on parlait de la princesse Murat, reine des Deux-Siciles, répondait : « Je ne sais pas de qui vous voulez parler. Il n'y a qu'une seule reine de Naples, qui est sublime, celle-là, et n'a pas de voiture. Mais de son omnibus, elle anéantit tous les équipages et on se mettrait à genoux dans la poussière en la voyant passer ».
« Je le léguerai à un musée. En attendant, il faudra le lui rapporter pour qu'elle n'ait pas à payer un fiacre pour le faire chercher. Le plus intelligent, étant donné l'intérêt historique d'un pareil objet, serait de voler cet éventail. Mais cela la gênerait – parce qu'il est probable qu'elle n'en possède pas d'autre ! ajouta-t-il en éclatant de rire. Enfin vous voyez que pour moi elle est venue. Et ce n'est pas le seul miracle que j'aie fait. Je ne crois pas que personne à l'heure qu'il est ait le pouvoir de déplacer les gens que j'ai fait venir. Du reste, il faut faire à chacun sa part, Charlie et les autres musiciens ont joué comme des dieux. Et, ma chère Patronne, ajouta-t-il avec condescendance, vous-même avez eu votre part de rôle dans cette fête. Votre nom n'en sera pas absent. L'histoire a retenu celui du page qui arma Jeanne d'Arc quand elle partit ; en somme, vous avez servi de trait d'union, vous avez permis la fusion entre la musique de Vinteuil et son génial exécutant, vous avez eu l'intelligence de comprendre l'importance capitale de tout l'enchaînement de circonstances qui ferait bénéficier l'exécutant de tout le poids d'une personnalité considérable, s'il ne s'agissait pas de moi je dirais providentielle, à qui vous avez eu le bon esprit de demander d'assurer le prestige de la réunion, et d'amener devant le violon de Morel les oreilles directement attachées aux langues les plus écoutées ; non, non, ce n'est pas rien. Il n'y a pas de rien dans une réalisation aussi complète. Tout y concourt. La Duras était merveilleuse. Enfin, tout ; c'est pour cela, conclut-il, comme il aimait à morigéner, que je me suis opposé à ce que vous invitiez de ces personnes-diviseurs, qui devant les êtres prépondérants que je vous amenais, eussent joué le rôle de virgules dans un chiffre, et les autres réduites à n'être que de simples dixièmes. J'ai le sentiment très juste de ces choses-là. Vous comprenez, il faut éviter les gaffes quand nous donnons une fête qui doit être digne de Vinteuil, de son génial interprète, de vous, et, j'ose le dire, de moi. Vous auriez invité la Molé que tout était raté. C'était la petite goutte contraire, neutralisante, qui rend une potion sans vertu. L'électricité se serait éteinte, les petits fours ne seraient pas arrivés à temps, l'orangeade aurait donné la colique à tout le monde. C'était la personne à ne pas avoir. À son nom seul, comme dans une féerie, aucun son ne serait sorti des cuivres ; la flûte et le hautbois auraient été pris d'une extinction de voix subite. Morel lui-même, même s'il était parvenu à donner quelques sons, n'aurait plus été en mesure, et au lieu du septuor de Vinteuil, vous auriez eu sa parodie par Beckmesser, finissant au milieu des huées. Moi qui crois beaucoup à l'influence des personnes, j'ai très bien senti dans l'épanouissement de certain largo qui s'ouvrait jusqu'au fond comme une fleur, dans le surcroît de satisfaction du finale, qui n'était pas seulement allegro mais incomparablement allègre, que l'absence de la Molé inspirait les musiciens et dilatait de joie jusqu'aux instruments de musique eux-mêmes. D'ailleurs, le jour où on reçoit tous les souverains on n'invite pas sa concierge. » En l'appelant la Molé (comme il disait, d'ailleurs très sympathiquement, la Duras), M. de Charlus lui faisait justice. Car toutes ces femmes étaient des actrices du monde, et il est vrai que même considérée à ce point de vue, la comtesse Molé n'était pas égale à l'extraordinaire réputation d'intelligence qu'on lui faisait, et qui donnait à penser à ces acteurs ou à ces romanciers médiocres qui à certaines époques ont une situation de génie, soit à cause de la médiocrité de leurs confrères, parmi lesquels aucun artiste supérieur n'est capable de montrer ce qu'est le vrai talent, ou de la médiocrité du public, qui, existât-il une individualité extraordinaire, serait incapable de la comprendre. Dans le cas de Mme Molé il est préférable, sinon entièrement exact, de s'arrêter à la première explication. Le monde étant le royaume du néant, il n'y a entre les mérites des différentes femmes du monde que des degrés insignifiants, que peuvent seulement follement majorer les rancunes ou l'imagination de M. de Charlus. Et certes, s'il parlait comme il venait de le faire, dans ce langage qui était un ambigu précieux des choses de l'art et du monde, c'est parce que ses colères de vieille femme et sa culture de mondain ne fournissaient à l'éloquence véritable qui était la sienne que des thèmes insignifiants. Le monde des différences n'existant pas à la surface de la terre, parmi tous les pays que notre perception uniformise, à plus forte raison n'existe-t-il pas dans le « monde ». Existe-t-il, d'ailleurs, quelque part ? Le septuor de Vinteuil avait semblé me dire que oui. Mais où ?
Comme M. de Charlus aimait aussi à répéter de l'un à l'autre, brouiller, diviser pour régner, il ajouta : « Vous avez, en ne l'invitant pas, enlevé à Mme Molé l'occasion de dire : “Je ne sais pas pourquoi cette Mme Verdurin m'a invitée. Je ne sais pas ce que c'est que ces gens-là, je ne les connais pas.” Elle a déjà dit l'an passé que vous la fatiguiez de vos avances. C'est une sotte, ne l'invitez plus. En somme, elle n'est pas une personne si extraordinaire. Elle peut bien venir chez vous sans faire d'histoires puisque j'y viens bien. En somme, conclut-il, il me semble que vous pouvez me remercier, car, tel que ça a marché, c'était parfait. La duchesse de Guermantes n'est pas venue, mais on ne sait pas, c'était peut-être mieux ainsi. Nous ne lui en voudrons pas et nous penserons tout de même à elle pour une autre fois, d'ailleurs on ne peut pas ne pas se souvenir d'elle, ses yeux mêmes nous disent : “ne m'oubliez pas”, puisque ce sont deux myosotis. » (Et je pensais à part moi combien il fallait que l'esprit des Guermantes – la décision d'aller ici et pas là – fût fort pour l'avoir emporté chez la duchesse sur la crainte de Palamède.) « Devant une réussite aussi complète, on est tenté comme Bernardin de Saint-Pierre de voir partout la main de la Providence. La duchesse de Duras était enchantée. Elle m'a même chargé de vous le dire », ajouta M. de Charlus en appuyant sur les mots, comme si Mme Verdurin devait considérer cela comme un honneur suffisant. Suffisant et même à peine croyable, car il trouva nécessaire pour être cru de dire : « Parfaitement », emporté par la démence de ceux que Jupiter veut perdre. « Elle a engagé Morel chez elle où on redonnera le même programme, et je pense même demander une invitation pour M. Verdurin. » Cette politesse au mari seul était, sans que M. de Charlus en eût même l'idée, le plus sanglant outrage pour l'épouse, laquelle, se croyant à l'égard de l'exécutant, en vertu d'une sorte de décret de Moscou en vigueur dans le petit clan, le droit de lui interdire de jouer au dehors sans son autorisation expresse, était bien résolue à interdire sa participation à la soirée de Mme de Duras.
Rien qu'en parlant avec cette faconde, M. de Charlus irritait Mme Verdurin qui n'aimait pas qu'on fît bande à part dans le petit clan. Que de fois, et déjà à La Raspelière, entendant le baron parler sans cesse à Charlie au lieu de se contenter de tenir sa partie dans l'ensemble concertant du clan, s'était-elle écriée, en montrant le baron : « Quelle tapette il a ! Quelle tapette ! Ah ! pour une tapette, c'est une fameuse tapette ! » Mais cette fois c'était bien pis. Enivré de ses paroles, M. de Charlus ne comprenait pas qu'en reconnaissant le rôle de Mme Verdurin et en lui fixant d'étroites frontières, il déchaînait ce sentiment haineux qui n'était chez elle qu'une forme particulière, une forme sociale de la jalousie. Mme Verdurin aimait vraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulait tout à leur Patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux qui permettent qu'on les trompe, mais sous leur toit et même sous leurs yeux, c'est-à-dire qu'on ne les trompe pas, elle concédait aux hommes d'avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout cela n'eût aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et se perpétuât à l'abri des mercredis. Tout éclat de rire furtif d'Odette auprès de Swann l'avait jadis rongée au coeur, depuis quelque temps tout aparté entre Morel et le baron ; elle trouvait à ses chagrins une seule consolation, qui était de défaire le bonheur des autres. Elle n'eût pu supporter longtemps celui du baron. Voici que cet imprudent précipitait la catastrophe en ayant l'air de restreindre la place de la Patronne dans son propre petit clan. Déjà elle voyait Morel allant dans le monde, sans elle, sous l'égide du baron. Il n'y avait qu'un remède, donner à choisir à Morel entre le baron et elle, et, profitant de l'ascendant qu'elle avait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux d'une clairvoyance extraordinaire grâce à des rapports qu'elle se faisait faire, à des mensonges qu'elle inventait et qu'elle lui servait les uns et les autres comme corroborant ce qu'il était porté à croire lui-même, et ce qu'il allait voir à l'évidence, grâce aux panneaux qu'elle préparait et où les naïfs venaient tomber, profitant de cet ascendant, la faire choisir, elle, de préférence au baron. Quant aux femmes du monde qui étaient là et qui ne s'étaient même pas fait présenter, dès qu'elle avait compris leurs hésitations ou leur sans-gêne, elle avait dit : « Ah ! je vois ce que c'est, c'est un genre de vieilles grues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour la dernière fois. » Car elle serait morte plutôt que de dire qu'on avait été moins aimable avec elle qu'elle n'avait espéré.
« Ah ! mon cher général », s'écria brusquement M. de Charlus en lâchant Mme Verdurin parce qu'il apercevait le général Deltour, secrétaire de la présidence de la République, lequel pouvait avoir une grande importance pour la croix de Charlie, et, après avoir demandé un conseil à Cottard, s'éclipsait rapidement : « Bonsoir, cher et charmant ami. Hé bien, c'est comme ça que vous vous tirez des pattes sans me dire adieu ? » dit le baron avec un sourire de bonhomie et de suffisance, car il savait bien qu'on était toujours content de lui parler un moment de plus. Et comme dans l'état d'exaltation où il était il faisait à lui tout seul, sur un ton suraigu, les demandes et les réponses : « Hé bien, êtes-vous content ? N'est-ce pas que c'était bien beau ? L'andante, n'est-ce pas ? C'est ce qu'on a jamais écrit de plus touchant. Je défie de l'écouter jusqu'au bout sans avoir les larmes aux yeux. Vous êtes charmant d'être venu. Dites-moi, j'ai reçu ce matin un télégramme parfait de Froberville qui m'annonce que du côté de la Grande Chancellerie les difficultés sont aplanies, comme on dit. » La voix de M. de Charlus continuait à s'élever, aussi perçante, voix aussi différente de sa voix habituelle que celle d'un avocat qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomène d'amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse analogue à celle qui, dans les dîners qu'elle donnait, montait à un diapason si élevé la voix comme le regard de Mme de Guermantes. « Je comptais vous envoyer demain matin un mot par un garde pour vous dire mon enthousiasme, en attendant que je puisse vous l'exprimer de vive voix, mais vous étiez si entouré ! L'appui de Froberville sera loin d'être à dédaigner, mais de mon côté j'ai la promesse du ministre, dit le général. – Ah ! parfait. Du reste, vous avez vu que c'est bien ce que mérite un talent pareil. Hoyos était enchanté, je n'ai pas pu voir l'Ambassadrice ; était-elle contente ? Qui ne l'aurait pas été, excepté ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, ce qui ne fait rien du moment qu'ils ont des langues pour parler. »
Profitant de ce que le baron s'était éloigné pour parler au général, Mme Verdurin fit signe à Brichot. Celui-ci, qui ne savait pas ce que Mme Verdurin allait lui dire, voulut l'amuser et, sans se douter combien il me faisait souffrir, dit à la Patronne : « Le baron est enchanté que Mlle Vinteuil et son amie ne soient pas venues. Elles le scandalisent énormément. Il a déclaré que leurs moeurs étaient à faire peur. Vous n'imaginez pas comme le baron est pudibond et sévère sur le chapitre des moeurs. » Contrairement à l'attente de Brichot, Mme Verdurin ne s'égaya pas : « Il est immonde, répondit-elle. Proposez-lui de venir fumer une cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa dulcinée sans que le Charlus s'en aperçoive, et l'éclairer sur l'abîme où il roule. » Brichot semblait avoir quelques hésitations. « Je vous dirai, reprit Mme Verdurin pour lever les derniers scrupules de Brichot, que je ne me sens pas en sûreté avec ça chez moi. Je sais qu'il a eu de sales histoires et que la police l'a à l'oeil. » Et comme elle avait un certain don d'improvisation quand la malveillance l'inspirait, Mme Verdurin ne s'arrêta pas là : « Il paraît qu'il a fait de la prison. Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l'ont dit. Je sais, du reste, par quelqu'un qui demeure dans sa rue, qu'on n'a pas idée des bandits qu'il fait venir chez lui. » Et comme Brichot qui allait souvent chez le baron protestait, Mme Verdurin, s'animant, s'écria : « Mais je vous en réponds ! c'est moi qui vous le dis », expression par laquelle elle cherchait d'habitude à étayer une assertion jetée un peu au hasard. « Il mourra assassiné un jour ou l'autre, comme tous ses pareils d'ailleurs. Il n'ira même peut-être pas jusque-là parce qu'il est dans les griffes de ce Jupien, qu'il a eu le toupet de m'envoyer et qui est un ancien forçat, je le sais, vous savez, oui, et de façon positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose d'effrayant, il paraît. Je le tiens de quelqu'un qui les a vues, il m'a dit : “Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela.” C'est comme ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout l'argent qu'il veut. J'aimerais mille fois mieux la mort que de vivre dans la terreur où vit Charlus. En tout cas, si la famille de Morel se décide à porter plainte contre lui, je n'ai pas envie d'être accusée de complicité. S'il continue, ce sera à ses risques et périls, mais j'aurai fait mon devoir. Qu'est-ce que vous voulez ? Ce n'est pas toujours folichon. » Et déjà agréablement enfiévrée par l'attente de la conversation que son mari allait avoir avec le violoniste, Mme Verdurin me dit : « Demandez à Brichot si je ne suis pas une amie courageuse, et si je ne sais pas me dévouer pour sauver les camarades. » (Elle faisait allusion aux circonstances dans lesquelles elle l'avait juste à temps brouillé, avec sa blanchisseuse d'abord, Mme de Cambremer ensuite, brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presque complètement aveugle et, disait-on, morphinomane.) « Une amie incomparable, perspicace et vaillante », répondit l'universitaire avec une émotion naïve. « Mme Verdurin m'a empêché de commettre une grande sottise, me dit Brichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle n'hésite pas à couper dans le vif. Elle est interventionniste, comme dirait notre ami Cottard. J'avoue pourtant que la pensée que le pauvre baron ignore encore le coup qui va le frapper me fait une grande peine. Il est complètement fou de ce garçon. Si Mme Verdurin réussit, voilà un homme qui sera bien malheureux. Du reste, il n'est pas certain qu'elle n'échoue pas. Je crains qu'elle ne réussisse qu'à semer des mésintelligences entre eux, qui finalement, sans les séparer, n'aboutiront qu'à les brouiller avec elle. » C'était arrivé souvent à Mme Verdurin avec les fidèles. Mais il était visible qu'en elle le besoin de conserver leur amitié était de plus en plus dominé par celui que cette amitié ne fût jamais tenue en échec par celle qu'ils pouvaient avoir les uns pour les autres. L'homosexualité ne lui déplaisait pas, tant qu'elle ne touchait pas à l'orthodoxie, mais, comme l'Église, elle préférait tous les sacrifices à une concession sur l'orthodoxie. Je commençai à craindre que son irritation contre moi ne vînt de ce qu'elle avait su que j'avais empêché Albertine d'y aller dans la journée, et quelle n'entreprît auprès d'elle, si elle n'avait déjà commencé, le même travail pour la séparer de moi que son mari allait, à l'égard de Charlus, opérer auprès du violoniste. « Allons, allez chercher Charlus, trouvez un prétexte, il est temps, dit Mme Verdurin, et tâchez surtout de ne pas le laisser revenir avant que je vous fasse chercher. Ah ! quelle soirée ! ajouta Mme Verdurin, qui dévoila ainsi la vraie raison de sa rage. Avoir fait jouer ces chefs-d'oeuvre devant ces cruches ! Je ne parle pas de la reine de Naples, elle est intelligente, c'est une femme agréable (lisez : elle a été très aimable avec moi). Mais les autres ! Ah ! c'est à vous rendre enragée. Qu'est-ce que vous voulez, moi je n'ai plus vingt ans. Quand j'étais jeune, on me disait qu'il fallait savoir s'ennuyer, je me forçais, mais maintenant, ah ! non, c'est plus fort que moi, j'ai l'âge de faire ce que je veux, la vie est trop courte, m'ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l'air de les trouver intelligents, ah ! non, je ne peux pas. Allons, voyons, Brichot, il n'y a pas de temps à perdre. – J'y vais, Madame, j'y vais », finit par dire Brichot comme le général Deltour s'éloignait. Mais d'abord l'universitaire me prit un instant à part : « Le Devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne l'enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les brasseries kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise, ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise pour le cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette Critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme platonisa, à la mode de Germanie, pour une Allemagne préhistoriquement sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d'un mysticisme poméranien. C'est encore Le Banquet, mais donné cette fois à Koenigsberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaini, avec choucroute et sans gigolos. Il est évident, d'une part que je ne puis refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu'elle me demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la Morale traditionnelle. Il faut éviter avant toute chose, car il n'y en a pas beaucoup qui fassent dire plus de sottises, de se laisser piper avec des mots. Mais enfin, n'hésitons pas à avouer que si les mères de famille avaient part au vote, le baron risquerait d'être lamentablement blackboulé comme professeur de vertu. C'est malheureusement avec le tempérament d'un roué qu'il suit sa vocation de pédagogue ; remarquez que je ne dis pas de mal du baron ; ce doux homme, qui sait découper un rôti comme personne, possède avec le génie de l'anathème des trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur, alors qu'avec tel de mes confrères, académicien s'il vous plaît, je m'ennuie, comme dirait Xénophon, à cent drachmes l'heure. Mais je crains qu'il n'en dépense à l'égard de Morel un peu plus que la saine morale ne commande, et, sans savoir dans quelle mesure le jeune pénitent se montre docile ou rebelle aux exercices spéciaux que son catéchiste lui impose en matière de mortification, il n'est pas besoin d'être grand clerc pour être sûr que nous pécherions, comme dit l'autre, par mansuétude à l'égard de ce rose-croix qui semble nous venir de Pétrone après avoir passé par Saint-Simon, si nous lui accordions, les yeux fermés, en bonne et due forme, le permis de sataniser. Et pourtant, en occupant cet homme pendant que Mme Verdurin, pour le bien du pécheur et bien justement tentée par une telle cure, va parler au jeune étourdi sans ambages, lui retirer tout ce qu'il aime, lui porter peut-être un coup fatal, je ne peux pas dire que je n'en ai cure, il me semble que je l'attire comme qui dirait dans un guet-apens, et je recule comme devant une manière de lâcheté. » Ceci dit, il n'hésita pas à la commettre, et me prenant par le bras : « Allons, baron, si nous allions fumer une cigarette, ce jeune homme ne connaît pas encore toutes les merveilles de l'hôtel. » Je m'excusai en disant que j'étais obligé de rentrer. « Attendez encore un instant, dit Brichot. Vous savez que vous devez me ramener et je n'oublie pas votre promesse. – Vous ne voulez vraiment pas que je vous fasse sortir l'argenterie ? rien ne serait plus simple, me dit M. de Charlus. Comme vous me l'avez promis, pas un mot de la question décoration à Morel. Je veux lui faire la surprise de le lui annoncer tout à l'heure, quand on sera un peu parti. Bien qu'il dise que ce n'est pas important pour un artiste, mais que son oncle le désire (je rougis, car par mon grand-père les Verdurin savaient qui était l'oncle de Morel). Alors, vous ne voulez pas que je vous fasse sortir les plus belles pièces ? me dit M. de Charlus. Mais vous les connaissez, vous les avez vues dix fois à La Raspelière. » Je n'osai pas lui dire que ce qui eût pu m'intéresser, ce n'était pas les médiocres couverts d'une argenterie bourgeoise, même la plus riche, mais quelque spécimen, fût-ce seulement sur une belle gravure, de ceux de Mme du Barry. J'étais beaucoup trop préoccupé et – ne l'eussé-je pas été par cette révélation relative à la venue de Mlle Vinteuil – toujours, dans le monde, j'étais beaucoup trop distrait et agité pour arrêter mon attention sur des objets plus ou moins jolis. Elle n'eût pu être fixée que par l'appel de quelque réalité s'adressant à mon imagination, comme eût pu le faire, ce soir, une vue de cette Venise à laquelle j'avais tant pensé l'après-midi, ou quelque élément général, commun à plusieurs apparences et plus vrai qu'elles, qui de lui-même éveillait toujours en moi un esprit intérieur et habituellement ensommeillé, mais dont la remontée à la surface de ma conscience me donnait une grande joie.
Or, comme je sortais du salon appelé salle de théâtre, et traversais avec Brichot et M. de Charlus les autres salons, en retrouvant transposés au milieu d'autres certains meubles vus à La Raspelière et auxquels je n'avais prêté aucune attention, je saisis entre l'arrangement de l'hôtel et celui du château un certain air de famille, une identité permanente, et je compris Brichot quand il me dit en souriant : « Tenez, voyez-vous ce fond de salon, cela du moins peut à la rigueur vous donner l'idée de la rue Montalivet, il y a vingt-cinq ans, grande mortalis aevi spatium. » À son sourire, dédié au salon défunt qu'il revoyait, je compris que ce que Brichot, peut-être sans s'en rendre compte, préférait dans l'ancien salon, plus que les grandes fenêtres, plus que la gaie jeunesse des Patrons et de leurs fidèles, c'était cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques similitudes entre La Raspelière et le quai Conti) de laquelle, dans un salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle, contrôlable pour tout le monde, n'est que le prolongement, c'était cette partie devenue purement morale, d'une couleur qui n'existait plus que pour mon vieil interlocuteur, qu'il ne pouvait pas me faire voir, cette partie qui s'est détachée du monde extérieur pour se réfugier dans notre âme, à qui elle donne une plus-value, où elle s'est assimilée à sa substance habituelle, s'y muant – maisons détruites, gens d'autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous rappelons – en cet albâtre translucide de nos souvenirs, duquel nous sommes incapables de montrer la couleur qu'il n'y a que nous qui voyons, ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces choses passées, qu'ils n'en peuvent avoir une idée, que cela ne ressemble pas à ce qu'ils ont vu, et que nous ne pouvons considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que c'est de l'existence de notre pensée que dépend pour quelque temps encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et l'odeur des charmilles qui ne fleuriront plus. Et sans doute par là le salon de la rue Montalivet faisait, pour Brichot, tort à la demeure actuelle des Verdurin. Mais, d'autre part, il ajoutait à celle-ci, pour les yeux du professeur, une beauté qu'elle ne pouvait avoir pour un nouveau venu. Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés ici, un même arrangement parfois conservé, et que moi-même je retrouvais de La Raspelière, intégraient dans le salon actuel des parties de l'ancien qui par moments l'évoquaient jusqu'à l'hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d'évoquer au sein de la réalité ambiante des fragments d'un monde détruit qu'on croyait voir ailleurs. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que comme une personne il avait un passé, une mémoire, gardant dans l'ombre froide du salon du quai Conti le hâle de l'ensoleillement par les fenêtres de la rue Montalivet (dont il connaissait l'heure aussi bien que Mme Verdurin elle-même) et par les portes vitrées de Douville, où on l'avait emmené et où il regardait tout le jour, au-delà du jardin fleuriste, la profonde vallée de la *** en attendant l'heure où Cottard et le violoniste feraient ensemble leur partie, bouquet de violettes et de pensées au pastel, présent d'un grand artiste ami, mort depuis, seul fragment survivant d'une vie disparue sans laisser de traces, résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu'il peignait ; encombrement joli, désordre des cadeaux de fidèles qui a suivi partout la maîtresse de la maison et a fini par prendre l'empreinte et la fixité d'un trait de caractère, d'une ligne de la destinée ; profusion des bouquets de fleurs, des boîtes de chocolat qui systématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un mode de floraison identique : interpolation curieuse des objets singuliers et superflus qui ont encore l'air de sortir de la boîte où ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu'ils ont été d'abord, des cadeaux du premier Janvier ; tous ces objets enfin qu'on ne saurait isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des Verdurin, avaient cette patine ce velouté des choses auxquelles, leur donnant une sorte de profondeur, vient s'ajouter leur double spirituel ; tout cela, éparpillé, faisait chanter devant lui comme autant de touches sonores qui éveillaient dans son coeur des ressemblances aimées, des réminiscences confuses et qui, à même le salon tout actuel, qu'elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l'atmosphère, les meubles et les tapis, poursuivant d'un coussin à un porte-bouquets, d'un tabouret au relent d'un parfum, d'un mode d'éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient, spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin.
« Nous allons tâcher, me dit Brichot à l'oreille, de mettre le baron sur son sujet favori. Il y est prodigieux. » D'une part, je désirais pouvoir tâcher d'obtenir de M. de Charlus les renseignements relatifs à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie, renseignements pour lesquels je m'étais décidé à quitter Albertine. D'autre part, je ne voulais pas laisser celle-ci seule trop longtemps, non qu'elle pût (incertaine de l'instant de mon retour et d'ailleurs à des heures pareilles où une visite venue pour elle ou bien une sortie d'elle eussent été trop remarquées) faire un mauvais usage de mon absence, mais pour qu'elle ne la trouvât pas trop prolongée. Aussi dis-je à Brichot et à M. de Charlus que je ne les suivais pas pour longtemps. « Venez tout de même », me dit le baron, dont l'excitation mondaine commençait à tomber, mais qui éprouvait ce besoin de prolonger, de faire durer les entretiens, que j'avais déjà remarqué chez la duchesse de Guermantes aussi bien que chez lui, et qui, tout particulier à cette famille, s'étend plus généralement à tous ceux qui, n'offrant à leur intelligence d'autre réalisation que la conversation, c'est-à-dire une réalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heures passées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement à l'interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiété que les plaisirs sociaux sont impuissants à donner. « Venez, reprit-il, n'est-ce pas, voilà le moment agréable des fêtes, le moment où tous les invités sont partis, l'heure de Doña Sol, espérons que celle-ci finira moins tristement. Malheureusement vous êtes pressé, pressé probablement d'aller faire des choses que vous feriez mieux de ne pas faire. Tout le monde est toujours pressé, et on part au moment où on devrait arriver. Nous sommes là comme les philosophes de Couture, ce serait le moment de récapituler la soirée, de faire ce qu'on appelle en style militaire la critique des opérations. On demanderait à Mme Verdurin de nous faire apporter un petit souper auquel on aurait soin de ne pas l'inviter, et on prierait Charlie – toujours Hernani – de rejouer pour nous seuls le sublime adagio. Est-ce assez beau, cet adagio ! Mais où est-il le jeune violoniste ? je voudrais pourtant le féliciter, c'est le moment des attendrissements et des embrassades. Avouez, Brichot, qu'ils ont joué comme des dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le moment où la mèche se détache ? Ah ! bien alors, mon cher, vous n'avez rien vu. On a eu un fa dièse qui peut faire mourir de jalousie Enesco, Capet et Thibaud ; j'ai beau être très calme, je vous avoue qu'à une sonorité pareille, j'avais le coeur tellement serré que je retenais mes sanglots. La salle haletait ; Brichot, mon cher », s'écria le baron en secouant violemment l'universitaire par le bras, « c'était sublime. Seul, le jeune Charlie gardait une immobilité de pierre, on ne le voyait même pas respirer, il avait l'air d'être comme ces choses du monde inanimé dont parle Théodore Rousseau, qui font penser mais ne pensent pas. Et alors tout d'un coup », s'écria M. de Charlus avec emphase et en mimant comme un coup de théâtre, « alors… la Mèche ! Et pendant ce temps-là, gracieuse petite contredanse de l'allegro vivace. Vous savez, cette mèche a été le signe de la révélation, même pour les plus obtus. La princesse de Taormina, sourde jusque-là, car il n'est pires sourdes que celles qui ont des oreilles pour ne pas entendre, la princesse de Taormina, devant l'évidence de la mèche miraculeuse, a compris que c'était de la musique et qu'on ne jouerait pas au poker. Ah ! ça a été un moment bien solennel. – Pardonnez-moi, monsieur, de vous interrompre, dis-je à M. de Charlus pour l'amener au sujet qui m'intéressait, vous me disiez que la fille de l'auteur devait venir. Cela m'aurait beaucoup intéressé. Est-ce que vous êtes certain qu'on comptait sur elle ? – Ah ! je ne sais pas. » M. de Charlus obéissait ainsi, peut-être sans le vouloir, à cette consigne universelle qu'on a de ne pas renseigner les jaloux, soit pour se montrer absurdement « bon cama rade » par point d'honneur, et la détestât-on, envers celle qui l'excite, soit par méchanceté pour elle en devinant que la jalousie ne ferait que redoubler l'amour ; soit par ce besoin d'être désagréable aux autres qui consiste à dire la vérité à la plupart des hommes mais, aux jaloux, à la leur taire, l'ignorance augmentant leur supplice, du moins à ce qu'ils se figurent ; et pour faire de la peine aux gens, on se guide d'après ce qu'eux-mêmes croient, peut-être à tort, le plus douloureux. « Vous savez, reprit-il, ici c'est un peu la maison des exagérations, ce sont des gens charmants, mais enfin on aime bien annoncer des célébrités d'un genre ou d'un autre. Mais vous n'avez pas l'air bien et vous allez avoir froid dans cette pièce si humide, dit-il en poussant près de moi une chaise. Puisque vous êtes souffrant, il faut faire attention, je vais aller vous chercher votre pelure. Non, n'y allez pas vous-même, vous vous perdrez et vous aurez froid. Voilà comme on fait des imprudences, vous n'avez pourtant pas quatre ans, il vous faudrait une vieille bonne comme moi pour vous soigner. – Ne vous dérangez pas, baron, j'y vais », dit Brichot, qui s'éloigna aussitôt : ne se rendant peut-être pas exactement compte de l'amitié très vraie que M. de Charlus avait pour moi et des rémissions charmantes de simplicité, de dévouement, que comportaient ses crises délirantes de grandeur et de persécution, il avait craint que M. de Charlus, que Mme Verdurin avait confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement, sous le prétexte de demander mon pardessus, à rejoindre Morel et fît manquer ainsi le plan de la Patronne.
Cependant Ski s'était assis au piano, où personne ne lui avait demandé de se mettre et, composant avec un froncement souriant des sourcils, un regard lointain et une légère grimace de la bouche – ce qu'il croyait être l'air artiste –, insistait auprès de Morel pour que celui-ci jouât quelque chose de Bizet. « Comment, vous n'aimez pas cela, ce côté gosse de la musique de Bizet ? Mais, mon cher, dit-il, avec un roulement d'r qui lui était particulier, c'est ravissant. » Morel, qui n'aimait pas Bizet, le déclara avec exagération, et (comme il passait dans le petit clan pour avoir, ce qui est vraiment incroyable, de l'esprit) Ski, feignant de prendre les diatribes du violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n'était pas, comme celui de M. Verdurin, l'étouffement d'un fumeur. Ski prenait d'abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d'un silence où le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu'on disait, puis une seconde cloche de rire s'ébranlait, et c'était bientôt un hilare angélus.
Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé. « Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde vous aime beaucoup. On disait l'autre jour : mais on ne le voit plus, il s'isole ! D'ailleurs, c'est un si brave homme que Brichot », continua M. de Charlus qui ne se doutait sans doute pas, en voyant la manière affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de morale, qu'en son absence il ne se gênait pas pour dauber sur lui. « C'est un homme d'une grande valeur, qui sait énormément, et cela ne l'a pas racorni, n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres, qui sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares chez ses pareils. Parfois, en voyant comme il comprend la vie, comme il sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a pu apprendre tout cela. J'en suis moi-même étonné. » Je l'étais davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd, plaire au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais à ce résultat avaient collaboré, entre autres influences, celles, distinctes d'ailleurs, en vertu desquelles Swann, d'une part s'était plu si longtemps dans le petit clan, quand il était amoureux d'Odette, d'autre part, depuis qu'il était marié, trouvait agréable Mme Bontemps, qui feignait d'adorer le ménage Swann, venait tout le temps voir la femme, se délectait aux histoires du mari et parlait d'eux avec dédain. Comme l'écrivain donnant la palme de l'intelligence, non pas à l'homme le plus intelligent, mais au viveur qui faisait une réflexion hardie et tolérante sur la passion d'un homme pour une femme, réflexion qui faisait que la maîtresse bas-bleu de l'écrivain s'accordait avec lui pour trouver que de tous les gens qui venaient chez elle le moins bête était encore ce vieux beau qui avait l'expérience des choses de l'amour, de même M. de Charlus trouvait plus intelligent que ses autres amis, Brichot, qui non seulement était aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs, les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient le goût du baron d'un florilège étrange et charmant. M. de Charlus était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s'entourer surtout de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui admettaient son point de vue sur la vie. « Je le vois beaucoup », ajouta-t-il d'une voix piaillante et cadencée, sans qu'un seul mouvement, sauf des lèvres, fît bouger son masque grave et enfariné sur lequel étaient à demi abaissées ses paupières d'ecclésiastique. « Je vais à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents, plus instruits que n'étaient, dans un autre milieu, mes camarades. C'est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce sont de jeunes bourgeois », dit-il en détachant le mot qu'il fit précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d'habitude d'élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans la pensée qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m'inspirait M. de Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant moi), m'amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m'eût pas froissé. Je tenais de ma grand-mère d'être dénué d'amour-propre à un degré qui ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m'en rendais guère compte et à force d'avoir entendu depuis le collège les plus estimés de mes camarades ne pas souffrir qu'on leur manquât, ne pas pardonner un mauvais procédé, j'avais fini par montrer dans mes paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière. Elle passait même pour l'être extrêmement, parce que, n'étant nullement peureux, j'avais facilement des duels, dont je diminuais pourtant le prestige moral en m'en moquant moi-même, ce qui persuadait aisément qu'ils étaient ridicules. Mais la nature que nous refoulons n'en habite pas moins en nous. C'est ainsi que parfois, si nous lisons le chef-d'oeuvre nouveau d'un homme de génie, nous y retrouvons avec plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées, des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de sentiments dédaigné par nous et dont le livre où nous les reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J'avais fini par apprendre de l'expérience de la vie qu'il était mal de sourire affectueusement quand quelqu'un se moquait de moi et de ne pas lui en vouloir. Mais cette absence d'amour-propre et de rancune, si j'avais cessé de l'exprimer jusqu'à en être arrivé à ignorer à peu près complètement qu'elle existât chez moi, n'en était pas moins le milieu vital primitif dans lequel je baignais. La colère, et la méchanceté, ne me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus, le sentiment de la justice, jusqu'à une complète absence de sens moral, m'était inconnu. J'étais au fond de mon coeur tout acquis à celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais l'idée des souffrances qu'on préparait à M. de Charlus m'était intolérable. J'aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire. « La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas », ajouta-t-il en levant la main d'un air de réserve, pour ne pas avoir l'air de se vanter, pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle des étudiants, « mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu'à me garder une place, comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon cher, ne protestez pas, j'ai plus de quarante ans, dit le baron, qui avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet amphithéâtre où parle Brichot, mais c'est toujours intéressant. » Quoique le baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles, voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être chez lui à la Sorbonne, au moment où l'appariteur chargé de chaînes le précédait et où s'avançait le maître admiré de la jeunesse, il ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de l'amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné ; pour que l'appariteur le laissât passer, il lui disait, d'une voix factice et d'un air affairé : « Vous me suivez, baron, on vous placera », puis sans plus s'occuper de lui, pour faire son entrée, s'avançait seul allégrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de jeunes professeurs le saluait ; Brichot, désireux de ne pas avoir l'air de poser pour ces jeunes gens aux yeux de qui il se savait un grand pontife, leur envoyait mille clins d'oeil, mille hochements de tête de connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français donnait l'air d'une sorte d'encouragement cordial, de sursum corda d'un vieux grognard qui dit : « Nom de Dieu, on saura se battre. » Puis les applaudissements des élèves éclataient. Brichot tirait parfois de cette présence de M. de Charlus à ses cours l'occasion de faire un plaisir, presque de rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu'un de ses amis bourgeois : « Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille, je vous préviens que le baron de Charlus, prince d'Agrigente, le descendant des Condé, assistera à mon cours. Pour un enfant, c'est un souvenir à garder que d'avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie qui ait du type. Si elles viennent, elles le reconnaîtront à ce qu'il sera placé à côté de ma chaire. D'ailleurs, ce sera le seul, un homme fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille militaire. – Ah ! je vous remercie », disait le père. Et, quoique sa femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de Condé, tout en s'étonnant qu'il ne portât pas de fraise et ressemblât aux hommes de nos jours. Lui, cependant, n'avait pas d'yeux pour elle, mais plus d'un étudiant, qui ne savait pas qui il était, s'étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le baron sortait plein de rêves et de mélancolie. « Pardonnez-moi de revenir à mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus, en entendant le pas de Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne que je vous l'ai demandé ? » Je ne croyais plus guère qu'elle eût dû venir, mais je voulais ainsi me garer pour l'avenir. « Oui, je ferai ça pour vous. D'abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En n'acceptant pas autrefois ce que je vous avais proposé, vous m'avez, à vos dépens, rendu un immense service, vous m'avez laissé ma liberté. Il est vrai que je l'ai abdiquée d'une autre manière, ajouta-t-il d'un ton mélancolique où perçait le désir de faire des confidences ; il y a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti à cette minute précise de ne pas contrarier ma voie. C'est toujours “l'homme s'agite et Dieu le mène.” Qui sait si le jour où nous sommes sortis ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être bien des choses qui se sont passées depuis n'auraient jamais eu lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m'emparant du nom de Mme de Villeparisis, et en disant la tristesse que m'avait causée sa mort. « Ah ! oui », murmura sèchement M. de Charlus avec l'intonation la plus insolente, prenant acte de mes condoléances sans avoir l'air de croire une seconde à leur sincérité. Voyant qu'en tout cas le sujet de Mme de Villeparisis ne lui était pas douloureux, je voulus savoir de lui, si qualifié à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis avait été tenue aussi à l'écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna pas la solution de ce petit problème mondain, mais ne me parut même pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la postérité, et même du vivant de la marquise à l'ignorante roture, n'avait pas paru moins grande tout à fait à l'autre extrémité du monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes. C'était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances, l'importance gardée dans leur famille par l'ascendant sur telle ou telle belle-soeur. Ils voyaient cela moins côté monde que côte famille. Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que je n'avais cru.
J'avais été frappé en apprenant que le nom Villeparisis était faux. Mais il est d'autres exemples de grandes dames ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation prépondérante. M. de Charlus commença par m'apprendre que Mme de Villeparisis était la nièce de la fameuse duchesse de ***, la personne la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de Juillet, mais qui n'avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa famille. J'avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse ! Et Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui m'envoyait tant de cadeaux et que j'aurais si facilement pu voir tous les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce, élevée par elle, chez elle, à l'hôtel de ***. « Elle demandait au duc de Doudeauville, me dit M. de Charlus, en parlant des trois soeurs : “Laquelle des trois soeurs préférez-vous ?” Et Doudeauville ayant dit : “Mme de Villeparisis”, la duchesse de *** lui répondit : “Cochon !” Car la duchesse était très spirituelle », dit M. de Charlus en donnant au mot l'importance et la prononciation d'usage chez les Guermantes. Qu'il trouvât d'ailleurs que le mot fût si « spirituel », je ne m'en étonnai pas, ayant dans bien d'autres occasions remarqué la tendance centrifuge, objective, des hommes qui les pousse à abdiquer quand ils goûtent l'esprit des autres les sévérités qu'ils auraient pour le leur, et à observer, à noter précieusement ce qu'ils dédaigneraient de créer.
« Mais qu'est-ce qu'il a ? c'est mon pardessus qu'il apporte, dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel résultat. J'aurais mieux fait d'y aller moi-même. Enfin vous allez le mettre sur vos épaules. Savez-vous que c'est très compromettant, mon cher ? c'est comme de boire dans le même verre, je saurai vos pensées. Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire », et tout en me mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait le long du cou, relevait le col, et de sa main frôlait mon menton, en s'excusant. « À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il faut le bichonner, j'ai manqué ma vocation, Brichot, j'étais né pour être bonne d'enfants. » Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous les deux. D'ailleurs, la certitude qu'à la maison je retrouverais Albertine, certitude égale à celle que dans l'après-midi, j'avais qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais assis au piano, après que Françoise m'eut téléphoné. Et c'est ce calme qui me permit, chaque fois qu'au cours de cette conversation je voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot qui craignait que mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme Verdurin viendrait nous appeler. « Voyons, dit-il au baron, restez un peu avec nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure », ajouta Brichot en fixant sur moi son oeil presque mort, auquel les nombreuses opérations qu'il avait subies avaient fait recouvrer un peu de vie, mais qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression oblique de la malignité. « L'accolade, est-il bête ! s'écria le baron d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande s'il ne couche pas avec. – Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets de vous avertir si elle vient, je le saurai par Mme Verdurin », me dit Brichot qui sans doute prévoyait que le baron risquait fort d'être de façon imminente exclu du petit clan. « Hé bien, vous me croyez donc moins bien que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être renseigné sur la venue de ces personnes d'une terrible réputation ? Vous savez que c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande terrible, tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance nouvelle, changeait de forme. Et tout d'un coup me rappelant certains mouvements d'impatience d'Albertine qu'elle réprimait du reste aussitôt, j'eus l'effroi qu'elle eût conçu le projet de me quitter. Ce soupçon me rendait d'autant plus nécessaire de faire durer notre vie commune jusqu'à un temps où j'aurais retrouvé mon calme. Et pour ôter à Albertine, si elle l'avait, l'idée de devancer mon projet de rupture, pour lui faire paraître, jusqu'à ce que je puisse le réaliser sans souffrir, sa chaîne plus légère, le plus habile (peut-être j'étais contagionné par la présence de M. de Charlus, par le souvenir inconscient des comédies qu'il aimait à jouer), le plus habile me parut de faire croire à Albertine que j'avais moi-même l'intention de la quitter, j'allais dès que je serais rentré simuler des adieux, une rupture. « Certes non pas, je ne me crois pas mieux que vous avec Mme Verdurin », proclama Brichot en ponctuant les mots, car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du baron. Et comme il voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du divertissement promis : « Il y a une chose à quoi le baron me semble ne pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames, c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et imméritée. Ainsi par exemple, dans la série plus notoire que j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à fait innocents. La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et mobiliser La Villette, quand une autre affaire, où l'anarchie fut bien portée et devint le péché à la mode de nos bons dilettantes, mais dont il n'est point permis de prononcer le nom par crainte de querelles, aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout son visage le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie. « Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites des noms. Oui, je connais tout », riposta violemment M. de Charlus à une interruption timide de Brichot, « les gens qui ont fait cela autrefois par curiosité, ou par affection unique pour un ami mort, et celui qui, craignant de s'être trop avancé, si vous lui parlez de la beauté d'un homme vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas plus distinguer un homme beau d'un laid qu'entre deux moteurs d'auto, comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant, moi qui suis un curieux, un fureteur, j'en ai connu, et qui n'étaient pas des mythes. Oui, au cours de ma vie j'ai constaté (j'entends scientifiquement constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées. Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan ne dit pas deux mots sans ajouter jarniguié, ou un Anglais goddam. C'est de la convention pour théâtre des boulevards. »
M. de Charlus m'étonna beaucoup en citant parmi les invertis « l'ami de l'actrice » que j'avais vu à Balbec et qui était le chef de la petite Société des quatre amis. « Mais alors cette actrice ? – Elle lui sert de paravent, et d'ailleurs il a des relations avec elle, plus peut-être qu'avec des hommes, avec qui il n'en a guère. – Il en a avec les trois autres ? – Mais pas du tout ! Ils sont amis pas du tout pour ça ! Deux sont tout à fait pour femmes. Un en est, mais n'est pas sûr pour son ami, et en tout cas ils se cachent l'un de l'autre. Ce qui vous étonnera, c'est que ces réputations injustifiées sont les plus établies aux yeux du public. Vous même, Brichot, qui mettriez votre main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme tout le monde à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces goûts-là pour la masse, alors qu'il n'en est pas pour deux sous. Je dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis nous verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là-dedans, se tient en règle générale entre trois et quatre sur dix. » Si Brichot avait transposé dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon tour et inversement c'est au sexe féminin et en pensant à Albertine, que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par sa statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres cancaniers, peut-être menteurs, en tout cas trompés par leur propre désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute les calculs du baron. « Trois sur dix ! s'écria Brichot. En renversant la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des coupables. S'il est celui que vous dites, baron, et si vous ne vous trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants d'une vérité que personne ne soupçonne autour d'eux. C'est ainsi que Barrès a fait sur la corruption parlementaire des découvertes qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau des renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées, qui se trouve être la réalité même. Trois sur dix ! » reprit Brichot stupéfait. Et il est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe. C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux : « Mais non, vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue leur est dictée, partie par leur amour-propre pour qui il est plus flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls, partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait que dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes et les compartiments faits d'avance sont trop simples. « Trois sur dix ! mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir ratifiera, baron, si vous vouliez présenter à la postérité le tableau que vous nous dites elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier. Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes et vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principat, sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboulage d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne ! notre Bossuet. – Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme disait le pauvre Swann. – Comment ? Vous avez connu Swann, baron, mais je ne savais pas. Est-ce qu'il avait ces goûts-là ? demanda Brichot d'un air inquiet. – Mais est-il grossier ! Vous croyez donc que je ne connais que des gens comme ça ? Mais non, je ne crois pas », dit Charlus les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant que, puisqu'il s'agissait de Swann dont les tendances si opposées avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait être qu'inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le laissait échapper dans une insinuation : « Je ne dis pas qu'autrefois au collège, une fois par hasard », dit le baron comme malgré lui et comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant : « Mais il y a deux cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle ? vous m'embêtez », conclut-il en riant. « En tout cas il n'était pas joli, joli ! » dit Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les autres laids. « Taisez-vous, dit le baron, vous ne savez pas ce que vous dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il, en mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les amours. Du reste il est resté charmant. Il a été follement aimé des femmes. – Mais est-ce que vous avez connu la sienne ? – Mais voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu'elle jouait Miss Sacripant ; j'étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme, et bien que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais les lettres. Et puis c'est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un tel – ces hommes dont pour pas un seul le pauvre Swann n'avait rien su, aveuglé par la jalousie et par l'amour, tour à tour supputant les chances et croyant aux serments, plus affirmatifs qu'une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu'il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s'il avait récité la liste des rois de France. Et en effet le jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et c'est pour les étrangers que la chronique des adultères prend la précision de l'histoire, et s'allonge en listes, d'ailleurs indifférentes, et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux, comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui dont il entend parler et qui se demande si pour la femme dont il doute une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir, c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. « Mais est-ce que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs ? – Mais voyons, quelle horreur ! Raconter cela à Charles ! C'est à faire dresser les cheveux sur la tête. Mais, mon cher, il m'aurait tué tout simplement, il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette, à qui ça aurait, du reste, été bien égal, que… allons, ne me faites pas dire de bêtises. Et le plus fort c'est que c'est elle qui lui a tiré des coups de revolver que j'ai failli recevoir. Ah ! j'ai eu de l'agrément avec ce ménage-là ; et naturellement c'est moi qui ai été obligé d'être son témoin contre d'Osmond, qui ne me l'a jamais pardonné. D'Osmond avait enlevé Odette, et Swann pour se consoler, avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, la soeur d'Odette. Enfin, vous n'allez pas commencer à me faire raconter l'histoire de Swann, nous en aurions pour dix ans, vous comprenez, je connais ça comme personne. C'était moi qui sortais Odette quand elle ne voulait pas voir Charles. Cela m'embêtait d'autant plus que j'ai un très proche parent qui porte le nom de Crécy, sans y avoir naturellement aucune espèce de droit, mais qu'enfin cela ne charmait pas. Car elle se faisait appeler Odette de Crécy et le pouvait parfaitement, étant seulement séparée d'un Crécy dont elle était la femme, très authentique celui-là, un monsieur très bien qu'elle avait ratissé jusqu'au dernier centime. Mais voyons, c'est pour me faire parler, je vous ai vu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des dîners à Balbec. Il doit en avoir besoin, le pauvre : il vivait d'une toute petite pension que lui faisait Swann, et je me doute bien que depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètement d'être payée. Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus, c'est que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n'ayez pas désiré tout à l'heure que je vous présente à la reine de Naples. En somme, je vois que vous ne vous intéressez pas aux personnes en tant que curiosités, et cela m'étonne toujours de quelqu'un qui a connu Swann, chez qui ce genre d'intérêt était si développé, au point qu'on ne peut pas dire si c'est moi qui ai été à cet égard son initiateur ou lui le mien. Cela m'étonne autant que si je voyais quelqu'un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c'est que le goût. Mon Dieu, c'est surtout pour Morel que c'était important de la connaître. Il le désirait du reste passionnément, car il est tout ce qu'il y a de plus intelligent. C'est ennuyeux qu'elle soit partie. Mais enfin je ferai la conjonction ces jours-ci. C'est immanquable qu'il la connaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain. Or il est à espérer que cela n'arrivera pas. » Tout à coup, comme il était resté sous le coup de la proportion de « trois sur dix » que lui avait révélée M. de Charlus, Brichot, qui n'avait cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle d'un juge d'instruction voulant faire avouer un accusé, mais qui en réalité était le résultat du désir qu'avait le professeur de paraître perspicace et du trouble qu'il éprouvait à lancer une accusation si grave : « Est-ce que Ski n'est pas comme cela ? » demanda-t-il à M. de Charlus d'un air sombre. Pour faire admirer ses prétendus dons d'intuition, il avait choisi Ski, se disant que, puisqu'il n'y avait que trois innocents sur dix, il risquait peu de se tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avait des insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale. « Mais pas du tout, s'écria le baron avec une ironie amère, dogmatique et exaspérée. Ce que vous dites est d'un faux, d'un absurde, d'un à côté ! Ski est justement cela pour les gens qui n'y connaissent rien. S'il l'était, il n'en aurait pas tellement l'air, ceci soit dit sans aucune intention de critique, car il a du charme et je lui trouve même quelque chose de très attachant. – Mais dites-nous donc quelques noms », reprit Brichot avec insistance. M. de Charlus se redressa d'un air de morgue : « Ah ! mon cher, moi, vous savez, je vis dans l'abstrait, tout cela ne m'intéresse qu'à un point de vue transcendantal », répondit-il, avec la susceptibilité ombrageuse particulière à ses pareils, et l'affectation de grandiloquence qui caractérisait sa conversation. « Moi, vous comprenez, il n'y a que les généralités qui m'intéressent, je vous parle de cela comme de la loi de la pesanteur. » Mais ces moments de réaction agacée où le baron cherchait à cacher sa vraie vie duraient bien peu auprès des heures de progression continue où il la faisait deviner, l'étalait avec une complaisance agaçante, le besoin de la confidence étant chez lui plus fort que la crainte de la divulgation. « Ce que je voulais dire, reprit-il, c'est que pour une mauvaise réputation qui est injustifiée, il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins. Évidemment le nombre de ceux qui ne les méritent pas varie selon que vous vous en rapportez aux dires de leurs pareils ou des autres. Et il est vrai que si la malveillance de ces derniers est limitée par la trop grande difficulté qu'ils auraient à croire un vice aussi horrible pour eux que le vol ou l'assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent la délicatesse et le coeur, la malveillance des premiers est exagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je, accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements que leur ont donnés des gens qu'a trompés un semblable désir, enfin par l'écart même où ils sont généralement tenus. J'ai vu un homme, assez mal vu à cause de ce goût, dire qu'il supposait qu'un certain homme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire est que cet homme du monde avait été aimable avec lui ! Autant de raisons d'optimisme, dit naïvement le baron, dans la supputation du nombre. Mais la vraie raison de l'écart énorme qu'il y a entre ce nombre calculé par les profanes, et calculé par les initiés, vient du mystère dont ceux-ci entourent leurs agissements, afin de les cacher aux autres, qui, dépourvus d'aucun moyen d'information, seraient littéralement stupéfaits s'ils apprenaient seulement le quart de la vérité. – Alors, à notre époque, c'est comme chez les Grecs, dit Brichot. – Mais comment, comme chez les Grecs ? Vous vous figurez que cela n'a pas continué depuis ? Regardez, sous Louis XIV, Monsieur, le petit Vermandois, Molière, le prince Louis de Baden, Brunswick, Charolais, Boufflers, le Grand Condé, le duc de Brissac. – Je vous arrête, je savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon, Vendôme naturellement et d'ailleurs bien d'autres mais cette vieille peste de Saint-Simon parle souvent du Grand Condé et du prince Louis de Baden et jamais il ne le dit. – C'est tout de même malheureux que ce soit à moi d'apprendre son histoire à un professeur en Sorbonne. Mais, cher maître, vous êtes ignorant comme une carpe. – Vous êtes dur, baron, mais juste. Et tenez, je vais vous faire plaisir. Je me souviens maintenant d'une chanson de l'époque qu'on fit en latin macaronique sur certain orage qui surprit le Grand Condé comme il descendait le Rhône en compagnie de son ami le marquis de La Moussaye. Condé dit :
Carus Amicus Mussaeus,
Ah ! Deus bonus ! quod tempus !
Landerirette,
Imbre sumus perituri.
Et La Moussaye le rassure en lui disant :
Securae sunt nostrae vitae,
Sumus enim Sodomitae,
Igne tantum perituri,
Landeriri.
— Je retire ce que j'ai dit, dit Charlus d'une voix aiguë et maniérée, vous êtes un puits de science, vous me l'écrirez, n'est-ce pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque ma bisaïeule au troisième degré était la soeur de M. le Prince. – Oui, mais, baron, sur le prince Louis de Baden je ne vois rien. Du reste, je crois qu'en général l'art militaire… – Quelle bêtise ! À cette époque-là, Vendôme, Villars, le prince Eugène, le prince de Conti, et si je vous parlais de tous nos héros du Tonkin, du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et “nouvelle génération”, je vous étonnerais bien. Ah ! j'en aurais à apprendre aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération qui a rejeté les vaines complications de ses aînés, dit M. Bourget ! J'ai un petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses admirables ; mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au XVIIe siècle, vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d'Huxelles – entre tant d'autres : “… voluptueux en débauches grecques dont il ne prenait pas la peine de se cacher, et accrochait de jeunes officiers qu'il adomestiquait, outre de jeunes valets très bien faits, et cela sans voile, à l'armée et à Strasbourg.” Vous avez probablement lu les lettres de Madame, les hommes ne l'appelaient que “Putana”. Elle en parle assez clairement. – Et elle était à bonne source pour savoir, avec son mari. – C'est un personnage si intéressant que Madame, dit M. de Charlus. On pourrait faire d'après elle le portrait ne varietur, la synthèse lyrique de la “Femme d'une Tante”. D'abord hommasse ; généralement la femme d'une Tante est un homme, c'est ce qui lui rend si facile de lui faire des enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle sans cesse de ce même vice chez les autres, en personne renseignée et par ce pli que nous avons d'aimer à trouver dans les familles des autres les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver à nous-même que cela n'a rien d'exceptionnel ni de déshonorant. Je vous disais que cela a été tout le temps comme cela. Cependant le nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré les exemples que j'empruntais au XVIIe siècle, si mon grand aïeul François de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en dire avec plus de raison encore que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi : “Les vices sont de tous les temps ; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d'Héliogabale ?” Que tout le monde connaît me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait “le boniment” de ses plus célèbres contemporains comme je connais celui des miens. Mais des gens comme cela, il n'y en a pas seulement davantage aujourd'hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. »
Je vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de moeurs avait évolué. Et pas un instant pendant qu'il parlait, pendant que Brichot parlait, l'image plus ou moins consciente de mon chez-moi où m'attendait Albertine ne fut, associée au motif caressant et intime de Vinteuil, absente de moi. Je revenais sans cesse à Albertine, de même qu'il faudrait bien revenir effectivement auprès d'elle tout à l'heure comme à une sorte de boulet auquel j'étais, de façon ou d'autre, attaché, qui m'empêchait de quitter Paris et qui en ce moment, pendant que du salon Verdurin j'évoquais mon chez-moi, me le faisait sentir, non comme un espace vide, exaltant pour la personnalité et un peu triste, mais comme rempli – semblable en cela à l'hôtel de Balbec un certain soir – par cette présence qui n'en bougeait pas, qui durait là-bas pour moi, et qu'au moment que je voudrais j'étais sûr de retrouver. L'insistance avec laquelle M. de Charlus revenait toujours sur le sujet – à l'égard duquel, d'ailleurs, son intelligence toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine pénétration – avait quelque chose d'assez complexement pénible. Il était raseur comme un savant qui ne voit rien au-delà de sa spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets qu'il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès qu'il s'agit de leurs défauts, s'épanouissent sans s'apercevoir qu'ils déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent comme un coupable. Ces caractéristiques, qui dans certains moments devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un criminel, m'apportaient d'ailleurs un certain apaisement. Car, leur faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d'elles des déductions à l'égard d'Albertine et me rappelant l'attitude de celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût pour moi l'un de ces souvenirs, et si mélancolique l'autre, je me disais qu'ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée, de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons d'espérer, de la même manière qu'il me les avait fournies, c'est-à-dire sans le savoir. « Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue sans élégance et sans décence danse le tango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien. Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui n'aimant qu'elles ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle ne fût pas malheureuse. Hélas ! tout est changé. Maintenant ils se recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit : “sûrement non”, n'avoir pas pu me tromper. Hé bien, j'en donne ma langue aux chats. Un de mes amis qui est bien connu pour cela avait un cocher que ma belle-soeur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une fille de brasserie. Mon cousin le prince de Guermantes, qui a justement l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me dit un jour : “Mais pourquoi est-ce que X ne couche pas avec son cocher ? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir, à Théodore (c'est le nom du cocher), et s'il n'est même pas très piqué de voir que son patron ne lui fait pas d'avances ?” Je ne pus m'empêcher d'imposer silence à Gilbert ; j'étais énervé à la fois de cette prétendue perspicacité qui quand elle s'exerce indistinctement est un manque de perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin qui aurait voulu que notre ami X essayât de se risquer sur la planche, pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. – Le prince de Guermantes a donc ces goûts ? demanda Brichot avec un mélange d'étonnement et de malaise. – Mon Dieu, répondit M. de Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une indiscrétion en vous disant que oui. Hé bien, l'année suivante j'allai à Balbec et là j'appris par un matelot qui m'emmenait quelquefois à la pêche que mon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour soeur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et “autre chose itou”. » Ce fut à mon tour de demander si le patron, dans lequel j'avais reconnu le monsieur qui jouait aux cartes toute la journée avec sa maîtresse, était comme le prince de Guermantes. « Mais voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. – Mais il avait avec lui sa maîtresse. – Hé bien, qu'est-ce que ça fait ? Sont-ils naïfs, ces enfants », me dit-il d'un ton paternel, sans se douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à Albertine. « Elle est charmante, sa maîtresse. – Mais alors ses trois amis sont comme lui ? – Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant les oreilles comme si en jouant d'un instrument j'avais fait une fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité. Alors on n'a plus le droit d'avoir des amis ? Ah ! la jeunesse, ça confond tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. Or, reprit-il, j'avoue que ce cas, et j'en connais bien d'autres, si ouvert que je tâche de garder mon esprit à toutes les hardiesses, m'embarrasse. Je suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d'un vieux gallican parlant de certaines formes d'ultramontanisme, d'un royaliste libéral parlant de l'Action française, ou d'un disciple de Claude Monet des cubistes. Je ne blâme pas ces novateurs, je les envie plutôt, je cherche à les comprendre, mais je n'y arrive pas. S'ils aiment tant la femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où c'est mal vu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de ce qu'ils appellent un môme ? C'est que cela leur représente autre chose. Quoi ? » « Qu'est-ce que la femme peut représenter d'autre à Albertine ? » pensais-je, et c'était bien là, en effet, ma souffrance. « Décidément, baron, dit Brichot, si jamais le Conseil des facultés propose d'ouvrir une chaire d'homosexualité, je vous fais proposer en première ligne. Ou plutôt non, un Institut de psychophysiologie spéciale vous conviendrait mieux. Et je vous vois surtout pourvu d'une chaire au Collège de France, vous permettant de vous livrer à des études personnelles dont vous livreriez les résultats, comme fait le professeur de tamoul ou de sanscrit devant le très petit nombre de personnes que cela intéresse. Vous auriez deux auditeurs et l'appariteur, soit dit sans vouloir jeter le plus léger soupçon sur notre corps d'huissiers, que je crois insoupçonnable. – Vous n'en savez rien, répliqua le baron d'un ton dur et tranchant. D'ailleurs vous vous trompez en croyant que cela intéresse si peu de personnes. C'est tout le contraire », et sans se rendre compte de la contradiction qui existait entre la direction que prenait invariablement sa conversation et le reproche qu'il allait adresser aux autres : « C'est au contraire effrayant, dit-il à Brichot d'un air scandalisé et contrit, on ne parle plus que de cela. C'est une honte, mais c'est comme je vous le dis, mon cher ! Il paraît qu'avant-hier, chez la duchesse d'Ayen, on n'a pas parlé d'autre chose pendant deux heures. Vous pensez, si maintenant les femmes se mettent à parler de ça, c'est un véritable scandale ! Ce qu'il y a de plus ignoble, c'est qu'elles sont renseignées, ajouta-t-il avec un feu et une énergie extraordinaires, par des pestes, de vrais salauds, comme le petit Châtellerault, sur qui il y a plus à dire que sur personne, et qui leur racontent les histoires des autres. On m'a dit qu'il disait pis que pendre de moi, mais je n'en ai cure, je pense que la boue et les saletés jetées par un individu qui a failli être renvoyé du Jockey pour avoir truqué un jeu de cartes, ne peut retomber que sur lui. Je sais bien que si j'étais Jane d'Ayen je respecterais assez mon salon pour qu'on n'y traite pas des sujets pareils et qu'on ne traîne pas chez moi mes propres parents dans la fange. Mais il n'y a plus de société, plus de règles, plus de convenances, pas plus pour la conversation que pour la toilette. Ah ! mon cher, c'est la fin du monde. Tout le monde est devenu si méchant. C'est à qui dira le plus de mal des autres. C'est une horreur ! »
Lâche comme je l'étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m'enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père, et les vains efforts de ma grand-mère le suppliant de ne pas le boire, je n'avais plus qu'une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l'exécution de Charlus eût eu lieu. « Il faut absolument que je parte, dis-je à Brichot. – Je vous suis, me dit-il, mais nous ne pouvons pas partir à l'anglaise. Allons dire au revoir à Mme Verdurin », conclut le professeur qui se dirigea vers le salon de l'air de quelqu'un qui, aux petits jeux, va voir « si on peut revenir ».
Pendant que nous causions, M. Verdurin, sur un signe de sa femme, avait emmené Morel. Mme Verdurin, du reste, eût-elle, toutes réflexions faites, trouvé qu'il était plus sage d'ajourner les révélations à Morel qu'elle ne l'eût plus pu. Il y a certains désirs, parfois circonscrits à la bouche, qui une fois qu'on les a laissés grandir, exigent d'être satisfaits, quelles que doivent être les conséquences ; on ne peut plus résister à embrasser une épaule décolletée qu'on regarde depuis trop longtemps et sur laquelle les lèvres tombent comme l'oiseau sur le serpent, à manger un gâteau d'une dent que la fringale fascine, à se refuser l'étonnement, le trouble, la douleur ou la gaieté qu'on va déchaîner dans une âme par des propos imprévus. Telle, ivre de mélodrame, Mme Verdurin avait enjoint à son mari d'emmener Morel et de parler coûte que coûte au violoniste. Celui-ci avait commencé par déplorer que la reine de Naples fût partie sans qu'il eût pu lui être présenté. M. de Charlus lui avait tant répété qu'elle était la soeur de l'impératrice Élisabeth et de la duchesse d'Alençon, que la souveraine avait pris aux yeux de Morel une importance extraordinaire. Mais le Patron lui avait expliqué que ce n'était pas pour parler de la reine de Naples qu'ils étaient là, et était entré dans le vif du sujet. « Tenez, avait-il conclu au bout de quelque temps, tenez, si vous voulez, nous allons demander conseil à ma femme. Ma parole d'honneur, je ne lui en ai rien dit. Nous allons voir comment elle juge la chose. Mon avis n'est peut-être pas le bon, mais vous savez quel jugement sûr elle a, et puis elle a pour vous une immense amitié, allons lui soumettre la cause. » Et tandis que Mme Verdurin attendait avec impatience les émotions qu'elle allait savourer en parlant au virtuose, puis, quand il serait parti, à se faire rendre un compte exact du dialogue qui avait été échangé entre lui et son mari, et en attendant ne cessait de répéter : « Mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire ? J'espère au moins qu'Auguste, en le tenant un temps pareil, aura su convenablement le styler », M. Verdurin était redescendu avec Morel, lequel paraissait fort ému. « Il voudrait te demander un conseil », dit M. Verdurin à sa femme, de l'air de quelqu'un qui ne sait pas si sa requête sera exaucée. Au lieu de répondre à M. Verdurin, dans le feu de la passion c'est à Morel que s'adressa Mme Verdurin : « Je suis absolument du même avis que mon mari, je trouve que vous ne pouvez pas tolérer cela plus longtemps ! » s'écria-t-elle avec violence, et oubliant comme fiction futile qu'il avait été convenu entre elle et son mari qu'elle était censée ne rien savoir de ce qu'il avait dit au violoniste. « Comment ? Tolérer quoi ? » balbutia M. Verdurin qui essayait de feindre l'étonnement et cherchait, avec une maladresse qu'expliquait son trouble, à défendre son mensonge. « Je l'ai deviné, ce que tu lui as dit », répondit Mme Verdurin sans s'embarrasser du plus ou moins de vraisemblance de l'explication, et se souciant peu de ce que, quand il se rappellerait cette scène, le violoniste pourrait penser de la véracité de sa Patronne. « Non, reprit Mme Verdurin, je trouve que vous ne devez pas souffrir davantage cette promiscuité honteuse avec un personnage flétri qui n'est reçu nulle part, ajouta-t-elle, n'ayant cure que ce ne fût pas vrai et oubliant qu'elle le recevait presque chaque jour. Vous êtes la fable du Conservatoire, ajouta-t-elle, sentant que c'était l'argument qui porterait le plus ; un mois de plus de cette vie et votre avenir artistique est brisé, alors que sans le Charlus vous devriez gagner plus de cent mille francs par an. – Mais je n'avais jamais rien entendu dire, je suis stupéfait, je vous suis bien reconnaissant », murmura Morel les larmes aux yeux. Mais, obligé à la fois de feindre l'étonnement et de dissimuler la honte, il était plus rouge et suait plus que s'il avait joué toutes les sonates de Beethoven à la file, et dans ses yeux montaient des pleurs que le maître de Bonn ne lui aurait certainement pas arrachés. Le sculpteur intéressé par ces larmes sourit et me montra Charlie du coin de l'oeil. « Si vous n'avez rien entendu dire, vous êtes le seul. C'est un monsieur qui a une sale réputation et a eu de vilaines histoires. Je sais que la police l'a à l'oeil et c'est du reste ce qui peut lui arriver de plus heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des apaches », ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme de Duras lui revenait et, dans la rage dont elle s'enivrait, elle cherchait à aggraver encore les blessures qu'elle faisait au malheureux Charlie et à venger celles qu'elle-même avait reçues ce soir. « Du reste, même matériellement il ne peut vous servir à rien, il est entièrement ruiné depuis qu'il est la proie de gens qui le font chanter et qui ne pourront même pas tirer de lui les frais de leur musique, vous encore moins les frais de la vôtre, car tout est hypothéqué, hôtel, château, etc. » Morel ajouta d'autant plus aisément foi à ce mensonge que M. de Charlus aimait à le prendre pour confident de ses relations avec des apaches, race pour qui un fils de valet de chambre, si crapuleux qu'il soit lui-même, professe un sentiment d'horreur égal à son attachement aux idées bonapartistes.
Déjà dans son esprit rusé avait germé une combinaison analogue à ce qu'on appela au XVIIIe siècle le renversement des alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. de Charlus, il retournerait le lendemain soir auprès de la nièce de Jupien, se chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ce projet devait échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupien un rendez-vous auquel l'ancien giletier n'osa manquer malgré les événements. D'autres, qu'on va voir, s'étant précipités à l'égard de Morel, quand Jupien en pleurant raconta ses malheurs au baron, celui-ci, non moins malheureux, lui déclara qu'il adoptait la petite abandonnée, qu'elle prendrait un des titres dont il disposait, probablement celui de Mlle d'Oloron, lui ferait donner un complément parfait d'instruction et faire un riche mariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien et laissèrent indifférente sa nièce car elle aimait toujours Morel, lequel par sottise ou cynisme entrait en plaisantant dans la boutique quand Jupien était absent. « Qu'est-ce que vous avez, disait-il en riant, avec vos yeux cernés ? Des chagrins d'amour ? Dame, les années se suivent et ne se ressemblent pas. Après tout, on est bien libre d'essayer une chaussure, à plus forte raison une femme, et si elle n'est pas à votre pied… » Il ne se fâcha qu'une fois parce qu'elle pleura, ce qu'il trouva lâche, un indigne procédé. On ne supporte pas toujours bien les larmes qu'on fait verser.
Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passa qu'après la soirée Verdurin, que nous avons interrompue et qu'il faut reprendre où nous en étions. « Je ne me serais jamais douté, soupira Morel, en réponse à Mme Verdurin. – Naturellement on ne vous le dit pas en face, ça n'empêche pas que vous êtes la fable du Conservatoire, reprit méchamment Mme Verdurin, voulant montrer à Morel qu'il ne s'agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Je veux bien croire que vous l'ignorez et pourtant on ne se gêne guère. Demandez à Ski ce qu'on disait l'autre jour chez Chevillard, à deux pas de nous, quand vous êtes entré dans ma loge. C'est-à-dire qu'on vous montre du doigt. Je vous dirai que pour moi je n'y fais pas autrement attention, ce que je trouve surtout c'est que ça rend un homme prodigieusement ridicule et qu'il est la risée de tous pour toute sa vie. – Je ne sais pas comment vous remercier », dit Charlie du ton dont on le dit à un dentiste qui vient de vous faire affreusement mal sans qu'on ait voulu le laisser voir, ou à un témoin trop sanguinaire qui vous a forcé à un duel pour une parole insignifiante dont il vous a dit : « Vous ne pouvez pas empocher ça. » « Je pense que vous avez du caractère, que vous êtes un homme, répondit Mme Verdurin, et que vous saurez parler haut et clair quoiqu'il dise à tout le monde que vous n'oserez pas, qu'il vous tient. » Charlie, cherchant une dignité d'emprunt pour couvrir la sienne en lambeaux, trouva dans sa mémoire, pour l'avoir lu ou bien entendu dire, et proclama aussitôt : « Je n'ai pas été élevé à manger de ce pain-là. Dès ce soir, je romprai avec M. de Charlus. La reine de Naples est bien partie, n'est-ce pas ? Sans cela, avant de rompre avec lui, je lui aurais demandé… – Ce n'est pas nécessaire de rompre entièrement avec lui, dit Mme Verdurin, désireuse de ne pas désorganiser le petit noyau. Il n'y a pas d'inconvénients à ce que vous le voyiez ici, dans notre petit groupe, où vous êtes apprécié, où on ne dira pas de mal de vous. Mais exigez votre liberté, et puis ne vous laissez pas traîner par lui chez toutes ces pécores qui sont aimables par-devant, j'aurais voulu que vous entendiez ce qu'elles disaient par-derrière. D'ailleurs n'en ayez pas de regrets, non seulement vous vous enlevez une tache qui vous resterait toute la vie, mais au point de vue artistique, même s'il n'y avait pas cette honteuse présentation par Charlus, je vous dirais que de vous galvauder ainsi dans ce milieu de faux monde, cela vous donnerait un air pas sérieux, une réputation d'amateur, de petit musicien de salon, qui est terrible à votre âge. Je comprends que pour toutes ces belles dames c'est très commode de rendre des politesses à leurs amies en vous faisant venir à l'oeil, mais c'est votre avenir d'artiste qui en ferait les frais. Je ne dis pas chez une ou deux. Vous parliez de la reine de Naples, qui est partie en effet, elle avait une soirée, celle-là, c'est une brave femme et je vous dirai que je crois qu'elle fait peu de cas du Charlus. Je vous dirai que je crois que c'est surtout pour moi qu'elle venait. Oui, oui, je sais qu'elle avait envie de connaître M. Verdurin et moi. Cela, c'est un endroit où vous pourrez jouer. Et puis je vous dirai qu'amené par moi que les artistes connaissent, vous savez, pour qui ils ont toujours été très gentils, qu'ils considèrent un peu comme des leurs, comme leur Patronne, c'est tout différent. Mais gardez-vous surtout comme du feu d'aller chez Mme de Duras ! N'allez pas faire une boulette pareille ! Je connais des artistes qui sont venus me faire leurs confidences sur elle. Vous savez, ils savent qu'ils peuvent se fier à moi, dit-elle du ton doux et simple qu'elle savait prendre subitement, en donnant à ses traits un air de modestie, à ses yeux un charme approprié. Ils viennent comme ça me raconter leurs petites histoires ; ceux qu'on prétend le plus silencieux, ils bavardent quelquefois des heures avec moi et je ne peux pas vous dire ce qu'ils sont intéressants. Le pauvre Chabrier disait toujours : “Il n'y a que Mme Verdurin qui sache les faire parler.” Hé bien, vous savez, tous, mais je vous dis sans exception, je les ai vus pleurer d'avoir été jouer chez Mme de Duras. Ce n'est pas seulement les humiliations qu'elle s'amuse à leur faire faire par ses domestiques, mais ils ne pouvaient plus trouver d'engagement nulle part. Les directeurs disaient : “Ah ! oui, c'est celui qui joue chez Mme de Duras.” C'était fini. Il n'y a rien pour vous couper un avenir comme ça. Vous savez, les gens du monde ça ne donne pas l'air sérieux, on peut avoir tout le talent qu'on veut, c'est triste à dire, mais il suffit d'une Mme de Duras pour vous donner la réputation d'un amateur. Et pour les artistes, vous savez, moi, vous comprenez que je les connais depuis quarante ans que je les fréquente, que je les lance, que je m'intéresse à eux, eh bien, vous savez, pour eux, quand ils ont dit “un amateur”, ils ont tout dit. Et au fond on commençait à le dire de vous. Ce que de fois j'ai été obligée de me gendarmer, d'assurer que vous ne joueriez pas dans tel salon ridicule ! Savez-vous ce qu'on me répondait : “Mais il sera bien forcé, Charlus ne le consultera même pas, il ne lui demande pas son avis.” Quelqu'un a cru lui faire plaisir en lui disant : “Nous admirons beaucoup votre ami Morel.” Savez-vous ce qu'il a répondu, avec cet air insolent que vous connaissez : “Mais comment voulez-vous qu'il soit mon ami ? nous ne sommes pas de la même classe, dites qu'il est ma créature, mon protégé.” » À ce moment s'agitait sous le front bombé de la déesse musicienne la seule chose que certaines personnes ne peuvent pas conserver pour elles, un mot qu'il est non seulement abject, mais imprudent de répéter. Mais le besoin de le répéter est plus fort que l'honneur, que la prudence. C'est à ce besoin que, après quelques légers mouvements convulsifs du front sphérique et chagrin, céda la Patronne : « On a même répété à mon mari qu'il avait dit : “mon domestique”, mais cela je ne peux pas l'affirmer », ajouta-t-elle. C'est un besoin pareil qui avait contraint M. de Charlus, peu après avoir juré à Morel que personne ne saurait jamais d'où il était sorti, à dire à Mme Verdurin : « C'est le fils d'un valet de chambre. » Un besoin pareil encore, maintenant que le mot était lâché, le ferait circuler de personnes en personnes, qui le confieraient sous le sceau d'un secret qui serait promis et non gardé, comme elles avaient fait elles-mêmes. Ces mots finissaient, comme au jeu du furet, par revenir à Mme Verdurin, la brouillant avec l'intéressé qui avait fini par l'apprendre. Elle le savait, mais ne pouvait retenir le mot qui lui brûlait la langue. « Domestique » ne pouvait d'ailleurs que froisser Morel. Elle dit pourtant « domestique », et si elle ajouta qu'elle ne pouvait l'affirmer, ce fut à la fois pour paraître certaine du reste, grâce à cette nuance, et pour montrer de l'impartialité. Cette impartialité qu'elle montrait la toucha elle-même tellement qu'elle commença à parler tendrement à Charlie : « Car voyez-vous, dit-elle, moi je ne lui fais pas de reproches, il vous entraîne dans son abîme, ce n'est pas sa faute, puisqu'il y roule lui-même, puisqu'il y roule », répéta-t-elle assez fort, ayant été émerveillée de la justesse de l'image qui lui était partie plus vite que son attention qui ne la rattrapait que maintenant, et tâchant de la mettre en valeur. « Non, ce que je lui reproche, dit-elle d'un ton tendre, comme une femme ivre de son succès, c'est de manquer de délicatesse envers vous. Il y a des choses qu'on ne dit pas à tout le monde. Ainsi tout à l'heure il a parié qu'il allait vous faire rougir de plaisir, en vous annonçant (par blague naturellement, car sa recommandation suffirait à vous empêcher de l'avoir) que vous auriez la croix de la Légion d'honneur. Cela passe encore, quoique je n'aie jamais beaucoup aimé, reprit-elle d'un air délicat et digne, qu'on dupe ses amis, mais vous savez, il y a des riens qui nous font de la peine. C'est par exemple quand il nous raconte en se tordant que si vous désirez la croix, c'est pour votre oncle et que votre oncle était larbin. – Il vous a dit cela ! », s'écria Charlie, croyant d'après ces mots habilement rapportés à la vérité de tout ce qu'avait dit Mme Verdurin. Mme Verdurin fut inondée de la joie d'une vieille maîtresse qui, sur le point d'être lâchée par son jeune amant, réussit à rompre son mariage. Et peut-être n'avait-elle pas calculé son mensonge ni même menti sciemment. Une sorte de logique sentimentale, peut-être, plus élémentaire encore, une sorte de réflexe nerveux, qui la poussait, pour égayer sa vie et préserver son bonheur, à « brouiller les cartes » dans le petit clan, faisait-elle monter impulsivement à ses lèvres sans qu'elle eût le temps d'en contrôler la vérité, ces assertions diaboliquement utiles, sinon rigoureusement exactes. « Il nous l'aurait dit à nous seuls que cela ne ferait rien, reprit la Patronne, nous savons qu'il faut prendre et laisser de ce qu'il dit, et puis il n'y a pas de sot métier, vous avez votre valeur, vous êtes ce que vous valez ; mais qu'il aille faire tordre avec cela Mme de Portefin (Mme Verdurin la citait exprès, parce qu'elle savait que Charlie aimait Mme de Portefin), c'est ce qui nous rend malheureux. Mon mari me disait en l'entendant : “J'aurais mieux aimé recevoir une gifle.” Car il vous aime autant que moi, vous savez, Gustave (on apprit ainsi que M. Verdurin s'appelait Gustave). Au fond c'est un sensible. – Mais je ne t'ai jamais dit que je l'aimais, murmura M. Verdurin faisant le bourru bienfaisant. C'est le Charlus qui l'aime. – Oh ! non, maintenant je comprends la différence, j'étais trahi par un misérable, et vous, vous êtes bon, s'écria avec sincérité Charlie. – Non, non, murmura Mme Verdurin pour garder sa victoire (car elle sentait ses mercredis sauvés) sans en abuser, misérable est trop dire ; il fait du mal, beaucoup de mal, inconsciemment ; vous savez, cette histoire de Légion d'honneur n'a pas duré très longtemps. Et il me serait désagréable de vous répéter tout ce qu'il a dit sur votre famille, dit Mme Verdurin, qui eût été bien embarrassée de le faire. – Oh ! cela a beau n'avoir duré qu'un instant, cela prouve que c'est un traître », s'écria Morel.
C'est à ce moment que nous rentrâmes au salon. « Ah ! » s'écria M. de Charlus en voyant que Morel était là et, marchant vers le musicien avec le genre d'allégresse des hommes qui ont organisé savamment toute leur soirée en vue d'un rendez-vous avec une femme, et qui tout enivrés ne se doutent guère qu'ils ont dressé eux-mêmes le piège où vont les saisir et devant tout le monde les rosser, des hommes apostés par le mari : « Hé bien, enfin, ce n'est pas trop tôt, êtes-vous content, jeune gloire et bientôt jeune chevalier de la Légion d'honneur ? Car bientôt vous pourrez montrer votre croix », dit M. de Charlus à Morel d'un air tendre et triomphant, mais par ces mots mêmes de décoration contresignant les mensonges de Mme Verdurin, qui apparurent une vérité indiscutable à Morel. « Laissez-moi, je vous défends de m'approcher, cria Morel au baron. Vous ne devez pas être à votre coup d'essai, je ne suis pas le premier que vous essayez de pervertir ! » Ma seule consolation était de penser que j'allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par M. de Charlus. Pour mille fois moins que cela j'avais essuyé ses colères de fou, personne n'était à l'abri d'elles, un roi ne l'eût pas intimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire. On vit M. de Charlus, muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en comprendre la cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux successivement sur toutes les personnes présentes, d'un air interrogateur, indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins encore ce qui s'était passé que ce qu'il devait répondre. Peut-être ce qui le rendait muet était-ce (en voyant que M. et Mme Verdurin détournaient les yeux et que personne ne lui porterait secours) la souffrance présente et l'effroi surtout des souffrances à venir ; ou bien que ne s'étant pas d'avance par l'imagination monté la tête et forgé une colère, n'ayant pas de rage toute prête en mains (car, sensitif, nerveux, hystérique, il était un vrai impulsif, mais un faux brave, même, comme je l'avais toujours cru et ce qui me le rendait assez sympathique, un faux méchant, et n'avait pas les réactions normales de l'homme d'honneur outragé), on l'avait saisi et brusquement frappé au moment où il était sans armes ; ou bien que, dans un milieu qui n'était pas le sien, il se sentait moins à l'aise et moins courageux qu'il n'eût été dans le Faubourg. Toujours est-il que, dans ce salon qu'il dédaignait, ce grand seigneur (à qui n'était pas plus essentiellement inhérente la supériorité sur les roturiers qu'elle ne le fut à tel de ses ancêtres angoissés devant le Tribunal révolutionnaire) ne sut, dans une paralysie de tous les membres et de la langue, que jeter de tous côtés des regards épouvantés, indignés par la violence qu'on lui faisait, aussi suppliants qu'interrogateurs. Pourtant M. de Charlus possédait toutes les ressources non seulement de l'éloquence mais de l'audace, quand, pris d'une rage qui bouillonnait depuis longtemps contre quelqu'un, il le clouait de désespoir par les mots les plus sanglants devant les gens du monde scandalisés et qui n'avaient jamais cru qu'on pût aller si loin. M. de Charlus dans ces cas-là brûlait, se démenait en de véritables attaques nerveuses, dont tout le monde restait tremblant. Mais c'est que dans ces cas-là il avait l'initiative, il attaquait, il disait ce qu'il voulait (comme Bloch savait plaisanter des Juifs et rougissait si on prononçait leur nom devant lui). Ces gens qu'il haïssait, il les haïssait parce qu'il s'en croyait méprisé. Eussent-ils été gentils pour lui, au lieu de se griser de colère contre eux il les eût embrassés. Dans une circonstance si cruellement imprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier : « Qu'est-ce que cela veut dire ? qu'est-ce qu'il y a ? » On ne l'entendait même pas. Et la pantomime éternelle de la terreur panique a si peu changé, que ce vieux monsieur à qui il arrivait une aventure désagréable dans un salon parisien, répétait à son insu les quelques attitudes schématiques dans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges stylisait l'épouvante des nymphes poursuivies par le dieu Pan.
L'ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis à la retraite, le mondain à qui on bat froid, l'amoureux éconduit examinent parfois pendant des mois l'événement qui a brisé leurs espérances ; ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait d'où ni on ne sait par qui, pour un peu un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes au moins disposent de l'analyse ; les malades souffrant d'un mal dont ils ne savent pas l'origine peuvent faire venir le médecin. Et les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d'instruction. Mais les actions déconcertantes de nos semblables, nous en découvrons rarement les mobiles.
Ainsi M. de Charlus, pour anticiper sur les jours qui suivirent cette soirée à laquelle nous allons revenir, ne vit dans l'attitude de Charlie qu'une seule chose claire. Charlie, qui avait souvent menacé le baron de raconter quelle passion il lui inspirait, avait dû profiter pour le faire de ce qu'il se croyait maintenant suffisamment « arrivé » pour voler de ses propres ailes. Et il avait dû tout raconter, par pure ingratitude, à Mme Verdurin. Mais comment celle-ci s'était-elle laissé tromper (car le baron, décidé à nier, était déjà persuadé lui-même que les sentiments qu'on lui reprocherait étaient imaginaires) ? Des amis de Mme Verdurin, peut-être ayant eux-mêmes une passion pour Charlie, avaient préparé le terrain. En conséquence, M. de Charlus les jours suivants écrivit des lettres terribles à plusieurs « fidèles » entièrement innocents et qui le crurent fou ; puis il alla faire à Mme Verdurin un long récit attendrissant, lequel n'eut d'ailleurs nullement l'effet qu'il souhaitait. Car d'une part, Mme Verdurin répétait au baron : « Vous n'avez qu'à ne plus vous occuper de lui, dédaignez-le, c'est un enfant. » Or le baron ne soupirait qu'après une réconciliation. D'autre part, pour amener celle-ci en supprimant à Charlie tout ce dont il s'était cru assuré, il demandait à Mme Verdurin de ne plus le recevoir, ce à quoi elle opposa un refus qui lui valut des lettres irritées et sarcastiques de M. de Charlus. Allant d'une supposition à l'autre, M. de Charlus ne fit jamais la vraie, à savoir que le coup n'était nullement parti de Morel. Il est vrai qu'il eût pu l'apprendre en demandant à Morel quelques minutes d'entretien. Mais il jugeait cela contraire à sa dignité et aux intérêts de son amour. Il avait été offensé, il attendait des explications. Il y a d'ailleurs presque toujours, attachée à l'idée d'un entretien qui pourrait éclaircir un malentendu, une autre idée qui pour quelque raison que ce soit nous empêche de nous prêter à cet entretien. Celui qui s'est abaissé et a montré sa faiblesse dans vingt circonstances, fera preuve de fierté la vingt et unième fois, la seule où il serait utile de ne pas s'entêter dans une attitude arrogante et de dissiper une erreur qui va s'enracinant chez l'adversaire, faute de démenti. Quant au côté mondain de l'incident, le bruit se répandit que M. de Charlus avait été mis à la porte de chez les Verdurin au moment où il cherchait à violer un jeune musicien. Ce bruit fit qu'on ne s'étonna pas de voir M. de Charlus ne plus reparaître chez les Verdurin, et quand par hasard il rencontrait quelque part un des fidèles qu'il avait soupçonnés et insultés, comme celui-ci gardait rancune au baron qui lui-même ne lui disait pas bonjour, les gens ne s'étonnaient pas, comprenant que personne dans le petit clan ne voulût plus saluer le baron.
Tandis que M. de Charlus, assommé sur le coup par les paroles que venait de prononcer Morel et l'attitude de la Patronne, prenait la pose de la nymphe en proie à la terreur panique, M. et Mme Verdurin s'étaient retirés dans le premier salon, comme en signe de rupture diplomatique, laissant seul M. de Charlus, tandis que sur l'estrade Morel enveloppait son violon. « Tu vas nous raconter comment cela s'est passé, dit avidement Mme Verdurin à son mari. – Je ne sais pas ce que vous lui avez dit, il avait l'air tout ému, dit Ski, il avait des larmes dans les yeux. » Feignant de ne pas avoir compris : « Je crois que ce que j'ai dit lui a été tout à fait indifférent », dit Mme Verdurin par un de ces manèges qui ne trompent pas, du reste, tout le monde, et pour forcer le sculpteur à répéter que Charlie pleurait, pleurs qui enivraient la Patronne de trop d'orgueil pour qu'elle voulût risquer que tel ou tel fidèle, qui pouvait avoir mal entendu, les ignorât. « Mais non, au contraire, je voyais de grosses larmes qui brillaient dans ses yeux », dit le sculpteur sur un ton bas et souriant de confidence malveillante, tout en regardant de côté pour s'assurer que Morel était toujours sur l'estrade et ne pouvait pas écouter la conversation. Mais il y avait une personne qui l'entendait et dont la présence, aussitôt qu'on l'aurait remarquée, allait rendre à Morel une des espérances qu'il avait perdues. C'était la reine de Naples qui, ayant oublié son éventail, avait trouvé plus aimable, en quittant une autre soirée où elle s'était rendue, de venir le rechercher elle-même. Elle était entrée tout doucement, comme confuse, s'apprêtant à s'excuser, et à faire une courte visite maintenant qu'il n'y avait plus personne. Mais on ne l'avait pas entendue entrer dans le feu de l'incident qu'elle avait compris tout de suite et qui l'enflamma d'indignation. « Ski dit qu'il avait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela ? Je n'ai pas vu de larmes. Ah ! si pourtant, je me rappelle, corrigea-t-elle dans la crainte que sa dénégation ne fût crue. Quant au Charlus, il n'en mène pas large, il devrait prendre une chaise, il tremble sur ses jambes, il va s'étaler », dit-elle avec un ricanement sans pitié. À ce moment Morel accourut vers elle : « Est-ce que cette dame n'est pas la reine de Naples ? demanda Morel (bien qu'il sût que c'était elle) en montrant la souveraine qui se dirigeait vers Charlus. Après ce qui vient de se passer, je ne peux plus, hélas ! demander au baron de me présenter. – Attendez, je vais le faire », dit Mme Verdurin, et suivie de quelques fidèles, mais non de moi et de Brichot qui nous empressâmes d'aller demander nos affaires et de sortir, elle s'avança vers la reine qui causait avec M. de Charlus. Celui-ci avait cru que la réalisation de son grand désir que Morel fût présenté à la reine de Naples ne pouvait être empêchée que par la mort improbable de la souveraine. Mais nous nous représentons l'avenir comme un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu'il est le résultat souvent tout prochain de causes qui nous échappent pour la plupart. Il n'y avait pas une heure de cela, et M. de Charlus eût tout donné pour que Morel ne fût pas présenté à la reine. Mme Verdurin fit une révérence à la reine. Voyant que celle-ci n'avait pas l'air de la reconnaître : « Je suis Mme Verdurin. Votre Majesté ne me reconnaît pas. – Très bien », dit la reine en continuant si naturellement à parler à M. de Charlus, et d'un air si parfaitement distrait que Mme Verdurin douta si c'était à elle que s'adressait ce « très bien » prononcé sur une intonation merveilleusement distraite, qui arracha à M. de Charlus, au milieu de sa douleur d'amant, un sourire de reconnaissance expert et friand en matière d'impertinence. Morel, voyant de loin les préparatifs de la présentation, s'était rapproché. La reine tendit son bras à M. de Charlus. Contre lui aussi elle était fâchée, mais seulement parce qu'il ne faisait pas face plus énergiquement à de vils insulteurs. Elle était rouge de honte pour lui que les Verdurin osassent le traiter ainsi. La sympathie pleine de simplicité qu'elle leur avait témoignée il y a quelques heures, et l'insolente fierté avec laquelle elle se dressait devant eux prenaient leur source au même point de son coeur. La reine était une femme pleine de bonté, mais elle concevait la bonté d'abord sous la forme de l'inébranlable attachement aux gens qu'elle aimait, aux siens, à tous les princes de sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les gens de la bourgeoisie ou du plus humble peuple qui savaient respecter ceux qu'elle aimait, avoir pour eux de bons sentiments. C'était en tant qu'à une femme douée de ces bons instincts qu'elle avait manifesté de la sympathie à Mme Verdurin. Et sans doute c'est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. Les anciens n'aimaient pas moins fortement le groupement humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n'excédait pas les limites de la cité, ni les hommes d'aujourd'hui la patrie, que ceux qui aimeront les États-Unis de toute la terre. Tout près de moi, j'ai eu l'exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n'ont jamais pu décider à faire partie d'aucune « oeuvre » philanthropique, d'aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je suis loin de dire qu'elle ait eu raison de n'agir que quand son coeur avait d'abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques, aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d'amour et de générosité, mais je sais bien que celles-là, comme celles de ma grand-mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout ce que purent et firent jamais Mmes de Guermantes ou de Cambremer. Le cas de la reine de Naples était entièrement différent, mais enfin il faut reconnaître que les êtres sympathiques n'étaient pas du tout conçus par elle comme ils le sont dans ces romans de Dostoïevski qu'Albertine avait pris dans ma bibliothèque et accaparés, c'est-à-dire sous les traits de parasites flagorneurs, voleurs, ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin assassins. D'ailleurs les extrêmes se rejoignent, puisque l'homme noble, le proche, le parent outragé que la reine voulait défendre était M. de Charlus, c'est-à-dire, malgré sa naissance et toutes les parentés qu'il avait avec la reine, quelqu'un dont la vertu s'entourait de beaucoup de vices. « Vous n'avez pas l'air bien, mon cher cousin, dit-elle à M. de Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu'il vous soutiendra toujours. Il est assez solide pour cela. » Puis, levant fièrement les yeux devant elle (en face de qui, me raconta Ski, se trouvaient alors Mme Verdurin et Morel) : « Vous savez qu'autrefois à Gaète il a déjà tenu en respect la canaille. Il saura vous servir de rempart. » Et c'est ainsi, emmenant à son bras le baron, et sans s'être laissé présenter Morel, que sortit la glorieuse soeur de l'impératrice Élisabeth.
On pourrait croire, avec le caractère terrible de M. de Charlus, les persécutions dont il terrorisait jusqu'à des parents à lui, qu'il allait à la suite de cette soirée déchaîner sa fureur et exercer des représailles contre les Verdurin. Il n'en fut rien et la cause principale en fut certainement que le baron, ayant pris froid à quelques jours de là et contracté une de ces pneumonies infectieuses qui furent très fréquentes alors, longtemps il fut jugé par ses médecins et se jugea lui-même comme à deux doigts de la mort, puis resta plusieurs mois suspendu entre elle et la vie. Y eut-il simplement métastase physique, et le remplacement par un mal différent de la névrose qui l'avait jusque-là fait s'oublier jusque dans des orgies de colère ? Car il est trop simple de croire que, n'ayant jamais pris au sérieux, du point de vue social, les Verdurin, il ne pouvait leur en vouloir comme à ses pairs, trop simple aussi de rappeler que les nerveux, irrités à tout propos contre des ennemis imaginaires et inoffensifs, deviennent au contraire inoffensifs dès que quelqu'un prend contre eux l'offensive, et qu'on les calme mieux en leur jetant de l'eau froide à la figure qu'en tâchant de leur démontrer l'inanité de leurs griefs. Mais ce n'est probablement pas dans une métastase qu'il faut chercher l'explication de cette absence de rancune ; bien plutôt dans la maladie elle-même. Elle causait de si grandes fatigues au baron qu'il lui restait peu de loisir pour penser aux Verdurin. Il était à demi mourant. Nous parlions d'offensive ; même celles qui n'auront que des effets posthumes requièrent, si on les veut « monter » convenablement, le sacrifice d'une partie de ses forces. Il en restait trop peu à M. de Charlus pour l'activité d'une préparation. On parle souvent d'ennemis mortels qui rouvrent les yeux pour se voir réciproquement à l'article de la mort et qui les referment heureux. Ce cas doit être rare, excepté quand la mort nous surprend en pleine vie. C'est au contraire au moment où on n'a plus rien à perdre, qu'on ne s'embarrasse pas de risques que, plein de vie, on eût assumés légèrement. L'esprit de vengeance fait partie de la vie ; le plus souvent – malgré des exceptions qui, au sein d'un même caractère, on le verra, sont d'humaines contradictions – il nous abandonne au seuil de la mort. Après avoir pensé un instant aux Verdurin, M. de Charlus se sentait trop fatigué, se retournait contre le mur et ne pensait plus à rien. Ce n'est pas qu'il eût perdu son éloquence, mais elle lui demandait moins d'efforts. Elle coulait encore de source, mais avait changé. Détachée des violences qu'elle avait ornées si souvent, ce n'était plus qu'une éloquence quasi mystique qu'embellissaient des paroles de douceur, des paraboles de l'Évangile, une apparente résignation à la mort. Il parlait surtout les jours où il se croyait sauvé. Une rechute le faisait taire. Cette chrétienne douceur, où s'était transposée sa magnifique violence (comme en Esther le génie, si différent, d'Andromaque), faisait l'admiration de ceux qui l'entouraient. Elle eût fait celle des Verdurin eux-mêmes qui n'auraient pu s'empêcher d'adorer un homme que ses défauts leur avaient fait haïr. Certes, des pensées qui n'avaient de chrétien que l'apparence surnageaient. Il implorait l'archange Gabriel de venir lui annoncer comme au prophète dans combien de temps viendrait le Messie. Et s'interrompant d'un doux sourire douloureux, il ajoutait : « Mais il ne faudrait pas que l'archange me demandât comme à Daniel de patienter “sept semaines et soixante-deux semaines”, car je serai mort avant. » Celui qu'il attendait ainsi était Morel. Aussi demandait-il à l'archange Raphaël de le lui ramener comme le jeune Tobie. Et, mêlant des moyens plus humains (comme les papes malades qui, tout en faisant dire des messes, ne négligent pas de faire appeler leur médecin), il insinuait à ses visiteurs que si Brichot lui ramenait rapidement son jeune Tobie, peut-être l'archange Raphaël consentirait-il à lui rendre la vue comme au père de Tobie, ou dans la piscine probatique de Bethsaïda. Mais malgré ces retours humains, la pureté morale des propos de M. de Charlus n'en était pas moins devenue délicieuse. Vanité, médisance, folie de méchanceté et d'orgueil, tout cela avait disparu. Moralement M. de Charlus s'était élevé bien au-dessus du niveau où il vivait naguère. Mais ce perfectionnement moral, sur la réalité duquel son art oratoire était, du reste, capable de tromper quelque peu ses auditeurs attendris, ce perfectionnement disparut avec la maladie qui avait travaillé pour lui. M. de Charlus redescendit sa pente avec une vitesse que nous verrons progressivement croissante. Mais l'attitude des Verdurin envers lui n'était déjà plus qu'un souvenir un peu éloigné que des colères plus immédiates empêchèrent de se raviver.
Pour revenir en arrière, à la soirée Verdurin, ce soir-là quand les maîtres de maison furent seuls, M. Verdurin dit à sa femme : « Tu sais pourquoi Cottard n'est pas venu ? Il est auprès de Saniette dont le coup de bourse pour se rattraper a échoué. En apprenant qu'il n'avait plus un franc et qu'il avait près d'un million de dettes, Saniette a eu une attaque. – Mais aussi pourquoi a-t-il joué ? C'est idiot, il est l'être le moins fait pour ça. De plus fins que lui y laissent leurs plumes et lui était destiné à se laisser rouler par tout le monde. – Mais bien entendu il y a longtemps que nous savons qu'il est idiot, dit M. Verdurin. Mais enfin le résultat est là. Voilà un homme qui sera mis demain à la porte par son propriétaire, qui va se trouver dans la dernière misère, ses parents ne l'aiment pas, ce n'est pas Forcheville qui fera quelque chose pour lui. Alors j'avais pensé, je ne veux rien faire qui te déplaise, mais nous aurions peut-être pu lui faire une petite rente pour qu'il ne s'aperçoive pas trop de sa ruine, qu'il puisse se soigner chez lui. – Je suis tout à fait de ton avis, c'est très bien de ta part d'y avoir pensé. Mais tu dis “chez lui” ; cet imbécile a gardé un appartement trop cher, ce n'est plus possible, il faudrait lui louer quelque chose avec deux pièces. Je crois qu'actuellement il a encore un appartement de six à sept mille francs. – Six mille cinq cents. Mais il tient beaucoup à son chez-lui. En somme, il a eu une première attaque, il ne pourra guère vivre plus de deux ou trois ans. Mettons que nous dépensions dix mille francs pour lui pendant trois ans. Il me semble que nous pourrions faire cela. Nous pourrions par exemple cette année, au lieu de relouer La Raspelière, prendre quelque chose de plus modeste. Avec nos revenus, il me semble qu'amortir dix mille francs pendant trois ans ce n'est pas impossible. – Soit, seulement l'ennui c'est que ça se saura, ça obligera à le faire pour d'autres. – Tu peux croire que j'y ai pensé. Je ne le ferai qu'à la condition expresse que personne ne le sache. Merci, je n'ai pas envie que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain. Pas de philanthropie ! Ce qu'on pourrait faire, c'est de lui dire que cela lui a été laissé par la princesse Sherbatoff. – Mais le croira-t-il ? Elle a consulté Cottard pour son testament. – À l'extrême rigueur, on peut mettre Cottard dans la confidence, il a l'habitude du secret professionnel, il gagne énormément d'argent, ce ne sera jamais un de ces officieux pour qui on est obligé de casquer. Il voudra même peut-être se charger de dire que c'est lui que la princesse avait pris comme intermédiaire. Comme ça nous ne paraîtrions même pas. Ça éviterait l'embêtement des scènes de remerciements, des manifestations, des phrases. » M. Verdurin ajouta un mot qui signifiait évidemment ce genre de scènes touchantes et de phrases qu'ils désiraient éviter. Mais il n'a pu m'être dit exactement, car ce n'était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans les familles pour désigner certaines choses, surtout les choses agaçantes, probablement parce qu'on veut pouvoir les signaler devant les intéressés sans être compris. Ce genre d'expressions est généralement un reliquat contemporain d'un état antérieur de la famille. Dans une famille juive, par exemple, ce sera un terme rituel détourné de son sens et peut-être le seul mot hébreu que la famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans une famille venue de l'Amérique du Sud et ne parlant plus que le français, ce sera un mot espagnol. Et à la génération suivante, le mot n'existera plus qu'à titre de souvenir d'enfance. On se rappellera bien que les parents à table faisaient allusion aux domestiques qui servaient, sans être compris d'eux, en disant tel mot, mais les enfants ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c'était de l'espagnol, de l'hébreu, de l'allemand, du patois, si même cela avait jamais appartenu à une langue quelconque et n'était pas un nom propre, ou un mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un grand-oncle, un vieux cousin encore vivant et qui a dû user du même terme. Comme je n'ai connu aucun parent des Verdurin, je n'ai pu restituer exactement le mot. Toujours est-il qu'il fit certainement sourire Mme Verdurin, car l'emploi de cette langue moins générale, plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle donne à ceux qui en usent entre eux un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une certaine satisfaction. Cet instant de gaieté passé : « Mais si Cottard en parle ? objecta Mme Verdurin. – Il n'en parlera pas. » Il en parla, à moi du moins, car c'est par lui que j'appris ce fait quelques années plus tard, à l'enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l'avoir pas su plus tôt. D'abord cela m'eût acheminé plus rapidement à l'idée qu'il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d'après tel souvenir d'une méchanceté, car nous ne savons pas tout ce qu'à d'autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon. Et ainsi, même au simple point de vue de la prévision, on se trompe. Car, sans doute, la forme mauvaise qu'on a constatée une fois pour toutes reviendra. Mais l'âme est plus riche que cela, a bien d'autres formes qui reviendront elles aussi chez cet homme, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu'il a eu. Mais, à un point de vue plus personnel, cette révélation n'eût pas été sans effet sur moi. Car en changeant mon opinion sur M. Verdurin que je croyais de plus en plus le plus méchant des hommes, cette révélation de Cottard, s'il me l'eût faite plus tôt, eût dissipé les soupçons que j'avais sur le rôle que les Verdurin pouvaient jouer entre Albertine et moi. Les eût dissipés peut-être à tort du reste, car si M. Verdurin avait des vertus, il n'en était pas moins taquin jusqu'à la plus féroce persécution et jaloux de domination dans le petit clan jusqu'à ne pas reculer devant les pires mensonges, devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre entre les fidèles les liens qui n'avaient pas pour but exclusif le renforcement du petit groupe. C'était un homme capable de désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle – où subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand-tante – existait probablement chez lui avant que je la connusse par ce fait, comme l'Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face nouvelle insoupçonnée ; et je conclus à la difficulté de présenter une image fixe aussi bien d'un caractère que des sociétés et des passions. Car il ne change pas moins qu'elles, et si on veut clicher ce qu'il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder l'immobilité, mais bouge) à l'objectif déconcerté.
Chapitre troisième
Disparition d'Albertine.
Voyant l'heure et craignant qu'Albertine s'ennuyât, je demandai à Brichot, en sortant de la soirée Verdurin, qu'il voulût bien d'abord me déposer chez moi. Ma voiture le reconduirait ensuite. Il me félicita de rentrer ainsi directement, ne sachant pas qu'une jeune fille m'attendait à la maison, et de finir aussi tôt et avec tant de sagesse une soirée dont, bien au contraire, je n'avais en réalité fait que retarder le véritable commencement. Puis il me parla de M. de Charlus. Celui-ci eût sans doute été stupéfait en entendant le professeur, si aimable avec lui, le professeur qui lui disait toujours : « Je ne répète jamais rien », parler de lui et de sa vie sans la moindre réticence. Et l'étonnement indigné de Brichot n'eût peut-être pas été moins sincère si M. de Charlus lui avait dit : « On m'a assuré que vous parliez mal de moi. » Brichot avait, en effet, du goût pour M. de Charlus et, s'il avait eu à se reporter à quelque conversation roulant sur lui, il se fût rappelé bien plus les sentiments de sympathie qu'il avait éprouvés à l'égard du baron, pendant qu'il disait de lui les mêmes choses qu'en disait tout le monde, plutôt que ces choses elles-mêmes. Il n'aurait pas cru mentir en disant : « Moi qui parle de vous avec tant d'amitié », puisqu'il ressentait quelque amitié, pendant qu'il parlait de M. de Charlus. Celui-ci avait surtout pour Brichot le charme que l'universitaire demandait avant tout dans la vie mondaine, et qui était de lui offrir des spécimens réels de ce qu'il avait pu croire longtemps une invention des poètes. Brichot, qui avait souvent expliqué la deuxième Églogue de Virgile sans trop savoir si cette fiction avait quelque fond de réalité, trouvait sur le tard à causer avec M. de Charlus un peu du plaisir qu'il savait que ses maîtres M. Mérimée et M. Renan, son collègue M. Maspero avaient éprouvé, voyageant en Espagne, en Palestine, en Égypte, à reconnaître dans les paysages et les populations actuelles de l'Espagne, de la Palestine et de l'Égypte, le cadre et les invariables acteurs des scènes antiques qu'eux-mêmes dans les livres avaient étudiées. « Soit dit sans offenser ce preux de haute race, me déclara Brichot dans la voiture qui nous ramenait, il est tout simplement prodigieux quand il commente son catéchisme satanique avec une verve un tantinet charentonesque et une obstination, j'allais dire une candeur, de blanc d'Espagne et d'émigré. Je vous assure que, si j'ose m'exprimer comme Mgr d'Hulst, je ne m'embête pas les jours où je reçois la visite de ce féodal qui, voulant défendre Adonis contre notre âge de mécréants, a suivi les instincts de sa race, et en toute innocence sodomiste, s'est croisé. » J'écoutais Brichot et je n'étais pas seul avec lui. Ainsi que, du reste, cela n'avait pas cessé depuis que j'avais quitté la maison, je me sentais, si obscurément que ce fût, relié à la jeune fille qui était en ce moment dans sa chambre. Même quand je causais avec l'un ou avec l'autre chez les Verdurin, je la sentais confusément à côté de moi, j'avais d'elle cette notion vague qu'on a de ses propres membres, et s'il m'arrivait de penser à elle, c'était comme on pense, avec l'ennui d'y être lié par un entier esclavage, à son propre corps. « Et quelle potinière, reprit Brichot, à nourrir tous les appendices des Causeries du lundi, que la conversation de cet apôtre ! Songez que j'ai appris par lui que le traité d'éthique où j'ai toujours révéré la plus fastueuse construction morale de notre époque, avait été inspiré à notre vénérable collègue X par un jeune porteur de dépêches. N'hésitons pas à reconnaître que mon éminent ami a négligé de nous livrer le nom de cet éphèbe au cours de ses démonstrations. Il a témoigné en cela de plus de respect humain, ou si vous aimez mieux de moins de gratitude que Phidias qui inscrivit le nom de l'athlète qu'il aimait sur l'anneau de son Jupiter Olympien. Le baron ignorait cette dernière histoire. Inutile de vous dire qu'elle a charmé son orthodoxie. Vous imaginez aisément que chaque fois que j'argumente avec mon collègue à une thèse de doctorat, je trouve à sa dialectique, d'ailleurs fort subtile, ce surcroît de saveur que de piquantes révélations ajoutèrent pour Sainte-Beuve à l'oeuvre insuffisamment confidentielle de Chateaubriand. De notre collègue dont la sagesse est d'or mais qui possédait peu d'argent, le télégraphiste a passé aux mains du baron (“en tout bien tout honneur”, il faut entendre le ton dont il le dit). Et comme ce Satan est le plus serviable des hommes, il a obtenu pour son protégé une place aux Colonies, d'où celui-ci, qui a l'âme reconnaissante, lui envoie de temps à autre d'excellents fruits. Le baron en offre à ses hautes relations ; des ananas du jeune homme figurèrent tout dernièrement sur la table du quai Conti, faisant dire à Mme Verdurin qui n'y mettait pas malice : “Vous avez donc un oncle ou un neveu d'Amérique, M. de Charlus, pour recevoir des ananas pareils !” J'avoue que je les ai mangés avec une certaine gaieté en me récitant in petto le début d'une ode d'Horace que Diderot aimait à rappeler. En somme, comme mon collègue Boissier, déambulant du Palatin à Tibur, je prends dans la conversation du baron une idée singulièrement plus vivante et plus savoureuse des écrivains du siècle d'Auguste. Ne parlons même pas de ceux de la Décadence, et ne remontons pas jusqu'aux Grecs, bien que j'aie dit une fois à cet excellent M. de Charlus qu'auprès de lui je me faisais l'effet de Platon chez Aspasie. À vrai dire, j'avais singulièrement grandi l'échelle des deux personnages et, comme dit La Fontaine, mon exemple était tiré “d'animaux plus petits”. Quoi qu'il en soit, vous ne supposez pas, j'imagine, que le baron ait été froissé. Jamais je ne le vis si ingénument heureux. Une ivresse d'enfant le fit déroger à son flegme aristocratique. “Quels flatteurs que tous ces sorbonnards ! s'écriait-il avec ravissement. Dire qu'il faut que j'aie attendu d'être arrivé à mon âge pour être comparé à Aspasie ! Un vieux tableau comme moi ! Ô ma jeunesse !” J'aurais voulu que vous le vissiez disant cela, outrageusement poudré à son habitude, et, à son âge, musqué comme un petit-maître. Au demeurant, sous ses hantises de généalogie, le meilleur homme du monde. Pour toutes ces raisons je serais désolé que la rupture de ce soir fût définitive. Ce qui m'a étonné, c'est la façon dont le jeune homme s'est rebiffé. Il avait pourtant pris depuis quelque temps en face du baron des manières de séide, des façons de leude qui n'annonçaient guère cette insurrection. J'espère qu'en tout cas, même si (Dii omen avertant) le baron ne devait plus retourner quai Conti, ce schisme ne s'étendrait pas jusqu'à moi. Nous avons l'un et l'autre trop de profit à l'échange que nous faisons de mon faible savoir contre son expérience. (On verra en effet que si M. de Charlus ne témoigna pas de violente rancune à Brichot, du moins sa sympathie pour l'universitaire tomba assez complètement pour lui permettre de le juger sans aucune indulgence.) Et je vous jure bien que l'échange est si inégal que, quand le baron me livre ce que lui a enseigné son existence, je ne saurais être d'accord avec Sylvestre Bonnard, que c'est encore dans une bibliothèque qu'on fait le mieux le songe de la vie. »
Nous étions arrivés devant ma porte. Je descendis de voiture pour donner au cocher l'adresse de Brichot. Du trottoir je voyais la fenêtre de la chambre d'Albertine, cette fenêtre autrefois toujours noire le soir quand elle n'habitait pas la maison, que la lumière électrique de l'intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut en bas de barres d'or parallèles. Ce grimoire magique, autant il était clair pour moi et dessinait devant mon esprit calme des images précises, toutes proches, et en possession desquelles j'allais entrer tout à l'heure, était invisible pour Brichot resté dans la voiture, presque aveugle, et eût, d'ailleurs, été incompréhensible pour lui, puisque tout autant que les amis qui venaient me voir avant le dîner, quand Albertine était rentrée de promenade, le professeur ignorait qu'une jeune fille, toute à moi, m'attendait dans une chambre voisine de la mienne. La voiture partit. Je restai un instant seul sur le trottoir. Certes, ces lumineuses rayures que j'apercevais d'en bas et qui à un autre eussent semblé toutes superficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, une solidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettais derrière elles, en un trésor si l'on veut, un trésor insoupçonné des autres, que j'avais caché là et dont émanaient ces rayons horizontaux, mais un trésor en échange duquel j'avais aliéné ma liberté, la solitude, la pensée. Si Albertine n'avait pas été là-haut, et même si je n'avais voulu qu'avoir du plaisir, j'aurais été le demander à des femmes inconnues, dont j'eusse essayé de pénétrer la vie, à Venise peut-être, à tout le moins dans quelque coin du Paris nocturne. Mais maintenant, ce qu'il me fallait faire quand venait pour moi l'heure des caresses, ce n'était pas partir en voyage, ce n'était même plus sortir, c'était rentrer. Et rentrer non pas pour au moins se trouver seul et, après avoir quitté les autres qui vous fournissaient du dehors l'aliment de votre pensée, se trouver au moins forcé de le chercher en soi-même, mais au contraire moins seul que quand j'étais chez les Verdurin, reçu que j'allais être par la personne en qui j'abdiquais, je remettais le plus complètement la mienne, sans que j'eusse un instant le loisir de penser à moi, et même la peine, puisqu'elle serait auprès de moi, de penser à elle. De sorte qu'en levant une dernière fois mes yeux du dehors vers la fenêtre de la chambre dans laquelle je serais tout à l'heure, il me sembla voir le lumineux grillage qui allait se refermer sur moi et dont j'avais forgé moi-même, pour une servitude éternelle, les inflexibles barreaux d'or.
Albertine ne m'avait jamais dit qu'elle me soupçonnât d'être jaloux d'elle, préoccupé de tout ce qu'elle faisait. Les seules paroles, assez anciennes il est vrai, que nous avions échangées relativement à la jalousie semblaient prouver le contraire. Je me rappelais que, par un beau soir de clair de lune, au début de nos relations, une des premières fois où je l'avais reconduite et où j'eusse autant aimé ne pas le faire et la quitter pour courir auprès d'autres, je lui avais dit : « Vous savez, si je vous propose de vous ramener, ce n'est pas par jalousie, si vous avez quelque chose à faire, je m'éloigne discrètement », et elle m'avait répondu : « Oh ! je sais bien que vous n'êtes pas jaloux et que cela vous est bien égal, mais je n'ai rien à faire qu'à être avec vous. » Une autre fois, c'était à La Raspelière, où M. de Charlus, tout en jetant à la dérobée un regard sur Morel, avait fait ostentation de galante amabilité à l'égard d'Albertine, je lui avais dit : « Hé bien, il vous a serrée d'assez près, j'espère. » Et comme j'avais ajouté à demi ironiquement : « J'ai souffert toutes les tortures de la jalousie », Albertine, usant du langage propre soit au milieu vulgaire d'où elle était sortie, soit au plus vulgaire encore qu'elle fréquentait : « Quel chineur vous faites ! Je sais bien que vous n'êtes pas jaloux. D'abord vous me l'avez dit, et puis ça se voit, allez ! » Elle ne m'avait jamais dit depuis qu'elle eût changé d'avis ; mais il avait dû pourtant se former en elle, à ce sujet, bien des idées nouvelles, qu'elle me cachait mais qu'un hasard pouvait, malgré elle, trahir, car ce soir-là, quand une fois rentré, après avoir été la chercher dans sa chambre et l'avoir amenée dans la mienne, je lui eus dit (avec une certaine gêne que je ne compris pas moi-même, car j'avais bien annoncé à Albertine que j'irais dans le monde et je lui avais dit que je ne savais pas où, peut-être chez Mme de Villeparisis, peut-être chez Mme de Guermantes, peut-être chez Mme de Cambremer, il est vrai que je n'avais justement pas nommé les Verdurin) : « Devinez d'où je viens ? de chez les Verdurin », j'avais à peine eu le temps de prononcer ces mots qu'Albertine, la figure bouleversée, m'avait répondu par ceux-ci, qui semblèrent exploser d'eux-mêmes avec une force qu'elle ne put contenir : « Je m'en doutais. – Je ne savais pas que cela vous ennuierait que j'aille chez les Verdurin. » (Il est vrai qu'elle ne me disait pas que cela l'ennuyait, mais c'était visible. Il est vrai aussi que je ne m'étais pas dit que cela l'ennuierait. Et pourtant, devant l'explosion de sa colère, comme devant ces événements qu'une sorte de double vue rétrospective nous fait paraître avoir déjà été connus dans le passé, il me sembla que je n'avais jamais pu m'attendre à autre chose.) « M'ennuyer ? Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche ? Voilà qui m'est équilatéral. Est-ce qu'ils ne devaient pas avoir Mlle Vinteuil ? » Hors de moi à ces mots : « Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez rencontré Mme Verdurin l'autre jour », lui dis-je pour lui montrer que j'étais plus instruit qu'elle ne le croyait. « Est-ce que je l'ai rencontrée ? » demanda-t-elle d'un air rêveur à la fois à elle-même comme si elle cherchait à rassembler ses souvenirs, et à moi comme si c'est moi qui eût pu le lui apprendre ; et sans doute, en effet, afin que je dise ce que je savais, peut-être aussi pour gagner du temps avant de faire une réponse difficile. Mais j'étais bien moins préoccupé pour Mlle Vinteuil que d'une crainte qui m'avait déjà effleuré, mais qui s'emparait de moi avec plus de force. Même en rentrant, je croyais que Mme Verdurin avait purement et simplement inventé par gloriole la venue de Mlle Vinteuil et de son amie, de sorte qu'en rentrant j'étais tranquille. Seule Albertine, en me disant : « Est-ce que Mlle Vinteuil ne devait pas être là ? » m'avait montré que je ne m'étais pas trompé dans mon premier soupçon ; mais enfin j'étais tranquille là-dessus pour l'avenir, puisqu'en renonçant à aller chez les Verdurin, Albertine m'avait sacrifié Mlle Vinteuil.
« Du reste, lui dis-je avec colère, il y a bien d'autres choses que vous me cachez, même dans les plus insignifiantes, comme par exemple votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis en passant. » J'avais ajouté ces mots : « je le dis en passant » comme complément de : « même les choses les plus insignifiantes », de façon que si Albertine me disait : « Qu'est-ce qu'il y a eu d'incorrect dans ma randonnée à Balbec ? » je pusse lui répondre : « Mais je ne me rappelle même plus. Ce qu'on me dit se brouille dans ma tête, j'y attache si peu d'importance ! » Et en effet, si je parlais de cette course de trois jours qu'elle avait faite avec le mécanicien jusqu'à Balbec, d'où ses cartes postales m'étaient arrivées avec un tel retard, j'en parlais tout à fait au hasard, et je regrettais d'avoir si mal choisi mon exemple, car vraiment, ayant à peine eu le temps d'aller et de revenir, c'était certainement celle de leurs promenades où il n'y avait pas eu même le temps que se glissât une rencontre un peu prolongée avec qui que ce fût. Mais Albertine crut d'après ce que je venais de dire, que la vérité vraie, je la savais, et lui avais seulement caché que je la savais. Elle était donc restée persuadée depuis peu de temps que, par un moyen ou un autre, la faisant suivre, ou enfin d'une façon quelconque, j'étais, comme elle avait dit la semaine précédente à Andrée, « plus renseigné qu'elle-même » sur sa propre vie. Aussi elle m'interrompit par un aveu bien inutile, car certes je ne soupçonnais rien de ce qu'elle me dit et j'en fus en revanche accablé, tant peut être grand l'écart entre la vérité qu'une menteuse a travestie et l'idée que, d'après ces mensonges, celui qui aime la menteuse s'est faite de cette vérité. À peine j'avais prononcé ces mots : « votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis en passant », Albertine, me coupant la parole, me déclara comme une chose toute naturelle : « Vous voulez dire que ce voyage à Balbec n'a jamais eu lieu ? Bien sûr ! Et je me suis toujours demandé pourquoi vous avez fait celui qui y croyait. C'était pourtant bien inoffensif. Le mécanicien avait à faire pour lui pendant trois jours. Il n'osait pas vous le dire. Alors par bonté pour lui (c'est bien moi ! et puis c'est toujours sur moi que ça retombe, ces histoires-là), j'ai inventé un prétendu voyage à Balbec. Il m'a tout simplement déposée à Auteuil, chez mon amie de la rue de l'Assomption, où j'ai passé les trois jours à me raser à cent sous l'heure. Vous voyez que c'est pas grave, il y a rien de cassé. J'ai bien commencé à supposer que vous saviez peut-être tout quand j'ai vu que vous vous mettiez à rire à l'arrivée, avec huit jours de retard, des cartes postales. Je reconnais que c'était ridicule et il aurait mieux valu pas de cartes du tout. Mais ce n'est pas ma faute. Je les avais achetées d'avance, données au mécanicien avant qu'il me dépose à Auteuil, et puis ce veau-là les a oubliées dans ses poches, au lieu de les envoyer sous enveloppe à un ami qu'il a près de Balbec et qui devait vous les réexpédier. Je me figurais toujours qu'elles allaient arriver. Lui s'en est seulement souvenu au bout de cinq jours et au lieu de me le dire le nigaud les a envoyées aussitôt à Balbec. Quand il m'a dit ça je lui en ai cassé sur la figure, allez ! Vous préoccuper inutilement, ce grand imbécile, comme récompense de m'être cloîtrée pendant trois jours pour qu'il puisse aller régler ses petites affaires de famille ! Je n'osais même pas sortir dans Auteuil de peur d'être vue. La seule fois que je suis sortie c'est déguisée en homme, histoire de rigoler plutôt. Et ma chance qui me suit partout a voulu que la première personne dans les pattes de qui je me sois fourrée soit votre youpin d'ami, Bloch. Mais je ne pense pas que ce soit par lui que vous avez su que le voyage à Balbec n'a jamais existé que dans mon imagination, car il a eu l'air de ne pas me reconnaître. »
Je ne savais que dire, ne voulant pas paraître étonné, et écrasé par tant de mensonges. À un sentiment d'horreur, qui ne me faisait pas désirer de chasser Albertine, au contraire, s'ajoutait une extrême envie de pleurer. Celle-ci était causée non pas par le mensonge lui-même et par l'anéantissement de tout ce que j'avais tellement cru vrai – que je me sentais comme dans une ville rasée, où pas une maison ne subsiste, où le sol nu est seulement bossué de décombres – mais par cette mélancolie que, pendant ces trois jours passés à s'ennuyer chez son amie d'Auteuil, Albertine n'ait pas une fois eu le désir, peut-être même pas l'idée, de venir passer en cachette un jour chez moi, ou par un petit bleu de me demander d'aller la voir à Auteuil. Mais je n'avais pas le temps de m'adonner à ces pensées. Je ne voulais surtout pas paraître étonné. Je souris de l'air de quelqu'un qui en sait plus long qu'il ne le dit : « Mais ceci est une chose entre mille. Tenez, pas plus tard que ce soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle Vinteuil… » Albertine me regardait fixement d'un air tourmenté tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et que j'allais lui dire, c'est ce qu'était Mlle Vinteuil. Il est vrai que ce n'était pas chez les Verdurin que je l'avais appris, mais à Montjouvain autrefois. Seulement comme je n'en avais, exprès, jamais parlé à Albertine, je pouvais avoir l'air de le savoir de ce soir seulement. Et j'eus presque de la joie – après en avoir eu dans le petit tram tant de souffrance – de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je postdaterais, mais qui n'en serait pas moins la preuve accablante, un coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n'avais pas besoin d'« avoir l'air de savoir » et de « faire parler » Albertine : je savais, j'avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie avaient été très pures, comment pourrait-elle, quand je lui jurerais (et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les moeurs de ces deux femmes, comment pourrait-elle soutenir qu'ayant vécu dans une intimité quotidienne avec elles, les appelant « mes grandes soeurs », elle n'avait pas été de leur part l'objet de propositions qui l'auraient fait rompre avec elles, si au contraire elle ne les avait acceptées ? Mais je n'eus pas le temps de dire la vérité. Albertine croyant comme pour le faux voyage à Balbec, que je la savais, soit par Mlle Vinteuil si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme Verdurin tout simplement qui avait pu parler d'elle à Mlle Vinteuil, Albertine ne me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu, exactement contraire de celui que j'avais cru, mais qui, en me démontrant qu'elle n'avait jamais cessé de me mentir, me fit peut-être autant de peine (surtout parce que je n'étais plus, comme j'ai dit tout à l'heure, jaloux de Mlle Vinteuil). Donc, prenant les devants, Albertine parla ainsi : « Vous voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. C'est vrai que je vous ai un peu menti. Mais je me sentais si dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique de ce Vinteuil que, comme une de mes camarades – ça c'est vrai, je vous le jure – avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que vous me trouviez bécasse ; j'ai pensé qu'en vous disant que ces gens-là m'avaient fréquentée, que je pourrais très bien vous donner des détails sur les oeuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens, c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être exagérée, du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vue au moins deux fois chez ma camarade. Mais naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont jamais vue. » Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me dire qu'elle avait été si liée avec l'amie de Mlle Vinteuil retarderait son « plaquage », la rapprocherait de moi, elle avait, comme il arrive si souvent, atteint la vérité par un autre chemin que celui qu'elle avait voulu prendre. Se montrer plus renseignée sur la musique que je ne l'aurais cru ne m'aurait nullement empêché de rompre avec elle ce soir-là, dans le petit tram ; et pourtant c'était bien cette phrase, qu'elle avait dite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien plus que l'impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreur d'interprétation, non sur l'effet que devait avoir cette phrase, mais sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire cet effet, cause qui était non pas d'apprendre sa culture musicale, mais ses mauvaises relations. Ce qui m'avait brusquement rapproché d'elle, bien plus, fondu en elle, ce n'était pas l'attente d'un plaisir – et un plaisir est encore trop dire, un léger agrément –, c'était l'étreinte d'une douleur.
Cette fois-ci encore, je n'avais pas le temps de garder un trop long silence qui eût pu lui laisser supposer de l'étonnement. Aussi, touché qu'elle fût si modeste et se crût dédaignée dans le milieu Verdurin, je lui dis tendrement : « Mais, ma chérie, j'y pense, je vous donnerais bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire où vous voudriez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M. et Mme Verdurin. » Hélas ! Albertine était plusieurs personnes. La plus mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse qu'elle me fit d'un air de dégoût, et dont à dire vrai je ne distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris. « Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire casser… » Aussitôt dit, sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré, elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris. « Qu'est-ce que vous dites, Albertine ? – Non rien, je m'endormais à moitié. – Mais pas du tout, vous êtes très réveillée. – Je pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part. – Mais non, je parle de ce que vous avez dit. » Elle me donna mille versions, mais qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui, interrompues, me restaient vagues, mais avec cette interruption même et la rougeur subite qui l'avait accompagnée. « Voyons, mon chéri, ce n'est pas cela que vous vouliez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous arrêtée ? – Parce que je trouvais ma demande indiscrète. – Quelle demande ? – De donner un dîner. – Mais non, ce n'est pas cela, il n'y a pas de discrétion à faire entre nous. – Mais si, au contraire, il faut ne pas abuser des gens qu'on aime. En tout cas je vous jure que c'est cela. » D'une part, il m'était toujours impossible de douter d'un serment d'elle ; d'autre part, ses explications ne satisfaisaient pas ma raison. Je ne cessai pas d'insister. « Enfin, au moins ayez le courage de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser… – Oh ! non, laissez-moi ! – Mais pourquoi ? – Parce que c'est affreusement vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas à quoi je pensais, ces mots dont je ne sais même pas le sens et que j'avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers, me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni à moi ni à personne, je rêvais tout haut. » Je sentis que je ne tirerais rien de plus d'Albertine. Elle m'avait menti quand elle m'avait juré tout à l'heure que ce qui l'avait arrêtée c'était une crainte mondaine d'indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant moi un propos trop vulgaire. Or c'était maintenant un second mensonge. Car quand nous étions ensemble avec Albertine, il n'y avait pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les prononcions tout en nous caressant. En tout cas, il était inutile d'insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par ce mot « casser ». Albertine disait souvent « casser du bois sur quelqu'un, casser du sucre » ou tout court : « ah ! ce que je lui en ai cassé ! » pour dire « ce que je l'ai injurié ! » Mais elle disait cela couramment devant moi, et si c'est cela qu'elle avait voulu dire, pourquoi s'était-elle tue brusquement, pourquoi avait-elle rougi si fort, mis ses mains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase, et quand elle avait vu que j'avais bien entendu « casser », donné une fausse explication ? Mais du moment que je renonçais à poursuivre un interrogatoire où je ne recevrais pas de réponse, le mieux était d'avoir l'air de n'y plus penser, et revenant par la pensée aux reproches qu'Albertine m'avait faits d'être allé chez la Patronne, je lui dis fort gauchement, ce qui était une espèce d'excuse stupide : « J'avais justement voulu vous demander de venir ce soir à la soirée des Verdurin » – phrase doublement maladroite, car si je le voulais, l'ayant vue tout le temps, pourquoi ne le lui aurai-je pas proposé ? Furieuse de mon mensonge et enhardie par ma timidité : « Vous me l'auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n'aurais pas consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ils ont tout fait pour me contrarier. Il n'y a pas de gentillesse que je n'aie eue pour Mme Verdurin à Balbec, j'en ai été joliment récompensée. Elle me ferait demander à son lit de mort que je n'irais pas. Il y a des choses qui ne se pardonnent pas. Quant à vous, c'est la première indélicatesse que vous me faites. Quand Françoise m'a dit que vous étiez sorti (elle était contente, allez, de me le dire), j'aurais mieux aimé qu'on me fende la tête par le milieu. J'ai tâché qu'on ne remarque rien, mais dans ma vie je n'ai jamais ressenti un affront pareil. »
Mais pendant qu'elle me parlait, se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque-là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase interrompue dont j'aurais voulu savoir qu'elle eût été la fin. Et tout d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé, tombèrent sur moi : « le pot ». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma manière habituelle de me souvenir, il y eut, je crois, deux voies parallèles de recherche : l'une tenait compte non pas seulement de la phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui semblait dire : « Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui m'embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m'amusent ! » Et c'est peut-être le souvenir de ce regard quelle avait eu qui me fit changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire. Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot : « casser », elle avait voulu dire casser quoi ? Casser du bois ? Non. Du sucre ? Non. Casser, casser, casser. Et tout à coup, le retour au regard avec haussement d'épaules qu'elle avait eu au moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner, me fit rétrograder aussi dans les mots de sa phrase. Et ainsi je vis qu'elle n'avait pas dit « casser », mais « me faire casser ». Horreur ! c'était cela qu'elle aurait préféré. Double horreur ! car même la dernière des grues, et qui consent à cela, ou le désire, n'emploie pas avec l'homme qui s'y prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie. Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s'excuser de se donner tout à l'heure à un homme. Albertine n'avait pas menti quand elle m'avait dit qu'elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive, ne songeant pas qu'elle était avec moi, elle avait eu le haussement d'épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une de ces femmes, avec, peut-être, une de mes jeunes filles en fleurs. Et brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce qu'elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n'avait plus voulu prononcer un seul mot. Je n'avais pas une seconde à perdre si je ne voulais pas qu'elle s'aperçût du désespoir où j'étais. Mais déjà, après le sursaut de la rage, les larmes me venaient aux yeux. Comme à Balbec, la nuit qui avait suivi sa révélation de son amitié avec les Vinteuil, il me fallait inventer immédiatement pour mon chagrin une cause plausible, en même temps capable de produire un effet si profond sur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours avant de prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait qu'elle n'avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui avais infligé en sortant, qu'elle aurait mieux aimé mourir que s'entendre dire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risible susceptibilité, j'allais lui dire que ce que j'avais fait était bien insignifiant, que cela n'avait rien de froissant pour elle que je fusse sorti, – comme pendant ce temps-là, parallèlement, ma recherche inconsciente de ce qu'elle avait voulu dire après le mot « casser » avait abouti, et que le désespoir où ma découverte me jetait n'était pas possible à cacher complètement, au lieu de me défendre, je m'accusai : « Ma petite Albertine, lui dis-je d'un ton doux que gagnaient mes premières larmes, je pourrais vous dire que vous avez tort, que ce que j'ai fait n'est rien, mais je mentirais ; c'est vous qui avez raison, vous avez compris la vérité, mon pauvre petit, c'est qu'il y a six mois, c'est qu'il y a trois mois, quand j'avais encore tant d'amitié pour vous, jamais je n'eusse fait cela. C'est un rien et c'est énorme à cause de l'immense changement dans mon coeur dont cela est le signe. Et puisque vous avez deviné ce changement que j'espérais vous cacher, cela m'amène à vous dire ceci : Ma petite Albertine, lui dis-je avec une douceur et une tristesse profondes, voyez-vous, la vie que vous menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme les séparations les meilleures sont celles qui s'effectuent le plus rapidement, je vous demande, pour abréger le grand chagrin que je vais avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je vous aie revue, pendant que je dormirai. » Elle parut stupéfaite, encore incrédule et déjà désolée : « Comment demain ? Vous le voulez ? » Et malgré la souffrance que j'éprouvais à parler de notre séparation comme déjà entrée dans le passé – peut-être en partie à cause de cette souffrance même – je me mis à adresser à Albertine les conseils les plus précis pour certaines choses qu'elle aurait à faire après son départ de la maison. Et de recommandations en recommandations, j'en arrivai bientôt à entrer dans de minutieux détails. « Ayez la gentillesse, dis-je avec une infinie tristesse, de me renvoyer le livre de Bergotte qui est chez votre tante. Cela n'a rien de pressé, dans trois jours, dans huit jours, quand vous voudrez, mais pensez-y pour que je n'aie pas à vous le faire demander, cela me ferait trop de mal. Nous avons été heureux, nous sentons maintenant que nous serions malheureux. – Ne dites pas que nous sentons que nous serions malheureux, me dit Albertine en m'interrompant, ne dites pas “nous”, c'est vous seul qui trouvez cela ! – Oui, enfin, vous ou moi, comme vous voudrez, pour une raison ou l'autre – mais il est une heure folle, il faut vous coucher – nous avons décidé de nous quitter ce soir. – Pardon, vous avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux pas vous faire de peine. – Soit, c'est moi qui ai décidé, mais ce n'en est pas moins très douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera douloureux longtemps, vous savez que je n'ai pas la faculté de me souvenir longtemps, mais les premiers jours je m'ennuierai tant après vous ! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir tout d'un coup. – Oui, vous avez raison, me dit-elle d'un air navré, auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l'heure tardive, plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j'aime mieux donner la tête tout de suite. – Mon Dieu, je suis épouvanté en pensant à l'heure à laquelle je vous fais coucher, c'est de la folie. Enfin, pour le dernier soir ! Vous aurez le temps de dormir tout le reste de la vie. » Et ainsi en lui disant qu'il fallait nous dire bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l'eût dit. « Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l'endroit où vous serez ? Il fera cela pour moi. – Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le disais pour tâcher d'arracher un aveu à Albertine), je ne tiens qu'à une seule personne, c'est à vous », me dit Albertine, dont les paroles me remplirent de douceur. Mais aussitôt quel mal elle me fit : « Je me rappelle très bien que j'ai donné ma photographie à cette Esther parce qu'elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir, mais quant à avoir eu de l'amitié pour elle ou à avoir envie de la voir, jamais ! » Et pourtant Albertine était de caractère si léger qu'elle ajouta : « Si elle veut me voir, moi ça m'est égal, elle est très gentille, mais je n'y tiens aucunement. » Ainsi, quand je lui avais parlé de la photographie d'Esther que m'avait envoyée Bloch (et que je n'avais même pas encore reçue quand j'en avais parlé à Albertine), mon amie avait compris que Bloch m'avait montré une photographie d'elle, donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je ne m'étais jamais figuré qu'une pareille intimité avait pu exister entre Albertine et Esther. Albertine n'avait rien trouvé à me répondre quand j'avais parlé de photographie. Et maintenant, me croyant, bien à tort, au courant, elle trouvait plus habile d'avouer. J'étais accablé. « Et puis, Albertine, je vous demande en grâce une chose, c'est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver, dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la même ville, évitez-moi. » Et voyant qu'elle ne répondait pas affirmativement à ma prière « Mon Albertine, ne faites pas cela, ne me revoyez jamais en cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j'avais vraiment de l'amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que, quand je vous ai raconté l'autre jour que je voulais revoir l'amie dont nous avions parlé à Balbec, vous avez cru que c'était arrangé. Mais non, je vous assure que cela m'était bien égal. Vous êtes persuadée que j'avais résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une comédie. – Mais non, vous êtes fou, je ne l'ai pas cru, dit-elle tristement. – Vous avez raison, il ne faut pas le croire, je vous aimais vraiment, pas d'amour peut-être, mais de grande, de très grande amitié, plus que vous ne pouvez croire. – Mais si, je le crois. Et si vous vous figurez que moi je ne vous aime pas ! – Cela me fait une grande peine de vous quitter. – Et moi mille fois plus grande », me répondit Albertine. Et déjà depuis un moment je sentais que je ne pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes ne venaient pas du tout du même genre de tristesse que j'éprouvais jadis quand je disais à Gilberte : « Il vaut mieux que nous ne nous voyions plus, la vie nous sépare. » Sans doute, quand j'écrivais cela à Gilberte, je me disais que quand j'aimerais non plus elle, mais une autre, l'excès de mon amour diminuerait celui que j'aurais peut-être pu inspirer, comme s'il y avait fatalement entre deux êtres une certaine quantité d'amour disponible, où le trop pris par l'un est retiré à l'autre, et que de l'autre aussi, comme de Gilberte, je serais condamné à le séparer. Mais la situation était tout différente pour bien des raisons, dont la première, qui avait à son tour produit les autres, était que ce défaut de volonté que ma grand-mère et ma mère avaient redouté pour moi, à Combray, devant lequel l'une et l'autre, tant un malade a d'énergie pour imposer sa faiblesse, avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté avait été en s'aggravant d'une façon de plus en plus rapide. Quand j'avais senti que ma présence fatiguait Gilberte, j'avais encore assez de forces pour renoncer à elle ; je n'en avais plus, quand j'avais fait la même constatation pour Albertine, et je ne songeais qu'à la retenir de force. De sorte que si j'écrivais à Gilberte que je ne la verrais plus et dans l'intention de ne plus la voir en effet, je ne le disais à Albertine que par pur mensonge et pour amener une réconciliation. Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une partie de ce qui est dans l'autre, même ce qu'il sait il ne peut en partie le comprendre, et que tous deux manifestent ce qui leur est le moins personnel, soit qu'ils ne l'aient pas démêlé eux-mêmes et le jugent négligeable, soit que des avantages insignifiants et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus flatteurs, et que d'autre part certaines choses auxquelles ils tiennent pour ne pas être méprisés, comme ils ne les ont pas, ils font semblant de n'y pas tenir, et c'est justement la chose qu'ils ont l'air de dédaigner par-dessus tout et même d'exécrer. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre pensée, soit ce que cette pensée juge de plus propre à nous faire obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté plus grande, que je souhaitais lui donner un jour mais qui en ce moment où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité, ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas tenir. Mais en amour, la simple sagacité – qui, d'ailleurs, n'est probablement pas la vraie sagesse – nous force assez vite à ce génie de duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour une bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais trop bien rendu compte, par ma propre expérience et d'après celle de mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être contagieuse. Le cas d'une vieille femme maniérée comme était M. de Charlus, qui, à force de ne voir dans son imagination qu'un beau jeune homme, croit devenir lui-même beau jeune homme, et trahit de plus en plus d'efféminement, dans ses risibles affectations de virilité, ce cas rentre dans une loi qui s'applique bien au-delà des seuls Charlus, une loi d'une généralité telle que l'amour même ne l'épuise pas tout entière ; nous ne voyons pas notre corps que les autres voient, et nous « suivons » notre pensée, l'objet qui est devant nous, invisible aux autres (rendu visible parfois par l'artiste dans une oeuvre, d'où chez ses admirateurs, de si fréquentes désillusions quand ils sont admis auprès de l'auteur, dans le visage de qui la beauté intérieure s'est si imparfaitement reflétée). Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se « laisse plus aller » ; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint de désirer la quitter, feinte qui ne m'était pas seulement dictée, d'ailleurs, on va le voir tout à l'heure, par les enseignements que j'avais cru recueillir de mes amours précédentes et dont j'essayais de faire profiter celui-ci. Cette peur qu'Albertine allait peut-être me dire : « Je veux certaines heures où je sorte seule, pouvoir m'absenter vingt-quatre heures », enfin je ne sais quelle demande de liberté que je ne cherchais pas à définir, mais qui m'épouvantait, cette pensée m'avait un instant effleuré pendant la soirée Verdurin. Mais elle s'était dissipée, contredite d'ailleurs par le souvenir de tout ce qu'Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison. L'intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se manifestait que d'une façon obscure, par certains regards tristes, certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela, mais, si on raisonnait (et on n'avait même pas besoin de raisonner car on comprend immédiatement ce langage de la passion, les gens du peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s'expliquer que par la vanité, la rancune, la jalousie, d'ailleurs inexprimées, mais que dépiste aussitôt chez l'interlocuteur une faculté intuitive qui, comme ce « bon sens » dont parle Descartes, est « la chose du monde la plus répandue »), ne pouvaient s'expliquer que par la présence en elle d'un sentiment qu'elle cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie sans moi. De même que cette intention ne s'exprimait pas dans ses paroles d'une façon logique, de même le pressentiment de cette intention que j'avais depuis ce soir restait en moi tout aussi vague. Je continuais à vivre sur l'hypothèse qui admettait pour vrai tout ce que me disait Albertine. Mais il se peut qu'en moi pendant ce temps-là une hypothèse toute contraire et à laquelle je ne voulais pas penser ne me quittât pas ; cela est d'autant plus probable que, sans cela, je n'eusse nullement été gêné de dire à Albertine que j'étais allé chez les Verdurin, et que sans cela le peu d'étonnement que me causa sa colère n'eût pas été compréhensible. De sorte que ce qui vivait probablement en moi c'était l'idée d'une Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s'en faisait, à celle aussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine pourtant pas absolument inventée, puisqu'elle était comme un miroir intérieur de certains mouvements qui se produisaient chez elle, comme sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D'ailleurs, depuis longtemps mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine que je l'aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle que, si on adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je n'obtenais d'elle qu'une irritation (à laquelle, d'ailleurs, elle assignait une autre cause).
Je dois dire que ce qui m'avait paru le plus grave et m'avait le plus frappé comme symptôme qu'elle allait au-devant de mon accusation, c'était qu'elle m'avait dit : « Je crois qu'ils ont Mlle Vinteuil ce soir », et à quoi j'avais répondu le plus cruellement possible : « Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez rencontré Mme Verdurin. » Dès que je ne trouvais pas Albertine gentille, au lieu de lui dire que j'étais triste, je devenais méchant. En analysant d'après cela, d'après le système invariable des ripostes dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux être assuré que si ce soir-là je lui dis que j'allais la quitter, c'était – même avant que je m'en fusse rendu compte – parce que j'avais peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire qu'elle était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela, comme déjà à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de s'ennuyer avec moi.
Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à cette deuxième hypothèse – l'informulée – que tout ce qu'Albertine me disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours saphiques, etc., il serait inutile de s'arrêter à cette objection. Car si de son côté Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité, puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais deux fois avoué aimer une autre femme, une fois Andrée, une autre fois une personne mystérieuse, les deux fois où la jalousie m'avait rendu de l'amour pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes sentiments. Si le lecteur n'en a que l'impression assez faible, c'est qu'étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s'il connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souvent l'impression d'étranges revirements qu'il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas du reste beaucoup plus faux que celui que j'ai adopté, car les images qui me faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes paroles, étaient à ce moment-là fort obscures : je ne connaissais qu'imparfaitement la nature suivant laquelle j'agissais ; aujourd'hui j'en connais clairement la vérité subjective. Quant à sa vérité objective, c'est-à-dire si les intuitions de cette nature saisissaient plus exactement que mon raisonnement les intentions véritables d'Albertine, si j'ai eu raison de me fier à cette nature et si au contraire elle n'a pas altéré les intentions d'Albertine au lieu de les démêler, c'est ce qu'il m'est difficile de dire.
Cette crainte vague éprouvée par moi chez les Verdurin, qu'Albertine me quittât, s'était d'abord dissipée. Quand j'étais rentré, ç'avait été avec le sentiment d'être un prisonnier, nullement de retrouver une prisonnière. Mais la crainte dissipée m'avait ressaisi avec plus de force quand, au moment où j'avais annoncé à Albertine que j'étais allé chez les Verdurin, j'avais vu se superposer à son visage une apparence d'énigmatique irritation, qui n'y affleurait pas du reste pour la première fois. Je savais bien qu'elle n'était que la cristallisation dans la chair de griefs raisonnés, d'idées claires pour l'être qui les forme et qui les tait, synthèse devenue visible mais non plus rationnelle, et que celui qui en recueille le précieux résidu sur le visage de l'être aimé essaye à son tour, pour comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramener par l'analyse à ses éléments intellectuels. L'équation approximative à cette inconnue qu'était pour moi la pensée d'Albertine m'avait à peu près donné : « Je savais ses soupçons, j'étais sûre qu'il chercherait à les vérifier, et pour que je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son petit travail en cachette. » Mais si c'est avec de telles idées, et qu'elle ne m'avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne devait-elle pas prendre en horreur, n'avoir plus la force de mener, ne pouvait-elle pas d'un jour à l'autre décider de cesser une existence où, si elle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait devinée, traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans que ma jalousie en fût désarmée ; où, si elle était innocente d'intention et de fait, elle avait le droit depuis quelque temps de se sentir découragée en voyant que, depuis Balbec où elle avait mis tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avec Andrée, jusqu'à aujourd'hui où elle avait renoncé à aller chez les Verdurin et à rester au Trocadéro, elle n'avait pas réussi à regagner ma confiance ? D'autant plus que je ne pouvais pas dire que sa tenue ne fût parfaite. Si à Balbec, quand on parlait de jeunes filles qui avaient mauvais genre, elle avait eu souvent des rires, des éploiements de corps, des imitations de leur genre, qui me torturaient à cause de ce que je supposais que cela signifiait pour ses amies, depuis qu'elle savait mon opinion là-dessus, dès qu'on faisait allusion à ce genre de choses, elle cessait de prendre part à la conversation, non seulement avec la parole, mais avec l'expression du visage. Soit pour ne pas contribuer aux malveillances qu'on disait sur telle ou telle, ou pour toute autre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses traits si mobiles, c'est qu'à partir du moment où on avait effleuré ce sujet, ils avaient témoigné de leur distraction en gardant exactement l'expression qu'ils avaient un instant avant. Et cette immobilité d'une expression même légère pesait comme un silence. Il eût été impossible de dire qu'elle blâmât, qu'elle approuvât, qu'elle connût ou non ces choses. Chacun de ses traits n'était plus en rapport qu'avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, ses yeux formaient une harmonie parfaite, isolée du reste, elle avait l'air d'un pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu'on venait de dire que si on l'avait dit devant un portrait de La Tour.
Mon esclavage, encore perçu par moi quand, en donnant au cocher l'adresse de Brichot, j'avais vu la lumière de la fenêtre, avait cessé de me peser peu après quand j'avais vu qu'Albertine avait l'air de sentir si cruellement le sien. Et pour qu'il lui parût moins lourd, qu'elle n'eût pas l'idée de le rompre d'elle-même, le plus habile m'avait paru de lui donner l'impression qu'il n'était pas définitif et que je souhaitais moi-même qu'il prît fin. Voyant que ma feinte avait réussi, j'aurais pu me trouver heureux, d'abord parce que ce que j'avais tant redouté, la volonté que je supposais à Albertine de partir se trouvait écartée, et ensuite parce que, en dehors même du résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte, en prouvant que je n'étais pas absolument pour Albertine un amant dédaigné, un jaloux bafoué, dont toutes les ruses sont d'avance percées à jour, redonnait à notre amour une espèce de virginité, faisait renaître pour lui le temps où elle pouvait encore, à Balbec, croire si facilement que j'en aimais une autre. Cela, elle ne l'aurait sans doute plus cru, mais elle ajoutait foi à mon intention simulée de nous séparer à tout jamais ce soir.
Elle avait l'air de se méfier que la cause en pût être chez les Verdurin. Je lui dis que j'avais vu un auteur dramatique, Bloch, très ami de Léa, à qui elle avait dit d'étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j'en savais plus long que je ne disais sur les cousines de Bloch). Mais par un besoin d'apaiser le trouble où me mettait ma simulation de rupture, je lui dis : « Albertine, pouvez-vous me jurer que vous ne m'avez jamais menti ? » Elle regarda fixement dans le vide, puis me répondit : « Oui, c'est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l'avions pas vu. – Mais alors pourquoi ? – Parce que j'avais peur que vous ne croyiez d'autres choses d'elle. – C'est tout ? » Elle regarda encore et dit : « J'ai eu tort de vous cacher un voyage de trois semaines que j'ai fait avec Léa. Mais je vous connaissais si peu. – C'était avant Balbec ? – Avant le second, oui. » Et le matin même, elle m'avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa ! Je regardais une flambée brûler d'un seul coup un roman que j'avais mis des millions de minutes à écrire. À quoi bon ? À quoi bon ? Certes, je comprenais bien que ces deux faits, Albertine me les révélait parce qu'elle pensait que je les avais appris indirectement de Léa, et qu'il n'y avait aucune raison pour qu'il n'en existât pas une centaine de pareils. Je comprenais aussi que les paroles d'Albertine quand on l'interrogeait ne contenaient jamais un atome de vérité, que la vérité, elle ne la laissait échapper que malgré elle, comme un brusque mélange qui se faisait en elle, entre les faits qu'elle était jusque-là décidée à cacher et la croyance qu'on en avait eu connaissance. « Mais deux choses, ce n'est rien, dis-je à Albertine, allons jusqu'à quatre pour que vous me laissiez des souvenirs. Qu'est-ce que vous pouvez me révéler d'autre ? » Elle regarda encore dans le vide. À quelles croyances à la vie future adaptait-elle le mensonge, avec quels dieux moins coulants qu'elle n'avait cru essayait-elle de s'arranger ? Ce ne dut pas être commode, car son silence et la fixité de son regard durèrent assez longtemps. « Non, rien d'autre », finit-elle par dire. Et malgré mon insistance, elle se buta, aisément maintenant, à « rien d'autre ». Et quel mensonge, car du moment qu'elle avait ces goûts, jusqu'au jour où elle avait été enfermée chez moi, combien de fois, dans combien de demeures, de promenades elle avait dû les satisfaire ! Les gomorrhéennes sont à la fois assez rares et assez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce soit, l'une ne passe pas inaperçue aux yeux de l'autre. Dès lors le ralliement est facile. Je me souvins avec horreur d'un soir qui à l'époque m'avait seulement semblé ridicule. Un de mes amis m'avait invité à dîner au restaurant avec sa maîtresse et un autre de ses amis qui avait aussi amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre, mais si impatientes de se posséder que dès le potage les pieds se cherchaient, trouvant souvent le mien. Bientôt les jambes s'entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien ; j'étais au supplice. Une des deux femmes, qui n'y pouvait tenir, se mit sous la table, disant qu'elle avait laissé tomber quelque chose. Puis l'une eut la migraine et demanda à monter au lavabo. L'autre s'aperçut qu'il était l'heure d'aller rejoindre une amie au théâtre. Finalement je restai seul avec mes deux amis, qui ne se doutaient de rien. La migraineuse redescendit, mais demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de prendre un peu d'antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient ensemble, l'une habillée en homme et qui levait des petites filles et les ramenait chez l'autre, les initiait. L'autre avait un petit garçon dont elle faisait semblant d'être mécontente, et le faisait corriger par son amie, qui n'y allait pas de main morte. On peut dire qu'il n'y a pas de lieu, si public qu'il fût, où elles ne fissent ce qui est le plus secret.
« Mais Léa a été, tout le temps de ce voyage, parfaitement convenable avec moi, me dit Albertine. Elle était même plus réservée que bien des femmes du monde. – Est-ce qu'il y a des femmes du monde qui ont manqué de réserve avec vous, Albertine ? – Jamais. – Alors qu'est-ce que vous voulez dire ? – Hé bien, elle était moins libre dans ses expressions. – Exemple ? – Elle n'aurait pas, comme bien des femmes qu'on reçoit, employé le mot : embêtant, ou le mot : se fiche du monde. » Il me sembla qu'une partie du roman qui n'avait pas brûlé encore, tombait enfin en cendres. Mon découragement aurait duré. Les paroles d'Albertine, quand j'y songeais, y faisaient succéder une colère folle. Elle tomba devant une sorte d'attendrissement. Moi aussi, depuis que j'étais rentré et déclarais vouloir rompre, je mentais aussi. Et cette volonté de séparation que je simulais avec persévérance entraînait peu à peu pour moi quelque chose de la tristesse que j'aurais éprouvée si j'avais vraiment voulu quitter Albertine.
D'ailleurs, même en repensant par à-coups, par élancements, comme on dit pour les autres douleurs physiques, à cette vie orgiaque qu'avait menée Albertine avant de me connaître, j'admirais davantage la docilité de ma captive et je cessais de lui en vouloir. Sans doute jamais, durant notre vie commune, je n'avais cessé de laisser entendre à Albertine que cette vie ne serait vraisemblablement que provisoire, de façon qu'Albertine continuât à y trouver quelque charme. Mais ce soir j'avais été plus loin, ayant craint que de vagues menaces de séparation ne fussent plus suffisantes, contredites qu'elles seraient sans doute dans l'esprit d'Albertine par son idée d'un grand amour jaloux pour elle, qui m'aurait, semblait-elle dire, fait aller enquêter chez les Verdurin. Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pu me décider brusquement, sans même m'en rendre compte qu'au fur et à mesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que, quand dans une de ces impulsions comme en avait mon père, je menaçais un être dans sa sécurité, comme je n'avais pas comme lui le courage de réaliser une menace, pour ne pas laisser croire qu'elle n'avait été que paroles en l'air, j'allais assez loin dans les apparences de la réalisation et ne me repliais que quand l'adversaire, ayant vraiment l'illusion de ma sincérité, avait tremblé pour tout de bon.
D'ailleurs dans ces mensonges, nous sentons bien qu'il y a de la vérité, que si la vie n'apporte pas de changements à nos amours, c'est nous-mêmes qui voudrons en apporter ou en feindre et parler de séparation, tant nous sentons que tous les amours et toutes choses évoluent rapidement vers l'adieu. On veut pleurer les larmes qu'il apportera bien avant qu'il survienne. Sans doute y avait-il cette fois, dans la scène que j'avais jouée, une raison d'utilité. J'avais soudain tenu à la garder parce que je la sentais éparse en d'autres êtres auxquels je ne pouvais l'empêcher de se joindre. Mais eût-elle à jamais renoncé à tous pour moi, que j'aurais peut-être résolu plus fermement encore de ne la quitter jamais, car la séparation est par la jalousie rendue cruelle, mais par la reconnaissance, impossible. Je sentais en tout cas que je livrais la grande bataille où je devais vaincre ou succomber. J'aurais offert à Albertine en une heure tout ce que je possédais, parce que je me disais : « Tout dépend de cette bataille. » Mais ces batailles ressemblent moins à celles d'autrefois, qui duraient quelques heures, qu'à une bataille contemporaine qui n'est finie ni le lendemain, ni le surlendemain, ni la semaine suivante. On donne toutes ses forces, parce qu'on croit toujours que ce sont les dernières dont on aura besoin. Et plus d'une année se passe sans amener la « décision ».
Peut-être une inconsciente réminiscence de scènes menteuses faites par M. de Charlus, auprès duquel j'étais quand la crainte d'être quitté par Albertine s'était emparée de moi, s'y ajoutait-elle. Mais plus tard j'ai entendu raconter par ma mère ceci, que j'ignorais alors et qui me donne à croire que j'avais trouvé tous les éléments de cette scène en moi-même, dans une de ces réserves obscures de l'hérédité que certaines émotions, agissant en cela comme sur l'épargne de nos forces emmagasinées les médicaments analogues à l'alcool et au café, nous rendent disponibles : quand ma tante Octave apprenait par Eulalie que Françoise, sûre que sa maîtresse ne sortirait jamais plus, avait manigancé en secret quelque sortie que ma tante devait ignorer, celle-ci, la veille, faisait semblant de décider qu'elle essayerait le lendemain d'une promenade. À Françoise d'abord incrédule elle faisait non seulement préparer d'avance ses affaires, faire prendre l'air à celles qui étaient depuis trop longtemps enfermées, mais même commander la voiture, régler à un quart d'heure près tous les détails de la journée. Ce n'était que quand Françoise, convaincue ou du moins ébranlée, avait été forcée d'avouer à ma tante les projets qu'elle-même avait formés, que celle-ci renonçait publiquement aux siens pour ne pas, disait-elle, entraver ceux de Françoise. De même, pour qu'Albertine ne pût pas croire que j'exagérais et pour la faire aller le plus loin possible dans l'idée que nous nous quittions, tirant moi-même les déductions de ce que je venais d'avancer, je m'étais mis à anticiper le temps qui allait commencer le lendemain et qui durerait toujours, le temps où nous serions séparés, adressant à Albertine les mêmes recommandations que si nous n'allions pas nous réconcilier tout à l'heure. Comme les généraux qui jugent que pour qu'une feinte réussisse à tromper l'ennemi, il faut la pousser à fond, j'avais engagé dans celle-ci presque autant de mes forces de sensibilité que si elle avait été véritable. Cette scène de séparation fictive finissait par me faire presque autant de chagrin que si elle avait été réelle, peut-être parce qu'un des deux acteurs, Albertine, en la croyant telle, ajoutait pour l'autre à l'illusion. On vivait un au jour le jour, qui, même pénible, restait supportable, retenu dans le terre à terre par le lest de l'habitude et par cette certitude que le lendemain, dût-il être cruel, contiendrait la présence de l'être auquel on tient. Et puis voici que follement je détruisais toute cette pesante vie. Je ne la détruisais, il est vrai, que d'une façon fictive, mais cela suffisait pour me désoler ; peut-être parce que les paroles tristes que l'on prononce, même mensongèrement, portent en elles leur tristesse et nous l'injectent profondément ; peut-être parce qu'on sait qu'en simulant des adieux on évoque par anticipation une heure qui viendra fatalement plus tard ; puis l'on n'est pas bien assuré qu'on ne vient pas de déclencher le mécanisme qui la fera sonner. Dans tout bluff il y a, si petite qu'elle soit, une part d'incertitude sur ce que va faire celui qu'on trompe. Si cette comédie de séparation allait aboutir à une séparation ! On ne peut en envisager la possibilité, même invraisemblable, sans un serrement de coeur. On est doublement anxieux, car la séparation se produirait alors au moment où elle serait insupportable, où on vient d'avoir de la souffrance par la femme qui vous quitterait avant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin, nous n'avons même plus le point d'appui de l'habitude, sur laquelle nous nous reposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nous en priver, nous avons donné à la journée présente une importance exceptionnelle, nous l'avons détachée des journées contiguës, elle flotte sans racines comme un jour de départ, notre imagination, cessant d'être paralysée par l'habitude, s'est éveillée, nous avons soudain adjoint à notre amour quotidien des rêveries sentimentales qui le grandissent énormément, nous rendant indispensable une présence sur laquelle, justement, nous ne sommes plus absolument certains de pouvoir compter. Sans doute, c'est justement afin d'assurer pour l'avenir cette présence, que nous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en passer. Mais ce jeu, nous y avons été pris nous-même, nous avons recommencé à souffrir parce que nous avons fait quelque chose de nouveau, d'inaccoutumé, et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures qui doivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont les premiers effets sont de l'aggraver.
J'avais les larmes aux yeux comme ceux qui, seuls dans leur chambre, imaginant selon les détours capricieux de leur rêverie la mort d'un être qu'ils aiment, se représentent si minutieusement la douleur qu'ils auraient, qu'ils finissent par l'éprouver. Ainsi, en multipliant les recommandations à Albertine sur la conduite qu'elle aurait à tenir à mon égard quand nous allions être séparés, il me semblait que j'avais presque autant de chagrin que si nous n'avions pas dû nous réconcilier tout à l'heure. Et puis étais-je si sûr de le pouvoir, de faire revenir Albertine à l'idée de la vie commune, et si j'y réussissais pour ce soir, que chez elle l'état d'esprit que cette scène avait dissipé ne renaîtrait pas ? Je me sentais, mais ne me croyais pas, maître de l'avenir, parce que je comprenais que cette sensation venait seulement de ce qu'il n'existait pas encore et qu'ainsi je n'étais pas accablé de sa nécessité. Enfin, tout en mentant, je mettais peut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais. Je venais d'en avoir un exemple quand j'avais dit à Albertine que je l'oublierais vite. C'était ce qui m'était en effet arrivé avec Gilberte, que je m'abstenais maintenant d'aller voir pour éviter non pas une souffrance, mais une corvée. Et certes, j'avais souffert en écrivant à Gilberte que je ne la verrais plus. Car je n'allais que de temps en temps chez Gilberte. Toutes les heures d'Albertine m'appartenaient. Et en amour, il est plus facile de renoncer à un sentiment que de perdre une habitude. Mais tant de paroles douloureuses concernant notre séparation, si la force de les prononcer m'était donnée parce que je les savais mensongères, en revanche elles étaient sincères dans la bouche d'Albertine quand je l'entendis s'écrier : « Ah ! c'est promis, je ne vous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir pleurer comme cela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin. Puisqu'il le faut, on ne se verra plus. » Elles étaient sincères, ce qu'elles n'eussent pu être de ma part, parce que, comme Albertine n'avait pour moi que de l'amitié, d'une part le renoncement qu'elles promettaient lui coûtait moins ; d'autre part, que mes larmes, qui eussent été si peu de chose dans un grand amour, lui paraissaient presque extraordinaires et la bouleversaient, transposées dans le domaine de cette amitié où elle restait, de cette amitié plus grande que la mienne, à ce qu'elle venait de dire, à ce qu'elle venait de dire parce que dans une séparation c'est celui qui n'aime pas d'amour qui dit les choses tendres, l'amour ne s'exprimant pas directement, à ce qu'elle venait de dire et qui n'était peut-être pas tout à fait inexact, car les mille bontés de l'amour peuvent finir par éveiller chez l'être qui l'inspire ne l'éprouvant pas, une affection, une reconnaissance, moins égoïstes que le sentiment qui les a provoquées, et qui, peut-être, après des années de séparation, quand il ne resterait rien de lui chez l'ancien amant, subsisteraient toujours chez l'aimée.
Il n'y eut qu'un moment où j'eus pour elle une espèce de haine qui ne fit qu'aviver mon besoin de la retenir. Comme, uniquement jaloux ce soir de Mlle Vinteuil, je songeais avec la plus grande indifférence au Trocadéro, non seulement en tant que je l'y avais envoyée pour éviter les Verdurin, mais même en y voyant cette Léa à cause de laquelle j'avais fait revenir Albertine et pour qu'elle ne la connût pas, je dis sans y penser le nom de Léa, et elle, méfiante et croyant qu'on m'en avait peut-être dit davantage, prit les devants et dit avec volubilité, non sans cacher un peu son front : « Je la connais très bien, nous sommes allées l'année dernière avec des amies la voir jouer, après la représentation nous sommes montées dans sa loge, elle s'est habillée devant nous. C'était très intéressant. » Alors ma pensée fut forcée de lâcher Mlle Vinteuil et, dans un effort désespéré, dans cette course à l'abîme des impossibles reconstitutions, s'attacha à l'actrice, à cette soirée où Albertine était montée dans sa loge. D'une part, après tous les serments qu'elle m'avait faits et d'un ton si véridique, après le sacrifice si complet de sa liberté, comment croire qu'en tout cela il y eût du mal ? Et pourtant mes soupçons n'étaient-ils pas des antennes dirigées vers la vérité, puisque, si elle m'avait sacrifié les Verdurin pour aller au Trocadéro, tout de même, chez les Verdurin il avait bien dû y avoir Mlle Vinteuil, et puisqu'au Trocadéro, que du reste elle m'avait sacrifié pour se promener avec moi, il y avait eu comme raison de l'en faire revenir cette Léa qui me semblait m'inquiéter à tort et que pourtant, dans une phrase que je ne lui demandais pas, elle déclarait avoir connue sur une plus grande échelle que celle où eussent été mes craintes, dans des circonstances bien louches, car qui avait pu l'amener à monter ainsi dans cette loge ? Si je cessais de souffrir par Mlle Vinteuil quand je souffrais par Léa, les deux bourreaux de ma journée, c'est soit par l'infirmité de mon esprit à se représenter à la fois trop de scènes, soit par l'interférence de mes émotions nerveuses dont ma jalousie n'était que l'écho. J'en pouvais induire qu'elle n'avait pas plus été à Léa qu'à Mlle Vinteuil, et que je ne croyais à Léa que parce que j'en souffrais encore. Mais parce que mes jalousies s'éteignaient – pour se réveiller parfois, l'une après l'autre – cela ne signifiait pas non plus qu'elles ne correspondissent pas au contraire chacune à quelque vérité pressentie, que de ces femmes il ne fallait pas que je me dise aucune, mais toutes. Je dis pressentie, car je ne pouvais pas occuper tous les points de l'espace et du temps qu'il eût fallu, et encore quel instinct m'eût donné la concordance des uns et des autres pour me permettre de surprendre Albertine ici à telle heure avec Léa, ou avec les jeunes filles de Balbec, ou avec l'amie de Mme Bontemps qu'elle avait frôlée, ou avec la jeune fille du tennis qui lui avait fait du coude, ou avec Mlle Vinteuil ?
« Ma petite Albertine, vous êtes bien gentille de me le promettre. Du reste, les premières années du moins, j'éviterai les endroits où vous serez. Vous ne savez pas si vous irez cet été à Balbec ? Parce que dans ce cas-là, je m'arrangerais pour ne pas y aller. » Maintenant, si je continuais à progresser ainsi, devançant les temps dans mon invention mensongère, c'était moins pour faire peur à Albertine que pour me faire mal à moi-même. Comme un homme qui n'avait d'abord que des motifs peu importants de se fâcher se grise tout à fait par les éclats de sa propre voix et se laisse emporter par une fureur engendrée non par ses griefs, mais par sa colère elle-même en voie de croissance, ainsi je roulais de plus en plus vite sur la pente de ma tristesse, vers un désespoir de plus en plus profond, et avec l'inertie d'un homme qui sent le froid le saisir, n'essaye pas de lutter et trouve même à frissonner une espèce de plaisir. Et si j'avais enfin tout à l'heure, comme j'y comptais bien, la force de me ressaisir, de réagir et de faire machine en arrière, bien plus que du chagrin qu'Albertine m'avait fait en accueillant si mal mon retour, c'était de celui que j'avais éprouvé à imaginer, pour feindre de les régler, les formalités d'une séparation imaginaire, à en prévoir les suites, que le baiser d'Albertine, au moment de me dire bonsoir, aurait aujourd'hui à me consoler. En tout cas, ce bonsoir, il ne fallait pas que ce fût elle qui me le dît d'elle-même, ce qui m'eût rendu plus difficile le revirement par lequel je lui proposerais de renoncer à notre séparation. Aussi je ne cessais de lui rappeler que l'heure de nous dire ce bonsoir était depuis longtemps venue, ce qui en me laissant l'initiative, me permettait de le retarder encore d'un moment. Et ainsi je semais d'allusions à la nuit déjà si avancée, à notre fatigue, les questions que je posais à Albertine. « Je ne sais pas où j'irai, répondit-elle à la dernière, d'un air préoccupé. Peut-être j'irai en Touraine, chez ma tante. » Et ce premier projet qu'elle ébauchait me glaça, comme s'il commençait à réaliser effectivement notre séparation définitive. Elle regarda la chambre, le pianola, les fauteuils de satin bleu. « Je ne peux pas me faire encore à l'idée que je ne verrai plus tout cela ni demain, ni après-demain, ni jamais. Pauvre petite chambre ! Il me semble que c'est impossible ; cela ne peut pas m'entrer dans la tête. – Il le fallait, vous étiez malheureuse ici. – Mais non, je n'étais pas malheureuse, c'est maintenant que je le serai. – Mais non, je vous assure, c'est mieux pour vous. – Pour vous peut-être ! » Je me mis à regarder fixement dans le vide comme si, en proie à une grande hésitation, je me débattais contre une idée qui me fût venue à l'esprit. Enfin, tout d'un coup : « Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus heureuse ici, que vous allez être malheureuse. – Bien sûr. – Cela me bouleverse ; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques semaines ? Qui sait ? semaine par semaine, on peut peut-être arriver très loin, vous savez qu'il y a des provisoires qui peuvent finir par durer toujours. – Oh ! ce que vous seriez gentil ! – Seulement alors, c'est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien pendant des heures, c'est comme un voyage pour lequel on s'est préparé et puis qu'on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin. » Je l'assis sur mes genoux, je pris le manuscrit de Bergotte qu'elle désirait tant, et j'écrivis sur la couverture : « À ma petite Albertine, en souvenir d'un renouvellement de bail. » « Maintenant, lui dis-je, allez dormir jusqu'à demain soir, ma chérie, car vous devez être brisée. – Je suis surtout bien contente. – M'aimez-vous un petit peu ? – Encore cent fois plus qu'avant. »
J'aurais eu tort d'être heureux de la petite comédie n'eût-elle pas été jusqu'à cette forme de véritable mise en scène où je l'avais poussée. N'eussions-nous fait que parler simplement de séparation que c'eût été déjà grave. Ces conversations que l'on tient ainsi, on croit le faire non seulement sans sincérité, ce qui est en effet, mais librement. Or elles sont généralement, à notre insu, chuchoté malgré nous, le premier murmure d'une tempête que nous ne soupçonnons pas. En réalité, ce que nous exprimons alors c'est le contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que nous aimons), mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à celle de la séparation, mais qui finira malgré nous par nous séparer. D'habitude, pas tout d'un coup cependant. Le plus souvent il arrive – ce ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine – que, quelque temps après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On demande à la femme, pour qu'ensuite elle se plaise mieux avec nous, pour que nous échappions d'autre part momentanément à des tristesses et des fatigues continuelles, d'aller faire sans nous, ou de nous laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les premiers – depuis bien longtemps – passés, ce qui nous eût semblé impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre foyer. Seulement cette séparation, courte mais réalisée, n'est pas aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté de vivre ensemble s'accentue, seule la séparation n'est plus quelque chose d'aussi difficile ; on a commencé par en parler, on l'a ensuite exécutée sous une forme aimable. Mais ce ne sont que des prodromes que nous n'avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons préparée sans le savoir.
« Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je m'endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une morte en effet que je vis quand j'entrai ensuite dans sa chambre. Elle s'était endormie aussitôt couchée ; ses draps, roulés comme un suaire autour de son corps, avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité de pierre. On eût dit, comme dans certains Jugements derniers du Moyen Âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant dans son sommeil la trompette de l'Archange. Cette tête avait été surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu'à un frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l'infini de tous les points qu'il avait occupés dans l'espace et dans le temps, et de temps à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des mouvements, des désirs d'elle qui m'eussent été, chez une autre, chez elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. C'était un mensonge, mais pour lequel je n'avais le courage de chercher d'autres solutions que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse que je n'avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi ? de ma mort ? de mon amour ? Bientôt je commençai à entendre sa respiration égale. J'allai m'asseoir au bord de son lit pour faire cette cure calmante de brise et de contemplation. Puis je me retirai tout doucement pour ne pas la réveiller.
Il était si tard que dès le matin je recommandai à Françoise de marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre. Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuit dans ce qu'elle appelait des orgies, recommanda ironiquement aux autres domestiques de ne pas « éveiller la princesse ». Et c'était une des choses que je craignais, que Françoise un jour ne pût plus se contenir, fût insolente avec Albertine, et que cela n'amenât des complications dans notre vie. Françoise n'était plus alors, comme à l'époque où elle souffrait de voir Eulalie bien traitée par ma tante, d'âge à supporter vaillamment sa jalousie. Celle-ci altérait, paralysait le visage de notre servante à tel point que, par moments, je me demandais si, sans que je m'en fusse aperçu, elle n'avait pas eu, à la suite de quelque crise de colère, une petite attaque. Ayant ainsi demandé qu'on préservât le sommeil d'Albertine, je ne pus moi-même en trouver aucun. J'essayais de comprendre quel était le véritable état d'esprit d'Albertine. Par la triste comédie que j'avais jouée, est-ce à un péril réel que j'avais paré, et malgré qu'elle prétendît se sentir si heureuse à la maison, avait-elle eu vraiment par moments l'idée de vouloir sa liberté, ou au contraire, fallait-il croire ses paroles ? Laquelle des deux hypothèses était la vraie ? S'il m'arrivait souvent, s'il devait m'arriver surtout d'étendre un cas de ma vie passée jusqu'aux dimensions de l'histoire quand je voulais essayer de comprendre un événement politique, inversement, ce matin-là je ne cessai d'identifier malgré tant de différences et pour tâcher de la comprendre la portée de notre scène de la veille avec un incident diplomatique qui venait d'avoir lieu.
J'avais peut-être le droit de raisonner ainsi. Car il était bien probable qu'à mon insu l'exemple de M. de Charlus m'eût guidé dans cette scène mensongère que je lui avais si souvent vu jouer, avec tant d'autorité ; et d'autre part, était-elle, de sa part, autre chose qu'une inconsciente importation dans le domaine de la vie privée, de la tendance profonde de sa race allemande, provocatrice par ruse, et par orgueil guerrière s'il le faut ?
Diverses personnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant suggéré au gouvernement français l'idée que, s'il ne se séparait pas de M. Delcassé, l'Allemagne menaçante ferait effectivement la guerre, le ministre des Affaires étrangères avait été prié de démissionner. Donc le gouvernement français avait admis l'hypothèse d'une intention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Mais d'autres personnes pensaient qu'il ne s'était agi que d'un simple « bluff » et que si la France avait tenu bon l'Allemagne n'eût pas tiré l'épée. Sans doute le scénario était non seulement différent mais presque inverse, puisque la menace de rompre avec moi n'avait jamais été proférée par Albertine ; mais un ensemble d'impressions avait amené chez moi la croyance qu'elle y pensait, comme le gouvernement français avait eu cette croyance pour l'Allemagne. D'autre part, si l'Allemagne désirait la paix, avoir provoqué chez le gouvernement français l'idée quelle voulait la guerre était une contestable et dangereuse habileté. Certes, ma conduite avait été assez adroite, si c'était la pensée que je ne me déciderais jamais à rompre avec elle qui provoquait chez Albertine de brusques désirs d'indépendance. Et n'était-il pas difficile de croire qu'elle n'en avait pas, de se refuser à voir toute une vie secrète en elle, dirigée vers la satisfaction de son vice, rien qu'à la colère avec laquelle elle avait appris que j'étais allé chez les Verdurin, s'écriant : « J'en étais sûre », et achevant de tout dévoiler en disant : « Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chez eux » ? Tout cela corroboré par la rencontre d'Albertine et de Mme Verdurin que m'avait révélée Andrée. Mais peut-être, pourtant, ces brusques désirs d'indépendance, me disais-je quand j'essayais d'aller contre mon instinct, étaient causés – à supposer qu'ils existassent – ou finiraient par l'être, par l'idée contraire, à savoir que je n'avais jamais eu l'idée de l'épouser, que c'était quand je faisais, comme involontairement, allusion à notre séparation prochaine que je disais la vérité, que je la quitterais de toute façon un jour ou l'autre, croyance que ma scène de ce soir n'avait pu alors que fortifier et qui pouvait finir par engendrer chez elle cette résolution : « Si cela doit fatalement arriver un jour ou l'autre, autant en finir tout de suite. » Les préparatifs de guerre, que le plus faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix, créent au contraire, d'abord la croyance chez chacun des deux adversaires que l'autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture, et quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que c'est l'autre qui l'a voulue. Même si la menace n'était pas sincère, son succès engage à la recommencer. Mais le point exact jusqu'où le bluff peut réussir est difficile à déterminer ; si l'un va trop loin, l'autre qui avait jusque-là cédé s'avance à son tour ; le premier, ne sachant plus changer de méthode, habitué à l'idée qu'avoir l'air de ne pas craindre la rupture est la meilleure manière de l'éviter (ce que j'avais fait ce soir avec Albertine), et d'ailleurs à préférer par fierté succomber plutôt que céder, persévère dans sa menace jusqu'au moment où personne ne peut plus reculer. Le bluff peut aussi être mêlé à la sincérité, alterner avec elle, et que ce qui était un jeu hier devienne une réalité demain. Enfin il peut arriver aussi qu'un des adversaires soit réellement résolu à la guerre, qu'Albertine, par exemple, eût l'intention tôt ou tard de ne plus continuer cette vie, ou au contraire que l'idée ne lui en fût jamais venue à l'esprit, et que mon imagination l'eût inventée de toutes pièces. Telles furent les différentes hypothèses que j'envisageai pendant qu'elle dormait, ce matin-là. Pourtant, quant à la dernière, je peux dire que je n'ai jamais dans les temps qui suivirent menacé Albertine de la quitter que pour répondre à une idée de mauvaise liberté d'elle, idée qu'elle ne m'exprimait pas, mais qui me semblait être impliquée par certains mécontentements mystérieux, par certaines paroles, certains gestes, dont cette idée était la seule explication possible et pour lesquels elle se refusait à m'en donner aucune. Encore bien souvent je les constatais sans faire aucune allusion à une séparation possible, espérant qu'ils provenaient d'une mauvaise humeur qui finirait ce jour-là. Mais celle-ci durait parfois sans rémission pendant des semaines entières, où Albertine semblait vouloir provoquer un conflit, comme s'il y avait à ce moment-là, dans une région plus ou moins éloignée, des plaisirs qu'elle savait, dont sa claustration chez moi la privait, et qui l'influençaient jusqu'à ce qu'ils eussent pris fin, comme ces modifications atmosphériques qui, jusqu'au coin de notre feu, agissent sur nos nerfs même si elles se produisent aussi loin que les îles Baléares.
Ce matin-là, pendant qu'Albertine dormait et que j'essayais de deviner ce qui était caché en elle, je reçus une lettre de ma mère où elle m'exprimait son inquiétude de ne rien savoir de mes décisions par cette phrase de Mme de Sévigné : « Pour moi, je suis persuadée qu'il ne se mariera pas ; mais alors pourquoi troubler cette fille qu'il n'épousera jamais ? Pourquoi risquer de lui faire refuser des partis qu'elle ne regardera plus qu'avec mépris ? Pourquoi troubler l'esprit d'une personne qu'il serait si aisé d'éviter ? » Cette lettre de ma mère me ramena sur terre. Que vais-je chercher une âme mystérieuse, interpréter un visage, et me sentir entouré de pressentiments que je n'ose approfondir ? me dis-je. Je rêvais, la chose est toute simple. Je suis un jeune homme indécis et il s'agit d'un de ces mariages dont on est quelque temps à savoir s'ils se feront ou non. Il n'y a rien là de particulier à Albertine. Cette pensée me donna une détente profonde mais courte. Bien vite je me dis : « On peut tout ramener, en effet, si on en considère l'aspect social, au plus courant des faits divers : du dehors, c'est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bien que ce qui est vrai, ce qui du moins est vrai aussi, c'est tout ce que j'ai pensé, c'est ce que j'ai lu dans les yeux d'Albertine, ce sont les craintes qui me torturent, c'est le problème que je me pose sans cesse relativement à Albertine. » L'histoire du fiancé hésitant et du mariage rompu peut correspondre à cela, comme un certain compte rendu de théâtre fait par un courriériste de bon sens peut donner le sujet d'une pièce d'Ibsen. Mais il y a autre chose que ces faits qu'on raconte. Il est vrai que cet autre chose existe peut-être si on savait le voir chez tous les fiancés hésitants et dans tous les mariages qui traînent, parce qu'il y a peut-être du mystère dans la vie de tous les jours. Il m'était possible de le négliger concernant la vie des autres, mais celle d'Albertine et la mienne, je la vivais par le dedans.
Albertine ne me dit pas plus, à partir de cette soirée, qu'elle n'avait fait dans le passé : « Je sais que vous n'avez pas confiance en moi, je vais essayer de dissiper vos soupçons. » Mais cette idée, qu'elle n'exprima jamais, eût pu servir d'explication à ses moindres actes. Non seulement elle s'arrangeait à ne jamais être seule un moment, de façon que je ne pusse ignorer ce qu'elle avait fait, si je n'en croyais pas ses propres déclarations, mais même quand elle avait à téléphoner à Andrée, ou au garage, ou au manège, ou ailleurs, elle prétendait que c'était trop ennuyeux de rester seule pour téléphoner avec le temps que les demoiselles mettaient à vous donner la communication, et elle s'arrangeait pour que je fusse auprès d'elle à ce moment-là, ou à mon défaut Françoise, comme si elle eût craint que je pusse imaginer des communications téléphoniques blâmables et servant à donner de mystérieux rendez-vous. Hélas ! tout cela ne me tranquillisait pas. Aimé m'avait renvoyé la photographie d'Esther en me disant que ce n'était pas elle. Alors d'autres encore ? Qui ? Je renvoyai cette photographie à Bloch. Celle que j'aurais voulu voir, c'était celle qu'Albertine avait donnée à Esther. Comment y était-elle ? Peut-être décolletée ; qui sait si elles ne s'étaient pas photographiées ensemble ? Mais je n'osais en parler à Albertine car j'aurais eu l'air de ne pas avoir vu la photographie, ni à Bloch, à l'égard duquel je ne voulais pas avoir l'air de m'intéresser à Albertine. Et cette vie, qu'eût reconnue si cruelle pour moi et pour Albertine quiconque eût connu mes soupçons et son esclavage, du dehors, pour Françoise, passait pour une vie de plaisirs immérités que savait habilement se faire octroyer cette « enjôleuse » et, comme disait Françoise, qui employait beaucoup plus ce féminin que le masculin, étant plus envieuse des femmes, cette « charlatante ». Même, comme Françoise à mon contact avait enrichi son vocabulaire de termes nouveaux, mais en les arrangeant à sa mode, elle disait d'Albertine qu'elle n'avait jamais connu personne d'une telle « perfidité », qui savait me « tirer mes sous » en jouant si bien la comédie (ce que Françoise, qui prenait aussi facilement le particulier pour le général que le général pour le particulier, et qui n'avait que des idées assez vagues sur la distinction des genres dans l'art dramatique, appelait « savoir jouer la pantomime »). Peut-être cette erreur sur notre vraie vie, à Albertine et à moi, en étais-je moi-même un peu responsable par les vagues confirmations que, quand je causais avec Françoise, j'en laissais habilement échapper, par désir soit de la taquiner, soit de paraître sinon aimé, du moins heureux. Et pourtant, ma jalousie, la surveillance que j'exerçais sur Albertine, et desquelles j'eusse tant voulu que Françoise ne se doutât pas, celle-ci ne tarda pas à les deviner, guidée, comme le spirite qui, les yeux bandés, trouve un objet, par cette intuition qu'elle avait des choses qui pouvaient m'être pénibles, et qui ne se laissait pas détourner du but par les mensonges que je pouvais dire pour l'égarer, et aussi par cette haine d'Albertine qui poussait Françoise – plus encore qu'à croire ses ennemies plus heureuses, plus rouées comédiennes qu'elles n'étaient – à découvrir ce qui pouvait les perdre et précipiter leur chute. Françoise n'a certainement jamais fait de scènes à Albertine. Je me demandai si Albertine, se sentant surveillée, ne réaliserait pas elle-même cette séparation dont je l'avais menacée, car la vie en changeant fait des réalités avec nos fables. Chaque fois que j'entendais ouvrir une porte, j'avais ce tressaillement que ma grand-mère avait pendant son agonie chaque fois que je sonnais. Je ne croyais pas qu'elle sortît sans me l'avoir dit, mais c'était mon inconscient qui pensait cela, comme c'était l'inconscient de ma grand-mère qui palpitait aux coups de sonnette alors qu'elle n'avait plus sa connaissance. Un matin même, j'eus tout d'un coup la brusque inquiétude qu'elle fût non pas seulement sortie, mais partie. Je venais d'entendre une porte qui me semblait bien la porte de sa chambre. À pas de loup j'allai jusqu'à cette chambre, j'entrai, je restai sur le seuil. Dans la pénombre les draps étaient gonflés en demi-cercle, ce devait être Albertine qui, le corps incurvé, dormait les pieds et la tête au mur. Seuls dépassant du lit, les cheveux de cette tête, abondants et noirs, me firent comprendre que c'était elle, qu'elle n'avait pas ouvert sa porte, pas bougé, et je sentis ce demi-cercle immobile et vivant, où tenait toute une vie humaine, et qui était la seule chose à laquelle j'attachais du prix ; je sentis qu'il était là, en ma possession dominatrice.
Mais je connaissais l'art de l'insinuation de Françoise, le parti qu'elle savait tirer d'une mise en scène significative, et je ne peux croire qu'elle ait résisté à faire comprendre quotidiennement à Albertine le rôle humilié que celle-ci jouait à la maison, à l'affoler par la peinture, savamment exagérée, de la claustration à laquelle mon amie était soumise. J'ai trouvé une fois Françoise, ayant ajusté de grosses lunettes, qui fouillait dans mes papiers et en replaçait parmi eux un où j'avais noté un récit relatif à Swann et à l'impossibilité où il était de se passer d'Odette. L'avait-elle laissé traîner par mégarde dans la chambre d'Albertine ? D'ailleurs, au-dessus de tous les sous-entendus de Françoise, qui n'en avait été en bas que l'orchestration chuchotante et perfide, il est vraisemblable qu'avait dû s'élever, plus haute, plus nette, plus pressante, la voix accusatrice et calomnieuse des Verdurin, irrités de voir qu'Albertine me retenait involontairement, et moi elle volontairement, loin du petit clan.
Quant à l'argent que je dépensais pour Albertine, il m'était presque impossible de le cacher à Françoise, puisque je ne pouvais lui cacher aucune dépense. Françoise avait peu de défauts, mais ces défauts avaient créé chez elle pour les servir de véritables dons qui souvent lui manquaient hors l'exercice de ces défauts. Le principal était la curiosité appliquée à l'argent dépensé par nous pour d'autres qu'elle. Si j'avais une note à régler, un pourboire à donner, j'avais beau me mettre à l'écart, elle trouvait une assiette à ranger, une serviette à prendre, quelque chose qui lui permît de s'approcher. Et si peu de temps que je lui laissasse, la renvoyant avec fureur, cette femme qui n'y voyait presque plus clair, qui savait à peine compter, dirigée par ce même goût qui fait qu'un tailleur en vous voyant suppute instinctivement l'étoffe de votre habit et même ne peut s'empêcher de la palper, ou qu'un peintre est sensible à un effet de couleurs, Françoise voyait à la dérobée, calculait instantanément ce que je donnais. Si, pour qu'elle ne pût pas dire à Albertine que je corrompais son chauffeur, je prenais les devants et m'excusant du pourboire disais : « J'ai voulu être gentil avec le chauffeur, je lui ai donné dix francs », Françoise, impitoyable et à qui son coup d'oeil de vieil aigle presque aveugle avait suffi, me répondait : « Mais non, Monsieur lui a donné quarante-trois francs de pourboire. Il a dit à Monsieur qu'il y avait quarante-cinq francs, Monsieur lui a donné cent francs et il ne lui a rendu que douze francs. » Elle avait eu le temps de voir et de compter le chiffre du pourboire que j'ignorais moi-même.
Si le but d'Albertine était de me rendre du calme, elle y réussit en partie, ma raison, d'ailleurs, ne demandait qu'à me prouver que je m'étais trompé sur les mauvais projets d'Albertine, comme je m'étais peut-être trompé sur ses instincts vicieux. Sans doute je faisais, dans la valeur des arguments que ma raison me fournissait, la part du désir que j'avais de les trouver bons. Mais pour être équitable et avoir chance de voir la vérité, à moins d'admettre qu'elle ne soit jamais connue que par le pressentiment, par une émanation télépathique, ne fallait-il pas me dire que si ma raison, en cherchant à amener ma guérison, se laissait mener par mon désir, en revanche en ce qui concernait Mlle Vinteuil, les vices d'Albertine, ses intentions d'avoir une autre vie, son projet de séparation, lesquels étaient les corollaires de ses vices, mon instinct avait pu, lui, pour tâcher de me rendre malade, se laisser égarer par ma jalousie ? D'ailleurs sa séquestration, qu'Albertine s'arrangeait elle-même si ingénieusement à rendre absolue, en m'ôtant la souffrance, m'ôta peu à peu le soupçon et je pus recommencer, quand le soir ramenait mes inquiétudes, à trouver dans la présence d'Albertine l'apaisement des premiers jours. Assise à côté de mon lit, elle parlait avec moi d'une de ces toilettes ou de ces objets que je ne cessais de lui donner pour tâcher de rendre sa vie plus douce et sa prison plus belle, tout en craignant parfois qu'elle ne fût de l'avis de cette Mme de La Rochefoucauld, répondant à quelqu'un qui lui demandait si elle n'était pas aise d'être dans une aussi belle demeure que Liancourt, qu'elle ne connaissait pas de belle prison.
Ainsi, si j'avais interrogé M. de Charlus sur la vieille argenterie française, c'est que quand nous avions fait le projet d'avoir un yacht, projet jugé irréalisable par Albertine – et par moi-même chaque fois que, me remettant à croire à sa vertu, ma jalousie diminuant ne comprimait plus d'autres désirs où elle n'avait point de place et qui demandaient aussi de l'argent pour être satisfaits – nous avions à tout hasard, et sans qu'elle crût d'ailleurs que nous en aurions jamais un, demandé des conseils à Elstir. Or, tout autant que pour l'habillement des femmes, le goût du peintre était raffiné et difficile pour l'ameublement des yachts. Il n'y admettait que des meubles anglais et de vieille argenterie. Albertine n'avait d'abord pensé qu'aux toilettes et à l'ameublement. Maintenant l'argenterie l'intéressait, et cela l'avait amenée, depuis que nous étions revenus de Balbec, à lire des ouvrages sur l'art de l'argenterie, sur les poinçons des vieux ciseleurs. Mais la vieille argenterie – ayant été fondue par deux fois, au moment des traités d'Utrecht, quand le roi lui-même, imité en cela par les grands seigneurs, donna sa vaisselle, et en 1789 – est rarissime. D'autre part, les modernes orfèvres ont eu beau reproduire toute cette argenterie d'après les dessins du Pont-aux-Choux, Elstir trouvait ce vieux neuf indigne d'entrer dans la demeure d'une femme de goût, fût-ce une demeure flottante. Je savais qu'Albertine avait lu la description des merveilles que Roettiers avait faites pour Mme du Barry. Elle mourait d'envie, s'il en existait encore quelques pièces, de les voir, moi de les lui donner. Elle avait même commencé de jolies collections qu'elle installait avec un goût charmant dans une vitrine et que je ne pouvais regarder sans attendrissement et sans crainte car l'art avec lequel elle les disposait était celui fait de patience, d'ingéniosité, de nostalgie, de besoin d'oublier, auquel se livrent les captifs.
Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout en ce moment, c'était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont j'avais vu l'une sur Mme de Guermantes, c'était celles dont Elstir, quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporaines de Carpaccio et de Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition, renaissant de leurs cendres somptueuses, car tout doit revenir, comme il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux qui signifient à la fois la mort et la résurrection. Dès que les femmes avaient commencé à en porter, Albertine s'était rappelé les promesses d'Elstir, elle en avait désiré, et nous devions aller en choisir une. Or ces robes, si elles n'étaient pas de ces véritables anciennes dans lesquelles les femmes aujourd'hui ont un peu trop l'air costumées et qu'il est plus joli de garder comme une pièce de collection (j'en cherchais d'ailleurs aussi de telles pour Albertine), n'avaient pas non plus la froideur du pastiche du faux ancien. Elles étaient plutôt à la façon des décors de Sert, de Bakst et de Benois, qui en ce moment évoquaient dans les Ballets russes les époques d'art les plus aimées, à l'aide d'oeuvres d'art imprégnées de leur esprit et pourtant originales ; ainsi les robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales, faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force d'évocation même qu'un décor, puisque le décor restait à imaginer, la Venise tout encombrée d'Orient où elles auraient été portées, dont elles étaient, mieux qu'une relique dans la châsse de Saint-Marc, évocatrices du soleil et des turbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire.
Tout avait péri de ce temps, mais tout renaissait, évoqué, pour les relier entre elles par la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses.
Je voulus une ou deux fois demander à ce sujet conseil à Mme de Guermantes. Mais la duchesse n'aimait pas les toilettes qui font costume. Elle-même n'était jamais si bien qu'en velours noir avec des diamants. Et pour des robes telles que celles de Fortuny, elle n'était pas d'un très utile conseil. Du reste j'avais scrupule, en lui en demandant, de lui sembler n'aller la voir que lorsque par hasard j'avais besoin d'elle, alors que je refusais d'elle depuis longtemps plusieurs invitations par semaine. Je n'en recevais pas que d'elle, du reste, avec cette profusion. Certes, elle et beaucoup d'autres femmes avaient toujours été très aimables pour moi. Mais ma claustration avait certainement décuplé cette amabilité. Il semble que dans la vie mondaine, reflet insignifiant de ce qui se passe en amour, la meilleure manière qu'on vous recherche, c'est de se refuser. Un homme calcule tout ce qu'il peut citer de traits glorieux pour lui, afin de plaire à une femme ; il varie sans cesse ses habits, veille sur sa mine, elle n'a pas pour lui une seule des attentions qu'il reçoit de cette autre, qu'en la trompant, et malgré qu'il paraisse devant elle malpropre et sans artifice pour plaire, il s'est à jamais attaché. De même, si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le monde, je ne lui dirais pas de faire encore plus de visites, d'avoir encore un plus bel équipage, je lui conseillerais de ne se rendre à aucune invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n'y laisser entrer personne, et qu'alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne le lui dirais pas. Car c'est une façon assurée d'être recherché qui ne réussit que comme celle d'être aimé, c'est-à-dire si on ne l'a nullement adoptée pour cela, mais, par exemple, si on garde en effet toujours la chambre parce qu'on est gravement malade, ou qu'on croit l'être, ou qu'on y tient une maîtresse enfermée et qu'on préfère au monde (ou tous les trois à la fois) pour qui ce sera une raison, sans savoir l'existence de cette femme, et simplement parce que vous vous refusez à lui, de vous préférer à tous ceux qui s'offrent, et de s'attacher à vous.
« À propos de chambre il faudra que nous nous occupions bientôt de votre robe de chambre de Fortuny », dis-je à Albertine. Et certes, pour elle qui les avait longtemps désirées, qui les choisirait longuement avec moi, qui en avait d'avance la place réservée non seulement dans ses armoires mais dans son imagination, dont, pour se décider entre tant d'autres, elle aimerait longuement chaque détail, ce serait quelque chose de plus que pour une femme trop riche qui a plus de robes qu'elle n'en désire et ne les regarde même pas. Pourtant, malgré le sourire avec lequel Albertine me remercia en me disant : « Vous êtes trop gentil », je remarquai combien elle avait l'air fatigué et même triste. Quelquefois même, en attendant que fussent achevées celles qu'elle désirait, je m'en faisais prêter quelques-unes, même parfois seulement des étoffes, et j'en habillais Albertine, je les drapais sur elle, elle se promenait dans ma chambre avec la majesté d'une dogaresse et d'un mannequin. Seulement, mon esclavage à Paris m'était rendu plus pesant par la vue de ces robes qui m'évoquaient Venise. Certes, Albertine était bien plus prisonnière que moi. Et c'était une chose curieuse comme, à travers les murs de sa prison, le destin qui transforme les êtres avait pu passer, la changer dans son essence même, et de la jeune fille de Balbec faire une ennuyeuse et docile captive. Oui, les murs de la prison n'avaient pas empêché cette influence de traverser ; peut-être même est-ce eux qui l'avaient produite. Ce n'était plus la même Albertine, parce qu'elle n'était pas, comme à Balbec, sans cesse en fuite sur sa bicyclette, introuvable à cause du nombre de petites plages où elle allait coucher chez des amies et où, d'ailleurs, ses mensonges la rendaient plus difficile à atteindre ; parce qu'enfermée chez moi, docile et seule, elle n'était plus ce qu'à Balbec, même quand j'avais pu la trouver, elle était sur la plage, cet être fuyant, prudent et fourbe, dont la présence se prolongeait de tant de rendez-vous qu'elle était habile à dissimuler, qui la faisaient aimer parce qu'ils faisaient souffrir, que, sous sa froideur avec les autres et ses réponses banales, on sentait le rendez-vous de la veille et celui du lendemain, et pour moi cerné de dédain et de ruse. Parce que le vent de la mer ne gonflait plus ses vêtements, parce que, surtout, je lui avais coupé les ailes, elle avait cessé d'être une Victoire, elle était une pesante esclave dont j'aurais voulu me débarrasser.
Alors, pour changer le cours de mes pensées, plutôt que de commencer avec Albertine une partie de cartes ou de dames, je lui demandais de me faire un peu de musique. Je restais dans mon lit et elle allait s'asseoir au bout de la chambre devant le pianola, entre les portants de la bibliothèque. Elle choisissait des morceaux ou tout nouveaux ou qu'elle ne m'avait encore joués qu'une fois ou deux car, commençant à me connaître, elle savait que je n'aimais proposer à mon attention que ce qui m'était encore obscur, et pouvoir, au cours de ces exécutions successives, rejoindre les unes aux autres, grâce à la lumière croissante, mais hélas ! dénaturante et étrangère de mon intelligence, les lignes fragmentaires et interrompues de la construction, d'abord presque ensevelie dans la brume. Elle savait, et je crois comprenait la joie que donnait les premières fois à mon esprit ce travail de modelage d'une nébuleuse encore informe. Et pendant quelle jouait, de la multiple chevelure d'Albertine je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en forme de coeur, appliquée au long de l'oreille comme le noeud d'une infante de Velasquez. De même que le volume de cet ange musicien était constitué par les trajets multiples entre les différents points du passé que son souvenir occupait en moi et les différents sièges, depuis la vue jusqu'aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m'aidaient à descendre jusque dans l'intimité du sien, la musique qu'elle jouait avait aussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentes phrases, selon que j'avais plus ou moins réussi à y mettre de la lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d'une construction qui m'avait d'abord paru presque tout entière noyée dans le brouillard. Albertine savait qu'elle me faisait plaisir en ne proposant à ma pensée que des choses encore obscures et le modelage de ces nébuleuses. Elle devinait qu'à la troisième ou quatrième exécution, mon intelligence en ayant atteint, par conséquent mis à la même distance, toutes les parties, et n'ayant plus d'activité à déployer à leur égard, les avait réciproquement étendues et immobilisées sur un plan uniforme. Elle ne passait pas cependant encore à un nouveau morceau, car sans peut-être bien se rendre compte du travail qui se faisait en moi, elle savait qu'au moment où le travail de mon intelligence était arrivé à dissiper le mystère d'une oeuvre, il était bien rare qu'elle n'eût pas, au cours de sa tâche néfaste, attrapé par compensation telle ou telle réflexion profitable. Et le jour où Albertine disait : « Voilà un rouleau que nous allons donner à Françoise pour qu'elle nous le fasse changer contre un autre », souvent il y avait pour moi sans doute un morceau de musique de moins dans le monde, mais une vérité de plus. Je m'étais si bien rendu compte qu'il serait absurde d'être jaloux de Mlle Vinteuil et de son amie, comme Albertine ne cherchait nullement à les revoir, et de tous les projets de villégiature que nous avions formés avait écarté d'elle-même Combray si proche de Montjouvain, que souvent ce que je demandais à Albertine de me jouer, et sans que cela me fît souffrir, c'était de la musique de Vinteuil. Une seule fois, cette musique de Vinteuil avait été une cause indirecte de jalousie pour moi. En effet Albertine, qui savait que j'en avais entendu jouer chez Mme Verdurin par Morel, me parla un soir de lui en me manifestant un vif désir d'aller l'entendre, de le connaître. C'était justement deux jours après que j'avais appris la lettre, involontairement interceptée par M. de Charlus, de Léa à Morel. Je me demandai si Léa n'avait pas parlé de lui à Albertine. Les mots de « grande sale », « grande vicieuse » me revinrent à l'esprit avec horreur. Mais, justement parce qu'ainsi la musique de Vinteuil fut liée douloureusement à Léa – non à Mlle Vinteuil et à son amie –, quand la douleur causée par Léa fut apaisée, je pus entendre cette musique sans souffrance ; un mal m'avait guéri de la possibilité des autres. Dans la musique entendue chez Mme Verdurin, des phrases inaperçues, larves obscures alors indistinctes, devenaient d'éblouissantes architectures ; et certaines devenaient des amies, que j'avais à peine distinguées, qui au mieux m'avaient paru laides et dont je n'aurais jamais cru, comme ces gens antipathiques au début, qu'ils étaient tels qu'on les découvre, une fois qu'on les connaît bien. Entre les deux états il y avait une vraie transmutation. D'autre part, des phrases, distinctes la première fois, mais que je n'avais pas alors reconnues là, je les identifiais maintenant avec des phrases des autres oeuvres, comme cette phrase de la Variation religieuse pour orgue qui chez Mme Verdurin avait passé inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait descendu les degrés du sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées familières du musicien. D'autre part, la phrase qui m'avait paru trop peu mélodique, trop mécaniquement rythmée de la joie titubante des cloches de midi, maintenant c'était celle que j'aimais le mieux, soit que je me fusse habitué à sa laideur, soit que j'eusse découvert sa beauté. Cette réaction sur la déception que causent d'abord les chefs-d'oeuvre, on peut, en effet, l'attribuer à un affaiblissement de l'impression initiale, ou à l'effort nécessaire pour dégager la vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les questions importantes, les questions de la réalité de l'Art, de la Réalité, de l'Éternité de l'âme : c'est un choix qu'il faut faire entre elles ; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait à tout moment sous bien des formes. Par exemple, cette musique me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous dans la vie ne l'étant pas sous forme d'idées, sa traduction littéraire, c'est-à-dire intellectuelle, en rend compte, l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique où les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et que, quand nous disons : « Quel beau temps ! quel beau soleil ! » nous ne faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est impossible d'exprimer et presque défendu de contempler, puisque, quand au moment de s'endormir on reçoit la caresse de leur irréel enchantement, à ce moment même, où la raison nous a déjà abandonnés, les yeux se scellent et, avant d'avoir eu le temps de connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort. Il me semblait, quand je m'abandonnais à cette hypothèse où l'art serait réel, que c'était même plus que la simple joie nerveuse d'un beau temps ou d'une nuit d'opium que la musique peut rendre, mais une ivresse plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Mais il n'est pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle, ou la vie n'aurait aucun sens. Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une belle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de Balbec ou plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Comme cette tasse de thé, tant de sensations de lumière, les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait, promenaient devant mon imagination, avec insistance mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. Seulement, tandis que dans le souvenir ce vague peut être sinon approfondi du moins précisé grâce à un repérage de circonstances qui expliquent pourquoi une certaine saveur a pu vous rappeler des sensations lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil, venant non d'un souvenir, mais d'une impression (comme celle des clochers de Martinville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de sa musique non une explication matérielle, mais l'équivalent profond, la fête inconnue et colorée (dont ses oeuvres semblaient les fragments disjoints, les éclats aux cassures écarlates), mode selon lequel il « entendait » et projetait hors de lui l'univers. Cette qualité inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait jamais fait voir, peut-être était-ce en cela, disais-je à Albertine, qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que le contenu de l'oeuvre elle-même. « Même en littérature ? me demandait Albertine. – Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des oeuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule oeuvre, ou plutôt réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu'ils apportent au monde. « S'il n'était pas si tard, ma petite, lui disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous lisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité que chez Vinteuil. Ces phrases types, que vous commencez à reconnaître comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans le septuor, dans les autres oeuvres, ce serait par exemple, si vous voulez, chez Barbey d'Aurevilly une réalité cachée révélée par une trace matérielle, la rougeur physiologique de l'Ensorcelée, d'Aimée de Spens, de la Clotte, la main du Rideau cramoisi, les vieux usages, les vieilles coutumes, les vieux mots, les métiers anciens et singuliers derrière lesquels il y a le Passé, l'histoire orale faite par les pâtres au miroir, les nobles cités normandes parfumées d'Angleterre et jolies comme un village d'Écosse, des lanceurs de malédictions contre lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le berger, une même sensation d'anxiété dans un paysage, que ce soit la femme cherchant son mari dans Une vieille maîtresse, ou le mari de L'Ensorcelée, parcourant la lande, et l'Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sont encore des phrases-types de Vinteuil que cette géométrie du tailleur de pierre dans les romans de Thomas Hardy. »
Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de Swann et d'Odette, « les parents de Gilberte, que vous connaissez je crois. Vous m'avez dit qu'elle avait mauvais genre. N'a-t-elle pas essayé d'avoir des relations avec vous ? Elle m'a parlé de vous. – Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et m'embrassa », dit-elle au bout d'un moment, en riant et comme si c'était une confidence amusante. « Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre ?) « Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte m'eût raconté cela et qu'elle ne voulait pas que je constatasse qu'elle me mentait.) « Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées dans la voiture, au dire d'Albertine.) « Elle m'a ramenée comme cela quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. » J'eus beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais, me dominant pour avoir l'air de n'attacher à tout cela aucune importance, je revins aux tailleurs de pierre de Thomas Hardy. « Vous vous rappelez assez dans Jude l'obscur, avez-vous vu dans La Bien-Aimée, les blocs de pierres que le père extrait de l'île venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils où elles deviennent statues ; dans les Yeux bleus le parallélisme des tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus où sont les deux amoureux et la morte, le parallélisme entre La Bien-Aimée où l'homme aime trois femmes, les Yeux bleus où la femme aime trois hommes, etc., et enfin tous ces romans superposables les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en hauteur sur le sol pierreux de l'île ? Je ne peux pas vous parler comme cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle, le lieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l'abbé Blanès s'occupe d'astrologie et d'où Fabrice jette un si beau coup d'oeil. Vous m'avez dit que vous aviez vu certains tableaux de Ver Meer, vous vous rendez bien compte que ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque génie avec lequel elle soit recréée, la même table, le même tapis, la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme à cette époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique, si on ne cherche pas à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression particulière que la couleur produit. Hé bien, cette beauté nouvelle, elle reste identique dans toutes les oeuvres de Dostoïevski : la femme de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt), avec son visage mystérieux dont la beauté avenante se change brusquement, comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne), n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait, ou dans une visite entièrement identique à celle-là – à celle aussi où Nastasia Philipovna insulte les parents de Gania – Grouchenka, aussi gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait crue terrible, puis brusquement dévoilant sa méchanceté, insultant Katherina Ivanovna (et bien que Grouchenka fût au fond bonne) ? Grouchenka, Nastasia, figures aussi originales, aussi mystérieuses, non pas seulement que les courtisanes de Carpaccio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Remarquez qu'il n'a pas su certainement que ce visage éclatant, double, à brusques détentes d'orgueil qui font paraître la femme autre qu'elle n'est (« Tu n'es pas telle », dit Muichkine à Nastasia dans la visite aux parents de Gania, et Aliocha pourrait le dire à Grouchenka dans la visite à Katherina Ivanovna). Et en revanche quand il veut avoir des « idées de tableaux », elles sont toujours stupides et donneraient tout au plus les tableaux où Munkacsy voudrait qu'on représente un condamné à mort au moment où etc., la Sainte Vierge au moment où etc. Mais pour revenir à la beauté neuve que Dostoïevski a apportée au monde, comme chez Ver Meer il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement création d'êtres, mais de demeures chez Dostoïevski, et la maison de l'Assassinat dans Crime et châtiment, avec son dvornik, n'est pas aussi merveilleuse que le chef-d'oeuvre de la maison de l'Assassinat dans Dostoïevski, cette sombre, et si longue, et si haute, et si vaste maison de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant extérieurs à cette beauté secrète. Du reste, si je t'ai dit que c'est de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman est très long. Je pourrais te le montrer bien facilement dans La Guerre et la Paix, et certaine scène dans une voiture… – Je n'avais pas voulu vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittez Dostoïevski, j'aurais peur d'oublier. Mon petit, qu'est-ce que vous avez voulu dire l'autre jour quand vous m'avez dit : “C'est comme le côté Dostoïevski de Mme de Sévigné.” Je vous avoue que je n'ai pas compris. Cela me semble tellement différent. – Venez, petite fille, que je vous embrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que je dis, vous retournerez au pianola après. Et j'avoue que ce que j'avais dit là était assez bête. Mais je l'avais dit pour deux raisons. La première est une raison particulière. Il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les choses dans l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d'abord l'effet, l'illusion qui nous frappe. C'est ainsi que Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d'Elstir où la mer a l'air d'être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés après d'apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire. – Oui, mais un exemple pour Mme de Sévigné. – J'avoue, lui répondis-je en riant, que c'est très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des exemples. Voici une description.
— Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un, Dostoïevski ? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler l'Histoire d'un Crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas naturel qu'il parle toujours de ça. – Je ne crois pas, ma petite Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs pas tout à fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n'était même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je ne suis pas romancier, il est possible que les créateurs soient tentés par certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement éprouvées. Si je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres, et juste en face de celui de Mme de Genlis qui écrivit des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse d'Orléans, mais la supplicia en détournant d'elle ses enfants. Je reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de l'assassinat a quelque chose d'extraordinaire et qui me le rend très étranger. Je suis déjà stupéfait quand j'entends Baudelaire dire :
Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie…
C'est que notre âme, hélas ! n'est pas assez hardie.
Mais je peux au moins croire que Baudelaire n'est pas sincère. Tandis que Dostoïevski… Tout cela me semble aussi loin de moi que possible, à moins que j'aie en moi des parties que j'ignore, car on ne se réalise que successivement. Chez Dostoïevski je trouve des puits excessivement profonds, mais sur quelques points isolés de l'âme humaine. Mais c'est un grand créateur. D'abord, le monde qu'il peint a vraiment l'air d'avoir été créé pour lui. Tous ces bouffons qui reviennent sans cesse, tous ces Lebedev, Karamazov, Ivolguine, Segrev, cet incroyable cortège, c'est une humanité plus fantastique que celle qui peuple La Ronde de nuit de Rembrandt. Et peut-être pourtant n'est-elle fantastique que de la même manière, par l'éclairage et le costume, et est-elle au fond courante. En tout cas elle est à la fois pleine de vérités, profonde et unique, n'appartenant qu'à Dostoïevski. Cela a presque l'air, ces bouffons, d'un emploi qui n'existe plus, comme certains personnages de la comédie antique, et pourtant comme ils révèlent des aspects vrais de l'âme humaine ! Ce qui m'assomme, c'est la manière solennelle dont on parle et dont on écrit sur Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle que l'amour-propre et l'orgueil jouent chez ses personnages ? On dirait que pour lui l'amour et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité et l'insolence, ne sont que deux états d'une même nature, l'amour-propre, l'orgueil empêchant Aglaé, Nastasia, le capitaine dont Mitia tire la barbe, Krassotkine, l'ennemi-ami d'Aliocha, de se montrer “tels” qu'ils sont en réalité. Mais il y a encore bien d'autres grandeurs. Je connais très peu de ses livres. Mais n'est-ce pas un motif sculptural et simple, digne de l'art le plus antique, une frise interrompue et reprise où se dérouleraient la Vengeance et l'Expiation, que le crime du père Karamazov engrossant la pauvre folle, le mouvement mystérieux, animal, inexpliqué, par lequel la mère, étant à son insu l'instrument des vengeances du destin, obéissant aussi obscurément à son instinct de mère, peut-être à un mélange de ressentiment et de reconnaissance physique pour le violateur, va accoucher chez le père Karamazov ? Ceci, c'est le premier épisode, mystérieux, grand, auguste, comme une création de la Femme dans les sculptures d'Orvieto. Et en réplique le second épisode, plus de vingt ans après, le meurtre du père Karamazov, l'infamie sur la famille Karamazov par ce fils de la folle, Smerdiakov, suivi peu après d'un même acte aussi mystérieusement sculptural et inexpliqué, d'une beauté aussi obscure et naturelle que l'accouchement dans le jardin du père Karamazov, Smerdiakov se pendant, son crime accompli. Quant à Dostoïevski, je ne le quittais pas tant que vous croyez en parlant de Tolstoï, qui l'a beaucoup imité. Et chez Dostoïevski il y a, concentré, encore contracté et grognon, beaucoup de ce qui s'épanouira chez Tolstoï. Il y a chez Dostoïevski cette maussaderie anticipée des primitifs que les disciples éclairciront. – Mon petit, comme c'est assommant que vous soyez si paresseux. Regardez comme vous voyez la littérature d'une façon plus intéressante qu'on ne nous la faisait étudier ; les devoirs qu'on nous faisait faire sur Esther : “Monsieur”, vous vous rappelez », me dit-elle en riant, moins pour se moquer de ses maîtres et d'elle-même que pour le plaisir de retrouver dans sa mémoire, dans notre mémoire commune, un souvenir déjà un peu ancien.
Mais tandis qu'elle me parlait, et comme je pensais à Vinteuil, à son tour c'était l'autre hypothèse, l'hypothèse matérialiste, celle du néant, qui se présentait à moi. Je me remettais à douter, je me disais qu'après tout il se pourrait que si les phrases de Vinteuil semblaient l'expression de certains états de l'âme – analogues à celui que j'avais éprouvé en goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé – rien ne m'assurait que le vague de tels états fût une marque de leur profondeur, mais seulement de ce que nous n'avons pas encore su les analyser, qu'il n'y aurait donc rien de plus réel en eux que dans d'autres. Pourtant ce bonheur, ce sentiment de certitude dans le bonheur, pendant que je buvais la tasse de thé, que je respirais aux Champs-Élysées une odeur de vieux bois, ce n'était pas une illusion. En tout cas, me disait l'esprit du doute, même si ces états sont dans la vie plus profonds que d'autres, et sont inanalysables à cause de cela même, parce qu'ils mettent en jeu trop de forces dont nous ne nous sommes pas encore rendu compte, le charme de certaines phrases de Vinteuil fait penser à eux parce qu'il est lui aussi inanalysable, mais cela ne prouve pas qu'il ait la même profondeur. La beauté d'une phrase de musique pure paraît facilement l'image ou du moins la parente d'une impression inintellectuelle que nous avons eue, mais simplement parce qu'elle est inintellectuelle. Et pourquoi, alors, croyons-nous particulièrement profondes ces phrases mystérieuses qui hantent certains quatuors et ce « concert » de Vinteuil ? Ce n'était pas, du reste, que de la musique de lui que me jouait Albertine ; le pianola était par moments pour nous comme une lanterne magique scientifique (historique et géographique), et sur les murs de cette chambre de Paris pourvue d'inventions plus modernes que celle de Combray, je voyais, selon qu'Albertine jouait du Rameau ou du Borodine, s'étendre tantôt une tapisserie du XVIIIe siècle semée d'Amours sur un fond de roses, tantôt la steppe orientale où les sonorités s'étouffent dans l'illimité des distances et le feutrage de la neige. Et ces décorations fugitives étaient d'ailleurs les seules de ma chambre, car si au moment où j'avais hérité de ma tante Léonie, je m'étais promis d'avoir des collections comme Swann, d'acheter des tableaux, des statues, tout mon argent passait à avoir des chevaux, une automobile, des toilettes pour Albertine. Mais ma chambre ne contenait-elle pas une oeuvre d'art plus précieuse que toutes celles-là ? C'était Albertine elle-même. Je la regardais. C'était étrange pour moi de penser que c'était elle, elle que j'avais crue si longtemps impossible même à connaître, qui aujourd'hui, bête sauvage domestiquée, rosier à qui j'avais fourni le tuteur, le cadre, l'espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules, que j'avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs de golf, s'appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier jour j'avais imaginées avec raison avoir manoeuvré pendant toute son adolescence les pédales d'une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola, où Albertine, devenue d'une élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c'était de moi qu'elle lui venait, posait ses souliers en toile d'or. Ses doigts jadis familiers du guidon se posaient maintenant sur les touches comme ceux d'une sainte Cécile ; son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort et, à cette distance et sous la lumière de la lampe, paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même, chargés de souvenirs et brûlant de désir, ajoutaient un tel brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s'enlever et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à l'hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand désir de l'embrasser ; j'en prolongeais chaque surface au-delà de ce que j'en pouvais voir et sous celle qui me le cachait et ne me faisait que mieux sentir – paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui cachait le haut des joues – le relief de ces plans superposés ; les yeux, comme dans un minerai d'opale où elle est encore engainée, les deux plaques seules polies encore, devenus plus brillants que du métal tout en restant plus résistants que de la lumière, faisaient apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les surplombe, comme les ailes de soie mauve d'un papillon qu'on aurait mis sous verre ; et les cheveux, noirs et crespelés, montrant d'autres ensembles selon qu'elle se tournait vers moi pour me demander ce qu'elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt massant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si riche et si multiple semblant dépasser la variété que réalise habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d'un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution, faisaient ressortir davantage, en l'interrompant pour la recouvrir, la courbe animée et comme la rotation du visage lisse et rose, du mat verni d'un bois peint. Et par contraste avec tant de relief, par l'harmonie aussi qui les unissait à elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d'orgue, la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n'être plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien, oeuvre d'art qui, tout à l'heure, par une douce magie, allait se détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse et rose. Mais non ; Albertine n'était nullement pour moi une oeuvre d'art. Je savais ce que c'était qu'admirer une femme d'une façon artistique – j'avais connu Swann. De moi-même d'ailleurs, j'étais, de n'importe quelle femme qu'il s'agît, incapable de le faire, n'ayant aucune espèce d'esprit d'observation extérieure, ne sachant jamais ce qu'était ce que je voyais, et j'étais moi-même émerveillé quand Swann ajoutait rétrospectivement pour moi une dignité artistique – en la comparant pour moi, comme il se plaisait à le faire galamment devant elle-même, à quelque portrait de Luini, en retrouvant dans sa toilette la robe ou les bijoux d'un tableau de Giorgione – à une femme qui m'avait semblé insignifiante. Rien de tel chez moi. Même, pour dire vrai, quand je commençais à regarder Albertine comme un ange musicien merveilleusement patiné et que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir indifférente, je m'ennuyais bientôt auprès d'elle, mais ces instants-là duraient peu. On n'aime que ce en quoi on poursuit quelque chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne possède pas, et bien vite je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas Albertine. Dans ses yeux je voyais passant, tantôt l'espérance, tantôt le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas, auxquelles dans ce cas elle préférait renoncer plutôt que de me les dire, et que, n'en saisissant que cette lueur dans ses prunelles, je n'apercevais pas davantage que le spectateur qu'on n'a pas laissé entrer dans la salle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien apercevoir de ce qui se passe sur la scène. (Je ne sais si c'était le cas pour elle, mais c'est une étrange chose, comme un témoignage chez les plus incrédules d'une croyance au bien, que cette persévérance dans le mensonge qu'ont tous ceux qui nous trompent. On aurait beau leur dire que leur mensonge fait plus de peine que l'aveu, ils auraient beau s'en rendre compte, qu'ils mentiraient encore l'instant d'après pour rester conformes à ce qu'ils nous ont dit d'abord qu'ils étaient, ou à ce qu'ils nous ont dit que nous étions pour eux. C'est ainsi qu'un athée qui tient à la vie, se fait tuer pour ne pas donner un démenti à l'idée qu'on a de sa bravoure.) Pendant ces heures, quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans sa moue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dont la contemplation la faisait ces soirs-là dissemblable, éloignée de moi à qui ils étaient refusés. « À quoi pensez-vous, ma chérie ? – Mais à rien. » Quelquefois, pour répondre à ce reproche que je lui faisais de ne me rien dire, tantôt elle me disait des choses qu'elle n'ignorait pas que je savais aussi bien que tout le monde (comme ces hommes d'État qui ne vous annonceraient pas la plus petite nouvelle, mais vous parlent, en revanche, de celle qu'on a pu lire dans les journaux de la veille), tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des sortes de fausses confidences, des promenades en bicyclette qu'elle faisait à Balbec, l'année d'avant de me connaître. Et comme si j'avais deviné juste autrefois, en inférant de lui qu'elle devait être une jeune fille très libre, faisant de très longues parties, l'évocation qu'elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvres d'Albertine ce même mystérieux sourire qui m'avait séduit les premiers jours, sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de ces promenades qu'elle avait faites avec des amies dans la campagne hollandaise, de ses retours le soir à Amsterdam, à des heures tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu'elle connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d'Albertine, comme dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables et fuyants. Que la soi-disant curiosité esthétique mériterait plutôt le nom d'indifférence auprès de la curiosité douloureuse, inlassable, que j'avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce qu'elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu'elle avait eus, des mots qu'elle avait dits, des baisers qu'elle avait reçus ! Non, jamais la jalousie que j'avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait persisté, ne m'eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter, les lieux où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine – comme une personne qui, faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle devant elle, la fait entrer au théâtre – du seuil de mon imagination ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d'eux, avait introduits dans mon coeur ! Maintenant, la connaissance que j'avais d'eux était interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L'amour, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au coeur.
Et peut-être pourtant, entièrement fidèle, je n'eusse pas souffert d'infidélités que j'eusse été incapable de concevoir. Mais ce qui me torturait à imaginer chez Albertine, c'était mon propre désir perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d'ébaucher de nouveaux romans ; c'était de lui supposer ce regard que je n'avais pu, l'autre jour, même à côté d'elle, m'empêcher de jeter sur les jeunes cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne. Comme il n'est de connaissance, on peut presque dire qu'il n'est de jalousie que de soi-même. L'observation compte peu. Ce n'est que du plaisir ressenti par soi-même qu'on peut tirer savoir et douleur.
Par instants, dans les yeux d'Albertine, dans la brusque inflammation de son teint, je sentais comme un éclair de chaleur passer furtivement dans des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel et où évoluaient les souvenirs, à moi inconnus, d'Albertine. Alors cette beauté qu'en pensant aux années successives où j'avais connu Albertine, soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais trouvée depuis peu, et qui consistait en ce que mon amie se développait sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage rosissant je sentais se réserver comme un gouffre l'inexhaustible espace des soirs où je n'avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains, je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini. Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l'oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n'a pas songé à rendre possible l'interpénétration des âmes ! Et je me rendais compte qu'Albertine n'était pas même pour moi (car si son corps était au pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée) la merveilleuse captive dont j'avais cru enrichir ma demeure, tout en y cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me voir et qui ne la soupçonnaient pas au bout du couloir dans la chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu'il tenait enfermée dans une bouteille la princesse de la Chine ; m'invitant sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s'il a fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune, et pourvu que je puisse me dire, ce qui n'est pas sûr, hélas, qu'elle n'y a, elle, pas perdu, je n'ai rien à regretter. Sans doute la solitude eût mieux valu, plus féconde, moins douloureuse. Mais la vie de collectionneur que me conseillait Swann, que me reprochait de ne pas connaître M. de Charlus, quand avec un mélange d'esprit, d'insolence et de goût, il me disait : « Comme c'est laid chez vous ! », quelles statues, quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou même, à tout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement, m'eussent, comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais que la maladresse inconsciente d'Albertine, des indifférents, ou de mes propres pensées, ne tardait pas à rouvrir, donné accès sur cette issue hors de soi-même, ce chemin de communication privé, mais qui donne sur la grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous en avons souffert : la vie des autres ?
Quelquefois il faisait un si beau clair de lune qu'une heure à peine après qu'Albertine était couchée, j'allais jusqu'à son lit pour lui dire de regarder la fenêtre. Je suis sûr que c'est pour cela que j'allais dans sa chambre, et non pour m'assurer qu'elle y était bien. Quelle apparence qu'elle pût et souhaitât de s'en échapper ? Il eût fallu une collusion invraisemblable avec Françoise. Dans la chambre sombre je ne voyais rien que sur la blancheur de l'oreiller un mince diadème de cheveux noirs. Mais j'entendais la respiration d'Albertine. Son sommeil était si profond que j'hésitais à aller jusqu'au lit ; je m'asseyais au bord ; le sommeil continuait de couler avec le même murmure. Ce qui est impossible à dire, c'est à quel point ses réveils étaient gais. Je l'embrassais, je la secouais. Aussitôt elle s'arrêtait de dormir, mais sans même l'intervalle d'un instant éclatait de rire, me disait en nouant ses bras à mon cou : « J'étais justement en train de me demander si tu ne viendrais pas », et elle riait tendrement de plus belle. On aurait dit que sa tête charmante, quand elle dormait, n'était pleine que de gaieté, de tendresse et de rire. Et en l'éveillant j'avais seulement, comme quand on ouvre un fruit, fait fuser le jus jaillissant qui désaltère.
L'hiver cependant finissait ; la belle saison revint, et souvent, comme Albertine venait seulement de me dire bonsoir, ma chambre, mes rideaux, le mur au-dessus des rideaux étant encore tout noirs, dans le jardin des religieuses voisines j'entendais, riche et précieuse dans le silence comme un harmonium d'église, la modulation d'un oiseau inconnu qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines, et au milieu de mes ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu'il voyait. Bientôt les nuits raccourcirent, et avant les heures anciennes du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser encore mener à Albertine cette vie où malgré ses dénégations je sentais qu'elle avait l'impression d'être prisonnière, c'était seulement parce que chaque jour j'étais sûr que le lendemain je pourrais me mettre, en même temps qu'à travailler, à me lever, à sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement et sans inquiétude pour moi la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de chasse, qui lui plairait.
Seulement le lendemain, ce temps passé que j'aimais et détestais tour à tour en Albertine (comme, quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que nous prenons pour la réalité) il arrivait que rétrospectivement une des heures qui le composaient et même de celles que j'avais cru connaître, me présentait tout d'un coup un aspect qu'on n'essayait pas de me voiler et qui était tout différent de celui sous lequel elle m'était apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que j'avais cru y voir autrefois, c'était un désir insoupçonné jusque-là qui se révélait, m'aliénant une nouvelle partie de ce coeur d'Albertine que j'avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand Andrée avait quitté Balbec au mois de juillet, Albertine ne m'avait jamais dit qu'elle dût bientôt la revoir ; et je pensais qu'elle l'avait revue même plus tôt qu'elle n'eût cru, puisque, à cause de la grande tristesse que j'avais eue à Balbec, cette nuit du 14 septembre, elle m'avait fait le sacrifice de ne pas y rester et de revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée, le 15, je lui avais demandé d'aller voir Andrée et lui avais dit : « A-t-elle été contente de vous revoir ? » Or maintenant, Mme Bontemps étant venue pour apporter quelque chose à Albertine, je la vis un instant et lui dis qu'Albertine était sortie avec Andrée : « Elles sont allées se promener dans la campagne. – Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertine n'est pas difficile en fait de campagne. Ainsi, il y a trois ans, tous les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont. » À ce nom de Buttes-Chaumont, où Albertine m'avait dit n'être jamais allée, ma respiration s'arrêta un instant. La réalité est le plus habile des ennemis. Elle prononce ses attaques sur le point de notre coeur où nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de défense. Albertine avait-elle menti à sa tante alors, en lui disant qu'elle allait tous les jours aux Buttes-Chaumont, à moi depuis, en me disant qu'elle ne les connaissait pas ? « Heureusement, ajouta Mme Bontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour une campagne plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a bien besoin, elle a si mauvaise mine. Il est vrai qu'elle n'a pas eu, cet été, le temps d'air qui lui est nécessaire. Pensez qu'elle a quitté Balbec à la fin de juillet croyant revenir en septembre, et comme son frère s'est démis le genou, elle n'a pas pu revenir. » Alors Albertine l'attendait à Balbec et me l'avait caché ! Il est vrai que c'était d'autant plus gentil de m'avoir proposé de revenir. À moins que… « Oui, je me rappelle qu'Albertine m'avait parlé de cela… (ce n'était pas vrai). Quand donc a eu lieu cet accident ? Tout cela est un peu brouillé dans ma tête. – Mais en un sens il a eu lieu juste à point, car un jour plus tard la location de la villa était commencée, et la grand-mère d'Andrée aurait été obligée de payer un mois inutile. Il s'est cassé la jambe le 14 septembre, elle a eu le temps de télégraphier à Albertine le 15 au matin qu'elle ne viendrait pas, et Albertine de prévenir l'agence. Un jour plus tard, cela courait jusqu'au 15 octobre. » Ainsi, sans doute, quand Albertine changeant d'avis, m'avait dit : « Partons ce soir », ce qu'elle voyait c'était un appartement que je ne connaissais pas, celui de la grand-mère d'Andrée, où dès notre retour, elle allait pouvoir retrouver l'amie que, sans que je m'en doutasse, elle avait cru revoir bientôt à Balbec. Les paroles si gentilles, pour revenir avec moi, qu'elle avait eues en contraste avec son opiniâtre refus d'un peu avant, j'avais cherché à les attribuer à un revirement de son bon coeur. Elles étaient tout simplement le reflet d'un changement intervenu dans une situation que nous ne connaissons pas, et qui est tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous aiment pas. Elles nous refusent obstinément un rendez-vous pour le lendemain, parce qu'elles sont fatiguées, parce que leur grand-père exige qu'elles dînent chez lui. « Mais venez après », insistons-nous. « Il me retient très tard. Il pourra me raccompagner. » Simplement elles ont un rendez-vous avec quelqu'un qui leur plaît. Soudain celui-ci n'est plus libre. Et elles viennent nous dire le regret de nous avoir fait de la peine, qu'envoyant promener leur grand-père, elles resteront auprès de nous, ne tenant à rien d'autre. J'aurais dû reconnaître ces phrases dans le langage que m'avait tenu Albertine le jour de mon départ, à Balbec. Pourtant, je ne devais peut-être pas ne reconnaître qu'elles, mais pour interpreter ce langage me souvenir de deux traits particuliers du caractère d'Albertine.
Deux traits du caractère d'Albertine me revinrent à ce moment à l'esprit, l'un pour me consoler, l'autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre mémoire : elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cette habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs personnes, cette utilisation multiple de ce qu'elle faisait, qui était caractéristique chez Albertine. C'était bien dans son caractère, revenant à Paris (le fait qu'Andrée ne revenait pas pouvait lui rendre incommode de rester à Balbec sans que cela signifiât qu'elle ne pouvait pas se passer d'Andrée), de tirer de ce seul voyage une occasion de toucher deux personnes qu'elle aimait sincèrement : moi, en me faisant croire que c'était pour ne pas me laisser seul, pour que je ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant que, du moment qu'elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y rester un instant de plus, qu'elle n'avait prolongé que pour la voir et qu'elle accourait dans l'instant vers elle. Or le départ d'Albertine avec moi succédait en effet d'une façon si immédiate, d'une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris, d'autre part à la dépêche d'Andrée, qu'il était tout naturel qu'Andrée et moi, ignorant respectivement, elle mon chagrin, moi sa dépêche, eussions pu croire que le départ d'Albertine était l'effet de la seule cause que chacun de nous connût et qu'il suivait en effet à si peu d'heures de distance et si inopinément. Et dans ce cas, je pouvais encore croire que m'accompagner avait été le but réel d'Albertine, qui n'avait pas voulu négliger pourtant une occasion de s'en faire un titre à la gratitude d'Andrée. Mais malheureusement je me rappelai presque aussitôt un autre trait du caractère d'Albertine et qui était la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation irrésistible d'un plaisir. Or je me rappelais, quand elle eut décidé de partir, quelle impatience elle avait d'arriver au train, comme elle avait bousculé le directeur, qui en cherchant à nous retenir aurait pu nous faire manquer l'omnibus, les haussements d'épaules de connivence qu'elle me faisait et dont j'avais été si touché, quand, dans le tortillard, M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas remettre à huitaine. Oui, ce qu'elle voyait devant ses yeux à ce moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu'elle était impatiente de retrouver, c'était un appartement inhabité que j'avais vu une fois, appartenant à la grand-mère d'Andrée, un appartement luxueux à la garde d'un vieux valet de chambre, en plein midi, mais si vide, si silencieux que le soleil avait l'air de mettre des housses sur le canapé, sur les fauteuils des chambres où Albertine et Andrée demandaient au gardien respectueux, peut-être naïf, peut-être complice, de les laisser se reposer.
Je le voyais tout le temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, une bonne dupe ou complice, et où chaque fois qu'Albertine avait l'air pressé et sérieux elle partait pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu'elle était plus libre. Je n'avais jamais pensé jusque-là à cet appartement, qui maintenant avait pour moi une horrible beauté. L'inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque découverte scientifique ne fait que reculer mais n'annule pas. Un jaloux exaspère celle qu'il aime en la privant de mille plaisirs sans importance. Mais ceux qui sont le fond de la vie de celle-ci, elle les abrite là où, dans les moments où son intelligence croit montrer le plus de perspicacité et où les tiers le renseignent le mieux, il n'a pas idée de chercher.
Mais enfin du moins, Andrée allait partir. Mais je ne voulais pas qu'Albertine pût me mépriser comme ayant été dupe d'elle et d'Andrée. Mais un jour ou l'autre je le lui dirais. Et ainsi je la forcerais peut-être à me parler plus franchement, en lui montrant que j'étais informé tout de même des choses qu'elle me cachait. Mais je ne voulais pas lui parler de cela encore, d'abord parce que, si près de la visite de sa tante, elle eût compris d'où me venait mon information, eût tari cette source, et n'en eût pas redouté d'inconnues. Ensuite parce que je ne voulais pas risquer, tant que je ne serais pas absolument certain de garder Albertine aussi longtemps que je voudrais, de causer en elle trop de colères qui auraient pu avoir pour effet de lui faire désirer me quitter. Il est vrai que si je raisonnais, cherchais la vérité, pronostiquais l'avenir d'après ses paroles, lesquelles approuvaient toujours tous mes projets, exprimaient combien elle aimait cette vie, combien sa claustration la privait peu, je ne doutais pas qu'elle restât toujours auprès de moi. J'en étais même fort ennuyé, je sentais la vie, l'univers, auxquels je n'avais jamais goûté, m'échapper, échangés contre une femme dans laquelle je ne pouvais plus rien trouver de nouveau. Je ne pouvais même pas aller à Venise où, pendant que je serais couché, je serais trop torturé par la crainte des avances que pourraient lui faire le gondolier, les gens de l'hôtel, les Vénitiennes. Mais si je raisonnais au contraire d'après l'autre hypothèse, celle qui s'appuyait non sur les paroles d'Albertine, mais sur des silences, des regards, des rougeurs, des bouderies, et même des colères dont il m'eût été bien facile de lui montrer qu'elles étaient sans cause et dont j'aimais mieux avoir l'air de ne pas m'apercevoir, alors je me disais que cette vie lui était insupportable, que tout le temps elle se trouvait privée de ce qu'elle aimait, et que fatalement elle me quitterait un jour. Tout ce que je voulais, si elle le faisait, c'est que je pusse choisir le moment, un moment où cela ne me serait pas trop pénible, et puis dans une saison où elle ne pourrait aller dans aucun des endroits où je me représentais ses débauches, ni à Amsterdam, ni chez Andrée, ni chez Mlle Vinteuil, qu'elle retrouverait, il est vrai, quelques mois plus tard. Mais d'ici là je me serais calmé et cela me serait devenu indifférent. En tout cas il fallait attendre pour y songer que fût guérie la petite rechute qu'avait causée la découverte des raisons pour lesquelles Albertine à quelques heures de distance avait voulu ne pas quitter, puis quitter immédiatement Balbec ; il fallait laisser le temps de disparaître aux symptômes qui ne pouvaient qu'aller en s'atténuant si je n'apprenais rien de nouveau, mais encore trop aigus pour ne pas rendre plus douloureuse, plus difficile, une opération de rupture reconnue maintenant inévitable, mais nullement urgente et qu'il valait mieux pratiquer « à froid ». Ce choix du moment, j'en étais le maître ; car si elle voulait partir avant que je l'eusse décidé, au moment où elle m'annoncerait qu'elle avait assez de cette vie, il serait toujours temps d'aviser à combattre ses raisons, de lui laisser plus de liberté, de lui promettre quelque grand plaisir prochain qu'elle souhaiterait elle-même d'attendre, voire, si je ne trouvais de recours qu'en son coeur, de lui avouer mon chagrin. J'étais donc bien tranquille à ce point de vue, n'étant pas d'ailleurs en cela très logique avec moi-même. Car, dans une hypothèse où je ne tenais précisément pas compte des choses qu'elle disait et qu'elle annonçait, je supposais que, quand il s'agirait de son départ, elle me donnerait d'avance ses raisons, me laisserait les combattre et les vaincre.
Je sentais que ma vie avec Albertine n'était, pour une part, quand je n'étais pas jaloux, qu'ennui, pour l'autre part, quand j'étais jaloux, que souffrance. À supposer qu'il y eût eu du bonheur, il ne pouvait durer. Dans le même esprit de sagesse qui m'inspirait à Balbec, le soir où nous avions été heureux après la visite de Mme de Cambremer, je voulais la quitter parce que je savais qu'à prolonger je ne gagnerais rien. Seulement, maintenant encore, je m'imaginais que le souvenir que je garderais d'elle serait comme une sorte de vibration prolongée par une pédale, de la minute de notre séparation. Aussi je tenais à choisir une minute douce, afin que ce fût elle qui continuât à vibrer en moi. Il ne fallait pas être trop difficile, attendre trop, il fallait être sage. Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de ne pas savoir attendre quelques jours de plus, jusqu'à ce qu'une minute acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec cette même révolte que j'avais autrefois quand maman s'éloignait de mon lit sans me redire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare. À tout hasard je multipliais les gentillesses que je pouvais lui faire. Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une bleu et or doublée de rose, qui venait d'être terminée. Et j'avais commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec regret, par préférence pour celle-là.
Pourtant, à la venue du printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m'avait dit sa tante, je me laissai emporter par la colère un soir. C'était justement celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui, en m'évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour Albertine qui ne m'en savait aucun gré. Si je n'avais jamais vu Venise, j'en rêvais sans cesse depuis ces vacances de Pâques, qu'encore enfant, j'avais dû y passer, et plus anciennement encore par les gravures du Titien et les photographies de Giotto que Swann m'avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l'ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d'ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l'étoffe, d'un bleu profond qui au fur et à mesure que mon regard s'y avançait se changeait en or malléable, par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s'avance, changent en métal flamboyant l'azur du Grand Canal. Et les manches étaient doublées d'un rose cerise qui est si particulièrement vénitien qu'on l'appelle rose Tiepolo.
Dans la journée, Françoise avait laissé échapper devant moi qu'Albertine n'était contente de rien, que quand je lui faisais dire que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l'automobile viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les épaules et répondait à peine poliment. Ce soir-là, où je la sentais de mauvaise humeur et où la première grande chaleur m'avait énervé, je ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude : « Oui, vous pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n'est qu'un cri. » Mais aussitôt je me rappelai qu'Albertine m'avait dit une fois combien elle me trouvait l'air terrible quand j'étais en colère, et m'avait appliqué les vers d'Esther :
Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d'émoi…
Hélas ! sans frissonner quel coeur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de vos yeux ?
J'eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j'avais fait, sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fût une paix armée et redoutable, en même temps qu'il me semblait utile de montrer que je ne craignais pas une rupture pour qu'elle n'en eût pas l'idée : « Pardonnez-moi, ma petite Albertine, j'ai honte de ma violence, j'en suis désespéré. Si nous ne pouvons plus nous entendre, si nous devons nous quitter, il ne faut pas que ce soit ainsi, ce ne serait pas digne de nous. Nous nous quitterons s'il le faut, mais avant tout je tiens à vous demander pardon bien humblement de tout mon coeur. » Je pensai que pour réparer cela, et m'assurer de ses projets de rester pour le temps qui allait suivre, et au moins jusqu'à ce qu'Andrée fût partie, ce qui était dans trois semaines, il serait bon dès le lendemain de chercher quelque plaisir plus grand que ceux qu'elle avait encore eus, et à assez longue échéance ; aussi, puisque j'allais effacer l'ennui que je lui avais causé, peut-être ferais-je bien de profiter de ce moment pour lui montrer que je connaissais mieux sa vie qu'elle ne croyait. La mauvaise humeur qu'elle ressentirait serait effacée demain par mes gentillesses, mais l'avertissement resterait dans son esprit. « Oui, ma petite Albertine, pardonnez-moi si j'ai été violent. Je ne suis pas tout à fait aussi coupable que vous croyez. Il y a des gens méchants qui cherchent à nous brouiller, je n'avais jamais voulu vous en parler pour ne pas vous tourmenter, et je finis par être affolé quelquefois de certaines dénonciations. » Et voulant profiter de ce que j'allais pouvoir lui montrer que j'étais au courant pour le départ de Balbec : « Ainsi tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme Verdurin l'après-midi où vous êtes allée au Trocadéro. » Elle rougit. « Oui, je le savais. – Pouvez-vous me jurer que ce n'était pas pour ravoir des relations avec elle ? – Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi “ravoir” ? je n'en ai jamais eu, je vous le jure. » J'étais navré d'entendre Albertine me mentir ainsi, me nier l'évidence que sa rougeur m'avait trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant, comme elle contenait une protestation d'innocence que sans m'en rendre compte j'étais prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand, lui ayant demandé : « Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette matinée des Verdurin ? » elle me répondit : « Non, cela je ne peux pas le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil. » Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec Mlle Vinteuil, et maintenant l'aveu du plaisir qu'elle aurait eu à la voir me cassait bras et jambes. Sans doute, quand Albertine m'avait dit, quand j'étais rentré de chez les Verdurin : « Est-ce qu'ils ne devaient pas avoir Mlle Vinteuil ? » elle m'avait rendu toute ma souffrance en me prouvant qu'elle savait sa venue. Mais je m'étais sans doute fait depuis ce raisonnement : « Elle savait sa venue qui ne lui faisait aucune espèce de plaisir, mais comme elle a dû comprendre après coup que c'est la révélation qu'elle connaissait une personne d'aussi mauvaise réputation que Mlle Vinteuil, qui m'avait tant désespéré à Balbec jusqu'à me donner l'idée du suicide, elle n'a pas voulu m'en parler. » Et puis voilà qu'elle était obligée de m'avouer que cette venue lui faisait plaisir. D'ailleurs, sa façon mystérieuse de vouloir aller chez les Verdurin eût dû m'être une preuve suffisante. Mais je n'y avais plus assez pensé. Aussi quoique me disant maintenant : « Pourquoi n'avoue-t-elle qu'à moitié ? c'est encore plus bête que méchant et que triste », j'étais tellement écrasé que je n'eus pas le courage d'insister là-dessus, où je n'avais pas le beau rôle n'ayant pas de document révélateur à produire, et pour ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer au sujet d'Andrée qui allait me permettre de mettre en déroute Albertine par l'écrasante révélation de la dépêche d'Andrée. « Tenez, lui dis-je, maintenant on me tourmente, on me persécute à me reparler de vos relations, mais avec Andrée. – Avec Andrée ? ? » s'écria-t-elle. La mauvaise humeur enflammait son visage. Et l'étonnement ou le désir de paraître étonnée écarquillait ses yeux. « C'est chcharmant ! ! Et peut-on savoir qui vous a dit ces belles choses ? est-ce que je pourrais leur parler, à ces personnes ? savoir sur quoi elles appuient leurs infamies ? – Ma petite Albertine, je ne sais pas, ce sont des lettres anonymes, mais de personnes que vous trouveriez peut-être assez facilement (pour lui montrer que je ne craignais pas qu'elle cherchât), car elles doivent bien vous connaître. La dernière, je vous l'avoue (et je vous cite celle-là justement parce qu'il s'agit d'un rien et qu'elle n'a rien de pénible à citer), m'a pourtant exaspéré. Elle me disait que si, le jour où nous avons quitté Balbec, vous aviez d'abord voulu rester et ensuite partir, c'est que dans l'intervalle vous aviez reçu une lettre d'Andrée vous disant qu'elle ne viendrait pas. – Je sais très bien qu'Andrée m'a écrit qu'elle ne viendrait pas, elle m'a même télégraphié, je ne peux pas vous montrer la dépêche parce que je ne l'ai pas gardée, mais ce n'était pas ce jour-là, d'ailleurs, quand même ç'aurait été ce jour-là, qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse qu'Andrée vînt à Balbec ou non ? » « Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse » était une preuve de colère, et que « cela lui faisait » quelque chose ; mais pas forcément une preuve qu'Albertine était revenue uniquement par désir de voir Andrée. Chaque fois qu'Albertine voyait un des motifs réels, ou allégués, d'un de ses actes, découvert par une personne à qui elle en avait donné un autre motif, Albertine était en colère, la personne fût-elle celle pour laquelle elle avait fait réellement l'acte. Albertine croyait-elle que ces renseignements sur ce qu'elle faisait, ce n'était pas des anonymes qui me les envoyaient malgré moi, mais moi qui les sollicitais avidement, on n'aurait pu nullement le déduire des paroles qu'elle me dit ensuite, où elle avait l'air d'accepter ma version des lettres anonymes, mais de son air de colère contre moi, colère qui n'avait l'air que d'être l'explosion de ses mauvaises humeurs antérieures, tout comme l'espionnage auquel elle eût, dans cette hypothèse, cru que je m'étais livré n'eût été que l'aboutissement d'une surveillance de tous ses actes, dont elle n'eût plus douté depuis longtemps. Sa colère s'étendit même jusqu'à Andrée, et se disant sans doute que maintenant je ne serais plus tranquille même quand elle sortirait avec Andrée : « D'ailleurs, Andrée m'exaspère. Elle est assommante. Elle revient demain. Je ne veux plus sortir avec elle. Vous pouvez l'annoncer aux gens qui vous ont dit que j'étais revenue à Paris pour elle. Si je vous disais que, depuis tant d'années que je connais Andrée, je ne saurais pas vous dire comment est sa figure tant je l'ai peu regardée ! » Or à Balbec, la première année, elle m'avait dit : « Andrée est ravissante. » Il est vrai que cela ne voulait pas dire qu'elle eût des relations amoureuses avec elle, et même je ne l'avais jamais entendue parler alors qu'avec indignation de toutes les relations de ce genre. Mais ne pouvait-elle avoir changé, même sans se rendre compte qu'elle avait changé, en ne croyant pas que ses jeux avec une amie fussent la même chose que les relations immorales, assez peu précises dans son esprit, qu'elle flétrissait chez les autres ? N'était-ce pas possible, puisque ce même changement, et cette même inconscience du changement, s'étaient produits dans ses relations avec moi, avec moi dont elle avait repoussé à Balbec avec tant d'indignation ces baisers qu'elle devait me donner elle-même ensuite, et chaque jour, et que, je l'espérais, elle me donnerait encore bien longtemps, qu'elle allait me donner dans un instant ? « Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je le leur annonce puisque je ne les connais pas ? » Cette réponse était si forte qu'elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes que je voyais cristallisés dans les prunelles d'Albertine. Mais elle les laissa intacts ; je m'étais tu, et pourtant elle continuait à me regarder avec cette attention persistante qu'on prête à quelqu'un qui n'a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elle me répondit qu'elle n'avait rien à me pardonner. Elle était redevenue très douce. Mais sous son visage triste et défait, il me semblait qu'un secret s'était formé.
Je savais bien qu'elle ne pouvait me quitter sans me prévenir ; d'ailleurs elle ne pouvait ni le désirer (c'était dans huit jours qu'elle devait essayer les nouvelles robes de Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c'était impossible qu'elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je voulais lui donner, et fus-je soulagé de l'entendre me dire que c'était convenu ? Quand elle vint me dire bonsoir et que je l'embrassai, elle ne fit pas comme d'habitude, se détourna, et – c'était quelques instants à peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu'elle me donnât tous les soirs ce qu'elle m'avait refusé à Balbec – elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi, elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait dit qu'elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec mesure, soit pour ne pas l'annoncer, soit parce que, rompant avec moi des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie. Je l'embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon coeur l'azur miroitant et doré du Grand Canal et les oiseaux accouplés, symboles de mort et de résurrection. Mais une seconde fois, au lieu de me rendre mon baiser, elle s'écarta avec l'espèce d'entêtement instinctif et néfaste des animaux qui sentent la mort. Ce pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit d'une crainte si anxieuse que, quand Albertine fut arrivée à la porte, je n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai. « Albertine, lui dis-je, je n'ai aucun sommeil. Si vous-même vous n'avez pas envie de dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez, mais je n'y tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. » Il me semblait que si j'avais pu la faire déshabiller et l'avoir dans sa chemise de nuit blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète. Mais j'hésitai un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m'eût semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de douceur et toujours le même visage abattu et triste : « Je peux rester tant que vous voudrez, je n'ai pas sommeil. » Sa réponse me calma car, tant qu'elle était là, je sentais que je pouvais aviser à l'avenir, et elle recelait aussi de l'amitié, de l'obéissance, mais d'une certaine nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré elle, moitié sans doute pour les mettre d'avance en harmonie avec quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que, tout de même, il n'y aurait que de l'avoir tout en blanc, avec son cou nu, devant moi, comme je l'avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez d'audace pour qu'elle fût obligée de céder. « Puisque vous êtes si gentille que de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre robe, c'est trop chaud, trop raide, je n'ose pas vous approcher pour ne pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux fatidiques. Déshabillez-vous, mon chéri. – Non, ce ne serait pas commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre tout à l'heure. – Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon lit ? – Mais si. » Mais elle resta un peu loin, près de mes pieds. Nous causâmes. Tout d'un coup nous entendîmes la cadence régulière d'un appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler. « Cela prouve qu'il fait déjà jour », dit Albertine ; et le sourcil presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs de la belle saison : « Le printemps est commencé pour que les pigeons soient revenus. » La ressemblance entre leur roucoulement et le chant du coq était aussi profonde et aussi obscure que, dans le septuor de Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio qui est bâti sur le même thème clef que le premier et le dernier morceau, mais tellement transformé par les différences de tonalité, de mesure, etc. que le public profane, s'il ouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné de voir qu'ils sont bâtis tous trois sur les quatre mêmes notes, quatre notes qu'il peut d'ailleurs jouer d'un doigt au piano sans retrouver aucun des trois morceaux. Tel, ce mélancolique morceau exécuté par les pigeons était une sorte de chant du coq en mineur, qui ne s'élevait pas vers le ciel, ne montait pas verticalement, mais, régulier comme le braiment d'un âne, enveloppé de douceur, allait d'un pigeon à l'autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel qu'avaient poussé tant de fois l'allegro de l'introduction et le finale. Je sais que je prononçai alors le mot « mort » comme si Albertine allait mourir. Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l'avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède. Certes, on dira que nous ne les voyons pas alors tels qu'ils seront, mais dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés ?
Quand je vis que d'elle-même elle ne m'embrassait pas, comprenant que tout ceci était du temps perdu et que ce n'était qu'à partir du baiser que commenceraient les minutes calmantes, et véritables, je lui dis : « Bonsoir, il est trop tard », parce que cela ferait qu'elle m'embrasserait, et nous continuerions ensuite. Mais après m'avoir dit : « Bonsoir, tâchez de bien dormir », exactement comme les deux premières fois, elle se contenta d'un baiser sur la joue. Cette fois je n'osai pas la rappeler. Mais mon coeur battait si fort que je ne pus me recoucher. Comme un oiseau qui va d'une extrémité de sa cage à l'autre, sans arrêter je passais de l'inquiétude qu'Albertine pût partir à un calme relatif. Ce calme était produit par le raisonnement que je recommençais plusieurs fois par minute : « Elle ne peut pas partir en tout cas sans me prévenir, elle ne m'a nullement dit qu'elle partirait », et j'étais à peu près calmé. Mais aussitôt je me redisais : « Pourtant si demain j'allais la trouver partie ! Mon inquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose ; pourquoi ne m'a-t-elle pas embrassé ? » Alors je souffrais horriblement du coeur. Puis il était un peu apaisé par le raisonnement que je recommençais, mais je finissais par avoir mal à la tête, parce que ce mouvement de ma pensée était si incessant et si monotone. Il y a ainsi certains états moraux, et notamment l'inquiétude, qui, ne nous présentant que deux alternatives, ont quelque chose d'aussi atrocement limité qu'une simple souffrance physique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui donnait raison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et me rassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sans arrêter, d'un mouvement interne, l'organe qui le fait souffrir, s'éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l'instant d'après. Tout à coup, dans le silence de la nuit, je fus frappé par un bruit en apparence insignifiant mais qui me remplit de terreur, le bruit de la fenêtre d'Albertine qui s'ouvrait violemment. Quand je n'entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m'avait fait si peur. En lui-même il n'avait rien de si extraordinaire ; mais je lui donnais probablement deux significations qui m'épouvantaient également. D'abord c'était une convention de notre vie commune, comme je craignais les courants d'air, qu'on n'ouvrît jamais de fenêtre la nuit. On l'avait expliqué à Albertine quand elle était venue habiter à la maison, et bien qu'elle fût persuadée que c'était de ma part une manie, et malsaine, elle m'avait promis de ne jamais enfreindre cette défense. Et elle était si craintive pour toutes ces choses qu'elle savait que je voulais, les blâmât-elle, que je savais qu'elle eût plutôt dormi dans l'odeur d'un feu de cheminée que d'ouvrir sa fenêtre, de même que pour l'événement le plus important elle ne m'eût pas fait réveiller le matin. Ce n'était qu'une des petites conventions de notre vie, mais du moment qu'elle violait celle-là sans m'en avoir parlé, cela ne voulait-il pas dire qu'elle n'avait plus rien à ménager, qu'elle les violerait aussi bien toutes ? Puis ce bruit avait été violent, presque mal élevé, comme si elle avait ouvert rouge de colère et disant : « Cette vie m'étouffe, tant pis, il me faut de l'air ! » Je ne me dis pas exactement tout cela, mais je continuai à penser, comme à un présage plus mystérieux et plus funèbre qu'un cri de chouette, à ce bruit de la fenêtre qu'Albertine avait ouverte. Dans une agitation comme je n'en avais peut-être pas eue depuis le soir de Combray où Swann avait dîné à la maison, je marchai toute la nuit dans le couloir, espérant, par le bruit que je faisais, attirer l'attention d'Albertine, qu'elle aurait pitié de moi et m'appellerait, mais je n'entendais aucun bruit venir de sa chambre. À Combray, j'avais demandé à ma mère de venir. Mais avec ma mère je ne craignais que sa colère, je savais ne pas diminuer son affection en lui témoignant la mienne. Cela me fit tarder à appeler Albertine. Peu à peu je sentis qu'il était trop tard. Elle devait dormir depuis longtemps. Je retournai me coucher. Le lendemain, dès que je m'éveillai, comme on ne venait jamais chez moi quoi qu'il arrivât sans que j'eusse appelé, je sonnai Françoise. Et en même temps je pensai : « Je vais parler à Albertine d'un yacht que je veux lui faire faire. » En prenant mes lettres, je dis à Françoise sans la regarder : « Tout à l'heure j'aurai quelque chose à dire à Mlle Albertine ; est-ce qu'elle est levée ? – Oui, elle s'est levée de bonne heure. » Je sentis se soulever en moi comme dans un coup de vent mille inquiétudes que je ne savais pas tenir en suspens dans ma poitrine. Le tumulte y était si grand que j'étais à bout de souffle comme dans une tempête. « Ah ? mais où est-elle en ce moment ? – Elle doit être dans sa chambre. – Ah ! bien, hé bien je la verrai tout à l'heure. » Je respirai, elle était là, mon agitation retomba, Albertine était ici, il m'était presque indifférent qu'elle y fût. D'ailleurs n'avais-je pas été absurde de supposer qu'elle aurait pu ne pas y être ? Je m'endormis, mais, malgré ma certitude qu'elle ne me quitterait pas, d'un sommeil léger, et d'une légèreté relative à elle seulement. Car les bruits qui ne pouvaient se rapporter qu'à des travaux dans la cour, tout en les entendant vaguement en dormant, je restais tranquille, tandis que le plus léger frémissement qui venait de sa chambre, ou quand elle sortait, ou rentrait sans bruit en appuyant si doucement sur le timbre, me faisait tressauter, me parcourait tout entier, me laissait le coeur battant, bien que je l'eusse entendu dans un assoupissement profond, de même que ma grand-mère dans les derniers jours qui précédèrent sa mort, et où elle était plongée dans une immobilité que rien ne troublait et que les médecins appelaient le coma, se mettait, m'a-t-on dit, à trembler un instant comme une feuille quand elle entendait les trois coups de sonnette par lesquels j'avais l'habitude d'appeler Françoise, et que même en les faisant plus légers cette semaine-là pour ne pas troubler le silence de la chambre mortuaire, personne, assurait Françoise, ne pouvait confondre, à cause d'une manière que j'avais et ignorais moi-même d'appuyer sur le timbre, avec les coups de sonnette de quelqu'un d'autre. Étais-je donc entré, moi aussi, en agonie ? était-ce l'approche de la mort ?
Ce jour-là et le lendemain nous sortîmes ensemble, puisque Albertine ne voulait plus sortir avec Andrée. Je ne lui parlai même pas du yacht, ces promenades m'avaient calmé tout à fait. Mais elle avait continué le soir à m'embrasser de la même manière nouvelle, de sorte que j'étais furieux. Je ne pouvais plus y voir qu'une manière de me montrer qu'elle me boudait, ce qui me paraissait trop ridicule après les gentillesses que je ne cessais de lui faire. Aussi, n'ayant plus même d'elle les satisfactions charnelles auxquelles je tenais, la trouvant laide dans la mauvaise humeur, sentis-je plus vivement la privation de toutes les femmes et des voyages dont ces premiers beaux jours réveillaient en moi le désir. Grâce sans doute au souvenir épars des rendez-vous oubliés que j'avais eus, collégien encore, avec des femmes, sous la verdure déjà épaisse, cette région du printemps où le voyage de notre demeure errante à travers les saisons venait depuis trois jours de l'arrêter, sous un ciel clément, et dont toutes les routes fuyaient vers des déjeuners à la campagne, des parties de canotage, des parties de plaisir, me semblait le pays des femmes aussi bien qu'il était celui des arbres, et où le plaisir partout offert devenait permis à mes forces convalescentes. La résignation à la paresse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisir qu'avec une femme que je n'aimais pas, la résignation à rester dans ma chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l'ancien monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l'hiver, mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m'étais éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le problème de l'existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas l'accumulation des solutions négatives antérieures. La présence d'Albertine me pesait, je la regardais, douce et maussade, et je sentais que c'était un malheur que nous n'eussions pas rompu. Je voulais aller à Venise, je voulais, en attendant, aller au Louvre voir des tableaux vénitiens, et au Luxembourg les deux Elstir qu'à ce qu'on venait de m'apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée, ceux que j'avais tant admirés chez la duchesse de Guermantes, les Plaisirs de la danse et Portrait de la famille X. Mais j'avais peur que, dans le premier, certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que peut-être une certaine vie qu'elle n'avait pas menée, une vie de feux d'artifice et de guinguettes, avait du bon. Déjà d'avance, je craignais que le 14 juillet elle me demandât d'aller à un bal populaire et je rêvais d'un événement impossible qui eût supprimé cette fête. Et puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire penser Albertine à certains plaisirs, bien qu'Elstir, lui – mais ne rabaisserait-elle pas l'oeuvre ? –, n'y eût vu que la beauté sculpturale, pour mieux dire, la beauté de blancs monuments que prennent des corps de femmes assis dans la verdure.
Aussi je me résignai à renoncer à cela et je voulus partir pour aller à Versailles. Albertine, qui n'avait pas voulu sortir avec Andrée, était restée dans sa chambre, à lire, dans un peignoir de Fortuny. Je lui demandai si elle voulait venir à Versailles. Elle avait cela de charmant qu'elle était toujours prête à tout, peut-être par cette habitude qu'elle avait autrefois de vivre la moitié du temps chez les autres, et comme elle s'était décidée à venir avec nous à Paris, en deux minutes. Elle me dit : « Je peux venir comme cela si nous ne descendons pas de voiture. » Elle hésita une seconde entre deux manteaux de Fortuny pour cacher sa robe de chambre – comme elle eût fait entre deux amis différents à emmener –, en prit un bleu sombre, admirable, piqua une épingle dans un chapeau. En une minute elle fut prête, avant que j'eusse pris mon paletot, et nous allâmes à Versailles. Cette rapidité même, cette docilité absolue me laissèrent plus rassuré, comme si en effet j'eusse eu, sans avoir aucun motif précis d'inquiétude, besoin de l'être. « Tout de même, je n'ai rien à craindre, elle fait ce que je lui demande, malgré le bruit de la fenêtre de l'autre nuit. Dès que j'ai parlé de sortir, elle a jeté ce manteau bleu sur son peignoir et elle est venue, ce n'est pas ce que ferait une révoltée, une personne qui ne serait plus bien avec moi », me disais-je tandis que nous allions à Versailles. Nous y restâmes longtemps ; le ciel était tout entier fait de ce bleu radieux et un peu pâle comme le promeneur couché dans un champ le voit parfois au-dessus de sa tête, mais tellement uni, tellement profond, qu'on sent que le bleu dont il est fait a été employé sans aucun alliage et avec une si inépuisable richesse qu'on pourrait approfondir de plus en plus sa substance sans rencontrer un atome d'autre chose que de ce même bleu. Je pensais à ma grand-mère qui aimait dans l'art humain, dans la nature, la grandeur, et qui se plaisait à regarder monter dans ce même bleu le clocher de Saint-Hilaire. Soudain j'éprouvai de nouveau la nostalgie de ma liberté perdue en entendant un bruit que je ne reconnus pas d'abord et que ma grand-mère eût, lui aussi, tant aimé. C'était comme le bourdonnement d'une guêpe. « Tiens, me dit Albertine, il y a un aéroplane, il est très haut, très haut. » Je regardais tout autour de moi, mais, comme le promeneur couché dans un champ, je ne voyais, sans aucune tache noire, que la pâleur intacte du bleu sans mélange. J'entendais pourtant toujours le bourdonnement des ailes qui tout d'un coup entrèrent dans le champ de ma vision. Là-haut, de minuscules ailes brunes et brillantes fronçaient le bleu uni du ciel inaltérable. J'ai pu enfin attacher le bourdonnement à sa cause, à ce petit insecte qui trépidait là-haut, sans doute à bien deux mille mètres de hauteur ; je le voyais bruire. Peut-être, quand les distances sur terre n'étaient pas encore abrégées depuis longtemps par la vitesse comme elles le sont aujourd'hui, le sifflet d'un train passant à deux kilomètres était-il pourvu de cette beauté qui maintenant, pour quelque temps encore, nous émeut dans le bourdonnement d'un aéroplane à deux mille mètres, à l'idée que les distances parcourues dans ce voyage vertical sont les mêmes que sur le sol, que dans cette autre direction où les mesures nous paraissent autres parce que l'abord nous en semblait inaccessible, un aéroplane à deux mille mètres n'est pas plus loin qu'un train à deux kilomètres, est plus près même, le trajet identique s'effectuant dans un milieu plus pur, sans séparation entre le voyageur et son point de départ, de même que sur mer ou dans les plaines, par un temps calme, le remous d'un navire déjà loin ou le souffle d'un seul zéphyr raye l'océan des flots ou des blés. J'avais envie de goûter.
Nous nous arrêtâmes dans une grande pâtisserie située presque en dehors de la ville et qui jouissait à ce moment-là d'une certaine vogue. Une dame allait sortir, qui demanda ses affaires à la pâtissière. Et une fois que cette dame fut partie, Albertine regarda à plusieurs reprises la pâtissière comme si elle voulait attirer l'attention de celle-ci qui rangeait des tasses, des assiettes, des petits fours, car il était déjà tard. Elle s'approchait de moi seulement si je demandais quelque chose. Et il arrivait alors que comme la pâtissière, d'ailleurs extrêmement grande, était debout pour nous servir et Albertine assise à côté de moi, chaque fois Albertine pour tâcher d'attirer l'attention de la pâtissière levait verticalement vers elle un regard blond qui était obligé de faire monter d'autant plus haut la prunelle que, la pâtissière étant juste contre nous, Albertine n'avait pas la ressource d'adoucir la pente par l'obliquité du regard. Elle était obligée, sans trop lever la tête, de faire monter ses regards jusqu'à cette hauteur démesurée où étaient les yeux de la pâtissière. Par gentillesse pour moi, Albertine rabaissait vivement ses regards et, la pâtissière n'ayant fait aucune attention à elle, recommençait. Cela faisait une série de vaines élévations implorantes vers une inaccessible divinité. Puis la pâtissière n'eut plus qu'à ranger à une grande table voisine. Là le regard d'Albertine n'avait qu'à être latéral. Mais pas une fois celui de la pâtissière ne se posa sur mon amie. Cela ne m'étonnait pas, car je savais que cette femme que je connaissais un petit peu avait des amants, quoique mariée, mais cachait parfaitement ses intrigues, ce qui m'étonnait énormément à cause de sa prodigieuse stupidité. Je regardai cette femme pendant que nous finissions de goûter. Plongée dans ses rangements, elle était presque impolie pour Albertine à force de n'avoir pas un regard pour les regards de mon amie, lesquels n'avaient d'ailleurs rien d'inconvenant. L'autre rangeait, rangeait sans fin, sans une distraction. La remise en place des petites cuillers, des couteaux à fruits eût été confiée, non à cette grande belle femme, mais par économie de travail humain à une simple machine, qu'on n'eût pas pu voir isolement aussi complet de l'attention d'Albertine, et pourtant elle ne baissait pas les yeux, ne s'absorbait pas, laissait briller ses yeux, ses charmes, en une attention à son seul travail. Il est vrai que si cette pâtissière n'eût pas été une femme particulièrement sotte (non seulement c'était sa réputation, mais je le savais par expérience), ce détachement eût pu être un comble d'habileté. Et je sais bien que l'être le plus sot, si son désir ou son intérêt est en jeu, peut dans ce cas unique, au milieu de la nullité de sa vie stupide, s'adapter immédiatement aux rouages de l'engrenage le plus compliqué ; malgré tout c'eût été une supposition trop subtile pour une femme aussi niaise que la pâtissière. Cette niaiserie prenait même un tour invraisemblable d'impolitesse ! Pas une seule fois elle ne regarda Albertine que pourtant elle ne pouvait pas ne pas voir. C'était peu aimable pour mon amie, mais dans le fond je fus enchanté qu'Albertine reçût cette petite leçon et vît que souvent les femmes ne faisaient pas attention à elle. Nous quittâmes la pâtisserie, nous remontâmes en voiture et nous avions déjà repris le chemin de la maison, quand j'eus tout à coup regret d'avoir oublié de prendre à part cette pâtissière et de la prier, à tout hasard, de ne pas dire à la dame qui était partie quand nous étions arrivés mon nom et mon adresse, que la pâtissière, à cause de commandes que j'avais souvent faites, devait savoir parfaitement. Il était, en effet, inutile que la dame pût par là apprendre indirectement l'adresse d'Albertine. Mais je trouvai trop long de revenir sur nos pas pour si peu de chose, et que cela aurait l'air d'y donner trop d'importance aux yeux de l'imbécile et menteuse pâtissière. Je songeais seulement qu'il faudrait revenir goûter là, d'ici une huitaine, pour faire cette recommandation et que c'est bien ennuyeux, comme on oublie toujours la moitié de ce qu'on a à dire, de faire les choses les plus simples en plusieurs fois.
Nous revînmes très tard dans une nuit où, çà et là, au bord du chemin, un pantalon rouge à côté d'un jupon révélait des couples amoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux monuments de Paris s'était substitué, pur, linéaire, sans épaisseur, le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville détruite dont on eût voulu relever l'image ; mais au bord de celle-ci s'élevait avec une telle douceur la bordure bleu pâle sur laquelle elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée : il y avait clair de lune. Albertine l'admira. Je n'osai lui dire que j'en aurais mieux joui si j'avais été seul ou à la recherche d'une inconnue. Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair de lune, lui montrant comment d'argenté qu'il était autrefois, il était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo d'« Eviradnus » et de « La Fête chez Thérèse », pour redevenir jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis, lui rappelant l'image qui figure le croissant de la lune à la fin de « Booz endormi », je lui parlai de toute la pièce.
Je ne peux pas dire combien, quand j'y repense, sa vie était recouverte de désirs alternés, fugitifs, souvent contradictoires. Sans doute le mensonge compliquait encore, car ne se rappelant plus au juste nos conversations, quand elle m'avait dit : « Ah ! voilà une jolie fille et qui jouait bien au golf », et que lui ayant demandé le nom de cette jeune fille, elle m'avait répondu de cet air détaché, universel, supérieur, qui a sans doute toujours des parties libres, car chaque menteur de cette catégorie l'emprunte chaque fois pour un instant dès qu'il ne veut pas répondre à une question, et il ne lui fait jamais défaut : « Ah ! je ne sais pas (avec regret de ne pouvoir me renseigner), je n'ai jamais su son nom, je la voyais au golf, mais je ne savais pas comment elle s'appelait » ; si un mois après, je lui disais : « Albertine, tu sais cette jolie fille dont tu m'as parlé, qui jouait si bien au golf. – Ah ! oui, me répondait-elle sans réflexion, Émilie Daltier, je ne sais pas ce qu'elle est devenue. » Et le mensonge, comme une fortification de campagne, était reporté de la défense du nom, pris maintenant, sur les possibilités de la retrouver. « Ah ! Je ne sais pas, je n'ai jamais su son adresse. Je ne vois personne qui pourrait vous dire cela. Oh ! non, Andrée ne l'a pas connue. Elle n'était pas de notre petite bande, aujourd'hui si divisée. » D'autres fois le mensonge était comme un vilain aveu : « Ah ! si j'avais trois cent mille francs de rente… » Elle se mordait les lèvres. « Hé bien, que ferais-tu ? – Je te demanderais, disait-elle en m'embrassant, la permission de rester chez toi. Où pourrais-je être plus heureuse ? » Mais, même en tenant compte des mensonges, il était incroyable à quel point sa vie était successive, et fugitifs ses plus grands désirs. Elle était folle d'une personne et au bout de trois jours n'eût pas voulu recevoir sa visite. Elle ne pouvait pas attendre une heure que je lui eusse fait acheter des toiles et des couleurs, car elle voulait se remettre à la peinture. Pendant deux jours elle s'impatientait, avait presque des larmes, vite séchées, d'enfant à qui on a ôté sa nourrice. Et cette instabilité de ses sentiments à l'égard des êtres, des choses, des occupations, des arts, des pays, était en vérité si universelle que si elle a aimé l'argent, ce que je ne crois pas, elle n'a pas pu l'aimer plus longtemps que le reste. Quand elle disait : « Ah ! si j'avais trois cent mille francs de rente ! » même si elle exprimait une pensée mauvaise mais bien peu durable, elle n'eût pu s'y attacher plus longtemps qu'au désir d'aller aux Rochers, dont l'édition de Mme de Sévigné de ma grand-mère lui avait montré l'image, de retrouver une amie de golf, de monter en aéroplane, d'aller passer la Noël avec sa tante, ou de se remettre à la peinture.
« Au fond, nous n'avons faim ni l'un ni l'autre, on aurait pu passer chez les Verdurin, dit-elle, c'est leur heure et leur jour. – Mais si vous êtes fâchée contre eux ? – Oh ! il y a beaucoup de cancans contre eux, mais dans le fond ils ne sont pas si mauvais que ça. Mme Verdurin a toujours été très gentille pour moi. Et puis, on ne peut pas être toujours brouillé avec tout le monde. Ils ont des défauts, mais qu'est-ce qui n'en a pas ? – Vous n'êtes pas assez habillée, il faudrait rentrer vous habiller, il serait bien tard. – Oui, vous avez raison, rentrons tout simplement », répondit Albertine, avec cette admirable docilité qui me stupéfiait toujours.
Le beau temps, cette nuit-là, fit un bond en avant, comme un thermomètre monte à la chaleur. Quand je m'éveillai, de mon lit par ces matins tôt levés du printemps, j'entendais les tramways cheminer, à travers les parfums, dans l'air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus jusqu'à ce qu'il arrivât à la solidification et à la densité de midi. Plus frais au contraire dans ma chambre, quand l'air onctueux avait achevé d'y vernir et d'y isoler l'odeur du lavabo, l'odeur de l'armoire, l'odeur du canapé, rien qu'à la netteté avec laquelle, verticales et debout, elles se tenaient en tranches juxtaposées et distinctes, dans un clair-obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c'était effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la banlieue, pareil à celui où à Balbec habitait Bloch, les rues aveuglées de soleil, et voyant non les fades boucheries et la blanche pierre de taille, mais la salle à manger de campagne où je pourrais arriver tout à l'heure, et les odeurs que j'y trouverais en arrivant, l'odeur du compotier de cerises et d'abricots, du cidre, du fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de l'ombre qu'elles veinent délicatement comme l'intérieur d'une agate, tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures de paon.
Comme un vent qui s'enfle par une progression régulière, j'entendis avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des matérialistes et à qui elle gâte la campagne), et à certains penseurs, matérialistes à leur manière aussi, qui, croyant à l'importance du fait, s'imaginent que l'homme serait plus heureux, capable d'une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums, travestissement philosophique de l'idée naïve de ceux qui croient que la vie était plus belle quand on portait, au lieu de l'habit noir, de somptueux costumes. Mais pour moi (de même qu'un arôme, déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et de vétiver m'eût exalté en me rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon arrivée à Balbec), cette odeur de pétrole qui, avec la fumée qui s'échappait de la machine, s'était tant de fois évanouie dans le pâle azur, par ces jours brûlants où j'allais de Saint-Jean-de-la-Haise à Gourville, comme elle m'avait suivi dans mes promenades pendant ces après-midi d'été pendant qu'Albertine était à peindre, elle faisait fleurir maintenant de chaque côté de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets, les coquelicots et les trèfles incarnats, elle m'enivrait comme une odeur de campagne non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée devant les aubépines et, retenue par ses éléments onctueux et denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l'aspect du sol, accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j'avais eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d'acier, mais cette fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures familières avec une femme que je connaissais trop, mais faire l'amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue. Odeur qu'accompagnait à tout moment l'appel des trompes d'automobiles qui passaient, sur lequel j'adaptais des paroles comme sur une sonnerie militaire : « Parisien, lève-toi, lève-toi, viens déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l'ombre sous les arbres, avec une belle fille, lève-toi, lève-toi. » Et toutes ces rêveries m'étaient si agréables que je me félicitais de la « sévère loi » qui faisait que, tant que je n'aurais pas appelé, aucun « timide mortel », fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s'aviserait de venir me troubler « au fond de ce palais » où
une majesté terrible
Affecte à mes sujets de me rendre invisible.
Mais tout à coup le décor changea ; ce ne fut plus le souvenir d'anciennes impressions, mais d'un ancien désir, tout récemment réveillé encore par la robe bleu et or de Fortuny, qui étendit devant moi un autre printemps, un printemps plus du tout feuillu mais subitement dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que je venais de me dire : « Venise », un printemps décanté, qui est réduit à son essence, et traduit l'allongement, l'échauffement, l'épanouissement graduel de ses jours par la fermentation progressive, non plus d'une terre impure mais d'une eau vierge et bleue, printanière sans porter de corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des reflets, travaillée par lui, s'accordant exactement à lui dans la nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien, pas plus que les saisons à ses bras de mer infleurissables, les modernes années n'apportent point de changement à la cité gothique ; je le savais, je ne pouvais l'imaginer, ou, l'imaginant, voilà ce que je voulais, de ce même désir qui jadis, quand j'étais enfant, dans l'ardeur même du départ, avait brisé en moi la force de partir : me trouver face à face avec mes imaginations vénitiennes, contempler comment cette mer divisée enserrait de ses méandres, comme les replis du fleuve Océan, une civilisation urbaine et raffinée, mais qui, isolée par leur ceinture azurée, s'était développée à part, avait eu à part ses écoles de peinture et d'architecture – jardin fabuleux de fruits et d'oiseaux de pierre de couleur, fleuri au milieu de la mer qui venait le rafraîchir frappait de son flux le fût des colonnes et, sur le puissant relief des chapiteaux, comme un regard de sombre azur qui veille dans l'ombre, pose par taches et fait remuer perpétuellement la lumière. Oui, il fallait partir, c'était le moment. Depuis qu'Albertine n'avait plus l'air fâché contre moi, sa possession ne me semblait plus un bien en échange duquel on est prêt à donner tous les autres. Peut-être parce que nous l'aurions fait pour nous débarrasser d'un chagrin, d'une anxiété, qui sont apaisés maintenant. Nous avons réussi à traverser le cerceau de toile à travers lequel nous avons cru un moment que nous ne pourrions jamais passer. Nous avons éclairci l'orage, ramené la sérénité du sourire. Le mystère angoissant d'une haine sans cause connue, et peut-être sans fin, est dissipé. Dès lors nous nous retrouvons face à face avec le problème momentanément écarté d'un bonheur que nous savons impossible. Maintenant que la vie avec Albertine était redevenue possible, je sentis que je ne pourrais en tirer que des malheurs puisqu'elle ne m'aimait pas ; mieux valait la quitter sur la douceur de son consentement, que je prolongerais par le souvenir. Oui, c'était le moment ; il fallait m'informer bien exactement de la date où Andrée allait quitter Paris, agir énergiquement auprès de Mme Bontemps de manière à être bien certain qu'à ce moment-là Albertine ne pourrait aller ni en Hollande, ni à Montjouvain. Il arriverait, si nous savions mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous plaisent qu'à cause du contrepoids d'hommes à qui nous avons à les disputer ; ce contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a un exemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommes pour les femmes qui, avant de les connaître, ont commis des fautes, pour ces femmes qu'ils sentent enlisées dans le danger et qu'il leur faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir ; ou l'exemple postérieur au contraire et nullement dramatique celui-là, de l'homme qui, sentant s'affaiblir son goût pour la femme qu'il aime, applique spontanément les règles qu'il a dégagées, et pour être sûr qu'il ne cesse pas d'aimer la femme, la met dans un milieu dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des hommes qui exigent qu'une femme renonce au théâtre, bien que, d'ailleurs, c'est parce qu'elle avait été au théâtre qu'ils l'ont aimée.)
Et quand ainsi ce départ n'aurait plus d'inconvénients, choisir un jour de beau temps comme celui-ci – il allait y en avoir beaucoup – où Albertine me serait indifférente, où je serais tenté de mille désirs ; il faudrait la laisser sortir sans la voir, puis en me levant, me préparant vite, lui laisser un mot, en profitant de ce que, comme elle ne pourrait à cette époque aller en nul lieu qui m'agitât, je pourrais réussir, en voyage, à ne pas me représenter les actions mauvaises qu'elle pourrait faire et qui me semblaient en ce moment bien indifférentes, du reste, et sans l'avoir revue partir pour Venise. Je sonnai Françoise pour lui demander de m'acheter un guide et un indicateur, comme j'avais fait enfant, quand j'avais déjà voulu préparer un voyage à Venise, réalisation d'un désir aussi violent que celui que j'avais en ce moment ; j'oubliais que, depuis, il en était un que j'avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement pas plus que Balbec réaliser un rêve ineffable, celui du temps gothique actualisé d'une mer printanière, et qui venait d'instant en instant frôler mon esprit d'une image enchantée, caressante, insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise ayant entendu mon coup de sonnette entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais ses paroles et sa conduite. Elle me dit : « J'étais bien ennuyée que Monsieur sonne si tard aujourd'hui. Je ne savais pas ce que je devais faire. Ce matin à huit heures Mlle Albertine m'a demandé ses malles, j'osais pas y refuser, j'avais peur que Monsieur me dispute si je venais l'éveiller. J'ai eu beau la catéchismer, lui dire d'attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner. Elle n'a pas voulu, elle m'a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie. » Et alors – tant on peut ignorer ce qu'on a en soi, puisque j'étais persuadé de mon indifférence pour Albertine – mon souffle fut coupé, je tins mon coeur de mes deux mains, brusquement mouillées par une certaine sueur que je n'avais jamais connue depuis la révélation que mon amie m'avait faite dans le petit tram relativement à l'amie de Mlle Vinteuil, sans que je pusse dire autre chose que : « Ah ! très bien, Françoise, merci, vous avez bien fait naturellement de ne pas me réveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à l'heure. »
Marcel Proust
A la recherche du temps perdu
6. Albertine disparue
Chapitre premier
LE CHAGRIN ET L'OUBLI
« Mademoiselle Albertine est partie » ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de m'analyser, j'avais cru que cette séparation sans s'être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu'elle me privait de réaliser, je m'étais trouvé subtil, j'avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l'aimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon coeur une souffrance telle que je sentais que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j'avais cru n'être rien pour moi, c'était tout simplement toute ma vie. Comme on s'ignore. Il fallait faire cesser immédiatement ma souffrance ; tendre pour moi-même comme ma mère pour ma grand-mère mourante, je me disais, avec cette même bonne volonté qu'on a de ne pas laisser souffrir ce qu'on aime : « Aie une seconde de patience, on va te trouver un remède, sois tranquille, on ne va pas te laisser souffrir comme cela. » Ce fut dans cet ordre d'idées que mon instinct de conservation chercha pour les mettre sur ma blessure ouverte les premiers calmants : « Tout cela n'a aucune importance parce que je vais la faire revenir tout de suite. Je vais examiner les moyens, mais de toute façon elle sera ici ce soir. Par conséquent inutile de me tracasser. » « Tout cela n'a aucune importance », je ne m'étais pas contenté de me le dire, j'avais tâché d'en donner l'impression à Françoise en ne laissant pas paraître devant elle ma souffrance, parce que, même au moment où je l'éprouvais avec une telle violence, mon amour n'oubliait pas qu'il lui importait de sembler un amour heureux, un amour partagé, surtout aux yeux de Françoise qui n'aimait pas Albertine et avait toujours douté de sa sincérité. Oui, tout à l'heure, avant l'arrivée de Françoise, j'avais cru que je n'aimais plus Albertine, j'avais cru ne rien laisser de côté, en exact analyste ; j'avais cru bien connaître le fond de mon coeur. Mais notre intelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les éléments qui le composent et qui restent insoupçonnés tant que, de l'état volatil où ils subsistent la plupart du temps, un phénomène capable de les isoler ne leur a pas fait subir un commencement de solidification. Je m'étais trompé en croyant voir clair dans mon coeur. Mais cette connaissance que ne m'avaient pas donnée les plus fines perceptions de l'esprit, venait de m'être apportée, dure, éclatante, étrange, comme un sel cristallisé, par la brusque réaction de la douleur. J'avais une telle certitude d'avoir Albertine auprès de moi, et je voyais soudain un nouveau visage de l'Habitude. Jusqu'ici je l'avais considérée surtout comme un pouvoir annihilateur qui supprime l'originalité et jusqu'à la conscience des perceptions ; maintenant je la voyais comme une divinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant si incrusté dans notre coeur que si elle se détache, si elle se détourne de nous, cette déité que nous ne distinguions presque pas nous inflige des souffrances plus terribles qu'aucune et qu'alors elle est aussi cruelle que la mort.
Le plus pressé était de lire la lettre d'Albertine puisque je voulais aviser aux moyens de la faire revenir. Je les sentais en ma possession, parce que, comme l'avenir est ce qui n'existe encore que dans notre pensée, il nous semble encore modifiable par l'intervention in extremis de notre volonté. Mais en même temps je me rappelais que j'avais vu agir sur lui d'autres forces que la mienne et contre lesquelles, plus de temps m'eût-il été donné, je n'aurais rien pu. À quoi sert que l'heure n'ait pas sonné encore si nous ne pouvons rien sur ce qui s'y produira. Quand Albertine était à la maison j'étais bien décidé à garder l'initiative de notre séparation. Et puis elle était partie. J'ouvris la lettre d'Albertine. Elle était ainsi conçue :
« Mon ami, pardonnez-moi de ne pas avoir osé vous dire de vive voix les quelques mots qui vont suivre, mais je suis si lâche, j'ai toujours eu si peur devant vous, que, même en me forçant, je n'ai pas eu le courage de le faire. Voici ce que j'aurais dû vous dire : Entre nous, la vie est devenue impossible, vous avez d'ailleurs vu par votre algarade de l'autre soir qu'il y avait quelque chose de changé dans nos rapports. Ce qui a pu s'arranger cette nuit-là deviendrait irréparable dans quelques jours. Il vaut donc mieux, puisque nous avons eu la chance de nous réconcilier, nous quitter bons amis ; c'est pourquoi, mon chéri, je vous envoie ce mot, et je vous prie d'être assez bon pour me pardonner si je vous fais un peu de chagrin, en pensant à l'immense que j'aurai. Mon cher grand, je ne veux pas devenir votre ennemie, il me sera déjà assez dur de vous devenir peu à peu, et bien vite, indifférente ; aussi ma décision étant irrévocable, avant de vous faire remettre cette lettre par Françoise, je lui aurai demandé mes malles. Adieu, je vous laisse le meilleur de moi-même. Albertine. »
Tout cela ne signifie rien me dis-je, c'est même meilleur que je ne pensais, car comme elle ne pense rien de tout cela, elle ne l'a évidemment écrit que pour frapper un grand coup, afin que je prenne peur. Il faut aviser au plus pressé, c'est qu'Albertine soit rentrée ce soir. Il est triste de penser que les Bontemps sont des gens véreux qui se servent de leur nièce pour m'extorquer de l'argent. Mais qu'importe. Dussé-je pour qu'Albertine soit ici ce soir donner la moitié de ma fortune à Mme Bontemps, il nous restera assez à Albertine et à moi pour vivre agréablement. Et en même temps je calculais si j'aurais le temps d'aller ce matin commander le yacht et la Rolls Royce qu'elle désirait, ne songeant même plus, toute hésitation ayant disparu, que j'avais pu trouver peu sage de les lui donner. Même si l'adhésion de Mme Bontemps ne suffit pas, si Albertine ne veut pas obéir à sa tante et pose comme condition de son retour qu'elle aura désormais sa pleine indépendance, eh bien ! quelque chagrin que cela me fasse, je la lui laisserai ; elle sortira seule, comme elle voudra ; il faut savoir consentir des sacrifices, si douloureux qu'ils soient, pour la chose à laquelle on tient le plus et qui, malgré ce que je croyais ce matin d'après mes raisonnements exacts et absurdes, est qu'Albertine vive ici. Puis-je dire du reste que lui laisser cette liberté m'eût été tout à fait douloureux ? Je mentirais. Souvent déjà j'avais senti que la souffrance de la laisser libre de faire le mal loin de moi était peut-être moindre encore que ce genre de tristesse qu'il m'arrivait d'éprouver à la sentir s'ennuyer avec moi, chez moi. Sans doute au moment même où elle m'eût demandé à partir quelque part, la laisser faire, avec l'idée qu'il y avait des orgies organisées, m'eût été atroce. Mais lui dire : « Prenez notre bateau, ou le train, partez pour un mois dans tel pays que je ne connais pas, où je ne saurai rien de ce que vous ferez », cela m'avait souvent plu par l'idée que par comparaison, loin de moi, elle me préférerait, et serait heureuse au retour. D'ailleurs elle-même le désire sûrement ; elle n'exige nullement cette liberté à laquelle d'ailleurs, en offrant chaque jour à Albertine des plaisirs nouveaux, j'arriverais aisément à obtenir jour par jour quelque limitation. Non, ce qu'Albertine a voulu, c'est que je ne fusse plus insupportable avec elle, et surtout – comme autrefois Odette avec Swann – que je me décide à l'épouser. Une fois épousée, son indépendance, elle n'y tiendra pas ; nous resterons tous les deux ici, si heureux ! Sans doute, c'était renoncer à Venise. Mais que les villes les plus désirées comme Venise – à plus forte raison les maîtresses de maison les plus agréables, les distractions, et encore bien plus que Venise, la duchesse de Guermantes, le théâtre – combien des villes comme Venise deviennent pâles, indifférentes, mortes, quand nous sommes liés à un autre coeur par un lien si douloureux qui nous empêche de nous éloigner ! Albertine a d'ailleurs parfaitement raison dans cette question de mariage. Maman elle-même trouvait tous ces retards ridicules. L'épouser, c'est ce que j'aurais dû faire depuis longtemps, c'est ce qu'il faudra que je fasse, c'est cela qui lui a fait écrire sa lettre dont elle ne pense pas un mot ; c'est seulement pour faire réussir cela qu'elle a renoncé pour quelques heures à ce qu'elle doit désirer autant que je désire qu'elle le fasse : revenir ici. Oui, c'est cela qu'elle a voulu, c'est cela l'intention de son acte, me disait ma raison compatissante ; mais je sentais qu'en me le disant ma raison se plaçait toujours dans la même hypothèse qu'elle avait adoptée depuis le début. Or je sentais bien que c'était l'autre hypothèse qui n'avait jamais cessé d'être vérifiée. Sans doute, cette deuxième hypothèse n'aurait jamais été assez hardie pour formuler expressément qu'Albertine eût pu être liée avec Mlle Vinteuil et son amie. Et pourtant, quand j'avais été submergé par l'envahissement de cette nouvelle terrible, au moment où nous entrions en gare d'Incarville, c'était la seconde hypothèse qui s'était trouvée vérifiée. Celle-ci n'avait pas ensuite conçu jamais qu'Albertine pût me quitter d'elle-même, de cette façon, sans me prévenir et me donner le temps de l'en empêcher. Mais tout de même si après le nouveau bond immense que la vie venait de me faire faire, la réalité qui s'imposait à moi m'était aussi nouvelle que celle en face de quoi nous mettent la découverte d'un physicien, les enquêtes d'un juge d'instruction ou les trouvailles d'un historien sur les dessous d'un crime ou d'une révolution, cette réalité dépassait les chétives prévisions de ma deuxième hypothèse, mais pourtant les accomplissait. Cette deuxième hypothèse n'était pas celle de l'intelligence, et la peur panique que j'avais eue le soir où Albertine ne m'avait pas embrassé, la nuit où j'avais entendu le bruit de la fenêtre, cette peur n'était pas raisonnée. Mais – et la suite le montrera davantage, comme bien des épisodes ont pu déjà l'indiquer – de ce que l'intelligence n'est pas l'instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai, ce n'est qu'une raison de plus pour commencer par l'intelligence et non par un intuitivisme de l'inconscient, par une foi aux pressentiments toute faite. C'est la vie qui, peu à peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre coeur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, c'est l'intelligence elle-même qui se rendant compte de leur supériorité, abdique par raisonnement devant elles, et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. Foi expérimentale. Le malheur imprévu avec lequel je me trouvais aux prises, il me semblait l'avoir lui aussi (comme l'amitié d'Albertine avec deux lesbiennes) déjà connu pour l'avoir lu dans tant de signes où (malgré les affirmations contraires de ma raison, s'appuyant sur les dires d'Albertine elle-même) j'avais discerné la lassitude, l'horreur qu'elle avait de vivre ainsi en esclave et qu'ils traçaient à l'envers des prunelles tristes et soumises d'Albertine, sur ses joues brusquement enflammées par une inexplicable rougeur, dans le bruit de la fenêtre qui s'était brusquement ouverte comme avec de l'encre invisible. Sans doute je n'avais pas osé les interpréter jusqu'au bout et former expressément l'idée de son départ subit. Je n'avais pensé, d'une âme équilibrée par la présence d'Albertine, qu'à un départ arrangé par moi à une date indéterminée, c'est-à-dire situé dans un temps inexistant ; par conséquent j'avais eu seulement l'illusion de penser à un départ, comme les gens se figurent qu'ils ne craignent pas la mort quand ils y pensent pendant qu'ils sont bien portants, et ne font en réalité qu'introduire une idée purement négative au sein d'une bonne santé que l'approche de la mort précisément altérerait. D'ailleurs l'idée du départ d'Albertine voulu par elle-même eût pu me venir mille fois à l'esprit, le plus clairement, le plus nettement du monde, que je n'aurais pas soupçonné davantage ce que serait relativement à moi, c'est-à-dire en réalité, ce départ, quelle chose originale, atroce, inconnue, quel mal entièrement nouveau. À ce départ, si je l'eusse prévu, j'aurais pu songer sans trêve pendant des années, sans que, mises bout à bout, toutes ces pensées eussent eu le plus faible rapport, non seulement d'intensité mais de ressemblance, avec l'inimaginable enfer dont Françoise m'avait levé le voile en me disant : « Mademoiselle Albertine est partie ». Pour se représenter une situation inconnue l'imagination emprunte des éléments connus et à cause de cela ne se la représente pas. Mais la sensibilité, même la plus physique, reçoit comme le sillon de la foudre, la signature originale et longtemps indélébile de l'événement nouveau. Et j'osais à peine me dire que, si j'avais prévu ce départ, j'aurais peut-être été incapable de me le représenter dans son horreur, et même Albertine me l'annonçant, moi la menaçant, la suppliant, de l'empêcher ! Que le désir de Venise était loin de moi maintenant ! Comme autrefois à Combray celui de connaître Mme de Guermantes, quand venait l'heure où je ne tenais plus qu'à une seule chose, avoir maman dans ma chambre. Et c'était bien en effet toutes les inquiétudes éprouvées depuis mon enfance qui, à l'appel de l'angoisse nouvelle, avaient accouru la renforcer, s'amalgamer à elle en une masse homogène qui m'étouffait.
Certes, ce coup physique au coeur que donne une telle séparation et qui, par cette terrible puissance d'enregistrement qu'a le corps, fait de la douleur quelque chose de contemporain à toutes les époques de notre vie où nous avons souffert, – certes, ce coup au coeur sur lequel spécule peut-être un peu – tant on se soucie peu de la douleur des autres – celle qui désire donner au regret son maximum d'intensité, soit que la femme n'esquissant qu'un faux départ veuille seulement demander des conditions meilleures, soit que, partant pour toujours – pour toujours ! – elle désire frapper, ou pour se venger, ou pour continuer d'être aimée, ou dans l'intérêt de la qualité du souvenir qu'elle laissera, briser violemment ce réseau de lassitudes, d'indifférences, qu'elle avait senti se tisser, – certes, ce coup au coeur, on s'était promis de l'éviter, on s'était dit qu'on se quitterait bien. Mais il est enfin vraiment rare qu'on se quitte bien, car si on était bien on ne se quitterait pas ! Et puis la femme avec qui on se montre le plus indifférent sent tout de même obscurément qu'en se fatiguant d'elle, en vertu d'une même habitude, on s'est attaché de plus en plus à elle, et elle songe que l'un des éléments essentiels pour se quitter bien est de partir en prévenant l'autre. Or elle a peur en prévenant d'empêcher. Toute femme sent que plus son pouvoir sur un homme est grand, le seul moyen de s'en aller, c'est de fuir. Fugitive parce que reine, c'est ainsi. Certes, il y a un intervalle inouï entre cette lassitude qu'elle inspirait il y a un instant et, parce qu'elle est partie, ce furieux besoin de la ravoir. Mais à cela, en dehors de celles données au cours de cet ouvrage et d'autres qui le seront plus loin, il y a des raisons. D'abord le départ a lieu souvent dans le moment où l'indifférence – réelle ou crue – est la plus grande, au point extrême de l'oscillation du pendule. La femme se dit : « Non, cela ne peut plus durer ainsi », justement parce que l'homme ne parle que de la quitter, ou y pense ; et c'est elle qui quitte. Alors, le pendule revenant à son autre point extrême, l'intervalle est le plus grand. En une seconde il revient à ce point ; encore une fois, en dehors de toutes les raisons données, c'est si naturel ! Le coeur bat ; et d'ailleurs la femme qui est partie n'est plus la même que celle qui était là. Sa vie auprès de nous, trop connue, voit tout d'un coup s'ajouter à elle les vies auxquelles elle va inévitablement se mêler, et c'est peut-être pour se mêler à elles qu'elle nous a quitté. De sorte que cette richesse nouvelle de la vie de la femme en allée rétroagit sur la femme qui était auprès de nous et peut-être préméditait son départ. À la série des faits psychologiques que nous pouvons déduire et qui font partie de sa vie avec nous, de notre lassitude trop marquée pour elle, de notre jalousie aussi (et qui fait que les hommes qui ont été quittés par plusieurs femmes l'ont été presque toujours de la même manière à cause de leur caractère et de réactions toujours identiques qu'on peut calculer : chacun a sa manière propre d'être trahi, comme il a sa manière de s'enrhumer), à cette série, pas trop mystérieuse pour nous, correspondait sans doute une série de faits que nous avons ignorés. Elle devait depuis quelque temps entretenir des relations écrites, ou verbales, par messagers, avec tel homme, ou telle femme, attendre tel signal que nous avons peut-être donné nous-même sans le savoir en lui disant : « M. X est venu hier pour me voir », si elle avait convenu avec M. X que la veille du jour où elle devrait rejoindre M. X, celui-ci viendrait me voir. Que d'hypothèses possibles ! Possibles seulement. Je construisais si bien la vérité, mais dans le possible seulement, qu'ayant un jour ouvert par erreur une lettre pour une de mes maîtresses, lettre écrite en style convenu et qui disait : Attends toujours signe pour aller chez le marquis de Saint-Loup, prévenez demain par coup de téléphone, je reconstituai une sorte de fuite projetée ; le nom du marquis de Saint-Loup n'était là que pour signifier autre chose, car ma maîtresse ne connaissait pas Saint-Loup mais m'avait entendu parler de lui et d'ailleurs la signature était une espèce de surnom, sans aucune forme de langage. Or la lettre n'était pas adressée à ma maîtresse, mais à une personne de la maison qui portait un nom différent mais qu'on avait mal lu. La lettre n'était pas en signes convenus mais en mauvais français parce qu'elle était d'une Américaine, effectivement amie de Saint-Loup comme celui-ci me l'apprit. Et la façon étrange dont cette Américaine formait certaines lettres avait donné l'aspect d'un surnom à un nom parfaitement réel mais étranger. Je m'étais donc ce jour-là trompé du tout au tout dans mes soupçons. Mais l'armature intellectuelle qui chez moi avait relié ces faits, tous faux, était elle-même la forme si juste, si inflexible de la vérité que quand, trois mois plus tard, ma maîtresse (qui alors songeait à passer toute sa vie avec moi) m'avait quitté, ç'avait été d'une façon absolument identique à celle que j'avais imaginée la première fois. Une lettre vint, ayant les mêmes particularités que j'avais faussement attribuées à la première lettre, mais cette fois-ci ayant bien le sens du signal et ce malheur était le plus grand de toute ma vie. Et malgré tout, la souffrance qu'il me causait était peut-être dépassée encore par la curiosité de connaître les causes de ce malheur : qui Albertine avait désiré, retrouvé. Mais les sources de ces grands événements sont comme celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface de la terre, nous ne les trouvons pas. Albertine avait-elle ainsi prémédité depuis longtemps sa fuite ; je n'ai pas dit (parce qu'alors cela m'avait paru seulement du maniérisme et de la mauvaise humeur, ce qu'on appelait pour Françoise « faire la tête ») que du jour où elle avait cessé de m'embrasser, elle avait eu un air de porter le diable en terre, toute droite, figée, avec une voix triste dans les plus simples choses, lente en ses mouvements, ne souriant plus jamais. Je ne peux pas dire qu'aucun fait prouvât aucune connivence avec le dehors. Françoise me raconta bien ensuite qu'étant entrée l'avant-veille du départ dans sa chambre, elle n'y avait trouvé personne, les rideaux fermés, mais sentant à l'odeur de l'air et au bruit que la fenêtre était ouverte. Et, en effet, elle avait trouvé Albertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui elle eût pu, de là, correspondre, et d'ailleurs les rideaux fermés sur la fenêtre ouverte s'expliquaient sans doute parce qu'elle savait que je craignais les courants d'air et que même si les rideaux m'en protégeaient peu, ils eussent empêché Françoise de voir du couloir que les volets étaient ouverts aussi tôt. Non je ne vois rien sinon un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savait qu'elle allait partir. La veille en effet elle prit dans ma chambre sans que je m'en aperçusse une grande quantité de papier et de toile d'emballage qui s'y trouvait, et à l'aide desquels elle emballa ses innombrables peignoirs et sauts de lit toute la nuit, afin de partir le matin. C'est le seul fait, ce fut tout. Je ne peux pas attacher d'importance à ce qu'elle me rendit presque de force ce soir-là mille francs qu'elle me devait, cela n'a rien de spécial, car elle était d'un scrupule extrême dans les choses d'argent.
Oui, elle prit les papiers d'emballage la veille, mais ce n'était pas de la veille seulement qu'elle savait qu'elle partirait ! Car ce n'est pas le chagrin qui la fit partir, mais la résolution prise de partir, de renoncer à la vie qu'elle avait rêvée, qui lui donna cet air chagrin. Chagrin ; presque solennellement froid avec moi, sauf le dernier soir, où, après être restée chez moi plus tard qu'elle ne voulait – ce qui m'étonnait d'elle qui voulait toujours prolonger –, elle me dit de la porte : « Adieu petit, adieu petit. » Mais je n'y pris pas garde au moment. Françoise m'a dit que le lendemain matin quand elle lui dit qu'elle partait (mais du reste c'est explicable aussi par la fatigue car elle ne s'était pas déshabillée et avait passé toute la nuit à emballer, sauf les affaires qu'elle avait à demander à Françoise et qui n'étaient pas dans sa chambre et son cabinet de toilette), elle était encore tellement triste, tellement plus droite, tellement plus figée que les jours précédents, que Françoise crut quand elle lui dit : « Adieu Françoise », qu'elle allait tomber. Quand on apprend ces choses-là, on comprend que la femme qui vous plaisait tellement moins maintenant que toutes celles qu'on rencontre si facilement dans les plus simples promenades, à qui on en voulait de les sacrifier pour elle, soit au contraire celle qu'on préférerait mille fois. Car la question ne se pose plus entre un certain plaisir – devenu par l'usage, et peut-être par la médiocrité de l'objet, presque nul – et d'autres plaisirs, ceux-là tentants, ravissants, mais entre ces plaisirs-là et quelque chose de bien plus fort qu'eux, la pitié pour la douleur.
En me promettant à moi-même qu'Albertine serait ici ce soir, j'avais couru au plus pressé et pansé d'une croyance nouvelle l'arrachement de celle avec laquelle j'avais vécu jusqu'ici. Mais si rapidement qu'eût agi mon instinct de conservation, j'étais, quand Françoise m'avait parlé, resté une seconde sans secours, et j'avais beau savoir maintenant qu'Albertine serait là ce soir, la douleur que j'avais ressentie pendant l'instant où je ne m'étais pas encore appris à moi-même ce retour (l'instant qui avait suivi les mots : « Mademoiselle Albertine a demandé ses malles, mademoiselle Albertine est partie »), cette douleur renaissait d'elle-même en moi, pareille à ce qu'elle avait été, c'est-à-dire comme si j'avais ignoré encore le prochain retour d'Albertine. D'ailleurs il fallait qu'elle revînt, mais d'elle-même. Dans toutes les hypothèses, avoir l'air de faire faire une démarche, de la prier de revenir irait à l'encontre du but. Certes je n'avais plus la force de renoncer à elle comme je l'avais eue pour Gilberte. Plus même que revoir Albertine, ce que je voulais c'était mettre fin à l'angoisse physique que mon coeur plus mal portant que jadis ne pouvait plus tolérer. Puis à force de m'habituer à ne pas vouloir, qu'il s'agît de travail ou d'autre chose, j'étais devenu plus lâche. Mais surtout cette angoisse était incomparablement plus forte pour bien des raisons dont la plus importante n'était peut-être pas que je n'avais jamais goûté de plaisir sensuel avec Mme de Guermantes et avec Gilberte, mais que ne les voyant pas chaque jour, à toute heure, n'en ayant pas la possibilité et par conséquent pas le besoin, il y avait en moins, dans mon amour pour elles, la force immense de l'Habitude. Peut-être, maintenant que mon coeur incapable de vouloir, et de supporter de son plein gré la souffrance, ne trouvait qu'une seule solution possible, le retour à tout prix d'Albertine, peut-être la solution opposée (le renoncement volontaire, la résignation progressive) m'eût-elle paru une solution de roman, invraisemblable dans la vie, si je n'avais moi-même autrefois opté pour celle-là quand il s'était agi de Gilberte. Je savais donc que cette autre solution pouvait être acceptée aussi, et par un même homme, car j'étais resté à peu près le même. Seulement le temps avait joué son rôle, le temps qui m'avait vieilli, le temps aussi qui avait mis Albertine perpétuellement auprès de moi quand nous menions notre vie commune. Mais du moins, sans renoncer à elle, ce qui me restait de ce que j'avais éprouvé pour Gilberte, c'était la fierté de ne pas vouloir être à Albertine un jouet dégoûtant en lui faisant demander de revenir, je voulais qu'elle revînt sans que j'eusse l'air d'y tenir. Je me levai pour ne pas perdre de temps, mais la souffrance m'arrêta : c'était la première fois que je me levais depuis qu'elle était partie. Pourtant il fallait vite m'habiller afin d'aller m'informer chez le concierge d'Albertine.
La souffrance, prolongement d'un choc moral imposé, aspire à changer de forme ; on espère la volatiliser en faisant des projets, en demandant des renseignements ; on veut qu'elle passe par ses innombrables métamorphoses, cela demande moins de courage que de garder sa souffrance franche ; ce lit paraît si étroit, si dur, si froid, où l'on se couche avec sa douleur. Je me remis donc sur mes jambes ; je n'avançais dans la chambre qu'avec une prudence infinie, je me plaçais de façon à ne pas apercevoir la chaise d'Albertine, le pianola sur les pédales duquel elle appuyait ses mules d'or, un seul des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient enseigné mes souvenirs, semblaient vouloir me donner une traduction, une version différente, m'annoncer une seconde fois la nouvelle de son départ. Mais sans les regarder, je les voyais ; mes forces m'abandonnèrent, je tombai assis dans un de ces fauteuils de satin bleu dont il y a une heure, dans le clair-obscur de la chambre anesthésiée par un rayon de jour, le glacis m'avait fait faire des rêves passionnément caressés alors, si loin de moi maintenant. Hélas ! je ne m'y étais jamais assis avant cette minute, que quand Albertine était encore là. Aussi je ne pus y rester, je me levai ; et ainsi à chaque instant, il y avait quelqu'un des innombrables et humbles moi qui nous composent qui était ignorant encore du départ d'Albertine et à qui il fallait le notifier ; il fallait – ce qui était plus cruel que s'ils avaient été des étrangers et n'avaient pas emprunté ma sensibilité pour souffrir – annoncer le malheur qui venait d'arriver à tous ces êtres, à tous ces « moi » qui ne le savaient pas encore ; il fallait que chacun d'eux à son tour entendît pour la première fois ces mots : « Albertine a demandé ses malles » – ces malles en forme de cercueil que j'avais vu charger à Balbec à côté de celles de ma mère –, « Albertine est partie ». À chacun j'avais à apprendre mon chagrin, le chagrin qui n'est nullement une conclusion pessimiste librement tirée d'un ensemble de circonstances funestes, mais la reviviscence intermittente et involontaire d'une impression spécifique, venue du dehors, et que nous n'avons pas choisie. Il y avait quelques-uns de ces moi que je n'avais pas revus depuis assez longtemps. Par exemple (je n'avais pas songé que c'était le jour du coiffeur) le moi que j'étais quand je me faisais couper les cheveux. J'avais oublié ce moi-là, son arrivée fit éclater mes sanglots, comme, à un enterrement, celle d'un vieux serviteur retraité qui a connu celle qui vient de mourir. Puis je me rappelai tout d'un coup que, depuis huit jours, j'avais par moments été pris de peurs paniques que je ne m'étais pas avouées. À ces moments-là je discutais pourtant en me disant : « Inutile n'est-ce pas, d'envisager l'hypothèse où elle partirait brusquement. C'est absurde. Si je la confiais à un homme sensé et intelligent (et je l'aurais fait pour me tranquilliser si la jalousie ne m'eût empêché de faire des confidences), il m'aurait sûrement dit : “Mais vous êtes fou. C'est impossible.” » Et en effet nous n'avions pas eu une seule querelle. « On part pour un motif. On le dit. On vous donne le droit de répondre. On ne part pas comme cela. Non, c'est un enfantillage. C'est la seule hypothèse absurde. » Et pourtant, tous les jours, en la retrouvant là le matin quand je sonnais, j'avais poussé un immense soupir de soulagement. Et quand Françoise m'avait remis la lettre d'Albertine, j'avais tout de suite été sûr qu'il s'agissait de la chose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçu plusieurs jours d'avance, malgré les raisons logiques d'être rassuré. Je me l'étais dit presque avec une satisfaction de perspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait ne pouvoir être découvert mais qui a peur et qui tout d'un coup voit le nom de sa victime écrit en tête d'un dossier chez le juge d'instruction qui l'a fait mander. Tout mon espoir était qu'Albertine fût partie pour la Touraine, chez sa tante où en somme elle était assez surveillée et ne pourrait faire grand-chose jusqu'à ce que je l'en ramenasse. Ma pire crainte avait été qu'elle fût restée à Paris, partie à Amsterdam ou Montjouvain, c'est-à-dire qu'elle se fût échappée pour se consacrer à quelque intrigue dont les préliminaires m'avaient échappé. Mais en réalité en me disant Paris, Amsterdam, Montjouvain, c'est-à-dire plusieurs lieux, je pensais à des lieux qui n'étaient que possibles ; aussi, quand le concierge d'Albertine répondit qu'elle était partie pour la Touraine, cette résidence que je croyais désirer me sembla la plus affreuse de toutes, parce que celle-là était réelle et que pour la première fois, torturé par la certitude du présent et l'incertitude de l'avenir, je me représentais Albertine commençant une vie qu'elle avait voulue séparée de moi, peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours, et où elle réaliserait cet inconnu qui autrefois m'avait si souvent troublé, alors que pourtant j'avais le bonheur de posséder, de caresser ce qui en était le dehors, ce doux visage impénétrable et capté. C'était cet inconnu qui faisait le fond de mon amour.
Devant la porte d'Albertine, je trouvai une petite fille pauvre qui me regardait avec de grands yeux et qui avait l'air si bon que je lui demandai si elle ne voulait pas venir chez moi, comme j'eusse fait d'un chien au regard fidèle. Elle en eut l'air content. À la maison je la berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa présence, en me faisant trop sentir l'absence d'Albertine, me fut insupportable. Et je la priai de s'en aller, après lui avoir remis un billet de cinq cents francs. Et pourtant, bientôt après, la pensée d'avoir quelque autre petite fille près de moi, mais de ne jamais être seul sans le secours d'une présence innocente fut le seul rêve qui me permit de supporter l'idée que peut-être Albertine resterait quelque temps sans revenir.
Pour Albertine elle-même, elle n'existait guère en moi que sous la forme de son nom, qui, sauf quelques rares répits au réveil, venait s'inscrire dans mon cerveau et ne cessait plus de le faire. Si j'avais pensé tout haut, je l'aurais répété sans cesse et mon verbiage eût été aussi monotone, aussi limité que si j'eusse été changé en oiseau, en un oiseau pareil à celui de la fable dont le cri redisait sans fin le nom de celle qu'homme, il avait aimée. On le dit et, comme on le tait, il semble qu'on l'écrive en soi, qu'il laisse sa trace dans le cerveau et que celui-ci doive finir par être, comme un mur où quelqu'un s'est amusé à crayonner, entièrement recouvert par le nom mille fois récrit de celle qu'on aime. On le récrit tout le temps dans sa pensée tant qu'on est heureux, plus encore quand on est malheureux. Et de redire ce nom qui ne nous donne rien de plus que ce qu'on sait déjà, on éprouve le besoin sans cesse renaissant, mais à la longue, une fatigue. Au plaisir charnel je ne pensais même pas en ce moment ; je ne voyais même pas devant ma pensée l'image de cette Albertine, cause pourtant d'un tel bouleversement dans mon être, je n'apercevais pas son corps, et si j'avais voulu isoler l'idée qui était liée – car il y en a bien toujours quelqu'une – à ma souffrance, ç'aurait été alternativement, d'une part le doute sur les dispositions dans lesquelles elle était partie, avec ou sans esprit de retour, d'autre part les moyens de la ramener. Peut-être y a-t-il un symbole et une vérité dans la place infime tenue dans notre anxiété par celle à qui nous la rapportons. C'est qu'en effet sa personne même y est pour peu de chose ; pour presque tout, le processus d'émotions, d'angoisses que tels hasards nous ont fait jadis éprouver à propos d'elle et que l'habitude a attaché à elle. Ce qui le prouve bien, c'est (plus encore que l'ennui qu'on éprouve dans le bonheur) combien voir ou ne pas voir cette même personne, être estimé ou non d'elle, l'avoir ou non à notre disposition, nous paraîtra quelque chose d'indifférent quand nous n'aurons plus à nous poser le problème (si oiseux que nous ne nous le poserons même plus) que relativement à la personne elle-même – le processus d'émotions et d'angoisses étant oublié, au moins en tant que se rattachant à elle, car il a pu se développer à nouveau, mais transféré à une autre. Avant cela, quand il était encore attaché à elle, nous croyions que notre bonheur dépendait de sa personne : il dépendait seulement de la terminaison de notre anxiété. Notre inconscient était donc plus clairvoyant que nous-même à ce moment-là, en faisant si petite la figure de la femme aimée, figure que nous avions même peut-être oubliée, que nous pouvions connaître mal et croire médiocre, dans l'effroyable drame où de la retrouver pour ne plus l'attendre pouvait dépendre jusqu'à notre vie elle-même. Proportions minuscules de la figure de la femme, effet logique et nécessaire de la façon dont l'amour se développe, claire allégorie de la nature subjective de cet amour.
L'esprit dans lequel Albertine était partie était semblable sans doute à celui des peuples qui font préparer par une démonstration de leur armée l'oeuvre de leur diplomatie. Elle n'avait dû partir que pour obtenir de moi de meilleures conditions, plus de liberté, de luxe. Dans ce cas, celui qui l'eût emporté de nous deux, c'eût été moi, si j'eusse eu la force d'attendre, d'attendre le moment où, voyant qu'elle n'obtenait rien, elle fût revenue d'elle-même. Mais si aux cartes, à la guerre, où il importe seulement de gagner, on peut résister au bluff, les conditions ne sont point les mêmes que font l'amour et la jalousie, sans parler de la souffrance. Si pour attendre, pour « durer », je laissais Albertine rester loin de moi plusieurs jours, plusieurs semaines peut-être, je ruinais ce qui avait été mon but pendant plus d'une année, ne pas la laisser libre une heure. Toutes mes précautions se trouvaient devenues inutiles, si je lui laissais le temps, la facilité de me tromper tant qu'elle voudrait ; et si à la fin elle se rendait, je ne pourrais plus oublier le temps où elle aurait été seule, et même l'emportant à la fin, tout de même dans le passé, c'est-à-dire irréparablement, je serais le vaincu.
Quant aux moyens de ramener Albertine, ils avaient d'autant plus de chance de réussir que l'hypothèse où elle ne serait partie que dans l'espoir d'être rappelée avec de meilleures conditions paraîtrait plus plausible. Et sans doute pour les gens qui ne croyaient pas à la sincérité d'Albertine, certainement pour Françoise par exemple, cette hypothèse l'était. Mais pour ma raison, à qui la seule explication de certaines mauvaises humeurs, de certaines attitudes avait paru, avant que je sache rien, le projet formé par elle d'un départ définitif, il était difficile de croire que, maintenant que ce départ s'était produit, il n'était qu'une simulation. Je dis pour ma raison, non pour moi. L'hypothèse de la simulation me devenait d'autant plus nécessaire qu'elle était plus improbable et gagnait en force ce qu'elle perdait en vraisemblance. Quand on se voit au bord de l'abîme et qu'il semble que Dieu vous ait abandonné, on n'hésite plus à attendre de lui un miracle. Je reconnais que dans tout cela je fus le plus apathique quoique le plus douloureux des policiers. Mais sa fuite ne m'avait pas rendu les qualités que l'habitude de la faire surveiller par d'autres m'avait enlevées. Je ne pensais qu'à une chose : charger un autre de cette recherche. Cet autre fut Saint-Loup, qui consentit. L'anxiété de tant de jours remise à un autre me donna de la joie et je me trémoussai, sûr du succès, les mains redevenues brusquement sèches comme autrefois et n'ayant plus cette sueur dont Françoise m'avait mouillé en me disant : « Mademoiselle Albertine est partie. » On se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine et même de l'épouser, c'était pour la garder, savoir ce qu'elle faisait, l'empêcher de reprendre ses habitudes avec Mlle Vinteuil. Ç'avait été, dans le déchirement atroce de sa révélation à Balbec, quand elle m'avait dit comme une chose toute naturelle et que je réussis, bien que ce fût le plus grand chagrin que j'eusse encore éprouvé dans ma vie, à sembler trouver toute naturelle, la chose que dans mes pires suppositions je n'aurais jamais été assez audacieux pour imaginer. (C'est étonnant comme la jalousie, qui passe son temps à faire des petites suppositions dans le faux, a peu d'imagination quand il s'agit de découvrir le vrai.) Or cet amour, né surtout d'un besoin d'empêcher Albertine de faire le mal, cet amour avait gardé dans la suite la trace de son origine. Être avec elle m'importait peu, pour peu que je pusse empêcher « l'être de fuite » d'aller ici ou là. Pour l'en empêcher je m'en étais remis aux yeux, à la compagnie de ceux qui allaient avec elle et, pour peu qu'ils me fissent le soir un bon petit rapport bien rassurant, mes inquiétudes s'évanouissaient en bonne humeur.
M'étant donné à moi-même l'affirmation que, quoi que je dusse faire, Albertine serait de retour à la maison le soir même, j'avais suspendu la douleur que Françoise m'avait causée en me disant qu'Albertine était partie (parce qu'alors mon être pris de court avait cru un instant que ce départ était définitif). Mais après une interruption, quand d'un élan de sa vie indépendante, la souffrance initiale revenait spontanément en moi, elle était toujours aussi atroce parce qu'antérieure à la promesse consolatrice que je m'étais faite de ramener le soir même Albertine. Cette phrase qui l'eût calmée, ma souffrance l'ignorait. Pour mettre en oeuvre les moyens d'amener ce retour, une fois encore, non pas qu'une telle attitude m'eût jamais très bien réussi, mais parce que je l'avais toujours prise depuis que j'aimais Albertine, j'étais condamné à faire comme si je ne l'aimais pas, ne souffrais pas de son départ, j'étais condamné à continuer de lui mentir. Je pourrais être d'autant plus énergique dans les moyens de la faire revenir que personnellement j'aurais l'air d'avoir renoncé à elle. Je me proposais d'écrire à Albertine une lettre d'adieux où je considérerais son départ comme définitif, tandis que j'enverrais Saint-Loup exercer sur Mme Bontemps, et comme à mon insu, la pression la plus brutale pour qu'Albertine revienne au plus vite. Sans doute j'avais expérimenté avec Gilberte le danger des lettres d'une indifférence qui, feinte d'abord, finit par devenir vraie. Et cette expérience aurait dû m'empêcher d'écrire à Albertine des lettres du même caractère que celles que j'avais écrites à Gilberte. Mais ce qu'on appelle expérience n'est que la révélation à nos propres yeux d'un trait de notre caractère, qui naturellement reparaît, et reparaît d'autant plus fortement que nous l'avons déjà mis en lumière pour nous-même une fois, de sorte que le mouvement spontané qui nous avait guidé la première fois se trouve renforcé par toutes les suggestions du souvenir. Le plagiat humain auquel il est le plus difficile d'échapper, pour les individus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leurs fautes et vont les aggravant), c'est le plagiat de soi-même.
Saint-Loup, que je savais à Paris, fut mandé par moi à l'instant même, accourut, rapide et efficace comme il était jadis à Doncières, et consentit à partir aussitôt pour la Touraine. Je lui soumis la combinaison suivante. Il devait descendre à Châtellerault, se faire indiquer la maison de Mme Bontemps, attendre qu'Albertine fût sortie car elle aurait pu le reconnaître. « Mais la jeune fille dont tu parles me connaît donc ? » me dit-il. Je lui dis que je ne le croyais pas. Le projet de cette démarche me remplit d'une joie infinie. Elle était pourtant en contradiction absolue avec ce que je m'étais promis au début : m'arranger à ne pas avoir l'air de faire chercher Albertine ; et cela en aurait l'air inévitablement ; mais elle avait sur « ce qu'il aurait fallu » l'avantage inestimable qu'elle me permettait de me dire que quelqu'un envoyé par moi allait voir Albertine, sans doute la ramener. Et si j'avais su voir clair dans mon coeur au début, c'est cette solution cachée dans l'ombre et que je trouvais déplorable, que j'aurais pu prévoir qui prendrait le pas sur les solutions de patience et que j'étais décidé à vouloir, par manque de volonté. Comme Saint-Loup avait déjà l'air un peu surpris qu'une jeune fille eût habité chez moi tout un hiver sans que je lui en eusse rien dit, comme d'autre part il m'avait souvent reparlé de la jeune fille de Balbec et que je ne lui avais jamais répondu : « Mais elle habite ici », il eût pu être froissé de mon manque de confiance. Il est vrai que peut-être Mme Bontemps lui parlerait de Balbec. Mais j'étais trop impatient de son départ, de son arrivée, pour vouloir, pour pouvoir penser aux conséquences possibles de ce voyage. Quant à ce qu'il reconnût Albertine (qu'il avait d'ailleurs systématiquement évité de regarder quand il l'avait rencontrée à Doncières), elle avait, au dire de tous, tellement changé et grossi que ce n'était guère probable. Il me demanda si je n'avais pas un portrait d'Albertine. Je répondis d'abord que non, pour qu'il n'eût pas, d'après ma photographie, faite à peu près du temps de Balbec, le loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n'avait qu'entrevue dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernière elle serait déjà aussi différente de l'Albertine de Balbec que l'était maintenant l'Albertine vivante, et qu'il ne la reconnaîtrait pas plus sur la photographie que dans la réalité. Pendant que je la lui cherchais, il me passait doucement la main sur le front, en manière de me consoler. J'étais ému de la peine que la douleur qu'il devinait en moi lui causait. D'abord il avait beau s'être séparé de Rachel, ce qu'il avait éprouvé alors n'était pas encore si lointain qu'il n'eût une sympathie, une pitié particulière pour ce genre de souffrances, comme on se sent plus voisin de quelqu'un qui a la même maladie que vous. Puis il avait tant d'affection pour moi que la pensée de mes souffrances lui était insupportable. Aussi en concevait-il pour celle qui me les causait un mélange de rancune et d'admiration. Il se figurait que j'étais un être si supérieur qu'il pensait que pour que je fusse soumis à une autre créature il fallait que celle-là fût tout à fait extraordinaire. Je pensais bien qu'il trouverait la photographie d'Albertine jolie, mais comme tout de même je ne m'imaginais pas qu'elle produirait sur lui l'impression d'Hélène sur les vieillards troyens, tout en cherchant je disais modestement : « Oh ! tu sais, ne te fais pas d'idées, d'abord la photo est mauvaise, et puis elle n'est pas étonnante, ce n'est pas une beauté, elle est surtout bien gentille. – Oh ! si, elle doit être merveilleuse », dit-il avec un enthousiasme naïf et sincère en cherchant à se représenter l'être qui pouvait me jeter dans un désespoir et une agitation pareils. « Je lui en veux de te faire mal, mais aussi c'était bien à supposer qu'un être artiste jusqu'au bout des ongles comme toi, toi qui aimes en tout la beauté et d'un tel amour, tu étais prédestiné à souffrir plus qu'un autre quand tu la rencontrerais dans une femme. » Enfin je venais de trouver la photographie. « Elle est sûrement merveilleuse », continuait à dire Robert, qui n'avait pas vu que je lui tendais la photographie. Soudain il l'aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu'à la stupidité. « C'est ça, la jeune fille que tu aimes ? » finit-il par me dire d'un ton où l'étonnement était maté par la crainte de me fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l'air raisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu'on a devant un malade – eût-il été jusque-là un homme remarquable et votre ami – mais qui n'est plus rien de tout cela, car, frappé de folie furieuse, il vous parle d'un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à l'endroit où vous, homme sain, vous n'apercevez qu'un édredon. Je compris tout de suite l'étonnement de Robert, et que c'était celui où m'avait jeté la vue de sa maîtresse, avec la seule différence que j'avais trouvé en elle une femme que je connaissais déjà, tandis que lui croyait n'avoir jamais vu Albertine. Mais sans doute la différence entre ce que nous voyions l'un et l'autre d'une même personne était aussi grande. Le temps était loin où j'avais bien petitement commencé à Balbec par ajouter aux sensations visuelles quand je regardais Albertine, des sensations de saveur, d'odeur, de toucher. Depuis, des sensations plus profondes, plus douces, plus indéfinissables s'y étaient ajoutées, puis des sensations douloureuses. Bref Albertine n'était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d'une immense construction qui passait par le plan de mon coeur. Robert, pour qui était invisible toute cette stratification de sensations, ne saisissait qu'un résidu qu'elle m'empêchait au contraire d'apercevoir. Ce qui avait décontenancé Robert quand il avait aperçu la photographie d'Albertine était non le saisissement des vieillards troyens voyant passer Hélène et disant :
Notre mal ne vaut pas un seul de ses regards,
mais celui exactement inverse et qui fait dire : « Comment, c'est pour ça qu'il a pu se faire tant de bile, tant de chagrin, faire tant de folies ! » Il faut bien avouer que ce genre de réaction à la vue de la personne qui a causé les souffrances, bouleversé la vie, quelquefois amené la mort, de quelqu'un que nous aimons, est infiniment plus fréquent que celui des vieillards troyens, et pour tout dire, l'habituel. Ce n'est pas seulement parce que l'amour est individuel, ni parce que, quand nous ne le ressentons pas, le trouver évitable et philosopher sur la folie des autres nous est naturel. Non, c'est que, quand il est arrivé au degré où il cause de tels maux, la construction des sensations interposées entre le visage de la femme et les yeux de l'amant, l'énorme oeuf douloureux qui l'engaine et le dissimule autant qu'une couche de neige une fontaine, est déjà poussée assez loin pour que le point où s'arrêtent les regards de l'amant, le point où il rencontre son plaisir et ses souffrances, soit aussi loin du point où les autres le voient qu'est loin le soleil véritable de l'endroit où sa lumière condensée nous le fait apercevoir dans le ciel. Et de plus, pendant ce temps, sous la chrysalide de douleurs et de tendresses qui rend invisibles à l'amant les pires métamorphoses de l'être aimé, le visage a eu le temps de vieillir et de changer. De sorte que si le visage que l'amant a vu la première fois est fort loin de celui qu'il voit depuis qu'il aime et souffre, il est, en sens inverse, tout aussi loin de celui que peut voir maintenant le spectateur indifférent. (Qu'aurait-ce été si, au lieu de la photographie de celle qui était une jeune fille, Robert avait vu la photographie d'une vieille maîtresse ?) Et même nous n'avons pas besoin de voir pour la première fois celle qui a causé tant de ravages pour avoir cet étonnement. Souvent nous la connaissions comme mon grand-oncle connaissait Odette. Alors la différence d'optique s'étend non seulement à l'aspect physique, mais au caractère, à l'importance individuelle. Il y a beaucoup de chances pour que la femme qui fait souffrir celui qui l'aime ait toujours été bonne fille avec quelqu'un qui ne se souciait pas d'elle, comme Odette, si cruelle pour Swann, avait été la prévenante « dame en rose » de mon grand-oncle, ou bien que l'être dont chaque décision est supputée d'avance, avec autant de crainte que celle d'un Dieu dissimulé, par celui qui l'aime, apparaisse comme une personne sans conséquence, trop heureuse de faire tout ce qu'on veut, aux yeux de celui qui ne l'aime pas, comme la maîtresse de Saint-Loup pour moi qui ne voyais en elle que cette « Rachel quand du Seigneur » qu'on m'avait tant de fois proposée. Je me rappelais, la première fois que je l'avais vue avec Saint-Loup, ma stupéfaction à la pensée qu'on pût être torturé de ne pas savoir ce qu'une telle femme avait fait tel soir, ce qu'elle avait pu dire tout bas à quelqu'un, pourquoi elle avait eu un désir de rupture. Or, je sentais que, tout ce passé, mais d'Albertine, et vers lequel chaque fibre de mon coeur, de ma vie, se dirigeait avec une souffrance vibratile et maladroite, devait paraître tout aussi insignifiant à Saint-Loup, qu'il me le deviendrait peut-être un jour à moi-même ; que je passerais peut-être peu à peu, touchant l'insignifiance ou la gravité du passé d'Albertine, de l'état d'esprit que j'avais en ce moment à celui qu'avait Saint-Loup, car je ne me faisais pas d'illusions sur ce que Saint-Loup pouvait penser, sur ce que tout autre que l'amant peut penser. Et je n'en souffrais pas trop. Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. Je me rappelais cette tragique explication de tant de vies qu'est un portrait génial et pas ressemblant comme celui d'Odette par Elstir et qui est moins le portrait d'une amante que du déformant amour. Il n'y manquait – ce que tant de portraits ont – que d'être à la fois d'un grand peintre et d'un amant (et encore disait-on qu'Elstir l'avait été d'Odette). Cette dissemblance, toute la vie d'un amant, d'un amant dont personne ne comprend les folies, toute la vie d'un Swann la prouvent. Mais que l'amant se double d'un peintre comme Elstir et alors le mot de l'énigme est proféré, vous avez enfin sous les yeux ces lèvres que le vulgaire n'a jamais aperçues dans cette femme, ce nez que personne ne lui a connu, cette allure insoupçonnée. Le portrait dit : « Ce que j'ai aimé, ce qui m'a fait souffrir, ce que j'ai sans cesse vu, c'est ceci. » Par une gymnastique inverse, moi qui avais essayé par la pensée d'ajouter à Rachel tout ce que Saint-Loup lui avait ajouté de lui-même, j'essayais d'ôter mon apport cardiaque et mental dans la composition d'Albertine et de me la représenter telle qu'elle devait apparaître à Saint-Loup, comme à moi Rachel. Mais quelle importance cela a-t-il ? Ces différences-là, quand même nous les verrions nous-même, quelle importance y ajouterions-nous ? Quand autrefois, à Balbec, Albertine m'attendait sous les arcades d'Incarville et sautait dans ma voiture, non seulement elle n'avait pas encore « épaissi », mais à la suite d'excès d'exercice elle avait trop fondu ; maigre, enlaidie par un vilain chapeau qui ne laissait dépasser qu'un petit bout de vilain nez et voir de côté que des joues blanches comme des vers blancs, je retrouvais bien peu d'elle, assez cependant pour qu'au saut qu'elle faisait dans ma voiture je susse que c'était elle, qu'elle avait été exacte au rendez-vous et n'était pas allée ailleurs ; et cela suffit ; ce qu'on aime est trop dans le passé, consiste trop dans le temps perdu ensemble pour qu'on ait besoin de toute la femme ; on veut seulement être sûr que c'est elle, ne pas se tromper sur l'identité, autrement importante que la beauté pour ceux qui aiment ; les joues peuvent se creuser, le corps s'amaigrir, même pour ceux qui ont été d'abord le plus orgueilleux, aux yeux des autres, de leur domination sur une beauté, ce petit bout de museau, ce signe où se résume la personnalité permanente d'une femme, cet extrait algébrique, cette constante, cela suffit pour qu'un homme attendu dans le plus grand monde et qui l'aimait ne puisse disposer d'une seule de ses soirées parce qu'il passe son temps à peigner et à dépeigner jusqu'à l'heure de s'endormir la femme qu'il aime, ou simplement à rester auprès d'elle, pour être avec elle, ou pour qu'elle soit avec lui, ou seulement pour qu'elle ne soit pas avec d'autres.
« Tu es sûr, me dit-il, que je puisse offrir comme cela à cette femme trente mille francs pour le comité électoral de son mari ? Elle est malhonnête à ce point-là ? Si tu ne te trompes pas, trois mille francs suffiraient. – Non, je t'en prie, n'économise pas pour une chose qui me tient tant à coeur. Tu dois dire ceci, où il y a du reste une part de vérité : “Mon ami avait demandé ces trente mille francs à un parent pour le comité de l'oncle de sa fiancée. C'est à cause de cette raison de fiançailles qu'on les lui avait donnés. Et il m'avait prié de vous les porter pour qu'Albertine n'en sût rien. Et puis voici qu'Albertine le quitte. Il ne sait plus que faire. Il est obligé de rendre les trente mille francs s'il n'épouse pas Albertine. Et s'il l'épouse, il faudrait qu'au moins pour la forme elle revînt immédiatement, parce que cela ferait trop mauvais effet si la fugue se prolongeait.” Tu crois que c'est inventé exprès ? – Mais non », me répondit Saint-Loup par bonté, par discrétion et puis parce qu'il savait que les circonstances sont souvent plus bizarres qu'on ne croit. Après tout, il n'y avait aucune impossibilité à ce que dans cette histoire des trente mille francs il y eût, comme je le lui disais, une grande part de vérité. C'était possible, mais ce n'était pas vrai et cette part de vérité était justement un mensonge. Mais nous nous mentions, Robert et moi, comme dans tous les entretiens où un ami désire sincèrement aider son ami en proie à un désespoir d'amour. L'ami conseil, appui, consolateur, peut plaindre la détresse de l'autre, non la ressentir, et meilleur il est pour lui, plus il ment. Et l'autre lui avoue ce qui est nécessaire pour être aidé, mais, justement peut-être pour être aidé, cache bien des choses. Et l'heureux est tout de même celui qui prend de la peine, qui fait un voyage, qui remplit une mission, mais qui n'a pas de souffrance intérieure. J'étais en ce moment celui qu'avait été Robert à Doncières quand il s'était cru quitté par Rachel. « Enfin, comme tu voudras ; si j'ai une avanie, je l'accepte d'avance pour toi. Et puis cela a beau me paraître un peu drôle, ce marché si peu voilé, je sais bien que dans notre monde, il y a des duchesses, et même des plus bigotes, qui feraient pour trente mille francs des choses plus difficiles que de dire à leur nièce de ne pas rester en Touraine. Enfin je suis doublement content de te rendre service, puisqu'il faut cela pour que tu consentes à me voir. Si je me marie, ajouta-t-il, est-ce que nous ne nous verrons pas davantage, est-ce que tu ne feras pas un peu de ma maison la tienne ?… » Il s'arrêta ayant tout à coup pensé, supposai-je alors, que si moi aussi je me mariais, Albertine ne pourrait pas être pour sa femme une relation intime. Et je me rappelai ce que les Cambremer m'avaient dit de son mariage probable avec la fille du prince de Guermantes.
L'indicateur consulté, il vit qu'il ne pourrait partir que le soir. Françoise me demanda : « Faut-il ôter du cabinet de travail le lit de Mlle Albertine ? – Au contraire, dis-je, il faut le faire. » J'espérais qu'elle reviendrait d'un jour à l'autre et je ne voulais même pas que Françoise pût supposer qu'il y avait doute. Il fallait que le départ d'Albertine eût l'air d'une chose convenue entre nous, qui n'impliquait nullement qu'elle m'aimât moins. Mais Françoise me regarda avec un air, sinon d'incrédulité, du moins de doute. Elle aussi avait ses deux hypothèses. Ses narines se dilataient, elle flairait la brouille, elle devait la sentir depuis longtemps. Et si elle n'en était pas absolument sûre, c'est peut-être seulement parce que, comme moi, elle se défiait de croire entièrement ce qui lui aurait fait trop de plaisir. Maintenant le poids de l'affaire ne reposait plus sur mon esprit surmené mais sur Saint-Loup. Une allégresse me soulevait parce que j'avais pris une décision, parce que je me disais : « J'ai répondu du tac au tac. »
Saint-Loup devait être à peine dans le train que je me croisai dans mon antichambre avec Bloch que je n'avais pas entendu sonner, de sorte que force me fut de le recevoir un instant. Il m'avait dernièrement rencontré avec Albertine (qu'il connaissait de Balbec) un jour où elle était de mauvaise humeur. « J'ai dîné avec M. Bontemps, me dit-il, et comme j'ai une certaine influence sur lui, je lui ai dit que je m'étais attristé que sa nièce ne fût pas plus gentille avec toi, qu'il fallait qu'il lui adressât des prières en ce sens. » J'étouffais de colère : ces prières et ces plaintes détruisaient tout l'effet de la démarche de Saint-Loup et me mettaient directement en cause auprès d'Albertine que j'avais l'air d'implorer. Pour comble de malheur Françoise restée dans l'antichambre entendait tout cela. Je fis tous les reproches possibles à Bloch, lui disant que je ne l'avais nullement chargé d'une telle commission, et que du reste le fait était faux. Bloch à partir de ce moment-là ne cessa plus de sourire, moins, je crois, de joie que de gêne de m'avoir contrarié. Il s'étonnait en riant de soulever une telle colère. Peut-être le disait-il pour ôter à mes yeux de l'importance à son indiscrète démarche, peut-être parce qu'il était d'un caractère lâche et vivant gaiement et paresseusement dans les mensonges, comme les méduses à fleur d'eau, peut-être parce que, même eût-il été d'une autre race d'hommes, les autres, ne pouvant jamais se placer au même point de vue que nous, ne comprennent pas l'importance du mal que leurs paroles dites au hasard peuvent nous faire. Je venais de le mettre à la porte, ne trouvant aucun remède à apporter à ce qu'il avait fait, quand on sonna de nouveau et Françoise me remit une convocation chez le chef de la Sûreté. Les parents de la petite fille que j'avais amenée une heure chez moi avaient voulu déposer contre moi une plainte en détournement de mineure. Il y a des moments de la vie où une sorte de beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent, entrecroisés comme des leitmotive wagnériens, de la notion aussi, émergente alors, que les événements ne sont pas situés dans l'ensemble des reflets peints dans le pauvre petit miroir que porte devant elle l'intelligence et qu'elle appelle l'avenir, qu'ils sont en dehors et surgissent aussi brusquement que quelqu'un qui vient constater un flagrant délit. Déjà, laissé à lui-même, un événement se modifie, soit que l'échec nous l'amplifie ou que la satisfaction le réduise. Mais il est rarement seul. Les sentiments excités par chacun se contrarient, et c'est dans une certaine mesure, comme je l'éprouvai en allant chez le chef de la Sûreté, un révulsif au moins momentané et assez agissant des tristesses sentimentales que la peur. Je trouvai à la Sûreté les parents qui m'insultèrent, en me disant : « Nous ne mangeons pas de ce pain-là », me rendirent les cinq cents francs que je ne voulais pas reprendre, et le chef de la Sûreté qui, se proposant comme inimitable exemple la facilité des présidents d'assises à « reparties », prélevait un mot de chaque phrase que je disais, mot qui lui servait à en faire une spirituelle et accablante réponse. De mon innocence dans le fait il ne fut même pas question, car c'est la seule hypothèse que personne ne voulut admettre un instant. Néanmoins les difficultés de l'inculpation firent que je m'en tirai avec ce savon, extrêmement violent, tant que les parents furent là. Mais dès qu'ils furent partis, le chef de la Sûreté qui aimait les petites filles changea de ton et me réprimandant comme un compère : « Une autre fois, il faut être plus adroit. Dame, on ne fait pas des levages aussi brusquement que ça, ou ça rate. D'ailleurs vous trouverez partout des petites filles mieux que celle-là et pour bien moins cher. La somme était follement exagérée. » Je sentais tellement qu'il ne me comprendrait pas si j'essayais de lui expliquer la vérité que je profitai sans mot dire de la permission qu'il me donna de me retirer. Tous les passants, jusqu'à ce que je fusse rentré, me parurent des inspecteurs chargés d'épier mes faits et gestes. Mais ce leitmotiv-là, de même que celui de la colère contre Bloch, s'éteignirent pour ne plus laisser place qu'à celui du départ d'Albertine. Or celui-là reprenait, mais sur un mode presque joyeux depuis que Saint-Loup était parti. Depuis qu'il s'était chargé d'aller voir Mme Bontemps, mes souffrances avaient été dispersées. Je croyais que c'était pour avoir agi, je le croyais de bonne foi, car on ne sait jamais ce qui se cache dans notre âme. Au fond, ce qui me rendait heureux, ce n'était pas de m'être déchargé de mes indécisions sur Saint-Loup, comme je le croyais. Je ne me trompais pas du reste absolument ; le spécifique pour guérir un événement malheureux (les trois quarts des événements le sont) c'est une décision ; car elle a pour effet, par un brusque renversement de nos pensées, d'interrompre le flux de celles qui viennent de l'événement passé et dont elles prolongent la vibration, de le briser par un flux inverse de pensées inverses, venu du dehors, de l'avenir. Mais ces pensées nouvelles nous sont surtout bienfaisantes (et c'était le cas pour celles qui m'assiégeaient en ce moment) quand du fond de cet avenir c'est une espérance qu'elles nous apportent. Ce qui au fond me rendait si heureux, c'était la certitude secrète que, la mission de Saint-Loup ne pouvant échouer, Albertine ne pouvait manquer de revenir. Je le compris ; car n'ayant pas reçu dès le premier jour de réponse de Saint-Loup, je recommençai à souffrir. Ma décision, ma remise à lui de mes pleins pouvoirs n'étaient donc pas la cause de ma joie qui sans cela eût duré, mais le « La réussite est sûre » que j'avais pensé quand je disais « Advienne que pourra ». Et la pensée, éveillée par son retard, qu'en effet autre chose que la réussite pouvait advenir, m'était si odieuse que j'avais perdu ma gaieté. C'est en réalité notre prévision, notre espérance d'événements heureux qui nous gonfle d'une joie que nous attribuons à d'autres causes et qui cesse pour nous laisser retomber dans le chagrin, si nous ne sommes plus si assurés que ce que nous désirons se réalisera. C'est toujours une invisible croyance qui soutient l'édifice de notre monde sensitif, et privé de quoi il chancelle. Nous avons vu qu'elle faisait pour nous la valeur ou la nullité des êtres, l'ivresse ou l'ennui de les voir. Elle fait de même la possibilité de supporter un chagrin qui nous semble médiocre simplement parce que nous sommes persuadés qu'il va y être mis fin, ou son brusque agrandissement jusqu'à ce qu'une présence vaille autant, parfois même plus que notre vie. Une chose, du reste, acheva de rendre ma douleur au coeur aussi aiguë qu'elle avait été la première minute et qu'il faut bien avouer qu'elle n'était plus. Ce fut de relire une phrase de la lettre d'Albertine. Nous avons beau aimer les êtres, la souffrance de les perdre, quand dans l'isolement nous ne sommes plus qu'en face d'elle à qui notre esprit donne dans une certaine mesure la forme qu'il veut, cette souffrance est supportable et différente de celle moins humaine, moins nôtre, aussi imprévue et bizarre qu'un accident dans le monde moral et dans la région du coeur – qui a pour cause moins directement les êtres eux-mêmes que la façon dont nous avons appris que nous ne les verrions plus. Albertine, je pouvais penser à elle en pleurant doucement, en acceptant de ne pas plus la voir ce soir qu'hier ; mais relire « ma décision est irrévocable », c'était autre chose, c'était comme prendre un médicament dangereux, qui m'eût donné une crise cardiaque à laquelle on peut ne pas survivre. Il y a dans les choses, dans les événements, dans les lettres de rupture, un péril particulier qui amplifie et dénature la douleur même que les êtres peuvent nous causer. Mais cette souffrance dura peu. J'étais malgré tout si sûr du succès de l'habileté de Saint-Loup, le retour d'Albertine me parut une chose si certaine, que je me demandai si j'avais eu raison de le souhaiter. Pourtant je m'en réjouissais. Malheureusement, pour moi qui croyais l'affaire de la Sûreté finie, Françoise vint m'annoncer qu'un inspecteur était venu s'informer si je n'avais pas l'habitude d'avoir des jeunes filles chez moi, que le concierge, croyant qu'on parlait d'Albertine, avait répondu que si, et que, depuis ce moment, la maison semblait surveillée. Dès lors il me serait à jamais impossible de faire venir une petite fille dans mes chagrins pour me consoler, sans risquer d'avoir la honte devant elle qu'un inspecteur surgît et qu'elle me prît pour un malfaiteur. Et du même coup je compris combien on vit plus pour certains rêves qu'on ne croit, car cette impossibilité de bercer jamais une petite fille me parut ôter à la vie toute valeur à jamais, mais de plus je compris combien il est compréhensible que les gens aisément refusent la fortune et risquent la mort, alors qu'on se figure que l'intérêt et la peur de mourir mènent le monde. Car si j'avais pensé que même une petite fille inconnue pût avoir par l'arrivée d'un homme de la police une idée honteuse de moi, combien j'aurais mieux aimé me tuer ! Il n'y avait même pas de comparaison possible entre les deux souffrances. Or dans la vie les gens ne réfléchissent jamais que ceux à qui ils offrent de l'argent, qu'ils menacent de mort, peuvent avoir une maîtresse, ou même simplement un camarade, à l'estime de qui ils tiennent, même si ce n'est pas à la leur propre. Mais tout à coup, par une confusion dont je ne m'avisai pas (je ne songeai pas en effet qu'Albertine, étant majeure, pouvait habiter chez moi et même être ma maîtresse), il me sembla que le détournement de mineures pouvait s'appliquer aussi à Albertine. Alors la vie me parut barrée de tous les côtés. Et en pensant que je n'avais pas vécu chastement avec elle, je trouvai dans la punition qui m'était infligée pour avoir bercé une petite fille inconnue, cette relation qui existe presque toujours dans les châtiments humains et qui fait qu'il n'y a presque jamais ni condamnation juste, ni erreur judiciaire, mais une espèce d'harmonie entre l'idée fausse que se fait le juge d'un acte innocent et les faits coupables qu'il a ignorés. Mais alors, en pensant que le retour d'Albertine pouvait amener pour moi une condamnation infamante qui me dégraderait à ses yeux et peut-être lui ferait à elle-même un tort qu'elle ne me pardonnerait pas, je cessai de souhaiter ce retour, il m'épouvanta. J'aurais voulu lui télégraphier de ne pas revenir. Et aussitôt, noyant tout le reste, le désir passionné qu'elle revînt m'envahit. C'est qu'ayant envisagé un instant la possibilité de lui dire de ne pas revenir et de vivre sans elle, tout d'un coup je me sentis au contraire prêt à sacrifier tous les voyages, tous les plaisirs, tous les travaux, pour qu'Albertine revînt ! Ah ! combien mon amour pour Albertine, dont j'avais cru que je pourrais prévoir le destin d'après celui que j'avais eu pour Gilberte, s'était développé en parfait contraste avec ce dernier ! Combien rester sans la voir m'était impossible ! Et pour chaque acte, même le plus minime, mais qui baignait auparavant dans l'atmosphère heureuse qu'était la présence d'Albertine, il me fallait chaque fois, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer l'apprentissage de la séparation.
Puis la concurrence des autres formes de la vie rejetait dans l'ombre cette nouvelle douleur, et pendant ces jours-là, qui furent les premiers du printemps, j'eus même, en attendant que Saint-Loup pût voir Mme Bontemps, à imaginer Venise et de belles femmes inconnues, quelques moments de calme agréable. Dès que je m'en aperçus, je sentis en moi une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, c'était la première apparition de cette grande force intermittente, qui allait lutter en moi, contre la douleur, contre l'amour, et finirait par en avoir raison. Ce dont je venais d'avoir l'avant-goût et d'apprendre le présage, c'était, pour un instant seulement, ce qui plus tard serait chez moi un état permanent, une vie où je ne pourrais plus souffrir pour Albertine, où je ne l'aimerais plus. Et mon amour qui venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l'oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l'a enfermé a aperçu tout d'un coup le serpent python qui le dévorera.
Je pensais tout le temps à Albertine, et jamais Françoise en entrant dans ma chambre ne me disait assez vite : « Il n'y a pas de lettres », pour abréger l'angoisse. Mais de temps en temps, je parvenais, en faisant passer tel ou tel courant d'idées au travers de mon chagrin, à renouveler, à aérer un peu l'atmosphère viciée de mon coeur. Mais le soir, si je parvenais à m'endormir, alors c'était comme si le souvenir d'Albertine avait été le médicament qui m'avait procuré le sommeil, et dont l'influence en cessant m'éveillerait. Je pensais tout le temps à Albertine en dormant. C'était un sommeil spécial à elle qu'elle me donnait et où du reste je n'aurais plus été libre comme pendant la veille de penser à autre chose. Le sommeil, son souvenir, c'étaient les deux substances mêlées qu'on nous fait prendre à la fois pour dormir. Réveillé, du reste, ma souffrance allait en augmentant chaque jour au lieu de diminuer. Non que l'oubli n'accomplît son oeuvre, mais là même il favorisait l'idéalisation de l'image regrettée, et par là l'assimilation de ma souffrance initiale à d'autres souffrances analogues qui la renforçaient. Encore cette image était-elle supportable. Mais si tout d'un coup je pensais à sa chambre, à sa chambre où le lit restait vide, à son piano, à son automobile, je perdais toute force, je fermais les yeux, j'inclinais ma tête sur l'épaule gauche comme ceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait presque aussi mal parce que ce n'était pas elle qui les ouvrait.
Quand il put y avoir un télégramme de Saint-Loup, je n'osai pas demander : « Est-ce qu'il y a un télégramme ? » Il en vint un enfin, mais qui ne faisait que tout reculer, me disant : « Ces dames sont parties pour trois jours. » Sans doute, si j'avais supporté les quatre jours qu'il y avait déjà depuis qu'elle était partie, c'était parce que je me disais : « Ce n'est qu'une affaire de temps, avant la fin de la semaine elle sera là. » Mais cette raison n'empêchait pas que pour mon coeur, pour mon corps, l'acte à accomplir était le même : vivre sans elle, rentrer chez moi sans la trouver, passer devant la porte de sa chambre – l'ouvrir, je n'avais pas encore le courage – en sachant qu'elle n'y était pas, me coucher sans lui avoir dit bonsoir, voilà les choses que mon coeur avait dû accomplir dans leur terrible intégralité et tout de même que si je n'avais pas dû revoir Albertine. Or qu'il l'eût accompli déjà quatre fois prouvait qu'il était maintenant capable de continuer à l'accomplir. Et bientôt peut-être la raison qui m'aidait à continuer ainsi à vivre – le prochain retour d'Albertine –, je cesserais d'en avoir besoin (je pourrais me dire : « Elle ne reviendra jamais », et vivre tout de même comme j'avais déjà fait pendant quatre jours) comme un blessé qui a repris l'habitude de la marche et peut se passer de ses béquilles. Sans doute le soir en rentrant je trouvais encore, m'ôtant la respiration, m'étouffant du vide de la solitude, les souvenirs, juxtaposés en une interminable série, de tous les soirs où Albertine m'attendait ; mais déjà je trouvais aussi le souvenir de la veille, de l'avant-veille et des deux soirs précédents, c'est-à-dire le souvenir des quatre soirs écoulés depuis le départ d'Albertine, pendant lesquels j'étais resté sans elle, seul, où cependant j'avais vécu, quatre soirs déjà, faisant une bande de souvenirs bien mince à côté de l'autre, mais que chaque jour qui s'écoulerait allait peut-être étoffer. Je ne dirai pas la lettre de déclaration que je reçus à ce moment-là d'une nièce de Mme de Guermantes, qui passait pour la plus jolie jeune fille de Paris, ni la démarche que fit auprès de moi le duc de Guermantes de la part des parents résignés pour le bonheur de leur fille à l'inégalité du parti, à une semblable mésalliance. De tels incidents qui pourraient être sensibles à l'amour-propre sont trop douloureux quand on aime. On aurait le désir et on n'aurait pas l'indélicatesse de les faire connaître à celle qui porte sur nous un jugement moins favorable, qui ne serait du reste pas modifié si elle apprenait qu'on peut être l'objet d'un tout différent. Ce que m'écrivait la nièce du duc n'eût pu qu'impatienter Albertine. Depuis le moment où j'étais éveillé et où je reprenais mon chagrin à l'endroit où j'en étais resté avant de m'endormir, comme un livre un instant fermé et qui ne me quitterait plus jusqu'au soir, ce ne pouvait jamais être qu'à une pensée concernant Albertine que venait se raccorder pour moi toute sensation, qu'elle me vînt du dehors ou du dedans. On sonnait : c'est une lettre d'elle, c'est elle-même peut-être ! Si je me sentais bien portant, pas trop malheureux, je n'étais plus jaloux, je n'avais plus de griefs contre elle, j'aurais voulu vite la revoir, l'embrasser, passer gaiement toute ma vie avec elle. Lui télégraphier : « Venez vite » me semblait devenu une chose toute simple comme si mon humeur nouvelle avait changé non pas seulement mes dispositions, mais les choses hors de moi, les avait rendues plus faciles. Si j'étais d'humeur sombre, toutes mes colères contre elle renaissaient, je n'avais plus envie de l'embrasser, je sentais l'impossibilité d'être jamais heureux par elle, je ne voulais plus que lui faire du mal et l'empêcher d'appartenir aux autres. Mais de ces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallait qu'elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût me donner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmes difficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dans la satisfaction du désir moral était aussi naïve que l'entreprise d'atteindre l'horizon en marchant devant soi. Plus le désir avance, plus la possession véritable s'éloigne. De sorte que si le bonheur ou du moins l'absence de souffrances peut être trouvé, ce n'est pas la satisfaction mais la réduction progressive, l'extinction finale du désir qu'il faut chercher. On cherche à voir ce qu'on aime, on devrait chercher à ne pas le voir, l'oubli seul finit par amener l'extinction du désir. Et j'imagine que si un écrivain émettait des vérités de ce genre, il dédierait le livre qui les contiendrait à une femme dont il se plairait ainsi à se rapprocher, lui disant : « Ce livre est le tien. » Et ainsi, disant des vérités dans son livre, il mentirait dans sa dédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit à cette femme que comme à lui cette pierre qui vient d'elle et qui ne lui sera chère qu'autant qu'il aimera la femme. Les liens entre un être et nous n'existent que dans notre pensée. La mémoire en s'affaiblissant les relâche, et, malgré l'illusion dont nous voudrions être dupes et dont, par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L'homme est l'être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu'en soi, et, en disant le contraire, ment. Et j'aurais eu si peur, si on avait été capable de le faire, qu'on m'ôtât ce besoin d'elle, cet amour d'elle, que je me persuadais qu'il était précieux pour ma vie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance les noms des stations par où le train passait pour aller en Touraine m'eût semblé une diminution de soi-même (simplement au fond parce que cela eût prouvé qu'Albertine me devenait indifférente). Il était bien, me disais-je, qu'en me demandant sans cesse ce qu'elle pouvait faire, penser, vouloir, à chaque instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte de communication que l'amour avait pratiquée en moi, et sentisse la vie d'une autre submerger, par des écluses ouvertes, le réservoir qui n'aurait pas voulu redevenir stagnant. Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiété secondaire – l'attente d'un télégramme, d'un téléphonage de Saint-Loup – masqua la première, l'inquiétude du résultat, savoir si Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l'attente du télégramme me devenait si intolérable qu'il me semblait que, quel qu'il fût, l'arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose à laquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances. Mais, quand j'eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disait qu'il avait vu Mme Bontemps, mais, malgré toutes ses précautions, avait été vu par Albertine, que cela avait fait tout manquer, j'éclatai de fureur et de désespoir, car c'était là ce que j'avais voulu avant tout éviter. Connu d'Albertine, le voyage de Saint-Loup me donnait un air de tenir à elle qui ne pouvait que l'empêcher de revenir et dont l'horreur d'ailleurs était tout ce que j'avais gardé de la fierté que mon amour avait au temps de Gilberte et qu'il avait perdue. Je maudissais Robert, puis me dis que si ce moyen avait échoué, j'en prendrais un autre. Puisque l'homme peut agir sur le monde extérieur, comment en faisant jouer la ruse, l'intelligence, l'intérêt, l'affection, n'arriverais-je pas à supprimer cette chose atroce : l'absence d'Albertine ? On croit que selon son désir on changera autour de soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voit aucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus souvent et qui est favorable aussi : nous n'arrivons pas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. La situation que nous espérions changer parce qu'elle nous était insupportable, nous devient indifférente. Nous n'avons pas pu surmonter l'obstacle, comme nous le voulions absolument, mais la vie nous l'a fait tourner, dépasser, et c'est à peine alors si en nous retournant vers le lointain du passé nous pouvons l'apercevoir, tant il est devenu imperceptible. J'entendis à l'étage au-dessus du nôtre des airs de Manon joués par une voisine. J'appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moi, et je fus rempli d'un sentiment si profond que je me mis à pleurer. C'était :
Hélas, l'oiseau qui fuit ce qu'il croit l'esclavage,
Le plus souvent, la nuit
D'un vol désespéré revient battre au vitrage
et la mort de Manon :
Manon réponds-moi donc ! – Seul amour de mon âme,
Je n'ai su qu'aujourd'hui la bonté de ton coeur.
Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j'étais pour Albertine le seul amour de sa vie. Hélas, il est probable que si elle avait entendu en ce moment le même air, ce n'eût pas été moi qu'elle eût chéri sous le nom de Des Grieux, et, si elle en avait eu seulement l'idée, mon souvenir l'eût empêchée de s'attendrir en écoutant cette musique qui rentrait pourtant bien, quoique mieux écrite et plus fine, dans le genre de celle qu'elle aimait. Pour moi je n'eus pas le courage de m'abandonner à la douceur de penser qu'Albertine m'appelait « seul amour de mon âme » et avait reconnu qu'elle s'était méprise sur ce qu'elle « avait cru l'esclavage ». Je savais qu'on ne peut lire un roman sans donner à l'héroïne les traits de celle qu'on aime. Mais la fin du livre a beau être heureuse, notre amour n'a pas fait un pas de plus et, quand nous l'avons fermé, celle que nous aimons et qui est enfin venue à nous dans le roman, ne nous aime pas davantage dans la vie. Furieux, je télégraphiai à Saint-Loup de revenir au plus vite à Paris, pour éviter au moins l'apparence de mettre une insistance aggravante dans une démarche que j'aurais tant voulu cacher. Mais avant même qu'il fût revenu selon mes instructions, c'est d'Albertine elle-même que je reçus ce télégramme :
« Mon ami, vous avez envoyé votre ami Saint-Loup à ma tante, ce qui était insensé. Mon cher ami, si vous aviez besoin de moi, pourquoi ne pas m'avoir écrit directement ? J'aurais été trop heureuse de revenir ; ne recommencez plus ces démarches absurdes. » « J'aurais été trop heureuse de revenir ! » Si elle disait cela, c'est donc qu'elle regrettait d'être partie, qu'elle ne cherchait qu'un prétexte pour revenir. Donc je n'avais qu'à faire ce qu'elle me disait, à lui écrire que j'avais besoin d'elle, et elle reviendrait. J'allais donc la revoir, elle, l'Albertine de Balbec (car, depuis son départ, elle l'était redevenue pour moi. Comme un coquillage auquel on ne fait plus attention quand on l'a toujours sur sa commode, une fois qu'on s'en est séparé pour le donner ou l'ayant perdu et qu'on pense à lui, ce qu'on ne faisait plus, elle me rappelait toute la beauté joyeuse des montagnes bleues de la mer). Et ce n'est pas seulement elle qui était devenue un être d'imagination c'est-à-dire désirable, mais la vie avec elle qui était devenue une vie imaginaire c'est-à-dire affranchie de toutes difficultés, de sorte que je me disais : « Comme nous allons être heureux ! » Mais, du moment que j'avais l'assurance de ce retour, il ne fallait pas avoir l'air de le hâter, mais au contraire effacer le mauvais effet de la démarche de Saint-Loup que je pourrais toujours plus tard désavouer en disant qu'il avait agi de lui-même, parce qu'il avait toujours été partisan de ce mariage.
Cependant, je relisais sa lettre et j'étais tout de même déçu du peu qu'il y a d'une personne dans une lettre. Sans doute les caractères tracés expriment notre pensée, ce que font aussi nos traits ; c'est toujours en présence d'une pensée que nous nous trouvons. Mais tout de même, dans la personne, la pensée ne nous apparaît qu'après s'être diffusée dans cette corolle du visage épanouie comme un nymphéa. Cela la modifie tout de même beaucoup. Et c'est peut-être une des causes de nos perpétuelles déceptions en amour que ces perpétuelles déviations qui font qu'à l'attente de l'être idéal que nous aimons, chaque rendez-vous nous apporte une personne de chair qui tient déjà si peu de notre rêve. Et puis quand nous réclamons quelque chose de cette personne, nous recevons d'elle une lettre où même de la personne il reste très peu, comme dans les lettres de l'algèbre il ne reste plus la détermination des chiffres de l'arithmétique, lesquels déjà ne contiennent plus les qualités des fruits ou des fleurs additionnés. Et pourtant, amour, être aimé, ses lettres, c'est peut-être tout de même des traductions – si insatisfaisant qu'il soit de passer de l'un à l'autre – de la même réalité, puisque la lettre ne nous semble insuffisante qu'en la lisant, mais que nous suons mort et passion tant qu'elle n'arrive pas, et qu'elle suffit à calmer notre angoisse, sinon à remplir avec ses petits signes noirs notre désir qui sent qu'il n'y a là tout de même que l'équivalence d'une parole, d'un sourire, d'un baiser, non ces choses mêmes.
J'écrivis à Albertine :
« Mon amie, j'allais justement vous écrire et je vous remercie de me dire que si j'avais eu besoin de vous, vous seriez accourue ; c'est bien de votre part de comprendre d'une façon aussi élevée le dévouement à un ancien ami et mon estime pour vous ne peut qu'en être accrue. Mais non, je ne vous l'avais pas demandé et ne vous le demanderai pas ; nous revoir, au moins d'ici bien longtemps, ne vous serait peut-être pas pénible, jeune fille insensible. À moi, que vous avez cru parfois si indifférent, cela le serait beaucoup. La vie nous a séparés. Vous avez pris une décision que je crois très sage et que vous avez prise au moment voulu, avec un pressentiment merveilleux, car vous êtes partie le lendemain du jour où je venais de recevoir l'assentiment de ma mère de demander votre main. Je vous l'aurais dit à mon réveil, quand j'ai eu sa lettre (en même temps que la vôtre !). Peut-être auriez-vous eu peur de me faire de la peine en partant là-dessus. Et nous aurions peut-être lié nos vies pour ce qui aurait été pour nous, qui sait ? le malheur. Si cela avait dû être, soyez bénie pour votre sagesse. Nous en perdrions tout le fruit en nous revoyant. Ce n'est pas que ce ne serait pas pour moi une tentation. Mais je n'ai pas grand mérite à y résister. Vous savez l'être inconstant que je suis et comme j'oublie vite. Ainsi je ne suis pas bien à plaindre. Vous me l'avez dit souvent, je suis surtout un homme d'habitudes. Celles que je commence à prendre sans vous ne sont pas encore bien fortes. Évidemment, en ce moment, celles que j'avais avec vous et que votre départ a troublées sont encore les plus fortes. Elles ne le seront plus bien longtemps. Même, à cause de cela, j'avais pensé à profiter de ces quelques derniers jours où nous voir ne serait pas encore pour moi ce qu'il sera dans une quinzaine, plus tôt peut-être (pardonnez-moi ma franchise) un dérangement, – j'avais pensé à en profiter avant l'oubli final, pour régler avec vous de petites questions matérielles où vous auriez pu, bonne et charmante amie, rendre service à celui qui s'est cru cinq minutes votre fiancé. Comme je ne doutais pas de l'approbation de ma mère, comme d'autre part je désirais que nous ayons chacun toute cette liberté dont vous m'aviez trop gentiment et abondamment fait un sacrifice qui se pouvait admettre pour une vie en commun de quelques semaines, mais qui serait devenu aussi odieux à vous qu'à moi maintenant que nous devions passer toute notre vie ensemble (cela me fait presque de la peine en vous écrivant de penser que cela a failli être, qu'il s'en est fallu de quelques secondes), j'avais pensé à organiser notre existence de la façon la plus indépendante possible, et pour commencer j'avais voulu que vous eussiez ce yacht où vous auriez pu voyager pendant que, trop souffrant, je vous eusse attendue au port ; j'avais écrit à Elstir pour lui demander conseil, comme vous aimez son goût. Et pour la terre, j'avais voulu que vous eussiez votre automobile à vous, rien qu'à vous, dans laquelle vous sortiriez, voyageriez, à votre fantaisie. Le yacht était déjà presque prêt, il s'appelle, selon votre désir exprimé à Balbec, le Cygne. Et, me rappelant que vous préfériez à toutes les autres les voitures Rolls, j'en avais commandé une. Or, maintenant que nous ne nous verrons plus jamais, comme je n'espère pas de vous faire accepter le bateau ni la voiture (pour moi ils ne pourraient servir à rien) j'avais donc pensé – comme je les avais commandés à un intermédiaire mais en donnant votre nom – que vous pourriez peut-être en les décommandant, vous, m'éviter ce yacht et cette voiture inutiles. Mais pour cela et pour bien d'autres choses il aurait fallu causer. Or je trouve que tant que je serai susceptible de vous réaimer, ce qui ne durera plus longtemps, il serait fou, pour un bateau à voiles et une Rolls-Royce, de nous voir et de jouer le bonheur de votre vie, puisque vous estimez qu'il est de vivre loin de moi. Non, je préfère garder la Rolls et même le yacht. Et comme je ne me servirai pas d'eux et qu'ils ont chance de rester toujours, l'un au port désarmé, l'autre à l'écurie, je ferai graver sur le… du yacht (mon Dieu, je n'ose pas mettre un nom de pièce inexact et commettre une hérésie qui vous choquerait) ces vers de Mallarmé que vous aimiez :
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.
Vous vous rappelez, – c'est la poésie qui commence par : Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui. Hélas, aujourd'hui n'est plus ni vierge, ni beau. Mais ceux qui, comme moi, savent qu'ils en feront bien vite un « demain » supportable, ne sont guère supportables. Quant à la Rolls, elle eût mérité plutôt ces autres vers du même poète, que vous disiez ne pas pouvoir comprendre :
Tonnerre et rubis aux moyeux
Dis si je ne suis pas joyeux
De voir dans l'air que ce feu troue
Flamber les royaumes épars
Que mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars.
Adieu pour toujours, ma petite Albertine, et merci encore de la bonne promenade que nous fîmes ensemble la veille de notre séparation. J'en garde un bien bon souvenir.
P.-S. – Je ne réponds pas à ce que vous me dites de prétendues propositions que Saint-Loup (que je ne crois d'ailleurs nullement en Touraine) aurait faites à votre tante. C'est du Sherlock Holmes. Quelle idée vous faites-vous de moi ? »
Sans doute, de même que j'avais dit autrefois à Albertine : « Je ne vous aime pas », pour qu'elle m'aimât, « J'oublie quand je ne vois pas les gens » pour qu'elle me vît très souvent, « J'ai décidé de vous quitter » pour prévenir toute idée de séparation, maintenant c'était parce que je voulais absolument qu'elle revînt dans les huit jours que je lui disais : « Adieu pour toujours » ; c'est parce que je voulais la revoir que je lui disais : « Je trouverais dangereux de vous voir » ; c'est parce que vivre séparé d'elle me semblait pire que la mort que je lui écrivais : « Vous avez eu raison, nous serions malheureux ensemble. » Hélas, cette lettre feinte, en l'écrivant pour avoir l'air de ne pas tenir à elle (seule fierté qui restât de mon ancien amour pour Gilberte dans mon amour pour Albertine) et aussi pour la douceur de dire certaines choses qui ne pouvaient émouvoir que moi et non elle, j'aurais dû d'abord prévoir qu'il était possible qu'elle eût pour effet une réponse négative, c'est-à-dire consacrant ce que je disais ; qu'il était même probable que ce serait, car, Albertine eût-elle été moins intelligente qu'elle n'était, elle n'eût pas douté un instant que ce que je disais était faux. Sans s'arrêter aux intentions que j'énonçais dans cette lettre, le seul fait que je l'écrivisse, n'eût-il même pas succédé à la démarche de Saint-Loup, suffisait pour lui prouver que je désirais qu'elle revînt et pour lui conseiller de me laisser m'enferrer dans l'hameçon de plus en plus. Puis après avoir prévu la possibilité d'une réponse négative, j'aurais dû toujours prévoir que brusquement cette réponse me rendrait dans sa plus extrême vivacité mon amour pour Albertine. Et j'aurais dû, toujours avant d'envoyer ma lettre, me demander si, au cas où Albertine répondrait sur le même ton et ne voudrait pas revenir, je serais assez maître de ma douleur pour me forcer à rester silencieux, à ne pas lui télégraphier : « Revenez » ou lui envoyer quelque autre émissaire, ce qui, après lui avoir écrit que nous ne nous reverrions pas, était lui montrer avec la dernière évidence que je ne pouvais me passer d'elle, et aboutirait à ce qu'elle refusât plus énergiquement encore, à ce que, ne pouvant plus supporter mon angoisse, je partisse chez elle, qui sait ? peut-être sans même être reçu. Et sans doute c'eût été, après trois énormes maladresses, la pire de toutes, après laquelle il n'y avait plus qu'à me tuer devant sa maison. Mais la manière désastreuse dont est construit l'univers psychopathologique veut que l'acte maladroit, l'acte qu'il faudrait avant tout éviter, soit justement l'acte calmant, l'acte qui, ouvrant pour nous, jusqu'à ce que nous en sachions le résultat, de nouvelles perspectives d'espérance, nous débarrasse momentanément de la douleur intolérable que le refus a fait naître en nous. De sorte que quand la douleur est trop forte, nous nous précipitons dans la maladresse qui consiste à écrire, à faire prier par quelqu'un, à aller voir, à prouver qu'on ne peut se passer de celle qu'on aime.
Mais je ne prévis rien de tout cela. Le résultat de cette lettre me paraissait être au contraire de faire revenir Albertine au plus vite. Aussi, en pensant à ce résultat, avais-je eu une grande douceur à écrire la lettre. Mais en même temps je n'avais cessé en écrivant de pleurer ; d'abord un peu de la même manière que le jour où j'avais joué la fausse séparation, parce que ces mots me représentant l'idée qu'ils m'exprimaient quoiqu'ils tendissent à un but contraire (prononcés mensongèrement pour ne pas, par fierté, avouer que j'aimais), portaient en eux leur tristesse, mais aussi parce que je sentais que cette idée avait de la vérité. Le résultat de cette lettre me paraissant certain, je regrettai de l'avoir envoyée. Car en me représentant le retour en somme si aisé d'Albertine, brusquement toutes les raisons qui rendaient notre mariage une chose mauvaise pour moi revinrent avec toute leur force. J'espérais qu'elle refuserait de revenir. J'étais en train de calculer que ma liberté, tout l'avenir de ma vie étaient suspendus à son refus ; que j'avais fait une folie d'écrire ; que j'aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise, en me donnant aussi le journal qu'elle venait de monter, me la rapporta. Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devait l'affranchir. Mais aussitôt je changeai d'avis ; je souhaitais qu'Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vînt d'elle pour mettre fin à mon anxiété, et je voulus rendre la lettre à Françoise. J'ouvris le journal. Il annonçait la mort de la Berma. Alors je me souvins des deux façons différentes dont j'avais écouté Phèdre, et ce fut maintenant d'une troisième que je pensai à la scène de la déclaration. Il me semblait que ce que je m'étais si souvent récité à moi-même et que j'avais écouté au théâtre, c'était l'énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie. Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Ou bien, si nous vivons sans elles, c'est parce que nous remettons de jour en jour, par peur d'échouer, ou de souffrir, d'entrer en leur possession. C'est ce qui m'était arrivé pour Gilberte, quand j'avais cru renoncer à elle. Qu'avant le moment où nous sommes tout à fait détachés de ces choses, moment bien postérieur à celui où nous nous en croyons détachés par exemple que la jeune fille se fiance, nous sommes fous, nous ne pouvons plus supporter la vie qui nous paraissait si mélancoliquement calme. Ou bien, si la chose est en notre possession, nous croyons qu'elle nous est à charge, que nous nous en déferions volontiers ; c'est ce qui m'était arrivé pour Albertine. Mais que par un départ l'être indifférent nous soit retiré, et nous ne pouvons plus vivre. Or l'« argument » de Phèdre ne réunissait-il pas les deux cas ? Hippolyte va partir. Phèdre qui jusque-là a pris soin de s'offrir à son inimitié, par scrupule dit-elle ou plutôt lui fait dire le poète, plutôt parce qu'elle ne voit pas à quoi elle arriverait et qu'elle ne se sent pas aimée, Phèdre n'y tient plus. Elle vient lui avouer son amour, et c'est la scène que je m'étais si souvent récitée :
On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous.
Sans doute cette raison du départ d'Hippolyte est accessoire, peut-on penser, à côté de celle de la mort de Thésée. Et de même quand, quelques vers plus loin, Phèdre fait un instant semblant d'avoir été mal comprise :
… Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire,
on peut croire que c'est parce qu'Hippolyte a repoussé sa déclaration :
Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux ?
Mais il n'aurait pas eu cette indignation, que, devant le bonheur atteint, Phèdre aurait pu avoir le même sentiment qu'il valait peu de chose. Mais dès qu'elle voit qu'il n'est pas atteint, qu'Hippolyte croit avoir mal compris et s'excuse, alors, comme moi venant de rendre à Françoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elle veut pousser jusqu'au bout sa chance :
Ah ! cruel, tu m'as trop entendue.
Et il n'y a pas jusqu'aux duretés qu'on m'avait racontées de Swann envers Odette, ou de moi à l'égard d'Albertine, duretés qui substituent à l'amour antérieur un nouveau, fait de pitié, d'attendrissement, de besoin d'effusion et qui ne fait que varier le premier, qui ne se trouvent aussi dans cette scène :
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
La preuve que le soin de sa gloire n'est pas ce à quoi tient le plus Phèdre, c'est qu'elle pardonnerait à Hippolyte et s'arracherait aux conseils d'oenone, si elle n'apprenait à ce moment qu'Hippolyte aime Aricie. Tant la jalousie, qui en amour équivaut à la perte de tout bonheur, est plus sensible que la perte de la réputation. C'est alors qu'elle laisse oenone (qui n'est que le nom de la pire partie d'elle-même) calomnier Hippolyte sans se charger du soin de le défendre et envoie ainsi celui qui ne veut pas d'elle à un destin dont les calamités ne la consolent d'ailleurs nullement elle-même, puisque sa mort volontaire suit de près la mort d'Hippolyte. C'est du moins ainsi, en réduisant la part de tous les scrupules « jansénistes », comme eût dit Bergotte, que Racine a donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, que m'apparaissait cette scène, sorte de prophétie des épisodes amoureux de ma propre existence. Ces réflexions n'avaient d'ailleurs rien changé à ma détermination, et je tendis ma lettre à Françoise pour qu'elle la mît enfin à la poste, et avoir fait auprès d'Albertine cette tentative qui me paraissait indispensable depuis que j'avais appris qu'elle ne s'était pas effectuée. Et sans doute, nous avons tort de croire que l'accomplissement de notre désir soit peu de chose, puisque dès que nous croyons qu'il peut ne pas l'être, nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu'il ne valait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes bien sûrs de ne le manquer pas. Et pourtant on a raison aussi. Car si cet accomplissement, si le bonheur ne paraissent petits que par la certitude, cependant ils sont quelque chose d'instable d'où ne peuvent sortir que des chagrins. Et les chagrins seront d'autant plus forts que le désir aura été plus complètement accompli, plus impossibles à supporter que le bonheur aura été, contre la loi de nature, quelque temps prolongé, qu'il aura reçu la consécration de l'habitude. Dans un autre sens aussi, les deux tendances, dans l'espèce celle qui me faisait tenir à ce que ma lettre partît, et, quand je la croyais partie, à le regretter, ont l'une et l'autre en elles leur vérité. Pour la première, il est trop compréhensible que nous courions après notre bonheur – ou notre malheur – et qu'en même temps nous souhaitions de placer devant nous, par cette action nouvelle qui va commencer à dérouler ses conséquences, une attente qui ne nous laisse pas dans le désespoir absolu, en un mot que nous cherchions à faire passer par d'autres formes que nous nous imaginons devoir nous être moins cruelles le mal dont nous souffrons. Mais l'autre tendance n'est pas moins importante, car, née de la croyance au succès de notre entreprise, elle est tout simplement le commencement, le commencement anticipé de la désillusion que nous éprouverions bientôt en présence de la satisfaction du désir, le regret d'avoir fixé pour nous, aux dépens des autres qui se trouvent exclues, cette forme du bonheur. Je rendis la lettre à Françoise en lui disant d'aller vite la mettre à la poste. Dès que ma lettre fut partie, je conçus de nouveau le retour d'Albertine comme imminent. Il ne laissait pas de mettre dans ma pensée de gracieuses images qui neutralisaient bien un peu par leur douceur les dangers que je voyais à ce retour. La douceur, perdue depuis si longtemps, de l'avoir auprès de moi m'enivrait.
Le temps passe, et peu à peu tout ce qu'on disait par mensonge devient vrai, je l'avais trop expérimenté avec Gilberte ; l'indifférence que j'avais feinte quand je ne cessais de sangloter avait fini par se réaliser ; peu à peu la vie, comme je le disais à Gilberte en une formule mensongère et qui rétrospectivement était devenue vraie, la vie nous avait séparés. Je me le rappelais, je me disais : « Si Albertine laisse passer quelques mois, mes mensonges deviendront une vérité. Et maintenant que le plus dur est passé, ne serait-il pas à souhaiter qu'elle laissât passer ce mois ? Si elle revient, je renoncerai à la vie véritable que certes je ne suis pas en état de goûter encore, mais qui progressivement pourra commencer à présenter pour moi des charmes tandis que le souvenir d'Albertine ira en s'affaiblissant. »
Je ne dis pas que l'oubli ne commençait pas à faire son oeuvre. Mais un des effets de l'oubli était précisément de faire que beaucoup des aspects déplaisants d'Albertine, des heures ennuyeuses que je passais avec elle, ne se représentaient plus à ma mémoire, cessaient donc d'être des motifs à désirer qu'elle ne fût plus là comme je le souhaitais quand elle y était encore, de me donner d'elle une image sommaire, embellie de tout ce que j'avais éprouvé d'amour pour d'autres. Sous cette forme particulière, l'oubli, qui pourtant travaillait à m'habituer à la séparation, me faisait, en me montrant Albertine plus douce, souhaiter davantage son retour.
Depuis qu'Albertine était partie, bien souvent, quand il me semblait qu'on ne pouvait pas voir que j'avais pleuré, je sonnais Françoise et je lui disais : « Il faudra voir si mademoiselle Albertine n'a rien oublié. Pensez à faire sa chambre pour qu'elle soit bien en état quand elle viendra. » Ou simplement : « Justement, l'autre jour, mademoiselle Albertine me disait, tenez justement la veille de son départ… » Je voulais diminuer chez Françoise le détestable plaisir que lui causait le départ d'Albertine en lui faisant entrevoir qu'il serait court ; je voulais aussi montrer à Françoise que je ne craignais pas de parler de ce départ, le montrer – comme font certains généraux qui appellent des reculs forcés une retraite stratégique et conforme à un plan préparé – comme voulu, comme constituant un épisode dont je cachais momentanément la vraie signification, nullement comme la fin de mon amitié avec Albertine. En la nommant sans cesse, je voulais enfin faire rentrer, comme un peu d'air, quelque chose d'elle dans cette chambre où son départ avait fait le vide et où je ne respirais plus. Puis on cherche à diminuer les proportions de sa douleur en la faisant entrer dans le langage parlé entre la commande d'un costume et des ordres pour le dîner.
En faisant la chambre d'Albertine, Françoise, curieuse, ouvrit le tiroir d'une petite table en bois de rose où mon amie mettait les objets intimes qu'elle ne gardait pas pour dormir. « Oh ! Monsieur, mademoiselle Albertine a oublié de prendre ses bagues, elles sont restées dans le tiroir. » Mon premier mouvement fut de dire : « Il faut les lui renvoyer. » Mais cela avait l'air de ne pas être certain qu'elle reviendrait. « Bien », répondis-je après un instant de silence, « cela ne vaut guère la peine pour le peu de temps qu'elle doit être absente. Donnez-les-moi, je verrai. » Françoise me les remit avec une certaine méfiance. Elle détestait Albertine, mais, me jugeant d'après elle-même, elle se figurait qu'on ne pouvait me remettre une lettre écrite par mon amie sans craindre que je l'ouvrisse. Je pris les bagues. « Que Monsieur y fasse attention de ne pas les perdre, dit Françoise, on peut dire qu'elles sont belles ! Je ne sais pas qui les lui a données, si c'est Monsieur ou un autre, mais je sais bien que c'est quelqu'un de riche et qui a du goût ! – Ce n'est pas moi, répondis-je à Françoise, et d'ailleurs ce n'est pas de la même personne que viennent les deux, l'une lui a été donnée par sa tante et elle a acheté l'autre. – Pas de la même personne ! s'écria Françoise, Monsieur veut rire, elles sont pareilles, sauf le rubis qu'on a ajouté sur l'une, il y a le même aigle sur les deux, les mêmes initiales à l'intérieur. » Je ne sais pas si Françoise sentait le mal qu'elle me faisait, mais elle commença à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres. « Comment, le même aigle ? Vous êtes folle. Sur celle qui n'a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l'autre c'est une espèce de tête d'homme qui est ciselée. – Une tête d'homme ? Où Monsieur a vu ça ? Rien qu'avec mes lorgnons j'ai tout de suite vu que c'était une des ailes de l'aigle ; que Monsieur prenne sa loupe, il verra l'autre aile sur l'autre côté, la tête et le bec au milieu. On voit chaque plume. Ah ! c'est un beau travail. » L'anxieux besoin de savoir si Albertine m'avait menti me fit oublier que j'aurais dû garder quelque dignité envers Françoise et lui refuser le plaisir méchant qu'elle avait sinon à me torturer, du moins à nuire à mon amie. Je haletais tandis que Françoise allait chercher ma loupe, je la pris, je demandai à Françoise de me montrer l'aigle sur la bague au rubis, elle n'eut pas de peine à me faire reconnaître les ailes, stylisées de la même façon que dans l'autre bague, le relief de chaque plume, la tête. Elle me fit remarquer aussi des inscriptions semblables, auxquelles, il est vrai, d'autres étaient jointes dans la bague au rubis. Et à l'intérieur des deux le chiffre d'Albertine. « Mais cela m'étonne que Monsieur ait eu besoin de tout cela pour voir que c'était la même bague, me dit Françoise. Même sans les regarder de près, on sent bien la même façon, la même manière de plisser l'or, la même forme. Rien qu'à les apercevoir j'aurais juré qu'elles venaient du même endroit. Ça se reconnaît comme la cuisine d'une bonne cuisinière. » Et en effet, à sa curiosité de domestique attisée par la haine et habituée à noter des détails avec une effrayante précision, s'était joint, pour l'aider dans cette expertise, ce goût qu'elle avait, ce même goût, en effet, qu'elle montrait dans la cuisine et qu'avivait peut-être, comme je m'en étais aperçu en partant pour Balbec dans sa manière de s'habiller, sa coquetterie de femme qui a été jolie, qui a regardé les bijoux et les toilettes des autres. Je me serais trompé de boîte de médicament et, au lieu de prendre quelques cachets de véronal un jour où je sentais que j'avais bu trop de tasses de thé, j'aurais pris autant de cachets de caféine, que mon coeur n'eût pas pu battre plus violemment. Je demandai à Françoise de sortir de la chambre. J'aurais voulu voir Albertine immédiatement. À l'horreur de son mensonge, à la jalousie pour l'inconnu, s'ajoutait la douleur qu'elle se fût laissé ainsi faire des cadeaux. Je lui en faisais plus, il est vrai, mais une femme que nous entretenons ne nous semble pas une femme entretenue tant que nous ne savons pas qu'elle l'est par d'autres. Et pourtant puisque je n'avais cessé de dépenser pour elle tant d'argent, je l'avais prise malgré cette bassesse morale ; cette bassesse je l'avais maintenue en elle, je l'avais peut-être accrue, peut-être créée. Puis comme nous avons le don d'inventer des contes pour bercer notre douleur, comme nous arrivons, quand nous mourons de faim, à nous persuader qu'un inconnu va nous laisser une fortune de cent millions, j'imaginai Albertine dans mes bras, m'expliquant d'un mot que c'était à cause de la ressemblance de la fabrication qu'elle avait acheté l'autre bague, que c'était elle qui y avait fait mettre ses initiales. Mais cette explication était encore fragile, elle n'avait pas encore eu le temps d'enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, et ma douleur ne pouvait être si vite apaisée. Et je songeais que tant d'hommes qui disent aux autres que leur maîtresse est bien gentille souffrent de pareilles tortures. C'est ainsi qu'ils mentent aux autres et à eux-mêmes. Ils ne mentent pas tout à fait ; ils ont avec cette femme des heures vraiment douces ; mais tout ce que cette gentillesse qu'elles ont pour eux devant leurs amis et qui leur permet de se glorifier, et tout ce que cette gentillesse qu'elles ont seules avec leurs amants et qui leur permet de les bénir, recouvrent d'heures inconnues où l'amant a souffert, douté, fait partout d'inutiles recherches pour savoir la vérité ! C'est à de telles souffrances qu'est liée la douceur d'aimer, de s'enchanter des propos les plus insignifiants d'une femme, qu'on sait insignifiants, mais qu'on parfume de son odeur. En ce moment, je ne pouvais plus me délecter à respirer par le souvenir celle d'Albertine. Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cet aigle impitoyable dont le bec me tenaillait le coeur, dont les ailes aux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardais dans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri ne pouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesse relativement à cet inconnu dont l'aigle symbolisait sans doute le nom sans pourtant me le laisser lire, qu'elle avait aimé sans doute autrefois, et qu'elle avait revu sans doute il n'y avait pas longtemps, puisque c'est le jour si doux, si familial, de la promenade ensemble au Bois, que j'avais vu pour la première fois la seconde bague, celle où l'aigle avait l'air de tremper son bec dans la nappe de sang clair du rubis.
Du reste si du matin au soir je ne cessais de souffrir du départ d'Albertine, cela ne signifiait pas que je ne pensais qu'à elle. D'une part, son charme ayant depuis longtemps gagné de proche en proche des objets qui finissaient par en être très éloignés, mais n'étaient pas moins électrisés par la même émotion qu'elle me donnait, si quelque chose me faisait penser à Incarville, ou aux Verdurin, ou à un nouveau rôle de Léa, un flux de souffrance venait me frapper. D'autre part, moi-même, ce que j'appelais penser à Albertine, c'était penser aux moyens de la faire revenir, de la rejoindre, de savoir ce qu'elle faisait. De sorte que si pendant ces heures de martyre incessant, un graphique avait pu représenter les images qui accompagnaient ma souffrance, on eût aperçu celles de la gare d'Orsay, des billets de banque offerts à Mme Bontemps, de Saint-Loup penché sur le pupitre incliné d'un bureau de télégraphe où il remplissait une formule de dépêche pour moi, jamais l'image d'Albertine. De même que dans tout le cours de notre vie notre égoïsme voit tout le temps devant lui les buts précieux pour notre moi, mais ne regarde jamais ce Je lui-même qui ne cesse de les considérer, de même le désir qui dirige nos actes descend vers eux, mais ne remonte pas à soi, soit que, trop utilitaire, il se précipite dans l'action et dédaigne la connaissance, soit recherche de l'avenir pour corriger les déceptions du présent, soit que la paresse de l'esprit le pousse à glisser sur la pente aisée de l'imagination plutôt qu'à remonter la pente abrupte de l'introspection. En réalité, dans ces heures de crise où nous jouerions toute notre vie, au fur et à mesure que l'être dont elle dépend révèle mieux l'immensité de la place qu'il occupe pour nous, en ne laissant rien dans le monde qui ne soit bouleversé par lui, proportionnellement l'image de cet être décroît jusqu'à ne plus être perceptible. En toutes choses nous trouvons l'effet de sa présence par l'émotion que nous ressentons ; lui-même, la cause, nous ne le trouvons nulle part. Je fus pendant ces jours-là si incapable de me représenter Albertine que j'aurais presque pu croire que je ne l'aimais pas, comme ma mère, dans les moments de désespoir où elle fut incapable de se représenter jamais ma grand-mère (sauf une fois dans la rencontre fortuite d'un rêve dont elle sentit tellement le prix, quoique endormie, qu'elle s'efforça, avec ce qui lui restait de forces dans le sommeil, de le faire durer), aurait pu s'accuser et s'accusait en effet de ne pas regretter sa mère dont la mort la tuait, mais dont les traits se dérobaient à son souvenir.
Pourquoi eussé-je cru qu'Albertine n'aimait pas les femmes ? Parce qu'elle avait dit, surtout les derniers temps, ne pas les aimer ; mais notre vie ne reposait-elle pas sur un perpétuel mensonge ? Jamais elle ne m'avait dit une fois : « Pourquoi est-ce que je ne peux pas sortir librement ? pourquoi demandez-vous aux autres ce que je fais ? » Mais c'était en effet une vie trop singulière pour qu'elle ne me l'eût pas demandé si elle n'avait pas compris pourquoi. Et à mon silence sur les causes de sa claustration n'était-il pas compréhensible que correspondît de sa part un même et constant silence sur ses perpétuels désirs, ses souvenirs innombrables, ses innombrables désirs et espérances ? Françoise avait l'air de savoir que je mentais quand je faisais allusion au prochain retour d'Albertine. Et sa croyance semblait fondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait d'habitude notre domestique, que les maîtres n'aiment pas à être humiliés vis-à-vis de leurs serviteurs et ne leur font connaître de la réalité que ce qui ne s'écarte pas trop d'une fiction flatteuse, propre à entretenir le respect. Cette fois-ci, la croyance de Françoise avait l'air fondée sur autre chose, comme si elle eût elle-même éveillé, entretenu la méfiance dans l'esprit d'Albertine, surexcité sa colère, bref l'eût poussée au point où elle aurait pu prédire comme inévitable son départ. Si c'était vrai, ma version d'un départ momentané, connu et approuvé par moi, n'avait pu rencontrer qu'incrédulité chez Françoise. Mais l'idée qu'elle se faisait de la nature intéressée d'Albertine, l'exagération avec laquelle, dans sa haine, elle grossissait le « profit » qu'Albertine était censée tirer de moi, pouvaient dans une certaine mesure faire échec à sa certitude. Aussi quand devant elle je faisais allusion, comme à une chose toute naturelle, au retour prochain d'Albertine, Françoise regardait-elle ma figure (de la même façon que, quand le maître d'hôtel pour l'ennuyer lui lisait, en changeant les mots, une nouvelle politique qu'elle hésitait à croire, par exemple la fermeture des églises et la déportation des curés, Françoise, même du bout de la cuisine et sans pouvoir lire, regardait instinctivement et avidement le journal), comme si elle eût pu voir si c'était vraiment écrit, si je n'inventais pas.
Mais quand elle vit qu'après avoir écrit une longue lettre je cherchais l'adresse exacte de Mme Bontemps, cet effroi jusque-là si vague qu'Albertine revînt, grandit chez elle. Il se doubla d'une véritable consternation quand le lendemain matin, Françoise dut me remettre dans mon courrier une lettre sur l'enveloppe de laquelle elle avait reconnu l'écriture d'Albertine. Elle se demandait si le départ d'Albertine n'avait pas été une simple comédie, supposition qui la désolait doublement, comme assurant définitivement pour l'avenir la vie d'Albertine à la maison et comme constituant pour moi, en tant que j'étais le maître de Françoise, c'est-à-dire, pour elle-même, l'humiliation d'avoir été joué par Albertine. Quelque impatience que j'eusse de lire la lettre de celle-ci, je ne pus m'empêcher de considérer un instant les yeux de Françoise d'où tous les espoirs s'étaient enfuis, en induisant de ce présage l'imminence du retour d'Albertine, comme un amateur de sports d'hiver conclut avec joie que les froids sont proches en voyant le départ des hirondelles. Enfin Françoise partit et quand je me fus assuré qu'elle avait refermé la porte, j'ouvris sans bruit pour n'avoir pas l'air anxieux, la lettre que voici :
« Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous me dites, je suis à vos ordres pour décommander la Rolls si vous croyez que j'y puisse quelque chose et je le crois. Vous n'avez qu'à m'écrire le nom de votre intermédiaire. Vous vous laisseriez monter le coup par ces gens qui ne cherchent qu'une chose, c'est à vendre ; et que feriez-vous d'une auto, vous qui ne sortez jamais ? Je suis très touchée que vous ayez gardé un bon souvenir de notre dernière promenade. Croyez que de mon côté je n'oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire (puisque la nuit venait et que nous allions nous quitter) et qu'elle ne s'effacera de mon esprit qu'avec la nuit complète. »
Je sentis bien que cette dernière phrase n'était qu'une phrase et qu'Albertine n'avait pas pu garder pour jusqu'à sa mort un si doux souvenir de cette promenade où elle n'avait certainement eu aucun plaisir puisqu'elle était impatiente de me quitter. Mais j'admirai aussi comme la cycliste, la golfeuse de Balbec, qui n'avait rien lu qu'Esther avant de me connaître, était douée et combien j'avais eu raison de trouver qu'elle s'était chez moi enrichie de qualités nouvelles qui la faisaient différente et plus complète. Et ainsi, la phrase que je lui avais dite à Balbec : « Je crois que mon amitié vous serait précieuse, que je suis justement la personne qui pourrait vous apporter ce qui vous manque » (je lui avais mis comme dédicace sur une photographie : « Avec la certitude d'être providentiel ») cette phrase que je disais sans y croire et uniquement pour lui faire trouver bénéfice à me voir et passer sur l'ennui qu'elle y pouvait trouver, cette phrase se trouvait elle aussi avoir été vraie ; comme en somme, quand je lui avais dit que je ne voulais pas la voir par peur de l'aimer. J'avais dit cela parce qu'au contraire je savais que dans la fréquentation constante mon amour s'amortissait et que la séparation l'exaltait ; mais en réalité la fréquentation constante avait fait naître un besoin d'elle infiniment plus fort que l'amour des premiers temps de Balbec de sorte que cette phrase là aussi s'était trouvée vraie.
Mais en somme la lettre d'Albertine n'avançait en rien les choses. Elle ne me parlait que d'écrire à l'intermédiaire. Il fallait sortir de cette situation, brusquer les choses, et j'eus l'idée suivante. Je fis immédiatement porter à Andrée une lettre où je lui disais qu'Albertine était chez sa tante, que je me sentais bien seul, qu'elle me ferait un immense plaisir en venant s'installer chez moi pour quelques jours et que comme je ne voulais faire aucune cachotterie, je la priais d'en avertir Albertine. Et en même temps j'écrivis à Albertine comme si je n'avais pas encore reçu sa lettre :
« Mon amie, pardonnez-moi ce que vous comprendrez si bien, je déteste tant les cachotteries que j'ai voulu que vous fussiez avertie par elle et par moi. J'ai, à vous avoir si doucement chez moi, la mauvaise habitude de ne pas être seul. Puisque nous avons décidé que vous ne reviendriez pas, j'ai pensé que la personne qui vous remplacerait le mieux, parce que c'est celle qui me changerait le moins, qui vous rappellerait le plus, c'était Andrée, et je lui ai demandé de venir. Pour que tout cela n'eût pas l'air trop brusque, je ne lui ai parlé que de quelques jours, mais entre nous je pense bien que cette fois-ci c'est une chose de toujours. Ne croyez-vous pas que j'aie raison ? Vous savez que votre petit groupe de jeunes filles de Balbec a toujours été la cellule sociale qui a exercé sur moi le plus grand prestige, auquel j'ai été le plus heureux d'être un jour agrégé. Sans doute c'est ce prestige qui se fait encore sentir. Puisque la fatalité de nos caractères et la malchance de la vie a voulu que ma petite Albertine ne pût pas être ma femme, je crois que j'aurai tout de même une femme – moins charmante qu'elle, mais à qui des conformités plus grandes de nature permettront peut-être d'être plus heureuse avec moi – dans Andrée. »
Mais après avoir fait partir cette lettre, le soupçon me vint tout à coup que, quand Albertine m'avait écrit : « J'aurais été trop heureuse de revenir si vous me l'aviez écrit directement », elle ne me l'avait dit que parce que je ne le lui avais pas écrit directement et que, si je l'avais fait, elle ne serait pas revenue tout de même, qu'elle serait contente de savoir Andrée chez moi, puis ma femme, pourvu qu'elle, Albertine, fût libre, parce qu'elle pouvait maintenant, depuis déjà huit jours, détruisant les précautions de chaque heure que j'avais prises pendant plus de six mois à Paris, se livrer à ses vices, et faire ce que minute par minute j'avais empêché. Je me disais que probablement elle usait mal, là-bas, de sa liberté, et sans doute cette idée que je formais me semblait triste mais restait générale, ne me montrant rien de particulier, et, par le nombre indéfini des amantes possibles qu'elle me faisait supposer, ne me laissant m'arrêter à aucune, entraînait mon esprit dans une sorte de mouvement perpétuel non exempt de douleur, mais d'une douleur qui par le défaut d'image concrète était supportable. Mais elle cessa de le demeurer et devint atroce quand Saint-Loup arriva. Mais avant de dire pourquoi les paroles qu'il me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident qui se place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla ensuite tellement qu'il affaiblit, sinon l'impression pénible que me produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique de cette conversation. Cet incident consista en ceci. Brûlant d'impatience de voir Saint-Loup, je l'attendais (ce que je n'aurais pu faire si ma mère avait été là, car c'est ce qu'elle détestait le plus au monde après « parler par la fenêtre ») sur l'escalier quand j'entendis les paroles suivantes : « Comment ! vous ne savez pas faire renvoyer quelqu'un qui vous déplaît ? Ce n'est pas difficile. Vous n'avez, par exemple, qu'à cacher les choses qu'il faut qu'il apporte ; alors, au moment où ses patrons sont pressés, l'appellent, il ne trouve rien, il perd la tête ; ma tante vous dira, furieuse après lui : “Mais qu'est-ce qu'il fait ?” Quand il arrivera, en retard, tout le monde sera en fureur et il n'aura pas ce qu'il faut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu'il sera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette ce qu'il doit apporter de propre, et mille autres trucs comme cela. » Je restais muet de stupéfaction, car ces paroles machiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix de Saint-Loup. Or je l'avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait l'effet comme s'il récitait un rôle de Satan ; mais ce ne pouvait être en son nom qu'il parlait. « Mais il faut bien que chacun gagne sa vie », dit son interlocuteur que j'aperçus alors et qui était un des valets de pied de la duchesse de Guermantes. « Qu'est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien ? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus le plaisir d'avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverser des encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un grand dîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos, qu'il finisse par préférer s'en aller. Du reste, moi je pousserai à la roue, je dirai à ma tante que j'admire votre patience de servir avec un lourdaud pareil et aussi mal tenu. » Je me montrai, Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais de l'entendre tellement différent de ce que je le connaissais. Et je me demandais si quelqu'un qui était capable d'agir aussi cruellement envers un malheureux n'avait pas joué le rôle d'un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps. Cette réflexion servit surtout à ne pas me faire considérer son insuccès comme une preuve que je ne pouvais pas réussir, une fois qu'il m'eut quitté. Mais pendant qu'il fut auprès de moi, c'était pourtant au Saint-Loup d'autrefois, et surtout à l'ami qui venait de quitter Mme Bontemps, que je pensais. Il me dit d'abord : « Tu n'es pas content de moi, je l'ai vu par tes dépêches, mais tu n'es pas juste, j'ai fait tout ce que j'ai pu. Tu trouves que j'aurais dû te téléphoner davantage, mais on disait toujours que tu n'étais pas libre. » Mais où ma souffrance devint insupportable, ce fut quand il me dit : « Pour commencer par où ma dernière dépêche t'a laissé, après avoir passé par une espèce de hangar, j'entrai dans la maison, et au bout d'un long couloir on me fit entrer dans un salon. » À ces mots de hangar, de couloir, de salon, et avant même qu'ils eussent fini d'être prononcés, mon coeur fut bouleversé avec plus de rapidité que n'eût mis un courant électrique, car la force qui fait le plus de fois le tour de la terre en une seconde, ce n'est pas l'électricité, c'est la douleur. Comme je les répétai, renouvelant le choc à plaisir, ces mots de hangar, de couloir, de salon, quand Saint-Loup fut parti ! Dans un hangar, on peut se cacher avec une amie. Et dans ce salon, qui sait ce qu'Albertine faisait quand sa tante n'était pas là ? Eh quoi ? Je m'étais donc représenté la maison où habitait Albertine comme ne pouvant posséder ni hangar, ni salon ? Non, je ne me l'étais pas représentée du tout, ou comme un lieu vague. J'avais souffert une première fois quand s'était individualisé géographiquement le lieu où elle était, quand j'avais appris qu'au lieu d'être dans deux ou trois endroits possibles, elle était en Touraine ; ces mots de sa concierge avaient marqué dans mon coeur comme sur une carte la place où il fallait enfin souffrir. Mais une fois habitué à cette idée qu'elle était dans une maison de Touraine, je n'avais pas vu la maison ; jamais ne m'était venue à l'imagination cette affreuse idée de salon, de hangar, de couloir, qui me semblaient maintenant, face à moi sur la rétine de Saint-Loup qui les avait vues, ces pièces dans lesquelles Albertine allait, passait, vivait, ces pièces-là en particulier et non une infinité de pièces possibles qui s'étaient détruites l'une l'autre. Avec les mots de hangar, de couloir, de salon, ma folie m'apparut d'avoir laissé Albertine huit jours dans ce lieu maudit dont l'existence (et non la simple possibilité) venait de m'être révélée. Hélas ! quand Saint-Loup me dit aussi que dans ce salon il avait entendu chanter à tue-tête d'une chambre voisine et que c'était Albertine qui chantait, je compris avec désespoir que, débarrassée enfin de moi, elle était heureuse ! Elle avait reconquis sa liberté. Et moi qui pensais qu'elle allait venir prendre la place d'Andrée ! Ma douleur se changea en colère contre Saint-Loup. « C'est tout ce que je t'avais demandé d'éviter, qu'elle sût que tu venais. – Si tu crois que c'était facile ! On m'avait assuré qu'elle n'était pas là. Oh ! je sais bien que tu n'es pas content de moi, je l'ai bien senti dans tes dépêches. Mais tu n'es pas juste, j'ai fait ce que j'ai pu. » Lâchée de nouveau, ayant quitté la cage d'où, chez moi, je restais des jours entiers sans la faire venir dans ma chambre, elle avait repris pour moi toute sa valeur, elle était redevenue celle que tout le monde suivait, l'oiseau merveilleux des premiers jours. « Enfin résumons-nous. Pour la question argent, je ne sais que te dire, j'ai parlé à une femme qui m'a paru si délicate que je craignais de la froisser. Or, elle n'a pas fait ouf quand j'ai parlé de l'argent. Même, un peu plus tard, elle m'a dit qu'elle était touchée de voir que nous nous comprenions si bien. Pourtant tout ce qu'elle a dit ensuite était si délicat, si élevé, qu'il me semblait impossible qu'elle eût dit pour l'argent que je lui offrais : “Nous nous comprenons si bien”, car au fond j'agissais en mufle. – Mais peut-être n'a-t-elle pas compris, elle n'a peut-être pas entendu, tu aurais dû le lui répéter, car c'est cela sûrement qui aurait fait tout réussir. – Mais comment veux-tu qu'elle n'ait pas entendu ? Je le lui ai dit comme je te parle là, elle n'est ni sourde, ni folle. – Et elle n'a fait aucune réflexion ? – Aucune. – Tu aurais dû lui redire une fois. – Comment voulais-tu que je lui redise ? Dès qu'en entrant j'eus vu l'air qu'elle avait, je me suis dit que tu t'étais trompé, que tu me faisais faire une immense gaffe, et c'était terriblement difficile de lui offrir cet argent ainsi. Je l'ai fait pourtant pour t'obéir, persuadé qu'elle allait me faire mettre dehors. – Mais elle ne l'a pas fait. Donc, ou elle n'avait pas entendu et il fallait recommencer, ou vous pouviez continuer sur ce sujet. – Tu dis : “Elle n'avait pas entendu” parce que tu es ici, mais je te répète, si tu avais assisté à notre conversation, il n'y avait aucun bruit, je l'ai dit brutalement, il n'est pas possible qu'elle n'ait pas compris. – Mais enfin elle est bien persuadée que j'ai toujours voulu épouser sa nièce ? – Non, ça, si tu veux mon avis, elle ne croyait pas que tu eusses du tout l'intention d'épouser. Elle m'a dit que tu avais dit toi-même à sa nièce que tu voulais la quitter. Je ne sais même pas si maintenant elle est bien persuadée que tu veuilles épouser. » Ceci me rassurait un peu en me montrant que j'étais moins humilié, donc plus capable d'être encore aimé, plus libre de faire une démarche décisive. Pourtant j'étais tourmenté. « Je suis ennuyé parce que je vois que tu n'es pas content. – Si, je suis touché, reconnaissant de ta gentillesse, mais il me semble que tu aurais pu… – J'ai fait de mon mieux. Un autre n'eût pu faire davantage ni même autant. Essaie d'un autre. – Mais non justement, si j'avais su je ne t'aurais pas envoyé, mais ta démarche avortée m'empêche d'en faire une autre. » Je lui faisais des reproches : il avait cherché à me rendre service et n'avait pas réussi. Saint-Loup en s'en allant avait croisé des jeunes filles qui entraient. J'avais déjà fait souvent la supposition qu'elle connaissait des jeunes filles dans le pays, c'est la première fois que j'en ressentais la torture. Il faut vraiment croire que la nature a donné à notre esprit de sécréter un contrepoison naturel qui annihile les suppositions que nous faisons à la fois sans trêve et sans danger ; mais rien ne m'immunisait contre ces jeunes filles que Saint-Loup avait rencontrées. Mais tous ces détails, n'était-ce pas justement ce que j'avais cherché à obtenir de chacun sur Albertine, n'était-ce pas moi qui, pour les connaître plus précisément, avais demandé à Saint-Loup, rappelé par son colonel, de passer coûte que coûte chez moi, n'était-ce donc pas moi qui les avais souhaités, moi, ou plutôt ma douleur affamée, avide de croître et de se nourrir d'eux ? Enfin Saint-Loup m'avait dit avoir eu la bonne surprise de rencontrer tout près de là, seule figure de connaissance et qui lui avait rappelé le passé, une ancienne amie de Rachel, une jolie actrice qui villégiaturait dans le voisinage. Et le nom de de cette actrice suffit pour que je me dise : « C'est peut-être avec celle-là » ; cela suffisait pour que je visse, dans les bras mêmes d'une femme que je ne connaissais pas, Albertine souriante et rouge de plaisir. Et au fond, pourquoi cela n'eût-il pas été ? M'étais-je fait faute de penser à des femmes depuis que je connaissais Albertine ? Le soir où j'avais été pour la première fois chez la princesse de Guermantes, quand j'étais rentré, n'était-ce pas beaucoup moins en pensant à cette dernière qu'à la jeune fille dont Saint-Loup m'avait parlé et qui allait dans les maisons de passe, et à la femme de chambre de Mme Putbus ? N'est-ce pas pour cette dernière que j'étais retourné à Balbec ? Plus récemment, j'avais bien eu envie d'aller à Venise, pourquoi Albertine n'eût-elle pas eu envie d'aller en Touraine ? Seulement, au fond, je m'en apercevais maintenant, je ne l'aurais pas quittée, je ne serais pas allé à Venise. Même au fond de moi-même, tout en me disant : « Je la quitterai bientôt », je savais que je ne la quitterais plus, tout aussi bien que je savais que je ne me mettrais plus à travailler, ni à vivre d'une vie hygiénique, enfin tout ce que chaque jour je me promettais pour le lendemain. Seulement, quoi que je crusse au fond, j'avais trouvé plus habile de la laisser vivre sous la menace d'une perpétuelle séparation. Et sans doute, grâce à ma détestable habileté, je l'avais trop bien convaincue. En tout cas, maintenant cela ne pouvait pas durer ainsi, je ne pouvais pas la laisser en Touraine avec ces jeunes filles, avec cette actrice ; je ne pouvais supporter la pensée de cette vie qui m'échappait. J'attendrais sa réponse à ma lettre : si elle faisait le mal, hélas ! un jour de plus ou de moins ne faisait rien (et peut-être je me le disais parce que, n'ayant plus l'habitude de me faire rendre compte de chacune de ses minutes, dont une seule où elle eût été libre m'eût affolé, ma jalousie n'avait plus la même division du temps). Mais aussitôt sa réponse reçue, si elle ne revenait pas j'irais la chercher ; de gré ou de force je l'arracherais à ses amies. D'ailleurs ne valait-il pas mieux que j'y allasse moi-même, maintenant que j'avais découvert la méchanceté, jusqu'ici insoupçonnée de moi, de Saint-Loup ? Qui sait s'il n'avait pas organisé tout un complot pour me séparer d'Albertine ? Est-ce parce que j'avais changé, est-ce parce que je n'avais pu supposer alors que des causes naturelles m'amèneraient un jour à cette situation exceptionnelle, mais comme j'aurais menti maintenant si je lui avais écrit, comme je le lui disais à Paris, que je souhaitais qu'il ne lui arrivât aucun accident ! Ah ! s'il lui en était arrivé un, ma vie, au lieu d'être à jamais empoisonnée par cette jalousie incessante, eût aussitôt retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance.
La suppression de la souffrance ? Ai-je pu vraiment le croire, croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe et laisser le reste en état, qu'elle enlève la douleur dans le coeur de celui pour qui l'existence de l'autre n'est plus qu'une cause de douleurs, qu'elle enlève la douleur et n'y met rien à la place ? La suppression de la douleur ! Parcourant les faits divers des journaux, je regrettais de ne pas avoir le courage de former le même souhait que Swann. Si Albertine avait pu être victime d'un accident, vivante j'aurais eu un prétexte pour courir auprès d'elle, morte j'eusse retrouvé, comme disait Swann, la liberté de vivre. Je le croyais ? Il l'avait cru, cet homme si fin et qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu'on a dans le coeur ! Comme, un peu plus tard, s'il avait été encore vivant, j'aurais pu lui apprendre que son souhait autant que criminel, était absurde, que la mort de celle qu'il aimait ne l'eût délivré de rien !
Je laissai toute fierté vis-à-vis d'Albertine, je lui envoyai un télégramme désespéré lui demandant de revenir à n'importe quelles conditions, qu'elle ferait tout ce qu'elle voudrait, que je demandais seulement à l'embrasser une minute trois fois par semaine avant qu'elle se couche. Et elle eût dit : « Une fois seulement », que j'eusse accepté une fois. Elle ne revint jamais. Mon télégramme venait de partir que j'en reçus un. Il était de Mme Bontemps. Le monde n'est pas créé une fois pour toutes pour chacun de nous. Il s'y ajoute au cours de la vie des choses que nous ne soupçonnions pas. Ah ! ce ne fut pas la suppression de la souffrance que produisirent en moi les deux premières lignes du télégramme : « Mon pauvre ami, notre petite Albertine n'est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l'aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n'ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à sa place ! » Non, pas la suppression de la souffrance, mais une souffrance inconnue, celle d'apprendre qu'elle ne reviendrait pas. Mais ne m'étais-je pas dit plusieurs fois qu'elle ne reviendrait peut-être pas ? Je me l'étais dit, en effet, mais je m'apercevais maintenant que pas un instant je ne l'avais cru. Comme j'avais besoin de sa présence, de ses baisers pour supporter le mal que me faisaient mes soupçons, j'avais pris depuis Balbec l'habitude d'être toujours avec elle. Même quand elle était sortie, quand j'étais seul, je l'embrassais encore. J'avais continué depuis qu'elle était en Touraine. J'avais moins besoin de sa fidélité que de son retour. Et si ma raison pouvait impunément le mettre quelquefois en doute, mon imagination ne cessait pas un instant de me le représenter. Instinctivement je passai ma main sur mon cou, sur mes lèvres qui se voyaient embrassés par elle depuis qu'elle était partie, et qui ne le seraient jamais plus ; je passai ma main sur eux, comme maman m'avait caressé à la mort de ma grand-mère en me disant : « Mon pauvre petit, ta grand-mère qui t'aimait tant ne t'embrassera plus. » Toute ma vie à venir se trouvait arrachée de mon coeur. Ma vie à venir ? Je n'avais donc pas pensé quelquefois à la vivre sans Albertine ? Mais non ! Depuis longtemps je lui avais donc voué toutes les minutes de ma vie jusqu'à ma mort ? Mais bien sûr ! Cet avenir indissoluble d'elle, je n'avais pas su l'apercevoir, mais maintenant qu'il venait d'être descellé, je sentais la place qu'il tenait dans mon coeur béant. Françoise qui ne savait encore rien entra dans ma chambre ; d'un air furieux, je lui criai : « Qu'est-ce qu'il y a ? » Alors (il y a quelquefois des mots qui mettent une réalité différente à la même place que celle qui est près de nous, ils nous étourdissent tout autant qu'un vertige) elle me dit : « Monsieur n'a pas besoin d'avoir l'air fâché. Il va être au contraire bien content. Ce sont deux lettres de mademoiselle Albertine. » Je sentis après que j'avais dû avoir les yeux de quelqu'un dont l'esprit perd l'équilibre. Je ne fus même pas heureux, ni incrédule. J'étais comme quelqu'un qui voit la même place de sa chambre occupée par un canapé et une grotte. Rien ne lui paraissant plus réel, il tombe par terre. Les deux lettres d'Albertine avaient dû être écrites peu de temps avant la promenade où elle était morte. La première disait :
« Mon ami, je vous remercie de la preuve de confiance que vous me donnez en me disant votre intention de faire venir Andrée chez vous. Je suis sûre qu'elle acceptera avec joie et je crois que ce sera très heureux pour elle. Douée comme elle est, elle saura profiter de la compagnie d'un homme tel que vous et de l'admirable influence que vous savez prendre sur un être. Je crois que vous avez eu là une idée d'où peut naître autant de bien pour elle que pour vous. Aussi, si elle faisait l'ombre d'une difficulté (ce que je ne crois pas), télégraphiez-moi, je me charge d'agir sur elle. »
La seconde était datée d'un jour plus tard. En réalité, elle avait dû les écrire à peu d'instants l'une de l'autre, peut-être ensemble, et antidater la première. Car tout le temps j'avais imaginé dans l'absurde ses intentions qui n'avaient été que de revenir auprès de moi et que quelqu'un de désintéressé dans la chose, un homme sans imagination, le négociateur d'un traité de paix, le marchand qui examine une transaction, eussent mieux jugées que moi. Elle ne contenait que ces mots :
« Serait-il trop tard pour que je revienne chez vous ? Si vous n'avez pas encore écrit à Andrée, consentiriez-vous à me reprendre ? Je m'inclinerai devant votre décision, je vous supplie de ne pas tarder à me la faire connaître, vous pensez avec quelle impatience je l'attends. Si c'était que je revienne, je prendrais le train immédiatement. De tout coeur à vous, Albertine. »
Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être, de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d'un moment n'est pas instruite de tout ce qui s'est passé depuis ; ce moment qu'elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l'être qui s'y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler, ce n'est pas une, c'est d'innombrables Albertine que j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec cent autres.
Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et non à cause d'Albertine, parallèlement à elle, quand j'étais seul, la douceur, c'était justement, à l'appel de moments identiques, la perpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de la pluie m'était rendue l'odeur des lilas de Combray ; par la mobilité du soleil sur le balcon, les pigeons des Champs-Élysées ; par l'assourdissement des bruits dans la chaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises ; le désir de la Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour de Pâques. L'été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud. C'était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres, pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber un ciel moins enflammé que dans l'ardeur du jour, mais déjà aussi stérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d'évocation égal à celui d'autrefois mais qui ne me donnait plus que de la souffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l'air, le soleil déclinant mettait sur la verticalité des maisons, des églises, un fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeait sans le vouloir les plis des grands rideaux, j'étouffais un cri à la déchirure que venait de faire en moi ce rayon de soleil ancien qui m'avait fait paraître belle la façade neuve de Bricqueville l'Orgueilleuse, quand Albertine m'avait dit : « Elle est restaurée. » Ne sachant comment expliquer mon soupir à Françoise, je lui disais : « Ah ! j'ai soif. » Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous la décharge douloureuse d'un des mille souvenirs invisibles qui à tout moment éclataient autour de moi dans l'ombre : je venais de voir qu'elle avait apporté du cidre et des cerises, ce cidre et ces cerises qu'un garçon de ferme nous avait apportés dans la voiture, à Balbec, espèces sous lesquelles j'aurais communié le plus parfaitement, jadis, avec l'arc-en-ciel des salles à manger obscures par les jours brûlants. Alors je pensai pour la première fois à la ferme des Ecorres, et je me dis que certains jours où Albertine me disait à Balbec ne pas être libre, être obligée de sortir avec sa tante, elle était peut-être avec telle de ses amies dans une ferme où elle savait que je n'avais pas mes habitudes et où pendant qu'à tout hasard je m'attardais à Marie-Antoinette où on m'avait dit : « Nous ne l'avons pas vue aujourd'hui », elle usait avec son amie des mêmes mots qu'avec moi quand nous sortions tous les deux : « Il n'aura pas l'idée de nous chercher ici et comme cela nous ne serons pas dérangées. » Je disais à Françoise de refermer les rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais il continuait à filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée, mais nous irons demain à Saint-Martin-le-Vêtu, après-demain à… » Demain, après-demain, c'était un avenir de vie commune, peut-être pour toujours, qui commence, mon coeur s'élance vers lui, mais il n'est plus là, Albertine est morte.
Je demandai l'heure à Françoise. Six heures. Enfin, Dieu merci, allait disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je me plaignais avec Albertine, et que nous aimions tant. La journée prenait fin. Mais qu'est-ce que j'y gagnais ? La fraîcheur du soir se levait, c'était le coucher du soleil ; dans ma mémoire, au bout d'une route que nous prenions ensemble pour rentrer, j'apercevais, plus loin que le dernier village, comme une station distante, inaccessible pour le soir même où nous nous arrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors, maintenant il fallait s'arrêter court devant ce même abîme, elle était morte. Ce n'était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais de boucher les yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas revoir cette bande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisibles oiseaux qui se répondaient d'un arbre à l'autre de chaque côté de moi qu'embrassait alors si tendrement celle qui maintenant était morte. Je tâchais d'éviter ces sensations que donnent l'humidité des feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes en dos d'âne. Mais déjà ces sensations m'avaient ressaisi, ramené assez loin du moment actuel, afin qu'eût tout le recul, tout l'élan nécessaire pour me frapper de nouveau, l'idée qu'Albertine était morte. Ah ! jamais je n'entrerais plus dans une forêt, je ne me promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines me seraient-elles moins cruelles ? Que de fois j'avais traversé pour aller chercher Albertine, que de fois j'avais repris, au retour avec elle, la grande plaine de Cricqueville, tantôt par des temps brumeux où l'inondation du brouillard nous donnait l'illusion d'être entourés d'un lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune, dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste, comme elle n'est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les champs, les bois, avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans l'agate arborisée d'un seul azur !
Françoise devait être heureuse de la mort d'Albertine, et il faut lui rendre la justice que par une sorte de convenance et de tact elle ne simulait pas la tristesse. Mais les lois non écrites de son antique code et sa tradition de paysanne médiévale qui pleure comme aux chansons de geste étaient plus anciennes que sa haine d'Albertine et même d'Eulalie. Aussi une de ces fins d'après-midi-là, comme je ne cachais pas assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes, servie par son instinct d'ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait capturer et faire souffrir les animaux, n'éprouver que de la gaieté à étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards, et quand j'étais malade à observer, comme les blessures qu'elle eût infligées à une chouette, ma mauvaise mine qu'elle annonçait ensuite sur un ton funèbre et comme un présage de malheur. Mais son « coutumier » de Combray ne lui permettait pas de prendre légèrement les larmes, le chagrin, choses qu'elle jugeait comme aussi funestes que d'ôter sa flanelle ou de manger à contre-coeur. « Oh ! non, Monsieur, il ne faut pas pleurer comme cela, cela vous ferait du mal ! » Et en voulant arrêter mes larmes elle avait l'air aussi inquiet que si c'eût été des flots de sang. Malheureusement je pris un air froid qui coupa court aux effusions qu'elle espérait et qui du reste eussent peut-être été sincères. Il en était peut-être pour elle d'Albertine comme d'Eulalie et maintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit, Françoise avait-elle cessé de la haïr. Elle tint à me montrer pourtant qu'elle se rendait bien compte que je pleurais et que, suivant seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas « faire voir ». « Il ne faut pas pleurer, Monsieur », me dit-elle d'un ton cette fois plus calme, et plutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me témoigner sa pitié. Et elle ajouta : « Ça devait arriver, elle était trop heureuse, la pauvre, elle n'a pas su connaître son bonheur. »
Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l'été ! Un pâle fantôme de la maison d'en face continuait indéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit dans l'appartement, je me cognais aux meubles de l'antichambre, mais dans la porte de l'escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie vitrée était translucide et bleue, d'un bleu de fleur, d'un bleu d'aile d'insecte, d'un bleu qui m'eût semblé beau si je n'avais senti qu'il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris, de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant pour mon imagination la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que j'y avais faites avec Albertine. Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été où de Balbec à Incarville, d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour l'avenir – espoir bien plus déchirant qu'une crainte –, c'était d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma grand-mère. Et c'est notre plus juste et plus cruel châtiment de l'oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n'aimons plus, que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l'égard de ceux que nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu'il est un état non douloureux, un état d'indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L'élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l'idée qu'Albertine était morte, m'oppressait par l'entrechoc de flux si contrariés que je ne pouvais rester immobile ; je me levais, mais tout d'un coup je m'arrêtais, terrassé ; le même petit jour que je voyais au moment où je venais de quitter Albertine encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau.
Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à l'échelle qualitative de leurs sonorités le degré de la chaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques heures plus tard s'imbiberait de l'odeur des cerises, ce que je trouvais (comme dans un remède que le remplacement d'une des parties composantes par une autre suffit pour rendre, d'un euphorique et d'un excitatif qu'il était, un déprimant) ce n'était plus le désir des femmes mais l'angoisse du départ d'Albertine. D'ailleurs le souvenir de tous mes désirs était aussi imprégné d'elle, et de souffrance, que le souvenir des plaisirs. Cette Venise où j'avais cru que sa présence me serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu'elle m'y serait nécessaire), maintenant qu'Albertine n'était plus, j'aimais mieux n'y pas aller. Albertine m'avait semblé un obstacle interposé entre moi et toutes choses, parce qu'elle était pour moi leur contenant et que c'est d'elle, comme d'un vase, que je pouvais les recevoir. Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage de les saisir, il n'y en avait plus une seule dont je ne me détournasse, abattu, préférant n'y pas goûter. De sorte que ma séparation d'avec elle n'ouvrait nullement pour moi le champ des plaisirs possibles que j'avais cru m'être fermé par sa présence. D'ailleurs l'obstacle que sa présence avait peut-être été en effet pour moi à voyager, à jouir de la vie, m'avait seulement, comme il arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient intacts maintenant que celui-là avait disparu. C'est de cette façon qu'autrefois quand quelque visite aimable m'empêchait de travailler, si le lendemain je restais seul je ne travaillais pas davantage. Qu'une maladie, un duel, un cheval emporté, nous fassent voir la mort de près, nous aurions joui richement de la vie, de volupté, de pays inconnus dont nous allons être privés. Et une fois le danger passé, ce que nous retrouvons c'est la même vie morne où rien de tout cela n'existait pour nous.
Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L'hiver finirait par revenir, où je n'aurais plus à craindre le souvenir des promenades avec elle jusqu'à l'aube trop tôt levée. Mais les premières gelées ne me rapporteraient-elles pas, conservé dans leur glace, le germe de mes premiers désirs, quand à minuit je la faisais chercher, que le temps me semblait si long jusqu'à son coup de sonnette que je pourrais maintenant attendre éternellement en vain ? Ne me rapporteraient-elles pas le germe de mes premières inquiétudes, quand deux fois je crus qu'elle ne viendrait pas ? Dans ce temps-là je ne la voyais que rarement ; mais même ces intervalles qu'il y avait alors entre ses visites qui faisaient surgir Albertine au bout de plusieurs semaines, du sein d'une vie inconnue que je n'essayais pas de posséder, assuraient mon calme en empêchant les velléités sans cesse interrompues de ma jalousie de se conglomérer, de faire bloc dans mon coeur. Autant ils avaient pu être apaisants dans ce temps-là, autant, rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance depuis que ce qu'elle avait pu faire d'inconnu pendant leur durée avait cessé de m'être indifférent, et surtout maintenant qu'aucune visite d'elle ne viendrait plus jamais ; de sorte que ces soirs de janvier où elle venait et qui par là m'avaient été si doux, me souffleraient maintenant dans leur bise aigre une inquiétude que je ne connaissais pas alors, et me rapporteraient, mais devenu pernicieux, le premier germe de mon amour conservé dans leur gelée. Et en pensant que je verrais recommencer ce temps froid qui depuis Gilberte et mes jeux aux Champs-Élysées m'avait toujours paru si triste ; quand je pensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir de neige où j'avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu Albertine, alors, comme un malade se plaçant, lui au point de vue du corps, pour sa poitrine, moi moralement, à ces moments-là, ce que je redoutais encore le plus, pour mon chagrin, pour mon coeur, c'était le retour des grands froids, et je me disais que ce qu'il y aurait de plus dur à passer ce serait peut-être l'hiver. Lié qu'il était à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d'Albertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer à les connaître, comme un vieillard frappé d'hémiplégie et qui rapprend à lire ; il aurait fallu que je renonçasse tout l'univers. Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n'est ni impossible, ni extraordinaire ; elle se consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus conventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait la date où j'étais allé à Balbec, l'autre été, et où mon amour, qui n'était pas encore inséparable de la jalousie et qui ne s'inquiétait pas de ce qu'Albertine faisait toute la journée, devait subir tant d'évolutions avant de devenir celui si différent des derniers temps, si particulier que cette année finale où avait commencé de changer et où s'était terminée la destinée d'Albertine, m'apparaissait remplie, diverse, vaste comme un siècle. Puis ce serait le souvenir de jours plus tardifs, mais dans des années antérieures ; les dimanches de mauvais temps, où pourtant tout le monde était sorti, dans le vide de l'après-midi, où le bruit du vent et de la pluie m'eût invité jadis à rester à faire le « philosophe sous les toits », avec quelle anxiété je verrais approcher l'heure où Albertine, si peu attendue, était venue me voir, m'avait caressé pour la première fois, s'interrompant pour Françoise qui avait apporté la lampe, en ce temps deux fois mort où c'était Albertine qui était curieuse de moi, où ma tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tant d'espérance ! Même, à une saison plus avancée, ces soirs glorieux où les offices, les pensionnats entrouverts comme des chapelles, baignés d'une poussière dorée, laissent la rue se couronner de ces demi-déesses qui, causant non loin de nous avec leurs pareilles, nous donnent la fièvre de pénétrer dans leur existence mythologique, ne me rappelaient plus que la tendresse d'Albertine qui à côté de moi m'était un empêchement à m'approcher d'elles.
D'ailleurs, au souvenir des heures même purement naturelles s'ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose d'unique. Quand j'entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier, par un premier beau temps, presque italien, le même jour mélangerait tour à tour à sa lumière l'anxiété de savoir Albertine au Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis la douceur familiale et domestique, presque comme d'une épouse qui me semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener. Ce message téléphonique de Françoise qui m'avait transmis l'hommage obéissant d'Albertine revenant avec elle, j'avais cru qu'il m'enorgueillissait. Je m'étais trompé. S'il m'avait enivré, c'est parce qu'il m'avait fait sentir que celle que j'aimais était bien à moi, ne vivait que pour moi, et même à distance, sans que j'eusse besoin de m'occuper d'elle, me considérait comme son époux et son maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce message téléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin, émise de ce quartier du Trocadéro où il se trouvait y avoir pour moi des sources de bonheur dirigeant vers moi d'apaisantes molécules, des baumes calmants, me rendant enfin une si douce liberté d'esprit que je n'avais plus eu – me livrant sans la restriction d'un seul souci à la musique de Wagner – qu'à attendre l'arrivée certaine d'Albertine, sans fièvre, avec un manque entier d'impatience où je n'avais pas su reconnaître le bonheur. Et ce bonheur qu'elle revînt, qu'elle m'obéît et m'appartînt, la cause en était dans l'amour, non dans l'orgueil. Il m'eût été bien égal maintenant d'avoir à mes ordres cinquante femmes revenant sur un signe de moi, non pas du Trocadéro mais des Indes. Mais ce jour-là en sentant Albertine qui, tandis que j'étais seul dans ma chambre à faire de la musique, venait docilement vers moi, j'avais respiré, disséminée comme un poudroiement dans le soleil, une de ces substances qui, comme d'autres sont salutaires au corps, font du bien à l'âme. Puis ç'avait été une demi-heure après l'arrivée d'Albertine, puis la promenade avec Albertine, arrivée, promenade que j'avais crues ennuyeuses parce qu'elles étaient pour moi accompagnées de certitude, mais qui à cause de cette certitude même avaient, à partir du moment où Françoise m'avait téléphoné qu'elle la ramenait, coulé un calme d'or dans les heures qui avaient suivi, en avaient fait comme une seconde journée bien différente de la première, parce qu'elle avait un dessous moral tout autre, un dessous moral qui en faisait une journée originale, qui venait s'ajouter à la variété de celles que j'avais connues jusque-là, et que je n'eusse jamais pu imaginer – comme nous ne pourrions imaginer le repos d'un jour d'été si de tels jours n'existaient pas dans la série de ceux que nous avons vécus –, journée dont je ne pouvais pas dire absolument que je me la rappelais, car à ce calme s'ajoutait maintenant une souffrance que je n'avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard, quand je retraversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels j'avais passé avant d'aimer tant Albertine, quand mon coeur cicatrisé put se séparer sans souffrance d'Albertine morte, alors, quand je pus me rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro, je me rappelai avec plaisir ce jour appartenant à une saison morale que je n'avais pas connue jusqu'alors ; je me le rappelai enfin exactement sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle certains jours d'été qu'on a trouvés trop chauds quand on les a vécus, et dont, après coup seulement, on extrait le titre sans alliage d'or fixe et d'indestructible azur.
De sorte que ces quelques années n'imposaient pas seulement au souvenir d'Albertine, qui les rendait si douloureuses, les couleurs successives, les modalités différentes, la cendre de leurs saisons ou de leurs heures, des fins d'après-midi de juin aux soirs d'hiver, des clairs de lune sur la mer à l'aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore de l'idée particulière que je me faisais successivement d'Albertine, de l'aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s'en trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu'elle avait pu m'y causer par l'attente, du charme que j'avais à tel moment pour elle, d'espoirs formés, puis perdus ; tout cela modifiait le caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées, et complétait chacune des années solaires que j'avais vécues et qui rien qu'avec leurs printemps, leurs automnes, leurs hivers, étaient déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d'elle, en la doublant d'une sorte d'année sentimentale où les heures n'étaient pas définies par la position du soleil mais par l'attente d'un rendez-vous ; où la longueur des jours ou les progrès de la température, étaient mesurés par l'essor de mes espérances, le progrès de notre intimité, la transformation progressive de son visage, les voyages qu'elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu'elle m'avait adressées pendant l'absence, sa précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin ces changements de temps, ces jours différents, s'ils me rendaient chacun une autre Albertine, ce n'était pas seulement par l'évocation des moments semblables. Mais l'on se rappelle que toujours, avant même que j'aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d'autres désirs parce qu'il avait d'autres perceptions et qui, après n'avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de mon sommeil entrebâillé, s'éveillait en partance pour l'Italie. Même dans mon amour l'état changeant de mon atmosphère morale, la pression modifiée de mes croyances n'avaient-ils pas, tel jour, diminué la visibilité de mon propre amour, ne l'avaient-ils pas, tel jour, indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu'au sourire, tel jour contractée jusqu'à l'orage ? On n'est que par ce qu'on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons plus les faire entrer en ligne de compte dans ce total qui est notre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs, m'étant endormi sans presque plus regretter Albertine – on ne peut regretter que ce qu'on se rappelle – au réveil je trouvais toute une flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus claire conscience, que je distinguais à merveille. Alors je pleurais ce que je voyais si bien et qui la veille n'était pour moi que néant. Le nom d'Albertine, sa mort avaient changé de sens ; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.
Comment m'avait-elle paru morte, quand maintenant pour penser à elle je n'avais à ma disposition que les mêmes images dont, quand elle était vivante, je revoyais l'une ou l'autre : rapide et penchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les rues de Balbec ; les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune pour la mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite statuette dans la promenade vers l'île, calme figure grosse à gros grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique. Chacune était attachée à un moment, à la date duquel je me trouvais replacé quand je revoyais cette Albertine. Et ces moments du passé ne sont pas immobiles ; ils gardent dans notre mémoire le mouvement qui les entraînait vers l'avenir, – vers un avenir devenu lui-même le passé, – nous y entraînant nous-même. Jamais je n'avais caressé l'Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander d'ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l'amour des camps, la fraternité du voyage. Mais ce n'était plus possible, elle était morte. Jamais non plus, par peur de la dépraver, je n'avais fait semblant de comprendre, les soirs où elle semblait m'offrir des plaisirs que sans cela elle n'eût peut-être pas demandés à d'autres et qui excitaient maintenant en moi un désir furieux. Je ne les aurais pas éprouvés semblables auprès d'une autre, mais celle qui me les aurait donnés, je pouvais courir le monde sans la rencontrer, puisque Albertine était morte. Il semblait que je dusse choisir entre deux faits, décider quel était le vrai, tant celui de la mort d'Albertine – venu pour moi d'une réalité que je n'avais pas connue, sa vie en Touraine – était en contradiction avec toutes mes pensées relatives à elle, mes désirs, mes regrets, mon attendrissement, ma fureur, ma jalousie. Une telle richesse de souvenirs empruntés au répertoire de sa vie, une telle profusion de sentiments évoquant, impliquant sa vie, semblaient rendre incroyable qu'Albertine fût morte. Une telle profusion de sentiments, car ma mémoire en conservant ma tendresse lui laissait toute sa variété. Ce n'était pas Albertine seule qui n'était qu'une succession de moments, c'était aussi moi-même. Mon amour pour elle n'était pas simple : à la curiosité de l'inconnu s'était ajouté un désir sensuel, et à un sentiment d'une douceur presque familiale, tantôt l'indifférence, tantôt une furieuse jalousie. Je n'étais pas un seul homme, mais le défilé heure par heure d'une armée composite où il y avait selon le moment des passionnés, des indifférents, des jaloux – des jaloux dont pas un n'était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là qu'un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une foule, ces éléments peuvent un par un, sans qu'on s'en aperçoive, être remplacés par d'autres, que d'autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu'à la fin un changement s'est accompli qui ne se pourrait concevoir si l'on était un. La complexité de mon amour, de ma personne, multipliait, diversifiait mes souffrances. Pourtant elles pouvaient se ranger toujours sous les deux groupes dont l'alternance avait fait toute la vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré à la confiance et au soupçon jaloux.
Si j'avais peine à penser qu'Albertine, si vivante en moi (portant comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de fautes dont Albertine, aujourd'hui dépouillée de la chair qui en avait joui, de l'âme qui avait pu les désirer, n'était plus capable ni responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j'aurais seulement bénie si j'avais pu y voir le gage de la réalité morale d'une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet destiné à s'éteindre lui-même d'impressions qu'elle m'avait autrefois causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec d'autres n'aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c'est ce qui était impossible, puisqu'elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante. Puisque rien qu'en pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles d'une morte, l'instant où elle les avait commises devenant l'instant actuel, non pas seulement pour Albertine mais pour celui de mes moi subitement évoqué qui la contemplait. De sorte qu'aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple indissoluble où à chaque coupable nouvelle s'appariait aussitôt un jaloux lamentable et toujours contemporain. Je l'avais, les derniers mois, tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant, Albertine était libre ; elle usait mal de cette liberté, elle se prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à l'avenir incertain qui était déployé devant nous, j'essayais d'y lire. Et maintenant ce qui était en avant de moi comme un double de l'avenir – aussi préoccupant qu'un avenir, puisqu'il était aussi incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux, plus cruel encore parce que je n'avais pas comme pour l'avenir la possibilité, ou l'illusion, d'agir sur lui, et aussi parce qu'il se déroulerait aussi long que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les souffrances qu'il me causait –, ce n'était plus l'Avenir d'Albertine, c'était son Passé. Son Passé ? C'est mal dire puisque pour la jalousie il n'est ni passé ni avenir et que ce qu'elle imagine est toujours le Présent.
Les changements de l'atmosphère en provoquent d'autres dans l'homme intérieur, réveillent des moi oubliés, contrarient l'assoupissement de l'habitude, redonnent de la force à tels souvenirs, à telles souffrances ; combien plus encore pour moi si ce temps nouveau qu'il faisait me rappelait celui par lequel Albertine était, à Balbec, sous la pluie menaçante, par exemple, allée faire, Dieu sait pourquoi, de grandes promenades, dans le maillot collant de son caoutchouc ! Si elle avait vécu, sans doute aujourd'hui, par ce temps si semblable, partirait-elle faire en Touraine une excursion analogue. Puisqu'elle ne le pouvait plus, je n'aurais pas dû souffrir de cette idée ; mais, comme aux amputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleurs dans le membre qui n'existait plus.
Tout d'un coup c'était un souvenir que je n'avais pas revu depuis bien longtemps, car il était resté dissous dans la fluide et invisible étendue de ma mémoire, qui se cristallisait. Ainsi il y avait plusieurs années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine avait rougi. À cette époque-là je n'étais pas jaloux d'elle. Mais depuis j'avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m'avait d'autant plus préoccupé qu'on m'avait dit que les deux jeunes filles amies de Léa allaient à cet établissement balnéaire de l'hôtel et, disait-on, pas seulement pour prendre des douches. Mais par peur de fâcher Albertine, ou attendant une époque meilleure, j'avais toujours remis de lui en parler, puis je n'y avais plus pensé. Et tout d'un coup, quelque temps après la mort d'Albertine, j'aperçus ce souvenir, empreint de ce caractère à la fois irritant et solennel qu'ont les énigmes laissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui eût pu les éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si Albertine n'avait jamais ou rien fait de mal ou seulement paru suspecte dans cet établissement de douches ? En envoyant quelqu'un à Balbec, j'y arriverais peut-être. Elle vivante, je n'eusse sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se délient étrangement et racontent facilement une faute quand on n'a plus à craindre la rancune de la coupable. Comme la constitution de l'imagination, restée rudimentaire, simpliste (n'ayant pas passé par les innombrables transformations qui remédient aux modèles primitifs des inventions humaines, à peine reconnaissables, qu'il s'agisse de baromètre, de ballon, de téléphone, etc., dans leurs perfectionnements ultérieurs), ne nous permet de voir que fort peu de choses à la fois, ce souvenir de l'établissement de douches occupait tout le champ de ma vision intérieure.
Parfois je me heurtais, dans les rues obscures du sommeil, à un de ces mauvais rêves qui ne sont pas bien graves pour une première raison, c'est que la tristesse qu'ils engendrent ne se prolonge guère qu'une heure après le réveil, pareille à ces malaises que cause une manière d'endormir artificielle ; pour une autre raison aussi, c'est qu'on ne les rencontre que très rarement, à peine tous les deux ou trois ans. Encore reste-t-il incertain qu'on les ait déjà rencontrés – et qu'ils n'aient pas plutôt cet aspect de ne pas être vus pour la première fois que projette sur eux une illusion, une subdivision (car dédoublement ne serait pas assez dire).
Sans doute, puisque j'avais des doutes sur la vie, sur la mort d'Albertine, j'aurais dû depuis bien longtemps me livrer à des enquêtes. Mais la même fatigue, la même lâcheté qui m'avaient fait me soumettre à Albertine quand elle était là, m'empêchaient de rien entreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de la faiblesse traînée pendant des années, un éclair d'énergie surgit parfois. Je me décidai à cette enquête au moins, toute partielle. On eût dit qu'il n'y avait rien eu d'autre dans toute la vie d'Albertine. Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenter une enquête sur place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outre qu'il connaissait admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu'ils servent, indifférents à toute espèce de morale et dont – parce qu'ils sont, si nous les payons bien, dans leur obéissance à notre volonté, supprimant tout ce qui l'entraverait d'une manière ou de l'autre, aussi incapables d'indiscrétion, de mollesse ou d'improbité que dépourvus de scrupules – nous disons : « Ce sont de braves gens. » En ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu'il allait essayer d'apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine elle-même. Et aussitôt l'idée de cette question que j'aurais voulu, qu'il me semblait que j'allais lui poser, ayant amené Albertine à mon côté, non grâce à un effort de résurrection mais comme par le hasard d'une de ces rencontres qui – comme dans les photographies qui ne sont pas « posées », dans les instantanés – laissent toujours la personne plus vivante, en même temps que j'imaginais notre conversation, j'en sentais l'impossibilité ; je venais d'aborder par une nouvelle face cette idée qu'Albertine était morte, Albertine qui m'inspirait cette tendresse qu'on a pour les absentes dont la vue ne vient pas rectifier l'image embellie, inspirant aussi la tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt, par un brusque déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de la séparation.
Ce qui remplissait mon coeur maintenant c'était, au lieu de haineux soupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiante passées avec la soeur que sa mort m'avait réellement fait perdre, puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu'Albertine avait été pour moi, mais à ce que mon coeur désireux de participer aux émotions les plus générales de l'amour m'avait peu à peu persuadé qu'elle était ; alors je me rendais compte que cette vie qui m'avait tant ennuyé – du moins je le croyais – avait au contraire été délicieuse ; aux moindres moments passés à parler avec elle de choses même insignifiantes, je sentais maintenant qu'était ajoutée, amalgamée une volupté qui alors n'avait, il est vrai, pas été perçue par moi mais était déjà cause que, ces moments-là, je les avais toujours si persévéramment recherchés et à l'exclusion de tout le reste ; les moindres incidents que je m'en rappelais, un mouvement qu'elle avait fait en voiture auprès de moi, ou pour s'asseoir à table en face de moi dans sa chambre, propageaient dans mon âme un remous de douceur et de tristesse qui de proche en proche la gagnait tout entière.
Cette chambre où nous dînions ne m'avait jamais paru jolie, je disais seulement qu'elle l'était à Albertine pour que mon amie fût contente d'y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient cessé de m'être indifférents. L'art n'est pas seul à mettre du charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes ; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à la douleur. Au moment même je n'avais prêté aucune attention à ce dîner que nous avions fait ensemble au retour du Bois, avant que j'allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de l'amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie, mais ce n'est pas perdue au milieu d'elles qu'on peut s'en rendre compte. Ce n'est pas d'en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisons avoisinantes, c'est quand on s'est éloigné que des pentes d'un coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu ou ne forme plus au ras de terre qu'un amas confus, qu'on peut, dans le recueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la hauteur d'une cathédrale. Je tâchais d'embrasser l'image d'Albertine à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et justes qu'elle avait dites ce soir-là. Un matin, je crus voir la forme oblongue d'une colline dans le brouillard, sentir la chaleur d'une tasse de chocolat, pendant que m'étreignait horriblement le coeur ce souvenir de l'après-midi où Albertine était venue me voir et où je l'avais embrassée pour la première fois : c'est que je venais d'entendre le hoquet du calorifère à eau qu'on venait de rallumer. Et je jetai avec colère une invitation que Françoise m'apporta de Mme Verdurin. Combien l'impression que j'avais eue en allant dîner pour la première fois à La Raspelière, que la mort ne frappe pas tous les êtres au même âge, s'imposait à moi avec plus de force maintenant qu'Albertine était morte, si jeune, et que Brichot continuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevait toujours et recevrait peut-être pendant beaucoup d'années encore ! Aussitôt ce nom de Brichot me rappela la fin de cette même soirée où il m'avait reconduit, où j'avais vu d'en bas la lumière de la lampe d'Albertine. J'y avais déjà repensé d'autres fois, mais je n'avais pas abordé ce souvenir par le même côté. Car si nos souvenirs sont bien à nous c'est à la façon de ces propriétés qui ont de petites portes cachées que nous-même souvent ne connaissons pas et que quelqu'un du voisinage nous ouvre, si bien que par un côté du moins où cela ne nous était pas encore arrivé, nous nous trouvons rentré chez nous. Alors, en pensant au vide que je trouverais maintenant en rentrant chez moi, que je ne verrais plus d'en bas la chambre d'Albertine d'où la lumière s'était éteinte à jamais, je compris combien, ce soir où en quittant Brichot, j'avais cru éprouver de l'ennui, du regret de ne pouvoir aller me promener et faire l'amour ailleurs, je compris combien je m'étais trompé, et que c'était seulement parce que, le trésor dont les reflets venaient d'en haut jusqu'à moi, je m'en croyais la possession entièrement assurée, que j'avais négligé d'en calculer la valeur, ce qui faisait qu'il me paraissait forcément inférieur à des plaisirs, si petits qu'ils fussent, mais que, cherchant à les imaginer, j'évaluais. Je compris combien cette lumière qui me semblait venir d'une prison contenait pour moi de plénitude, de vie et de douceur, et qui n'était que la réalisation de ce qui m'avait un instant enivré, puis paru à jamais impossible le soir où Albertine avait couché sous le même toit que moi, à Balbec ; je comprenais que cette vie que j'avais menée à Paris dans un chez-moi qui était son chez-elle, c'était justement la réalisation de cette paix profonde que j'avais rêvée et crue impossible, le soir où elle avait couché sous le même toit que moi, au Grand Hôtel de Balbec.
La conversation que j'avais eue avec Albertine en rentrant du Bois avant cette dernière soirée Verdurin, je ne me fusse pas consolé qu'elle n'eût pas eu lieu, cette conversation qui avait un peu mêlé Albertine à la vie de mon intelligence et, en certaines parcelles, nous avait faits identiques l'un à l'autre. Car sans doute son intelligence, sa gentillesse pour moi, si j'y revenais avec attendrissement, ce n'est pas qu'elles eussent été plus grandes que celles d'autres personnes que j'avais connues ; Mme de Cambremer ne m'avait-elle pas dit à Balbec : « Comment ! vous pourriez passer vos journées avec Elstir qui est un homme de génie et vous les passez avec votre cousine ! » L'intelligence d'Albertine me plaisait parce que, par association, elle éveillait en moi ce que j'appelais sa douceur, comme nous appelons douceur d'un fruit une certaine sensation qui n'est que dans notre palais. Et de fait, quand je pensais à l'intelligence d'Albertine, mes lèvres s'avançaient instinctivement et goûtaient un souvenir dont j'aimais mieux que la réalité me fût extérieure et consistât dans la supériorité objective d'un être. Il est certain que j'avais connu des personnes d'intelligence plus grande. Mais l'infini de l'amour en son égoïsme, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu'un lieu immense et vague où extérioriser nos tendresses. Nous n'avons pas de notre propre corps, où affluent perpétuellement tant de malaises et de plaisirs, une silhouette aussi nette que celle d'un arbre ou d'une maison ou d'un passant. Et ç'avait peut-être été mon tort de ne pas chercher davantage à connaître Albertine en elle-même. De même qu'au point de vue de son charme, je n'avais longtemps considéré que les positions différentes qu'elle occupait dans mon souvenir dans le plan des années, et que j'avais été surpris de voir qu'elle s'était spontanément enrichie de modifications qui ne tenaient pas qu'à la différence des perspectives, de même j'aurais dû chercher à comprendre son caractère comme celui d'une personne quelconque et peut-être, m'expliquant alors pourquoi elle s'obstinait à me cacher son secret, j'aurais évité de prolonger entre cet acharnement étrange et mon invariable pressentiment ce conflit qui avait amené la mort d'Albertine. Et j'avais alors, avec une grande pitié d'elle, la honte de lui survivre. Il me semblait en effet dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d'une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d'un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n'y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu'elle nous découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. J'avais rêvé d'être compris, de ne pas être méconnu par elle, croyant que c'était pour le grand bonheur d'être compris, de ne pas être méconnu, alors que tant d'autres eussent mieux pu le faire. On désire être compris parce qu'on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu'on aime. La compréhension des autres est indifférente et leur amour importun. Ma joie d'avoir possédé un peu de l'intelligence d'Albertine et de son coeur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce que cette possession était un degré de plus dans la possession totale d'Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère depuis le premier jour où je l'avais vue. Quand nous parlons de la « gentillesse » d'une femme, nous ne faisons peut-être que projeter hors de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir, comme les enfants quand ils disent : « Mon cher petit lit, mon cher petit oreiller, mes chères petites aubépines. » Ce qui explique par ailleurs que les hommes ne disent jamais d'une femme qui ne les trompe pas : « Elle est si gentille », et le disent si souvent d'une femme par qui ils sont trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison que le charme spirituel d'Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvons pas juger de la même façon celui d'une personne qui est, comme toutes les autres, extérieure à nous, peinte à l'horizon de notre pensée, et celui d'une personne qui par suite d'une erreur de localisation consécutive à certains accidents mais tenace, s'est logée dans notre propre corps, au point que de nous demander rétrospectivement si elle n'a pas regardé une femme un certain jour dans le couloir d'un petit chemin de fer maritime nous fait éprouver les mêmes souffrances qu'un chirurgien qui chercherait une balle dans notre coeur. Un simple croissant, mais que nous mangeons, nous fait éprouver plus de plaisir que tous les ortolans, lapereaux et bartavelles qui furent servis à Louis XV, et la pointe de l'herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre oeil, tandis que nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher la vertigineuse aiguille d'un sommet si celui-ci est distant de plusieurs lieues. D'ailleurs notre tort n'est pas de priser l'intelligence, la gentillesse d'une femme que nous aimons, si petites que soient celles-ci. Notre tort est de rester indifférent à la gentillesse, à l'intelligence des autres. Le mensonge ne recommence à nous causer l'indignation, et la bonté la reconnaissance qu'ils devraient toujours exciter en nous, que s'ils viennent d'une femme que nous aimons, et le désir physique a ce merveilleux pouvoir de rendre son prix à l'intelligence et des bases solides à la vie morale. Jamais je ne retrouverais cette chose divine : un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier. Me confier ? Mais d'autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiance qu'Albertine ? Avec d'autres n'avais-je pas des causeries plus étendues ? C'est que la confiance, la conversation, choses médiocres, qu'importe qu'elles soient plus ou moins imparfaites, si s'y mêle seulement l'amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s'asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu'elle essayait d'écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte, dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l'intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d'une pénétration.
Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je ne peux même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût du désespoir. Pour être désespéré, cette vie qui ne pourra plus être que malheureuse, il faut encore y tenir. J'étais désespéré à Balbec quand j'avais vu se lever le jour et que j'avais compris que plus un seul ne pourrait être heureux pour moi. J'étais resté aussi égoïste depuis lors, mais le moi auquel j'étais attaché maintenant, le moi qui constituait ces vives réserves qui mettent en jeu l'instinct de conservation, ce moi n'était plus dans la vie ; quand je pensais à mes forces, à ma puissance vitale, à ce que j'avais de meilleur, je pensais à certain trésor que j'avais possédé (que j'avais été seul à posséder puisque les autres ne pouvaient connaître exactement le sentiment, caché en moi, qu'il m'avait inspiré) et que personne ne pouvait plus m'enlever puisque je ne le possédais plus. Et à vrai dire je ne l'avais jamais possédé que parce que j'avais voulu me figurer que je le possédais. Je n'avais pas commis seulement l'imprudence, en regardant Albertine avec mes lèvres et en la logeant dans mon coeur, de la faire vivre au-dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un amour familial au plaisir des sens. J'avais voulu aussi me persuader que nos rapports étaient l'amour, que nous pratiquions mutuellement les rapports appelés amour, parce qu'elle me donnait docilement les baisers que je lui donnais. Et pour avoir pris l'habitude de le croire, je n'avais pas perdu seulement une femme que j'aimais, mais une femme qui m'aimait, ma soeur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et en somme j'avais eu un bonheur et un malheur que Swann n'avait pas connus, car justement, tout le temps qu'il avait aimé Odette et en avait été si jaloux, il l'avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais après il l'avait eue à lui, sa femme, et jusqu'à ce qu'il mourût. Moi, au contraire, tandis que j'étais si jaloux d'Albertine, plus heureux que Swann, je l'avais eue chez moi. J'avais réalisé en vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu'il n'avait réalisé que matériellement quand cela lui était indifférent. Mais enfin Albertine, je ne l'avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle s'était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète exactement, et les existences les plus analogues, et que grâce à la parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut choisir pour les présenter comme symétriques l'une à l'autre, restent en bien des points opposées. Et certes la principale opposition (l'art) n'était pas manifestée encore. En perdant la vie je n'aurais pas perdu grand-chose ; je n'aurais plus perdu qu'une forme vide, le cadre vide d'un chef-d'oeuvre. Indifférent à ce que je pouvais désormais y faire entrer, mais heureux et fier de penser à ce qu'il avait contenu, je m'appuyais au souvenir de ces heures si douces, et ce soutien moral me communiquait un bien-être que l'approche même de la mort n'aurait pas rompu.
Comme elle accourait vite me voir à Balbec quand je la faisais chercher, se retardant seulement à verser de l'odeur dans ses cheveux pour me plaire ! Ces images de Balbec et de Paris que j'aimais ainsi à revoir, c'étaient les pages encore si récentes, et si vite tournées, de sa courte vie. Tout cela qui n'était pour moi que souvenir avait été pour elle action, action précipitée, comme celle d'une tragédie, vers une mort rapide. Car les êtres ont un développement en nous, mais un autre hors de nous (je l'avais bien senti dans ces soirs où je remarquais en Albertine un enrichissement de qualités qui ne tenait pas qu'à ma mémoire) et qui ne laissent pas d'avoir des réactions l'un sur l'autre. J'avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis à la posséder tout entière, n'obéir qu'au besoin de réduire par l'expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre moi, le mystère de tout être, tout pays, que l'imagination nous a fait paraître différents et de pousser chacune de nos joies profondes vers sa propre destruction, je ne l'avais pu sans influer à mon tour sur la vie d'Albertine. Peut-être ma fortune, les perspectives d'un brillant mariage l'avaient attirée ; ma jalousie l'avait retenue ; sa bonté, ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m'avaient amené à rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le développement interne de mon travail mental, mais qui n'en avait pas moins sur la vie d'Albertine des contrecoups, destinés eux-mêmes à poser par choc en retour des problèmes nouveaux et de plus en plus douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s'était évadée pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n'eût pas possédé, et me laissant, même morte, des soupçons dont la vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle que la découverte à Balbec qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil, puisque Albertine ne serait plus là pour m'apaiser. Si bien que cette longue plainte de l'âme qui croit vivre enfermée en elle-même n'est un monologue qu'en apparence, puisque les échos de la réalité la font dévier, et que telle vie est comme un essai de psychologie subjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son « action » au roman purement réaliste, d'une autre réalité, d'une autre existence, et duquel à leur tour les péripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction de l'essai psychologique. Comme l'engrenage avait été serré, comme l'évolution de notre amour avait été rapide, et, malgré quelques retardements, interruptions et hésitations du début, comme dans certaines nouvelles de Balzac ou quelques ballades de Schumann, le dénouement rapide ! C'est dans le cours de cette dernière année, longue pour moi comme un siècle, tant Albertine avait changé de positions par rapport à ma pensée depuis Balbec jusqu'à son départ de Paris, et aussi indépendamment de moi et souvent à mon insu, changé en elle-même, qu'il fallait placer toute cette bonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtant m'apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamais impossible et pourtant qui m'était indispensable. Indispensable sans avoir peut-être été en soi et tout d'abord quelque chose de nécessaire, puisque je n'aurais pas connu Albertine si je n'avais pas lu dans un traité d'archéologie la description de l'église de Balbec ; si Swann, en me disant que cette église était presque persane, n'avait pas orienté mes désirs vers le normand byzantin ; si une société de palaces, en construisant à Balbec un hôtel hygiénique et confortable, n'avait pas décidé mes parents à exaucer mon souhait et à m'envoyer à Balbec. Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n'avais pas trouvé l'église persane que je rêvais, ni les brouillards éternels. Le beau train d'1 h 35 lui-même n'avait pas répondu à ce que je m'en figurais. Mais, en échange de ce que l'imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bien loin d'imaginer. Qui m'eût dit à Combray, quand j'attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder, mais une fleur pensante et dans l'esprit de qui je souhaitais si puérilement de tenir une grande place que je souffrais qu'elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis ? Oui, c'est le bonsoir, le baiser d'une telle étrangère pour lequel je devais, au bout de quelques années, souffrir autant qu'enfant quand ma mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de l'amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée, si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec je ne l'aurais jamais connue. Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et ainsi il me semblait que par ma tendresse uniquement égoïste j'avais laissé mourir Albertine comme auparavant j'avais assassiné ma grand-mère. Même plus tard, même l'ayant déjà connue à Balbec, j'aurais pu ne pas l'aimer comme je fis ensuite. Car, quand je renonçais à Gilberte et savais que je pourrais aimer un jour une autre femme, j'osais à peine avoir un doute si, en tout cas pour le passé, je n'eusse pu aimer que Gilberte. Or, pour Albertine je n'avais même plus de doute, j'étais sûr que ç'aurait pu ne pas être elle que j'eusse aimée, que c'eût pu être une autre. Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner avec elle dans l'île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était encore temps alors, et c'eût été pour Mlle de Stermaria que se fût exercée cette activité de l'imagination qui nous fait extraire d'une femme une telle notion de l'individuel qu'elle nous paraît unique en soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me plaçant à un point de vue presque physiologique, pouvais-je dire que j'aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les deux un regard dont on saisissait difficilement la signification. C'étaient de ces femmes que n'auraient pas regardées des hommes qui de leur côté auraient fait des folies pour d'autres qui ne me « disaient rien ». Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d'Albertine, un peu différent il est vrai, mais présentant, maintenant que j'y réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque toujours la même manière de s'enrhumer, de tomber malade, c'est-à-dire qu'il lui faut pour cela un certain concours de circonstances ; il est naturel que, quand il devient amoureux, ce soit à propos d'un certain genre de femmes, genre d'ailleurs très étendu. Les premiers regards d'Albertine qui m'avaient fait rêver n'étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presque croire que l'obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées cette fois dans le corps d'Albertine, tout autre et non pourtant sans analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble et où n'avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune fissure de distraction et d'oubli, son corps vivant n'avait point, comme celui de Gilberte, cessé un jour d'être celui où je trouvais ce que je reconnaissais après coup être pour moi (et qui n'eût pas été pour d'autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je l'oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble en moi, mais incarnées cette fois en quelle forme féminine, je ne pouvais le prévoir. À l'aide de Gilberte j'aurais pu aussi peu me figurer Albertine et que je l'aimerais, que le souvenir de la sonate de Vinteuil ne m'eût permis de me figurer son concert. Bien plus, même les premières fois où j'avais vu Albertine, j'avais pu croire que c'était d'autres que j'aimerais. D'ailleurs elle eût même pu me paraître, si je l'avais connue une année plus tôt, aussi terne qu'un ciel gris où l'aurore n'est pas levée. Si j'avais changé à son égard, elle-même avait changé aussi, et la jeune fille qui était venue vers mon lit le jour où j'avais écrit à Mlle de Stermaria n'était plus la même que j'avais connue à Balbec, soit simple explosion de la femme qui apparaît au moment de la puberté, soit par suite de circonstances que je n'ai jamais pu connaître. En tout cas, même si celle que j'aimerais un jour devait dans une certaine mesure lui ressembler, c'est-à-dire si mon choix d'une femme n'était pas entièrement libre, cela faisait tout de même que, dirigé d'une façon peut-être nécessaire, il l'était sur quelque chose de plus vaste qu'un individu, sur un genre de femmes, et cela en ôtant toute nécessité à mon amour pour Albertine suffisait à mon désir. La femme dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière elle-même, puisque même les yeux fermés nous ne cessons pas un instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d'arranger tous les moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c'eût été une autre qui l'eût été pour nous, si nous avions été dans une autre ville que celle où nous l'avons rencontrée, si nous nous étions promenés dans d'autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre salon. Unique, croyons-nous, elle est innombrable. Et pourtant elle est compacte, indestructible devant nos yeux qui l'aiment, irremplaçable pendant très longtemps par une autre. C'est que cette femme n'a fait que susciter par des sortes d'appels magiques mille éléments de tendresse existant en nous à l'état fragmentaire et qu'elle a assemblés, unis, effaçant toute lacune entre eux, c'est nous-même qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de la personne aimée. De là vient que, même si nous ne sommes qu'un entre mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous elle est la seule et vers qui tend toute notre vie. Certes même j'avais bien senti que cet amour n'était pas nécessaire, non seulement parce qu'il eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela, en le connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu'il avait été pour d'autres, et aussi en le sentant plus vaste qu'Albertine, l'enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d'un mince brisant. Mais, peu à peu à force de vivre avec Albertine, les chaînes que j'avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m'en dégager ; l'habitude d'associer la personne d'Albertine au sentiment qu'elle n'avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu'il était spécial à elle, comme l'habitude donne à la simple association d'idées entre deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique, la force, la nécessité illusoires d'une loi de causalité. J'avais cru que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de sentir, d'aimer, d'imaginer ; j'enviais une pauvre fille de campagne à qui l'absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois de rêve après un chagrin qu'elle ne peut artificiellement endormir. Or je me rendais compte maintenant que si j'avais vu pour Mme de Guermantes comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et moi, cette distance brusquement supprimée par l'opinion, l'idée, pour qui les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable, d'une façon semblable, quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaient profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible d'Albertine, sur laquelle aucune pression n'avait agi comme dans ces guerres modernes où les préparations de l'artillerie, la formidable portée des engins, ne font que retarder le moment où l'homme se jette sur l'homme et où c'est le coeur le plus fort qui a le dessus. Sans doute j'avais pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais leur attente n'avait-elle pas été inutile, leur résultat nul ? Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les humains avant ces perfectionnements de civilisation ne souffrent-ils pas moins, parce qu'on désire moins, parce qu'on regrette moins ce qu'on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela comme irréel ? On désire plus la personne qui va se donner, l'espérance anticipe la possession, le regret est un amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner à l'île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que j'aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite je l'avais revue à temps. Aussitôt que j'avais su qu'elle ne viendrait pas, envisageant l'hypothèse invraisemblable – et qui s'était réalisée – que peut-être, quelqu'un étant jaloux d'elle et l'éloignant des autres, je ne la reverrais jamais, j'avais tant souffert que j'aurais tout donné pour la voir et c'est une des plus grandes angoisses que j'eusse connues que l'arrivée de Saint-Loup avait apaisée. Or à partir d'un certain âge nos amours, nos maîtresses sont filles de notre angoisse ; notre passé, et les lésions physiques où il s'est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en particulier, qu'il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que j'aimasse était, même sans ces amours voisines, inscrit dans l'histoire de mon amour pour elle, c'est-à-dire pour elle et ses amies. Car ce n'était même pas un amour comme celui pour Gilberte, mais créé par division entre plusieurs filles. Que ce fût à cause d'elle et parce qu'elles me paraissaient quelque chose d'analogue à elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours est-il que pendant bien longtemps l'hésitation entre toutes fut possible, mon choix se promenait de l'une à l'autre, et quand je croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât attendre, refusât de me voir, pour que j'eusse pour elle un commencement d'amour. Bien des fois il eût pu se faire qu'Andrée devant venir me voir à Balbec, si j'avais mensongèrement préparé de lui dire, pour ne pas avoir l'air de tenir à elle : « Hélas, si seulement vous étiez venue il y quelques jours, maintenant j'en aime une autre, mais cela ne fait rien, vous pourrez me consoler », un peu avant la visite d'Andrée, Albertine me manquait de parole, mon coeur ne cessait plus de battre, je croyais ne jamais la revoir et c'était elle que j'aimais. Et quand Andrée venait, c'était véridiquement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris, après que j'eus appris qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil) ce qu'elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait été dit en effet ainsi et dans les mêmes termes, si j'avais été heureux la veille avec Albertine : « Hélas, si vous étiez venue plus tôt, maintenant j'en aime une autre. » Encore dans ce cas d'Andrée remplacée par Albertine quand j'avais appris que celle-ci avait connu Mlle Vinteuil, l'amour avait été alternatif et par conséquent, en somme, il n'y en avait eu qu'un à la fois. Mais il s'était produit tels cas auparavant où je m'étais à demi brouillé avec deux des filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c'est l'autre que j'aimerais si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas dire que ce n'est pas avec la première que je me lierais définitivement, car elle me consolerait, bien qu'inefficacement, de la dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle ne revenait plus. Or il arrivait que persuadé que l'une ou l'autre au moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me réservant de cesser d'aimer celle qui reviendrait, mais souffrant jusque-là par toutes les deux. C'est le lot d'un certain âge, qui peut venir très tôt, qu'on soit rendu moins amoureux par un être que par un abandon, où de cet être on finit par ne plus savoir qu'une chose, sa figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute récente et inexpliquée, c'est qu'on aurait besoin pour ne plus souffrir qu'il vous fît dire : « Me recevriez-vous ? »
Ma séparation d'avec Albertine, le jour où Françoise m'avait dit : « Mademoiselle Albertine est partie », était comme une allégorie bien affaiblie de tant d'autres séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut qu'arrive le jour de la séparation.
Dans ces cas où c'est une attente vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l'imagination fouettée par la souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à rester à l'état d'ébauche depuis des mois, que par instants l'intelligence qui n'a pu rattraper le coeur, s'étonne, s'écrie : « Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si douloureusement ? Tout cela n'est pas la vie réelle. » Et en effet à ce moment-là, si on n'était pas relancé par l'infidèle, de bonnes distractions qui nous calmeraient physiquement le coeur suffiraient pour faire avorter l'amour. En tout cas, si cette vie avec Albertine n'était pas, dans son essence, nécessaire, elle m'était devenue indispensable. J'avais tremblé quand j'avais aimé Mme de Guermantes parce que je me disais qu'avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d'être à trop de gens, que j'aurais trop peu de prise sur elle. Albertine étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m'épouser. Et pourtant je n'avais pas pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n'a pas de prises sur la vie d'un autre être. Pourquoi ne m'avait-elle pas dit : « J'ai ces goûts » ? J'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire. Dans un roman que j'avais lu il y avait une femme qu'aucune objurgation de l'homme qui l'aimait ne pouvait décider à parler. En le lisant j'avais trouvé cette situation absurde ; j'aurais, moi, me disais-je, forcé la femme à parler d'abord, ensuite nous nous serions entendus. À quoi bon ces malheurs inutiles ? Mais je voyais maintenant que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui obéissent pas. Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir, sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles crues sans doute mensongères par nous mais auxquelles l'événement avait donné après coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l'un et l'autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu'ils contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante, toute confinée dans notre pitoyable insincérité, auprès de ce qu'ils contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs, en deçà de la réalité profonde que nous n'apercevions pas, vérité au-delà, vérité de nos caractères dont les lois essentielles nous échappaient et demandent le Temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J'avais cru mentir quand je lui avais dit, à Balbec : « Plus je vous verrai, plus je vous aimerai » (et pourtant c'était cette intimité de tous les instants qui, par le moyen de la jalousie, m'avait tant attaché à elle), « je sens que je pourrais être utile à votre esprit » ; à Paris : « Tâchez d'être prudente. Pensez, s'il vous arrivait un accident je ne m'en consolerais pas » (et elle : « Mais il peut m'arriver un accident ») ; à Paris, le soir où j'avais fait semblant de vouloir la quitter : « Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous verrai plus, et que ce sera pour jamais » ; et elle, quand ce même soir elle avait regardé autour d'elle : « Dire que je ne verrai plus cette chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le croire et pourtant c'est vrai » ; dans ses dernières lettres enfin, quand elle avait écrit probablement en se disant « je fais du chiqué » : « Je vous laisse le meilleur de moi-même » (et n'était-ce pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas aussi, de ma mémoire, qu'étaient confiées son intelligence, sa bonté, sa beauté ?) et : « Cet instant, deux fois crépusculaire puisque le jour tombait et que nous allions nous quitter, ne s'effacera de mon esprit que quand il sera envahi par la nuit complète », cette phrase écrite la veille du jour où en effet son esprit avait été envahi par la nuit complète et où, dans ces dernières lueurs si rapides mais que l'anxiété du moment divise jusqu'à l'infini, elle avait peut-être bien revu notre dernière promenade, et dans cet instant où tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être appelé au secours l'ami si souvent maudit mais si respecté par elle, qui lui-même – car toutes les religions se ressemblent – avait la cruauté de souhaiter qu'elle eût eu aussi le temps de se reconnaître, de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu le temps de se reconnaître, nous n'aurions compris l'un et l'autre où était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand, que parce que ce bonheur n'était plus possible, que nous ne pouvions plus le faire ; soit que tant que les choses sont possibles, on les diffère, soit qu'elles ne puissent prendre cette puissance d'attraits et cette apparente aisance de réalisation que quand projetées dans le vide idéal de l'imagination, elles sont soustraites à la submersion alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L'idée qu'on mourra est plus cruelle que mourir, mais moins que l'idée qu'un autre est mort, que, redevenue plane après avoir englouti un être, s'étend, sans même un remous à cette place-là, une réalité d'où cet être est exclu, où n'existe plus aucun vouloir, aucune connaissance et de laquelle il est aussi difficile de remonter à l'idée que cet être a vécu, qu'il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie, de penser qu'il est assimilable aux images sans consistance, aux souvenirs laissés par les personnages d'un roman qu'on a lu.
Du moins j'étais heureux qu'avant de mourir elle m'eût écrit cette lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait qu'elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c'était non seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l'événement eût été incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d'art et de destin. En réalité il l'eût eue tout autant s'il eût été autre ; car tout événement est comme un moule d'une forme particulière, et, quel qu'il soit, il impose à la série des faits qu'il est venu interrompre, et semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué.
Pourquoi ne m'avait-elle pas dit : « J'ai ces goûts » ? J'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je l'embrasserais encore. Quelle tristesse d'avoir à me rappeler qu'elle m'avait ainsi menti en me jurant, trois jours avant de me quitter, qu'elle n'avait jamais eu avec l'amie de Mlle Vinteuil ces relations qu'au moment où Albertine me le jurait sa rougeur avait confessées ! Pauvre petite, elle avait eu du moins l'honnêteté de ne pas vouloir jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil et son amie n'entrait pour rien dans son désir d'aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n'était-elle pas allée jusqu'au bout de son aveu ? Peut-être du reste était-ce un peu ma faute si elle n'avait jamais, malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa dénégation, voulu me dire : « J'ai ces goûts. » C'était peut-être un peu ma faute parce qu'à Balbec, le jour où après la visite de Mme de Cambremer j'avais eu ma première explication avec Albertine et où j'étais si loin de croire qu'elle pût avoir en tout cas autre chose qu'une amitié trop passionnée avec Andrée, j'avais exprimé avec trop de violence mon dégoût pour ce genre de moeurs, je les avais condamnées d'une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si Albertine avait rougi quand j'avais naïvement proclamé mon horreur de cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n'est souvent que longtemps après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne à un moment où nous n'y fîmes nullement attention et qui, plus tard, quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il n'y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n'avons pas fait assez attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous paraître importantes, nous n'avons pas bien entendu une phrase, nous n'avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand plus tard avides de découvrir une vérité nous remontons de déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste, impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même trajet, mais inutilement, mais le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle rougi ? Je ne sais si elle avait rougi, mais elle n'avait pas pu ne pas entendre, et le souvenir de ces paroles l'avait plus tard arrêtée quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi. Et maintenant elle n'était plus nulle part, j'aurais pu parcourir la terre d'un pôle à l'autre sans rencontrer Albertine ; la réalité, qui s'était refermée sur elle, était redevenue unie, avait effacé jusqu'à la trace de l'être qui avait coulé à fond. Elle n'était plus qu'un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec indifférence : « Elle était délicieuse » ceux qui l'avaient connue. Mais je ne pouvais pas concevoir plus d'un instant l'existence de cette réalité dont Albertine n'avait pas conscience, car en moi mon amie existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se rapportaient à sa vie. Peut-être si elle l'avait su, eût-elle été touchée de voir que son ami ne l'oubliait pas, maintenant que sa vie à elle était finie, et elle eût été sensible à des choses qui auparavant l'eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait s'abstenir d'infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle qu'on aime ne s'en abstienne pas, j'étais effrayé de penser que si les morts vivent quelque part, ma grand-mère connaissait aussi bien mon oubli qu'Albertine mon souvenir. Et tout compte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu'on aurait d'apprendre qu'elle sait certaines choses balancerait l'effroi de penser qu'elle les sait toutes ? et, si sanglant que soit le sacrifice, ne renoncerions-nous pas quelquefois à les garder après leur mort comme amis, de peur de les avoir aussi pour juges ?
Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient infinies. J'achetai combien de femmes qui ne m'apprirent rien. Si ces curiosités étaient si vivaces, c'est que l'être ne meurt pas tout de suite pour nous, il reste baigné d'une espèce d'aura de vie qui n'a rien d'une immortalité véritable mais qui fait qu'il continue à occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait. Il est comme en voyage. C'est une survie très païenne. Inversement, quand on a cessé d'aimer, les curiosités que l'être excite meurent avant que lui-même soit mort. Ainsi je n'eusse plus fait un pas pour savoir avec qui Gilberte se promenait un certain soir dans les Champs-Élysées. Or je sentais bien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans valeur en elles-mêmes, sans possibilité de durer. Mais je continuais à tout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiosités passagères, bien que je susse d'avance que ma séparation forcée d'avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la même indifférence qu'avait fait ma séparation volontaire d'avec Gilberte. C'est ce qui me fit notamment envoyer Aimé à Balbec car je sentais que sur place il apprendrait bien des choses. Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle serait restée auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu'une fois qu'elle se fût vue morte, elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie. Par la contradiction même qu'elle impliquait, une telle supposition était absurde. Mais elle n'était pas inoffensive, car en imaginant combien Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvait rétrospectivement comprendre, serait heureuse de revenir auprès de moi, je l'y voyais, je voulais l'embrasser, et hélas c'était impossible, elle ne reviendrait jamais, elle était morte. Mon imagination la cherchait dans le ciel, par les soirs où nous l'avions regardé encore ensemble ; au-delà de ce clair de lune qu'elle aimait, je tâchais de hausser jusqu'à elle ma tendresse pour qu'elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet amour pour un être devenu si lointain était comme une religion, mes pensées montaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, il engendre la croyance ; j'avais cru qu'Albertine ne partirait pas parce que je le désirais ; parce que je le désirais je crus qu'elle n'était pas morte ; je me mis à lire des livres sur les tables tournantes, je commençai à croire possible l'immortalité de l'âme. Mais elle ne me suffisait pas. Il fallait qu'après ma mort je la retrouvasse avec son corps, comme si l'éternité ressemblait à la vie. Que dis-je « à la vie » ! J'étais plus exigeant encore. J'aurais voulu ne pas être à tout jamais privé par la mort des plaisirs que pourtant elle n'est pas seule à nous ôter. Car sans elle ils auraient fini par s'émousser, ils avaient déjà commencé de l'être par l'action de l'habitude ancienne, des nouvelles curiosités. Puis, dans la vie, Albertine, même physiquement, eût peu à peu changé, jour par jour je me serais adapté à ce changement. Mais mon souvenir, n'évoquant d'elle que des moments, demandait de la revoir telle qu'elle n'aurait déjà plus été si elle avait vécu ; ce qu'il voulait c'était un miracle qui satisfît aux limites naturelles et arbitraires de la mémoire, qui ne peut sortir du passé. Et pourtant cette créature vivante, je l'imaginais avec la naïveté des théologiens antiques, m'accordant les explications, non pas même qu'elle eût pu me donner mais, par une contradiction dernière, celles qu'elle m'avait toujours refusées pendant sa vie ; et ainsi sa mort étant une espèce de rêve, mon amour lui semblerait un bonheur inespéré ; je ne retenais de la mort que la commodité et l'optimisme d'un dénouement qui simplifie, qui arrange tout.
Quelquefois ce n'était pas si loin, ce n'était pas dans un autre monde que j'imaginais notre réunion. De même qu'autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle aux Champs-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j'allais recevoir une lettre d'elle où elle m'avouerait son amour, qu'elle allait entrer, une même force de désir, ne s'embarrassant pas plus des lois physiques qui le contrarieraient que la première fois au sujet de Gilberte (où en somme il n'avait pas eu tort puisqu'il avait eu le dernier mot) me faisait penser maintenant que j'allais recevoir un mot d'Albertine, m'apprenant qu'elle avait bien eu un accident de cheval, mais pour des raisons romanesques (et comme en somme il est quelquefois arrivé pour des personnages qu'on a crus longtemps morts) n'avait pas voulu que j'apprisse qu'elle avait guéri et maintenant repentante demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi la certitude qu'elle était morte, et l'espoir incessant de la voir entrer.
Je n'avais pas encore reçu de nouvelles d'Aimé qui pourtant devait être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie d'Albertine avait été vraiment coupable, elle avait dû contenir bien des choses autrement importantes, auxquelles le hasard ne m'avait pas permis de toucher comme il avait fait pour cette conversation sur le peignoir et par la rougeur d'Albertine. Mais précisément ces choses n'existaient pas pour moi puisque je ne les voyais pas. Mais c'était tout à fait arbitrairement que j'avais fait un sort à cette journée-là, que plusieurs années après je tâchais de la reconstituer. Si Albertine avait aimé les femmes, il y avait des milliers d'autres journées de sa vie dont je ne connaissais pas l'emploi et qui pouvaient être aussi intéressantes pour moi à connaître ; j'aurais pu envoyer Aimé dans bien d'autres endroits de Balbec, dans bien d'autres villes que Balbec. Mais précisément ces journées-là, parce que je n'en savais pas l'emploi, elles ne se représentaient pas à mon imagination, elles n'y avaient pas d'existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pour moi que quand ils prenaient dans mon imagination une existence individuelle. S'il y en avait des milliers d'autres pareils, ils devenaient pour moi représentatifs du reste. Si j'avais désiré depuis longtemps savoir, en fait de soupçons à l'égard d'Albertine, ce qu'il en était pour la douche, c'est de la même manière que, en fait de désirs de femmes, et quoique je susse qu'il y avait un grand nombre de jeunes filles et de femmes de chambre qui pouvaient les valoir et dont le hasard aurait tout aussi bien pu me faire entendre parler, je voulais connaître – puisque c'était celles-là dont Saint-Loup m'avait parlé, celles-là qui existaient individuellement pour moi – la jeune fille qui allait dans les maisons de passe et la femme de chambre de Mme Putbus. Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma « procrastination », comme disait Saint-Loup, mettaient à réaliser n'importe quoi, m'avaient fait remettre de jour en jour, de mois en mois, d'année en année, l'éclaircissement de certains soupçons comme l'accomplissement de certains désirs. Mais je les gardais dans ma mémoire en me promettant de ne pas oublier d'en connaître la réalité, parce que seuls ils m'obsédaient (puisque les autres n'avaient pas de forme à mes yeux, n'existaient pas), et aussi parce que le hasard même qui les avait choisis au milieu de la réalité m'était un garant que c'était bien en eux, avec un peu de la réalité, de la vie véritable et convoitée, que j'entrerais en contact. Et puis, un seul petit fait, s'il est bien choisi, ne suffit-il pas à l'expérimentateur pour décider d'une loi générale qui fera connaître la vérité sur des milliers de faits analogues ? Albertine avait beau n'exister dans ma mémoire comme elle m'était successivement apparue au cours de la vie, que comme des fractions de temps, ma pensée rétablissant en elle l'unité, en refaisait un être, et c'est sur cet être que je voulais porter un jugement général, savoir si elle m'avait menti, si elle aimait les femmes, si c'est pour en fréquenter librement qu'elle m'avait quitté. Ce que dirait la doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes sur les moeurs d'Albertine.
Mes doutes ! Hélas, j'avais cru qu'il me serait indifférent, même agréable de ne plus voir Albertine, jusqu'à ce que son départ m'eût révélé mon erreur. De même sa mort m'avait appris combien je me trompais en croyant souhaiter quelquefois sa mort et supposer qu'elle serait ma délivrance. Ce fut de même que quand je reçus la lettre d'Aimé, je compris que si je n'avais pas jusque-là souffert trop cruellement de mes doutes sur la vertu d'Albertine, c'est qu'en réalité ce n'était nullement des doutes. Mon bonheur, ma vie avaient besoin qu'Albertine fût vertueuse, ils avaient posé une fois pour toutes qu'elle l'était. Muni de cette croyance préservatrice, je pouvais sans danger laisser mon esprit jouer tristement avec des suppositions auxquelles il donnait une forme mais n'ajoutait pas foi. Je me disais : « Elle aime peut-être les femmes », comme on se dit : « Je peux mourir ce soir » ; on se le dit, mais on ne le croit pas, on fait des projets pour le lendemain. C'est ce qui explique que me croyant à tort incertain si Albertine aimait ou non les femmes, et par conséquent qu'un fait coupable à l'actif d'Albertine ne m'apporterait rien que je n'eusse souvent envisagé, j'aie pu éprouver devant les images, insignifiantes pour d'autres, que m'évoquait la lettre d'Aimé, une souffrance inattendue, la plus cruelle que j'eusse ressentie encore, et qui formait avec ces images, avec l'image, hélas ! d'Albertine elle-même, une sorte de précipité comme on dit en chimie, où tout était indivisible et dont le texte de la lettre d'Aimé, que j'en sépare d'une façon toute conventionnelle, ne peut donner aucunement l'idée, puisque chacun des mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré à jamais par la souffrance qu'il venait d'exciter.
« Monsieur,
« Monsieur voudra bien me pardonner si je n'ai pas plus tôt écrit à Monsieur. La personne que Monsieur m'avait chargé de voir s'était absentée pour deux jours et, désireux de répondre à la confiance que Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenir les mains vides. Je viens de causer enfin avec cette personne qui se rappelle très bien (Mlle A.). »
Aimé qui avait un certain commencement de culture voulait mettre Mlle A. en italique ou entre guillemets. Mais quand il voulait mettre des guillemets il traçait une parenthèse, et quand il voulait mettre quelque chose entre parenthèses il le mettait entre guillemets. C'est ainsi que Françoise disait que quelqu'un restait dans ma rue pour dire qu'il y demeurait, et qu'on pouvait demeurer deux minutes pour rester, les fautes des gens du peuple consistant seulement très souvent à interchanger – comme a fait d'ailleurs la langue française – des termes qui au cours des siècles ont pris réciproquement la place l'un de l'autre.
« D'après elle la chose que supposait Monsieur est absolument certaine. D'abord c'était elle qui soignait (Mlle A.) chaque fois que celle-ci venait aux bains. (Mlle A.) venait très souvent prendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu'elle, toujours habillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nom connaissait pour l'avoir vue souvent rechercher des jeunes filles. Mais elle ne faisait plus attention aux autres depuis qu'elle connaissait (Mlle A.). Elle et (Mlle A.) s'enfermaient toujours dans la cabine, restaient très longtemps, et la dame en gris donnait au moins dix francs de pourboire à la personne avec qui j'ai causé. Comme m'a dit cette personne, vous pensez bien que si elles n'avaient fait qu'enfiler des perles elles ne m'auraient pas donné dix francs de pourboire. (Mlle A.) venait aussi quelquefois avec une femme très noire de peau, qui avait un face-à-main. Mais (Mlle A.) venait le plus souvent avec des jeunes filles plus jeunes qu'elle, surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les personnes que (Mlle A.) avait l'habitude d'amener n'étaient pas de Balbec et devaient même souvent venir d'assez loin. Elles n'entraient jamais ensemble, mais (Mlle A.) entrait, me disait de laisser la porte de la cabine ouverte, qu'elle attendait une amie, et la personne avec qui j'ai parlé savait ce que cela voulait dire. Cette personne n'a pu me donner d'autres détails ne se rappelant pas très bien, “ce qui est facile à comprendre après si longtemps”. Du reste cette personne ne cherchait pas à savoir, parce qu'elle est très discrète et que c'était son intérêt car (Mlle A.) lui faisait gagner gros. Elle a été très sincèrement touchée d'apprendre qu'elle était morte. Il est vrai que si jeune c'est un grand malheur pour elle et pour les siens. J'attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peux quitter Balbec où je ne crois pas que j'apprendrai rien davantage. Je remercie encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m'a ainsi procuré et qui m'a été très agréable d'autant plus que le temps est on ne peut plus favorable. La saison s'annonce bien pour cette année. On espère que Monsieur viendra faire cet été une petite apparission.
« Je ne vois plus rien d'intéressant à dire à Monsieur, etc. »
Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut se rappeler que les questions que je me posais à l'égard d'Albertine n'étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions de détail, les seules en réalité que nous nous posions à l'égard de tous les êtres qui ne sont pas nous, ce qui nous permet de cheminer, revêtus d'une pensée imperméable, au milieu de la souffrance, du mensonge, du vice et de la mort. Non, pour Albertine c'était une question d'essence : en son fond qu'était-elle, à quoi pensait-elle, qu'aimait-elle, me mentait-elle, ma vie avec elle avait-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette ? Aussi ce qu'atteignait la réponse d'Aimé, bien qu'elle ne fût pas une réponse générale, mais particulière – et justement à cause de cela –, c'était bien, en Albertine, en moi, les profondeurs.
Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d'Albertine à la douche par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable que je ne le redoutais quand je l'imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard d'Albertine. Sans doute, tout autre que moi eût pu trouver insignifiants ces détails auxquels l'impossibilité où j'étais, maintenant qu'Albertine était morte, de les faire réfuter par elle conférait l'équivalent d'une sorte de probabilité. Il est même probable que pour Albertine, même s'ils avaient été vrais, si elle les avait avoués, ses propres fautes – que sa conscience les eût trouvées innocentes ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou assez fades – eussent été dépourvues de cette inexprimable impression d'horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même à l'aide de mon amour des femmes et quoiqu'elles ne dussent pas avoir été pour Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu'elle éprouvait. Et certes c'était déjà un commencement de souffrance que de me la représenter désirant comme j'avais si souvent désiré, me mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle de Stermaria, pour tant d'autres, ou pour les paysannes que je rencontrais dans la campagne. Oui, tous mes désirs m'aidaient dans une certaine mesure à comprendre les siens ; c'était déjà une grande souffrance où tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en tourments d'autant plus cruels ; comme si dans cette algèbre de la sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le signe moins au lieu du signe plus. Mais pour Albertine, autant que je pouvais en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu'elle eût eu de me les cacher – ce qui me faisait supposer qu'elle se jugeait coupable ou avait peur de me faire de la peine –, ses fautes, parce qu'elle les avait préparées à sa guise dans la claire lumière de l'imagination où se joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu'elle n'avait pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu'elle avait cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines de la vie. Mais moi, c'est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans que je pusse moi-même élaborer les images, c'est de la lettre d'Aimé que m'étaient venues ces images d'Albertine arrivant à la douche et préparant son pourboire.
Sans doute c'est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d'Albertine avec la femme en gris, je lisais le rendez-vous qu'elles avaient pris, cette convention de venir faire l'amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expérience de la corruption, l'organisation bien dissimulée de toute une double existence, c'est parce que ces images m'apportaient la terrible nouvelle de la culpabilité d'Albertine qu'elles m'avaient immédiatement causé une douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. Mais aussitôt, la douleur avait réagi sur elles ; un fait objectif, une image, est différent selon l'état intérieur avec lequel on l'aborde. Et la douleur est un aussi puissant modificateur de la réalité qu'est l'ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait aussitôt quelque chose d'absolument différent de ce que peuvent être pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la rue où avait lieu l'arrivée délibérée d'Albertine avec la dame en gris – échappée sur une vie de mensonges et de fautes telle que je ne l'avais jamais conçue – ; ma souffrance les avait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c'était le fragment d'un autre monde, d'une planète inconnue et maudite, une vue de l'Enfer. L'Enfer c'était tout ce Balbec, tous ces pays avoisinants d'où d'après la lettre d'Aimé elle faisait venir souvent les filles plus jeunes qu'elle amenait à la douche. Ce mystère que j'avais jadis imaginé dans le pays de Balbec et qui s'y était dissipé quand j'y avais vécu, que j'avais ensuite espéré ressaisir en connaissant Albertine parce que, quand je la voyais passer sur la plage, quand j'étais assez fou pour désirer qu'elle ne fût pas vertueuse, je pensais qu'elle devait l'incarner, comme maintenant tout ce qui touchait à Balbec s'en imprégnait affreusement ! Les noms de ces stations, Apollonville…, devenus si familiers, si tranquillisants, quand je les entendais le soir en revenant de chez les Verdurin, maintenant que je pensais qu'Albertine avait habité l'une, s'était promenée jusqu'à l'autre, avait pu aller souvent en bicyclette à la troisième, ils excitaient en moi une anxiété plus cruelle que la première fois, où je les voyais avec tant de trouble du petit chemin de fer d'intérêt local, avec ma grand-mère, avant d'arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore.
C'est un des pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des faits extérieurs et les sentiments de l'âme sont quelque chose d'inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir exactement les choses, et ce que pensent les gens, pour la simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c'est un vertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m'avait-elle trompé, avec qui, dans quelle maison, quel jour, celui où elle m'avait dit telle chose, où je me rappelais que j'avais dans la journée dit ceci ou cela ? je n'en savais rien. Je ne savais pas davantage quels étaient ses sentiments pour moi, s'ils étaient inspirés par l'intérêt, par la tendresse. Et tout d'un coup je me rappelais tel incident insignifiant, par exemple qu'Albertine avait voulu aller à Saint-Martin-le-Vêtu, disant que ce nom l'intéressait, et peut-être simplement parce qu'elle avait fait la connaissance de quelque paysanne qui était là-bas. Mais ce n'était rien qu'Aimé m'eût appris cela pour la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer qu'il me l'avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer que je savais ; car cela faisait tomber entre nous la séparation d'illusions différentes, tout en n'ayant jamais eu pour résultat de me faire aimer d'elle davantage, au contraire. Or voici que depuis qu'elle était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l'effet du premier : me représenter l'entretien où j'aurais voulu lui faire part de ce que j'avais appris, aussi vivement que l'entretien où je lui aurais demandé ce que je ne savais pas ; c'est-à-dire la voir, près de moi, l'entendre me répondant avec bonté, voir ses joues redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la tristesse, c'est-à-dire encore l'aimer et oublier la fureur de ma jalousie dans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j'avais appris et d'établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de découvrir (et que je n'avais peut-être pu découvrir que parce qu'elle était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa conduite. Quoi ? Avoir tant désiré qu'Albertine sût que j'avais appris l'histoire de la salle de douches, Albertine qui n'était plus rien ! C'était là encore une des conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous représenter autre chose que la vie. Albertine n'était plus rien ; mais pour moi c'était la personne qui m'avait caché qu'elle eût des rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s'imaginait avoir réussi à me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passera après notre propre mort, n'est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous projetons à ce moment-là ? Et est-il beaucoup plus ridicule en somme de regretter qu'une femme qui n'est plus rien ignore que nous avons appris ce qu'elle faisait il y a six ans, que de désirer que de nous-même qui serons mort, le public parle encore avec faveur dans un siècle ? S'il y a plus de fondement réel dans la seconde que dans la première, les regrets de ma jalousie rétrospective n'en procédaient pas moins de la même erreur d'optique que chez les autres hommes le désir de la gloire posthume. Pourtant cette impression de ce qu'il y avait de solennellement définitif dans ma séparation d'avec Albertine, si elle s'était substituée un moment à l'idée de ces fautes, ne faisait qu'aggraver celles-ci en leur conférant un caractère irrémédiable. Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j'étais seul et où, dans quelque sens que j'allasse, je ne la rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma mémoire – comme il y a toujours toute espèce de choses, les unes dangereuses, les autres salutaires, dans ce fouillis où les souvenirs ne s'éclairent qu'un à un – je découvris, comme un ouvrier l'objet qui pourra servir à ce qu'il veut faire, une parole de ma grand-mère. Elle m'avait dit à propos d'une histoire invraisemblable que la doucheuse avait racontée à Mme de Villeparisis : « C'est une femme qui doit avoir la maladie du mensonge. » Ce souvenir me fut d'un grand secours. Quelle portée pouvait avoir ce qu'avait dit la doucheuse à Aimé ? D'autant plus qu'en somme elle n'avait rien vu. On peut venir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être, pour se vanter, la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J'avais bien entendu Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle qu'elle avait « un million à manger par mois », ce qui était de la folie ; une autre fois qu'elle avait vu ma tante Léonie donner à Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu'un billet de cinquante francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi je cherchais et je réussis peu à peu à me défaire de la douloureuse certitude que je m'étais donné tant de mal à acquérir, ballotté que j'étais toujours entre le désir de savoir et la peur de souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais aussitôt avec cette tendresse, une tristesse d'être séparé d'Albertine durant laquelle j'étais peut-être encore plus malheureux qu'aux heures récentes où c'était par la jalousie que j'étais torturé. Mais cette dernière renaquit soudain en pensant à Balbec, à cause de l'image soudain revue (qui jusque-là ne m'avait jamais fait souffrir et me paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire), de la salle à manger de Balbec le soir, avec, de l'autre côté du vitrage, toute cette population, entassée dans l'ombre comme devant le vitrage lumineux d'un aquarium regardant les étranges êtres se déplacer dans la clarté, mais faisant se frôler (je n'y avais jamais pensé) dans sa conglomération les pêcheuses et les filles du peuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe nouveau à Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l'avarice et la tradition interdisaient à leurs parents, petites-bourgeoises parmi lesquelles il y avait sûrement presque chaque soir Albertine, que je ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelque fillette qu'elle rejoignait quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c'était ma tristesse qui renaissait, je venais d'entendre comme une condamnation à l'exil le bruit de l'ascenseur qui au lieu de s'arrêter à mon étage montait au-dessus. Pourtant la seule personne dont j'eusse pu souhaiter la visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela, quand l'ascenseur s'arrêtait à mon étage mon coeur battait, un instant je me disais : « Si tout de même tout cela n'était qu'un rêve ! C'est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va entrer me dire avec plus d'effroi que de colère, car elle est plus superstitieuse encore que vindicative, et craindrait moins la vivante que ce qu'elle croira peut-être un revenant : “Monsieur ne devinera jamais qui est là.” » J'essayais de ne penser à rien, de prendre un journal. Mais la lecture m'était insupportable de ces articles écrits par des gens qui n'éprouvaient pas de réelle douleur. D'une chanson insignifiante l'un disait : « C'est à pleurer » tandis que moi je l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que sans la fâcheuse politique la vie de Paris serait « tout à fait délicieuse », alors que je savais bien que même sans politique cette vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse, même avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur cynégétique disait (on était au mois de mai) « Cette époque est vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car il n'y a rien, absolument rien à tirer » et le chroniqueur du « Salon » : « Devant cette manière d'organiser une Exposition on se sent pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie. » Si la force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs, en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à Nice, ou aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas les lire, car le simple geste de les ouvrir me rappelait à la fois que j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne vivait plus ; je les laissais retomber sans avoir la force de les déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au bout ces minutes mutilées qui souffraient dans mon coeur. Même quand peu à peu elle cessa d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon coeur, je souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était là, entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près du pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et d'autres domaines plus immatériels, comme une nuit d'insomnie ou l'émoi que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré cela, le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma pensée se rappelait avoir lues, excitait souvent en moi une jalousie cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument valable de l'immoralité des femmes que de me rendre une impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transportées alors dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors je me redemandais s'il était certain que les révélations de la doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû, aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans doute il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa rêverie un être absent, et qui même s'il ne le reste que quelques heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand-chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de partir pour Nice, et ainsi non seulement par mes pensées, mes tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon argent, tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être après sa mort, si cet être était un artiste et mit un peu de soi dans son oeuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de bouture prélevée sur un être et greffée au coeur d'un autre, continue à y poursuivre sa vie même quand l'être d'où elle avait été détachée a péri.
Aimé alla loger à côté de la villa de Mme Bontemps ; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la journée. Ces gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre, Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras quand celle-ci lui rapportait le linge. « Mais, disait-elle, cette demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J'envoyai à Aimé l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me faire par sa lettre, et cependant je m'efforçais de le guérir en me disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir vicieux, quand je reçus un télégramme d'Aimé : « Ai appris les choses les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour Monsieur. Lettre suit. » Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffit à me faire frémir ; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque personne, même la plus humble, a sous sa dépendance ces petits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans une espèce d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède.
« D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la rencontrait souvent au bord de la mer quand elle allait se baigner ; que Mlle Albertine, qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour aller se baigner, avait l'habitude de la retrouver au bord de la mer, à un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir, et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient, et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous les arbres, restaient dans l'herbe à se sécher, à se caresser, à se chatouiller, à jouer. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies, et que voyant Mlle Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dans l'eau. Ce soir-là elle ne m'a rien dit de plus. Mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m'a dit : (Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (Ah ! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre.) J'ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile. »
J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine, j'avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m'avait annoncé qu'elle n'était plus là et que je m'étais trouvé seul, j'avais souffert davantage. Mais du moins, l'Albertine que j'avais aimée restait dans mon coeur. Maintenant, à sa place – pour ma punition d'avoir poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que j'avais supposé, la mort n'avait pas mis fin – ce que je trouvais c'était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les tromperies là où l'autre m'avait si doucement rassuré en me jurant n'avoir jamais connu ces plaisirs que dans l'ivresse de sa liberté reconquise elle était partie goûter jusqu'à la pâmoison, jusqu'à mordre cette petite blanchisseuse qu'elle retrouvait au soleil levant, sur le bord de la Loire, et à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous entendons le mot différent quand il s'agit des autres. Si les autres sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous atteignant pas profondément, et le pendule de l'intuition ne pouvant projeter hors de lui qu'une oscillation égale à celle qu'il a exécutée dans le sens intérieur, ce n'est que dans des régions superficielles d'eux-mêmes que nous situons ces différences. Autrefois quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me paraissait pas pour cela une femme autre, d'une essence particulière. Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le faisant, quelle idée elle avait de ce qu'elle faisait ; alors, descendant de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur on atteint au mystère, à l'essence. Je souffrais jusqu'au fond de moi-même, jusque dans mon corps, dans mon coeur, bien plus que ne m'eût fait souffrir la peur de perdre la vie, de cette curiosité à laquelle collaboraient toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient ; et ainsi c'est dans les profondeurs mêmes d'Albertine que je projetais maintenant tout ce que j'apprenais d'elle. Et la douleur qu'avait ainsi fait pénétrer en moi à une telle profondeur la réalité du vice d'Albertine me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal que j'avais fait à ma grand-mère, le mal que m'avait fait Albertine fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au souvenir car avec la conservation d'énergie que possède tout ce qui est physique, la souffrance n'a même pas besoin des leçons de la mémoire : ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au clair de lune dans les bois, souffre encore des rhumatismes qu'il y a pris.
Ces goûts niés par elle et qu'elle avait, ces goûts dont la découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement, mais dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots : « Tu me mets aux anges », souffrance qui leur donnait une particularité qualitative, ces goûts ne s'ajoutaient pas seulement à l'image d'Albertine comme s'ajoute au bernard-l'ermite la coquille nouvelle qu'il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en contact avec un autre sel en change la couleur, bien plus, par une sorte de précipité, la nature. Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies : « Imaginez-vous, je ne l'aurais pas cru, eh bien la demoiselle, c'en est une aussi », pour moi ce n'était pas seulement un vice d'abord insoupçonné d'elles qu'elles ajoutaient à la personne d'Albertine, mais la découverte qu'elle était une autre personne, une personne comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote d'autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce que j'avais eu d'elle, ce que je portais dans mon coeur, ce n'était qu'un tout petit peu d'elle et que le reste, qui prenait tant d'extension de ne pas être seulement cette chose déjà si mystérieusement importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec d'autres, elle me l'avait toujours caché, elle m'en avait tenu à l'écart, comme une femme qui m'eût caché qu'elle était d'un pays ennemi et espionne, bien plus traîtreusement même qu'une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis qu'Albertine c'était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu'elle n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais. J'avais justement vu deux peintures d'Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues. Dans l'une, l'une des jeunes filles lève le pied comme Albertine devait faire quand elle l'offrait à la blanchisseuse. De l'autre elle pousse à l'eau l'autre jeune fille qui gaiement résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l'eau bleue. Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même méandre de cou de cygne avec l'angle du genou, que faisait la chute de la cuisse d'Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit, et j'avais voulu souvent lui dire qu'elle me rappelait ces peintures. Mais je ne l'avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l'image de corps nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et de ses amies, recomposer le groupe que j'avais tant aimé quand j'étais assis au milieu des amies d'Albertine à Balbec. Et si j'avais été un amateur sensible à la seule beauté, j'aurais reconnu qu'Albertine le recomposait mille fois plus beau maintenant que les éléments en étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou dans les bassins donnaient à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant, à côté de la blanchisseuse, je la voyais jeune fille au bord de la mer bien plus qu'elle n'avait été pour moi à Balbec, dans leur double nudité de marbres féminins, au milieu des touffeurs, des végétations et trempant dans l'eau comme des bas-reliefs nautiques. Me souvenant de ce qu'elle était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de cygne, il cherchait la bouche de l'autre jeune fille. Alors je ne voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d'un cygne, comme celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu'il n'y a qu'un cygne, qu'elle semble plus seule, de même qu'on découvre au téléphone les inflexions d'une voix qu'on ne distingue pas tant qu'elle n'est pas dissociée d'un visage où on objective son expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d'aller vers la femme qui l'inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se concentre dans celle qui le ressent. Par instants la communication était interrompue entre mon coeur et ma mémoire. Ce qu'Albertine avait fait avec la blanchisseuse ne m'était plus signifié que par des abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien ; mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli et mon coeur était brûlé sans pitié par un feu d'enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Comme elle était vivante au moment où elle commettait sa faute, c'est-à-dire au moment où moi-même je me trouvais, il ne me suffisait pas de savoir cette faute, j'aurais voulu qu'elle sût que je savais. Aussi, si dans ces moments-là je regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la marque de ma jalousie et tout différent du regret déchirant des moments où je l'aimais, n'était que le regret de ne pas pouvoir lui dire : « Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après m'avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la Loire, tu lui disais : “Tu me mets aux anges”, j'ai vu la morsure. » Sans doute je me disais : « Pourquoi me tourmenter ? Celle qui a eu du plaisir avec la blanchisseuse n'est plus rien, donc n'était pas une personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas, puisqu'elle ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de son plaisir qui me ramenait au moment où elle l'avait éprouvé. Ce que nous sentons existe seul pour nous et nous le projetons dans le passé, dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. Si mon regret qu'elle fût morte subissait dans ces moments-là l'influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière, cette influence s'étendit naturellement à mes rêves d'occultisme, d'immortalité qui n'étaient qu'un effort pour tâcher de réaliser ce que je désirais. Aussi à ces moments-là, si j'avais pu réussir à l'évoquer en faisant tourner une table, comme Bergotte croyait que c'était possible, ou à la rencontrer dans l'autre vie, comme le pensait l'abbé X***, je ne l'aurais souhaité que pour lui répéter : « Je sais pour la blanchisseuse. Tu disais : “Tu me mets aux anges” ; j'ai vu la morsure. »
Ce qui vint à mon secours contre cette image de la blanchisseuse, ce fut, certes quand elle eut un peu duré, cette image elle-même, parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce fractionnement d'Albertine en de nombreuses parts, en de nombreuses Albertine, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât ? Car s'il n'était pas en lui quelque chose de réel, s'il tenait à la forme successive des heures où elle m'était apparue, forme qui restait celle de ma mémoire, comme la courbure des projections de ma lanterne magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité bien objective celle-là, que chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale et que si l'Albertine vicieuse avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre ; celle qui le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si tristement : « Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai jamais tout cela » et quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié si sincère : « Oh ! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est entendu, je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus seul. Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de cruel triomphe et pour lui montrer méchamment que je la savais. Comme j'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que voulant paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir. Pourtant, dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût même pas fait au début des confidences (peut-être, il est vrai, involontaires, dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré : je ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons d'appeler certaines choses que cela pouvait signifier cela ou non. Mais le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué. D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait, pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Qu'elle eût fait ce qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché ses goûts, c'était pour ne pas me faire de chagrin. J'eus la douceur de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais connu une autre ? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports avec un autre être sont avoir soi bon coeur ou bien, cet autre être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule. Cela suffit ; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse, on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard on fréquente la personne aimée, on ne peut pas plus, devant quelques cruelles réalités qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule, que nous ne pouvons quand elle vieillit, à une personne que nous connaissons depuis sa jeunesse, la lui ôter. J'évoquai le beau regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie), je lui pardonnai.
Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée, j'en retrouvais qui avaient semblé perdus : en nouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à laquelle je n'avais jamais repensé et où pour que l'air froid ne pût pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une morte chérie, que nous rapporte sa vieille femme de chambre et qui ont tant de prix pour nous ; mon chagrin s'en trouvait enrichi, et d'autant plus que ce foulard, je n'y avais jamais repensé.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol ; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine était comme l'ombre du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale qu'il reflétait au-delà de la mort. Car je sentais bien que, si je pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle, si j'en avais mis trop je ne l'aurais plus aimée ; elle me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était maintenant ma grand-mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequel avait pu se renouer après longtemps sans penser à elle ? Or mon souvenir devait obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il était comme l'ombre de mon amour. Mon moi actuel n'aimait plus Albertine, mon moi qui l'avait aimée était mort. Mais en moi le mot Équemauville était déposé, partie de ce moi qui se mettait à pleurer de choses qui ne me faisaient plus de peine en temps habituel, comme des exemplaires déposés à la Bibliothèque nationale permettent de connaître un ouvrage qui serait détruit, comme ces disques devant lesquels un grand artiste a chanté qu'on enterre dans la cave de l'Opéra et qui quand le virtuose est mort se remettent à chanter avec cette voix qu'on croyait tue à jamais. Tout comme l'avenir, ce n'est pas tout à la fois mais grain à grain qu'on goûte le passé.
D'ailleurs mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le reconnaissais plus ; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je l'aimais toujours ; car ce besoin d'éprouver un grand amour n'était, tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine, qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée que je pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le besoin d'une soeur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une soeur, lequel n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et en revanche, plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un coup parfois une tendresse me remontait au coeur pour Albertine, et alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle les aurait compris, partagés et son vice devenait comme une cause d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que je fusse jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme malgré les flux et les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre ; mon moi en quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles qui y suppléaient, les larmes qu'apportait à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir et la dernière période d'un amour n'était pas plutôt le début d'une maladie de coeur.
Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée – la « complication » amenée – par les lettres d'Aimé relativement à l'établissement de douches et aux blanchisseuses. Mais un médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que pour le reste, mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée de la mort d'Albertine – non plus le souvenir présent de sa vie – qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement, ce n'était pas comme les premiers jours qu'Albertine si vivante en moi pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine, qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se suivent l'un l'autre, le noir tunnel sous lequel ma pensée rêvassait depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui, s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, berçant au loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui dans l'obscurité où je roulais depuis si longtemps me semblait la seule réalité ? Le personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus qu'une faible partie, à demi dépouillée, de moi, et comme une fleur qui s'entrouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées trop constantes, qui ont besoin d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre de 1870, par exemple, disent que l'idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle, non pas parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre, mais y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur ce blanc momentané se détachât, enfin distincte, la réalité monstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre chose qu'elle.
Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine s'était au moins fait, non pas par échelons, mais à la fois, également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs de ses trahisons s'éloignant en même temps que ceux de sa douceur, l'oubli m'eût apporté de l'apaisement. Il n'en était pas ainsi. Comme sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j'étais assailli par la morsure de tel de mes soupçons quand déjà l'image de sa douce présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m'apporter son remède. Pour les trahisons j'en avais souffert parce qu'en quelque année lointaine qu'elles eussent eu lieu, pour moi elles n'étaient pas anciennes ; mais j'en souffrais moins quand elles le devinrent, c'est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car l'éloignement d'une chose est proportionné plutôt à la puissance visuelle de la mémoire qui regarde qu'à la distance réelle des jours écoulés, comme le souvenir d'un rêve de la dernière nuit qui peut nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement, qu'un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l'idée de la mort d'Albertine fît des progrès en moi, le reflux de la sensation qu'elle était vivante, s'il ne les arrêtait pas, les contrecarrait cependant et empêchait qu'ils fussent réguliers. Et je me rends compte maintenant que pendant cette période-là (sans doute à cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi et qui, à force d'effacer chez moi la souffrance de fautes qui me semblaient presque indifférentes parce que je savais qu'elle ne les commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d'innocence), j'eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi nouvelle que celle qu'Albertine était morte (jusque-là je partais toujours de l'idée qu'elle était vivante), avec une idée que j'aurais crue tout aussi impossible à supporter et qui sans que je m'en aperçusse, formant peu à peu le fond de ma conscience, s'y substituait à l'idée qu'Albertine était innocente : c'était l'idée qu'elle était coupable. Quand je croyais douter d'elle, je croyais au contraire en elle ; de même je pris pour point de départ de mes autres idées la certitude – souvent démentie comme l'avait été l'idée contraire – la certitude de sa culpabilité, tout en m'imaginant que je doutais encore. Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends compte qu'il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d'une souffrance qu'à condition de l'éprouver pleinement. En protégeant Albertine de tout contact, en me forgeant l'illusion qu'elle était innocente, aussi bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée qu'elle vivait, je ne faisais que retarder l'heure de la guérison, parce que je retardais les longues heures qui devaient être préalables, les souffrances nécessaires. Or sur ces idées de la culpabilité d'Albertine, l'habitude, quand elle s'exercerait, le ferait suivant les mêmes lois que j'avais déjà éprouvées au cours de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la signification et le charme d'une route bordée de nymphéas et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la présence d'Albertine ceux des vallonnements bleus de la mer, les noms de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d'autres, tout ce qu'ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette signification laissant en moi un simple mot qu'ils trouvaient assez grand pour vivre tout seul, comme quelqu'un qui vient mettre en train un serviteur le mettra au courant et après quelques semaines se retire, de même la puissance douloureuse de la culpabilité d'Albertine serait renvoyée hors de moi par l'habitude. D'ailleurs d'ici là, comme au cours d'une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette action de l'habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main-forte. C'est parce que cette idée de la culpabilité d'Albertine deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu'elle deviendrait moins douloureuse. Mais d'autre part parce qu'elle serait moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette culpabilité et qui n'étaient inspirées à mon intelligence que par mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une ; et chaque action précipitant l'autre, je passerais assez rapidement de la certitude de l'innocence d'Albertine à la certitude de sa culpabilité. Il fallait que je vécusse avec l'idée de la mort d'Albertine, avec l'idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles, c'est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier Albertine elle-même.
Je n'en étais pas encore là. Tantôt c'était ma mémoire, rendue plus claire par une excitation intellectuelle, par exemple si j'étais en train de lire, qui renouvelait mon chagrin ; d'autres fois c'était au contraire mon chagrin, soulevé par exemple par l'angoisse d'un temps orageux, qui portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre amour.
D'ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se produire après un intervalle d'indifférence semé d'autres curiosités, comme, après le long intervalle qui avait commencé après le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m'étais bien plus soucié de Mme de Guermantes, d'Andrée, de Mlle de Stermaria, il avait repris quand j'avais recommencé à la voir souvent. Or même maintenant des préoccupations différentes pouvaient réaliser une séparation – d'avec une morte, cette fois – où elle me devenait plus indifférente. Tout cela pour la même raison, qu'elle était une vivante pour moi. Et même plus tard quand je l'aimai moins, cela resta pour moi pourtant un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte. Souvent c'était dans les parties les plus obscures de moi-même, quand je ne pouvais plus me former aucune idée nette d'Albertine, qu'un nom venait par hasard exciter chez moi des réactions douloureuses que je ne croyais plus possibles, comme ces mourants chez qui le cerveau ne pense plus et dont on fait se contracter un membre en y enfonçant une aiguille. Et pendant de longues périodes, ces excitations se trouvaient m'arriver si rarement que j'en venais à rechercher de moi-même les occasions d'un chagrin, d'une crise de jalousie, pour tâcher de me rattacher au passé, de mieux me souvenir d'elle. Car comme le regret d'une femme n'est qu'un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois que lui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causes qui du vivant d'Albertine eussent augmenté mon amour pour elle et au premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie et la douleur. Mais le plus souvent ces occasions – car une maladie, une guerre, peuvent durer bien au-delà de ce que la sagesse la plus prévoyante avait supputé – naissaient à mon insu et me causaient des chocs si violents que je songeais bien plus à me protéger contre la souffrance qu'à leur demander un souvenir.
D'ailleurs un mot n'avait même pas besoin, comme Chaumont (et même une syllabe commune à deux noms différents suffisait à ma mémoire – comme à un électricien qui se contente du moindre corps bon conducteur – pour rétablir le contact entre Albertine et mon coeur) de se rapporter à un soupçon pour qu'il le réveillât, pour être le mot de passe, le magique Sésame entrouvrant un passé dont on ne tenait plus compte parce qu'ayant assez de le voir, à la lettre on ne le possédait plus ; on avait été diminué de lui, on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté ; certaines phrases, par exemple, où il y avait le nom d'une rue, d'une route où Albertine avait pu se trouver, suffisaient pour incarner une jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d'un corps, d'une demeure, de quelque fixation matérielle, de quelque réalisation particulière. Souvent c'était tout simplement pendant mon sommeil que ces « reprises », ces da capo du rêve tournant d'un seul coup plusieurs pages de la mémoire, plusieurs feuillets du calendrier, me ramenaient, me faisaient rétrograder à une impression douloureuse mais ancienne, qui depuis longtemps avait cédé la place à d'autres et qui redevenait présente. D'habitude elle s'accompagnait de toute une mise en scène maladroite mais saisissante, qui me faisant illusion mettait sous mes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui désormais datait de cette nuit-là. D'ailleurs, dans l'histoire d'un amour et de ses luttes contre l'oubli, le rêve ne tient-il pas une place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose les grands contrastes, défait en un instant le travail de consolation si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, la nuit, une rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier à condition toutefois de ne pas la revoir ? Car quoi qu'on dise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l'impression que ce qui s'y passe est réel. Cela ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience de la veille, expérience qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie. Parfois par un défaut d'éclairage intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs bien mis en scène me donnant l'illusion de la vie, je croyais vraiment avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver ; mais alors je me sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s'était éteint : impossibilités qui étaient simplement dans mon rêve l'immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur, comme brusquement on voit dans la lanterne magique une grande ombre qui devrait être cachée, effacer la projection des personnages et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l'opérateur. D'autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de nouveau me quitter, sans que sa résolution parvînt à m'émouvoir. C'est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l'obscurité de mon sommeil un rayon avertisseur ; et ce qui, logé en Albertine, ôtait à ses actes futurs, au départ qu'elle annonçait toute importance, c'était l'idée qu'elle était morte. Mais souvent même plus clair, ce souvenir qu'Albertine était morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu'elle était vivante. Je causais avec elle, pendant que je parlais, ma grand-mère allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton était tombée en miettes comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à cela rien d'extraordinaire. Je disais à Albertine que j'aurais des questions à lui poser relativement à l'établissement de douches de Balbec et à une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais cela à plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne pressait plus. Elle me promettait qu'elle ne faisait rien de mal et qu'elle avait seulement la veille embrassé sur les lèvres Mlle Vinteuil. « Comment ? elle est ici ? – Oui, il est même temps que je vous quitte, car je dois aller la voir tout à l'heure. » Et comme depuis qu'Albertine était morte je ne la tenais plus prisonnière chez moi comme dans les derniers temps de sa vie, sa visite à Mlle Vinteuil m'inquiétait. Je ne voulais pas le laisser voir. Albertine me disait qu'elle n'avait fait que l'embrasser, mais elle devait recommencer à mentir comme au temps où elle niait tout. Tout à l'heure elle ne se contenterait probablement pas d'embrasser Mlle Vinteuil. Sans doute à un certain point de vue j'avais tort de m'en inquiéter ainsi, puisque, à ce qu'on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire. On le dit, mais cela n'empêchait pas que ma grand-mère qui était morte continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années et en ce moment allait et venait dans la chambre. Et sans doute une fois que j'étais réveillé cette idée d'une morte qui continue à vivre aurait dû me devenir aussi impossible à comprendre qu'elle me l'est à l'expliquer. Mais je l'avais déjà formée tant de fois, au cours de ces périodes passagères de folie que sont nos rêves, que j'avais fini par me familiariser avec elle ; la mémoire des rêves peut devenir durable, s'ils se répètent assez souvent. Et j'imagine que même s'il est aujourd'hui guéri et revenu à la raison, cet homme doit comprendre un peu mieux que les autres ce qu'il voulait dire au cours d'une période pourtant révolue de sa vie mentale, qui voulant expliquer à des visiteurs d'un hôpital d'aliénés qu'il n'était pas lui-même déraisonnable, malgré ce que prétendait le docteur, mettait en regard de sa saine mentalité les folles chimères de chacun des malades, concluant : « Ainsi celui-là qui a l'air pareil à tout le monde, vous ne le croiriez pas fou, eh bien ! il l'est, il croit qu'il est Jésus-Christ, et cela ne peut pas être, puisque Jésus-Christ c'est moi ! » Et longtemps après mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiser qu'Albertine m'avait dit avoir donné en des paroles que je croyais entendre encore. Et en effet elles avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c'était moi-même qui les avais prononcées. Toute la journée je continuais à causer avec Albertine, je l'interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l'oubli de choses que j'avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d'un coup j'étais effrayé de penser qu'à l'être évoqué par la mémoire, à qui s'adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondait plus, qu'étaient détruites les différentes parties du visage auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd'hui anéantie, avait seule donné l'unité d'une personne. D'autres fois, sans que j'eusse rêvé, dès mon réveil je sentais que le vent avait tourné en moi ; il soufflait froid et continu d'une autre direction venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d'heures lointaines, des sifflements de départ que je n'entendais pas d'habitude. J'essayais de prendre un livre. Je rouvris un roman de Bergotte que j'avais particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m'y plaisaient beaucoup, et, bien vite repris par le charme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie ; mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré. « Mais alors, m'écriai-je avec désespoir, de ce que j'attache tant d'importance à ce qu'a pu faire Albertine je ne peux pas conclure que sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que je la retrouverai un jour pareille, au ciel, si j'appelle de tant de voeux, attends avec tant d'impatience, accueille avec des larmes le succès d'une personne qui n'a jamais existé que dans l'imagination de Bergotte, que je n'ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à mon gré le visage ! » D'ailleurs dans ce roman il y avait des jeunes filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées désertes où l'on se rencontre, cela me rappelait qu'on peut aimer clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi question d'un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu'il a aimée jeune, ne la reconnaît pas, s'ennuie auprès d'elle. Et cela me rappelait que l'amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si j'étais destiné à être séparé d'Albertine et à la retrouver avec indifférence dans mes vieux jours. Et si j'apercevais une carte de France mes yeux effrayés s'arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de fois ensemble. Au milieu d'autres noms de villes ou de villages de France, noms qui n'étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours, par exemple, semblait composé différemment, non plus d'images immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon immédiate sur mon coeur dont elles accéléraient et rendaient douloureux les battements. Et si cette force s'étendait jusqu'à certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment, en restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même, pouvais-je m'étonner que ce fût d'une fille probablement pareille à toute autre que cette force irrésistible sur moi, et pour la production de laquelle n'importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le résultat d'un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de désirs, d'habitudes, de tendresses, avec l'interférence requise de souffrances et de plaisirs alternés ? Et cela continuait sa mort, la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu'elle avait envie d'aller à Saint-Martin-le-Vêtu, et je la revoyais aussi avant, avec son polo abaissé sur ses joues ; je retrouvais des possibilités de bonheur, vers lesquelles je m'élançais, me disant : « Nous aurions pu aller ensemble jusqu'à Quimperlé, jusqu'à Pont-Aven. » Il n'y avait pas une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah ! quelle souffrance s'il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec, autour du cadre de cuivre duquel, comme autour d'un pivot immuable, de barres fixes, s'était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant successivement à lui de gaies conversations avec ma grand-mère, l'horreur de sa mort, les douces caresses d'Albertine, la découverte de son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu'Albertine n'entrerait jamais plus ! N'était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme cet unique décor de maison de théâtres de province, où l'on joue depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin dans mon passé ; et toujours entre ses murs avec de nouvelles époques de ma vie, que cette seule partie restât la même, les murs, les bibliothèques, la glace, me faisait mieux sentir que dans le total, c'était le reste, c'était moi-même qui avais changé, et me donnait ainsi cette impression que n'ont pas les enfants qui croient, dans leur optimisme pessimiste, que les mystères de la vie, de l'amour, de la mort sont réservés, qu'ils n'y participent pas, et qu'on s'aperçoit avec une douloureuse fierté avoir fait corps au cours des années avec notre propre vie.
Aussi la lecture des journaux m'était-elle odieuse, et de plus elle n'est pas inoffensive. En effet en nous, de chaque idée comme d'un carrefour dans une forêt, partent tant de routes différentes, qu'au moment où je m'y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré, Le Secret, m'avait mené au Secret du roi du duc de Broglie, le nom de Broglie à celui de Chaumont. Ou bien le mot de Vendredi Saint m'avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l'étymologie de ce mot qui, lui, paraît l'équivalent de Calvus mons, Chaumont. Mais par quelque chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j'étais frappé d'un choc si cruel que dès lors je pensais bien plus à me garer contre la douleur qu'à lui demander des souvenirs. Quelques instants après le choc, l'intelligence qui, comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite, m'en apportait la raison. Chaumont m'avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme Bontemps m'avait dit qu'Andrée allait souvent avec Albertine, tandis qu'Albertine m'avait dit n'avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À partir d'un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les uns sur les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu'on lit n'a presque plus d'importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d'aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon.
Sans doute un fait comme celui des Buttes-Chaumont, qui à l'époque m'avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine, bien moins grave, moins décisif que l'histoire de la doucheuse ou de la blanchisseuse. Mais d'abord, un souvenir qui vient fortuitement à nous trouve en nous une puissance intacte d'imaginer, c'est-à-dire dans ce cas de souffrir, que nous avons usée en partie quand c'est nous au contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un souvenir. Mais ces derniers (la doucheuse, la blanchisseuse), toujours présents quoique obscurcis dans ma mémoire, comme ces meubles placés dans la pénombre d'une galerie et auxquels, sans les distinguer on évite pourtant de se cogner, je m'étais habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que je n'avais pensé aux Buttes-Chaumont, ou par exemple au regard d'Albertine dans la glace du casino de Balbec, ou au retard inexpliqué d'Albertine le soir où je l'avais tant attendue après la soirée Guermantes, toutes ces parties de sa vie qui restaient hors de mon coeur et que j'aurais voulu connaître pour qu'elles pussent s'assimiler, s'annexer à lui, y rejoindre les souvenirs plus doux qu'y formait une Albertine intérieure et vraiment possédée. Soulevant un coin du voile lourd de l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l'univers et dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie quelque chose d'anodin qui ne procure pas de délices), ils me revenaient comme au premier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs. Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, et sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme dans une bibliothèque immense où il y a, des plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier, alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors et nous sentons avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. Je me retrouvais après la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant l'arrivée d'Albertine. Qu'avait-elle fait cette nuit-là ? M'avait-elle trompé ? Avec qui ? Les révélations d'Aimé, même si je les acceptais, ne diminuaient en rien pour moi l'intérêt anxieux, désolé, de cette question inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaque souvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier auquel les solutions des autres ne pouvaient pas s'appliquer.
Mais je n'aurais pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avait passé cette nuit-là, mais quel plaisir particulier cela lui représentait, ce qui se passait à ce moment-là en elle. Quelquefois à Balbec, Françoise était allée la chercher, m'avait dit l'avoir trouvée penchée à sa fenêtre, l'air inquiet, chercheur, comme si elle attendait quelqu'un. Mettons que j'apprisse que la jeune fille attendue était Andrée, quel était l'état d'esprit dans lequel Albertine l'attendait, cet état d'esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur ? Ce goût, quelle importance avait-il pour Albertine, quelle place tenait-il dans ses préoccupations ? Hélas, en me rappelant mes propres agitations chaque fois que j'avais remarqué une jeune fille qui me plaisait, quelquefois seulement quand j'avais entendu parler d'elle sans l'avoir vue, mon souci de me faire beau, d'être avantagé, mes sueurs froides, je n'avais pour me torturer qu'à imaginer ce même voluptueux émoi chez Albertine, comme grâce à l'appareil dont, après la visite de certain praticien lequel s'était montré sceptique devant la réalité de son mal, ma tante Léonie avait souhaité l'invention, et qui permettrait de faire éprouver au médecin, pour qu'il se rendît mieux compte, toutes les souffrances de son malade. Et déjà c'était assez pour me torturer, pour me dire qu'à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son coeur attiré vers d'autres êtres, se détacher du mien, s'incarner ailleurs. Mais l'importance même que ce désir devait avoir pour elle et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le qualifiait quand elle s'en parlait à elle-même. Dans la souffrance physique au moins nous n'avons pas à choisir nous-même notre douleur. La maladie la détermine et nous l'impose. Mais dans la jalousie il nous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir convenir. Et quelle difficulté plus grande quand il s'agit d'une souffrance comme celle-ci, celle de sentir celle qu'on aimait éprouvant du plaisir avec des êtres différents de nous, lui donnant des sensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou du moins par leur configuration, leur image, leurs façons, lui représentant tout autre chose que nous ! Ah ! qu'Albertine n'avait-elle aimé Saint-Loup ! comme il me semble que j'eusse moins souffert !
Certes nous ignorons la sensibilité particulière de chaque être, mais d'habitude nous ne savons même pas que nous l'ignorons, car cette sensibilité des autres nous est indifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou mon bonheur eût dépendu de ce qu'était cette sensibilité ; je savais bien qu'elle m'était inconnue, et qu'elle me fût inconnue m'était déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus que ressentait Albertine, une fois j'eus l'illusion de les voir, une autre de les entendre. Les voir quand, quelque temps après la mort d'Albertine, Andrée vint chez moi. Pour la première fois elle me sembla belle, je me disais que ces cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c'était sans doute ce qu'Albertine avait tant aimé, la matérialisation devant moi de ce qu'elle portait dans sa rêverie amoureuse, de ce qu'elle voyait par les regards anticipateurs du désir le jour où elle avait voulu si précipitamment revenir de Balbec. Comme une sombre fleur inconnue qui m'était par-delà le tombeau rapportée d'un être où je n'avais pas su la découvrir, il me semblait, exhumation inespérée d'une relique inestimable, voir devant moi le Désir incarné d'Albertine qu'Andrée était pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andrée regrettait Albertine, mais je sentis tout de suite que son amie ne lui manquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, elle semblait avoir pris aisément son parti d'une séparation définitive que je n'eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante, tant j'aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentement d'Andrée. Elle semblait au contraire accepter sans difficulté ce renoncement, mais précisément au moment où il ne pouvait plus me profiter. Andrée m'abandonnait Albertine, mais morte, et ayant perdu pour moi non seulement sa vie mais rétrospectivement un peu de sa réalité, en voyant qu'elle n'était pas indispensable, unique pour Andrée qui avait pu la remplacer par d'autres.
Du vivant d'Albertine je n'eusse pas osé demander à Andrée des confidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avec l'amie de Mlle Vinteuil, n'étant pas certain sur la fin qu'Andrée ne répétât pas à Albertine tout ce que je lui disais. Maintenant un tel interrogatoire, même s'il devait être sans résultat, serait au moins sans dangers. Je parlai à Andrée, non sur un ton interrogatif mais comme si je le savais de tout temps, peut-être par Albertine, du goût qu'elle-même Andrée avait pour les femmes et de ses propres relations avec Mlle Vinteuil. Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en souriant. De cet aveu je pouvais tirer de cruelles conséquences ; d'abord parce qu'Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des jeunes gens à Balbec, n'aurait donné lieu pour personne à la supposition d'habitudes qu'elle ne niait nullement, de sorte que par voie d'analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle je pouvais penser qu'Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout autre qu'à moi, qu'elle sentait jaloux. Mais d'autre part Andrée ayant été la meilleure amie d'Albertine et pour laquelle celle-ci était probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu'Andrée avouait ces goûts, la conclusion qui devait s'imposer à mon esprit était qu'Albertine et Andrée avaient toujours eu des relations ensemble. Certes comme en présence d'une personne étrangère, on n'ose pas toujours prendre connaissance du présent qu'elle vous remet et dont on ne défera l'enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant qu'Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la douleur qu'elle m'apportait et que je sentais bien causer déjà à mes serviteurs physiques, les nerfs, le coeur, de grands troubles dont par bonne éducation je feignais de ne pas m'apercevoir, causant au contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j'avais pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs. Il me fut particulièrement pénible d'entendre Andrée me dire en parlant d'Albertine : « Ah ! oui, elle aimait bien qu'on aille se promener dans la vallée de Chevreuse. » À l'univers vague et inexistant où se passaient les promenades d'Albertine et d'Andrée, il me semblait que celle-ci venait par une création postérieure et diabolique, d'ajouter à l'oeuvre de Dieu une vallée maudite. Je sentais qu'Andrée allait me dire tout ce qu'elle faisait avec Albertine, et tout en essayant par politesse, par habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me montrer de plus en plus affectueux, tandis que l'espace que j'avais pu concéder encore à l'innocence d'Albertine se rétrécissait de plus en plus, il me semblait m'apercevoir que malgré mes efforts, je gardais l'aspect figé d'un animal autour duquel un cercle progressivement resserré est lentement décrit par l'oiseau fascinateur, qui ne se presse pas parce qu'il est sûr d'atteindre quand il le voudra la victime qui ne lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce qui reste d'enjouement, de naturel et d'assurance aux personnes qui veulent faire semblant de ne pas craindre qu'on les hypnotise en les fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente : « Je ne vous en avais jamais parlé de peur de vous fâcher, mais maintenant qu'il nous est doux de parler d'elle, je peux bien vous dire que je savais depuis bien longtemps les relations de ce genre que vous aviez avec Albertine ; d'ailleurs, cela vous fera plaisir quoique vous le sachiez déjà : Albertine vous adorait. » Je dis à Andrée que c'eût été une grande curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir (même simplement en caresses qui ne la gênassent pas trop devant moi) faire cela avec celles des amies d'Albertine qui avaient ces goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies d'Albertine, pour savoir. « Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous dites devant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu'aucune de celles que vous dites ait ces goûts. » Me rapprochant malgré moi du monstre qui m'attirait je répondis : « Comment ! vous n'allez pas me faire croire que de toute votre bande il n'y avait qu'Albertine avec qui vous fissiez cela ! – Mais je ne l'ai jamais fait avec Albertine. – Voyons, ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis au moins trois ans ? Je n'y trouve rien de mal, au contraire. Justement à propos du soir où elle voulait tant aller le lendemain avec vous chez Mme Verdurin, vous vous souvenez peut-être… » Avant que j'eusse combiné ma phrase, je vis dans les yeux d'Andrée, qu'il faisait pointus comme ces pierres qu'à cause de cela les joailliers ont de la peine à employer, passer un regard préoccupé, comme ces têtes de privilégiés qui soulèvent un coin du rideau avant qu'une pièce soit commencée et qui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce regard inquiet disparut, tout était rentré dans l'ordre, mais je sentais que tout ce que je verrais maintenant ne serait plus qu'arrangé facticement pour moi. À ce moment je m'aperçus dans la glace ; je fus frappé d'une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n'avais pas cessé depuis longtemps de raser ma moustache et si je n'en avais eu qu'une ombre, cette ressemblance eût été presque complète. C'était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait à peine qu'Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux, de revenir à Paris. « Mais je ne peux pourtant pas dire ce qui n'est pas vrai pour la simple raison que vous ne le trouvez pas mal. Je vous jure que je n'ai jamais rien fait avec Albertine et j'ai la conviction qu'elle détestait ces choses-là. Les gens qui vous ont dit cela vous ont menti, peut-être dans un but intéressé », me dit-elle d'un air interrogateur et méfiant. « Enfin soit, puisque vous ne voulez pas me le dire », répondis-je, préférant avoir l'air de ne pas vouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant je prononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont. « J'ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, mais est-ce un endroit qui a quelque chose de particulièrement mal ? » Je lui demandai si elle ne pourrait pas en parler à Gisèle qui à une certaine époque avait particulièrement connu Albertine. Mais Andrée me déclara qu'après une infamie que venait de lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un service était la seule chose qu'elle refuserait toujours de faire pour moi. « Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que je vous ai dit d'elle, inutile de m'en faire une ennemie. Elle sait ce que je pense d'elle mais j'ai toujours mieux aimé éviter avec elle les brouilles violentes qui n'amènent que des raccommodements. Et puis elle est dangereuse. Mais vous comprenez que quand on a lu la lettre que j'ai eue il y a huit jours sous les yeux et où elle mentait avec une telle perfidie, rien, les plus belles actions du monde, ne peuvent effacer le souvenir de cela. » En somme, si, Andrée ayant ces goûts au point de ne s'en cacher nullement, et Albertine ayant eu pour elle la grande affection que bien certainement elle avait, malgré cela Andrée n'avait jamais eu de relations charnelles avec Albertine et avait toujours ignoré qu'Albertine eût de tels goûts, c'est qu'Albertine ne les avait pas, et n'avait eu avec personne les relations que plus qu'avec aucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée fut partie, je m'aperçus que son affirmation si nette m'avait apporté du calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir auquel Andrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existait encore en elle, de ne pas laisser croire ce qu'Albertine lui avait sans doute, pendant sa vie, demandé de nier.
Ces plaisirs d'Albertine qu'après avoir si souvent cherché à me les imaginer, j'avais cru un instant voir en contemplant Andrée, une autre fois, je crus surprendre leur présence autrement que par les yeux, je crus les entendre. Dans une maison de passe j'avais fait venir deux petites blanchisseuses d'un quartier où allait souvent Albertine. Sous les caresses de l'une, l'autre commença tout d'un coup à faire entendre ce dont je ne pus distinguer d'abord ce que c'était, car on ne comprend jamais exactement la signification d'un bruit original, expressif d'une sensation que nous n'éprouvons pas. Si on l'entend d'une pièce voisine et sans rien voir, on peut prendre pour du fou rire ce que la souffrance arrache à un malade qu'on opère sans l'avoir endormi ; et quant au bruit qui sort d'une mère à qui on apprend que son enfant vient de mourir, il peut nous sembler, si nous ne savons de quoi il s'agit, aussi difficile de lui appliquer une traduction humaine, qu'au bruit qui s'échappe d'une bête, ou d'une harpe. Il faut un peu de temps pour comprendre que ces deux bruits-là expriment ce que, par analogie avec ce que nous avons nous-mêmes pu ressentir de pourtant bien différent, nous appelons souffrance, et il me fallut du temps aussi pour comprendre que ce bruit-ci exprimait ce que, par analogie également avec ce que j'avais moi-même ressenti de fort différent, j'appelai plaisir ; et celui-ci devait être bien fort pour bouleverser à ce point l'être qui le ressentait et tirer de lui ce langage inconnu qui semble désigner et commenter toutes les phases du drame délicieux que vivait la petite femme et que cachait à mes yeux le rideau baissé à tout jamais pour les autres qu'elle-même sur ce qui se passe dans le mystère intime de chaque créature. Ces deux petites ne purent d'ailleurs rien me dire, elles ne savaient pas qui était Albertine.
Les romanciers prétendent souvent dans une introduction qu'en voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu'un qui leur a raconté la vie d'une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre et le récit qu'il leur fait c'est précisément leur roman. Ainsi la vie de Fabrice del Dongo fut racontée à Stendhal par un chanoine de Padoue. Combien nous voudrions quand nous aimons, c'est-à-dire quand l'existence d'une autre personne nous semble mystérieuse, trouver un tel narrateur informé ! Et certes il existe. Nous-même, ne racontons-nous pas souvent, sans aucune passion, la vie de telle ou telle femme à un de nos amis ou à un étranger qui ne connaissaient rien de ses amours et nous écoutent avec curiosité ? L'homme que j'étais quand je parlais à Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann, cet être-là existait qui eût pu me parler d'Albertine, cet être-là existe toujours… mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblait que si j'avais pu trouver des femmes qui l'eussent connue, j'eusse appris tout ce que j'ignorais. Pourtant, à des étrangers il eût dû sembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie. Même ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée ? C'est ainsi que l'on croit que l'ami d'un ministre doit savoir la vérité sur certaines affaires ou ne pourra pas être impliqué dans un procès. Seul, à l'user, l'ami a appris que chaque fois qu'il parlait politique au ministre, celui-ci restait dans des généralités et lui disait tout au plus ce qu'il y avait dans les journaux, ou que s'il a eu quelque ennui, ses démarches multipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois à un « ce n'est pas en mon pouvoir » sur lequel l'ami est lui-même sans pouvoir. Je me disais : « Si j'avais pu connaître tels témoins ! » desquels, si je les avais connus, je n'aurais pu rien obtenir plus que d'Andrée, dépositaire elle-même d'un secret qu'elle ne voulait pas livrer. Différant en cela encore de Swann qui, quand il ne fut plus jaloux, cessa d'être curieux de ce qu'Odette avait pu faire avec Forcheville, même après ma jalousie passée, connaître la blanchisseuse d'Albertine, des personnes de son quartier, y reconstituer sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pour moi. Et comme le désir vient toujours d'un prestige préalable, comme il était advenu pour Gilberte, pour la duchesse de Guermantes, ce furent dans ces quartiers où avait autrefois vécu Albertine, des femmes de son milieu que je recherchai et dont seules j'eusse pu désirer la présence. Même sans rien pouvoir m'apprendre, les seules femmes vers lesquelles je me sentais attiré étaient celles qu'Albertine avait connues ou qu'elle aurait pu connaître, femmes de son milieu ou des milieux où elle se plaisait, en un mot celles qui avaient pour moi le prestige de lui ressembler ou d'être de celles qui lui eussent plu. Me rappelant ainsi soit Albertine elle-même, soit le type pour lequel elle avait sans doute une préférence, ces femmes éveillaient en moi un sentiment cruel, de jalousie ou de regret, qui plus tard, quand mon chagrin s'apaisa, se mua en une curiosité non exempte de charme. Et parmi ces dernières, surtout les filles du peuple, à cause de cette vie si différente de celle que je connaissais, et qui est la leur. Sans doute, c'est seulement par la pensée qu'on possède des choses et on ne possède pas un tableau parce qu'on l'a dans sa salle à manger si on ne sait pas le comprendre, ni un pays parce qu'on y réside sans même le regarder. Mais enfin j'avais autrefois l'illusion de ressaisir Balbec, quand, à Paris, Albertine venait me voir et que je la tenais dans mes bras ; de même que je prenais un contact bien étroit et furtif d'ailleurs, avec la vie d'Albertine, l'atmosphère des ateliers, une conversation de comptoir, l'âme des taudis, quand j'embrassais une ouvrière. Andrée, ces autres femmes, tout cela par rapport à Albertine – comme Albertine avait été elle-même par rapport à Balbec – étaient de ces substituts de plaisirs se remplaçant l'un l'autre en dégradation successive, qui nous permettent de nous passer de celui que nous ne pouvons plus atteindre, voyage à Balbec ou amour d'Albertine, de ces plaisirs (comme celui d'aller voir au Louvre un Titien qui y fut jadis, console de ne pouvoir aller à Venise) qui séparés les uns des autres par des nuances indiscernables, font de notre vie comme une suite de zones concentriques, contiguës, harmoniques et dégradées, autour d'un désir premier qui a donné le ton, éliminé ce qui ne se fond pas avec lui, répandu la teinte maîtresse (comme cela m'était arrivé aussi par exemple pour la duchesse de Guermantes et pour Gilberte). Andrée, ces femmes, étaient pour le désir que je savais ne plus pouvoir exaucer d'avoir auprès de moi Albertine ce qu'un soir, avant que je connusse Albertine autrement que de vue avait été quand je croyais ne pouvoir jamais exaucer le désir de l'avoir auprès de moi l'ensoleillement tortueux et frais d'une grappe de raisin. Associées maintenant au souvenir de mon amour, les particularités physiques et sociales d'Albertine, malgré lesquelles je l'avais aimée, orientaient au contraire mon désir vers ce qu'il eût autrefois le moins naturellement choisi : des brunes de la petite bourgeoisie. Certes ce qui commençait partiellement à renaître en moi, c'était cet immense désir que mon amour pour Albertine n'avait pu assouvir, cet immense désir de connaître la vie que j'éprouvais autrefois sur les routes de Balbec, dans les rues de Paris, ce désir qui m'avait fait tant souffrir quand, supposant qu'il existait aussi au coeur d'Albertine, j'avais voulu la priver des moyens de le contenter avec d'autres que moi. Maintenant que je pouvais supporter l'idée de son désir, comme cette idée était aussitôt éveillée par le mien, ces deux immenses appétits coïncidaient, j'aurais voulu que nous pussions nous y livrer ensemble, je me disais : « Cette fille lui aurait plu », et par ce brusque détour, pensant à elle et à sa mort, je me sentais trop triste pour pouvoir poursuivre plus loin mon désir. Comme autrefois le côté de Méséglise et de Guermantes avaient établi les assises de mon goût pour la campagne et m'eussent empêché de trouver un charme profond dans un pays où il n'y aurait pas eu de vieille église, de bleuets, de boutons d'or, c'est de même en les rattachant en moi à un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher un certain genre de femmes ; je recommençais comme avant de l'aimer à avoir besoin d'harmoniques d'elle qui fussent interchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif. Je n'aurais pu me plaire maintenant auprès d'une blonde et fière duchesse parce qu'elle n'eût éveillé en moi aucune des émotions qui partaient d'Albertine, de mon désir d'elle, de la jalousie que j'avais eue de ses amours, de mes souffrances de sa mort. Car nos sensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de différent d'elles, un sentiment qui ne pourra pas trouver dans le plaisir sa satisfaction mais qui s'ajoute au désir, l'enfle, le fait s'accrocher désespérément au plaisir. Au fur et à mesure que l'amour qu'avait pu éprouver Albertine pour certaines femmes ne me faisait plus souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé, leur donnait quelque chose de plus réel, comme aux boutons d'or, aux aubépines le souvenir de Combray donnait plus de réalité qu'aux fleurs nouvelles. Même d'Andrée je ne me disais plus avec rage : « Albertine l'aimait », mais au contraire pour m'expliquer à moi-même mon désir, d'un air attendri : « Albertine l'aimait bien. » Je comprenais maintenant les veufs qu'on croit consolés et qui prouvent au contraire qu'ils sont inconsolables, parce qu'ils se remarient avec leur belle-soeur.
Ainsi mon amour finissant semblait rendre possibles pour moi de nouvelles amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aimées pour elles-mêmes qui plus tard, sentant le goût de leur amant s'affaiblir, conservent leur pouvoir en se contentant du rôle d'entremetteuses, parait pour moi, comme la Pompadour pour Louis XV, de nouvelles fillettes. Autrefois, mon temps était divisé par périodes où je désirais telle femme, ou telle autre. Quand les plaisirs violents donnés par l'une étaient apaisés, je souhaitais celle qui donnait une tendresse presque pure jusqu'à ce que le besoin de caresses plus savantes ramenât le désir de la première. Maintenant ces alternances avaient pris fin, ou du moins l'une des périodes se prolongeait indéfiniment. Ce que j'aurais voulu, c'est que la nouvelle venue vînt habiter chez moi, et me donnât le soir, avant de me quitter, un baiser familial de soeur. De sorte que j'aurais pu croire – si je n'avais fait l'expérience de la présence insupportable d'une autre – que je regrettais plus un baiser que certaines lèvres, un plaisir qu'un amour, une habitude qu'une personne. J'aurais voulu aussi que la nouvelle venue pût me jouer du Vinteuil comme Albertine, causer comme elle avec moi d'Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait pas le sien, pensais-je ; soit qu'un amour auquel s'annexaient tous ces épisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute une vie compliquée qui permet des correspondances, des conversations, un flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié grave après, possède plus de ressources qu'un amour pour une femme qui ne sait que se donner, comme un orchestre plus qu'un piano ; soit que, plus profondément, mon besoin du même genre de tendresse que me donnait Albertine, la tendresse d'une fille assez cultivée et qui fût en même temps une soeur, ne fût – comme le besoin de femmes du même milieu qu'Albertine – qu'une reviviscence du souvenir d'Albertine, du souvenir de mon amour pour elle. Et j'éprouvais une fois de plus d'abord que le souvenir n'est pas inventif, qu'il est impuissant à désirer rien d'autre, même rien de mieux que ce que nous avons possédé ; ensuite qu'il est spirituel, de sorte que la réalité ne peut lui fournir l'état qu'il recherche ; enfin que, dérivant d'une personne morte, la renaissance qu'il incarne est moins celle du besoin d'aimer, auquel il fait croire, que celle du besoin de l'absente. De sorte que même la ressemblance de la femme que j'avais choisie avec Albertine, la ressemblance, si j'arrivais à l'obtenir, de sa tendresse avec celle d'Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l'absence de ce que j'avais sans le savoir cherché et qui était indispensable pour que renaquît mon bonheur, ce que j'avais cherché c'est-à-dire Albertine elle-même, le temps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais sans le savoir. Certes par les jours clairs Paris m'apparaissait innombrablement fleuri de toutes les fillettes non que je désirais mais qui plongeaient leurs racines dans l'obscurité du désir et des soirées inconnues d'Albertine. C'était telle de celles dont elle m'avait dit tout au début, quand elle ne se méfiait pas de moi : « Elle est ravissante, cette petite, comme elle a de jolis cheveux ! » Toutes les curiosités que j'avais eues autrefois de sa vie quand je ne la connaissais encore que de vue, et d'autre part tous mes désirs de la vie se confondaient en cette seule curiosité, la manière dont Albertine éprouvait du plaisir, la voir avec d'autres femmes, peut-être parce qu'ainsi, elles parties, je serais resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyant ses hésitations s'il valait la peine de passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quand l'autre était partie, peut-être sa déception, j'eusse éclairé, j'eusse ramené à de justes proportions la jalousie que m'inspirait Albertine, parce que la voyant ainsi les éprouver, j'aurais pris la mesure et découvert la limite de ses plaisirs.
De combien de plaisirs, de quelle douce vie elle nous a privés, me disais-je, par cette farouche obstination à nier son goût ! Et comme une fois de plus je cherchais quelle avait pu être la raison de cette obstination, tout d'un coup le souvenir me revint d'une phrase que je lui avais dite à Balbec le jour où elle m'avait donné un crayon. Comme je lui reprochais de ne pas m'avoir laissé l'embrasser, je lui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je trouvais ignoble qu'une femme eût des relations avec une autre femme. Hélas, peut-être Albertine s'était rappelé.
Je ramenais avec moi les filles qui m'eussent le moins plu, je lissais des bandeaux à la vierge, j'admirais un petit nez bien modelé, une pâleur espagnole. Certes autrefois, même pour une femme que je ne faisais qu'apercevoir sur une route de Balbec, dans une rue de Paris, j'avais senti ce que mon désir avait d'individuel, et que c'était le fausser que de chercher à l'assouvir avec un autre objet. Mais la vie, en me découvrant peu à peu la permanence de nos besoins, m'avait appris que faute d'un être il faut se contenter avec un autre et je sentais que ce que j'avais demandé à Albertine, une autre, Mlle de Stermaria, eût pu me le donner. Mais ç'avait été Albertine ; et entre la satisfaction de mes besoins de tendresse et les particularités de son corps un entrelacement de souvenirs s'était fait tellement inextricable que je ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse toute cette broderie des souvenirs du corps d'Albertine. Elle seule pouvait me donner ce bonheur. L'idée de son unicité n'était plus un a priori métaphysique puisé dans ce qu'Albertine avait d'individuel, comme jadis pour les passantes, mais un a posteriori constitué par l'imbrication contingente mais indissoluble de mes souvenirs. Je ne pouvais plus désirer une tendresse sans avoir besoin d'elle, sans souffrir de son absence. Aussi la ressemblance même de la femme choisie, de la tendresse demandée, avec le bonheur que j'avais connu, ne me faisait que mieux sentir tout ce qui leur manquait pour qu'il pût renaître. Ce même vide que je sentais dans ma chambre depuis qu'Albertine était partie et que j'avais cru combler en serrant des femmes contre moi, je le retrouvais en elles. Elles ne m'avaient jamais parlé, elles, de la musique de Vinteuil, des Mémoires de Saint-Simon, elles n'avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir, elles n'avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, toutes choses importantes parce qu'elles permettent, semble-t-il, de rêver autour de l'acte sexuel lui-même et de se donner l'illusion de l'amour, mais en réalité parce qu'elles faisaient partie du souvenir d'Albertine et que c'était elle que j'aurais voulu trouver. Ce que ces femmes avaient d'Albertine me faisait mieux ressentir ce que d'elle il leur manquait, et qui était tout, et qui ne serait plus jamais puisque Albertine était morte. Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace. Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli ; l'oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d'adaptation à la réalité parce qu'il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Et j'aurais vraiment bien pu deviner plus tôt qu'un jour je n'aimerais plus Albertine. Quand par la différence qu'il y avait entre ce que l'importance de sa personne et de ses actions était pour moi et pour les autres, j'avais compris que mon amour était moins un amour pour elle qu'un amour en moi, j'aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère subjectif de mon amour, et qu'étant un état mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi que n'ayant avec cette personne aucun lien véritable, n'ayant aucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental, même les plus durables, se trouver un jour hors d'usage, être « remplacé » et que ce jour-là tout ce qui me semblait m'attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d'Albertine, n'existerait plus pour moi. C'est le malheur des êtres de n'être pour nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets qui ont l'ardeur de la pensée ; mais la pensée se fatigue, le souvenir se détruit : le jour viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre d'Albertine, comme j'avais sans aucun chagrin donné à Albertine la bille d'agate ou d'autres présents de Gilberte.
Chapitre II
MADEMOISELLE DE FORCHEVILLE
Ce n'était pas que je n'aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la même façon que les derniers temps ; non, de la façon des temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens, me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de souffrance. Et en effet je sentais bien maintenant qu'avant de l'oublier tout à fait, comme un voyageur qui revient par la même route au point d'où il est parti, il me faudrait, avant d'atteindre à l'indifférence initiale, traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j'avais passé avant d'arriver à mon grand amour. Mais ces étapes, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la force terrible, l'ignorance heureuse de l'espérance qui s'élançait alors vers un temps devenu aujourd'hui le passé, mais qu'une hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour l'avenir. Je lisais une lettre d'elle où elle m'avait annoncé sa visite pour le soir, et j'avais une seconde la joie de l'attente. Dans ces retours par la même ligne d'un pays où l'on ne retournera jamais, où l'on reconnaît le nom, l'aspect de toutes les stations par où on a déjà passé à l'aller, il arrive que tandis qu'on est arrêté à l'une d'elles en gare, on a un instant l'illusion qu'on repart mais dans la direction du lieu d'où l'on vient, comme l'on avait fait la première fois. Tout de suite l'illusion cesse mais une seconde on s'était senti de nouveau emporté vers lui : telle est la cruauté du souvenir.
Et pourtant si l'on ne peut pas, avant de revenir à l'indifférence d'où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les distances qu'on avait franchies pour arriver à l'amour, le trajet, la ligne qu'on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Ils ont de commun de ne pas être directs, parce que l'oubli pas plus que l'amour ne progresse régulièrement. Mais ils n'empruntent pas forcément les mêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour, il y eut, déjà bien près de l'arrivée, quatre étapes que je me rappelle particulièrement, sans doute parce que j'y aperçus des choses qui ne faisaient pas partie de mon amour d'Albertine, ou du moins qui ne s'y rattachaient que dans la mesure où ce qui était déjà dans notre âme avant un grand amour s'associe à lui, soit en le nourrissant, soit en le combattant, soit en faisant avec lui, pour notre intelligence qui analyse, contraste et image.
La première de ces étapes commença au début de l'hiver, un beau dimanche de Toussaint où j'étais sorti. Tout en approchant du Bois, je me rappelais avec tristesse le retour d'Albertine venant me chercher du Trocadéro, car c'était la même journée, mais sans Albertine. Avec tristesse et pourtant non sans plaisir tout de même, car la reprise en mineur, sur un ton désolé, du même motif qui avait empli ma journée d'autrefois, l'absence même de ce téléphonage de Françoise, de cette arrivée d'Albertine, n'étaient pas quelque chose de négatif mais par la suppression dans la réalité de ce que je me rappelais, donnaient à la journée quelque chose de douloureux et en faisaient quelque chose de plus beau qu'une journée unie et simple, parce que ce qui n'y était plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux. Je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne souffrais plus beaucoup de penser qu'Albertine me l'avait tant de fois jouée, car presque tous mes souvenirs d'elle étaient entrés dans ce second état chimique où ils ne causent plus d'anxieuse oppression au coeur, mais de la douceur. Par moments, dans les passages qu'elle jouait le plus souvent, où elle avait l'habitude de faire telle réflexion qui me paraissait alors charmante, de suggérer telle réminiscence, je me disais : « Pauvre petite », mais sans tristesse, en ajoutant seulement au passage musical un prix de plus, un prix en quelque sorte historique et curieux comme celui que le tableau de Charles Ier de Van Dyck, déjà si beau par lui-même, acquiert encore de plus, du fait qu'il soit entré dans les collections nationales par la volonté de Mme du Barry d'impressionner le roi. Quand la petite phrase, avant de disparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments où elle flotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi, comme pour Swann, une messagère d'Albertine qui disparaissait. Ce n'était pas tout à fait les mêmes associations d'idées chez moi que chez Swann que la petite phrase avait éveillées. J'avais été surtout sensible à l'élaboration, aux essais, aux reprises, au « devenir » d'une phrase qui se faisait durant la sonate comme cet amour s'était fait durant ma vie. Et maintenant, sachant combien chaque jour un élément de plus de mon amour s'en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant, en somme, peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début, c'était mon amour qu'il me semblait, en la petite phrase éparpillée, voir se désagréger devant moi.
Comme je suivais les allées séparées d'un sous-bois, tendues d'une gaze chaque jour amincie, je sentais le souvenir d'une promenade où Albertine était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec moi, où je sentais qu'elle enveloppait ma vie, flotter maintenant autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue dans le vide, l'horizontalité clairsemée des feuillages d'or (d'ailleurs, je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux auxquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d'une allée, la ressemblance, l'identité possible avec celle à qui on pense. « C'est peut-être elle ! » On se retourne, la voiture continue à avancer et on ne revient pas en arrière) ; je ne me contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire ; ils m'intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives au milieu desquelles un artiste, pour les rendre plus complètes, introduit une fiction, tout un roman ; et cette nature prenait ainsi le seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu'à mon coeur. La raison de ce charme me parut être que j'aimais toujours autant Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que l'oubli continuait à faire en moi des progrès, que le souvenir d'Albertine ne m'était plus cruel, c'est-à-dire avait changé ; mais nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter jusqu'à leur signification plus éloignée ; comme ces malaises que le médecin écoute son malade lui raconter et à l'aide desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de même nos impressions, nos idées, n'ont qu'une valeur de symptômes. Ma jalousie étant tenue à l'écart par l'impression de charme et de douce tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus comme quand j'avais cessé de voir Gilberte l'amour de la femme s'élevait de moi, débarrassé de toute association exclusive avec une certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu'ont libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans l'air printanier, ne demandant qu'à s'unir à une nouvelle créature. Nulle part il ne germe autant de fleurs, s'appelassent-elles des « ne-m'oubliez-pas », que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j'eusse fait jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j'étais par un même dimanche venu avec Albertine. Aussitôt au regard que je venais poser sur telle ou telle d'entre elles s'appariait immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant d'insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine, et qui géminant le mien d'une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre, faisait passer dans ces allées jusque-là si naturelles, le frisson d'un inconnu dont mon propre désir n'eût pas suffi à les renouveler s'il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n'avait rien d'étranger. Et parfois la lecture d'un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l'habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, car les forces de l'habitude, l'oubli qu'elles produisent, la gaieté qu'elles ramènent par l'impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l'emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d'un beau livre, laquelle, comme toutes les suggestions, a des effets très courts. D'ailleurs à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine, la première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent arrêté dans les rues, sur les routes, et que pour moi elle pouvait résumer leur vie ? Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile finissante de mon amour en lequel elles s'étaient condensées, se dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses ? Toutes me semblaient des Albertine, l'image que je portais en moi me la faisant retrouver partout, et même, au détour d'une allée, l'une qui remontait dans une automobile me la rappela tellement, était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un instant si ce n'était pas elle que je venais de voir, si on ne m'avait pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi dans un angle d'allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la même manière, alors qu'elle avait tant de confiance dans la vie. Et l'acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le constatais pas seulement avec mes yeux comme la superficielle apparence qui se dérobe si vivement au cours d'une promenade : devenu une sorte d'acte durable, il me semblait s'étendre aussi dans le passé, par ce côté qui venait de lui être surajouté et qui s'appuyait si voluptueusement, si tristement contre mon coeur.
Mais déjà la jeune fille avait disparu. Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l'allure élégante et énergique correspondait si bien à ce qui m'avait séduit le premier jour où j'avais aperçu Albertine et ses amies, que j'emboîtai le pas à ces trois nouvelles jeunes filles et au moment où elles prirent une voiture, en cherchai désespérément une autre dans tous les sens, et que je trouvai, mais trop tard. Je ne les retrouvai pas. Mais quelques jours plus tard, comme je rentrais, j'aperçus, sortant de sous la voûte de notre maison, les trois jeunes filles que j'avais suivies au Bois. C'était tout à fait, les deux brunes surtout, et un peu plus âgées seulement, de ces jeunes filles du monde qui souvent, vues de ma fenêtre ou croisées dans la rue, m'avaient fait faire mille projets, aimer la vie, et que je n'avais pu connaître. La blonde avait un air un peu plus délicat, presque souffrant, qui me plaisait moins. Ce fut pourtant elle qui fut cause que je ne me contentai pas de les considérer un instant, ayant pris racine, avec ces regards qui, par leur fixité impossible à distraire, leur application comme à un problème, semblent avoir conscience qu'il s'agit d'aller bien au-delà de ce qu'on voit. Je les aurais sans doute laissé disparaître comme tant d'autres mais au moment où elles passèrent devant moi la blonde – était-ce parce que je les contemplais avec cette attention ? – me lança furtivement un premier regard, puis m'ayant dépassé, et retournant la tête vers moi, un second qui acheva de m'enflammer. Cependant comme elle cessa de s'occuper de moi et se remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doute fini par tomber, si elle n'avait été centuplée par le fait suivant. Ayant demandé au concierge qui elles étaient : « Elles ont demandé Mme la duchesse, me dit-il. Je crois qu'il n'y en a qu'une qui la connaisse et que les autres l'avaient seulement accompagnée jusqu'à la porte. Voici le nom, je ne sais pas si j'ai bien écrit. » Et je lus : Mlle Déporche-ville, que je rétablis aisément : d'Éporcheville, c'est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, de la jeune fille d'excellente famille, et apparentée vaguement aux Guermantes, dont Robert m'avait parlé pour l'avoir rencontrée dans une maison de passe et avec laquelle il avait eu des relations. Je comprenais maintenant la signification de son regard, pourquoi elle s'était retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j'avais pensé à elle, me l'imaginant d'après le nom que m'avait dit Robert ! Et voici que je venais de la voir, nullement différente de ses amies, sauf par ce regard dissimulé qui ménageait entre moi et elle une entrée secrète dans des parties de sa vie qui évidemment étaient cachées à ses amies, et qui me la faisaient paraître plus accessible – presque à demi mienne – plus douce que ne sont d'habitude les jeunes filles de l'aristocratie. Dans l'esprit de celle-ci, entre elle et moi il y avait d'avance de commun les heures que nous aurions pu passer ensemble, si elle avait la liberté de me donner un rendez-vous. N'était-ce pas ce que son regard avait voulu m'exprimer avec une éloquence qui ne fut claire que pour moi ? Mon coeur battait de toutes ses forces, je n'aurais pas pu dire exactement comment était faite Mlle d'Éporcheville, je revoyais vaguement un blond visage aperçu de côté, mais j'étais amoureux fou d'elle. Tout d'un coup je m'avisai que je raisonnais comme si entre les trois, Mlle d'Éporcheville était précisément la blonde qui s'était retournée et m'avait regardé deux fois. Or le concierge ne me l'avait pas dit. Je revins à sa loge, l'interrogeai à nouveau, il me dit qu'il ne pouvait me renseigner là-dessus, parce qu'elles étaient venues aujourd'hui pour la première fois et pendant qu'il n'était pas là. Mais il allait demander à sa femme qui les avait déjà vues une fois. Elle était en train de faire l'escalier de service. Qui n'a au cours de sa vie de ces incertitudes, plus ou moins semblables à celles-là, et délicieuses ? Un ami charitable à qui on a décrit une jeune fille qu'on a vue au bal, a reconstitué qu'elle devait être une de ses amies et vous invite avec elle. Mais entre tant d'autres et sur un simple portrait parlé n'y aura-t-il pas eu d'erreur commise ? La jeune fille que vous allez voir tout à l'heure ne sera-t-elle pas une autre que celle que vous désirez ? Ou au contraire n'allez-vous pas voir vous tendre la main en souriant, précisément celle que vous souhaitiez qu'elle fût ? Cette dernière chance est assez fréquente et sans être justifiée toujours par un raisonnement aussi probant que celui qui concernait Mlle d'Éporcheville, résulte d'une sorte d'intuition et aussi de ce souffle de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous disons : « C'était bien elle. » Je me rappelai que dans la petite bande de jeunes filles se promenant au bord de la mer, j'avais deviné juste celle qui s'appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je songeais surtout – pensant à Mlle d'Éporcheville et comme dans ces minutes d'attente où un nom, un renseignement qu'on a on ne sait pourquoi adapté à un visage, se trouve un instant libre et flotte entre plusieurs, prêt, s'il adhère à un nouveau, à rendre le premier sur lequel il vous avait renseigné, rétrospectivement inconnu, innocent, insaisissable – que le concierge allait peut-être m'apprendre que Mlle d'Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas s'évanouissait l'être à l'existence duquel je croyais, que j'aimais déjà, que je ne songeais plus qu'à posséder, cette blonde et sournoise Mlle d'Éporcheville que la fatale réponse allait alors dissocier en deux éléments distincts, que j'avais arbitrairement unis à la façon d'un romancier qui fond ensemble divers éléments empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui pris chacun à part – le nom ne corroborant pas l'intention du regard – perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville était bien la blonde ! Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle d'Éporcheville, que ce fût justement, ce qui était une première vérification topique de ma supposition, celle qui m'avait regardé de cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui allait dans les maisons de passe.
Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même d'aller acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire une meilleure impression le surlendemain quand j'irais voir Mme de Guermantes, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant le surlendemain où elle devait, m'avait dit le concierge, revenir voir Mme de Guermantes ; et (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas à Albertine) j'irais, quoi qu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, faire une visite à la même heure à la duchesse. Si je télégraphiais à Saint-Loup ce n'était pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquais combien j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance, et vis-à-vis de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais eu seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication électrique à la transmettre, l'étendue de la France et de la Méditerranée, tout le passé noceur de Robert appliqués à identifier la personne que je venais de rencontrer, allaient être au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je n'avais même plus besoin de penser, car ils allaient se charger de le conclure dans un sens ou dans un autre avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage, ou même, car je n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce moment, mon temps se passa dans la fièvre ; une absence de quarante-huit heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de ma visite chez Mme de Guermantes, comme à un bien certain que nul ne pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, cela m'eût été impossible, et même la reconnaître dans la rue. Je l'avais aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple, grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela associé à une image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin, après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de Saint-Loup : « De l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du seigle, ville comme une ville, petite brune boulotte, est en ce moment en Suisse. Ce n'était pas elle ! »
Quelques jours après, ma mère entrant dans ma chambre avec le courrier, le posa sur mon lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se retirant aussitôt pour me laisser seul, elle sourit en partant. Et moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et pensai : « Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier, et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule le plaisir que j'aurais, et ainsi le ressente moins vivement. » Cependant en allant vers la porte pour sortir elle avait rencontré Françoise qui entrait chez moi. Et ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de pénétrer à toute heure dans ma chambre. Mais déjà sur son visage, l'étonnement et la colère avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que sécrétait pour guérir sa blessure son amour-propre lésé. Pour ne pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien savait-elle que nous étions des maîtres, des êtres capricieux qui ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques, pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement l'intention d'y entrer. Ma mère dans sa précipitation avait emporté la bougie ; je m'aperçus qu'elle avait posé le courrier tout près de moi, pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'était que des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que j'aimais et qui écrivant rarement serait pour moi une surprise. J'allai à la fenêtre, j'écartai les grands rideaux. Au-dessus du jour blême et brumeux, le ciel qui était rose comme sont à cette heure dans les cuisines les fourneaux qu'on allume, me remplit d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la petite station montagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses. J'ouvris Le Figaro. Quel ennui ! Justement le premier article avait le même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru. Mais pas seulement le même titre, voici quelques mots absolument pareils. Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Et j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes entrées, grommelait : « Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait, bien sûr. Mais quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il était naquis ! » Mais ce n'était pas quelques mots, c'était tout, c'était ma signature… C'est mon article qui avait enfin paru ! Mais ma pensée qui, peut-être déjà à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu, continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas compris que c'était mon article, comme les vieillards qui sont obligés de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé, même s'il est devenu inutile, même si un obstacle imprévu devant lequel il faudrait se retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain spirituel qu'est un journal, encore chaud et humide de la presse récente et du brouillard du matin où on le distribue dès l'aurore aux bonnes qui l'apportent à leur maître avec le café au lait, pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, et reste le même pour chacun tout en pénétrant à la fois, innombrable, dans toutes les maisons.
Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal, c'est l'un quelconque des dix mille ; ce n'est pas seulement ce qui a été écrit par moi, c'est ce qui a été écrit par moi et lu par tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal ; ce n'était pas seulement ce que j'avais écrit, c'était le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse l'un quelconque des lecteurs du journal. Mais d'abord une première inquiétude. Le lecteur non prévenu verra-t-il cet article ? Je déplie distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant même sur ma figure l'air que je prends d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines ou la politique. Mais mon article est si long que mon regard, qui l'évite (pour rester dans la vérité et ne pas mettre la chance de mon côté, comme quelqu'un qui attend compte trop lentement exprès) en accroche un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier article, même qui le lisent, ne regardent pas la signature. Moi-même je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de leur auteur ; mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention future ne forcera, n'a pas forcé en retour celle des autres. Et puis il y a ceux qui sont partis à la chasse, ceux qui sont sortis trop tôt de chez eux. Enfin, quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là, je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement ces images que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des fils du téléphone ; au moment même où je veux être un lecteur quelconque, mon esprit refait le tour de ceux qui lisent mon article. Si M. de Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en revanche il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait à ma propre défiance de moi-même qui n'avais plus besoin de le soutenir. C'est qu'en réalité il en est de la valeur d'un article, si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes rendus de la Chambre où les mots « Nous verrons bien », prononcés par le ministre, ne sont qu'une partie et peut-être la moins importante de la phrase qu'il faut lire ainsi : « LE PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES : Nous verrons bien. (Vives exclamations à l'extrême gauche. “Très bien ! très bien !” sur quelques bancs à gauche et au centre) » (fin plus belle que son milieu, digne de son début) : une partie de sa beauté – et c'est la tare originelle de ce genre de littérature, dont ne sont pas exceptés les célèbres Lundis – réside dans l'impression qu'elle produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste, ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de Boigne dans son lit à hautes colonnes lisant son article du Constitutionnel, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier, le lisant de son côté, en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la société, si un mot de Mme d'Arbouville ne le lui avait déjà appris. Et appuyant ma propre défiance de moi-même sur ces dix mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais en ce moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne s'adressait qu'à moi. Je voyais à cette même heure pour tant de gens, ma pensée ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre, la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma personne briller sur eux, colorer leur pensée en une aurore qui me remplissait de plus de force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps se montrait rose à toutes les fenêtres. Je voyais Bloch, les Guermantes, Legrandin, Andrée, Maria, des amis tirer de chaque phrase les images qu'il y enferme ; et au moment même où j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu y exprimer. Ces pages, quand je les écrivis, étaient si faibles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant, en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur éclat, leur imprévu, leur profondeur. Et quand je sentais une défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur quelconque émerveillé, je me disais : « Bah ! comment un lecteur peut-il s'apercevoir de cela ? Il manque quelque chose là, c'est possible. Mais sapristi, s'ils ne sont pas contents ! Il y a assez de jolies choses comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. »
Aussi, à peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la recommencer immédiatement, n'y ayant rien comme un vieil article de soi dont on puisse dire que « quand on l'a lu on peut le relire ». Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise, pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du doigt le miracle de la multiplication de ma pensée, et lire, comme si j'étais un autre monsieur qui vient d'ouvrir Le Figaro, dans un autre numéro, les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je n'avais pas vu les Guermantes, j'irais leur faire une visite où je me rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchaînent pas plus le coeur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer n'atteignent l'esprit. Mais pour d'autres amis, je me disais que, si l'état de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire, pour avoir encore par là accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur coeur. Je me disais cela, parce que les relations mondaines ayant tenu jusqu'ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m'effrayait, et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l'attention peut-être d'exciter l'admiration de mes amis, jusqu'au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait ; je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, solitaire, qu'eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d'eux ; et que, si je commençais à écrire, pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et la situation que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde mais dans la littérature.
Aussi après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, fut-ce moins pour Mlle d'Éporcheville, qui avait perdu, du fait de la dépêche de Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité, que pour voir en la duchesse elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public, abonnés et acheteurs du Figaro. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence je ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens, ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de Guermantes comme à quelque chose qui eût été au-delà du réel, de la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes premiers rêves et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au train de 1 h 50 comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection entre la réalité et le rêve. En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé. Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me « représenter » à elle. Et en effet depuis que j'étais entré j'avais une impression de très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant : « Ah ! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or au contraire j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En elle-même ma double erreur de nom, m'être rappelé de L'Orgeville comme étant d'Éporcheville et avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était en réalité Forcheville, n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. Mais en réalité ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours. Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de Saint-André-des-Champs des principes égalitaires de 1789 (elle ne réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin), mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin. Cette perpétuelle erreur qui est précisément la « vie », ne donne pas ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible, mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers historique, etc. La princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de cocotte pour la femme du premier président, ce qui du reste est de peu de conséquence ; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus douloureux quand il comprend son erreur ; ce qui en a encore davantage, les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être très étonné en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables : « Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue autrefois, vous veniez à la maison, votre amie Gilberte. J'ai bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une cocotte.) Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette, qui étonna tout le monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés, mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à l'opulence.) Peu après un oncle de Swann sur la tête duquel la disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme héritage mourut laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement antisémite parallèle à un mouvement de pénétration plus abondant du monde par les israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à l'antisémitisme. Mais, provisoirement au moins, un certain antisémitisme mondain s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui comme le moindre noble avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld, considérait qu'en épousant la veuve d'un Juif il avait accompli le même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange. Il était prêt à étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à l'étonnement – qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de provoquer – de sa société, s'était, quand Swann s'était marié, refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait été en apparence quelque chose de d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons mais parmi lesquelles il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation. Cette raison est que quelle que soit l'image, depuis la truite à manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage, qui décide un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le crime, etc., cet acte nous modifie assez profondément pour que nous n'attachions plus d'importance, peut-être même que ne nous vienne plus une seule fois à l'esprit l'image que se formait celui qui n'était pas encore un voyageur, ou un mari, ou un criminel, ou un isolé (qui s'est mis au travail pour la gloire et s'est du même coup détaché du désir de la gloire), etc. D'ailleurs, missions-nous de l'obstination à ne pas avoir voulu agir en vain, il est probable que l'effet de soleil ne se retrouverait pas, qu'ayant froid à ce moment-là nous souhaiterions un potage au coin du feu et non une truite en plein air, que notre équipage laisserait indifférente la caissière qui peut-être avait pour des raisons tout autres une grande considération pour nous et dont cette brusque richesse exciterait la méfiance. Bref nous avons vu Swann marié attacher surtout de l'importance aux relations de sa femme et de sa fille avec Mme Bontemps, etc. À toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes de comprendre la vie mondaine, qui avaient décidé la duchesse à ne jamais se laisser présenter Mme et Mlle Swann, on peut ajouter aussi cette assurance heureuse avec laquelle les gens qui n'aiment pas se tiennent à l'écart de ce qu'ils blâment chez les amoureux et que l'amour de ceux-ci explique. « Oh ! je ne me mêle pas à tout ça ; si ça amuse le pauvre Swann de faire des bêtises et de ruiner son existence c'est son affaire, mais on ne me prend pas avec ces choses-là, tout ça peut très mal finir, je les laisse se débrouiller. » C'est le suave mari magno que Swann lui-même me conseillait à l'égard des Verdurin quand il avait depuis longtemps cessé d'être amoureux d'Odette et ne tenait plus au petit clan. C'est tout ce qui rend si sages les jugements des tiers sur les passions qu'ils n'éprouvent pas et les complications de conduite qu'elles entraînent. Mme de Guermantes avait même mis à exclure Mme et Mlle Swann une persévérance qui avait étonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantes avaient commencé de se lier avec Mme Swann et de mener chez elle un grand nombre de femmes du monde, non seulement Mme de Guermantes était restée intraitable mais elle s'était arrangée pour couper les ponts et que sa cousine la princesse de Guermantes l'imitât. Un des jours les plus graves de la crise où pendant le ministère Rouvier on crut qu'il allait y avoir la guerre entre la France et l'Allemagne, comme je dînais seul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j'avais trouvé à la duchesse l'air soucieux. J'avais cru, comme elle se mêlait volontiers de politique, qu'elle voulait montrer par là sa crainte de la guerre, comme, un jour où elle était venue à table si soucieuse, répondant à peine par monosyllabes, à quelqu'un qui l'interrogeait timidement sur l'objet de son souci elle avait répondu d'un air grave : « La Chine m'inquiète. » Or au bout d'un moment, Mme de Guermantes, expliquant elle-même l'air soucieux que j'avais attribué à la crainte d'une déclaration de guerre, avait dit à M. de Bréauté : « On dit que Marie-Aynard veut faire une position aux Swann. Il faut absolument que j'aille demain matin voir Marie-Gilbert pour qu'elle m'aide à empêcher ça. Sans cela il n'y a plus de société. C'est très joli l'affaire Dreyfus. Mais alors l'épicière du coin n'a qu'à se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous. » Et j'avais eu de ce propos si frivole auprès de celui que j'attendais l'étonnement du lecteur qui cherchant dans Le Figaro à la place habituelle les dernières nouvelles de la guerre russo-japonaise, tombe au lieu de cela sur la liste des personnes qui ont fait des cadeaux de noce à Mlle de Mortemart, l'importance d'un mariage aristocratique ayant fait reculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur mer.
La duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance poursuivie au-delà de toute mesure une satisfaction d'orgueil qui ne manquait pas une occasion de s'exprimer. « Babal, disait-elle, prétend que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris parce qu'il n'y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et Mlle Swann. Or il assure que l'élégance est de ne pas connaître Mme Swann. » Et la duchesse riait de tout son coeur.
Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les satisfactions d'orgueil, d'indépendance, de self government, de persécution qu'elle était susceptible d'en tirer et auxquelles avait mis fin la disparition de l'être qui lui donnait la sensation délicieuse qu'elle lui résistait, qu'il ne parvenait pas à lui faire rapporter ses décrets. Alors la duchesse avait passé à la promulgation d'autres décrets qui, s'appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu'elle était maîtresse de faire ce que bon lui semblait. Elle ne pensait pas à la petite Swann mais quand on lui parlait d'elle, la duchesse ressentait une curiosité, comme d'un endroit nouveau, que ne venait plus lui masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann. D'ailleurs tant de sentiments différents peuvent contribuer à en former un seul qu'on ne saurait pas dire s'il n'y avait pas quelque chose d'affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute – car à tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts – la duchesse était de celles qui ont besoin de la présence – de cette présence qu'en vraie Guermantes elle excellait à prolonger – pour aimer vraiment, mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par l'irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation, parce qu'elle ne les imaginait plus, très vaguement d'ailleurs, qu'avec leurs qualités, et dépourvus des petites satisfactions, des petites prétentions qui l'agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose d'assez noble – mêlé à beaucoup de bassesse – à sa conduite. Car, tandis que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce qu'auraient désiré ceux qu'elle avait mal traités, vivants.
Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l'aimaient et avaient un peu d'amour-propre pour elle n'eussent pu se réjouir du changement de dispositions de la duchesse à son égard qu'en pensant que Gilberte en repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq ans d'outrages, pût enfin venger ceux-ci. Malheureusement les réflexes moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine. Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses ambitions auprès d'une personne à qui il tient les sauve au contraire par là. Gilberte assez indifférente aux personnes qui étaient aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l'insolente Mme de Guermantes, à se demander les raisons de cette insolence, même une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous les gens qui avaient un peu d'amitié pour elle, elle avait voulu écrire à la duchesse pour lui demander ce qu'elle avait contre une jeune fille qui ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à ses yeux des proportions que leur noblesse eût été impuissante à leur donner. Elle les mettait au-dessus non seulement de toute la noblesse mais même de toutes les familles royales.
D'anciennes amies de Swann s'occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on apprit dans l'aristocratie le dernier héritage qu'elle venait de faire, on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle femme charmante elle ferait. On prétendait qu'une cousine de Mme de Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à elle pour son fils. Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit partout qu'un tel mariage serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu'elle n'y avait jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau et que M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient eux-mêmes et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une visite à Saint-Cloud. M. de Guermantes tout prêt, en gants gris perle et le tube sur la tête, se disait : « Oriane est vraiment encore étonnante. Je la trouve délicieuse. » Et voyant que sa femme avait l'air bien disposée : « À propos, dit-il, j'avais une commission à vous faire de Mme de Virelef. Elle voulait vous demander de venir lundi à l'Opéra. Mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a prié de tâter le terrain. Je n'émets aucun avis, je vous transmets tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrions… », ajouta-t-il évasivement, car, leur disposition à l'égard d'une personne étant une disposition collective et naissant identique en chacun d'eux, il savait par lui-même que l'hostilité de sa femme à l'égard de Mlle Swann était tombée et qu'elle était curieuse de la connaître. Mme de Guermantes acheva d'arranger son voile et choisit une ombrelle. « Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse ? Je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite. Vous savez bien que je n'ai jamais rien eu contre elle. Simplement je ne voulais pas que nous ayons l'air de recevoir les faux ménages de mes amis. Voilà tout. – Et vous aviez parfaitement raison, répondit le duc. Vous êtes la sagesse même, madame, et vous êtes, de plus, ravissante avec ce chapeau. – Vous êtes fort aimable », dit Mme de Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte. Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques explications : « Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère, d'ailleurs elle a le bon esprit d'être malade les trois quarts de l'année. Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel. » Et ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.
Un mois après, la petite Swann, qui ne s'appelait pas encore Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses ; à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement : « Je crois que vous avez très bien connu mon père. – Mais je crois bien », dit Mme de Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu'elle comprenait le chagrin de la fille et avec un excès d'intensité voulu qui lui donnait l'air de dissimuler qu'elle n'était pas sûre de se rappeler très exactement le père. « Nous l'avons très bien connu, je me le rappelle très bien. » (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans.) « Je sais très bien qui c'était, je vais vous dire », ajouta-t-elle comme si elle avait voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à cette jeune fille des renseignements sur lui, « c'était un grand ami à ma belle-mère et aussi il était très lié avec mon beau-frère Palamède. – Il venait aussi ici, il déjeunait même ici », ajouta M. de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d'exactitude. « Vous vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père ! Comme on sentait qu'il devait être d'une famille honnête ! Du reste j'ai aperçu autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens ! » On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander pour une place de jardiniers. Et voilà comment le faubourg Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le flatter de l'exception faite – le temps qu'on cause – en faveur de l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, et plutôt, et en même temps, pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs, d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être grossier.
Mais reine de l'Instant sachant vraiment vous combler, quand elle vous voyait, ne pouvant alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes en était aussi l'esclave. Swann avait pu parfois dans l'ivresse de la conversation donner à la duchesse l'illusion qu'elle avait de l'amitié pour lui, il ne le pouvait plus. « Il était charmant », dit la duchesse avec un sourire triste en posant sur Gilberte un regard très doux qui, à tout hasard, pour le cas où cette jeune fille serait sensible, lui montrerait qu'elle était comprise et que Mme de Guermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si les circonstances l'eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute la profondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu'il pensât que précisément les circonstances s'opposaient à de telles effusions, soit qu'il considérât que toute exagération de sentiment était l'affaire des femmes et que les hommes n'avaient pas plus à y voir que dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins qu'il s'était réservés, y ayant plus de lumières que la duchesse, crut bien faire de ne pas alimenter, en s'y mêlant, cette conversation qu'il écoutait avec une visible impatience. Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta avec une frivolité mondaine, en s'adressant à Gilberte : « Tenez, je vais vous dire, c'était un gggrand ami à mon beau-frère Charlus, et aussi très ami avec Voisenon (le château du prince de Guermantes) », non seulement comme si le fait de connaître M. de Charlus et le prince avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin de la duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé se lier dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec tous les gens de cette même société, mais encore comme si Mme de Guermantes avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son père, le lui « situer » par un de ces traits caractéristiques à l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une certaine personne. Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la conversation qu'elle ne cherchait précisément qu'à en changer, ayant hérité de Swann ce tact exquis avec un charme d'intelligence que reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à Gilberte de revenir bientôt. D'ailleurs avec la minutie des gens dont la vie est sans but tour à tour ils s'apercevaient, chez les gens avec qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s'exclamant devant elles avec l'émerveillement naïf d'un citadin qui fait à la campagne la découverte d'un brin d'herbe, ou au contraire grossissant comme avec un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte ce furent d'abord ses agréments sur lesquels s'exerça la perspicacité oisive de M. et de Mme de Guermantes : « Avez-vous remarqué la manière dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son mari, c'était bien du Swann, je croyais l'entendre. – J'allais faire la même remarque que vous, Oriane. – Elle est spirituelle, c'est tout à fait le tour de son père. – Je trouve qu'elle lui est même très supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. – Oh ! il était pourtant bien spirituel. – Mais je ne dis pas qu'il n'était pas spirituel, je dis qu'il n'avait pas de brio », dit M. de Guermantes d'un ton gémissant car sa goutte le rendait nerveux et quand il n'avait personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que maintenant on lui eût au besoin dit quelquefois un « votre pauvre père », qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette époque adopté la jeune fille. Elle disait : « Mon père » à Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa distinction, et on reconnaissait que si Forcheville s'était admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de coeur et savait l'en récompenser. Sans doute, parce qu'elle pouvait parfois et désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître par moi, et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom de Swann. Justement je venais de remarquer en entrant dans le salon deux dessins d'Elstir qui autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait « préférer à sa peinture ». Gilberte reconnut cette facture. « On dirait des Elstir, dit-elle. – Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément vot… ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. « Tiens, c'est l'Elstir que… » Je vis les signes désespérés de Mme de Guermantes. « Ah ! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans un article du Figaro. Est-ce que vous l'avez lu ? – Vous avez écrit un article dans Le Figaro ? » s'écria M. de Guermantes avec la même violence que s'il s'était écrié : « Mais c'est ma cousine. » « Oui, hier. – Dans Le Figaro, vous êtes sûr ? Cela m'étonnerait bien. Car nous avons chacun notre Figaro, et s'il avait échappé à l'un de nous l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le duc fit chercher Le Figaro et ne se rendit qu'à l'évidence, comme si jusque-là il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le journal où j'avais écrit. « Quoi ? je ne comprends pas, alors vous avez fait un article dans Le Figaro ? » me dit la duchesse, faisant effort pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. « Mais voyons, Basin, vous lirez cela plus tard. – Mais non, le duc est très bien comme cela avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela tout de suite en rentrant. – Oui, il porte la barbe maintenant que tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la barbe mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne croyaient pas qu'il était français. Il s'appelait à ce moment le prince des Laumes. – Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes ? » demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps. « Mais non, répondit avec un regard mélancolique et caressant la duchesse. – Un si joli titre ! Un des plus beaux titres français ! » dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement, comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes intelligentes. « Eh bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le fils de sa soeur le relevât, mais ce n'est pas la même chose ; au fond ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné, cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était alors tout rasé ; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon beau-frère Charlus, qui aime assez causer avec les paysans, disait à l'un, à l'autre : “D'où es-tu, toi ?” et comme il est très généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car personne n'est à la fois plus haut et plus simple que Mémé. Vous le verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez duchesse, et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin : “Voyez, Basin, parlez-leur un peu aussi.” Mon mari qui n'est pas toujours très inventif… – Merci Oriane, dit le duc sans s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé –… avisa un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère : “Et toi, d'où es-tu ? – Je suis des Laumes. – Tu es des Laumes ? Eh bien, je suis ton prince.” Alors le paysan regarda la figure toute glabre de Basin et lui répondit : “Pas vrai. Vous, vous êtes un English.” » On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir, à leur place vraie, dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains livres d'heures on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la flèche de Bourges. On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. « Je ne sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de relations, mon pauvre ami », et se tournant vers Gilberte : « Je ne saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. » Gilberte rougit vivement : « Je ne la connais pas », dit-elle (ce qui était d'autant plus faux que Lady Israël s'était, deux ans avant la mort de Swann, réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par son prénom), « mais je sais très bien, par d'autres, qui c'est, la personne que vous voulez dire. » J'appris qu'une jeune fille ayant soit méchamment, soit maladroitement demandé quel était le nom de son père, non pas adoptif mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann, changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque cela faisait de ce nom d'origine anglaise un nom allemand. Et même elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser : « On a raconté beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi je dois tout ignorer. »
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner, ni même seulement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau, infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée une variété particulièrement complète et détestable chez l'enfant, les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme) prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée. Les combinaisons par lesquelles au cours des générations la chimie morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop redoutables, sont infinies, et donneraient une passionnante variété à l'histoire des familles. D'ailleurs, avec ces égoïsmes accumulés, comme il devait y en avoir en Gilberte, coexiste telle vertu charmante des parents ; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son rôle touchant avec une sincérité complète. Sans doute, Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand personnage ; mais elle dissimulait le plus souvent ses origines. Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser, et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine qui n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en Dieu.
« Je ne la connais pas personnellement », reprit Gilberte. Avait-elle pourtant, en se faisant appeler Mlle de Forcheville, l'espoir qu'on ignorerait qu'elle était la fille de Swann ? À l'égard peut-être de certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient chuchoter : « C'est la fille de Swann. » Mais elle ne le savait que de cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague, à laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus précise, due à une impression directe. Comme l'éloignement rend pour nous les choses plus petites, plus incertaines, moins périlleuses, Gilberte trouvait inutile que la découverte qu'elle était née Swann eût lieu en sa présence. Gilberte appartenait, ou du moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans l'espoir, non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le reste. Gilberte préférait ne pas être près des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle était née Swann. Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle ménagea quelque temps la transition en signant G. S Forcheville. La véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles du nom de Gilberte. En effet en réduisant le prénom innocent à un simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G, mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme il y avait de l'intelligente curiosité de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de Guermantes si elle n'aurait pas pu connaître M. du Lau, et la duchesse ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société.) « Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en donner une idée ? demanda-t-elle. – Oh ! pas du tout », s'écria Mme de Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. « Non, pas du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord, charmant, avec toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À Guermantes, quand il y avait le roi d'Angleterre avec qui du Lau était très ami, il y avait après la chasse un goûter ; c'était l'heure où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros chaussons de laine. Eh bien, la présence du roi Édouard et de tous les grands-ducs ne le gênait en rien, il redescendait dans le grand salon de Guermantes avec ses chaussons de laine. Il trouvait qu'il était le marquis du Lau d'Allemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'était les deux que j'aimais le plus. C'était du reste, des grands amis à… » (elle allait dire « à votre père » et s'arrêta net). « Non, ça n'a aucun rapport ni avec Gri-Gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un marquis d'Allemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots du portrait : « M. d'Allemans, qui était un homme fort distingué parmi la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses manières, et comme un coq de province… – Oui, il y a de cela, dit Mme de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un coq. – Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait », dit Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était, en effet, grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de la maison d'Aragon, mais leur seigneurie est poitevine. Quant à son château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château de sa famille mais de la famille d'un premier mari de sa mère, et il était situé à peu près à égale distance de Martinville et de Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province. Matériellement il y avait une part de mensonge dans ces paroles, puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu M. de Bréauté, d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de parler des environs de Tansonville, il pouvait être sincère. Le snobisme est, pour certaines personnes, analogue à ces breuvages agréables dans lesquels ils mêlent des substances utiles. Gilberte s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes livres et des Nattier que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été voir à la Bibliothèque nationale et au Louvre, et je me figure que malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme Goupil que sur M. d'Agrigente. « Oh ! pauvre Babal et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour longtemps, ni l'un ni l'autre. »
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article il m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un peu poncive de ce style où il y avait « de l'enflure, des métaphores comme dans la prose démodée de Chateaubriand » ; par contre il me félicita sans réserve de « m'occuper » : « J'aime qu'on fasse quelque chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours des importants ou des agités. Sotte engeance ! » Gilberte qui prenait avec une rapidité extrême les manières du monde déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était l'amie d'un auteur. « Vous pensez si je vais dire que j'ai le plaisir, l'honneur de vous connaître. » « Vous ne voulez pas venir avec nous demain à l'Opéra-Comique ? » me dit la duchesse, et je pensai que c'était sans doute dans cette même baignoire où je l'avais vue la première fois et qui m'avait semblé alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je répondis d'une voix triste : « Non, je ne vais pas au théâtre, j'ai perdu une amie que j'aimais beaucoup. » J'avais presque les larmes aux yeux en le disant mais pourtant pour la première fois cela me faisait un certain plaisir d'en parler. C'est à partir de ce moment-là que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d'avoir un grand chagrin et à cesser de le ressentir.
Quand Gilberte fut partie Mme de Guermantes me dit : « Vous n'avez pas compris mes signes, c'était pour que vous ne parliez pas de Swann. » Et comme je m'excusais : « Mais je vous comprends très bien ; moi-même, j'ai failli le nommer, je n'ai eu que le temps de me rattraper, c'est épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous savez que c'est très gênant », dit-elle à son mari pour diminuer un peu ma faute en ayant l'air de croire que j'avais obéi à une propension commune à tous et à laquelle il était difficile de résister. « Que voulez-vous que j'y fasse ? répondit le duc. Vous n'avez qu'à dire qu'on remette ces dessins en haut, puisqu'ils vous font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez pas de lui. »
Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m'étonnèrent beaucoup, l'une de Mme Goupil, dame de Combray que je n'avais pas revue depuis tant d'années et à qui, même à Combray, je n'avais pas trois fois adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué Le Figaro. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens de la profondeur. Une amitié de collège oubliée et qui avait vingt occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans compensations d'ailleurs. C'est ainsi que Bloch, dont j'eusse tant aimé savoir ce qu'il pensait de mon article, ne m'écrivit pas. Il est vrai qu'il avait lu cet article et devait me l'avouer plus tard mais par un choc en retour. En effet il écrivit lui-même quelques années plus tard un article dans Le Figaro et désira immédiatement me signaler cet événement. Comme ce qu'il considérait comme un privilège lui était aussi échu, l'envie qui lui avait fait feindre d'ignorer mon article cessant comme un compresseur se soulève, il m'en parla, tout autrement qu'il désirait m'entendre parler du sien : « J'ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article. Mais je n'avais pas cru devoir t'en parler, craignant de t'être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des choses humiliantes qui leur arrivent. Et c'en est une évidemment que d'écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des five o'clock, sans oublier le bénitier. » Son caractère restait le même, mais son style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains écrivains qui quittent le maniérisme quand, ne faisant plus de poèmes symbolistes, ils écrivent des romans-feuilletons.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil ; mais elle était sans chaleur, car si l'aristocratie a certaines formules qui font palissades entre elles, entre le « Monsieur » du début et les « sentiments distingués » de la fin, des cris de joie, d'admiration, peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la palissade leur parfum adorant. Mais le conventionalisme bourgeois enserre l'intérieur même des lettres dans un réseau de « votre succès si légitime », au maximum « votre beau succès », des belles-soeurs, fidèles à l'éducation reçue et réservées dans leur corsage comme il faut, croient s'être épanchées dans le malheur ou l'enthousiasme si elles ont écrit « mes meilleures pensées ». « Mère se joint à moi » est un superlatif dont on est rarement gâté. Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom, Sautton, m'était inconnu. C'était une écriture populaire, un langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m'avait écrit.
Le surlendemain matin je me réjouis que Bergotte fût un grand admirateur de mon article, qu'il n'avait pu lire sans envie. Pourtant au bout d'un moment ma joie tomba. En effet Bergotte ne m'avait absolument rien écrit. Je m'étais seulement demandé s'il eût aimé cet article, en craignant que non. À cette question que je me posais, Mme de Forcheville m'avait répondu qu'il l'admirait infiniment, le trouvait d'un grand écrivain. Mais elle me l'avait dit pendant que je dormais : c'était un rêve. Presque tous répondent aux questions que nous nous posons par des affirmations complexes, mises en scène avec plusieurs personnages, mais qui n'ont pas de lendemain.
Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m'empêcher de penser à elle avec désolation. Quoi ? fille de Swann, qu'il eût tant aimé voir chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de recevoir, ils l'avaient ensuite spontanément recherchée, le temps ayant passé qui renouvelle pour nous, insuffle une autre personnalité, d'après ce qu'on dit d'eux, aux êtres que nous n'avons pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau neuve et pris d'autres goûts. Mais quand à cette fille Swann disait parfois, en la serrant contre lui et en l'embrassant : « C'est bon, ma chérie, d'avoir une fille comme toi ; un jour, quand je ne serai plus là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi et à cause de toi », Swann, en mettant ainsi pour après sa mort un craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille, se trompait autant que le vieux banquier qui ayant fait un testament pour une petite danseuse qu'il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu'il n'est pour elle qu'un grand ami, mais qu'elle restera fidèle à son souvenir. Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché, avec d'excellents dehors. Elle portera le deuil de l'excellent homme, s'en sentira débarrassée, profitera non seulement de l'argent liquide, mais des propriétés, des automobiles qu'il lui a laissées, fera partout effacer le chiffre de l'ancien propriétaire qui lui cause un peu de honte et à la jouissance du don n'associera jamais le regret du donateur. Les illusions de l'amour paternel ne sont peut-être pas moindres que celles de l'autre ; bien des filles ne considèrent leur père que comme le vieillard qui leur laisse sa fortune. La présence de Gilberte dans un salon au lieu d'être une occasion qu'on parlât encore quelquefois de son père était un obstacle à ce qu'on saisît celles, de plus en plus rares, qu'on aurait pu avoir encore de le faire. Même à propos des mots qu'il avait dits, des objets qu'il avait donnés, on prit l'habitude de ne plus le nommer et celle qui aurait dû rajeunir sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer l'oeuvre de la mort et de l'oubli.
Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte consommait peu à peu l'oeuvre de l'oubli : elle avait hâté en moi cette oeuvre de l'oubli à l'égard d'Albertine. Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais crue une autre qu'elle, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrité depuis longtemps et précaire, relatifs à Albertine. Car si bien des souvenirs qui étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l'oubli mais réalisée brusquement dans leur ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée. Je n'aimais plus Albertine. Tout au plus certains jours, quand il faisait un de ces temps qui en modifiant, en réveillant notre sensibilité, nous remettent en rapport avec le réel, je me sentais cruellement triste en pensant à elle. Je souffrais d'un amour qui n'existait plus. Ainsi les amputés, par certains changements de temps ont mal dans la jambe qu'ils ont perdue.
La disparition de ma souffrance, et de tout ce qu'elle emmenait avec elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c'est parce que les souvenirs ne restent pas toujours vrais que l'amour n'est pas éternel, et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules. Mais ce renouvellement, pour les souvenirs, est tout de même retardé par l'attention qui arrête, qui fixe un moment ce qui doit changer. Et puisqu'il en est du chagrin comme du désir des femmes, qu'on grandit en y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que la chasteté, l'oubli.
Par une autre réaction, si (bien que ce fût la distraction – le désir de Mlle d'Éporcheville – qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli effectif et sensible) il reste que c'est le temps qui amène progressivement l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer à vivre, me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune ; pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé dans ma vie – et aussi ceux qui s'étaient succédé dans mon coeur, car, quand on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a plus longtemps vécu – au cours de ces derniers mois de l'existence d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant par des espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient paraître anciens puisque j'avais eu ce qu'on appelle « le temps » de les oublier, c'était son interpolation, fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire – comme une brume épaisse sur l'océan, et qui supprime les points de repère des choses – qui détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait eu dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour ma grand-mère, offrant une succession de périodes sous lesquelles, après un certain intervalle, rien de ce qui soutenait la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait, ma vie m'apparut comme quelque chose d'aussi dépourvu du support d'un moi individuel identique et permanent, quelque chose d'aussi inutile dans l'avenir que long dans le passé, quelque chose que la mort pourrait aussi bien terminer ici ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du Second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentis vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais, que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que celle que j'avais aimée n'était plus au bout d'un certain temps qu'un pâle souvenir que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde, mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supporterait aisément de vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté : jadis à propos de Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie je n'en voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel serrement de coeur les Mémoires d'un écrivain médiocre qui séparé par la vie d'une femme qu'il avait adorée jeune homme, vieillard la rencontrait sans plaisir, sans envie de la revoir. Or il m'apportait au contraire avec l'oubli une suppression presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces moi de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention opportune, au moi vraiment trop blessé. Ce rechange au reste elle l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien contenait une grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre, un autre pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce qu'on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d'avoir passé par tant de souffrances car nous ne nous rappelons que confusément les avoir souffertes. Il est possible que de même nos cauchemars la nuit soient effroyables. Mais au réveil nous sommes une autre personne qui ne se soucie guère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en dormant devant des assassins.
Sans doute ce moi gardait encore quelque contact avec l'ancien comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l'a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J'en poussais encore quand je redevenais pour un moment l'ancien ami d'Albertine. Mais c'est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux s'affaiblit, c'est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n'avait rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était que l'héritier. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient, on ne se souvient que de ce qu'on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu'il grandissait à l'ombre de l'ancien, l'avait souvent entendu parler d'Albertine ; à travers lui, à travers les récits qu'il en recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il l'aimait ; mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main.
Une autre personne chez qui l'oeuvre de l'oubli en ce qui concernait Albertine se fit probablement plus rapide à cette époque, et me permit par contrecoup de me rendre compte un peu plus tard d'un nouveau progrès que cette oeuvre avait fait chez moi (et c'est là mon souvenir d'une seconde étape avant l'oubli définitif), ce fut Andrée. Je ne puis guère en effet ne pas donner l'oubli d'Albertine comme cause sinon unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et nécessaire, d'une conversation qu'Andrée eut avec moi à peu près six mois après celle que j'ai rapportée et où ses paroles furent si différentes de ce qu'elle m'avait dit la première fois. Je me rappelle que c'était dans ma chambre parce qu'à ce moment-là j'avais plaisir à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté collectif qu'avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre elles, et un moment seulement uniquement associé à la personne d'Albertine, pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.
Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet de situer très exactement cette conversation. C'est que j'étais expulsé du reste de l'appartement parce que c'était le jour de maman. C'était un jour où maman était allée déjeuner chez Mme Sazerat. Comme c'était le jour de réception de ma mère, elle avait hésité à aller chez Mme Sazerat. Mais comme, même à Combray, Mme Sazerat savait toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, maman, certaine de ne pas s'amuser, avait compté qu'elle pourrait sans manquer aucun plaisir rentrer tôt. Elle était en effet revenue à temps et sans regrets, Mme Sazerat n'ayant eu chez elle que des gens assommants que glaçait déjà la voix particulière qu'elle prenait quand elle avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère, du reste, l'aimait bien, la plaignait de son infortune – suite des fredaines de son père ruiné par la duchesse de X*** – infortune qui la forçait à vivre presque toute l'année à Combray, avec quelques semaines chez sa cousine à Paris et un grand « voyage d'agrément » tous les dix ans. Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois, et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée voir la princesse de Parme qui elle ne faisait pas de visites, et chez qui on se contentait d'habitude de s'inscrire mais qui avait insisté pour que ma mère vînt la voir, puisque le protocole empêchait qu'elle vînt chez nous. Ma mère était revenue très mécontente : « Tu m'as fait faire un pas de clerc, me dit-elle, la princesse de Parme m'a à peine dit bonjour, elle s'est retournée vers les dames avec qui elle causait sans s'occuper de moi, et au bout de dix minutes, comme elle ne m'avait pas adressé la parole, je suis partie sans qu'elle me tendît même la main. J'étais très ennuyée ; en revanche devant la porte en m'en allant j'ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a été très aimable et qui m'a beaucoup parlé de toi. Quelle singulière idée tu as eue de lui parler d'Albertine ! Elle m'a raconté que tu lui avais dit que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. » (Je l'avais en effet dit à la duchesse, mais ne me le rappelais même pas et j'y avais à peine insisté. Mais les personnes les plus distraites font souvent une singulière attention à des paroles que nous laissons échapper, qui nous paraissent toutes naturelles, et qui excitent profondément leur curiosité.) « Mais je ne retournerai jamais chez la princesse de Parme. Tu m'as fait faire une bêtise. »
Or le lendemain, jour de ma mère, Andrée vint me voir. Elle n'avait pas grand temps, car elle devait aller chercher Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. « Je connais ses défauts, mais c'est tout de même ma meilleure amie et l'être pour qui j'ai le plus d'affection », me dit-elle. Et elle parut même avoir quelque effroi à l'idée que je pourrais lui demander de dîner avec elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop bien, comme moi, en l'empêchant de se livrer, l'empêchait de goûter auprès d'eux un plaisir complet.
Il est vrai que quand elle vint, je n'étais pas là ; elle m'attendait, et j'allais passer par mon petit salon pour aller la voir quand je m'aperçus, en entendant une voix, qu'il y avait une autre visite pour moi. Pressé de voir Andrée, qui était dans ma chambre, ne sachant pas qui était l'autre personne qui ne la connaissait évidemment pas puisqu'on l'avait mis dans une autre pièce, j'écoutai un instant à la porte du petit salon ; car mon visiteur parlait, il n'était pas seul ; il parlait à une femme : « Oh ! ma chérie, c'est dans mon coeur ! » lui fredonnait-il, citant les vers d'Armand Silvestre. « Oui, tu resteras toujours ma chérie malgré tout ce que tu as pu me faire :
« Les morts dorment en paix dans le sein de la terre.
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.
Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière ;
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
C'est un peu vieux jeu, mais comme c'est joli ! Et aussi ce que j'aurais pu te dire dès le premier jour :
« Tu les feras pleurer, enfant belle et chérie…
Comment, tu ne connais pas ça ?
« … Tous ces bambins, hommes futurs,
Qui suspendent déjà leur jeune rêverie
Aux cils câlins de tes yeux purs.
Ah ! j'avais cru pouvoir me dire un instant :
« Le premier soir qu'il vint ici
De fierté je n'eus plus souci.
Je lui disais : “Tu m'aimeras
Aussi longtemps que tu pourras.”
Je ne dormais bien qu'en ses bras. »
Curieux, dussé-je retarder d'un instant mon urgente visite à Andrée, à quelle femme s'adressait ce déluge de poèmes, j'ouvris la porte. Ils étaient récités par M. de Charlus à un militaire en qui je reconnus vite Morel et qui partait pour faire ses treize jours. Il n'était plus bien avec M. de Charlus, mais le revoyait de temps en temps pour lui demander un service. M. de Charlus qui donnait d'habitude à l'amour une forme plus mâle avait aussi ses langueurs. D'ailleurs dans son enfance, pour pouvoir comprendre et sentir les vers des poètes, il avait été obligé de les supposer adressés non à une belle infidèle mais à un jeune homme. Je les quittai le plus vite que je pus quoique je sentisse que faire des visites avec Morel était une immense satisfaction pour M. de Charlus, à qui cela donnait un instant l'illusion de s'être remarié. Et il unissait d'ailleurs en lui au snobisme des reines celui des domestiques.
Le souvenir d'Albertine était devenu chez moi si fragmentaire qu'il ne me causait plus de tristesse et n'était plus qu'une transition à de nouveaux désirs, comme un accord qui prépare des changements d'harmonie. Et même, toute idée de caprice sensuel et passager étant écartée, en tant que j'étais encore fidèle au souvenir d'Albertine, j'étais plus heureux d'avoir auprès de moi Andrée que je ne l'aurais été d'avoir Albertine miraculeusement retrouvée. Car Andrée pouvait me dire plus de choses sur Albertine que ne m'en avait dit Albertine elle-même. Or les problèmes relatifs à Albertine restaient encore dans mon esprit alors que ma tendresse pour elle, tant physique que morale, avait déjà disparu. Et mon désir de connaître sa vie, parce qu'il avait moins diminué, était maintenant comparativement plus grand que le besoin de sa présence. D'autre part, l'idée qu'une femme avait peut-être eu des relations avec Albertine ne me causait plus que le désir d'en avoir moi aussi avec cette femme. Je le dis à Andrée tout en la caressant. Alors sans chercher le moins du monde à mettre ces paroles d'accord avec celles d'il y avait quelques mois, Andrée me dit en souriant à demi : « Ah ! oui, mais vous êtes un homme. Aussi nous ne pouvons pas faire ensemble tout à fait les mêmes choses que je faisais avec Albertine. » Et soit qu'elle pensât que cela accroissait mon désir (dans l'espoir de confidences, je lui avais dit autrefois que j'aimerais avoir des relations avec une femme en ayant eu avec Albertine), ou mon chagrin, ou peut-être détruisait un sentiment de supériorité sur elle qu'elle pouvait croire que j'éprouvais d'avoir été le seul à entretenir des relations avec Albertine : « Ah nous avons passé toutes les deux de bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée. Du reste ce n'était pas seulement avec moi qu'elle aimait prendre du plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, appelé Morel. Tout de suite ils s'étaient compris. Il se chargeait – ayant d'elle la permission d'y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites novices, et sitôt qu'il les avait mises sur le mauvais chemin, les laisser ensuite –, il se chargeait de plaire à de petites pêcheuses d'une plage éloignée, de petites blanchisseuses, qui s'amourachaient d'un garçon mais n'eussent pas répondu aux avances d'une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait à Albertine. Par peur de perdre ce Morel, qui s'y mêlait du reste, la petite obéissait toujours et d'ailleurs elle le perdait tout de même, car par peur des conséquences, et aussi parce qu'une ou deux fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut une fois l'audace d'en mener une, ainsi qu'Albertine, dans une maison de femmes à Couliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou successivement. C'était sa passion, comme c'était aussi celle d'Albertine. Mais Albertine avait après d'affreux remords. Je crois que chez vous elle avait dompté sa passion et remettait de jour en jour de s'y livrer. Puis son amitié pour vous était si grande qu'elle avait des scrupules. Mais il était bien certain que si jamais elle vous quittait elle recommencerait. Seulement je crois que, après vous avoir quitté, si elle se remettait à cette furieuse envie, après cela ses remords étaient bien plus grands. Elle espérait que vous la sauveriez, que vous l'épouseriez. Au fond, elle sentait que c'était une espèce de folie criminelle, et je me suis souvent demandé si ce n'était pas après une chose comme cela, ayant amené un suicide dans une famille, qu'elle s'était elle-même tuée. Je dois avouer que tout à fait au début de son séjour chez vous, elle n'avait pas entièrement renoncé à ses jeux avec moi. Il y avait des jours où elle semblait en avoir besoin, tellement qu'une fois, alors que c'eût été si facile dehors, elle ne se résigna pas à me dire au revoir avant de m'avoir mise auprès d'elle, chez vous. Nous n'eûmes pas de chance, nous avons failli être prises. Elle avait profité de ce que Françoise était descendue faire une course, et que vous n'étiez pas rentré. Alors elle avait tout éteint pour que quand vous ouvririez avec votre clef vous perdiez un peu de temps avant de trouver le bouton, et elle n'avait pas fermé la porte de sa chambre. Nous vous avons entendu monter, je n'eus que le temps de m'arranger, de descendre. Précipitation bien inutile, car par un hasard incroyable vous aviez oublié votre clef et avez été obligé de sonner. Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte que pour cacher notre gêne toutes les deux, sans avoir pu nous consulter, nous avions eu la même idée : faire semblant de craindre l'odeur du seringa, que nous adorions au contraire. Vous rapportiez avec vous une longue branche de cet arbuste, ce qui me permit de détourner la tête et de cacher mon trouble. Cela ne m'empêcha pas de vous dire avec une maladresse absurde que peut-être Françoise était remontée et pourrait vous ouvrir, alors qu'une seconde avant, je venais de vous faire le mensonge que nous venions seulement de rentrer de promenade et qu'à notre arrivée Françoise n'était pas encore descendue (ce qui était vrai). Mais le malheur fut – croyant que vous aviez votre clef – d'éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu'en remontant vous la vissiez se rallumer ; ou du moins nous hésitâmes trop. Et pendant trois nuits Albertine ne put fermer l'oeil parce qu'elle avait tout le temps peur que vous n'ayez de la méfiance et ne demandiez à Françoise pourquoi elle n'avait pas allumé avant de partir. Car Albertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait que vous étiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de trois jours elle comprit à votre calme que vous n'aviez pas eu l'idée de rien demander à Françoise, et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne reprit plus ses relations avec moi, soit par peur, ou par remords, car elle prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu'un d'autre. En tout cas on n'a plus pu jamais parler de seringa devant elle sans qu'elle devînt écarlate et passât la main sur sa figure en pensant cacher sa rougeur. »
Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu'ils auraient eue quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu'était pour moi la terrible révélation d'Andrée. Sans doute, même quand de mauvaises nouvelles doivent nous attrister, il arrive que dans le divertissement, le jeu équilibré de la conversation, elles passent devant nous sans s'arrêter, et que nous, préoccupés de mille choses à répondre, transformés par le désir de plaire aux personnes présentes en quelqu'un d'autre, protégé pour quelques instants dans ce cycle nouveau contre les affections, les souffrances qu'il a quittées pour y entrer et qu'il retrouvera quand le court enchantement sera brisé, nous n'ayons pas le temps de les accueillir. Pourtant, si ces affections, ces souffrances sont trop prédominantes, nous n'entrons que distraits dans la zone d'un monde nouveau et momentané où trop fidèles à la souffrance, nous ne pouvons devenir autres ; alors les paroles se mettent immédiatement en rapport avec notre coeur qui n'est pas resté hors du jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine, comme un poison évaporé, n'avaient plus leur pouvoir toxique. La distance était déjà trop lointaine ; comme un promeneur qui voyant, l'après-midi, un croissant nuageux dans le ciel, se dit que c'est cela, l'immense lune, je me disais : « Comment ! cette vérité que j'ai tant cherchée, tant redoutée, c'est seulement ces quelques mots dits dans une conversation, qu'on ne peut même pas penser complètement parce qu'on n'est pas seul ! » Puis elle me prenait vraiment au dépourvu, je m'étais beaucoup fatigué avec Andrée. Vraiment une pareille vérité, j'aurais voulu avoir plus de force à lui consacrer ; elle me restait extérieure, mais c'est que je ne lui avais pas encore trouvé une place dans mon coeur. On voudrait que la vérité nous fût révélée par des signes nouveaux, non par une phrase, une phrase pareille à celles qu'on s'était dites tant de fois. L'habitude de penser empêche parfois d'éprouver le réel, immunise contre lui, le fait paraître de la pensée encore.
Il n'y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un mot le mot contraire. En tout cas c'était maintenant, si c'était vrai, toute cette inutile vérité sur la vie d'une maîtresse qui n'est plus et qui remonte des profondeurs, qui apparaît, une fois que nous ne pouvons plus rien en faire. Alors (pensant sans doute à quelque autre que nous aimons maintenant et à l'égard de qui la même chose pourrait arriver, car de celle qu'on a oubliée on ne se soucie plus), on se désole. On se dit : « Si elle vivait ! » On se dit : « Si celle qui vit pouvait comprendre tout cela et que quand elle sera morte je saurai tout ce qu'elle me cache ! » Mais c'est un cercle vicieux. Si j'avais pu faire qu'Albertine vécût, du même coup j'eusse fait qu'Andrée ne m'eût rien révélé. C'est un peu la même chose que l'éternel « vous verrez quand je ne vous aimerai plus », qui est si vrai et si absurde, puisqu'en effet on obtiendrait beaucoup si on n'aimait plus mais qu'on ne se soucierait pas d'obtenir. C'est même tout à fait la même chose. Car la femme qu'on revoit quand on ne l'aime plus, si elle vous dit tout, c'est qu'en effet ce n'est plus elle, ou que ce n'est plus vous : l'être qui aimait n'existe plus. Là aussi il y a la mort qui a passé, a rendu tout aisé et tout inutile. Je faisais ces réflexions, me plaçant dans l'hypothèse où Andrée était véridique – ce qui était possible – et amenée à la sincérité envers moi précisément parce qu'elle avait maintenant des relations avec moi, par ce côté Saint-André-des-Champs qu'avait eu au début avec moi Albertine. Elle y était aidée dans ce cas par le fait qu'elle ne craignait plus Albertine, car la réalité des êtres ne survit pour nous que peu de temps après leur mort, et au bout de quelques années ils sont comme ces dieux des religions abolies qu'on offense sans crainte parce qu'on a cessé de croire à leur existence. Mais qu'Andrée ne crût plus à la réalité d'Albertine pouvait avoir pour effet qu'elle ne redoutât plus aussi bien que de trahir une vérité qu'elle avait promis de ne pas révéler, d'inventer un mensonge qui calomniait rétrospectivement sa prétendue complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d'inventer un mensonge, si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d'orgueil et voulait me peiner ? Peut-être avait-elle de l'irritation contre moi (irritation suspendue tant qu'elle m'avait vu malheureux, inconsolé) parce que j'avais eu des relations avec Albertine et qu'elle m'enviait peut-être – croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé qu'elle – un avantage qu'elle n'avait peut-être pas obtenu, ni même souhaité. C'est ainsi que je l'avais souvent vue dire qu'ils avaient l'air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la conscience qu'ils avaient de leur bonne mine, l'exaspérait, et dire dans l'espoir de les fâcher qu'elle-même allait très bien, ce qu'elle ne cessa de proclamer quand elle était le plus malade, jusqu'au jour où dans le détachement de la mort il ne lui soucia plus que les heureux allassent bien et sussent qu'elle-même se mourait. Mais ce jour-là était encore loin. Peut-être était-elle irritée contre moi, je ne savais pour quelle raison, comme jadis elle avait eu une rage contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec Rachel et sur le compte duquel Andrée se répandait en propos diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il n'aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si triste. En effet, ceux-là mêmes qu'elle avait, les yeux étincelants de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur de faux témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de bienfaits. Car elle n'était pas foncièrement mauvaise, et si sa nature non apparente, un peu profonde, n'était pas la gentillesse qu'on croyait d'abord d'après ses délicates attentions, mais plutôt l'envie et l'orgueil, sa troisième nature, plus profonde encore, la vraie, mais pas entièrement réalisée, tendait vers la bonté et l'amour du prochain. Seulement comme tous les êtres qui dans un certain état en désirent un meilleur, mais ne le connaissant que par le désir, ne comprennent pas que la première condition est de rompre avec le premier – comme les neurasthéniques ou les morphinomanes qui voudraient bien être guéris, mais pourtant qu'on ne les privât pas de leurs manies ou de leur morphine, comme les coeurs religieux ou les esprits artistes attachés au monde qui souhaitent la solitude mais veulent se la représenter pourtant comme n'impliquant pas un renoncement absolu à leur vie antérieure – Andrée était prête à aimer toutes les créatures, mais à condition d'avoir réussi d'abord à ne pas se les représenter comme triomphantes, et pour cela de les humilier préalablement. Elle ne comprenait pas qu'il fallait aimer même les orgueilleux et vaincre leur orgueil par l'amour et non par un plus puissant orgueil. Mais c'est qu'elle était comme les malades qui veulent la guérison par les moyens mêmes qui entretiennent la maladie, qu'ils aiment et qu'ils cesseraient aussitôt d'aimer s'ils les renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied à terre.
En ce qui concerne le jeune homme sportif, neveu des Verdurin, que j'avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, il faut dire accessoirement, et par anticipation, que quelque temps après la visite d'Andrée, visite dont le récit va être repris dans un instant, il arriva des faits qui causèrent une assez grande impression. D'abord ce jeune homme (peut-être par souvenir d'Albertine que je ne savais pas alors qu'il avait aimée) se fiança avec Andrée et l'épousa, malgré le désespoir de Rachel dont il ne tint aucun compte. Andrée ne dit plus alors (c'est-à-dire quelques mois après la visite dont je parle) qu'il était un misérable et je m'aperçus plus tard qu'elle n'avait dit qu'il l'était que parce qu'elle était folle de lui et qu'elle croyait qu'il ne voulait pas d'elle. Mais un autre fait frappa davantage. Ce jeune homme fit représenter de petits sketches, dans des décors et avec des costumes de lui, et qui ont amené dans l'art contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les Ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses oeuvres comme quelque chose de capital, presque des oeuvres de génie, et je pense d'ailleurs comme eux, ratifiant ainsi à mon propre étonnement l'ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l'avaient connu à Balbec attentif seulement si la coupe des vêtements des gens qu'il avait à fréquenter était élégante ou non, passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou au polo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été un cancre et s'était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer ses parents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmes où M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent que peut-être ses oeuvres étaient d'Andrée qui par amour voulait lui en laisser la gloire, ou que plus probablement il payait avec sa grande fortune personnelle que ses folies avaient seulement ébréchée, quelque professionnel génial et besogneux pour les faire (ce genre de société riche – non décrassée par la fréquentation de l'aristocratie et n'ayant aucune idée de ce que c'est qu'un artiste qui est seulement pour eux soit un acteur qu'ils font venir débiter des monologues pour les fiançailles de leur fille en lui remettant tout de suite son cachet discrètement dans un salon voisin, soit un peintre chez qui ils la font poser une fois qu'elle est mariée, avant les enfants et quand elle est encore à son avantage – croyant volontiers que tous les gens du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs oeuvres et payent pour avoir une réputation d'auteur comme d'autres pour s'assurer un siège de député). Mais tout cela était faux ; et ce jeune homme était bien l'auteur de ces oeuvres admirables. Quand je le sus, je fus obligé d'hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il avait été en effet pendant de longues années la « brute épaisse » qu'il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant ; ou bien à cette époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le « tram » avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de son génie, l'ayant laissé la clef sous la porte dans l'effervescence de passions juvéniles ; ou bien même, homme de génie déjà conscient, et si dernier en classe, parce que pendant que le professeur disait des banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Goethe. Certes rien ne laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec où ses préoccupations me parurent s'attacher uniquement à la correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce n'est pas une objection irréfutable. Il pouvait être très vaniteux, ce qui peut s'allier au génie, et chercher à briller de la manière qu'il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et qui n'était nullement de prouver une connaissance approfondie des Affinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre. D'ailleurs je ne suis pas sûr que même quand il fut devenu l'auteur de ces belles oeuvres si originales, il eût beaucoup aimé, hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu'un qui n'aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise mais de la vanité, et même un certain sens pratique, une certaine clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles à l'estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être d'un plus vif éclat que le regard d'un penseur. Qui sait si vu du dehors tel homme de talent ou même un homme sans talent mais aimant les choses de l'esprit, moi par exemple, n'eût pas fait, à qui l'eût rencontré à Rivebelle, à l'Hôtel de Balbec, sur la digue de Balbec, l'effet du plus parfait et prétentieux imbécile ? Sans compter que pour Octave les choses de l'art devaient être quelque chose de si intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même qu'il n'eût sans doute pas eu l'idée d'en parler comme eût fait Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu, et on dit qu'il l'a gardée. Tout de même si la piété qui fit revivre l'oeuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les chefs-d'oeuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont sortis non du Concours général, d'une éducation modèle, académique, à la Broglie, mais de la fréquentation des « pesages » et des grands bars. En tout cas à cette époque, à Balbec, les raisons qui faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l'éternel malentendu d'un « intellectuel » (représenté en l'espèce par moi) et des gens du monde (représentés par la petite bande) au sujet d'une personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement son talent, et son prestige à mes yeux – du même genre qu'autrefois celui de Mme Blatin – était d'être, quoi qu'elles prétendissent, l'ami de mes amies, et plus de leur bande que moi. D'autre part Albertine et Andrée, symbolisant en cela l'incapacité des gens du monde à porter un jugement valable sur les choses de l'esprit et leur propension à s'attacher dans cet ordre à de faux-semblants, non seulement n'étaient pas loin de me trouver stupide parce que j'étais curieux d'un tel imbécile, mais s'étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de golf, mon choix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si encore j'avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Belloeuvre, en dehors du golf c'était un garçon qui avait de la conversation, qui avait eu un accessit au Concours général et faisait agréablement les vers (or il était en réalité plus bête qu'aucun). Ou alors si mon but était de « faire une étude », « pour un livre », Guy Saumoy qui était complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un type curieux qui pouvait m'« intéresser ». Ces deux-là on me les eût « permis », mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver ? C'était le type de la « grande brute », de la « brute épaisse ».
Pour revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de me faire sur ses relations avec Albertine, elle ajouta que la principale raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore, de la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas mariée : « Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles, ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des jeunes gens simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre leur gré. » Quelques mois plus tôt ce savoir que paraissait posséder Andrée des mobiles auxquels obéissaient les filles de la petite bande m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait suffisait-il à expliquer qu'Albertine qui s'était donnée à moi ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques mouvements de confiance de moi avec Andrée, ou que j'eusse imprudemment dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel, qui faisait que celle-ci qui peut-être, une heure avant, était prête à me laisser prendre certains plaisirs comme la chose la plus simple, avait eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander. « Vous faisiez cela dans cet appartement inhabité de votre grand-mère ? – Oh ! non, jamais, nous aurions été dérangées. – Tiens, je croyais, il me semblait… – D'ailleurs, Albertine aimait surtout faire cela à la campagne. – Où çà ? – Autrefois, quand elle n'avait pas le temps d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont, elle connaissait là une maison, ou bien sous les arbres, il n'y a personne ; dans la grotte du Petit Trianon aussi. – Vous voyez bien, comment vous croire ? Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an, n'avoir rien fait aux Buttes-Chaumont. – J'avais peur de vous faire de la peine. » Comme je l'ai dit, je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait, l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin, si j'avais encore autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement mensongères. En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme modifie tour à tour la disposition de ses édifices jusqu'à écraser, à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une ville dont on approche, mais dont finalement, quand on la connaît bien et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que la perspective du premier coup d'oeil avait indiquées, le reste, par où on avait passé, n'étant que cette série successive de lignes de défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant d'arriver au coeur. D'ailleurs si je n'eus pas besoin de croire absolument à l'innocence d'Albertine parce que ma souffrance avait diminué, je peux dire que réciproquement si je ne souffris pas trop de cette révélation, c'est que depuis quelque temps, à la croyance que je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine s'était substituée peu à peu et sans que je m'en rendisse compte, la croyance toujours présente en moi, la croyance en la culpabilité d'Albertine. Or si je ne croyais plus à l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance, et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la plupart des désirs créateurs de croyances ne finissent – contrairement à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente – qu'avec nous-même. À tant de preuves qui corroboraient ma version première, j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine. Pourquoi l'avoir crue ? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir, et d'ailleurs est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son plaisir, ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à l'honneur. On ment toute sa vie, même, surtout, peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls, en effet, nous font craindre pour notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine coupable, et seul mon désir employant à une oeuvre de doute les forces de mon intelligence m'avait fait faire fausse route. Peut-être vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti, plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de nos intuitions. Celles-ci, du reste, que j'avais eues le premier jour sur la plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa, comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle, en m'y montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque rencontre, l'universalité du désir ? Peut-être malgré tout, ces intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à nouveau, vérifiées, que maintenant. Tandis que durait tout mon amour pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il était mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passèrent continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore, antérieure, plus vaste, qui était mon amour lui-même. N'était-ce pas en effet, malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer ? et même dans les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la persistance et une transformation ? n'est-il pas une preuve de clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le désir, allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé, nous force d'aimer ce qui nous fera souffrir ? Il entre certainement dans le charme d'un être, dans ses yeux, dans sa bouche, dans sa taille, les éléments inconnus de nous qui sont susceptibles de nous rendre le plus malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes.
Et ces charmes qui, pour m'attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives, dangereuses, mortelles, d'un être, étaient-ils avec ces secrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que ne le sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certaines fleurs vénéneuses ? C'est peut-être, me disais-je, le vice lui-même d'Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avait produit chez Albertine ces manières bonnes et franches, donnant l'illusion qu'on avait avec elle la même camaraderie loyale et sans restriction qu'avec un homme, comme un vice parallèle avait produit chez M. de Charlus une finesse féminine de sensibilité et d'esprit. Au milieu du plus complet aveuglement la perspicacité subsiste sous la forme même de la prédilection et de la tendresse, de sorte qu'on a tort de parler en amour de mauvais choix, puisque, dès qu'il y a choix, il ne peut être que mauvais. « Est-ce que ces promenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu quand vous veniez la chercher à la maison ? dis-je à Andrée. – Oh ! non, du jour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que je vous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne me permettait même plus de lui parler de ces choses. – Mais ma petite Andrée, pourquoi mentir encore ? Par le plus grand des hasards, car je ne cherche jamais à rien connaître, j'ai appris jusque dans les détails les plus précis, des choses de ce genre qu'Albertine faisait, je peux vous préciser, au bord de l'eau, avec une blanchisseuse, quelques jours à peine avant sa mort. – Ah ! peut-être, après vous avoir quitté, cela je ne sais pas. Elle sentait qu'elle n'avait pu, ne pourrait plus jamais regagner votre confiance. » Ces derniers mots m'accablaient. Puis je repensais au soir de la branche de seringa, je me rappelais qu'environ quinze jours après, comme ma jalousie changeait successivement d'objet, j'avais demandé à Albertine si elle n'avait jamais eu de relations avec Andrée, et qu'elle m'avait répondu : « Oh ! jamais ! certes j'adore Andrée ; j'ai pour elle une affection profonde, mais comme pour une soeur, et même si j'avais les goûts que vous semblez croire, c'est la dernière personne à qui j'aurais pensé pour cela. Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante, sur la tombe de ma pauvre mère. » Je l'avais crue. Et pourtant même si je n'avais pas été mis en méfiance par la contradiction entre ses demi-aveux d'autrefois relativement à des choses qu'elle avait niées ensuite dès qu'elle avait vu que cela ne m'était pas égal, j'aurais dû me rappeler Swann persuadé du platonisme des amitiés de M. de Charlus et me l'affirmant le soir même du jour où j'avais vu le giletier et le baron dans la cour ; j'aurais dû penser qu'il y a l'un devant l'autre deux mondes, l'un constitué par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères, disent, et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces mêmes êtres font ; si bien que quand une femme mariée vous dit d'un jeune homme : « Oh ! c'est parfaitement vrai que j'ai une immense amitié pour lui mais c'est quelque chose de très innocent, de très pur, je pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents », on devrait soi-même, au lieu d'avoir une hésitation, se jurer à soi-même qu'elle sort probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous qu'elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite, pour n'avoir pas d'enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et aussi qu'Albertine m'eût cru, m'eût dit fourbe et la détestant ; plus que tout peut-être, ses mensonges si inattendus que j'avais peine à les assimiler à ma pensée. Un jour elle m'avait raconté qu'elle avait été à un camp d'aviation, qu'elle était amie de l'aviateur (sans doute pour détourner mes soupçons des femmes, pensant que j'étais moins jaloux des hommes) ; que c'était amusant de voir comme Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les hommages qu'il rendait à Albertine, au point qu'Andrée avait voulu faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes pièces, jamais Andrée n'était allée dans ce camp d'aviation, etc.
Quand Andrée fut partie, l'heure du dîner était arrivée. « Tu ne devineras jamais qui m'a fait une visite d'au moins trois heures, me dit ma mère. Je compte trois heures, c'est peut-être plus, elle était arrivée presque en même temps que la première personne, qui était Mme Cottard, a vu successivement, sans bouger, entrer et sortir mes différentes visites – et j'en ai eu plus de trente – et ne m'a quittée qu'il y a un quart d'heure. Si tu n'avais pas eu ton amie Andrée, je t'aurais fait appeler. – Mais enfin qui était-ce ? – Une personne qui ne fait jamais de visites. – La princesse de Parme ? – Décidément j'ai un fils plus intelligent que je ne croyais. Ce n'est pas un plaisir de te faire chercher un nom, car tu trouves tout de suite. – Elle ne s'est pas excusée de sa froideur d'hier ? – Non, ça aurait été stupide, sa visite était justement cette excuse ; ta pauvre grand-mère aurait trouvé cela très bien. Il paraît qu'elle avait fait demander vers 2 heures par un valet de pied si j'avais un jour. On lui a répondu que c'était justement aujourd'hui, et elle est montée. » Ma première idée, que je n'osai pas dire à maman, fut que la princesse de Parme, entourée la veille de personnes brillantes avec qui elle était très liée et avec qui elle aimait à causer, avait ressenti de voir entrer ma mère un dépit qu'elle n'avait pas cherché à dissimuler. Et c'était tout à fait dans le genre des grandes dames allemandes, qu'avaient du reste beaucoup adopté les Guermantes, cette morgue, qu'on croyait réparer par une scrupuleuse amabilité. Mais ma mère crut, et j'ai cru ensuite comme elle, que tout simplement la princesse de Parme ne l'avait pas reconnue, n'avait pas cru devoir s'occuper d'elle, qu'elle avait après le départ de ma mère appris qui elle était, soit par la duchesse de Guermantes que ma mère avait rencontrée en bas, soit par la liste des visiteuses auxquelles les huissiers avant qu'elles entrassent demandaient leur nom pour l'inscrire sur un registre. Elle avait trouvé peu aimable de faire dire ou de dire à ma mère : « Je ne vous ai pas reconnue », mais ce qui n'était pas moins conforme à la politesse des cours allemandes et aux façons Guermantes que ma première version, avait pensé qu'une visite, chose exceptionnelle de la part de l'Altesse, et surtout une visite de plusieurs heures, fournirait à ma mère, sous une forme indirecte et tout aussi persuasive, cette explication, ce qui arriva en effet. Mais je ne m'attardai pas à demander à ma mère un récit de la visite de la princesse, car je venais de me rappeler plusieurs faits relatifs à Albertine sur lesquels je voulais et j'avais oublié d'interroger Andrée. Combien peu d'ailleurs, je savais, je saurais jamais de cette histoire d'Albertine, la seule histoire qui m'eût particulièrement intéressé, du moins qui recommençait à m'intéresser à certains moments ! Car l'homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d'années plus jeune, et qui entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le mettrait à la portée tantôt d'une époque, tantôt d'une autre. J'écrivis à Andrée de revenir. Elle ne le put qu'une semaine plus tard. Presque dès le début de sa visite je lui dis : « En somme, puisque vous prétendez qu'Albertine ne faisait plus ce genre de choses quand elle vivait ici, d'après vous, c'est pour les faire plus librement qu'elle m'a quitté, mais pour quelle amie ? – Sûrement pas, ce n'est pas du tout pour cela. – Alors parce que j'étais trop désagréable ? – Non, je ne crois pas. Je crois qu'elle a été forcée de vous quitter par sa tante qui avait des vues pour elle sur cette canaille, vous savez, ce jeune homme que vous appeliez “je suis dans les choux”, ce jeune homme qui aimait Albertine et l'avait demandée. Voyant que vous ne l'épousiez pas, ils ont eu peur que la prolongation choquante de son séjour chez vous n'empêchât ce jeune homme de l'épouser. Mme Bontemps, sur qui le jeune homme ne cessait de faire agir, a rappelé Albertine. Albertine, au fond, avait besoin de son oncle et de sa tante et quand elle a su qu'on lui mettait le marché en mains, elle vous a quitté. » Je n'avais jamais dans ma jalousie pensé à cette explication, mais seulement aux désirs d'Albertine pour les femmes et à ma surveillance, j'avais oublié qu'il y avait aussi Mme Bontemps qui pouvait trouver étrange un peu plus tard ce qui avait choqué ma mère dès le début. Du moins Mme Bontemps craignait que cela ne choquât ce fiancé possible qu'elle lui gardait comme une poire pour la soif, si je ne l'épousais pas. Car Albertine, contrairement à ce qu'avait cru autrefois la mère d'Andrée, avait en somme trouvé un beau parti bourgeois. Et quand elle avait voulu voir Mme Verdurin, quand elle lui avait parlé en secret, quand elle avait été si fâchée que j'y fusse allé en soirée sans la prévenir, l'intrigue qu'il y avait entre elle et Mme Verdurin avait pour objet de lui faire rencontrer non Mlle Vinteuil, mais le neveu qui aimait Albertine et pour qui Mme Verdurin, avec cette satisfaction de certains mariages qui surprennent de la part de certaines familles dans la mentalité de qui on n'entre pas complètement, ne tenait pas à un mariage riche. Or jamais je n'avais repensé à ce neveu qui avait peut-être été le déniaiseur grâce auquel j'avais été embrassé la première fois par elle. Et à tout le plan des inquiétudes d'Albertine que j'avais bâti, il fallait en substituer un autre, ou le lui superposer car peut-être il ne l'excluait pas, le goût pour les femmes n'empêchant pas de se marier. Ce mariage était-il vraiment la raison du départ d'Albertine, et par amour-propre, pour ne pas avoir l'air de dépendre de sa tante, ou de me forcer à l'épouser, n'avait-elle pas voulu le dire ? Je commençais à me rendre compte que le système des causes nombreuses d'une seule action, dont Albertine était adepte dans ses rapports avec ses amies quand elle laissait croire à chacune que c'était pour elle qu'elle était venue, n'était qu'une sorte de symbole artificiel, voulu, des différents aspects que prend une action selon le point de vue où on se place. L'étonnement et l'espèce de honte que je ressentais de ne pas m'être une seule fois dit qu'Albertine était chez moi dans une position fausse qui pouvait ennuyer sa tante, cet étonnement, ce n'était pas la première fois, ce ne fut pas la dernière fois, que je l'éprouvai. Que de fois il m'est arrivé, après avoir cherché à comprendre les rapports de deux êtres et les crises qu'ils amènent, d'entendre tout d'un coup un troisième m'en parler à son point de vue à lui, car il a des rapports plus grands encore avec l'un des deux, point de vue qui a peut-être été la cause de la crise ! Et si les actes restent ainsi incertains, comment les personnes elles-mêmes ne le seraient-elles pas ? À entendre les gens qui prétendaient qu'Albertine était une roublarde qui avait cherché à se faire épouser par tel ou tel, il n'est pas difficile de supposer comment ils eussent défini sa vie chez moi. Et pourtant à mon avis elle avait été une victime, une victime peut-être pas tout à fait pure, mais dans ce cas coupable pour d'autres raisons, à cause de vices dont on ne parlait point.
Mais il faut surtout se dire ceci : d'une part, le mensonge est souvent un trait de caractère ; d'autre part, chez des femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est une défense naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce danger subit et qui serait capable de détruire toute vie : l'amour. D'autre part ce n'est pas l'effet du hasard si les êtres intellectuels et sensibles se donnent toujours à des femmes insensibles et inférieures, et tiennent cependant à elles, si la preuve qu'ils ne sont pas aimés ne les guérit nullement de tout sacrifier à conserver près d'eux une telle femme. Si je dis que de tels hommes ont besoin de souffrir, je dis une chose exacte, en supprimant les vérités préliminaires qui font de ce besoin – involontaire en un sens – de souffrir, une conséquence parfaitement compréhensible de ces vérités. Sans compter que, les natures complètes étant rares, un être très intellectuel et sensible aura généralement peu de volonté, sera le jouet de l'habitude et de cette peur de souffrir dans la minute qui vient qui voue aux souffrances perpétuelles, et que dans ces conditions il ne voudra jamais répudier la femme qui ne l'aime pas. On s'étonnera qu'il se contente de si peu d'amour, mais il faudrait plutôt se représenter la douleur que peut lui causer l'amour qu'il ressent. Douleur qu'il ne faut pas trop plaindre car il en est de ces terribles commotions que nous donnent l'amour malheureux, le départ, la mort d'une amante, comme de ces attaques de paralysie qui nous foudroient d'abord mais après lesquelles les muscles tendent peu à peu à reprendre leur élasticité, leur énergie vitales. De plus, cette douleur n'est pas sans compensation. Ces êtres intellectuels et sensibles sont généralement peu enclins au mensonge. Celui-ci les prend d'autant plus au dépourvu que même très intelligents, ils vivent dans le monde des possibles, réagissent peu, vivent dans la douleur qu'une femme vient de leur infliger plutôt que dans la claire perception de ce qu'elle voulait, de ce qu'elle faisait, de celui qu'elle aimait, perception donnée surtout aux natures volontaires et qui ont besoin de cela pour parer à l'avenir au lieu de pleurer le passé. Donc ces êtres se sentent trompés sans trop savoir comment. Par là la femme médiocre, qu'on s'étonnait de leur voir aimer, leur enrichit bien plus l'univers que n'eût fait une femme intelligente. Derrière chacune de ses paroles ils sentent un mensonge ; derrière chaque maison où elle dit être allée, une autre maison ; derrière chaque action, chaque être, une autre action, un autre être. Sans doute ils ne savent pas lesquels, n'ont pas l'énergie, n'auraient peut-être pas la possibilité d'arriver à le savoir. Une femme menteuse avec un truc extrêmement simple, peut leurrer sans se donner la peine de le changer des quantités de personnes, et qui plus est la même, qui aurait dû le découvrir. Tout cela crée en face de l'intellectuel sensible, un univers tout en profondeurs que sa jalousie voudrait sonder et qui ne sont pas sans intéresser son intelligence.
Sans être précisément de ceux-là j'allais peut-être, maintenant qu'Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces indiscrétions qui ne se produisent qu'après que la vie terrestre d'une personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au fond, à une vie future ? Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions, autant pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu'on le redoutait tant qu'elle vivait, où on se croyait tenu à cacher son secret. Et si ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu'elle n'est plus là pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte si on croyait au ciel. Mais personne n'y croit. De sorte qu'il était possible qu'un long drame se fût joué dans le coeur d'Albertine entre rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle n'avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu'Andrée, qui n'avait pourtant plus rien à me cacher sur les moeurs d'Albertine, me jura qu'il n'y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d'une part, Mlle Vinteuil et son amie d'autre part (Albertine ignorait elle-même ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette peur de se tromper dans le sens qu'on désire qui engendre autant d'erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile à ces choses. Peut-être bien plus tard, avaient-elles appris sa conformité de goûts avec elles, mais alors elles connaissaient trop Albertine et Albertine les connaissait trop, elles, pour pouvoir même songer à cela ensemble). En somme je ne comprenais toujours pas davantage pourquoi Albertine m'avait quitté. Si la figure d'une femme est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvent s'appliquer à toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encore à la mémoire, si des nuages la modifient selon sa position sociale, selon la hauteur où l'on est situé, quel rideau plus épais encore est tiré entre les actions d'elle que nous voyons et ses mobiles ! Les mobiles sont dans un plan plus profond, que nous n'apercevons pas, et engendrent d'ailleurs d'autres actions que celles que nous connaissons et souvent en absolue contradiction avec elles. À quelle époque n'y a-t-il pas eu d'homme public, cru un saint par ses amis, et qui est découvert avoir fait des faux, volé l'État, trahi sa patrie ? Que de fois un grand seigneur est volé chaque année par un intendant qu'il a élevé, dont il eût juré qu'il était un brave homme, et qui l'était peut-être ! Or ce rideau tiré sur les mobiles d'autrui, combien devient-il plus impénétrable si nous avons de l'amour pour cette personne ! Car il obscurcit notre jugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cesse tout d'un coup d'attacher du prix à ce qui en aurait eu sans cela pour elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi le pousse-t-il à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l'espoir d'obtenir plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi se mêler au reste ; et même des faits positifs de sa vie, une intrigue qu'elle n'a confiée à personne de peur qu'elle ne nous fût révélée, que beaucoup malgré cela auraient peut-être connue s'ils avaient eu de la connaître le même désir passionné que nous en gardant plus de liberté d'esprit, en éveillant chez l'intéressée moins de suspicions, une intrigue que certains peut-être n'ont pas ignorée – mais certains que nous ne connaissons pas et que nous ne saurions où trouver. Et parmi toutes les raisons d'avoir avec nous une attitude inexplicable, il faut faire entrer ces singularités de caractère qui poussent un être, soit par négligence de son intérêt, soit par haine, soit par amour de la liberté, soit par de brusques impulsions de colère, ou crainte de ce que penseront certaines personnes, à faire le contraire de ce que nous pensions. Et puis il y a les différences de milieu, d'éducation, auxquelles on ne veut pas croire parce que quand on cause tous les deux on les efface dans les paroles, mais qui se retrouvent quand on est seul pour diriger les actes de chacun d'un point de vue si opposé qu'il n'y a pas de véritable rencontre possible.
« Mais, ma petite Andrée, vous mentez encore. Rappelez-vous – vous-même me l'avez avoué, je vous ai téléphoné la veille, vous rappelez-vous ? – qu'Albertine avait tant voulu, et en me le cachant comme quelque chose que je ne devais pas savoir, aller à la matinée Verdurin où Mlle Vinteuil devait venir. – Oui, mais Albertine ignorait absolument que Mlle Vinteuil dût y venir. – Comment ? Vous-même m'avez dit que, quelques jours avant elle avait rencontré Mme Verdurin. D'ailleurs Andrée inutile de nous tromper l'un l'autre. J'ai trouvé un papier un matin dans la chambre d'Albertine, un mot de Mme Verdurin la pressant de venir à la matinée. » Et je lui montrai ce mot qu'en effet Françoise s'était arrangée pour me faire voir en le plaçant tout au-dessus des affaires d'Albertine quelques jours avant son départ, et, je le crains, à laisser là pour faire croire à Albertine que j'avais fouillé dans ses affaires, lui faire savoir en tout cas que j'avais vu ce papier. Et je m'étais souvent demandé si cette ruse de Françoise n'avait pas été pour beaucoup dans le départ d'Albertine qui voyait qu'elle ne pouvait plus rien me cacher et se sentait découragée, vaincue.
Je lui montrai le papier : « Je n'ai aucun remords, tout excusée par ce sentiment si familial. » « Vous savez bien, Andrée, qu'Albertine avait toujours dit que l'amie de Mlle Vinteuil était, en effet, pour elle une mère, une soeur. – Mais vous avez mal compris ce billet. La personne que Mme Verdurin voulait faire rencontrer chez elle avec Albertine, ce n'était pas du tout l'amie de Mlle Vinteuil, c'était le fiancé, “je suis dans les choux”, et le sentiment familial est celui que Mme Verdurin portait à cette crapule qui est en effet son neveu. Pourtant je crois qu'ensuite Albertine a su que Mlle Vinteuil devait venir, Mme Verdurin avait pu le lui faire savoir accessoirement. Certainement l'idée qu'elle reverrait son amie lui avait fait plaisir, lui rappelait un passé agréable, mais comme vous seriez content si vous deviez aller dans un endroit de savoir qu'Elstir y est, mais pas plus, pas même autant. Non, si Albertine ne voulait pas vous dire pourquoi elle voulait aller chez Mme Verdurin, c'est qu'il y avait une répétition où Mme Verdurin avait convoqué très peu de personnes, parmi lesquelles ce neveu à elle que vous aviez rencontré à Balbec, que Mme Bontemps voulait faire épouser à Albertine et avec qui Albertine voulait parler. C'était une jolie canaille. Et puis il n'y a pas besoin de chercher tant d'explications, ajouta Andrée. Dieu sait combien j'aimais Albertine et quelle bonne créature c'était mais surtout depuis qu'elle avait eu la fièvre typhoïde (une année avant que vous ayez fait notre connaissance à toutes) c'était un vrai cerveau brûlé. Tout à coup elle se dégoûtait de ce qu'elle faisait, il fallait changer et à la minute même, et elle ne savait sans doute pas elle-même pourquoi. Vous rappelez-vous la première année où vous êtes venu à Balbec, l'année où vous nous avez connues ? Un beau jour elle s'est fait envoyer une dépêche qui la rappelait à Paris, c'est à peine si on a eu le temps de faire ses malles. Or elle n'avait aucune raison de partir. Tous les prétextes qu'elle a donnés étaient faux. Paris était assommant pour elle à ce moment-là. Nous étions toutes encore à Balbec. Le golf n'était pas fermé et même les épreuves pour la grande coupe qu'elle avait tant désirée n'étaient pas finies. Sûrement c'est elle qui l'aurait eue. Il n'y avait que huit jours à attendre. Hé bien elle est partie au galop. Souvent je lui en ai reparlé depuis. Elle disait elle-même qu'elle ne savait pas pourquoi elle était partie, que c'était le mal du pays (le pays, c'est Paris, vous pensez si c'est probable), qu'elle se déplaisait à Balbec, qu'elle croyait qu'il y avait des gens qui se moquaient d'elle. » Et je me disais qu'il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que si des différences entre les esprits expliquent les impressions différentes produites sur telle ou telle personne par une même oeuvre, les différences de sentiment, l'impossibilité de persuader une personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les caractères, les particularités d'un caractère qui sont aussi une cause d'action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie. J'avais bien remarqué le désir et la dissimulation d'Albertine pour aller chez Mme Verdurin, et je ne m'étais pas trompé. Mais alors quand on a ainsi un fait, les autres dont on n'a jamais que les apparences – comme l'envers de la tapisserie, l'envers réel de l'action, de l'intrigue aussi bien que celui de l'intelligence du coeur –, se dérobent, et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous nous disons : c'est ceci, c'est cela ; c'est à cause d'elle, ou de telle autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m'avait paru l'explication, d'autant plus qu'Albertine allant au-devant, m'en avait parlé. Et plus tard n'avait-elle pas refusé de me jurer que la présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir ? Et ici à propos de ce jeune homme je me rappelai ceci que j'avais oublié. Peu de temps auparavant, pendant qu'Albertine habitait chez moi, je l'avais rencontré et il avait contrairement à son attitude à Balbec, été excessivement aimable, même affectueux avec moi, m'avait supplié de le laisser venir me voir, ce que j'avais refusé pour beaucoup de raisons. Or maintenant je comprenais que tout bonnement sachant qu'Albertine habitait à la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir toutes facilités de la voir et de me l'enlever, et je conclus que c'était un misérable. Or quand quelque temps après me furent jouées les premières oeuvres de ce jeune homme, sans doute je continuai à penser que s'il avait tant voulu venir chez moi c'était à cause d'Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelais que jadis si j'étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c'était en réalité parce que j'aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le cas n'était pas le même : Saint-Loup n'aimant pas Mme de Guermantes, il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité, mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu'on éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on l'éprouve aussi, si ce bien, celui-là le détient même en l'aimant pour lui-même. Sans doute il faut alors lutter contre une amitié qui conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c'est ce que j'ai toujours fait. Mais pour ceux qui n'en ont pas la force, on ne peut pas dire que chez eux l'amitié qu'ils affectent pour le détenteur soit une pure ruse, ils l'éprouvent sincèrement et à cause de cela la manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait que le mari ou l'amant trompé peut dire avec une indignation stupéfiée : « Si vous aviez entendu les protestations d'affection que me prodiguait ce misérable ! Qu'on vienne voler un homme de son trésor, je le comprends encore. Mais qu'on éprouve le besoin diabolique de l'assurer d'abord de son amitié, c'est un degré d'ignominie et de perversité qu'on ne peut imaginer. » Or non, il n'y a pas là plaisir de perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L'affection de ce genre que m'avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d'Albertine avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu'un simple dérivé de l'amour pour Albertine. Ce n'est que depuis peu qu'il se savait, qu'il s'avouait, qu'il voulait être proclamé un intellectuel. Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses existaient pour lui. Le fait que je fusse estimé d'Elstir, de Bergotte, qu'Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j'aurais pu écrire moi-même faisait que tout d'un coup j'étais devenu pour lui (pour l'homme nouveau qu'il s'apercevait enfin être) quelqu'un d'intéressant avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier ses projets, peut-être demander de le présenter à Bergotte. De sorte qu'il était sincère en demandant à venir chez moi, en m'exprimant une sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu'un reflet d'Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n'était pas pour cela qu'il tenait tant à venir chez moi et eût tout lâché pour cela. Mais cette raison dernière qui ne faisait guère qu'élever à une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l'ignorait peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme avait pu réellement exister chez Albertine quand elle avait voulu aller, l'après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir parfaitement honnête qu'elle aurait eu à revoir des amies d'enfance, qui pour elle n'étaient pas plus vicieuses qu'elle n'était pour celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu'elles avaient connue était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi qu'elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d'Albertine quand j'avais parlé de Mlle Vinteuil venait de ce que je l'avais fait à propos de cette matinée qu'elle avait voulu me cacher à cause de ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d'Albertine de me jurer qu'elle n'aurait eu aucun plaisir à revoir à cette matinée Mlle Vinteuil avait à ce moment-là augmenté mon tourment, fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu'elle avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente, peut-être justement parce que c'était une chose innocente. Il restait pourtant ce qu'Andrée m'avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être pourtant même sans aller jusqu'à croire qu'Andrée les inventait entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu'elle avait un peu exagéré ce qu'elle faisait avec Albertine et qu'Albertine par restriction mentale diminuait aussi un peu ce qu'elle avait fait avec Andrée, se servant jésuitiquement de certaines définitions que stupidement j'avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu'elle devait m'avouer et qu'elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c'était plutôt elle qu'Andrée qui mentait ? La vérité et la vie sont bien ardues, et il me restait d'elles, sans qu'en somme je les connusse, une impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la fatigue. Quant à la troisième fois où je me souviens d'avoir eu conscience que j'approchais de l'indifférence absolue à l'égard d'Albertine (et cette dernière fois jusqu'à sentir que j'y étais tout à fait arrivé) ce fut un jour, assez longtemps après la dernière visite d'Andrée, à Venise.
Chapitre III
SÉJOUR À VENISE
Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise et – comme il peut y avoir de la beauté, aussi bien que dans les choses les plus humbles, dans les plus précieuses – j'y goûtais des impressions analogues à celles que j'avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche. Quand à 10 heures du matin on venait ouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l'Ange d'or du campanile de Saint-Marc. Rutilant d'un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais une demi-heure plus tard sur la Piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu'il put être jadis chargé d'annoncer aux hommes de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j'étais couché, mais comme le monde n'est qu'un vaste cadran solaire où un seul segment ensoleillé nous permet de voir l'heure qu'il est, dès le premier matin je pensai aux boutiques de Combray, sur la place de l'Église, qui le dimanche étaient sur le point de fermer quand j'arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis en m'éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s'était substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à Venise, à Venise où la vie quotidienne n'était pas moins réelle qu'à Combray, où, comme à Combray le dimanche matin on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d'une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu'elle fléchît, y appuyer leurs regards. Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l'Oiseau, dans cette nouvelle ville aussi les habitants sortaient bien des maisons alignées l'une à côté de l'autre dans la grand-rue ; mais ce rôle de maisons projetant un peu d'ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels la tête d'un dieu barbu (en dépassant l'alignement, comme le marteau d'une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du sol, mais le bleu splendide de l'eau. Sur la Piazza l'ombre qu'eussent développée à Combray la toile du magasin de nouveautés et l'enseigne du coiffeur, c'étaient les petites fleurs bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le relief d'une façade Renaissance, non pas que quand le soleil tapait fort on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser, au bord du canal, des stores. Mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et les rinceaux de fenêtres gothiques. J'en dirai autant de celle de notre hôtel, devant les balustres de laquelle ma mère m'attendait en regardant le canal avec une patience qu'elle n'eût peut-être pas montrée autrefois à Combray en ce temps où mettant en moi des espérances qui depuis n'avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me laisser voir combien elle m'aimait. Maintenant elle sentait bien que sa froideur apparente n'eût plus rien changé, et la tendresse qu'elle me prodiguait était comme ces aliments défendus qu'on ne refuse plus aux malades, quand il est assuré qu'ils ne peuvent plus guérir. Certes les humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l'Oiseau, son asymétrie à cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu'une embrasse divisait et retenait écartés, l'équivalent de tout cela existait à cet hôtel de Venise, où j'entendais aussi ces mots si particuliers, si éloquents qui nous font reconnaître de loin la demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure fut la nôtre ; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu, non comme il l'était à Combray et comme il l'est un peu partout, aux choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l'ogive encore à demi arabe d'une façade qui est reproduite dans tous les musées de moulages et tous les livres d'art illustrés, comme un des chefs-d'oeuvre de l'architecture domestique au Moyen Âge ; de bien loin et quand j'avais à peine dépassé Saint-Georges-le-Majeur, j'apercevais cette ogive qui m'avait vu, et l'élan de ses arcs brisés ajoutait à son sourire de bienvenue la distinction d'un regard plus élevé et presque incompris. Et parce que derrière ces balustres de marbre de diverses couleurs, maman lisait en m'attendant, le visage contenu dans une voilette en tulle d'un blanc aussi déchirant que celui de ses cheveux pour moi qui sentais que ma mère l'avait, en cachant ses larmes, ajoutée à son chapeau de paille moins pour avoir l'air « habillé » devant les gens de l'hôtel que pour me paraître moins en deuil, moins triste, presque consolée de la mort de ma grand-mère ; parce que, ne m'ayant pas reconnu tout de suite, dès que de la gondole je l'appelais elle envoyait vers moi, du fond de son coeur, son amour qui ne s'arrêtait que là où il n'y avait plus de matière pour le soutenir, à la surface de son regard passionné qu'elle faisait aussi proche de moi que possible, qu'elle cherchait à exhausser, à l'avancée de ses lèvres, en un sourire qui semblait m'embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de l'ogive illuminée par le soleil de midi : à cause de cela, cette fenêtre a pris dans ma mémoire la douceur des choses qui eurent en même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles ; et, si pleins de formes admirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre garde pour moi l'aspect intime d'un homme de génie avec qui nous aurions passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes larmes, c'est tout simplement parce qu'elle me dit la chose qui peut le plus me toucher : « Je me rappelle très bien votre mère. »
Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur jadis éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre ; mais à Venise c'était un courant d'air marin qui l'entretenait, non plus dans un petit escalier de bois aux marches rapprochées, mais sur les nobles surfaces de degrés de marbre éclaboussées à tout moment d'un éclair de soleil glauque, et qui à l'utile leçon de Chardin, reçue autrefois, ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des oeuvres d'art, les choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressions familières de la vie, c'est esquiver le caractère de cette ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement esthétique dans sa partie la plus célèbre qu'en représenter seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s'efface, et pour rendre Venise plus intime et plus vraie, de lui donner de la ressemblance avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres, de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C'était elle que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple, les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à franges que rien ne m'empêchait d'aimer, parce que j'avais en grande partie oublié Albertine, et qui me semblaient plus désirables que d'autres, parce que je me la rappelais encore un peu. Qui aurait pu me dire exactement d'ailleurs dans cette recherche passionnée que je faisais des Vénitiennes, ce qu'il y avait d'elles-mêmes, d'Albertine, de mon ancien désir de jadis du voyage à Venise ? Notre moindre désir bien qu'unique comme un accord, admet en lui les notes fondamentales sur lesquelles toute notre vie est construite. Et parfois si nous supprimions l'une d'elles, que nous n'entendons pas pourtant, dont nous n'avons pas conscience, qui ne se rattache en rien à l'objet que nous poursuivons, nous verrions pourtant tout notre désir de cet objet s'évanouir. Il y avait beaucoup de choses que je ne cherchais pas à dégager dans l'émoi que j'avais à courir à la recherche des Vénitiennes. Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette ville d'Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j'avançais, me pratiquer un chemin, creusé en plein coeur d'un quartier qu'ils divisaient en écartant à peine, d'un mince sillon arbitrairement tracé, les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et comme si le guide magique eût tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route. On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de séparer, et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place n'avait été réservée. De sorte que le campanile de l'église ou les treilles des jardins surplombaient à pic le rio, comme dans une ville inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la même transposition que dans le Grand Canal, où la mer se prête si bien à faire la fonction de voie de communication, de chaque côté du canaletto, les églises montaient de l'eau en ce vieux quartier populeux et pauvre, de paroisses humbles et fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la fréquentation de nombreuses petites gens ; les jardins traversés par la percée du canal laissaient traîner jusque dans l'eau leurs feuilles ou leurs fruits étonnés, et sur le rebord de la maison dont le grès grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre laissaient pendre à pic leurs jambes bien d'aplomb, à la façon de matelots assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter et ont permis à la mer de passer entre elles. Parfois apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là comme une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au fronton, un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles il traînait, car nous avions beau lui faire de la place, le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air d'un quai de débarquement pour maraîchers. J'avais l'impression, qu'augmentait encore mon désir, de ne pas être dehors, mais d'entrer de plus en plus au fond de quelque chose de secret, car à chaque fois je trouvais quelque chose de nouveau qui venait se placer de l'un ou de l'autre côté de moi, petit monument ou campo imprévu, gardant l'air étonné des belles choses qu'on voit pour la première fois et dont on ne comprend pas encore bien la destination et l'utilité. Je revenais à pied par de petites calli, j'arrêtais des filles du peuple comme avait peut-être fait Albertine et j'aurais aimé qu'elle fût avec moi. Pourtant cela ne pouvait pas être les mêmes ; à l'époque où Albertine avait été à Venise, elles eussent été des enfants encore. Mais après avoir été autrefois, en un premier sens et par lâcheté, infidèle à chacun de mes désirs conçu comme unique, puisque j'avais recherché un objet analogue, et non le même que je n'espérais pas retrouver, maintenant c'est systématiquement que je cherchais des femmes qu'Albertine n'avait pas, elles-mêmes, connues, même que je ne recherchais plus celles que j'avais autrefois désirées. Certes il m'arrivait souvent de me rappeler, avec une violence de désir inouïe, telle fillette de Méséglise ou de Paris, la laitière que j'avais vue au pied d'une colline, le matin, dans mon premier voyage vers Balbec. Mais hélas je me les rappelais telles qu'elles étaient alors, c'est-à-dire telles que maintenant elles n'étaient certainement plus. De sorte que si jadis j'avais été amené à faire fléchir mon impression de l'unicité d'un désir en cherchant à la place d'une couventine perdue de vue une couventine analogue, maintenant pour retrouver les filles qui avaient troublé mon adolescence ou celle d'Albertine, je devais consentir une dérogation de plus au principe de l'individualité du désir : ce que je devais chercher ce n'était pas celles qui avaient seize ans alors, mais celles qui avaient seize ans aujourd'hui, car maintenant, à défaut de ce qu'il y avait de plus particulier dans la personne et qui m'avait échappé, ce que j'aimais c'était la jeunesse. Je savais que la jeunesse de celles que j'avais connues n'existait plus que dans mon souvenir brûlant, et que ce n'est pas elles, si désireux que je fusse de les atteindre quand me les représentait ma mémoire, que je devais cueillir, si je voulais vraiment moissonner la jeunesse et la fleur de l'année.
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'allais retrouver ma mère sur la Piazzetta. Nous appelions une gondole. « Comme ta pauvre grand-mère eût aimé cette grandeur si simple ! » me disait maman en montrant le palais ducal qui considérait la mer avec la pensée que lui avait confiée son architecte et qu'il gardait fidèlement, dans la muette attente des doges disparus. « Elle aurait même aimé la douceur de ces teintes roses, parce qu'elle est sans mièvrerie. Comme ta grand-mère aurait aimé Venise, et quelle familiarité qui peut rivaliser avec celle de la nature elle aurait trouvée dans toutes ces beautés si pleines de choses qu'elles n'ont besoin d'aucun arrangement, qu'elles se présentent telles quelles, le palais ducal dans sa forme cubique, les colonnes que tu dis être celles du palais d'Hérode, en pleine Piazzetta, et, encore moins placés, mis là comme faute d'autre endroit, les piliers de Saint-Jean-d'Acre, et ces chevaux au balcon de Saint-Marc ! Ta grand-mère aurait eu autant de plaisir à voir le soleil se coucher sur le palais des doges que sur une montagne. » Et il y avait en effet une part de vérité dans ce que disait ma mère, car, tandis que la gondole pour nous ramener remontait le Grand Canal, nous regardions la file des palais entre lesquels nous passions refléter la lumière et l'heure sur leurs flancs rosés, et changer avec elles, moins à la façon d'habitations privées et de monuments célèbres que comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les demeures disposées des deux côtés de ce chenal faisaient penser à des sites de la nature, mais d'une nature qui aurait créé ses oeuvres avec une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer, sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par jour et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme nous eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, nous croisions parmi la lumière poudroyante du soir, les femmes les plus élégantes, presque toutes étrangères, et qui mollement appuyées sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file, s'arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir, faisaient demander si elle était là, et tandis qu'en attendant la réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser comme elles eussent fait à la porte de l'hôtel de Guermantes, cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le palais, non sans être secouées, comme aux sommets d'une vague bleue par ce remous de l'eau étincelante et cabrée, qui s'effarait d'être resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi les promenades même rien que pour aller faire des visites ou des courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d'une visite à un musée et d'une bordée en mer.
Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels, et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous avions retrouvée – la connaissance imprévue et inopportune qu'on rencontre chaque fois qu'on voyage – et que maman avait invitée, nous voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui ne fut pas le nôtre et où l'on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le salon qu'elle avait retenu, je voulus jeter un coup d'oeil sur la grande salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en un italien que je traduis :
« Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre ? Ils ne préviennent jamais. C'est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table (non so se bisogna conservar loro la tavola). Et puis, tant pis s'ils descendent et qu'ils la trouvent prise ! Je ne comprends pas qu'on reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C'est pas le monde d'ici. »
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu'il devait décider relativement à la table, et il allait faire demander au liftier de monter s'informer à l'étage quand, avant qu'il en eût le temps, la réponse lui fut donnée : il venait d'apercevoir la vieille dame qui entrait. Je n'eus pas de peine, malgré l'air de tristesse et de fatigue que donne l'appesantissement des années et malgré une sorte d'eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W***, mais, pour les profanes, pareille à celle d'une vieille concierge, la marquise de Villeparisis. Le hasard fit que l'endroit où j'étais, debout, en train d'examiner les vestiges d'une fresque, était le long des belles parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s'asseoir Mme de Villeparisis.
« Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois qu'ils sont ici ils n'ont mangé qu'une fois l'un sans l'autre », dit le garçon.
Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle voyageait et qu'on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout de quelques instants, s'avancer vers la table et s'asseoir à côté d'elle son vieil amant, M. de Norpois.
Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des ambitions qu'il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui le remplissaient d'autant plus de véhémence et de fougue ; peut-être dans le fait que laissé à l'écart d'une politique où il brûlait de rentrer, il croyait avec la naïveté de ce qu'on désire faire mettre à la retraite, par les sanglantes critiques qu'il dirigeait contre eux, ceux qu'il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-on des politiciens assurés que le cabinet dont ils ne font pas partie n'en a pas pour trois jours. Il serait d'ailleurs exagéré de croire que M. de Norpois avait perdu entièrement les traditions du langage diplomatique. Dès qu'il était question de « grandes affaires » il se retrouvait, on va le voir, l'homme que nous avons connu, mais le reste du temps il s'épanchait sur l'un et sur l'autre avec cette violence sénile de certains octogénaires et qui les jette sur des femmes à qui ils ne peuvent plus faire grand mal.
Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes, le silence d'une vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse a rendu difficile de remonter du ressouvenir du passé au présent. Puis, dans ces questions toutes pratiques où s'empreint le prolongement d'un mutuel amour :
« Êtes-vous passé chez Salviati ?
— Oui.
— Enverront-ils demain ?
— J'ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montrerai après le dîner. Voyons le menu.
— Avez-vous donné l'ordre de bourse pour mes Suez ?
— Non, l'attention de la Bourse est retenue en ce moment par les valeurs de pétrole. C'est le compartiment en vedette. La Royal Dutch n'a pas fait un nouveau bond de trois mille francs. Le cours de quarante mille francs est envisagé. À mon sens il ne serait pas prudent d'attendre jusque-là. Mais il n'y a pas lieu de se presser étant donné les excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y a comme entrée des rougets. Voulez-vous que nous en prenions ?
— Moi, oui, mais vous, cela vous est défendu. Demandez à la place du risotto. Mais ils ne savent pas le faire.
— Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d'abord des rougets pour Madame et un risotto pour moi. »
Un nouveau et long silence.
« Tenez, je vous apporte des journaux, le Corriere della Sera, la Gazzetta del Popolo, etc. Est-ce que vous savez qu'il est fortement question d'un mouvement diplomatique dont le premier bouc émissaire serait Paléologue, notoirement insuffisant en Serbie ? Il serait peut-être remplacé par Lozé et il y aurait à pourvoir au poste de Constantinople. Mais, s'empressa d'ajouter avec âcreté M. de Norpois, pour une ambassade d'une telle envergure et où il est de toute évidence que la Grande-Bretagne devra toujours, quoi qu'il arrive, avoir la première place à la table des délibérations, il serait prudent de s'adresser à des hommes d'expérience mieux outillés pour résister aux embûches des ennemis de notre alliée britannique que des diplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans le panneau. » La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpois prononça ces dernières paroles venait surtout de ce que les journaux, au lieu de prononcer son nom comme il leur avait recommandé de le faire, prononçaient comme « grand favori » celui d'un jeune ministre des Affaires étrangères. « Dieu sait si les hommes d'âge sont éloignés de se mettre, à la suite de je ne sais quelles manoeuvres tortueuses, aux lieu et place de plus ou moins incapables recrues ! J'en ai beaucoup connu de tous ces prétendus diplomates de la méthode empirique qui mettaient tout leur espoir dans un ballon d'essai que je ne tardais pas à dégonfler. Il est hors de doute, si le gouvernement a le manque de sagesse de remettre les rênes de l'État en des mains turbulentes, qu'à l'appel du devoir un conscrit répondra toujours présent. Mais qui sait (et M. de Norpois avait l'air de très bien savoir de qui il parlait) s'il n'en serait pas de même le jour où l'on irait chercher quelque vétéran plein de savoir et d'adresse. À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir, le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu'après un règlement de nos difficultés pendantes avec l'Allemagne. Nous ne devons rien à personne, et il est inadmissible que tous les six mois on vienne nous réclamer par des manoeuvres dolosives et à notre corps défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis en avant par une presse de sportule. Il faut que cela finisse et naturellement un homme de haute valeur et qui a fait ses preuves, un homme qui aurait si je puis dire l'oreille de l'empereur, jouirait de plus d'autorité pour mettre le point final au conflit. »
Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.
« Ah ! mais c'est le prince Foggi, dit le marquis.
— Ah ! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire, soupira Mme de Villeparisis.
— Mais parfaitement si. C'est le prince Odon. C'est le propre beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelez bien que j'ai chassé avec lui à Bonnétable ?
— Ah ! Odon, c'est celui qui faisait de la peinture ?
— Mais pas du tout, c'est celui qui a épousé la soeur du grand-duc N***. »
M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d'un professeur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardait fixement Mme de Villeparisis.
Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. de Norpois se leva, marcha avec empressement vers lui et, d'un geste majestueux, il s'écarta, et, s'effaçant lui-même, le présenta à Mme de Villeparisis. Et pendant les quelques minutes que le prince demeura assis avec eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller Mme de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité de vieil amant, plutôt dans la crainte qu'elle ne se livrât à un des écarts de langage qu'il avait goûtés, mais qu'il redoutait. Dès qu'elle disait au prince quelque chose d'inexact, il rectifiait le propos et fixait des yeux la marquise accablée et docile, avec l'intensité continue d'un magnétiseur.
Un garçon vint me dire que ma mère m'attendait, je la rejoignis et m'excusai auprès de Mme Sazerat en disant que cela m'avait amusé de voir Mme de Villeparisis. À ce nom, Mme Sazerat pâlit et sembla près de s'évanouir. Cherchant à se dominer :
« Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon ? me dit-elle.
— Oui.
— Est-ce que je ne pourrais pas l'apercevoir une seconde ? C'est le rêve de ma vie.
— Alors ne perdez pas trop de temps, madame, car elle ne tardera pas à avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser ?
— Mais Mme de Villeparisis, c'était en premières noces la duchesse d'Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu fou mon père, l'a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien ! elle a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été cause que j'ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray, maintenant que mon père est mort, ma consolation c'est qu'il ait aimé la plus belle femme de son époque, et comme je ne l'ai jamais vue, malgré tout, ce sera une douceur… »
Je menai Mme Sazerat, tremblante d'émotion, jusqu'au restaurant et je lui montrai Mme de Villeparisis.
Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu'où il faut, Mme Sazerat n'arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle :
« Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites. »
Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée, qui habitait son imagination depuis si longtemps.
« Mais si, à la seconde table.
— C'est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je compte, la seconde table, c'est une table où il y a seulement, à côté d'un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.
— C'est elle ! »
Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux trois, on parla politique, le prince déclara qu'il était indifférent au sort du cabinet, et qu'il resterait encore une bonne semaine à Venise. Il espérait que d'ici là toute crise ministérielle serait évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de politique n'intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui jusque-là s'était exprimé avec tant de véhémence, s'était mis soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir s'épanouir, si la voix revenait, qu'en un chant innocent et mélodieux de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce silence était dû à la réserve d'un Français qui devant un Italien ne veut pas parler des affaires de l'Italie. Or l'erreur du prince était complète. Le silence, l'air d'indifférence étaient restés chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude coutumier d'une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis n'ambitionnait rien moins que Constantinople, avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait en effet que de sa part un acte, d'une portée internationale, pouvait être le digne couronnement de sa carrière, peut-être même le commencement de nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n'avait pas renoncé. Car la vieillesse nous rend d'abord incapables d'entreprendre mais non de désirer. Ce n'est que dans une troisième période que ceux qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû abandonner l'action. Ils ne se présentent même plus à des élections futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.
Le prince pour mettre le marquis à l'aise et lui montrer qu'il le considérait comme un compatriote se mit à parler des successeurs possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms d'hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l'ancien ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les crut oubliés, être exhumés par quelque personnalité signant « un Renseigné » ou « Testis » ou « Machiavelli » dans un journal où l'oubli même où ils étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation. Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le diplomate aussi immobile et muet qu'un homme sourd quand M. de Norpois leva légèrement la tête et dans la forme où avaient été rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de conséquence quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une brièveté moindre demanda finement : « Et est-ce que personne n'a prononcé le nom de M. Giolitti ? » À ces mots les écailles tombèrent des yeux du prince Foggi ; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d'une sublime aria de Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d'aller chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs Majestés le roi et la reine quand il aurait l'occasion de les voir, phrase de départ qui correspondait à ce qu'est à la fin d'un concert ces mots hurlés : « Le cocher Auguste de la rue de Belloy. » Nous ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il était assurément ravi d'avoir entendu ce chef-d'oeuvre : « Et M. Giolitti, est-ce que personne n'a prononcé son nom ? » Car M. de Norpois, chez qui l'âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant ces brefs « airs de bravoure », comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le reste, acquièrent jusqu'au dernier jour pour la musique de chambre, une virtuosité parfaite qu'ils ne possédaient pas jusque-là.
Toujours est-il que le prince Foggi qui comptait passer quinze jours à Venise rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après en audience par le roi au sujet de propriétés que, nous croyons l'avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta plus longtemps qu'on n'aurait cru. À sa chute le roi consulta divers hommes d'État sur le chef qu'il convenait de donner au nouveau cabinet. Puis il fit appeler M. Giolitti qui accepta. Trois mois après un journal raconta l'entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La conversation était rapportée comme nous l'avons fait, avec la différence qu'au lieu de dire : « M. de Norpois demanda finement », on lisait : « dit avec ce fin et charmant sourire qu'on lui connaît ». M. de Norpois jugea que « finement » avait déjà une force explosive suffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour le moins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d'Orsay démentît officiellement, mais le quai d'Orsay ne savait où donner de la tête. En effet depuis que l'entrevue avait été dévoilée, M. Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour se plaindre qu'il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pour rapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l'Europe entière. Ce mécontentement n'existait pas mais les divers ambassadeurs étaient trop polis pour démentir M. Barrère leur assurant que sûrement tout le monde était révolté. M. Barrère n'écoutant que sa pensée prenait ce silence courtois pour une adhésion. Aussitôt il télégraphiait à Paris : « Je me suis entretenu une heure durant avec le marquis Visconti-Venosta, etc. » Ses secrétaires étaient sur les dents.
Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancien journal français et qui même en 1870, quand il était ministre de France dans un pays allemand, lui avait rendu grand service. Ce journal était (surtout le premier article, non signé) admirablement rédigé. Mais il intéressait mille fois davantage quand ce premier article (dit « premier-Paris » dans ces temps lointains, et appelé aujourd'hui, on ne sait pourquoi, « éditorial ») était au contraire mal tourné, avec des répétitions de mots infinies. Chacun sentait alors avec émotion que l'article avait été « inspiré ». Peut-être par M. de Norpois, peut-être par tel autre grand maître de l'heure. Pour donner une idée anticipée des événements d'Italie, montrons comment M. de Norpois se servit de ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la guerre eut lieu, tout de même ; très efficacement pensait M. de Norpois, dont l'axiome était qu'il faut avant tout préparer l'opinion. Ses articles où chaque mot était pesé, ressemblaient à ces notes optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Par exemple, en 1870, à la veille de la déclaration de guerre, quand la mobilisation était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l'ombre naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux l'éditorial suivant :
« L'opinion semble prévaloir dans les cercles autorisés que, depuis hier, dans le milieu de l'après-midi, la situation sans avoir bien entendu un caractère alarmant pourrait être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme susceptible d'être considérée comme critique. M. le marquis de Norpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusse, afin d'examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, et d'une façon tout à fait concrète, les différents motifs de friction existants, si l'on peut parler ainsi. La nouvelle n'a malheureusement pas été reçue par nous à l'heure où nous mettons sous presse que les deux ministres aient pu se mettre d'accord sur une formule pouvant servir de base à un instrument diplomatique.
« Dernière heure : on a appris avec satisfaction dans les cercles bien informés, qu'une légère détente semble s'être produite dans les rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré unter den Linden le ministre d'Angleterre avec qui il s'est entretenu une vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme satisfaisante (befriedigend) par les sphères bien renseignées. » Et le lendemain on lisait dans l'éditorial : « Il semblerait, malgré toute la souplesse de M. de Norpois à qui tout le monde se plaît à rendre hommage pour l'habile énergie avec laquelle il a su défendre les droits imprescriptibles de la France, qu'une rupture n'a plus pour ainsi dire presque aucune chance d'être évitée. »
Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareil éditorial de quelques commentaires, envoyés bien entendu par M. de Norpois. On a peut-être remarqué dans les pages précédentes que le « conditionnel » était une des formes grammaticales préférées de l'ambassadeur, dans la littérature diplomatique. (« On attacherait une importance particulière », pour « il paraît qu'on attache une importance particulière ».) Mais le présent de l'indicatif pris non pas dans son sens habituel mais dans celui de l'ancien optatif, n'était pas moins cher à M. de Norpois. Les commentaires qui suivaient l'éditorial étaient ceux-ci :
« Jamais le public n'a fait preuve d'un calme aussi admirable. (M. de Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai mais craignait tout le contraire.) Il est las des agitations stériles et a appris avec satisfaction que le gouvernement de Sa Majesté prendrait ses responsabilités selon les éventualités qui pourraient se produire. Le public n'en demande (optatif) pas davantage. À son beau sang-froid qui est déjà un indice de succès, nous ajouterons encore par une nouvelle bien faite pour rassurer l'opinion publique, s'il en était besoin. On assure en effet que M. de Norpois qui pour raison de santé devait depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, aurait quitté Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. Dernière heure : Sa Majesté l'empereur a quitté ce matin Compiègne pour Paris afin de conférer avec le marquis de Norpois, le ministre de la Guerre et le maréchal Bazaine en qui l'opinion publique a une confiance particulière. S. M. l'empereur a décommandé le dîner qu'il devait offrir à sa belle-soeur la duchesse d'Albe. Cette mesure a produit partout dès qu'elle a été connue une impression particulièrement favorable. L'empereur a passé en revue les troupes dont l'enthousiasme est indescriptible. Quelques corps, sur un ordre de mobilisation lancé aussitôt l'arrivée des souverains à Paris, sont, à toute éventualité, partis dans la direction du Rhin. »
Parfois au crépuscule en rentrant à l'hôtel je sentais que l'Albertine d'autrefois, invisible à moi-même, était pourtant enfermée au fond de moi comme aux « plombs » d'une Venise intérieure, dans une prison dont parfois un incident faisait glisser les parois durcies jusqu'à me donner une ouverture sur ce passé.
Ainsi par exemple un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi vivante, mais si loin, si profond, qu'elle me restait inaccessible. Depuis sa mort je ne m'étais plus occupé des spéculations que j'avais faites afin d'avoir plus d'argent pour elle. Or le temps avait passé ; de grandes sagesses de l'époque précédente étaient démenties par celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers disant que les chemins de fer ne pourraient jamais réussir ; et les titres dont M. de Norpois nous avait dit : « Leur revenu n'est pas très élevé sans doute mais du moins le capital ne sera jamais déprécié », étaient souvent ceux qui avaient le plus baissé. Rien que pour les consolidés anglais et les Raffineries Say, il me fallait payer aux coulissiers des différences si considérables, en même temps que des intérêts et des reports que sur un coup de tête je me décidai à tout vendre et je me trouvai tout d'un coup ne plus posséder que le cinquième à peine de ce que j'avais hérité de ma grand-mère et que j'avais encore du vivant d'Albertine. On le sut d'ailleurs à Combray dans ce qui restait de notre famille et de nos relations, et comme on savait que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes, on se dit : « Voilà où mènent les idées de grandeur. » On y eût été bien étonné d'apprendre que c'était pour une jeune fille d'une condition aussi modeste qu'Albertine, presque une protégée de l'ancien professeur de piano de ma grand-mère, Vinteuil, que j'avais fait ces spéculations. D'ailleurs dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé dans les revenus qu'on lui connaît comme dans une caste indienne, on n'eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait dans le monde des Guermantes où on n'attachait aucune importance à la fortune, où la pauvreté pouvait être considérée comme aussi désagréable, mais nullement plus diminuante, et n'affectant pas plus la situation sociale, qu'une maladie d'estomac. Sans doute se figurait-on au contraire à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de l'argent, tandis que, si j'avais été ruiné, ils eussent été les premiers à m'offrir, vainement, de me venir en aide. Quant à ma ruine relative, j'en étais d'autant plus ennuyé que mes curiosités vénitiennes s'étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande de verrerie à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la revoir chaque jour que sentant que nous quitterions bientôt Venise ma mère et moi, j'étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d'elle. La beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c'était un vrai Titien à acquérir avant de s'en aller. Et le peu qui me restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu'elle quittât son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul ? Mais comme je finissais la lettre du coulissier, une phrase où il disait : Je soignerai vos reports me rappela une expression presque aussi hypocritement professionnelle, que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à Aimé d'Albertine : « C'est moi qui la soignais », avait-elle dit. Et ces mots qui ne m'étaient jamais revenus à l'esprit firent jouer comme un Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d'un instant ils se refermèrent sur l'emmurée – que je n'étais pas coupable de ne pas vouloir rejoindre puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la rappeler, et que les êtres n'existent pour nous que par l'idée que nous avons d'eux – mais que m'avait un instant rendue plus touchante le délaissement, que pourtant elle ne savait pas : j'avais l'espace d'un éclair envié le temps déjà bien lointain où je souffrais nuit et jour du compagnonnage de son souvenir. Une autre fois, à San Giorgio dei Schiavoni, un aigle auprès d'un des apôtres, et stylisé de la même façon, réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par ces deux bagues dont Françoise m'avait découvert la similitude et dont je n'avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir pourtant une circonstance telle se produisit qu'il sembla que mon amour aurait dû renaître. Au moment où notre gondole s'arrêta aux marches de l'hôtel, le portier me remit une dépêche que l'employé du télégraphe était déjà venu trois fois pour m'apporter, car à cause de l'inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant à travers les déformations des employés italiens être le mien), on demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était bien pour moi. Je l'ouvris dès que je fus dans ma chambre, et jetant un coup d'oeil sur un libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire néanmoins : « Mon ami vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand revenez-vous ? Tendrement. Albertine. » Alors il se passa d'une façon inverse la même chose que pour ma grand-mère : quand j'avais appris en fait que ma grand-mère était morte je n'avais d'abord eu aucun chagrin. Et je n'avais souffert effectivement de sa mort que quand des souvenirs involontaires l'avaient rendue vivante pour moi. Maintenant qu'Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle qu'elle était vivante ne me causa pas la joie que j'aurais cru. Albertine n'avait été pour moi qu'un faisceau de pensées, elle avait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi ; en revanche maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne ressuscitait nullement pour moi avec son corps. Et en m'apercevant que je n'avais pas de joie qu'elle fût vivante, que je ne l'aimais plus, j'aurais dû être plus bouleversé que quelqu'un qui, se regardant dans une glace, après des mois de voyage ou de maladie, s'aperçoit qu'il a des cheveux blancs et une figure nouvelle, d'homme mûr ou de vieillard. Cela bouleverse parce que cela veut dire : l'homme que j'étais, le jeune homme blond n'existe plus, je suis un autre. Or n'est-ce pas un changement aussi profond, une mort aussi totale du moi qu'on était, la substitution aussi complète de ce moi nouveau que de voir un visage ridé surmonté d'une perruque blanche qui a remplacé l'ancien ? Mais on ne s'afflige pas plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans l'ordre de la succession des temps, qu'on ne s'afflige, à une même époque, d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l'ambitieux, qu'on est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s'en afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé – momentanément dans le dernier cas et quand il s'agit du caractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s'agit des passions – n'est pas là pour déplorer l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout vous ; le mufle sourit de sa muflerie car on est le mufle, et l'oublieux ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a oublié.
J'aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l'étais de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d'alors. La vie selon son habitude qui est par des travaux incessants d'infiniment petits de changer la face du monde, ne m'avait pas dit au lendemain de la mort d'Albertine : « Sois un autre », mais, par des changements trop imperceptibles pour me permettre de me rendre compte du fait même du changement, avait presque tout entièrement renouvelé en moi, de sorte que ma pensée était déjà habituée à son nouveau maître – mon nouveau moi – quand elle s'aperçut qu'il était changé ; c'était à celui-ci qu'elle tenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient on l'a vu à l'irradiation par association d'idées de certains noyaux d'impressions douces ou douloureuses, au souvenir de Mlle Vinteuil à Montjouvain, aux doux baisers du soir qu'Albertine me donnait dans le cou. Mais au fur et à mesure que ces impressions s'étaient affaiblies, l'immense champ d'impressions qu'elles coloraient d'une teinte angoissante ou douce avait repris des tons neutres. Une fois que l'oubli se fut emparé de quelques points dominants de souffrance et de plaisir, la résistance de mon amour était vaincue, je n'aimais plus Albertine. J'essayais de me la rappeler. J'avais eu un juste pressentiment quand deux jours après le départ d'Albertine j'avais été épouvanté d'avoir pu vivre quarante-huit heures sans elle. C'était comme quand j'écrivais auparavant à Gilberte et que je me disais : si cela continue deux ans, je ne l'aimerai plus. Et si quand Swann m'avait demandé de revoir Gilberte cela m'avait paru l'incommodité d'accueillir une morte, pour Albertine, la mort – ou ce que j'avais cru la mort – avait fait la même oeuvre que pour Gilberte la rupture prolongée. La mort n'agit que comme l'absence. Le monstre à l'apparition duquel mon amour avait frissonné, l'oubli, avait bien, comme je l'avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cette nouvelle qu'elle était vivante ne réveilla pas mon amour, non seulement elle me permit de constater combien était déjà avancé mon retour vers l'indifférence, mais elle lui fit instantanément subir une accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement si jadis la nouvelle contraire, celle de la mort d'Albertine, n'avait pas inversement, en parachevant l'oeuvre de son départ, exalté mon amour et retardé son déclin. Oui maintenant que la savoir vivante et de pouvoir être réuni à elle me la rendait tout d'un coup si peu précieuse, je me demandais si les insinuations de Françoise, la rupture elle-même, et jusqu'à la mort (imaginaire mais crue réelle) n'avaient pas prolongé mon amour, tant les efforts des tiers et même du destin pour nous séparer d'une femme ne font que nous attacher à elle. Maintenant c'était le contraire qui se produisait. D'ailleurs j'essayai de me la rappeler, et peut-être parce que je n'avais plus qu'un signe à faire pour l'avoir à moi, le souvenir qui me vint fut celui d'une fille déjà fort grosse, hommasse, dans le visage fané de laquelle saillait déjà comme une graine, le profil de Mme Bontemps. Ce qu'elle avait pu faire avec Andrée ou d'autres ne m'intéressait plus. Je ne souffrais plus du mal que j'avais cru si longtemps inguérissable, et au fond j'aurais pu le prévoir. Certes le regret d'une maîtresse, la jalousie survivante sont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou la leucémie. Pourtant entre les maux physiques il y a lieu de distinguer ceux qui sont causés par un agent purement physique, et ceux qui n'agissent sur le corps que par l'intermédiaire de l'intelligence. Surtout si la partie de l'intelligence qui sert de lien de transmission est la mémoire – c'est-à-dire si la cause est anéantie ou éloignée –, si cruelle que soit la souffrance, si profond que paraisse le trouble apporté dans l'organisme, il est bien rare, la pensée ayant un pouvoir de renouvellement ou plutôt une impuissance de conservation que n'ont pas les tissus, que le pronostic ne soit pas favorable. Au bout du même temps où un malade atteint de cancer sera mort, il est bien rare qu'un veuf, un père inconsolables ne soient pas guéris. Je l'étais. Est-ce pour cette fille que je revoyais en ce moment si bouffie et qui avait certainement vieilli comme avaient vieilli les filles qu'elle avait aimées, est-ce pour elle qu'il fallait renoncer à l'éclatante fille qui était mon souvenir d'hier, mon espoir de demain (à qui je ne pourrais rien donner non plus qu'à aucune autre, si j'épousais Albertine) renoncer à cette « Albertine nouvelle », « non point telle que l'ont vue les Enfers » « mais fidèle, mais fière et même un peu farouche » ? C'était elle qui était maintenant ce qu'Albertine avait été autrefois : mon amour pour Albertine n'avait été qu'une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n'aimons hélas ! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la dépêche au portier de l'hôtel en disant qu'on me l'avait remise par erreur et qu'elle n'était pas pour moi. Il me dit que maintenant qu'elle avait été ouverte il aurait des difficultés, qu'il valait mieux que je la gardasse ; je la remis dans ma poche mais je me promis de faire comme si je ne l'avais jamais reçue. J'avais définitivement cessé d'aimer Albertine. De sorte que cet amour après s'être tellement écarté de ce que j'avais prévu, d'après mon amour pour Gilberte ; après m'avoir fait faire un détour si long et si douloureux, finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer, tout comme mon amour pour Gilberte, dans la loi générale de l'oubli.
Mais alors je songeai : je tenais à Albertine plus qu'à moi-même ; je ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j'ai cessé de la voir. Mon désir de ne pas être séparé de moi-même par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n'était pas comme le désir de ne jamais être séparé d'Albertine, il durait toujours. Mais cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu'elle, à ce que, quand je l'aimais, je m'aimais davantage ? Non cela tenait à ce que cessant de la voir, j'avais cessé de l'aimer, et que je n'avais pas cessé de m'aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même n'avaient pas été rompus comme l'avaient été ceux avec Albertine. Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même l'étaient aussi… ? Certes il en serait de même. Notre amour de la vie n'est qu'une vieille liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de l'immortalité.
Après le déjeuner, quand je n'allais pas errer seul dans Venise, je montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère et pour prendre des cahiers où je prendrais des notes relatives à un travail que je faisais sur Ruskin. Au coup brusque des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie du sol. Et en descendant pour rejoindre ma mère qui m'attendait, à cette heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche dans l'obscurité conservée par les volets clos, ici du haut en bas de l'escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de la Renaissance s'il était dressé dans un palais ou sur une galère, la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres perpétuellement ouvertes, et par lesquelles dans un incessant courant d'air l'ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l'illumination, la miroitante instabilité du flot. C'est le plus souvent pour Saint-Marc que je partais, et avec d'autant plus de plaisir que, comme il fallait d'abord prendre une gondole pour s'y rendre, l'église ne se représentait pas à moi comme un simple monument, mais comme le terme d'un trajet sur l'eau marine et printanière, avec laquelle Saint-Marc faisait pour moi un tout indivisible et vivant. Nous entrions ma mère et moi dans le baptistère, foulant tous deux les mosaïques de marbre et de verre du pavage, ayant devant nous les larges arcades dont le temps a légèrement infléchi les surfaces évasées et roses, ce qui donne à l'église, là où il a respecté la fraîcheur de ce coloris, l'air d'être construite dans une matière douce et malléable comme la cire de géantes alvéoles ; là au contraire où il a racorni la matière et où les artistes l'ont ajourée et rehaussée d'or, d'être la précieuse reliure, en quelque cuir de Cordoue, du colossal évangile de Venise. Voyant que j'avais à rester longtemps devant les mosaïques qui représentent le baptême du Christ, ma mère, sentant la fraîcheur glacée qui tombait dans le baptistère, me jetait un châle sur les épaules. Quand j'étais avec Albertine à Balbec, je croyais qu'elle révélait une de ces illusions inconsistantes qui remplissent l'esprit de tant de gens qui ne pensent pas clairement, quand elle me parlait du plaisir – selon moi ne reposant sur rien – qu'elle aurait à voir telle peinture avec moi. Aujourd'hui je suis au moins sûr que le plaisir existe sinon de voir, du moins d'avoir vu une belle chose avec une certaine personne. Une heure est venue pour moi où quand je me rappelle ce baptistère, devant les flots du Jourdain où saint Jean immerge le Christ tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta il ne m'est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu'on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu'elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère. Carpaccio que je viens de nommer et qui était le peintre auquel, quand je ne travaillais pas à Saint-Marc, nous rendions le plus volontiers visite, faillit un jour ranimer mon amour pour Albertine. Je voyais pour la première fois Le Patriarche di Grado exorcisant un possédé. Je regardais l'admirable ciel incarnat et violet sur lequel se détachent ces hautes cheminées incrustées, dont la forme évasée et le rouge épanouissement de tulipes fait penser à tant de Venises de Whistler. Puis mes yeux allaient du vieux Rialto en bois, à ce Ponte Vecchio du XVe siècle aux palais de marbre ornés de chapiteaux dorés, revenaient au Canal où les barques sont menées par des adolescents en vestes roses, en toques surmontées d'aigrettes, semblables à s'y méprendre à tel qui évoquait vraiment Carpaccio dans cette éblouissante Légende de Joseph de Sert, Strauss et Kessler. Enfin, avant de quitter le tableau mes yeux revinrent à la rive où fourmillent les scènes de la vie vénitienne de l'époque. Je regardais le barbier essuyer son rasoir, le nègre portant son tonneau, les conversations des musulmans, des nobles seigneurs vénitiens en larges brocarts, en damas, en toque de velours cerise, quand tout à coup je sentis au coeur comme une légère morsure. Sur le dos d'un des compagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d'or et de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet l'emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu'Albertine avait pour venir avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j'étais loin de me douter qu'une quinzaine d'heures me séparaient à peine du moment où elle partirait de chez moi. Toujours prête à tout, quand je lui avais demandé de partir, ce triste jour qu'elle devait appeler dans sa dernière lettre « deux fois crépusculaire puisque la nuit tombait et que nous allions nous quitter », elle avait jeté sur ses épaules un manteau de Fortuny qu'elle avait emporté avec elle le lendemain et que je n'avais jamais revu depuis dans mes souvenirs. Or c'était dans ce tableau de Carpaccio que le fils génial de Venise l'avait pris, c'est des épaules de ce compagnon de la Calza qu'il l'avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes qui certes ignoraient comme je l'avais fait jusqu'ici que le modèle en existait dans un groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle de l'Académie de Venise. J'avais tout reconnu, et un instant le manteau oublié m'ayant rendu pour le regarder les yeux et le coeur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie.
Enfin il y avait des jours où nous ne nous contentions pas avec ma mère des musées et des églises de Venise et c'est ainsi qu'une fois où le temps était particulièrement beau, pour revoir ces Vices et ces Vertus dont M. Swann m'avait donné des reproductions, probablement accrochées encore dans la salle d'études de la maison de Combray, nous poussâmes jusqu'à Padoue ; après avoir traversé en plein soleil le jardin de l'Arena, j'entrai dans la chapelle des Giotto où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu'il semble que la radieuse journée ait passé le seuil elle aussi avec le visiteur et soit venue un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur ; son ciel pur à peine un peu plus foncé d'être débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts répits dont s'interrompent les plus beaux jours, quand, sans qu'on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné ailleurs son regard, pour un moment, l'azur, plus doux encore, s'assombrit. Dans ce ciel transporté sur la pierre bleuie volaient des anges que je voyais pour la première fois, car M. Swann ne m'avait donné de reproductions que des Vertus et des Vices, et non des fresques qui retracent l'histoire de la Vierge et du Christ. Eh bien, dans le vol des anges, je retrouvais la même impression d'action effective, littéralement réelle que m'avaient donnée les gestes de la Charité ou de l'Envie. Avec tant de ferveur céleste, ou au moins de sagesse et d'application enfantines, qu'ils rapprochent leurs petites mains, les anges sont représentés à l'Arena, mais comme des volatiles d'une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques. Ce sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser à une variété disparue d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Fonck s'exerçant au vol plané, qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.
En rentrant à l'hôtel je trouvais des jeunes femmes qui, surtout d'Autriche, venaient à Venise passer les premiers beaux jours de ce printemps sans fleurs. Il y en avait une dont les traits ne ressemblaient pas à ceux d'Albertine mais qui me plaisait par la même fraîcheur de teint, le même regard rieur et léger. Bientôt je sentis que je commençais à lui dire les mêmes choses que je disais au début à Albertine, que je lui dissimulais la même douleur quand elle me disait qu'elle ne me verrait pas le lendemain, qu'elle allait à Vérone, et aussitôt l'envie d'aller à Vérone moi aussi. Cela ne dura pas, elle devait repartir pour l'Autriche, je ne la reverrais jamais, mais déjà vaguement jaloux comme on l'est quand on commence à être amoureux, en regardant sa charmante et énigmatique figure je me demandais si elle aussi aimait les femmes, si ce qu'elle avait de commun avec Albertine, cette clarté du teint et des regards, cet air de franchise aimable qui séduisait tout le monde et qui tenait plus à ce qu'elle ne cherchait nullement à connaître les actions des autres qui ne l'intéressaient nullement, qu'à avouer les siennes qu'elle dissimulait au contraire sous les plus puérils mensonges, si tout cela constituait des caractères morphologiques de la femme qui aime les femmes. Était-ce cela qui en elle, sans que je pusse saisir rationnellement pourquoi, exerçait sur moi son attraction, causait mes inquiétudes (cause plus profonde peut-être de mon attraction par ce qui porte vers ce qui fera souffrir), me donnait quand je la voyais tant de plaisir et de tristesse, comme ces éléments magnétiques que nous ne voyons pas et qui dans l'air de certaines contrées nous font éprouver tant de malaises ? Hélas, je ne le saurais jamais. J'aurais voulu, quand j'essayais de lire dans son visage, lui dire : « Vous devriez me le dire, cela m'intéresserait pour me faire connaître une loi d'histoire naturelle humaine », mais jamais elle ne me le dirait ; elle professait pour ce qui ressemblait à ce vice une horreur particulière, et gardait une grande froideur avec ses amies femmes. C'était même peut-être la preuve qu'elle avait quelque chose à cacher, peut-être qu'elle avait été plaisantée ou honnie à cause de cela, et que l'air qu'elle prenait pour éviter qu'on crût cela d'elle était comme cet éloignement révélateur que les animaux ont des êtres qui les ont battus. Quant à s'informer de sa vie, c'était impossible ; même pour Albertine, que de temps j'avais mis avant de savoir quelque chose ! il avait fallu la mort pour délier les langues, tant Albertine gardait dans sa conduite, comme cette jeune femme même, de prudente circonspection ! Et encore même sur Albertine étais-je sûr de savoir quelque chose ? Et puis de même que les conditions de vie que nous désirons le plus nous deviennent indifférentes si nous cessons d'aimer la personne qui, à notre insu, nous les faisait désirer parce qu'elles nous permettaient de vivre près d'elle, de lui plaire dans le possible, il en est de même de certaines curiosités intellectuelles. L'importance scientifique que je voyais à savoir le genre de désir qui se cachait sous les pétales faiblement rosés de ces joues, dans la clarté claire sans soleil comme le petit jour de ces yeux pâles, dans ces journées jamais racontées, s'en irait sans doute quand je n'aimerais plus du tout Albertine ou quand je n'aimerais plus du tout cette jeune femme.
Le soir je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et Une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m'avait parlé. Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli. Le soir, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs, c'est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, avec des nuances si variées qu'on eût dit, planté sur la ville, le jardin d'un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. Et d'ailleurs l'extrême proximité des maisons faisait de chaque croisée le cadre où rêvassait une cuisinière qui regardait par lui, d'une jeune fille qui, assise, se faisait peigner les cheveux par une vieille femme à figure, devinée dans l'ombre, de sorcière, – faisait comme une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés, de chaque pauvre maison silencieuse et toute proche à cause de l'extrême étroitesse de ces calli. Comprimées les unes contre les autres, ces calli divisaient en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une de ces petites rues, il semble que dans la matière cristallisée se soit produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi, entouré de charmants palais, pâle de clair de lune. C'était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels dans une autre ville les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu'il n'est allé qu'en rêve. Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. À ce moment quelque mauvais génie qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n'y a pas entre le souvenir d'un rêve et le souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit, dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place entourée de palais romantiques à la méditation prolongée du clair de lune.
Mais le désir de ne pas perdre à jamais certaines femmes, bien plus que certaines places, entretenait chez moi à Venise une agitation qui devint fébrile le jour où ma mère avait décidé que nous partirions, quand à la fin de la journée, quand nos malles étaient déjà parties en gondole pour la gare, je lus dans un registre des étrangers attendus à l'hôtel : « Baronne Putbus et suite ». Aussitôt, le sentiment de toutes les heures de plaisir charnel que notre départ allait me faire manquer, éleva ce désir, qui existait chez moi à l'état chronique, à la hauteur d'un sentiment, et le noya dans la mélancolie et le vague ; je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours ; et l'air qu'elle eut de ne pas prendre un instant en considération ni même au sérieux ma prière réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé d'obéir) cette volonté de lutte, désir qui me poussait jadis à imposer brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à me conformer à la leur après que j'avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement ne me répondit même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était sérieux ou non. Le portier vint apporter trois lettres, deux pour elle, une pour moi que je mis dans mon portefeuille au milieu de toutes les autres sans même regarder l'enveloppe. Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis porter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m'y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un musicien chantait Sole mio. Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt elle serait partie, je resterais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L'heure du train approchait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu'elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m'étaient devenues étrangères, je n'avais plus assez de calme pour sortir de mon coeur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. La ville que j'avais devant moi avait cessé d'être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer aux pierres. Les palais m'apparaissaient réduits à leurs simples parties et quantités de marbre pareil à tout autre, et l'eau comme une combinaison d'hydrogène et d'azote, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d'arriver, qui ne vous connaît pas encore, comme un lieu d'où l'on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi se poser sur lui, il me laissait contracté, je n'étais plus qu'un coeur qui battait et qu'une attention suivant anxieusement le développement de Sole mio. J'avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, il m'apparaissait avec la médiocrité de l'évidence comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger à l'idée que j'avais de lui qu'un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtement noir, j'aurais su qu'en son essence il n'est pas Hamlet. Tels les palais, le Canal, le Rialto, se trouvaient dévêtus de l'idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre me semblait lointain. Dans le bassin de l'arsenal, à cause d'un élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette singularité des choses qui, même semblables en apparence à celles de notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d'autres cieux ; je sentais que cet horizon si voisin, que j'aurais pu atteindre en une heure, c'était une courbure de la terre tout autre que celle des mers de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l'artifice du voyage, amarrée près de moi ; si bien que ce bassin de l'Arsenal à la fois insignifiant et lointain me remplissait de ce mélange de dégoût et d'effroi que j'avais éprouvé tout enfant la première fois que j'accompagnai ma mère aux bains Deligny ; en effet dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et que cependant borné par des cabines on sentait communiquer avec d'invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je m'étais demandé si ces profondeurs cachées aux mortels par des baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n'étaient pas l'entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n'y étaient pas compris, et si cet étroit espace n'était pas précisément la mer libre du pôle ; cette Venise sans sympathie pour moi où j'allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins irréelle et c'était ma détresse que le chant de Sole mio s'élevant comme une déploration de la Venise que j'avais connue, semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de l'écouter si j'avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre le train avec elle, il aurait fallu décider sans perdre une seconde que je partais, mais c'est justement ce que je ne pouvais pas ; je restais immobile, sans être capable non seulement de me lever mais même de décider que je me lèverais. Ma pensée sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de Sole mio, à chanter mentalement avec le chanteur, à prévoir l'élan qui allait l'emporter, à m'y laisser aller avec elle aussi ; à retomber ensuite. Sans doute ce chant insignifiant entendu cent fois, ne m'intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en l'écoutant aussi religieusement jusqu'au bout. Enfin, aucun des motifs connus d'avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir la résolution dont j'avais besoin ; bien plus, chacune de ces phrases, quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre efficacement cette résolution ou plutôt elle m'obligeait à la résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer l'heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d'écouter Sole mio se chargeait d'une tristesse profonde, presque désespérée. Je sentais bien qu'en réalité, c'était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger ; mais me dire : « Je ne pars pas », qui ne m'était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre : « Je vais entendre encore une phrase de Sole mio » ; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m'échappait pas et, tout en me disant : « Je ne fais en somme qu'écouter une phrase de plus », je savais que cela voulait dire : « Je resterai seul à Venise. » Et c'est peut-être cette tristesse comme une sorte de froid engourdissant qui faisait le charme désespéré mais fascinateur de ce chant, chaque note que lançait la voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires venait me frapper en plein coeur ; quand la phrase était consommée en bas et que le morceau semblait fini, le chanteur n'en avait pas assez et reprenait en haut comme s'il avait besoin de proclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir. Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, – par ce chant de désespoir que devenait Sole mio et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise ; j'assistais à la lente réalisation de mon malheur construit artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges-le-Majeur, si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immutable et poignant.
Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète qu'on peut prédire – grâce à l'insoupçonnable puissance défensive de l'habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée –, mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone venir au-devant du train, nous dire adieu presque jusqu'à la gare, et – quand nous fûmes éloignés – regagner, elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leur vie, l'une sa plaine, l'autre sa colline.
Les heures passaient. Ma mère ne se pressa pas de lire les deux lettres qu'elle avait seulement ouvertes et tâcha que moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour prendre la lettre que le concierge de l'hôtel m'avait remise. Elle craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tard possible pour m'occuper pendant les dernières heures le moment où elle déballerait les oeufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet de livres qu'elle avait achetés sans me le dire. Je regardai d'abord ma mère, qui lisait sa lettre avec étonnement, puis elle levait la tête, et ses yeux semblaient se poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles et qu'elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j'avais reconnu l'écriture de Gilberte sur mon enveloppe. Je l'ouvris. Gilberte m'annonçait son mariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu'elle m'avait télégraphié à ce sujet à Venise et n'avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme on m'avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je n'avais jamais eu de dépêche. Peut-être elle ne voudrait pas le croire. Tout d'un coup je sentis dans mon cerveau un fait qui y était installé à l'état de souvenir, quitter sa place et la céder à un autre. La dépêche que j'avais reçue dernièrement et que j'avais crue d'Albertine était de Gilberte. Comme l'originalité assez factice de l'écriture de Gilberte consistait principalement quand elle écrivait une ligne à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de t qui avaient l'air de souligner les mots ou les points sur les i qui avaient l'air d'interrompre les phrases de la ligne d'au-dessus, et en revanche à intercaler dans la ligne d'au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l'employé du télégraphe eût lu les boucles d's ou d'y de la ligne supérieure comme un « ine » finissant le mot de Gilberte. Le point sur l'i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à son G, il avait l'air d'un A gothique. Qu'en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dans les autres (certains, d'ailleurs, m'avaient paru incompréhensibles), cela était suffisant pour expliquer les détails de mon erreur, et n'était même pas nécessaire. Combien de lettres lit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de l'idée que la lettre est d'une certaine personne ? combien de mots dans la phrase ? On devine en lisant, on crée ; tout part d'une erreur initiale ; celles qui suivent (et ce n'est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture), si extraordinaires qu'elles puissent paraître à celui qui n'a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons, et jusque dans les conclusions dernières c'est ainsi, avec un entêtement et une bonne foi égales, vient d'une première méprise sur les prémisses.
Chapitre IV
NOUVEL ASPECT DE ROBERT DE SAINT-LOUP
« Oh ! c'est inouï, me dit ma mère. Écoute, on ne s'étonne plus de rien à mon âge, mais je t'assure qu'il n'y a rien de plus inattendu que la nouvelle que m'annonce cette lettre. – Écoute bien, répondis-je, je ne sais pas ce que c'est, mais si étonnant que cela puisse être, cela ne peut pas l'être autant que ce que m'apprend celle-ci. C'est un mariage. C'est Robert de Saint-Loup qui épouse Gilberte Swann. – Ah ! me dit ma mère, alors c'est sans doute ce que m'annonce l'autre lettre, celle que je n'ai pas encore ouverte, car j'ai reconnu l'écriture de ton ami. » Et ma mère me sourit avec cette légère émotion dont, depuis qu'elle avait perdu sa mère, se revêtait pour elle tout événement, si mince qu'il fût, qui intéressait des créatures humaines capables de douleur, de souvenir, et ayant elles aussi leurs morts. Ainsi ma mère me sourit et me parla d'une voix douce comme si elle eût craint en traitant légèrement ce mariage de méconnaître ce qu'il pouvait éveiller d'impressions mélancoliques chez la fille et la veuve de Swann, chez la mère de Robert prête à se séparer de son fils, et auxquelles ma mère par bonté, par sympathie à cause de leur bonté pour moi, prêtait sa propre émotivité filiale, conjugale et maternelle. « Avais-je raison de te dire que tu ne trouverais rien de plus étonnant ? lui dis-je. – Hé bien si ! répondit-elle d'une voix douce, c'est moi qui détiens la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te dirai pas “la plus grande, la plus petite”, car cette citation de Sévigné faite par tous les gens qui ne savent que cela d'elle écoeurait ta grand-mère autant que “la jolie chose que c'est de faner”. Nous ne daignons pas ramasser ce Sévigné de tout le monde. Cette lettre-ci m'annonce le mariage du petit Cambremer. – Tiens ! dis-je avec indifférence, avec qui ? Mais en tout cas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout caractère sensationnel. – À moins que celle de la fiancée ne le lui donne. – Et qui est cette fiancée ? – Ah ! si je te dis tout de suite, il n'y a pas de mérite, voyons, cherche un peu », me dit ma mère, qui voyant qu'on n'était pas encore à Turin voulait me laisser un peu de pain sur la planche et une poire pour la soif. « Mais comment veux-tu que je sache ? Est-ce avec quelqu'un de brillant ? Si Legrandin et sa soeur sont contents, nous pouvons être sûrs que c'est un mariage brillant. – Legrandin je ne sais pas, mais la personne qui m'annonce le mariage dit que Mme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tu appelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l'effet d'un mariage au temps où les rois épousaient les bergères, et encore la bergère est-elle moins qu'une bergère, mais d'ailleurs charmante. Cela eût stupéfié ta grand-mère et ne lui eût pas déplu. – Mais enfin qui est cette fiancée ? – C'est Mlle d'Oloron. – Cela m'a l'air immense et pas bergère du tout, mais je ne vois pas qui cela peut être. C'est un titre qui était dans la famille des Guermantes. – Justement, et M. de Charlus l'a donné, en l'adoptant, à la nièce de Jupien. C'est elle qui épouse le petit Cambremer. – La nièce de Jupien ! Ce n'est pas possible ! – C'est la récompense de la vertu. C'est un mariage à la fin d'un roman de Mme Sand », dit ma mère. « C'est le prix du vice, c'est un mariage à la fin d'un roman de Balzac », pensai-je. « Après tout, dis-je à ma mère, en y réfléchissant, c'est assez naturel. Voilà les Cambremer ancrés dans ce clan des Guermantes où ils n'espéraient pas pouvoir jamais planter leur tente ; de plus la petite, adoptée par M. de Charlus, aura beaucoup d'argent, ce qui était indispensable depuis que les Cambremer ont perdu le leur ; et en somme elle est la fille adoptive et, selon les Cambremer, probablement la fille véritable – la fille naturelle – de quelqu'un qu'ils considèrent comme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela a toujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblesse française et étrangère. Sans remonter même si loin de nous, aux Lucinge, pas plus tard qu'il y a six mois, tu te rappelles le mariage de l'ami de Robert avec cette jeune fille dont la seule raison d'être sociale était qu'on la supposait, à tort ou à raison, fille naturelle d'un prince souverain. » Ma mère, tout en maintenant le côté castes de Combray qui eût fait que ma grand-mère eût dû être scandalisée de ce mariage, voulant avant tout montrer le jugement de sa mère, ajouta : « D'ailleurs la petite est parfaite et ta chère grand-mère n'aurait même pas eu besoin de son immense bonté, de son indulgence infinie pour ne pas être sévère au choix du jeune Cambremer. Te souviens-tu combien elle avait trouvé cette petite distinguée il y a bien longtemps, un jour qu'elle était entrée se faire recoudre sa jupe ? Ce n'était qu'une enfant alors. Et maintenant bien que très montée en graine et vieille fille, elle est une autre femme, mille fois plus parfaite. Mais ta grand-mère d'un coup d'oeil avait discerné tout cela. Elle avait trouvé la petite nièce d'un giletier plus “noble” que le duc de Guermantes. » Mais plus encore que louer grand mère, il fallait à ma mère trouver « mieux » pour elle qu'elle ne fût plus là. C'était la suprême finalité de sa tendresse et comme si elle lui épargnait un dernier chagrin. « Et pourtant, crois-tu tout de même, me dit ma mère, si le père Swann – que tu n'as pas connu, il est vrai – avait pu penser qu'il aurait un jour un arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille où couleraient confondus le sang de la mère Moser qui disait : “Ponchour Mezieurs” et le sang du duc de Guise ! – Mais remarque, maman, que c'est beaucoup plus étonnant que tu ne dis. Car les Swann étaient des gens très bien et avec la situation qu'avait leur fils, sa fille, s'il avait fait un bon mariage, aurait pu en faire un très beau. Mais tout était retombé à pied d'oeuvre puisqu'il avait épousé une cocotte. – Oh ! une cocotte, tu sais, on était peut-être méchant, je n'ai jamais tout cru. – Si, une cocotte, je te ferai même des révélations… familiales un autre jour. » Perdue dans sa rêverie, ma mère disait : « La fille d'une femme que ton père n'aurait jamais permis que je salue, épousant le neveu de Mme de Villeparisis que ton père ne me permettait pas, au commencement, d'aller voir parce qu'il la trouvait d'un monde trop brillant pour nous ! » Puis : « Le fils de Mme de Cambremer pour qui Legrandin craignait tant d'avoir à nous donner une recommandation parce qu'il ne nous trouvait pas assez chic, épousant la nièce d'un homme qui n'aurait jamais osé monter chez nous que par l'escalier de service !… Tout de même, ta pauvre grand-mère avait raison, tu te rappelles, quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses qui choqueraient de petits bourgeois, et que la reine Marie-Amélie lui était gâtée par les avances qu'elle avait faites à la maîtresse du prince de Condé pour qu'elle le fît tester en faveur du duc d'Aumale. Tu te souviens, elle était choquée que depuis des siècles des filles de la maison de Gramont, qui furent de véritables saintes, aient porté le nom de Corisande en mémoire de la liaison d'une aïeule avec Henri IV. Ce sont des choses qui se font peut-être aussi dans la bourgeoisie, mais on les cache davantage. Crois-tu que cela l'eût amusée, ta pauvre grand-mère ! » disait maman avec tristesse – car les joies dont nous souffrions que ma grand-mère fût écartée, c'étaient les joies les plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce, moins que cela, une « imitation », qui l'eussent amusée. « Crois-tu qu'elle eût été étonnée ! Je suis sûre pourtant que cela eût choqué ta grand-mère, ces mariages, que cela lui eût été pénible, je crois qu'il vaut mieux qu'elle ne les ait pas sus », reprit ma mère, car, en présence de tout événement, elle aimait à penser que ma grand-mère en eût reçu une impression toute particulière qui eût tenu à la merveilleuse singularité de sa nature et qui avait une importance extraordinaire. Devant tout événement triste qu'on n'eût pu prévoir autrefois, la disgrâce ou la ruine d'un de nos vieux amis, quelque calamité publique, une épidémie, une guerre, une révolution, ma mère se disait que peut-être valait-il mieux que grand-mère n'eût rien vu de tout cela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle n'eût pu le supporter. Et quand il s'agissait d'une chose choquante comme celles-ci, ma mère, par le mouvement du coeur inverse de celui des méchants qui se plaisent à supposer que ceux qu'ils n'aiment pas ont plus souffert qu'on ne croit, ne voulait pas dans sa tendresse pour ma grand-mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pu lui arriver. Elle se figurait toujours ma grand-mère comme au-dessus des atteintes même de tout mal qui n'eût pas dû se produire, se disait que la mort de ma grand-mère avait peut-être été en somme un bien en épargnant le spectacle trop laid du temps présent à cette nature si noble qui n'aurait pas su s'y résigner. Car l'optimisme est la philosophie du passé. Les événements qui ont eu lieu étant entre tous ceux qui étaient possibles les seuls que nous connaissions, le mal qu'ils ont causé nous semble inévitable et le peu de bien qu'ils n'ont pas pu ne pas amener avec eux, c'est à eux que nous en faisons honneur, et nous nous imaginons que sans eux il ne se fût pas produit. Elle cherchait en même temps à mieux deviner ce que ma grand-mère eût éprouvé en apprenant ces nouvelles et à croire en même temps que c'était impossible à deviner pour nos esprits moins élevés que le sien. « Crois-tu, me dit d'abord ma mère, combien ta pauvre grand-mère eût été étonnée ! » Et je sentais que ma mère souffrait de ne pas pouvoir le lui apprendre, regrettant que ma grand-mère ne pût le savoir, et trouvant quelque chose d'injuste à ce que la vie amenât au jour des faits que ma grand-mère n'aurait pu croire, rendant ainsi rétrospectivement la connaissance que celle-ci avait emportée des êtres et de la société, fausse et incomplète, le mariage de la petite Jupien avec le neveu de Legrandin ayant été de nature à modifier les notions générales de ma grand-mère, autant que la nouvelle – si ma mère avait pu la lui faire parvenir – qu'on était parvenu à résoudre le problème, cru par ma grand-mère insoluble, de la navigation aérienne et de la télégraphie sans fil. Mais on va voir que ce désir de faire partager à ma grand-mère les bienfaits de notre science sembla bientôt encore trop égoïste à ma mère. Ce que j'appris – car je n'avais pu assister à tout cela de Venise – c'est que Mlle de Forcheville avait été demandée par le duc de Châtellerault et par le prince de Silistrie, cependant que Saint-Loup cherchait à épouser Mlle d'Entragues, fille du duc de Luxembourg. Voici ce qui s'était passé. Mlle de Forcheville ayant cent millions, Mme de Marsantes avait pensé que c'était un excellent mariage pour son fils. Elle eut le tort de dire que cette jeune fille était charmante, qu'elle ignorait absolument si elle était riche ou pauvre, qu'elle ne voulait pas le savoir, mais que, même sans dot, ce serait une chance pour le jeune homme le plus difficile d'avoir une femme pareille. C'était beaucoup d'audace pour une femme tentée seulement par les cent millions qui lui fermaient les yeux sur le reste. Aussitôt on comprit qu'elle y pensait pour son fils. La princesse de Silistrie jeta partout les hauts cris, se répandit sur les grandeurs de Saint-Loup, et clama que si Saint-Loup épousait la fille d'Odette et d'un juif, il n'y avait plus de faubourg Saint-Germain. Mme de Marsantes, si sûre d'elle-même qu'elle fût, n'osa pas pousser alors plus loin et se retira devant les cris de la princesse de Silistrie, qui fit aussitôt faire la demande pour son propre fils. Elle n'avait crié qu'afin de se réserver Gilberte. Cependant Mme de Marsantes, ne voulant pas rester sur un échec, s'était aussitôt tournée vers Mlle d'Entragues fille du duc de Luxembourg. N'ayant que vingt millions celle-ci lui convenait moins, mais elle dit à tout le monde qu'un Saint-Loup ne pouvait épouser une Mlle Swann (il n'était même plus question de Forcheville). Quelque temps après, quelqu'un disant étourdiment que le duc de Châtellerault pensait à épouser Mlle d'Entragues, Mme de Marsantes qui était pointilleuse plus que personne le prit de haut, changea ses batteries, revint à Gilberte, fit faire la demande pour Saint-Loup, et les fiançailles eurent lieu immédiatement.
Ces fiançailles excitèrent de vifs commentaires dans les mondes les plus différents. Plusieurs amies de ma mère, qui avaient vu Saint-Loup à la maison, vinrent à son « jour » et s'informèrent si le fiancé était bien celui qui était mon ami. Certaines personnes allaient jusqu'à prétendre en ce qui concernait l'autre mariage qu'il ne s'agissait pas des Cambremer-Legrandin. On le tenait de bonne source, car la marquise née Legrandin l'avait démenti la veille même du jour où les fiançailles furent publiées. Je me demandais de mon côté pourquoi M. de Charlus d'une part, Saint-Loup de l'autre, lesquels avaient eu l'occasion de m'écrire peu auparavant, m'avaient parlé de projets si amicaux de voyages et dont la réalisation eût dû exclure la possibilité de ces cérémonies, ne m'avaient parlé de rien. J'en concluais, sans songer au secret que l'on garde jusqu'à la fin sur ces sortes de choses, que j'étais moins leur ami que je n'avais cru, ce qui, pour ce qui concernait Saint-Loup, me peinait. Aussi pourquoi, ayant remarqué que l'amabilité, le côté plain-pied, « pair à compagnon » de l'aristocratie était une comédie, m'étonnais-je d'en être excepté ?
Dans la maison de femmes – où on procurait de plus en plus des hommes – où M. de Charlus avait surpris Morel et où la « sous-maîtresse », grande lectrice du Gaulois, commentait les nouvelles mondaines, cette patronne, parlant à un gros monsieur qui venait chez elle boire sans arrêter du champagne avec des jeunes gens, parce que, déjà très gros, il voulait devenir assez obèse pour être certain de ne pas être « pris » si jamais il y avait une guerre, déclara : « Il paraît que le petit Saint-Loup est “comme ça” et le petit Cambremer aussi. Pauvres épouses ! En tout cas, si vous connaissez ces fiancés, il faut nous les envoyer, ils trouveront ici tout ce qu'ils voudront, et il y a beaucoup d'argent à gagner avec eux. » Sur quoi le gros monsieur, bien qu'il fût lui-même « comme ça », se récria, répliqua, étant un peu snob, qu'il rencontrait souvent Cambremer et Saint-Loup chez ses cousins d'Ardonvillers, et qu'ils étaient grands amateurs de femmes et tout le contraire de « ça ». « Ah ! » conclut la sous-maîtresse d'un ton sceptique, mais ne possédant aucune preuve et persuadée qu'en notre siècle la perversité des moeurs le disputait à l'absurdité calomniatrice des cancans. Certaines personnes que je ne vis pas m'écrivirent et me demandèrent « ce que je pensais » de ces deux mariages, absolument comme elles eussent ouvert une enquête sur la hauteur des chapeaux des femmes au théâtre ou sur le roman psychologique. Je n'eus pas le courage de répondre à ces lettres. De ces deux mariages je ne pensais rien, mais j'éprouvais une immense tristesse, comme quand deux parties de votre existence passée, amarrées auprès de vous, et sur lesquelles on fonde peut-être paresseusement au jour le jour, quelque espoir inavoué, s'éloignent définitivement, avec un claquement joyeux de flammes, pour des destinations étrangères, comme deux vaisseaux. Pour les intéressés eux-mêmes, ils eurent à l'égard de leur propre mariage une opinion bien naturelle, puisqu'il s'agissait non des autres mais d'eux. Ils n'avaient jamais eu assez de railleries pour ces « grands mariages » fondés sur une tare secrète. Et même les Cambremer, de maison si ancienne et de prétentions si modestes, eussent été les premiers à oublier Jupien et à se souvenir seulement des grandeurs inouïes de la maison d'Oloron, si une exception ne s'était produite en la personne qui eût dû être le plus flattée de ce mariage, la marquise de Cambremer-Legrandin. Mais méchante de nature, elle faisait passer le plaisir d'humilier les siens avant celui de se glorifier elle-même. Aussi n'aimant pas son fils et ayant tôt fait de prendre en grippe sa future belle-fille, déclara-t-elle qu'il était malheureux pour un Cambremer d'épouser une personne qui sortait on ne savait d'où, en somme, et avait des dents si mal rangées. Quant à la propension du jeune Cambremer à fréquenter des gens de lettres comme Bergotte par exemple et même Bloch, on pense bien qu'une si brillante alliance n'eut pas pour effet de le rendre plus snob, mais que se sentant maintenant le successeur des ducs d'Oloron, « princes souverains » comme disaient les journaux, il était suffisamment persuadé de sa grandeur pour pouvoir frayer avec n'importe qui. Et il délaissa la petite noblesse pour la bourgeoisie intelligente, les jours où il ne se consacrait pas aux altesses. Ces notes des journaux, surtout en ce qui concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami dont les ancêtres royaux étaient énumérés une grandeur nouvelle mais qui ne fit que m'attrister, comme s'il était devenu quelqu'un d'autre, le descendant de Robert le Fort plutôt que l'ami qui s'était mis si peu de temps auparavant sur le strapontin de la voiture afin que je fusse mieux au fond ; n'avoir pas soupçonné d'avance son mariage avec Gilberte, qui était apparu soudain, dans ma lettre, si différent de ce que je pouvais penser de chacun d'eux la veille, inopiné comme un précipité chimique, me faisait souffrir, alors que j'eusse dû penser qu'il avait eu beaucoup à faire et que d'ailleurs dans le monde les mariages se font souvent ainsi tout d'un coup, souvent pour se substituer à une combinaison différente qui a échoué. Et la tristesse, morne comme un déménagement, amère comme une jalousie, que me causèrent par la brusquerie, par l'accident de leur choc, ces deux mariages fut si profonde, que plus tard on me la rappela, en m'en faisant absurdement gloire, comme ayant été tout le contraire de ce qu'elle fut au moment même, un double et même triple et quadruple pressentiment.
Les gens du monde qui n'avaient fait aucune attention à Gilberte me dirent d'un air gravement intéressé : « Ah ! c'est elle qui épouse le marquis de Saint-Loup » et jetaient sur elle le regard attentif des gens non seulement friands des événements de la vie parisienne, mais aussi qui cherchent à s'instruire et croient à la profondeur de leur regard. Ceux qui n'avaient au contraire connu que Gilberte regardèrent Saint-Loup avec une extrême attention, me demandèrent (souvent des gens qui me connaissaient à peine) de les présenter et revenaient de la présentation au fiancé parés des joies de la festivité en me disant : « Il est très bien de sa personne. » Gilberte était convaincue que le nom de marquis de Saint-Loup était plus grand mille fois que celui de duc d'Orléans, mais comme elle appartenait avant tout à sa génération (plutôt égalité) spirituelle, elle ne voulut pas avoir l'air d'avoir moins d'esprit que les autres, et se plut à dire mater semita, à quoi elle ajoutait pour avoir l'air tout à fait spirituelle : « Pour moi en revanche c'est mon pater. »
« Il paraît que c'est la princesse de Parme qui a fait le mariage du petit Cambremer », me dit maman. Et c'était vrai. La princesse de Parme connaissait depuis longtemps par les oeuvres d'une part, Legrandin qu'elle trouvait un homme distingué, de l'autre Mme de Cambremer qui changeait la conversation quand la princesse lui demandait si elle était bien la soeur de Legrandin. La princesse savait le regret qu'avait Mme de Cambremer d'être restée à la porte de la haute société aristocratique, où personne ne la recevait. Quand la princesse de Parme qui s'était chargée de trouver un parti pour Mlle d'Oloron, demanda à M. de Charlus s'il savait qui était un homme aimable et instruit qui s'appelait Legrandin de Méséglise (c'était ainsi que se faisait appeler maintenant Legrandin), le baron répondit d'abord que non, puis tout d'un coup un souvenir lui revint d'un voyageur avec qui il avait fait connaissance en wagon une nuit et qui lui avait laissé sa carte. Il eut un vague sourire. « C'est peut-être le même », se dit-il. Quand il apprit qu'il s'agissait du fils de la soeur de Legrandin, il dit : « Tiens, ce serait vraiment extraordinaire ! S'il tenait de son oncle, après tout ce ne serait pas pour m'effrayer, j'ai toujours dit qu'ils faisaient les meilleurs maris. – Qui ils ? demanda la princesse. – Oh ! madame, je vous expliquerais bien si nous nous voyions plus souvent. Avec vous on peut causer. Votre Altesse est si intelligente », dit Charlus pris d'un besoin de confidences qui pourtant n'alla pas plus loin. Le nom de Cambremer lui plut, bien qu'il n'aimât pas les parents, mais il savait que c'était une des quatre baronnies de Bretagne et tout ce qu'il pouvait espérer de mieux pour sa fille adoptive, c'était un nom vieux, respecté, avec de solides alliances dans sa province. Un prince eût été impossible et d'ailleurs pas désirable. C'était ce qu'il fallait. La princesse fit ensuite venir Legrandin. Il avait, physiquement, passablement changé, et assez à son avantage, depuis quelque temps. Comme les femmes qui sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leur taille et ne quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l'aspect désinvolte d'un officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. de Charlus s'était alourdi et alenti, Legrandin était devenu plus élancé et rapide, effet contraire d'une même cause. Cette vélocité avait d'ailleurs des raisons psychologiques. Il avait l'habitude d'aller dans certains mauvais lieux où il aimait qu'on ne le vît ni entrer, ni sortir, il s'y engouffrait. Quand la princesse de Parme lui parla des Guermantes, de Saint-Loup, il déclara qu'il les avait toujours connus, faisant une espèce de mélange entre le fait d'avoir toujours connu de nom les châtelains de Guermantes et d'avoir rencontré en personne, chez ma tante, Swann, le père de la future Mme de Saint-Loup, Swann dont Legrandin d'ailleurs ne voulait à Combray fréquenter ni la femme ni la fille. « J'ai même voyagé dernièrement avec le frère du duc de Guermantes, M. de Charlus. Il a spontanément engagé la conversation, ce qui est toujours bon signe car cela prouve que ce n'est ni un sot gourmé, ni un prétentieux. Oh ! je sais tout ce qu'on dit de lui. Mais je ne crois jamais ces choses-là. D'ailleurs la vie privée des autres ne me regarde pas. Il m'a fait l'effet d'un sensible, d'un coeur bien cultivé. » Alors la princesse de Parme parla de Mlle d'Oloron. Dans le milieu des Guermantes on s'attendrissait sur la noblesse de coeur de M. de Charlus qui, bon comme il avait toujours été, faisait le bonheur d'une jeune fille pauvre et charmante. Et le duc de Guermantes, souffrant de la réputation de son frère, laissait entendre que, si beau que cela fût, c'était fort naturel. « Je ne sais si je me fais bien entendre, tout est naturel dans l'affaire », disait-il maladroitement à force d'habileté. Mais son but était d'indiquer que la jeune fille était une enfant de son frère qu'il reconnaissait. Du même coup cela expliquait Jupien. La princesse de Parme insinua cette version pour montrer à Legrandin qu'en somme le jeune Cambremer épouserait quelque chose comme Mlle de Nantes, une de ces bâtardes de Louis XIV qui ne furent dédaignées ni par le duc d'Orléans ni par le prince de Conti.
Ces deux mariages dont nous parlions avec ma mère dans le train qui nous ramenait à Paris eurent sur certains des personnages qui ont figuré jusqu'ici dans ce récit des effets assez remarquables. D'abord sur Legrandin ; inutile de dire qu'il entra en ouragan dans l'hôtel de M. de Charlus, absolument comme dans une maison mal famée où il ne faut pas être vu, et aussi tout à la fois pour montrer sa bravoure et cacher son âge, car nos habitudes nous suivent même là où elles ne nous servent plus à rien, et presque personne ne remarqua qu'en lui disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore à interpréter ; ce sourire était pareil en apparence – et au fond était exactement l'inverse – de celui que deux hommes qui ont l'habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasard ils se rencontrent dans un mauvais lieu (par exemple l'Élysée où le général de Froberville, quand il y rencontrait jadis Swann, avait en apercevant Swann le regard d'ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse des Laumes qui se commettent chez M. Grévy). Mais ce qui fut assez remarquable, ce fut la réelle amélioration de sa nature. Legrandin cultivait obscurément depuis bien longtemps – et dès le temps où j'allais tout enfant passer à Combray mes vacances – des relations aristocratiques productives tout au plus d'une invitation isolée à une villégiature inféconde. Tout à coup, le mariage de son neveu était venu rejoindre entre eux ces tronçons lointains, Legrandin eut une situation mondaine à laquelle rétroactivement ses relations anciennes avec des gens qui ne l'avaient fréquenté que dans le particulier mais intimement, donnèrent une sorte de solidité. Des dames à qui on croyait le présenter racontèrent que depuis vingt ans il passait quinze jours à la campagne chez elles, et que c'était lui qui leur avait donné le beau baromètre ancien du petit salon. Il avait par hasard été pris dans des « groupes » où figuraient des ducs qui lui étaient maintenant apparentés. Or, dès qu'il eut cette situation mondaine, il cessa d'en profiter. Ce n'est pas seulement parce que maintenant qu'on le savait reçu, il n'éprouvait plus de plaisir à être invité, c'est que des deux vices qui se l'étaient longtemps disputé, le moins naturel, le snobisme, cédait la place à un autre moins factice, puisqu'il marquait du moins une sorte de retour, même détourné, vers la nature. Sans doute ils ne sont pas incompatibles, et l'exploration d'un faubourg peut se pratiquer en quittant le raout d'une duchesse. Mais le refroidissement de l'âge détournait Legrandin de cumuler tant de plaisirs, de sortir autrement qu'à bon escient, et aussi rendait pour lui ceux de la nature assez platoniques, consistant surtout en amitiés, en causeries qui prennent du temps, et lui faisant passer presque tout le sien dans le peuple, lui en laissait peu pour la vie de société. Mme de Cambremer elle-même devint assez indifférente à l'amabilité de la duchesse de Guermantes. Celle-ci, obligée de fréquenter la marquise, s'était aperçue, comme il arrive chaque fois qu'on vit davantage avec des êtres humains, c'est-à-dire mêlés de qualités qu'on finit par découvrir et de défauts auxquels on finit par s'habituer, que Mme de Cambremer était une femme douée d'une intelligence et pourvue d'une culture que pour ma part j'appréciais peu, mais qui parurent remarquables à la duchesse. Elle vint donc souvent à la tombée du jour voir Mme de Cambremer et lui faire de longues visites. Mais le charme merveilleux que celle-ci se figurait exister chez la duchesse de Guermantes s'évanouit dès qu'elle s'en vit recherchée. Et elle la recevait plutôt par politesse que par plaisir. Un changement plus frappant se manifesta chez Gilberte, à la fois symétrique et différent de celui qui s'était produit chez Swann marié. Certes les premiers mois Gilberte avait été heureuse de recevoir chez elle la société la plus choisie. Ce n'est sans doute qu'à cause de l'héritage qu'on invitait les amis intimes auxquels tenait sa mère, mais à certains jours seulement où il n'y avait qu'eux, enfermés à part loin des gens chics, et comme si le contact de Mme Bontemps ou de Mme Cottard avec la princesse de Guermantes ou la princesse de Parme eût pu, comme celui de deux poudres instables, produire des catastrophes irréparables. Néanmoins les Bontemps, les Cottard et autres, quoique déçus de dîner entre eux, étaient fiers de pouvoir dire : « Nous avons dîné chez la marquise de Saint-Loup », d'autant plus qu'on poussait quelquefois l'audace jusqu'à inviter avec eux Mme de Marsantes qui se montrait véritable grande dame avec un éventail d'écaille et de plumes dans l'intérêt de l'héritage. Elle avait seulement soin de faire de temps en temps l'éloge des gens discrets qu'on ne voit jamais que quand on leur fait signe, avertissement moyennant lequel elle adressait aux bons entendeurs du genre Cottard, Bontemps, etc., son plus gracieux et hautain salut. Peut-être à cause de ma « petite amie de Balbec », de la tante de qui j'aimais être vu dans ce milieu, j'eusse préféré être de ces séries-là. Mais Gilberte, pour qui j'étais maintenant surtout un ami de son mari et des Guermantes (et qui – peut-être bien dès Combray, où mes parents ne fréquentaient pas sa mère – m'avait, à l'âge où nous n'ajoutons pas seulement tel ou tel avantage aux choses mais où nous les classons par espèces, doué de ce prestige qu'on ne perd plus ensuite), considérait ces soirées-là comme indignes de moi et quand je partais me disait : « J'ai été très contente de vous voir, mais venez plutôt après-demain, vous verrez ma tante Guermantes, Mme de Poix ; aujourd'hui c'était des amies de maman, pour faire plaisir à maman. » Mais ceci ne dura que quelques mois, et très vite tout fut changé de fond en comble. Était-ce parce que la vie sociale de Gilberte devait présenter les mêmes contrastes que celle de Swann ? En tout cas, Gilberte n'était que depuis peu de temps marquise de Saint-Loup (et bientôt après, comme on le verra, duchesse de Guermantes) que, ayant atteint ce qu'il y avait de plus éclatant et de plus difficile, pensant que le nom de Guermantes s'était maintenant incorporé à elle comme un émail mordoré et que, qui qu'elle fréquentât, elle resterait pour tout le monde duchesse de Guermantes (ce qui était une erreur, car la valeur d'un titre de noblesse, aussi bien que de Bourse, monte quand on le demande et baisse quand on l'offre. Tout ce qui nous semble impérissable tend à la destruction ; une situation mondaine, tout comme autre chose, n'est pas créée une fois pour toutes mais aussi bien que la puissance d'un empire, se reconstruit à chaque instant par une sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les anomalies apparentes de l'histoire mondaine ou politique au cours d'un demi-siècle. La création du monde n'a pas eu lieu au début, elle a lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup se disait : « Je suis la marquise de Saint-Loup », elle savait qu'elle avait refusé la veille trois dîners chez des duchesses. Mais si dans une certaine mesure son nom relevait le milieu aussi peu aristocratique que possible qu'elle recevait, par un mouvement inverse le milieu que recevait la marquise dépréciait le nom qu'elle portait. Rien ne résiste à de tels mouvements, les plus grands noms finissent par succomber. Swann n'avait-il pas connu une princesse de la maison de France dont le salon, parce que n'importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang ? Un jour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer un instant chez cette Altesse, où elle n'avait trouvé que des gens de rien, en entrant ensuite chez Mme Leroi elle avait dit à Swann et au marquis de Modène : « Enfin je me retrouve en pays ami. Je viens de chez Mme la comtesse de X, il n'y avait pas trois figures de connaissance. »), partageant en un mot l'opinion de ce personnage d'opérette qui déclare : « Mon nom me dispense, je pense, d'en dire plus long », Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu'elle avait tant désiré, à déclarer que tous les gens du faubourg Saint-Germain étaient idiots, infréquentables, et, passant de la parole à l'action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n'ont fait sa connaissance qu'après cette époque, et pour leurs débuts auprès d'elle, l'ont entendue, cette duchesse de Guermantes, se moquer drôlement du monde qu'elle eût pu si aisément voir, ne pas recevoir une seule personne de cette société, et si l'une, voire la plus brillante, s'aventurait chez elle, lui bâiller ouvertement au nez, rougissent rétrospectivement d'avoir pu, eux, trouver quelque prestige au grand monde, et n'oseraient jamais confier ce secret humiliant de leurs faiblesses passées à une femme qu'ils croient, par une élévation essentielle de sa nature, avoir été de tout temps incapable de comprendre celles-ci. Ils l'entendent railler avec tant de verve les ducs, et la voient, chose plus significative, mettre si complètement sa conduite en accord avec ses railleries ! Sans doute ne songent-ils pas à rechercher les causes de l'accident qui fit de Mlle Swann Mlle de Forcheville, et de Mlle de Forcheville la marquise de Saint-Loup puis la duchesse de Guermantes. Peut-être ne songent-ils pas non plus que cet accident ne servirait pas moins par ses effets que par ses causes à expliquer l'attitude ultérieure de Gilberte, la fréquentation des roturiers n'étant pas tout à fait conçue de la même façon qu'elle l'eût été par Mlle Swann, par une dame à qui tout le monde dit « madame la duchesse », et ces duchesses qui l'ennuient « ma cousine ». On dédaigne volontiers un but qu'on n'a pas réussi à atteindre, ou qu'on a atteint définitivement. Et ce dédain nous paraît faire partie des gens que nous ne connaissions pas encore. Peut-être si nous pouvions remonter le cours des années, les trouverions-nous déchirés, plus frénétiquement que personne, par ces mêmes défauts qu'ils ont réussi si complètement à masquer ou à vaincre que nous les estimons incapables non seulement d'en avoir jamais été atteints en eux-mêmes, mais même de les excuser jamais chez les autres, faute d'être capables de les concevoir. D'ailleurs bientôt le salon de la nouvelle marquise de Saint-Loup prit son aspect définitif (au moins au point de vue mondain, car on verra quels troubles devaient y sévir par ailleurs). Or cet aspect était surprenant en ceci. On se rappelait encore que les plus pompeuses, les plus raffinées des réceptions de Paris, aussi brillantes que celles de la princesse de Guermantes, étaient celles de Mme de Marsantes, la mère de Saint-Loup. D'autre part dans les derniers temps le salon d'Odette, infiniment moins bien classé, n'en avait pas moins été éblouissant de luxe et d'élégance. Or Saint-Loup, heureux d'avoir grâce à la grande fortune de sa femme tout ce qu'il pouvait désirer de bien-être, ne songeait qu'à être tranquille après un bon dîner où des artistes venaient lui faire de la bonne musique. Et ce jeune homme qui avait paru à une époque si fier, si ambitieux, invitait à partager son luxe des camarades que sa mère n'aurait pas reçus. Gilberte de son côté mettait en pratique la parole de Swann : « La qualité m'importe peu, mais je crains la quantité. » Et Saint-Loup fort à genoux devant sa femme, et parce qu'il l'aimait et parce qu'il lui devait précisément ce luxe extrême, n'avait garde de contrarier ces goûts si pareils aux siens. De sorte que les grandes réceptions de Mme de Marsantes et de Mme de Forcheville, données pendant des années surtout en vue de l'établissement éclatant de leurs enfants, ne donnèrent lieu à aucune réception de M. et de Mme de Saint-Loup. Ils avaient les plus beaux chevaux pour monter ensemble à cheval, le plus beau yacht pour faire des croisières – mais où on n'emmenait que deux invités. À Paris on avait tous les soirs trois ou quatre amis à dîner, jamais plus ; de sorte que, par une régression imprévue et pourtant naturelle, chacune des deux immenses volières maternelles avait été remplacée par un nid silencieux.
La personne qui profita le moins de ces deux unions fut la jeune Mlle d'Oloron, qui, déjà atteinte de la fièvre typhoïde le jour du mariage religieux, se traîna péniblement à l'église et mourut quelques semaines après. La lettre de faire-part quelque temps après sa mort, mêlait à des noms comme celui de Jupien presque tous les plus grands de l'Europe, comme ceux du vicomte et de la vicomtesse de Montmorency, de S. A. R. la comtesse de Bourbon-Soissons, du prince de Modène-Este, de la vicomtesse d'Edumea, de Lady Essex, etc., etc. Sans doute, même pour qui savait que la défunte était la nièce de Jupien, le nombre de toutes ces grandes alliances ne pouvait surprendre. Le tout en effet est d'avoir une grande alliance. Alors, le casus foederis venant à jouer, la mort de la petite roturière met en deuil toutes les familles princières de l'Europe. Mais bien des jeunes gens des nouvelles générations et qui ne connaissaient pas les situations réelles, outre qu'ils pouvaient prendre Marie-Antoinette d'Oloron, marquise de Cambremer, pour une dame de la plus haute naissance, auraient pu commettre bien d'autres erreurs en lisant cette lettre de faire-part. Ainsi pour peu que leurs randonnées à travers la France leur eussent fait connaître un peu le pays de Combray, en voyant que Mme L. de Méséglise, que le comte de Méséglise faisaient part dans les premiers, et tout près du duc de Guermantes, ils auraient pu n'éprouver aucun étonnement : le côté de Méséglise et le côté de Guermantes se touchent. « Vieille noblesse de la même région, peut-être alliée depuis des générations, eussent-ils pu se dire. Qui sait ? c'est peut-être une branche des Guermantes qui porte le nom de comtes de Méséglise. » Or le comte de Méséglise n'avait rien à voir avec les Guermantes et ne faisait même pas part du côté Guermantes, mais du côté Cambremer, puisque le comte de Méséglise, qui par un avancement rapide, n'était resté que deux ans Legrandin de Méséglise, c'était notre vieil ami Legrandin. Sans doute faux titre pour faux titre, il en était peu qui eussent pu être aussi désagréables aux Guermantes que celui-là. Ils avaient été alliés autrefois avec les vrais comtes de Méséglise, desquels il ne restait plus qu'une femme, fille de gens obscurs et dégradés, mariée elle-même à un gros fermier enrichi de ma tante qui lui avait acheté Mirougrain et, nommé Ménager, se faisait appeler maintenant Ménager de Mirougrain, de sorte que quand on disait que sa femme était née de Méséglise, on pensait qu'elle devait être plutôt née à Méséglise et qu'elle était de Méséglise comme son mari de Mirougrain.
Tout autre titre faux eût donné moins d'ennuis aux Guermantes. Mais l'aristocratie sait les assumer, et bien d'autres encore, du moment qu'un mariage jugé utile, à quelque point de vue que ce soit, est en jeu. Couvert par le duc de Guermantes, Legrandin fut pour une partie de cette génération-là, et sera pour la totalité de celle qui la suivra, le véritable comte de Méséglise.
Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au courant eût été porté à faire eût été de croire que le baron et la baronne de Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parents du marquis de Saint-Loup, c'est-à-dire du côté Guermantes. Or de ce côté ils n'avaient pas à figurer puisque c'était Robert qui était parent des Guermantes et non Gilberte. Non le baron et la baronne de Forcheville malgré cette fausse apparence figuraient du côté de la mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause non pas des Guermantes mais de Jupien, dont notre lecteur plus instruit sait qu'Odette était la cousine germaine.
Toute la faveur de M. de Charlus se porta après le mariage de sa fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer ; les goûts de celui-ci, qui étaient pareils à ceux du baron, du moment qu'ils n'avaient pas empêché qu'il le choisît pour mari de Mlle d'Oloron, ne firent naturellement que le lui faire apprécier davantage quand il fut veuf. Ce n'est pas que le marquis n'eût d'autres qualités qui en faisaient un charmant compagnon pour M. de Charlus. Mais même quand il s'agit d'un homme de haute valeur, c'est une qualité que ne dédaigne pas celui qui l'admet dans son intimité et qui le lui rend particulièrement commode s'il sait jouer aussi le whist. L'intelligence du jeune marquis était remarquable et, comme on disait déjà à Féterne où il n'était encore qu'enfant, il était tout à fait « du côté de sa grand-mère », aussi enthousiaste, aussi musicien. Il en reproduisait aussi certaines particularités, mais celles-là plus par imitation, comme toute la famille, que par atavisme. C'est ainsi que quelque temps après la mort de sa femme, ayant reçu une lettre signée Léonor, prénom que je ne me rappelais pas être le sien, je compris seulement qui m'écrivait quand j'eus lu la formule finale : « Croyez à ma sympathie vraie ». Ce vraie « mis en sa place » ajoutait au prénom Léonor le nom de Cambremer.
Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avec ma mère de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parût pas trop longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie du voyage et ne m'avait laissé apprendre qu'après Milan. Ma mère était bien vite revenue au point de vue qui pour elle était vraiment le seul, celui de ma grand-mère. Ma mère s'était d'abord dit que ma grand-mère eût été surprise, puis qu'elle eût été attristée, ce qui était simplement une manière de dire que ma grand-mère eût pris plaisir à un événement aussi surprenant et que ma mère ne pouvant pas admettre que ma grand-mère eût été privée d'un plaisir, aimait mieux penser que tout était pour le mieux, cette nouvelle étant de celles qui n'eussent pu que lui faire du chagrin. Mais nous étions à peine rentrés à la maison, que déjà ma mère trouvait encore trop égoïste ce regret de ne pouvoir faire participer ma grand-mère à toutes les surprises qu'amène la vie. Elle aima encore mieux supposer qu'elles n'en eussent pas été pour ma grand-mère dont elles ne faisaient que ratifier les prévisions. Elle voulut voir en celles-ci la confirmation des vues divinatoires de ma grand-mère, la preuve que ma grand-mère avait encore été un esprit plus profond, plus clairvoyant, plus juste, que nous n'avions pensé. Aussi ma mère, pour en venir à ce point de vue d'admiration pure, ne tarda-t-elle pas à ajouter : « Et pourtant, qui sait si ta pauvre grand-mère n'eût pas approuvé ? Elle était si indulgente. Et puis tu sais, pour elle la condition sociale n'était rien, c'était la distinction naturelle. Or rappelle-toi, rappelle-toi, c'est curieux, toutes les deux lui avaient plu. Tu te souviens de cette première visite à Mme de Villeparisis, quand elle était revenue et nous avait dit comme elle avait trouvé M. de Guermantes commun, en revanche quels éloges pour ces Jupien. Pauvre mère, tu te rappelles ? elle disait du père : “Si j'avais une autre fille, je la lui donnerais, et sa fille est encore mieux que lui”. Et la petite Swann ! Elle disait : “Je dis qu'elle est charmante, vous verrez qu'elle fera un beau mariage.” Pauvre mère si elle pouvait voir cela, comme elle a deviné juste ! Jusqu'à la fin, même n'étant plus là, elle nous donnera des leçons de clairvoyance, de bonté, de juste appréciation des choses. » Et comme les joies dont nous souffrions de voir ma grand-mère privée, c'était toutes les humbles petites joies de la vie : une intonation d'acteur qui l'eût amusée, un plat qu'elle aimait, un nouveau roman d'un auteur préféré, maman disait : « Comme elle eût été surprise, comme cela l'eût amusée ! Quelle jolie lettre elle eût répondue ! » Et ma mère continuait : « Crois-tu, ce pauvre Swann qui désirait tant que Gilberte fût reçue chez les Guermantes, serait-il heureux s'il pouvait voir sa fille devenir une Guermantes ! – Sous un autre nom que le sien, conduite à l'autel comme Mlle de Forcheville ? crois-tu qu'il en serait si heureux ? – Ah ! c'est vrai, je n'y pensais pas. – C'est ce qui fait que je ne peux pas me réjouir pour cette petite “rosse” ; cette pensée qu'elle a eu le coeur de quitter le nom de son père qui était si bon pour elle. – Oui tu as raison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu'elle ne l'ait pas su. » Tant pour les morts, comme pour les vivants, on ne peut savoir si une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine ! « Il paraît que les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le père Swann, qui désirait tant montrer son étang à ton pauvre grand-père, aurait-il jamais pu supposer que le duc de Guermantes le verrait souvent, surtout s'il avait su le mariage infamant de son fils ? Enfin, toi qui as tant parlé à Saint-Loup des épines roses, des lilas et des iris de Tansonville, il te comprendra mieux. C'est lui qui les possédera. » Ainsi se déroulait dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de ces causeries où la sagesse non des nations mais des familles, s'emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritage, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule et situe en perspective à différents points de l'espace et du temps ce qui, pour ceux qui n'ont pas vécu semble amalgamé sur une même surface, les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété. Cette sagesse-là n'est-elle pas inspirée par la Muse qu'il convient de méconnaître le plus longtemps possible si l'on veut garder quelque fraîcheur d'impressions et quelque vertu créatrice, mais que ceux-là mêmes qui l'ont ignorée rencontrent au soir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, à une heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle exprimée par les sculptures de l'autel qu'à la connaissance des fortunes diverses qu'elles subirent, passant dans une illustre collection particulière, dans une chapelle, puis dans un musée, puis ayant fait retour à l'église, ou qu'à sentir qu'ils y foulent un pavé presque pensant qui est fait de la dernière poussière d'Arnauld ou de Pascal, ou tout simplement à déchiffrer, imaginant peut-être le visage d'une fraîche provinciale sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable, la Muse qui a recueilli tout ce que les Muses plus hautes de la philosophie et de l'art ont rejeté, tout ce qui n'est pas fondé en vérité, tout ce qui n'est que contingent mais révèle aussi d'autres lois : c'est l'Histoire !
D'anciennes amies de ma mère, plus ou moins de Combray, vinrent la voir pour lui parler du mariage de Gilberte, lequel ne les éblouissait nullement. « Vous savez ce que c'est Mlle de Forcheville, c'est tout simplement Mlle Swann. Et le témoin de son mariage, le “baron” de Charlus, comme il se fait appeler, c'est ce vieux qui entretenait déjà la mère autrefois au vu et au su de Swann qui y trouvait son intérêt. – Mais qu'est-ce que vous dites ? protestait ma mère, Swann, d'abord, était extrêmement riche. – Il faut croire qu'il ne l'était pas tant que ça pour avoir besoin de l'argent des autres. Mais qu'est-ce qu'elle a donc, cette femme-là, pour tenir ainsi ses anciens amants ? Elle a trouvé le moyen de se faire épouser par le premier, puis par le troisième et elle retire à moitié de la tombe le deuxième pour qu'il serve de témoin à la fille qu'elle a eue du premier ou d'un autre, car comment se reconnaître dans la quantité ? elle n'en sait plus rien elle-même ! Je dis le troisième, c'est le trois centième qu'il faudrait dire. Du reste vous savez que si elle n'est pas plus Forcheville que vous et moi, cela va bien avec le mari qui naturellement n'est pas noble. Vous pensez bien qu'il n'y a qu'un aventurier pour épouser cette fille-là. Il paraît que c'est un M. Dupont ou Durand quelconque. S'il n'y avait pas maintenant un maire radical à Combray, qui ne salue même pas le curé, j'aurais su le fin de la chose. Parce que, vous comprenez bien quand on a publié les bans il a bien fallu dire le vrai nom. C'est très joli pour les journaux et pour le papetier qui envoie les lettres de faire-part de se faire appeler le marquis de Saint-Loup. Ça ne fait mal à personne, et si ça peut leur faire plaisir à ces bonnes gens, ce n'est pas moi qui y trouverai à redire, en quoi ça peut-il me gêner ? Comme je ne fréquenterai jamais la fille d'une femme qui a fait parler d'elle, elle peut bien être marquise long comme le bras pour ses domestiques. Mais dans les actes de l'état civil ce n'est pas la même chose. Ah ! si mon cousin Sazerat était encore premier adjoint, je lui aurais écrit, à moi il m'aurait dit sous quel nom il avait fait faire les publications. »
Je vis d'ailleurs pas mal à cette époque Gilberte, avec laquelle je m'étais de nouveau lié : car notre vie, dans sa longueur, n'est pas calculée sur la vie de nos amitiés. Qu'une certaine période de temps s'écoule et l'on voit reparaître (de même qu'en politique d'anciens ministères, au théâtre des pièces oubliées qu'on reprend) des relations d'amitié renouées entre les mêmes personnes qu'autrefois, après de longues années d'interruption, et renouées avec plaisir. Au bout de dix ans les raisons que l'un avait de trop aimer, l'autre de ne pouvoir supporter un trop exigeant despotisme, ces raisons n'existent plus. La convenance seule subsiste, et tout ce que Gilberte m'eût refusé autrefois, elle me l'accordait aisément, sans doute parce que je ne le désirais plus. Ce qui lui avait semblé intolérable, impossible, sans que nous nous fussions jamais dit la raison du changement, elle était toujours prête à venir à moi, jamais pressée de me quitter ; c'est que l'obstacle avait disparu, mon amour.
J'allai d'ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à Tansonville. Ce déplacement me gênait assez, car j'avais à Paris une jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j'avais loué. Comme d'autres de l'arôme des forêts ou du murmure d'un lac, j'avais besoin de son sommeil à côté de moi, et, le jour, de l'avoir toujours à côté de moi, dans ma voiture. Car un amour a beau s'oublier, il peut déterminer la forme de l'amour qui le suivra. Déjà au sein même de l'amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous ne nous rappelions pas nous-même l'origine ; c'est une angoisse d'un premier jour qui nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter d'une manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces retours en voiture jusqu'à la demeure même de l'aimée, ou sa résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu'un en qui nous avons confiance dans toutes ses sorties, toutes ces habitudes, sortes de grandes voies uniformes par où passe chaque jour notre amour et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d'une émotion ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de la femme. Elles deviennent la forme, sinon de tous nos amours, du moins de certains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeure avait exigé en souvenir d'Albertine oubliée la présence de ma maîtresse actuelle que je cachais aux visiteurs et qui remplissait ma vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dus obtenir d'elle qu'elle se laissât garder par un de mes amis qui n'aimait pas les femmes, pendant quelques jours. J'allai parce que j'avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée par Robert, mais pas de la manière que tout le monde croyait, que peut-être elle-même croyait encore, qu'en tout cas elle disait. Mais l'amour-propre, le désir de tromper les autres, de se tromper soi-même, la connaissance d'ailleurs imparfaite des trahisons, qui est celle de tous les êtres trompés, d'autant plus que Robert, en vrai neveu de M. de Charlus, s'affichait avec des femmes qu'il compromettait, que le monde croyait et qu'en somme Gilberte croyait ses maîtresses… On trouvait même dans le monde qu'il ne se gênait pas assez, ne lâchant pas d'une semelle dans les soirées telle femme qu'il ramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrer comme elle pouvait. Qui eût dit que l'autre femme qu'il compromettait ainsi n'était pas en réalité sa maîtresse eût passé pour un naïf, aveugle devant l'évidence. Mais j'avais été malheureusement aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fit une peine infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quelle n'avait pas été ma stupéfaction quand, étant allé, quelques mois avant mon départ pour Tansonville, prendre des nouvelles de M. de Charlus chez lequel certains troubles cardiaques s'étaient manifestés non sans causer de grandes inquiétudes, et parlant à Jupien que j'avais trouvé seul d'une correspondance amoureuse adressée à Robert et signée Bobette que Mme de Saint-Loup avait surprise, j'avais appris par l'ancien factotum du baron que la personne qui signait Bobette n'était autre que le violoniste-chroniqueur dont nous avons parlé et qui avait joué un assez grand rôle dans la vie de M. de Charlus ! Jupien n'en parlait pas sans indignation : « Ce garçon pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Mais s'il y a un côté où il n'aurait pas dû regarder, c'est le côté du neveu du baron. D'autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils ; il a cherché à désunir le ménage, c'est honteux. Et il a fallu qu'il y mette des ruses diaboliques, car personne n'était plus opposé de nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup. A-t-il fait assez de folies pour ses maîtresses ! Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l'a quitté, salement, on peut bien le dire, c'était son affaire. Mais se tourner vers le neveu ! Il y a des choses qui ne se font pas. » Jupien était sincère dans son indignation ; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d'objet. De plus, les gens dont le coeur n'est pas directement en cause, jugeant toujours les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre de choisir ce qu'on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux que l'amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement la personne dont on est amoureux que la « sottise » que fait un homme en épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est en général le seul acte poétique qu'il accomplisse au cours de son existence.
Je compris qu'une séparation avait failli se produire entre Robert et sa femme (sans que Gilberte se rendît bien compte encore de quoi il s'agissait) et c'était Mme de Marsantes, mère aimante, ambitieuse et philosophe, qui avait arrangé, imposé la réconciliation. Elle faisait partie de ces milieux où le mélange des sangs qui vont se recroisant sans cesse et l'appauvrissement des patrimoines font refleurir à tout moment dans le domaine des passions, comme dans celui des intérêts, les vices et les compromissions héréditaires. C'est avec la même énergie qu'autrefois elle avait protégé Mme Swann, le mariage de la fille de Jupien, et fait le mariage de son propre fils avec Gilberte, usant ainsi pour elle-même, avec une résignation douloureuse, de cette même sagesse atavique dont elle faisait profiter tout le Faubourg. Et peut-être n'avait-elle à un certain moment bâclé le mariage de Robert avec Gilberte, ce qui lui avait certainement donné moins de mal et coûté moins de pleurs que de le faire rompre avec Rachel, que dans la peur qu'il ne commençât avec une autre cocotte – ou peut-être avec la même, car Robert fut long à oublier Rachel – un nouveau collage qui eût peut-être été son salut. Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me dire chez la princesse de Guermantes : « C'est malheureux que ta petite amie de Balbec n'ait pas la fortune exigée par ma mère, je crois que nous nous serions bien entendus tous les deux. » Il avait voulu dire qu'elle était de Gomorrhe comme lui de Sodome, ou peut-être, s'il n'en était pas encore, ne goûtait-il plus que les femmes qu'il pouvait aimer d'une certaine manière et avec d'autres femmes. Si donc, sauf en de rares retours en arrière, je n'avais perdu la curiosité de rien savoir sur mon amie, j'aurais pu interroger sur elle non seulement Gilberte mais son mari. Et en somme c'était le même fait qui nous avait donné à Robert et à moi le désir d'épouser Albertine (à savoir qu'elle aimait les femmes). Mais les causes de notre désir, comme ses buts aussi étaient opposés. Moi c'était par le désespoir où j'avais été de l'apprendre, Robert par la satisfaction ; moi pour l'empêcher grâce à une surveillance perpétuelle de s'adonner à son goût ; Robert pour le cultiver, et par la liberté qu'il lui laisserait afin qu'elle lui amenât des amies. Si Jupien faisait ainsi remonter à très peu de temps la nouvelle orientation si divergente de la primitive qu'avaient prise les goûts charnels de Robert, une conversation que j'eus avec Aimé et qui me rendit fort malheureux me montra que l'ancien maître d'hôtel de Balbec faisait remonter cette divergence, cette inversion, beaucoup plus haut. L'occasion de cette conversation avait été quelques jours que j'avais été passer à Balbec, où Saint-Loup lui-même, qui avait une longue permission, était venu avec sa femme que, dans cette première phase, il ne quittait d'un seul pas. J'avais admiré comme l'influence de Rachel se faisait encore sentir sur Robert. Un jeune marié qui a eu longtemps une maîtresse sait seul ôter le manteau de sa femme avant d'entrer dans un restaurant, avoir avec elle les égards qu'il convient. Il a reçu pendant sa liaison l'instruction que doit avoir un bon mari. Non loin de lui, à une table voisine de la mienne, Bloch, au milieu de prétentieux jeunes universitaires prenait des airs faussement à l'aise, et criait très fort à un de ses amis, en lui passant avec ostentation la carte avec un geste qui renversa deux carafes d'eau : « Non, non, mon cher, commandez ! De ma vie je n'ai jamais su faire un menu. Je n'ai jamais su commander ! » répéta-t-il avec un orgueil peu sincère, et mêlant la littérature à la gourmandise opina tout de suite pour une bouteille de champagne qu'il aimait à voir « d'une façon tout à fait symbolique » orner une causerie. Saint-Loup, lui, savait commander. Il était assis à côté de Gilberte déjà grosse (il ne devait pas cesser par la suite de lui faire des enfants) comme il couchait à côté d'elle dans leur lit commun à l'hôtel. Il ne parlait qu'à sa femme, le reste de l'hôtel n'avait pas l'air d'exister pour lui, mais au moment où un garçon prenait une commande, était tout près, il levait rapidement ses yeux clairs et jetait sur lui un regard qui ne durait pas plus de deux secondes mais dans sa limpide clairvoyance semblait témoigner d'un ordre de curiosités et de recherches entièrement différent de celui qui aurait pu animer n'importe quel client regardant même longtemps un chasseur ou un commis pour faire sur lui des remarques humoristiques ou autres qu'il communiquerait à ses amis. Ce petit regard court, désintéressé, montrant que le garçon l'intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l'eussent observé que cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel avait dans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plus intéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais on ne le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus sur Gilberte qui n'avait rien vu, il lui présentait un ami au passage et partait se promener avec elle. Or Aimé me parla à ce moment d'un temps bien plus ancien, celui où j'avais fait la connaissance de Saint-Loup par Mme de Villeparisis, en ce même Balbec.
« Mais oui, monsieur, me dit-il, c'est archiconnu, il y a bien longtemps que je le sais. La première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis s'enferma avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de Madame la grand-mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose. Et tenez, monsieur, Monsieur se rappelle sans doute ce jour où il est venu déjeuner au restaurant avec M. le marquis de Saint-Loup et sa maîtresse, dont M. le marquis se faisait un paravent. Monsieur se rappelle sans doute que M. le marquis s'en alla en prétextant une crise de colère. Sans doute je ne veux pas dire que Madame avait raison. Elle lui en faisait voir de cruelles. Mais ce jour-là on ne m'ôtera pas de l'idée que la colère de M. le marquis était feinte et qu'il avait besoin d'éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là du moins, je sais bien que si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout au tout. Je me rappelais trop l'état dans lequel était Robert, la gifle qu'il avait donnée au journaliste. Et d'ailleurs pour Balbec c'était de même, ou le liftier avait menti, ou c'était Aimé qui mentait. Du moins je le crus ; une certitude, je ne pouvais l'avoir : on ne voit jamais qu'un côté des choses, et si cela ne m'eût pas fait de peine, j'eusse trouvé une certaine beauté à ce que, tandis que pour moi la course du lift chez Saint-Loup avait été le moyen commode de lui faire porter une lettre et d'avoir sa réponse, pour lui cela avait été de faire la connaissance de quelqu'un qui lui avait plu. Les choses en effet sont pour le moins doubles. Sur l'acte le plus insignifiant que nous accomplissons, un autre homme embranche une série d'actes entièrement différents. Il est certain que l'aventure de Saint-Loup et du liftier, si elle eut lieu, ne me semblait pas plus contenue dans le banal envoi de ma lettre que quelqu'un qui ne connaîtrait de Wagner que le duo de Lohengrin ne pourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes pour les hommes, les choses n'offrent qu'un nombre restreint de leurs innombrables attributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles sont colorées parce que nous avons des yeux ; combien d'autres épithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines de sens ? Mais cet aspect différent qu'elles pourraient avoir nous est rendu plus facile à comprendre par ce qu'est dans la vie un événement même minime dont nous connaissons une partie que nous croyons le tout, et qu'un autre regarde comme par une fenêtre percée de l'autre côté de la maison et qui donne sur une autre vue. Dans le cas où Aimé ne se fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loup quand Bloch lui avait parlé du lift ne venait peut-être pas seulement de ce que celui-ci prononçait « laïft ». Mais j'étais persuadé que l'évolution physiologique de Saint-Loup n'était pas commencée à cette époque et qu'alors il aimait encore uniquement les femmes. À plus qu'à aucun autre signe, je pus le discerner rétrospectivement à l'amitié que Saint-Loup m'avait témoignée à Balbec. Ce n'est que tant qu'il aima les femmes qu'il fut vraiment capable d'amitié. Après cela, au moins pendant quelque temps, les hommes qui ne l'intéressaient pas directement, il leur manifestait une indifférence, sincère je le crois en partie car il était devenu très sec, et qu'il exagérait aussi pour faire croire qu'il ne faisait attention qu'aux femmes. Mais je me rappelle tout de même qu'un jour à Doncières comme j'allais dîner chez les Verdurin et comme il venait de regarder d'une façon un peu prolongée Charlie, il m'avait dit : « C'est curieux, ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe pas ? Je trouve qu'ils ont des choses identiques. En tout cas cela ne peut pas m'intéresser. » Et tout de même ses yeux étaient ensuite restés longtemps perdus à l'horizon, comme quand on pense, avant de se remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, à un de ces lointains voyages qu'on pense qu'on ne fera jamais mais dont on a éprouvé un instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelque chose de Rachel à Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoir quelque chose de Rachel, afin de plaire à son mari, mettait comme elle des noeuds de soie ponceau, ou rose, ou jaune, dans ses cheveux, se coiffait de même, car elle croyait que son mari l'aimait encore et elle en était jalouse. Que l'amour de Robert eût été par moments sur les confins qui séparent l'amour d'un homme pour une femme et l'amour d'un homme pour un homme, c'était possible. En tout cas le souvenir de Rachel ne jouait plus à cet égard qu'un rôle esthétique. Il n'est même pas probable qu'il eût pu en jouer d'autres. Un jour, Robert était allé lui demander de s'habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de ses cheveux, et pourtant il s'était contenté de la regarder, insatisfait. Il ne lui restait pas moins attaché et lui faisait scrupuleusement mais sans plaisir la rente énorme qu'il lui avait promise, et qui ne l'empêcha pas d'avoir pour lui par la suite les plus vilains procédés. De cette générosité envers Rachel Gilberte n'eût pas souffert si elle avait su qu'elle était seulement l'accomplissement résigné d'une promesse à laquelle ne correspondait plus aucun amour. Mais de l'amour, c'est au contraire ce qu'il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuels seraient les meilleurs maris du monde s'ils ne jouaient pas la comédie d'aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d'ailleurs pas. C'est d'avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel, qui le lui avait fait désirer, l'avait fait renoncer pour lui à des partis plus beaux ; il semblait qu'il lui fît une sorte de concession en l'épousant. Et de fait les premiers temps il fit des comparaisons entre les deux femmes (pourtant si inégales comme charme et comme beauté) qui ne furent pas en faveur de la délicieuse Gilberte. Mais celle-ci grandit ensuite dans l'estime de son mari pendant que Rachel diminuait à vue d'oeil. Une autre personne se démentit : ce fut Mme Swann. Si pour Gilberte Robert avant le mariage était déjà entouré de la double auréole que lui créaient d'une part sa vie avec Rachel perpétuellement dénoncée par les lamentations de Mme de Marsantes, d'autre part ce prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père et qu'elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville en revanche eût préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier (il y avait des familles royales pauvres et qui eussent accepté l'argent – qui se trouva d'ailleurs être fort inférieur aux quatre-vingts millions promis – décrassé qu'il était par le nom de Forcheville) et un gendre moins démonétisé par une vie passée loin du monde. Elle n'avait pu triompher de la volonté de Gilberte, s'était plainte amèrement à tout le monde, flétrissant son gendre. Un beau jour tout avait été changé, le gendre était devenu un ange, on ne se moquait plus de lui qu'à la dérobée. C'est que l'âge avait laissé à Mme Swann (devenue Mme de Forcheville) le goût qu'elle avait toujours eu d'être entretenue, mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré les moyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, une nouvelle robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile, mais elle avait peu de fortune, Forcheville ayant presque tout mangé, et – quel ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte ? – elle avait une fille adorable, mais affreusement avare, comptant l'argent à son mari, naturellement bien plus à sa mère. Or tout à coup le protecteur elle l'avait flairé, puis trouvé en Robert. Qu'elle ne fût plus de la première jeunesse était de peu d'importance aux yeux d'un gendre qui n'aimait pas les femmes. Tout ce qu'il demandait à sa belle-mère, c'était d'aplanir telle ou telle difficulté entre lui et Gilberte, d'obtenir d'elle le consentement qu'il fît un voyage avec Morel. Odette s'y était-elle employée qu'aussitôt un magnifique rubis l'en récompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuse envers son mari. Odette le lui prêchait avec d'autant plus de chaleur que c'était elle qui devait bénéficier de la générosité. Ainsi grâce à Robert pouvait-elle, au seuil de la cinquantaine (d'aucuns disaient de la soixantaine) éblouir chaque table où elle allait dîner, chaque soirée où elle paraissait, d'un luxe inouï sans avoir besoin d'avoir comme autrefois un « ami » qui maintenant n'eût plus casqué, voire marché. Aussi était-elle entrée, pour toujours semblait-il, dans la période de la chasteté finale, et elle n'avait jamais été aussi élégante.
Ce n'était pas seulement la méchanceté, la rancune de l'ancien pauvre contre le maître qui l'a enrichi et lui a d'ailleurs (c'était dans le caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C'était peut-être aussi l'intérêt. J'eus l'impression que Robert devait lui donner beaucoup d'argent.
Dans une soirée où j'avais rencontré Robert avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il s'exhibait à côté d'une femme élégante qui passait pour être sa maîtresse, où il s'attachait à elle, ne faisait qu'un avec elle, enveloppé en public dans sa jupe, me faisait penser, avec quelque chose de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition involontaire d'un geste ancestral que j'avais pu observer chez M. de Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé (ou d'une autre), bannière d'une cause gynophile qui n'était pas la sienne mais qu'il aimait bien que sans droit, à arborer ainsi, soit qu'il la trouvât protectrice ou esthétique, j'avais été frappé, au retour, combien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche, était devenu économe. Qu'on ne tienne qu'à ce qu'on possède, et que tel qui semait l'or qu'il avait si rarement thésaurise celui dont il est pourvu, c'est sans doute un phénomène assez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plus particulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je vis qu'il avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceci Saint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talents qu'il avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeune homme qui a longtemps vécu avec une femme n'est pas aussi inexpérimenté que le puceau pour qui celle qu'il épouse est la première. Il suffisait, les rares fois où Robert emmena sa femme déjeuner au restaurant, de voir la façon adroite et respectueuse dont il lui enlevait ses affaires, son art de commander le dîner et de se faire servir, l'attention avec laquelle il aplatissait les manches de Gilberte avant qu'elle remît sa jaquette, pour comprendre qu'il avait été longtemps l'amant d'une femme avant d'être le mari de celle-ci. Pareillement ayant eu à s'occuper dans les plus minutieux détails du ménage de Rachel, d'une part parce que celle-ci n'y entendait rien, ensuite parce qu'à cause de sa jalousie il voulait garder la haute main sur la domesticité, il put, dans l'administration des biens de sa femme et l'entretien du ménage, continuer ce rôle habile et entendu que peut-être Gilberte n'eût pas su tenir et qu'elle lui abandonnait volontiers. Mais sans doute le faisait-il surtout pour faire bénéficier Charlie des moindres économies de bouts de chandelle, l'entretenant en somme richement sans que Gilberte s'en aperçût ni en souffrît. Peut-être même, croyant le violoniste dépensier « comme tous les artistes » (Charlie s'intitulait ainsi sans conviction et sans orgueil pour s'excuser de ne pas répondre aux lettres, etc., d'une foule de défauts qu'il croyait faire partie de la psychologie incontestée des artistes). Personnellement je trouvais absolument indifférent au point de vue de la morale qu'on trouvât son plaisir auprès d'un homme ou d'une femme, et trop naturel et humain qu'on le cherchât là où on pouvait le trouver. Si donc Robert n'avait pas été marié, sa liaison avec Charlie n'eût dû me faire aucune peine. Et pourtant je sentais bien que celle que j'éprouvais eût été aussi vive si Robert était resté célibataire. De tout autre, ce qu'il faisait m'eût été bien indifférent. Mais je pleurais en pensant que j'avais eu autrefois pour un Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à ses nouvelles manières froides et évasives, qu'il ne me rendait plus, les hommes depuis qu'ils étaient devenus susceptibles de lui donner des désirs, ne pouvant plus lui inspirer d'amitié. Comment cela avait-il pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé les femmes que je l'avais vu désespéré jusqu'à craindre qu'il se tuât parce que « Rachel quand du Seigneur » avait voulu le quitter ? La ressemblance entre Charlie et Rachel – invisible pour moi – avait-elle été la planche qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de son oncle, afin d'accomplir l'évolution physiologique qui même chez ce dernier s'était produite assez tard ? Parfois pourtant les paroles d'Aimé revenaient m'inquiéter ; je me rappelais Robert cette année-là à Balbec ; il avait en parlant au liftier une façon de ne pas faire attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlus quand il adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvait très bien tenir cela de M. de Charlus, d'une certaine hauteur et attitude physique des Guermantes, et nullement des goûts spéciaux au baron. C'est ainsi que le duc de Guermantes qui n'avait aucunement ces goûts, avait la même manière nerveuse que M. de Charlus de tourner son poignet, comme s'il crispait autour de celui-ci une manchette de dentelles, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées, toutes manières auxquelles chez M. de Charlus on eût été tenté de donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre lui-même, l'individu exprimant ses particularités à l'aide des traits impersonnels et ataviques qui ne sont peut-être d'ailleurs que des particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans cette dernière hypothèse, qui confine à l'histoire naturelle, ce ne serait pas M. de Charlus qu'on pourrait appeler un Guermantes affecté d'une tare et l'exprimant en partie à l'aide des traits de la race des Guermantes, mais le duc de Guermantes qui serait dans une famille pervertie l'être d'exception, que le mal héréditaire a si bien épargné que les stigmates extérieurs qu'il a laissés sur lui y perdent tout sens. Je me rappelai que le premier jour où j'avais aperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d'une matière si précieuse et rare, contourné, faisant voler son monocle devant lui, je lui avais trouvé un air efféminé, qui n'était certes pas l'effet de ce que j'apprenais de lui maintenant, mais de la grâce particulière aux Guermantes, la finesse de cette porcelaine de Saxe en laquelle la duchesse était modelée aussi. Je me rappelais aussi son affection pour moi, sa manière tendre, sentimentale de l'exprimer et je me disais que cela non plus, qui eût pu tromper quelque autre, signifiait alors tout autre chose, même tout le contraire, de ce que j'apprenais aujourd'hui. Mais de quand cela datait-il ? Si de l'année où j'étais retourné à Balbec, comment n'était-il pas venu une seule fois voir le lift, ne m'avait-il jamais parlé de lui ? Et quant à la première année, comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux de Rachel comme il était alors ? Cette première année-là, j'avais trouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes. Or il était encore plus spécial que je ne l'avais cru. Mais ce dont nous n'avons pas eu l'intuition directe, ce que nous avons appris seulement par d'autres, nous n'avons plus aucun moyen, l'heure est passée de le faire savoir à notre âme ; ses communications avec le réel sont fermées ; aussi ne pouvons-nous jouir de la découverte, il est trop tard. Du reste, de toutes façons, pour que j'en pusse jouir spirituellement celle-là me faisait trop de peine. Sans doute depuis ce que m'avait dit M. de Charlus chez Mme Verdurin à Paris, je ne doutais plus que le cas de Robert ne fût celui d'une foule d'honnêtes gens, et même pris parmi les plus intelligents et les meilleurs. L'apprendre de n'importe qui m'eût été indifférent, de n'importe qui excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d'Aimé ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que je ne crusse pas à l'amitié, ni en avoir jamais véritablement éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du restaurant où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel j'étais obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.
Je n'aurais d'ailleurs pas à m'arrêter sur ce séjour que je fis à côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où je pensai le moins à Combray, si, justement par là, il n'avait apporté une vérification au moins provisoire à certaines idées que j'avais eues d'abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi à d'autres idées que j'avais eues du côté de Méséglise. Je recommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades que nous faisions à Combray, l'après-midi quand nous allions du côté de Méséglise. On dînait maintenant à Tansonville à une heure où jadis on dormait depuis longtemps à Combray. Et à cause de la saison chaude, et puis parce que l'après-midi, Gilberte peignait dans la chapelle du château, on n'allait se promener qu'environ deux heures avant le dîner. Au plaisir de jadis qui était de voir en rentrant le ciel de pourpre encadrer le Calvaire ou se baigner dans la Vivonne, succédait celui de partir, à la nuit venue, quand on ne rencontrait plus dans le village que le triangle bleuâtre, irrégulier et mouvant des moutons qui rentraient. Sur une moitié des champs le coucher s'éteignait ; au-dessus de l'autre était déjà allumée la lune qui bientôt les baignait tout entiers. Il arrivait que Gilberte me laissait aller sans elle, et je m'avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées ; le plus souvent elle m'accompagnait. Les promenades que nous faisions ainsi c'était bien souvent celles que je faisais jadis enfant : or comment n'eussé-je pas éprouvé bien plus vivement encore que jadis du côté de Guermantes le sentiment que jamais je ne serais capable d'écrire, auquel s'ajoutait celui que mon imagination et ma sensibilité s'étaient affaiblies, quand je vis combien peu j'étais curieux de Combray ? J'étais désolé de voir combien peu je revivais mes années d'autrefois. Je trouvais la Vivonne mince et laide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse d'inexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais. Mais séparé des lieux qu'il m'arrivait de retraverser par toute une vie différente, il n'y avait pas entre eux et moi cette contiguïté d'où naît avant même qu'on s'en soit aperçu l'immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir. Ne comprenant pas bien sans doute quelle était sa nature, je m'attristais de penser que ma faculté de sentir et d'imaginer avait dû diminuer pour que je n'éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades. Gilberte elle-même qui me comprenait encore moins bien que je ne faisais moi-même, augmentait ma tristesse en partageant mon étonnement. « Comment, cela ne vous fait rien éprouver, me disait-elle, de prendre ce petit raidillon que vous montiez autrefois ? » Et elle-même avait tant changé que je ne la trouvais plus belle, qu'elle ne l'était plus du tout. Tandis que nous marchions, je voyais le pays changer, il fallait gravir des coteaux, puis des pentes s'abaissaient. Nous causions, très agréablement pour moi, avec Gilberte. Non sans difficulté pourtant. En tant d'êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles, le caractère de son père, le caractère de sa mère ; on traverse l'une, puis l'autre. Mais le lendemain l'ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence. Gilberte était comme ces pays avec qui on n'ose pas faire d'alliance parce qu'ils changent trop souvent de gouvernement. Mais au fond c'est un tort. La mémoire de l'être le plus successif établit chez lui une sorte d'identité et fait qu'il ne voudrait pas manquer à des promesses qu'il se rappelle, si même il ne les eût pas contresignées. Quant à l'intelligence elle était chez Gilberte, avec quelques absurdités de sa mère, très vive. Mais ce qui ne tient pas à sa valeur propre, je me rappelle que dans ces conversations que nous avions en nous promenant, plusieurs fois elle m'étonna beaucoup. L'une, la première en me disant : « Si vous n'aviez pas trop faim et s'il n'était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en tournant ensuite à droite, en moins d'un quart d'heure nous serions à Guermantes. » C'est comme si elle m'avait dit : « Tournez à gauche, prenez ensuite à votre main droite, et vous toucherez l'intangible, vous atteindrez les inattingibles lointains dont on ne connaît jamais sur terre que la direction, que – ce que j'avais cru jadis que je pourrais connaître seulement de Guermantes, et peut-être, en un sens, je ne me trompais pas – le “côté”. » Un de mes autres étonnements fut de voir les « sources de la Vivonne », que je me représentais comme quelque chose d'aussi extra-terrestre que l'entrée des Enfers, et qui n'étaient qu'une espèce de lavoir carré où montaient des bulles. Et la troisième fois fut quand Gilberte me dit : « Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c'est la plus jolie façon », phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance m'apprit que les deux côtés n'étaient pas aussi inconciliables que j'avais cru. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant ce séjour, je revécus mes années d'autrefois, désirai peu revoir Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. Mais quand elle vérifia pour moi des imaginations que j'avais eues du côté de Méséglise, ce fut pendant une de ces promenades en somme nocturnes bien qu'elles eussent lieu avant le dîner – mais elle dînait si tard ! Au moment de descendre dans le mystère d'une vallée parfaite et profonde que tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux insectes qui vont s'enfoncer au coeur d'un calice bleuâtre. Gilberte eut alors, peut-être simplement par bonne grâce de maîtresse de maison qui regrette que vous partiez bientôt et qui aurait voulu mieux vous faire les honneurs de ce pays que vous semblez apprécier, de ces paroles où son habileté de femme du monde sachant tirer parti du silence, de la simplicité, de la sobriété dans l'expression des sentiments, vous fait croire que vous tenez dans sa vie une place que personne ne pourrait occuper. Épanchant brusquement sur elle la tendresse dont j'étais rempli par l'air délicieux, la brise qu'on respirait, je lui dis : « Vous parliez l'autre jour du raidillon. Comme je vous aimais alors ! » Elle me répondit : « Pourquoi ne me le disiez-vous pas ? je ne m'en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et même une fois je me suis jetée à votre tête. – Quand donc ? – La première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille, je rentrais, je n'avais jamais connu un aussi joli petit garçon. J'avais l'habitude, ajouta-t-elle d'un air vague et pudique, d'aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j'étais bien mal élevée, car il y avait là-dedans des filles et des garçons de tout genre qui profitaient de l'obscurité. L'enfant de choeur de l'église de Combray, Théodore qui, il faut l'avouer, était bien gentil (Dieu qu'il était bien !) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s'y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait sortir seule, dès que je pouvais m'échapper j'y courais. Je ne peux pas vous dire comme j'aurais voulu vous y voir venir ; je me rappelle très bien que, n'ayant qu'une minute pour vous faire comprendre ce que je désirais, au risque d'être vue par vos parents et les miens, je vous l'ai indiqué d'une façon tellement crue que j'en ai honte maintenant. Mais vous m'avez regardée d'une façon si méchante que j'ai compris que vous ne vouliez pas. » Et tout d'un coup je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c'étaient peut-être celles qui s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la haie d'épines roses, l'autre sur la plage. Et c'était moi qui n'ayant pas su le comprendre, ne l'ayant repris que plus tard dans ma mémoire, après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de sentiment leur avait fait craindre d'être aussi franches que dans la première minute, avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais « ratées » plus complètement, bien qu'à vrai dire l'échec relatif avec elles fût moins absurde, pour les mêmes raisons que Saint-Loup Rachel. « Et la seconde fois, reprit Gilberte, c'est bien des années après quand je vous ai rencontré sous votre porte, la veille du jour où je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane ; je ne vous ai pas reconnu tout de suite, ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque j'avais la même envie qu'à Tansonville. – Dans l'intervalle il y avait eu pourtant les Champs-Élysées. – Oui, mais là vous m'aimiez trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne pensai pas à lui demander quel était ce jeune homme avec lequel elle descendait l'avenue des Champs-Élysées, le jour où j'étais parti pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu'il en était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie si je n'avais rencontré les deux ombres s'avançant côte à côte dans le crépuscule. Si je le lui avais demandé, elle m'aurait peut-être dit la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité. Et en effet les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que nous étions, des morts ? Peut-être aussi ne se fût-elle pas rappelé, ou eût-elle menti. En tout cas cela n'offrait plus d'intérêt pour moi de le savoir, parce que mon coeur avait encore plus changé que le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout je n'étais plus malheureux, je n'aurais pas pu concevoir, si j'y eusse repensé, que j'eusse pu l'être autant de rencontrer Gilberte marchant à petits pas à côté d'un jeune homme, de me dire : « C'est fini, je renonce à jamais la voir. » De l'état d'âme qui, cette lointaine année-là, n'avait été pour moi qu'une longue torture, rien ne subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt, une chose qui tombe en ruine, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la beauté : c'est le chagrin.
Si, pourtant, je ne suis pas surpris de ne pas lui avoir demandé alors avec qui elle descendait les Champs-Élysées, car j'avais déjà vu trop d'exemples de cette incuriosité amenée par le Temps, je le suis un peu de ne pas avoir raconté à Gilberte qu'avant de la rencontrer ce jour-là, j'avais vendu une potiche de vieux chine pour lui acheter des fleurs. Ç'avait été en effet pendant les temps si tristes qui avaient suivi ma seule consolation de penser qu'un jour je pourrais sans danger lui conter cette intention si tendre. Plus d'une année après, si je voyais qu'une voiture allait heurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir était pour pouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en me disant : « Ne nous pressons pas, j'ai toute la vie devant moi pour cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdre la vie. Maintenant cela m'aurait paru peu agréable à dire, presque ridicule, et « entraînant ». « D'ailleurs, continua Gilberte, même le jour où je vous ai rencontré sous votre porte, vous étiez resté tellement le même qu'à Combray, si vous saviez comme vous aviez peu changé ! » Je revis Gilberte dans ma mémoire. J'aurais pu dessiner le quadrilatère de lumière que le soleil faisait sous les aubépines, la bêche que la petite fille tenait à la main, le long regard qui s'attacha à moi. Seulement j'avais cru, à cause du geste grossier dont il était accompagné, que c'était un regard de mépris parce que ce que je souhaitais me paraissait quelque chose que les petites filles ne connaissaient pas et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes heures de désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que, si aisément, si rapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l'une d'entre elles eût eu l'audace de le figurer.
Aussi me fallut-il, à tant d'années de distance, faire subir une retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me rendit assez heureux en me montrant que l'abîme infranchissable que j'avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l'abîme de Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série d'années au fond de laquelle il fallait l'accomplir. J'eus un sursaut de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville. Pourtant j'étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre, eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi, dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j'apercevais du cabinet sentant l'iris. Et je n'avais rien su ! En somme elle résumait tout ce que j'avais désiré dans mes promenades jusqu'à ne pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s'entrouvrir, s'animer les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait failli, si j'eusse seulement su le comprendre et le retrouver, me le faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je n'avais cru Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de Méséglise.
Et même ce jour où je l'avais rencontrée sous une porte, bien qu'elle ne fût pas Mlle de L'Orgeville, celle que Robert avait connue dans les maisons de passe (et quelle drôle de chose que ce fût précisément à son futur mari que j'en eusse demandé l'éclaircissement !), je ne m'étais pas tout à fait trompé sur la signification de son regard, ni sur l'espèce de femme qu'elle était et m'avouait maintenant avoir été. « Tout cela est bien loin, me dit-elle, je n'ai plus jamais songé qu'à Robert depuis le jour où je lui ai été fiancée. Et, voyez-vous, ce n'est même pas ces caprices d'enfant que je me reproche le plus. »
Marcel Proust
A la recherche du temps perdu
7. Le Temps retrouvé
Chapitre premier
Tansonville
Toute la journée, dans cette demeure un peu trop campagne qui n'avait l'air que d'un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l'averse, une de ces demeures où chaque salon a l'air d'un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres les roses du jardin dans l'une, les oiseaux des arbres dans l'autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie – isolés du moins – car c'étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu'on eût pu si elle avait été vivante la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l'apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d'aujourd'hui où sur un fond d'argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais pour halluciner les heures que vous passez au lit ; toute la journée, je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l'entrée, les feuilles vertes des grands arbres au bord de l'eau, étincelants de soleil, et la forêt de Méséglise. Je ne regardais en somme tout cela avec plaisir que parce que je me disais : « C'est joli d'avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre », jusqu'au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu'il était plus loin, le clocher de l'église de Combray. Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d'un tout autre ton, si sombre qu'il paraissait presque seulement dessiné, s'inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir, j'apercevais, parce qu'il était orienté autrement, comme une bande d'écarlate, la tenture d'un petit salon qui n'était qu'une simple mousseline mais rouge, et prête à s'incendier si y donnait un rayon de soleil.
Pendant ces promenades Gilberte me parlait de Robert comme se détournant d'elle, mais pour aller auprès d'autres femmes. Et il est vrai que beaucoup encombraient sa vie, et comme certaines camaraderies masculines pour les hommes qui aiment les femmes, avec ce caractère de dépense inutilement faite et de place vainement usurpée qu'ont dans la plupart des maisons les objets qui ne peuvent servir à rien. Il vint plusieurs fois à Tansonville pendant que j'y étais. Il était bien différent de ce que je l'avais connu. Sa vie ne l'avait pas épaissi, alenti, comme M. de Charlus, mais tout au contraire, mais opérant en lui un changement inverse, lui avait donné l'aspect désinvolte d'un officier de cavalerie – et bien qu'il eût donné sa démission au moment de son mariage – à un point qu'il n'avait jamais eu. Au fur et à mesure que M. de Charlus s'était alourdi, Robert (et sans doute il était infiniment plus jeune mais on sentait qu'il ne ferait que se rapprocher davantage de cet idéal avec l'âge, comme certaines femmes qui sacrifient résolument leur visage à leur taille et à partir d'un certain moment ne quittent plus Marienbad, pensant que, ne pouvant garder à la fois plusieurs jeunesses, c'est encore celle de la tournure qui sera le plus capable de représenter les autres) était devenu plus élancé, plus rapide, effet contraire d'un même vice. Cette vélocité avait d'ailleurs diverses raisons psychologiques, la crainte d'être vu, le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui naît du mécontentement de soi et de l'ennui. Il avait l'habitude d'aller dans certains mauvais lieux où, comme il aimait qu'on ne le vît ni entrer, ni sortir, il s'engouffrait pour offrir aux regards malveillants de passants hypothétiques le moins de surface possible, comme on monte à l'assaut. Et cette allure de coup de vent lui était restée. Peut-être aussi schématisait-elle l'intrépidité apparente de quelqu'un qui veut montrer qu'il n'a pas peur et ne veut pas se donner le temps de penser. Pour être complet il faudrait faire entrer en ligne de compte le désir, plus il vieillissait, de paraître jeune et même l'impatience de ces hommes toujours ennuyés, toujours blasés, que sont les gens trop intelligents pour la vie relativement oisive qu'ils mènent et où leurs facultés ne se réalisent pas. Sans doute l'oisiveté même de ceux-là peut se traduire par de la nonchalance. Mais, surtout depuis la faveur dont jouissent les exercices physiques, l'oisiveté a pris une forme sportive, même en dehors des heures de sport et qui se traduit par une vivacité fébrile qui croit ne pas laisser à l'ennui le temps ni la place de se développer et non plus par de la nonchalance.
Ma mémoire avait, la mémoire involontaire elle-même, perdu l'amour d'Albertine. Mais il semble qu'il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l'autre, qui vive plus longtemps, comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l'homme. Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis. Une fois que j'avais quitté Gilberte assez tôt, je m'éveillai au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi endormi j'appelai : « Albertine ». Ce n'était pas que j'eusse pensé à elle, ni rêvé d'elle, ni que je la prisse pour Gilberte : c'est qu'une réminiscence éclose en mon bras m'avait fait chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de Paris. Et, ne la trouvant pas, j'avais appelé : « Albertine », croyant que mon amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir et que nous nous endormions ensemble, comptant au réveil sur le temps qu'il faudrait à Françoise avant d'arriver, pour qu'Albertine pût sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas.
Devenant – du moins durant cette phase fâcheuse – beaucoup plus sec, il ne faisait presque plus preuve vis-à-vis de ses amis, par exemple vis-à-vis de moi, d'aucune sensibilité. Et en revanche il avait avec Gilberte des affectations de sensiblerie, poussées jusqu'à la comédie, qui déplaisaient. Ce n'est pas qu'en réalité Gilberte lui fût indifférente. Non, Robert l'aimait. Mais il lui mentait tout le temps ; son esprit de duplicité, sinon le fond même de ses mensonges, était perpétuellement découvert. Et alors il ne croyait pouvoir s'en tirer qu'en exagérant dans des proportions ridicules la tristesse réelle qu'il avait de peiner Gilberte. Il arrivait à Tansonville, obligé, disait-il, de repartir le lendemain matin pour une affaire avec un certain monsieur du pays qui était censé l'attendre à Paris et qui, précisément rencontré dans la soirée près de Combray, dévoilait involontairement le mensonge au courant duquel Robert avait négligé de le mettre, en disant qu'il était venu dans le pays se reposer pour un mois et ne retournerait pas à Paris d'ici là. Robert rougissait, voyait le sourire mélancolique et fier de Gilberte, se dépêtrait en l'insultant du gaffeur, rentrait avant sa femme, lui faisait remettre un mot désespéré où il lui disait qu'il avait fait ce mensonge pour ne pas lui faire de peine, pour qu'en le voyant repartir pour une raison qu'il ne pouvait pas lui dire, elle ne crût pas qu'il ne l'aimait pas (et tout cela, bien qu'il l'écrivît comme un mensonge, était en somme vrai), puis faisait demander s'il pouvait entrer chez elle et là, moitié tristesse réelle, moitié énervement de cette vie, moitié simulation chaque jour plus audacieuse, sanglotait, s'inondait d'eau froide, parlait de sa mort prochaine, quelquefois s'abattait sur le parquet comme s'il se fût trouvé mal. Gilberte ne savait pas dans quelle mesure elle devait le croire, le supposait menteur en chaque cas particulier, mais que d'une façon générale elle était aimée, et s'inquiétait de ce pressentiment d'une mort prochaine, pensant qu'il avait peut-être une maladie qu'elle ne savait pas et n'osait pas à cause de cela le contrarier et lui demander de renoncer à ses voyages.
Je comprenais du reste d'autant moins pourquoi il en faisait que Morel était reçu comme l'enfant de la maison avec Bergotte partout où étaient les Saint-Loup, à Paris, à Tansonville. Morel imitait Bergotte à ravir. Il n'y eut même plus besoin au bout de quelque temps de lui demander d'en faire une imitation. Comme ces hystériques qu'on n'est plus obligé d'endormir pour qu'ils deviennent telle ou telle personne, de lui-même il entrait tout d'un coup dans le personnage.
Françoise qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait fait pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour Morel n'en concluait pas que c'était un trait qui reparaissait à certaines générations chez les Guermantes, mais plutôt – comme Legrandin aidait beaucoup Théodore – elle avait fini, elle personne si morale et si pleine de préjugés, par croire que c'était une coutume que son universalité rendait respectable. Elle disait toujours d'un jeune homme, que ce fût Morel ou Théodore : « Il a trouvé un monsieur qui s'est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé. » Et comme en pareil cas les protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui pardonnent, Françoise, entre eux et les mineurs qu'ils détournaient, n'hésitait pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver « bien du coeur ». Elle blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de leurs relations car elle ajoutait : « Alors le petit a compris qu'il fallait y mettre un peu du sien et y a dit : “Prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien”, et ma foi ce monsieur a tant de coeur que bien sûr que Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu'il ne mérite, car c'est une tête brûlée, mais ce monsieur est si bon que j'ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) : “Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit (Théodore) pour le mettre dehors. Bien sûr qu'il ne l'abandonnera jamais.” »
Par politesse je demandai à sa soeur le nom de Théodore, qui vivait maintenant dans le Midi. « Mais c'était lui qui m'avait écrit pour mon article du Figaro ! » m'écriai-je en apprenant qu'il s'appelait Sautton.
De même estimait-elle plus Saint-Loup que Morel et jugeait-elle que, malgré tous les coups que le petit (Morel) avait faits, le marquis ne le laisserait jamais dans la peine, car c'est un homme qui avait trop de coeur, ou alors il faudrait qu'il lui soit arrivé à lui-même de grands revers.
Il insistait pour que je restasse à Tansonville et laissa échapper une fois, bien qu'il ne cherchât visiblement plus à me faire plaisir, que ma venue avait été pour sa femme une joie telle qu'elle en était restée, à ce qu'elle lui avait dit, transportée de joie tout un soir, un soir où elle se sentait si triste que je l'avais, en arrivant à l'improviste, miraculeusement sauvée du désespoir, « peut-être de pis », ajouta-t-il. Il me demandait de tâcher de la persuader qu'il l'aimait, me disant que la femme qu'il aimait aussi, il l'aimait moins qu'elle et romprait bientôt. « Et pourtant », ajoutait-il avec une telle fatuité et un tel besoin de confidence que je croyais par moments que le nom de Charlie allait, malgré Robert, « sortir » comme le numéro d'une loterie, « j'avais de quoi être fier. Cette femme qui me donne tant de preuves de sa tendresse et que je vais sacrifier à Gilberte, jamais elle n'avait fait attention à un homme, elle se croyait elle-même incapable d'être amoureuse. Je suis le premier. Je savais qu'elle s'était tellement refusée à tout le monde que, quand j'ai reçu la lettre adorable où elle me disait qu'il ne pouvait y avoir de bonheur pour elle qu'avec moi, je n'en revenais pas. Évidemment il y aurait de quoi me griser, si la pensée de voir cette pauvre petite Gilberte en larmes ne m'était pas intolérable. Ne trouves-tu pas qu'elle a quelque chose de Rachel ? » me disait-il. Et en effet j'avais été frappé d'une vague ressemblance qu'on pouvait à la rigueur trouver maintenant entre elles. Peut-être tenait-elle à une similitude réelle de quelques traits (dus par exemple à l'origine hébraïque pourtant si peu marquée chez Gilberte) à cause de laquelle Robert, quand sa famille avait voulu qu'il se mariât, s'était, à conditions de fortune égales, senti plus attiré vers Gilberte. Elle tenait aussi à ce que Gilberte, ayant surpris des photographies de Rachel dont elle avait ignoré jusqu'au nom, cherchait pour plaire à Robert à imiter certaines habitudes chères à l'actrice, comme d'avoir toujours des noeuds rouges dans les cheveux, un ruban de velours noir au bras et se teignait les cheveux pour paraître brune. Puis sentant que ses chagrins lui donnaient mauvaise mine, elle essayait d'y remédier. Elle le faisait parfois sans mesure. Un jour où Robert devait venir le soir pour passer vingt-quatre heures à Tansonville, je fus stupéfait de la voir venir se mettre à table si étrangement différente non seulement de ce qu'elle était autrefois, mais même les jours habituels, que je restai stupéfait comme si j'avais eu devant moi une actrice, une espèce de Théodora. Je sentais que malgré moi je la regardais trop fixement, dans ma curiosité de savoir ce qu'elle avait de changé. Cette curiosité fut d'ailleurs bientôt satisfaite quand elle se moucha et malgré toutes les précautions qu'elle y mit. Par toutes les couleurs qui restèrent sur le mouchoir, en faisant une riche palette, je vis qu'elle était complètement peinte. C'était cela qui lui faisait cette bouche sanglante et qu'elle s'efforçait de rendre rieuse, croyant que cela lui allait bien, tandis que l'heure du train qui s'approchait, sans que Gilberte sût si son mari arriverait vraiment ou s'il n'enverrait pas une de ces dépêches dont M. de Guermantes avait spirituellement fixé le modèle : IMPOSSIBLE VENIR, MENSONGE SUIT, pâlissait ses joues sous la sueur violette du fard et cernait ses yeux.
« Ah ! vois-tu », me disait-il, avec un air volontairement tendre qui contrastait tant avec sa tendresse spontanée d'autrefois, avec une voix d'alcoolique et des modulations d'acteur, « Gilberte heureuse, il n'y a rien que je ne donnerais pour cela ! Elle a tant fait pour moi. Tu ne peux pas savoir. » Et ce qui était le plus déplaisant dans tout cela était encore l'amour-propre, car il était flatté d'être aimé par Gilberte, et sans oser dire que c'était Charlie qu'il aimait, donnait pourtant sur l'amour que le violoniste était censé avoir pour lui des détails que Saint-Loup savait bien exagérés sinon inventés de toutes pièces, lui à qui Charlie demandait chaque jour plus d'argent. Et c'était en me confiant Gilberte qu'il repartait pour Paris.
J'eus du reste l'occasion, pour anticiper un peu puisque je suis encore à Tansonville, de l'y apercevoir une fois dans le monde, et de loin, où sa parole malgré tout vivante et charmante me permettait de retrouver le passé ; je fus frappé combien il changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère, la manière de sveltesse hautaine qu'il avait héritée d'elle et qu'elle avait parfaite, chez lui, grâce à l'éducation la plus accomplie, elle s'exagérait, se figeait ; la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l'air d'inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d'une façon quasi inconsciente, par une sorte d'habitude et de particularité animale. Même immobile, la couleur qui était la sienne plus que de tous les Guermantes, d'être seulement l'ensoleillement d'une journée d'or devenu solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une espèce si rare, si précieuse qu'on aurait voulu le posséder pour une collection ornithologique ; mais quand, de plus, cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, quand par exemple je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée où j'étais, il avait des redressements de tête si soyeusement et fièrement huppée sous l'aigrette d'or de ses cheveux un peu déplumés, des mouvements de cou tellement plus souples, plus fiers et plus coquets que n'en ont les humains, que devant la curiosité et l'admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu'il vous inspirait, on se demandait si c'était dans le faubourg Saint-Germain qu'on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser un salon ou se promener dans sa cage un oiseau. Tout ce retour, d'ailleurs, à l'élégance volatile des Guermantes au bec pointu, aux yeux acérés était maintenant utilisé par son vice nouveau qui s'en servait pour se donner contenance. Plus il s'en servait, plus il paraissait ce que Balzac appelle tante. Pour peu qu'on y mît un peu d'imagination, le ramage ne se prêtait pas moins à cette interprétation que le plumage. Il commençait à dire des phrases qu'il croyait grand siècle et par là il imitait les manières de Guermantes. Mais un rien indéfinissable faisait qu'elles devenaient du même coup les manières de M. de Charlus. « Je te quitte un instant », me dit-il dans cette soirée où Mme de Marsantes était un peu plus loin. « Je vais faire un doigt de cour à ma mère. »
Quant à cet amour dont il me parlait sans cesse, il n'était pas, d'ailleurs, que celui pour Charlie, bien que ce fût le seul qui comptât pour lui. Quel que soit le genre d'amours d'un homme on se trompe toujours sur le nombre des personnes avec qui il a des liaisons parce qu'on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition, mais aussi parce qu'on croit qu'une liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre genre d'erreur. Deux personnes peuvent dire : « La maîtresse de X…, je la connais », prononcer deux noms différents et ne se tromper ni l'une ni l'autre. Une femme qu'on aime suffit rarement à tous nos besoins et on la trompe avec une femme qu'on n'aime pas. Quant au genre d'amours que Saint-Loup avait hérités de M. de Charlus, un mari qui y est enclin fait habituellement le bonheur de sa femme. C'est une règle générale à laquelle les Guermantes trouvaient le moyen de faire exception parce que ceux qui avaient ce goût voulaient faire croire qu'ils avaient au contraire celui des femmes. Ils s'affichaient avec l'une ou l'autre et désespéraient la leur. Les Courvoisier en usaient plus sagement. Le jeune vicomte de Courvoisier se croyait seul sur la terre et depuis l'origine du monde à être tenté par quelqu'un de son sexe. Supposant que ce penchant lui venait du diable il lutta contre lui, épousa une femme ravissante, lui fit des enfants. Puis un de ses cousins lui enseigna que ce penchant est assez répandu, poussa la bonté jusqu'à le mener dans des lieux où il pouvait le satisfaire. M. de Courvoisier n'en aima que plus sa femme, redoubla de zèle prolifique, et elle et lui étaient cités comme le meilleur ménage de Paris. On n'en disait point autant de celui de Saint-Loup parce que Robert, au lieu de se contenter de l'inversion, faisait mourir sa femme de jalousie en entretenant, sans plaisir, des maîtresses.
Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fût nécessaire à Saint-Loup comme l'ombre l'est au rayon de soleil. On imagine très bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond doré, intelligent, doué de tous les prestiges et recelant à fond de cale un goût secret, ignoré de tous, pour les nègres.
Robert, d'ailleurs, ne laissait jamais la conversation toucher à ce genre d'amours qui était le sien. Si j'en disais un mot : « Ah ! je ne sais pas », répondait-il avec un détachement si profond qu'il en laissait tomber son monocle, « je n'ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements là-dessus, mon cher, je te conseille de t'adresser ailleurs. Moi, je suis un soldat, un point c'est tout. Autant que ces choses-là m'indiffèrent, autant je suis avec passion la guerre balkanique. Autrefois cela t'intéressait, l'étymologie des batailles. Je te disais alors qu'on reverrait, même dans les conditions les plus différentes, les batailles typiques, par exemple le grand essai d'enveloppement par l'aile, la Bataille d'Ulm. Eh bien ! si spéciales que soient ces guerres balkaniques, Lullé-Burgas c'est encore Ulm, l'enveloppement par l'aile. Voilà les sujets dont tu peux me parler. Mais pour le genre de choses auxquelles tu fais allusion, je m'y connais autant qu'en sanscrit. »
Ces sujets que Robert dédaignait ainsi, Gilberte au contraire quand il était reparti les abordait volontiers en causant avec moi. Non certes relativement à son mari car elle ignorait ou feignait d'ignorer tout. Mais elle s'étendait volontiers sur eux en tant qu'ils concernaient les autres, soit qu'elle y vît une sorte d'excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son oncle entre un silence sévère à l'égard de ces sujets et un besoin de s'épancher et de médire, l'eût instruite pour beaucoup. Entre tous, M. de Charlus n'était pas épargné ; c'était sans doute que Robert, sans parler de Charlie à Gilberte, ne pouvait s'empêcher avec elle, de lui répéter, sous une forme ou une autre, ce que le violoniste lui avait appris. Et il poursuivait son ancien bienfaiteur de sa haine. Ces conversations, que Gilberte affectionnait, me permirent de lui demander si, dans un genre parallèle, Albertine, dont c'est par elle que jadis j'avais la première fois entendu le nom, quand elles étaient amies de cours, avait de ces goûts. Gilberte ne put me donner ce renseignement. Au reste il y avait longtemps qu'il eût cessé d'offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à m'en enquérir machinalement, comme un vieillard ayant perdu la mémoire, qui demande de temps à autre des nouvelles du fils qu'il a perdu.
Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne peux m'étendre, c'est à quel point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu'aimait Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu'elles auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j'oserai dire mendièrent, à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n'y aurait plus eu besoin d'offrir de l'argent à Mme Bontemps pour qu'elle me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie se produisant quand il ne servait plus à rien, m'attristait profondément, non à cause d'Albertine, que j'eusse reçue sans plaisir si elle m'eût été ramenée non plus de Touraine, mais de l'autre monde, mais à cause d'une jeune femme que j'aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais que si elle mourait, ou si je ne l'aimais plus, tous ceux qui eussent pu me rapprocher d'elle tomberaient à mes yeux. En attendant j'essayais en vain d'agir sur eux, n'étant pas guéri par l'expérience qui aurait dû m'apprendre – si elle apprenait jamais rien – qu'aimer est un mauvais sort comme ceux qu'il y a dans les contes, contre quoi on ne peut rien jusqu'à ce que l'enchantement ait cessé.
« Justement le livre que je tiens là parle de ces choses », me dit-elle. (Je parlai à Robert de ce mystérieux : « Nous nous serions bien entendus. » Il déclara ne pas s'en souvenir et que cela n'avait en tout cas aucun sens particulier.)
« C'est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, La Fille aux yeux d'or. Mais c'est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D'ailleurs, une femme peut peut-être être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme. – Vous vous trompez, j'ai connu une femme qu'un homme qui l'aimait était arrivé véritablement à séquestrer ; elle ne pouvait jamais voir personne, et sortir seulement avec des serviteurs dévoués. – Eh bien, cela devrait vous faire horreur à vous qui êtes si bon. Justement nous disions avec Robert que vous devriez vous marier. Votre femme vous guérirait et vous feriez son bonheur. – Non, parce que j'ai trop mauvais caractère. – Quelle idée ! – Je vous assure ! J'ai, du reste, été fiancé, mais je n'ai pas pu me décider à l'épouser (et elle y a renoncé elle-même, à cause de mon caractère indécis et tracassier). » C'était, en effet, sous cette forme trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que je ne voyais plus cette aventure que du dehors.
J'étais triste en remontant dans ma chambre de penser que je n'avais pas été une seule fois revoir l'église de Combray qui semblait m'attendre au milieu des verdures dans une fenêtre toute violacée. Je me disais : « Tant pis, ce sera pour une autre année, si je ne meurs pas d'ici là », ne voyant pas d'autre obstacle que ma mort et n'imaginant pas celle de l'église qui me semblait devoir durer longtemps après ma mort comme elle avait duré longtemps avant ma naissance.
Un jour pourtant je parlai à Gilberte d'Albertine et lui demandai si celle-ci aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. – Mais vous disiez autrefois qu'elle avait mauvais genre. – J'ai dit cela, moi ? vous devez vous tromper. En tout cas si je l'ai dit, mais vous faites erreur, je parlais au contraire d'amourettes avec des jeunes gens. À cet âge-là, du reste, cela n'allait d'ailleurs probablement pas bien loin. » Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu'elle-même, selon ce qu'Albertine m'avait dit, aimait les femmes, et avait fait à Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j'avais aimé, que j'avais été jaloux d'Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité sur nous que nous ne croyons, mais l'étendre aussi trop loin, et être dans l'erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l'erreur par l'absence de toute supposition) s'imaginait-elle que je l'étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu'on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte depuis « le mauvais genre » d'autrefois jusqu'au certificat de bonne vie et moeurs d'aujourd'hui suivaient une marche inverse des affirmations d'Albertine qui avait fini presque par avouer de demi-rapports avec Gilberte. Albertine m'avait étonné en cela, comme sur ce que m'avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande j'avais d'abord cru avant de la connaître à sa perversité ; je m'étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l'amour dans le milieu qu'on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j'avais refait le chemin en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début. Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l'air plus expérimentée qu'elle n'était et pour m'éblouir à Paris du prestige de sa perversité, comme la première fois à Balbec par celui de sa vertu. Et tout simplement quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l'air de ne pas savoir ce que c'était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk, encore qu'on ne sache pas ce que c'est. Elle avait peut-être vécu près de l'amie de Mlle Vinteuil et d'Andrée, séparée par une cloison étanche d'elles qui croyaient qu'elle « n'en était pas », ne s'était renseignée ensuite – comme une femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver – qu'afin de me complaire en se rendant capable de répondre à mes questions, jusqu'au jour où elle avait compris qu'elles étaient inspirées par la jalousie et où elle avait fait machine en arrière. À moins que ce fût Gilberte qui me mentît. L'idée même me vint que c'était pour avoir appris d'elle, au cours d'un flirt qu'il aurait conduit dans le sens qui l'intéressait, qu'elle ne détestait pas les femmes, que Robert l'avait épousée, espérant des plaisirs qu'il n'avait pas dû trouver chez lui puisqu'il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses n'était absurde, car chez des femmes comme la fille d'Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants si même ils ne sont pas simultanés, qu'elles passent aisément d'une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile.
Je ne voulus pas emprunter à Gilberte sa Fille aux yeux d'or puisqu'elle la lisait. Mais elle me prêta pour lire avant de m'endormir ce dernier soir que je passai chez elle un livre qui me produisit une impression assez vive et mêlée, qui d'ailleurs ne devait pas être durable. C'était un volume du journal inédit des Goncourt.
Et quand, avant d'éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris plus bas, mon absence de dispositions pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c'était le dernier soir – ce soir des veilles de départ où l'engourdissement des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se juger – me parut quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde ; et en même temps il me semblait triste que la littérature ne fût pas ce que j'avais cru. D'autre part, moins regrettable me paraissait l'état maladif qui allait me confiner dans une maison de santé, si les belles choses dont parlent les livres n'étaient pas plus belles que ce que j'avais vu. Mais par une contradiction bizarre, maintenant que ce livre en parlait j'avais envie de les voir. Voici les pages que je lus jusqu'à ce que la fatigue me fermât les yeux :
« Avant-hier tombe ici pour m'emmener dîner chez lui Verdurin, l'ancien critique de La Revue, l'auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de l'original Américain, est souvent rendu avec une grande délicatesse par l'amoureux de tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu'est Verdurin. Et tandis que je m'habille pour le suivre c'est de sa part, tout un récit où il y a par moments comme l'épellement apeuré d'une confession sur le renoncement à écrire aussitôt après son mariage avec la “Madeleine” de Fromentin, renoncement qui serait dû à l'habitude de la morphine et aurait eu cet effet, au dire de Verdurin, que la plupart des habitués du salon de sa femme ne sauraient même pas que le mari a jamais écrit et lui parleraient de Charles Blanc, de Saint-Victor, de Sainte-Beuve, de Burty, comme d'individus auxquels ils le croient, lui, tout à fait inférieur. “Voyons, vous Goncourt, vous savez bien et Gautier le savait aussi que mes Salons étaient autre chose que ces piteux Maîtres d'autrefois crus un chef-d'oeuvre dans la famille de ma femme.” Puis par un crépuscule où il y a près des tours du Trocadéro comme le dernier allumement d'une lueur qui en fait des tours absolument pareilles aux tours enduites de gelée de groseille des anciens pâtissiers, la causerie continue dans la voiture qui doit nous conduire quai Conti où est leur hôtel, que son possesseur prétend être l'ancien hôtel des ambassadeurs de Venise et où il y aurait un fumoir dont Verdurin me parle comme d'une salle transportée telle quelle, à la façon des Mille et Une Nuits, d'un célèbre palazzo dont j'oublie le nom, palazzo à la margelle du puits représentant un couronnement de la Vierge que Verdurin soutient être absolument du plus beau Sansovino et qui servirait, pour leurs invités, à jeter la cendre de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans le glauque et le diffus d'un clair de lune vraiment semblable à ceux dont la peinture classique abrite Venise, et sur lequel la coupole silhouettée de l'Institut fait penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j'ai un peu l'illusion d'être au bord du Grand Canal. Et l'illusion entretenue par la construction de l'hôtel où du premier étage on ne voit pas le quai et par le dire évocateur du maître de maison affirmant que le nom de la rue du Bac – du diable si j'y avais jamais pensé – viendrait du bac sur lequel des religieuses d'autrefois, les Miramiones, se rendaient aux offices de Notre-Dame. Tout un quartier où a flâné mon enfance quand ma tante de Courmont l'habitait et que je me prends à raimer en retrouvant, presque contiguë à l'hôtel des Verdurin, l'enseigne du Petit Dunkerque, une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d'oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères et “tout ce que les arts produisent de plus nouveau” comme dit une facture de ce Petit Dunkerque, facture dont nous sommes seuls, je crois, Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien un des volants chefs-d'oeuvre de papier ornementé sur lequel le règne de Louis XV faisait ses comptes, avec son en-tête représentant une mer toute vagueuse, chargée de vaisseaux, une mer aux vagues ayant l'air d'une illustration dans l'édition des Fermiers généraux, de “L'Huître et les Plaideurs”. La maîtresse de la maison qui va me placer à côté d'elle me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu'avec des chrysanthèmes japonais mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d'oeuvre, l'un entre autres, fait d'un bronze sur lequel des pétales en cuivre rougeâtre sembleraient être la vivante effeuillaison de la fleur. Il y a là Cottard le docteur, sa femme, le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur, une grande dame russe, une princesse au nom en of qui m'échappe, et Cottard me souffle à l'oreille que c'est elle qui aurait tiré à bout portant sur l'archiduc Rodolphe et d'après qui j'aurais en Galicie et dans tout le nord de la Pologne une situation absolument exceptionnelle, une jeune fille ne consentant jamais à promettre sa main sans savoir si son fiancé est un admirateur de La Faustin. “Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres Occidentaux”, jette en manière de conclusion la princesse, qui me fait, ma foi, l'effet d'une intelligence tout à fait supérieure, “cette pénétration par un écrivain de l'intimité de la femme.” Un homme au menton et aux lèvres rasés, aux favoris de maître d'hôtel, débitant sur un ton de condescendance des plaisanteries de professeur de seconde qui fraye avec les premiers de sa classe pour la Saint-Charlemagne, et c'est Brichot, l'universitaire. À mon nom prononcé par Verdurin il n'a pas une parole qui connaisse nos livres et c'est en moi un découragement colère éveillé par cette conspiration qu'organise contre nous la Sorbonne, apportant jusque dans l'aimable logis où je suis fêté la contradiction, l'hostile, d'un silence voulu. Nous passons à table et c'est alors un extraordinaire défilé d'assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d'oeuvre de l'art du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat, l'attention chatouillée d'un amateur écoute le plus complaisamment le bavardage artiste, – des assiettes des Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l'effeuillé turgide de leurs iris d'eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l'aurore d'un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux qu'entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil – des assiettes de Saxe, plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l'endormement, à l'anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d'une tulipe, au rococo d'un oeillet ou d'un myosotis, – des assiettes de Sèvres, engrillagées par le fin guillochis de leurs cannelures blanches, verticillées d'or, ou que noue, sur l'à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d'un ruban d'or, – enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare, c'est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont servies là-dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n'en ont jamais dans les plus grands dîners, et qui me rappelle certains cordons bleus de Jean d'Heurs. Même le foie gras n'a aucun rapport avec la fade mousse qu'on sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d'endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de boutons d'ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers d'ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l'eau sur le poisson qu'elles viennent de pêcher. Dans le verre de Venise que j'ai devant moi, une riche bijouterie de rouges est mise par un extraordinaire léoville acheté à la vente de M. de Montalivet et c'est un amusement pour l'imagination de l'oeil et aussi, je ne crains pas de le dire, pour l'imagination de ce qu'on appelait autrefois la gueule, de voir apporter une barbue qui n'a rien des barbues pas fraîches qu'on sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage le modelage sur leur dos de leurs arêtes, une barbue qu'on sert non avec la colle à pâte que préparent sous le nom de sauce blanche tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable sauce blanche faite avec du beurre à cinq francs la livre, de voir apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d'un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d'une bande de langoustes, au pointillis grumeleux si extraordinairement rendu qu'elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes, plat dont le marli est fait de la pêche à la ligne par un petit Chinois d'un poisson qui est un enchantement de nacreuse couleur par l'argentement azuré de son ventre. Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir que ce doit être pour lui que cette raffinée mangeaille dans cette collection comme aucun prince n'en possède pas à l'heure actuelle derrière ses vitrines : “On voit bien que vous ne le connaissez pas”, me jette mélancolieusement la maîtresse de maison. Et elle me parle de son mari comme d'un original maniaque, indifférent à toutes ces jolités, “un maniaque, répète-t-elle, oui, absolument cela”, d'un maniaque qui aurait plutôt l'appétit d'une bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée d'une ferme normande. Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d'une contrée nous parle avec un enthousiasme débordant de cette Normandie qu'ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria dans leur bordure porcelainée d'hortensias roses de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l'incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à la libre retombée d'une branche fleurie dans le bronze d'une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne s'être pas fait faute de lever toutes. À la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait (“Mais non, rien de la mer que vous connaissez”, proteste frénétiquement ma voisine, en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés, mon frère et moi, à Trouville, “rien absolument, rien, il faudra venir avec moi, sans cela vous ne saurez jamais”) ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l'odeur des sardineries qui donnaient au mari d'abominables crises d'asthme – “oui, insiste-t-elle, c'est cela, de vraies crises d'asthme”. Là-dessus, l'été suivant, ils revenaient, logeant toute une colonie d'artistes dans une admirable habitation moyenâgeuse que leur faisait un ancien cloître loué par eux, pour rien. Et ma foi, en entendant cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d'une femme du peuple, une parole qui vous montre les choses avec la couleur que votre imagination y voit, l'eau me vient à la bouche de la vie qu'elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon si vaste qu'il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me faisant penser à celle qu'évoque ce chef-d'oeuvre de Diderot, les Lettres à Mademoiselle Volland. Puis, après le déjeuner, tout le monde sortait, même les jours de grains, dans le coup de soleil, le rayonnement d'une ondée, d'une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d'un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle, et d'arbustes ayant pour boutons fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des gouttes de pluie. On s'arrêtait pour écouter le délicat barbotis, enamouré de fraîcheur, d'un bouvreuil se baignant dans la mignonne baignoire minuscule de Nymphenbourg qu'est la corolle d'une rose blanche. Et comme je parle à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas délicatement pastellisés par Elstir : “Mais c'est moi qui lui ai fait connaître tout cela”, jette-t-elle avec un redressement colère de la tête, “tout, vous entendez bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le lui ai jeté à la face quand il nous a quittés, n'est-ce pas, Auguste ? tous les motifs qu'il a peints. Les objets, il les a toujours connus, cela il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n'en avait jamais vu, il ne savait pas distinguer un althæa d'une passe-rose. C'est moi qui lui ai appris à reconnaître, vous n'allez pas me croire, à reconnaître le jasmin.” Et il faut avouer qu'il y a quelque chose de curieux à penser que le peintre des fleurs que les amateurs d'art nous citent aujourd'hui comme le premier, comme supérieur même à Fantin-Latour, n'aurait peut-être jamais, sans la femme qui est là, su peindre un jasmin. “Oui, ma parole, le jasmin ; toutes les roses qu'il a faites, c'est chez moi, ou bien c'est moi qui les lui apportais. On ne l'appelait chez nous que monsieur Tiche ; demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs, au commencement il ne pouvait pas en venir à bout. Il n'a jamais su faire un bouquet. Il n'avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui dise : ‘Non, ne peignez pas cela, cela n'en vaut pas la peine, peignez ceci. ‘ Ah ! s'il nous avait écoutés aussi pour l'arrangement de sa vie comme pour l'arrangement de ses fleurs, et s'il n'avait pas fait ce sale mariage !” Et brusquement, les yeux enfiévrés par l'absorption d'une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans l'allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son corsage, c'est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme un admirable tableau qui n'a je crois jamais été peint, et où se liraient toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses d'une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus elle nous parle de l'admirable portrait qu'Elstir a fait pour elle, le portrait de la famille Cottard, portrait donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que c'est elle qui a donné au peintre l'idée d'avoir fait l'homme en habit pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge, et qui a choisi la robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce serait elle aussi qui aurait donné l'idée de ce coiffage, idée dont on a fait ensuite honneur à l'artiste, idée qui consistait en somme à peindre la femme non pas en représentation mais surprise dans l'intime de sa vie de tous les jours. “Je lui disais : ‘Mais dans la femme qui se coiffe, qui s'essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements d'une grâce tout à fait léonardesque.
« Mais sur un signe de Verdurin, indiquant le réveil de ces indignations comme malsain pour la grande nerveuse que serait au fond sa femme, Swann me fait admirer le collier de perles noires porté par la maîtresse de la maison et acheté par elle, toutes blanches, à la vente d'un descendant de Mme de La Fayette à qui elles auraient été données par Henriette d'Angleterre, perles devenues noires à la suite d'un incendie qui détruisit une partie de la maison que les Verdurin habitaient dans une rue dont je ne me rappelle plus le nom, incendie après lequel fut retrouvé le coffret où étaient ces perles, mais devenues entièrement noires. “Et je connais leur portrait, de ces perles, aux épaules mêmes de Mme de La Fayette, oui, parfaitement, leur portrait”, insiste Swann devant les exclamations des convives un brin ébahis, “leur portrait authentique, dans la collection du duc de Guermantes.” Une collection qui n'a pas son égale au monde, proclame Swann, et que je devrais aller voir, une collection héritée par le célèbre duc, qui était son neveu préféré, de Mme de Beausergent, sa tante, de Mme de Beausergent depuis Mme d'Hatzfeldt, la soeur de la marquise de Villeparisis et de la princesse d'Hanovre, où mon frère et moi nous l'avons tant aimé autrefois sous les traits du charmant bambin appelé Basin, qui est bien en effet le prénom du duc. Là-dessus, le docteur Cottard avec une finesse qui décèle chez lui l'homme tout à fait distingué ressaute à l'histoire des perles et nous apprend que des catastrophes de ce genre produisent dans le cerveau des gens des altérations tout à fait pareilles à celles qu'on remarque dans la matière inanimée, et cite d'une façon vraiment plus philosophique que ne feraient bien des médecins le propre valet de chambre de Mme Verdurin, qui dans l'épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu'à la première lettre que ses maîtres alors en Normandie reçurent de lui leur annonçant l'événement, ils crurent à la mystification d'un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer. Et la suggestive dissertation passe, sur un signe gracieux de la maîtresse de maison, de la salle à manger au fumoir vénitien dans lequel Cottard nous dit avoir assisté à de véritables dédoublements de la personnalité, nous citant ce cas d'un de ses malades qu'il s'offre aimablement à m'amener chez moi et à qui il suffirait qu'il touche les tempes pour l'éveiller à une seconde vie, vie pendant laquelle il ne se rappellerait rien de la première, si bien que très honnête homme dans celle-là, il y aurait été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans l'autre où il serait tout simplement un abominable gredin. Sur quoi Mme Verdurin remarque finement que la médecine pourrait fournir des sujets plus vrais à un théâtre où la cocasserie de l'imbroglio reposerait sur des méprises pathologiques, ce qui, de fil en aiguille, amène Mme Cottard à narrer qu'une donnée toute semblable a été mise en oeuvre par un conteur qui est le favori des soirées de ses enfants, l'Écossais Stevenson, un nom qui met dans la bouche de Swann cette affirmation péremptoire : “Mais c'est tout à fait un grand écrivain, Stevenson, je vous assure, monsieur de Goncourt, un très grand, l'égal des plus grands.” Et comme, sur mon émerveillement des plafonds à caissons écussonnés provenant de l'ancien palazzo Barberini, de la salle où nous fumons, je laisse percer mon regret du noircissement progressif d'une certaine vasque par la cendre de nos “londrès”, Swann, ayant raconté que des taches pareilles attestent sur les livres ayant appartenu à Napoléon Ier, livres possédés, malgré ses opinions antibonapartistes, par le duc de Guermantes, que l'empereur chiquait, Cottard, qui se révèle un curieux vraiment pénétrant en toutes choses, déclare que ces taches ne viennent pas du tout de cela – “mais là, pas du tout”, insiste-t-il avec autorité – mais de l'habitude qu'il avait d'avoir toujours dans la main, même sur les champs de bataille, des pastilles de réglisse, pour calmer ses douleurs de foie. “Car il avait une maladie de foie et c'est de cela qu'il est mort”, conclut le docteur. »
Je m'arrêtai là, car je partais le lendemain ; et d'ailleurs, c'était l'heure où me réclamait l'autre maître au service de qui nous sommes chaque jour, pour une moitié de notre temps. La tâche à laquelle il nous astreint, nous l'accomplissons les yeux fermés. Tous les matins il nous rend à notre autre maître, sachant que sans cela nous nous livrerions mal à la sienne. Curieux, quand notre esprit a rouvert ses yeux, de savoir ce que nous avons bien pu faire chez le maître qui étend ses esclaves avant de les mettre à une besogne précipitée, les plus malins, à peine la tâche finie, tâchent de subrepticement regarder. Mais le sommeil lutte avec eux de vitesse pour faire disparaître les traces de ce qu'ils voudraient voir. Et depuis tant de siècles nous ne savons pas grand-chose là-dessus.
Je fermai donc le journal des Goncourt. Prestige de la littérature ! J'aurais voulu revoir les Cottard, leur demander tant de détails sur Elstir, aller voir la boutique du Petit Dunkerque si elle existait encore, demander la permission de visiter cet hôtel des Verdurin où j'avais dîné. Mais j'éprouvais un vague trouble. Certes, je ne m'étais jamais dissimulé que je ne savais pas écouter ni, dès que je n'étais plus seul, regarder. Une vieille femme ne montrait à mes yeux aucune espèce de collier de perles et ce qu'on en disait n'entrait pas dans mes oreilles. Tout de même, ces êtres-là je les avais connus dans la vie quotidienne, j'avais souvent dîné avec eux, c'était les Verdurin, c'était le duc de Guermantes, c'était les Cottard, chacun d'eux m'avait paru aussi commun qu'à ma grand-mère ce Basin dont elle ne se doutait guère qu'il était le neveu chéri, le jeune héros délicieux, de Mme de Beausergent, chacun d'eux m'avait semblé insipide ; je me rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composé…
Et que tout cela fasse un astre dans la nuit !
Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu'avaient pu faire naître en moi contre la littérature les pages de Goncourt lues la veille de mon départ de Tansonville. Même en mettant de côté l'indice individuel de naïveté qui est frappant chez ce mémorialiste, je pouvais d'ailleurs me rassurer à divers points de vue. D'abord en ce qui me concernait personnellement, mon incapacité de regarder et d'écouter, que le journal cité avait si péniblement illustrée pour moi, n'était pourtant pas totale. Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c'était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l'observation n'en profitait pas. Comme un géomètre qui dépouillant les choses de leurs qualités sensibles ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m'échappait, car ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu'elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c'était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu'il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n'était que quand je l'apercevais que mon esprit – jusque-là sommeillant, même derrière l'activité apparente de ma conversation dont l'animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel – se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu'il poursuivait alors – par exemple l'identité du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps – était situé à mi-profondeur, au-delà de l'apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m'échappait parce que je n'avais pas la faculté de m'arrêter à lui, comme un chirurgien qui, sous le poli d'un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J'avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais.
Il en résultait qu'en réunissant toutes les remarques que j'avais pu faire dans un dîner sur les convives, le dessin des lignes tracées par moi figurait un ensemble de lois psychologiques où l'intérêt propre qu'avait eu dans ses discours le convive ne tenait presque aucune place. Mais cela enlevait-il tout mérite à mes portraits puisque je ne les donnais pas pour tels ? Si l'un, dans le domaine de la peinture, met en évidence certaines vérités relatives au volume, à la lumière, au mouvement, cela fait-il qu'il soit nécessairement inférieur à tel portrait ne lui ressemblant aucunement de la même personne, dans lequel mille détails qui sont omis dans le premier seront minutieusement relatés – deuxième portrait d'où l'on pourra conclure que le modèle était ravissant tandis qu'on l'eût cru laid dans le premier, ce qui peut avoir une importance documentaire et même historique, mais n'est pas nécessairement une vérité d'art.
Puis ma frivolité dès que je n'étais pas seul me faisait désireux de plaire, plus désireux d'amuser en bavardant que de m'instruire en écoutant, à moins que je ne fusse allé dans le monde pour interroger sur quelque point d'art, ou quelque soupçon jaloux qui m'avait occupé l'esprit avant. Mais j'étais incapable de voir ce dont le désir n'avait pas été éveillé en moi par quelque lecture, ce dont je n'avais pas d'avance dessiné moi-même le croquis que je désirais ensuite confronter avec la réalité. Que de fois, je le savais bien même si cette page de Goncourt ne me l'eût appris, je suis resté incapable d'accorder mon attention à des choses ou à des gens qu'ensuite, une fois que leur image m'avait été présentée dans la solitude par un artiste, j'aurais fait des lieues, risqué la mort pour retrouver ! Alors mon imagination était partie, avait commencé à peindre. Et ce devant quoi j'avais bâillé l'année d'avant, je me disais avec angoisse, le contemplant d'avance, le désirant : « Sera-t-il vraiment impossible de le voir ? Que ne donnerais-je pas pour cela ! »
Quand on lit des articles sur des gens, même simplement des gens du monde, qualifiés de « derniers représentants d'une société dont il n'existe plus aucun témoin », sans doute on peut s'écrier : « Dire que c'est d'un être si insignifiant qu'on parle avec tant d'abondance et d'éloges ! c'est cela que j'aurais déploré de ne pas avoir connu, si je n'avais fait que lire les journaux et les revues et si je n'avais pas vu l'homme ! » Mais j'étais plutôt tenté en lisant de telles pages dans les journaux de penser : « Quel malheur que – alors que j'étais seulement préoccupé de retrouver Gilberte ou Albertine – je n'aie pas fait plus attention à ce monsieur ! Je l'avais pris pour un raseur du monde, pour un simple figurant, c'était une figure ! »
Cette disposition-là, les pages de Goncourt que je lus me la firent regretter. Car peut-être j'aurais pu conclure d'elles que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l'écrivain nous vante ne valait pas grand-chose ; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture au contraire nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n'avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande. À la rigueur, nous pouvons nous consoler de nous être peu plu dans la société d'un Vinteuil, d'un Bergotte. Le bourgeoisisme pudibond de l'un, les défauts insupportables de l'autre, même la prétentieuse vulgarité d'un Elstir à ses débuts (puisque le Journal des Goncourt m'avait fait découvrir qu'il n'était autre que le « monsieur Tiche » qui avait tenu jadis de si exaspérants discours à Swann, chez les Verdurin) ne prouvent rien contre eux, puisque leur génie est manifesté par leurs oeuvres. Pour eux, que ce soit les mémoires, ou nous, qui aient tort quand ils donnent du charme à leur société qui nous a déplu, est un problème de peu d'importance, puisque, même si c'était l'écrivain de mémoires qui avait tort, cela ne prouverait rien contre la valeur de la vie qui produit de tels génies. (Mais quel est l'homme de génie qui n'a pas adopté les irritantes façons de parler des artistes de sa bande, avant d'arriver, comme c'était venu pour Elstir et comme cela arrive rarement, à un bon goût supérieur ? Les lettres de Balzac, par exemple, ne sont-elles pas semées de tours vulgaires que Swann eût souffert mille morts d'employer ? Et cependant il est probable que Swann, si fin, si purgé de tout ridicule haïssable, eût été incapable d'écrire La Cousine Bette et Le Curé de Tours.)
Tout à l'autre extrémité de l'expérience, quand je voyais que les plus curieuses anecdotes, qui font la matière inépuisable, divertissement des soirées solitaires pour le lecteur, du Journal de Goncourt, lui avaient été contées par ces convives que nous eussions à travers ses pages envié de connaître, et qui ne m'avaient pas laissé à moi trace d'un souvenir intéressant, cela n'était pas trop inexplicable encore. Malgré la naïveté de Goncourt, qui concluait de l'intérêt de ces anecdotes à la distinction probable de l'homme qui les contait, il pouvait très bien se faire que des hommes médiocres eussent vu dans leur vie, ou entendu raconter, des choses curieuses et les contassent à leur tour. Goncourt savait écouter, comme il savait voir ; je ne le savais pas.
D'ailleurs tous ces faits auraient eu besoin d'être jugés un à un. M. de Guermantes ne m'avait certes pas donné l'impression de cet adorable modèle des grâces juvéniles que ma grand-mère eût tant voulu connaître et me proposait comme modèle inimitable d'après les mémoires de Mme de Beausergent. Mais il faut songer que Basin avait alors sept ans, que l'écrivain était sa tante et que même les maris qui doivent divorcer quelques mois après vous font un grand éloge de leur femme. Une des plus jolies poésies de Sainte-Beuve est consacrée à l'apparition devant une fontaine d'une jeune enfant couronnée de tous les dons et de toutes les grâces, la jeune Mlle de Champlâtreux, qui ne devait pas avoir alors dix ans. Malgré toute la tendre vénération que le poète de génie qu'est la comtesse de Noailles portait à sa belle-mère, la duchesse de Noailles née Champlâtreux, il est possible, si elle avait eu à en faire le portrait, que celui-ci eût contrasté assez vivement avec celui que Sainte-Beuve en traçait cinquante ans plus tôt.
Ce qui eût peut-être été plus troublant, c'était l'entre-deux, c'était ces gens desquels ce qu'on dit implique, chez eux, plus que la mémoire qui a su retenir une anecdote curieuse, sans que pourtant on ait, comme pour les Vinteuil, les Bergotte, le recours de les juger sur leur oeuvre, car ils n'en ont pas créé : ils en ont seulement – à notre grand étonnement à nous qui les trouvions si médiocres – inspiré. Passe encore que le salon qui, dans les musées, donnera la plus grande impression d'élégance depuis les grandes peintures de la Renaissance, soit celui de la petite bourgeoise ridicule que j'eusse, si je ne l'avais pas connue, rêvé devant le tableau de pouvoir approcher dans la réalité, espérant apprendre d'elle les secrets les plus précieux de l'art du peintre, que sa toile ne me donnait pas, et de qui la pompeuse traîne de velours et de dentelles est un morceau de peinture comparable aux plus beaux de Titien. Si j'avais compris jadis que ce n'est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut refléter ainsi sa vie, fût-elle médiocre, qui devient un Bergotte (les contemporains le tinssent-ils pour moins homme d'esprit que Swann et moins savant que Bréauté), on pouvait à plus forte raison en dire autant des modèles de l'artiste. Dans l'éveil de l'amour de la beauté, chez l'artiste qui peut tout peindre, l'élégance où il pourra trouver de si beaux motifs, le modèle lui en sera fourni par des gens un peu plus riches que lui chez qui il trouvera ce qu'il n'a pas d'habitude dans son atelier d'homme de génie méconnu qui vend ses toiles cinquante francs : un salon avec des meubles recouverts de vieille soie, beaucoup de lampes, de belles fleurs, de beaux fruits, de belles robes – gens modestes relativement ou qui le paraîtraient à des gens vraiment brillants (qui ne connaissent même pas leur existence), mais qui à cause de cela sont plus à portée de connaître l'artiste obscur, de l'apprécier, de l'inviter, de lui acheter ses toiles, que les gens de l'aristocratie qui se font peindre comme le pape et les chefs d'État par les peintres académiciens. La poésie d'un élégant foyer et de belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas plutôt pour la postérité dans le salon de l'éditeur Charpentier par Renoir que dans le portrait de la princesse de Sagan ou de la comtesse de La Rochefoucauld par Cot ou Chaplin ? Les artistes qui nous ont donné les plus grandes visions d'élégance en ont recueilli les éléments chez des gens qui étaient rarement les grands élégants de leur époque, lesquels se font rarement peindre par l'inconnu porteur d'une beauté qu'ils ne peuvent pas distinguer sur ses toiles, dissimulée qu'elle est par l'interposition d'un poncif de grâce surannée qui flotte dans l'oeil du public comme ces visions subjectives que le malade croit effectivement posées devant lui. Mais que ces modèles médiocres que j'avais connus eussent en outre inspiré, conseillé certains arrangements qui m'avaient enchanté, que la présence de tel d'entre eux dans les tableaux fût plus que celle d'un modèle, mais d'un ami qu'on veut faire figurer dans ses toiles, c'était à se demander si tous les gens que nous regrettons de ne pas avoir connus parce que Balzac les peignait dans ses livres ou les leur dédiait en hommage d'admiration, sur lesquels Sainte-Beuve ou Baudelaire firent leurs plus jolis vers, à plus forte raison si toutes les Récamier, toutes les Pompadour ne m'eussent pas paru d'insignifiantes personnes, soit par une infirmité de ma nature, ce qui me faisait alors enrager d'être malade et de ne pouvoir retourner voir tous les gens que j'avais méconnus, soit qu'elles ne dussent leur prestige qu'à une magie illusoire de la littérature, ce qui forçait à changer de dictionnaire pour lire, et me consolait de devoir d'un jour à l'autre, à cause des progrès que faisait mon état maladif, rompre avec la société, renoncer au voyage, aux musées, pour aller me soigner dans une maison de santé. Peut-être pourtant ce côté mensonger, ce faux-jour n'existe-t-il dans les mémoires que quand ils sont trop récents, quand les réputations s'anéantissent si vite, aussi bien intellectuelles que mondaines (car si l'érudition essaye ensuite de réagir contre cet ensevelissement, parvient-elle à détruire un sur mille de ces oublis qui vont s'entassant ?)
*
Ces idées tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se présentèrent jamais à ma pensée pendant les longues années, où d'ailleurs j'avais tout à fait renoncé au projet d'écrire, et que je passai à me soigner, loin de Paris dans une maison de santé, jusqu'à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916.
Chapitre II
M. de Charlus pendant la guerre ; ses opinions, ses plaisirs
Je rentrai alors dans un Paris bien différent de celui où j'étais déjà revenu une première fois, comme on le verra tout à l'heure, en août 1914, pour subir une visite médicale, après quoi j'avais rejoint ma maison de santé. Un des premiers soirs de mon nouveau retour en 1916, ayant envie d'entendre parler de la seule chose qui m'intéressait alors, la guerre, je sortis après le dîner pour aller voir Mme Verdurin, car elle était avec Mme Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l'ensemencement d'une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l'être une contemporaine de Mme Tallien, par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très « guerre », sur des jupes très courtes ; elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c'est, disaient-elles, parce qu'elles n'oubliaient pas qu'elles devaient réjouir les yeux de ces combattants, qu'elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n'avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d'ornements égyptiens rappelant la campagne d'Égypte, c'était des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d'obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous anglais auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l'air tracé par Pisanello. C'est encore parce qu'elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu'elles en portaient, quand l'un des leurs tombait, à peine le deuil, sous le prétexte qu'il était « mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et « autorisant tous les espoirs », dans l'invincible certitude du triomphe définitif), de remplacer le cachemire d'autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, « tout en observant le tact et la correction qu'il est inutile de rappeler à des Françaises ».
Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en tête d'un article de journal : « Une exposition sensationnelle », on pouvait être sûr qu'il s'agissait d'une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées d'ailleurs à « ces délicates joies d'art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées ». C'est ainsi que l'élégance et le plaisir avaient repris ; l'élégance, à défaut des arts, cherchant à s'excuser comme ceux-ci en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient qu'il paraîtrait à tort « étrange à d'austères républicains que nous nous occupions des arts quand l'Europe coalisée assiège le territoire de la liberté ». Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui d'ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d'artistes, avouaient que « chercher du nouveau, s'écarter de la banalité, affirmer une personnalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d'après la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l'ambition qui les tourmentait, la chimère qu'ils poursuivaient, ainsi qu'on pouvait s'en rendre compte en venant visiter leurs salons délicieusement installés rue de la…, où effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de l'heure, semble être le mot d'ordre, avec la discrétion toutefois qu'imposent les circonstances ».
« Les tristesses de l'heure », il est vrai, « pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n'avions tant de hauts exemples de courage et d'endurance à méditer. Aussi, en pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d'apporter toujours plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue », cela se conçoit, « est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. Ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette triste guerre, ajoutait le charmant chroniqueur, que » (on attendait : « la reprise des provinces perdues, le réveil du sentiment national ») « ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette guerre que d'avoir obtenu de jolis résultats en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec très peu de chose, d'avoir créé de la coquetterie avec des riens. À la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires, on préfère en ce moment les robes faites chez soi, parce qu'affirmant l'esprit, le goût et les tendances individuelles de chacun. »
Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l'invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu'elle fût obligée de se faire « plus ingénieuse encore », ce qui obligeait à passer la fin de l'après-midi dans les « thés » autour d'une table de bridge en commentant les nouvelles du « front », tandis qu'à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur, les dames à haut turban. Ce n'était pas du reste seulement les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l'étaient aussi. Ces dames à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d'où et qui étaient la fleur de l'élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient d'ailleurs pour elles autant d'importance qu'au temps où j'avais débuté dans le monde en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld trois ou quatre siècles d'ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu'on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu'on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. « Tout cela est assez nauséabond », concluait la dame de 1914 qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s'arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles, que les jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d'ailleurs certains vieillards qui n'avaient pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas être si nouvelles que cela, n'offraient pas seulement à la société les divertissements de conversation politique et de musique dans l'intimité qui lui convenaient ; il fallait encore que ce fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux. (Ils étaient d'ailleurs nouveaux en certaines choses. Ainsi Mme Verdurin était allée à Venise pendant la guerre, mais, comme ces gens qui veulent éviter de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c'était épatant, ce qu'elle admirait ce n'était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout ce qui m'avait tant plu et dont elle faisait bon marché, mais l'effet des projecteurs dans le ciel, projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. Ainsi d'âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l'art admiré jusque-là.)
Le salon Saint-Euverte était une étiquette défraîchie sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents, n'eût attiré personne. On courait au contraire pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns, ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban dont l'invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s'appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides et s'appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par L'Écho de Paris, dans l'affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c'était forcément parmi d'anciens révisionnistes, comme parmi d'anciens socialistes, qu'on avait été obligé de recruter le parti de l'ordre social, de la tolérance religieuse, de la préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d'adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était au contraire un des auteurs de cette loi, c'était donc un patriote.
Dans le monde (et ce phénomène social n'est d'ailleurs qu'une application d'une loi psychologique bien plus générale) les nouveautés, coupables ou non, n'excitent l'horreur que tant qu'elles ne sont pas assimilées et entourées d'éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d'Odette, mariage qui avait d'abord fait crier. Maintenant qu'on voyait chez les Saint-Loup tous les gens « qu'on connaissait », Gilberte aurait pu avoir les moeurs d'Odette elle-même, que malgré cela on y serait « allé » et qu'on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu'il valait en soi, personne n'y songeait, pas plus pour l'admettre maintenant qu'autrefois pour le condamner. Il n'était plus shocking. C'était tout ce qu'il fallait. À peine se rappelait-on qu'il l'avait été, comme on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d'une jeune fille était un voleur ou non. Au besoin, on peut dire : « Non, c'est du beau-frère, ou d'un homonyme que vous parlez. Mais contre celui-là il n'y a jamais eu rien à dire. » De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait être le mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde. Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l'était a fortiori aux dreyfusards. Il n'y en avait plus, du reste, dans la politique, puisque tous à un moment l'avaient été s'ils voulaient être du gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté, avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente) : l'antipatriotisme, l'irréligion, l'anarchie, etc. Aussi le dreyfusisme de M. Bontemps, invisible et constitutif comme celui de tous les hommes politiques, ne se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu'il avait été dreyfusard car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce qu'aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu'ils affectaient de croire plus long, car c'était une des idées les plus à la mode de dire que l'avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d'aussi profond, simulant autant de durée, qu'une période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il faisait allusion à l'affaire Dreyfus disait : « Dans ces temps préhistoriques ».
(À vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d'un certain degré. Tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir, ne s'occupaient pas qu'il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu égard à l'importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l'ordre des pensées c'est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n'avoir aucune importance et qui renverse pour eux l'ordre du temps en les faisant contemporains d'un autre temps de leur vie. On peut s'en rendre compte pratiquement à la beauté des pages qu'il inspire : un chant d'oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l'odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l'Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-Tombe des pages d'une valeur infiniment plus grande.) Les mots de dreyfusard et d'antidreyfusard n'avaient plus de sens, disaient les mêmes gens qui eussent été stupéfaits et révoltés si on leur avait dit que probablement dans quelques siècles, et peut-être moins, celui de boche n'aurait plus que la valeur de curiosité des mots sans-culotte ou chouan ou bleu.
M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l'Allemagne eût été réduite au même morcellement qu'au Moyen Âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, et Guillaume II ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot appelait un « jusqu'au-boutiste », c'était le meilleur brevet de civisme qu'on pouvait lui donner. Sans doute les trois premiers jours Mme Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient demandé à Mme Verdurin à la connaître, et ce fut d'un ton légèrement aigre que Mme Verdurin répondit : « Le comte, ma chère », à Mme Bontemps qui lui disait : « C'est bien le duc d'Haussonville que vous venez de me présenter », soit par entière ignorance et absence de toute association entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit au contraire par excessive instruction et association d'idées avec le « Parti des ducs » dont on lui avait dit que M. d'Haussonville était un des membres à l'Académie.
À partir du quatrième jour elle avait commencé d'être solidement installée dans le faubourg Saint-Germain. Quelquefois on voyait encore autour d'elle les fragments inconnus d'un monde qu'on ne connaissait pas et qui n'étonnaient pas plus que des débris de coquille autour du poussin, ceux qui savaient l'oeuf d'où Mme Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour elle les avait secoués, et avant la fin du premier mois, quand elle disait : « Je vais chez les Lévy », tout le monde comprenait sans qu'elle eût besoin de préciser qu'il s'agissait des Lévis-Mirepoix, et pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu'il y avait dans le communiqué du soir, ce qu'on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le lendemain ou plus tard, et dont elle avait ainsi comme une sorte de répétition des couturières. Dans la conversation Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait : « nous » en parlant de la France. « Eh bien voici : nous exigeons du roi de Grèce qu'il retire du Péléponnèse, etc., nous lui envoyons, etc. » Et dans tous ces récits revenait tout le temps le G. Q. G. (« j'ai téléphoné au G. Q. G. »), abréviation qu'elle avait à prononcer le même plaisir qu'avaient naguère les femmes qui ne connaissaient pas le prince d'Agrigente, à demander en souriant quand on parlait de lui et pour montrer qu'elles étaient au courant : « Grigri ? », un plaisir qui dans les époques peu troublées n'est connu que par les mondains, mais que dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître d'hôtel, par exemple, si on parlait du roi de Grèce, était capable grâce aux journaux de dire comme Guillaume II : « Tino ? », tandis que jusque-là sa familiarité avec les rois était restée plus vulgaire, ayant été inventée par lui, comme quand jadis pour parler du roi d'Espagne il disait : « Fonfonse ». On put remarquer d'ailleurs qu'au fur et à mesure qu'augmenta le nombre des gens brillants qui firent des avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu'elle appelait les « ennuyeux » diminua. Par une sorte de transformation magique, tout « ennuyeux » qui était venu lui faire une visite et avait sollicité une invitation devenait subitement quelqu'un d'agréable, d'intelligent. Bref, au bout d'un an le nombre des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte que « la peur et l'impossibilité de s'ennuyer », qui avaient tenu une si grande place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de Mme Verdurin, avaient presque entièrement disparu. On eût dit que sur le tard cette impossibilité de s'ennuyer (qu'autrefois d'ailleurs elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l'effroi de s'ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin, faute d'ennuyeux, si elle n'avait, dans une faible mesure, remplacé ceux qui ne l'étaient plus par d'autres, recrutés parmi les anciens fidèles.
Du reste, pour en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y chercher, sans qu'elles s'en doutassent, exactement la même chose que les dreyfusards autrefois, c'est-à-dire un plaisir mondain composé de telle manière que sa dégustation assouvît les curiosités politiques et rassasiât le besoin de commenter entre soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait : « Vous viendrez à 5 heures parler de la guerre », comme autrefois « parler de l'Affaire », et dans l'intervalle : « Vous viendrez entendre Morel. »
Or Morel n'aurait pas dû être là, pour la raison qu'il n'était nullement réformé. Simplement il n'avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne le savait.
Les choses étaient tellement les mêmes qu'on retrouvait tout naturellement les mots d'autrefois : « bien pensants, mal pensants ». Et comme elles paraissaient différentes, comme les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l'appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l'Affaire avaient été contre Galliffet. À ces réunions Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par les oeuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands colliers de perles qu'Odette, qui en avait un aussi beau, de l'exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant qu'elle était en « tenue de guerre » à l'imitation des dames du Faubourg, avec sévérité. Mais les femmes savent s'adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes qu'elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les personnes qui l'étaient, elles mettaient de côté leurs robes d'or et se résignaient à la simplicité.
Une des étoiles du salon était Dans les choux, qui malgré ses goûts sportifs s'était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l'auteur d'une oeuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n'est que par hasard, quand j'établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu'il était le même qui avait amené le départ d'Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d'Albertine, à une voie s'arrêtant en pleine friche, à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C'était une voie de souvenirs, une ligne que je n'empruntais plus jamais. Tandis que les oeuvres de Dans les choux étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit.
Je dois dire que la connaissance du mari d'Andrée n'était ni très facile ni très agréable à faire, et que l'amitié qu'on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était en effet à ce moment déjà fort malade et s'épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu'il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d'être différents des autres. Mais pour ceux qu'il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d'une fatigue dangereuse pour lui, peut-être mortelle. C'était en somme un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l'audace frénétique qu'il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table.
Quant à Mme Verdurin, elle voulait chaque fois me faire faire la connaissance d'Andrée, ne pouvant admettre que je la connaissais. D'ailleurs Andrée venait rarement avec son mari. Elle était pour moi une amie admirable et sincère, et, fidèle à l'esthétique de son mari qui était en réaction des Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac : « Il a sa maison décorée par Bakst. Comment peut-on dormir là-dedans ! j'aimerais mieux Dubufe. » D'ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l'esthétisme qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c'était munichois) ni les appartements blancs et n'aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.
Je vis à cette époque beaucoup Andrée. Nous ne savions que nous dire, et une fois je pensai à ce nom de Juliette qui était monté du fond du souvenir d'Albertine comme une fleur mystérieuse. Mystérieuse alors, mais qui aujourd'hui n'excitait plus rien : au lieu que de tant de sujets indifférents je parlais, de celui-là je me tus, non qu'il le fût plus qu'un autre, mais il y a une sorte de sursaturation des choses auxquelles on a trop pensé. Peut-être la période où je voyais en cela tant de mystères était-elle la vraie. Mais comme ces périodes ne dureront pas toujours, on ne doit pas sacrifier sa santé, sa fortune, à la découverte de mystères qui un jour n'intéresseront plus.
On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu'elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu'elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu'était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu'elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l'amitié. Et puis le phénomène qui amène non pas seulement les mourants à ne prononcer que des noms familiers autrefois, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d'enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l'entreprise de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n'employa pas bien entendu les « ultras », mais les habitués moins fidèles qui avaient gardé un pied dans l'un et l'autre salon. Elle leur disait : « Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas ; en somme, qu'est-ce que je lui ai fait ? C'est chez moi qu'elle a connu ses deux maris. Si elle veut revenir, qu'elle sache que les portes lui sont ouvertes. » Ces paroles, qui auraient dû coûter à la fierté de la Patronne si elles ne lui avaient pas été dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès. Mme Verdurin attendit Odette sans la voir venir, jusqu'à ce que des événements qu'on verra plus loin amenassent pour de tout autres raisons ce que n'avait pu l'ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu et de réussites faciles, et d'échecs définitifs.
Mme Verdurin disait : « C'est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore caviardé toute la fin de l'article de Norpois et simplement parce qu'il laissait entendre qu'on avait limogé Percin. » Car la bêtise courante faisait que chacun tirait gloire d'user des expressions courantes, et croyait montrer qu'elle était à la mode comme faisait une bourgeoise en disant quand on parlait de MM. de Bréauté, d'Agrigente ou de Charlus : « Qui ? Babal de Bréauté, Grigri, Mémé de Charlus ? » Les duchesses font de même, d'ailleurs, et avaient le même plaisir à dire « limoger » car, chez les duchesses c'est – pour les roturiers un peu poètes – le nom qui diffère, mais elles s'expriment selon la catégorie d'esprits à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d'esprit n'ont pas égard à la naissance.
Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n'étaient pas d'ailleurs sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le « salon » Verdurin, s'il continuait en esprit et en vérité, s'était transporté momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l'ancien logis, fort humide, des ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas, du reste, d'agrément. Comme à Venise la place, comptée à cause de l'eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu'un parc en province, l'étroite salle à manger qu'avait Mme Verdurin à l'hôtel faisait d'une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin, qui avec leur fortune allait croissant à une époque où les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu'elles cessassent d'enchanter Brichot, qui au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s'étendant y trouvait des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de Noël. Enfin certains jours les dîneurs étaient si nombreux que la salle à manger de l'appartement privé était trop petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d'en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer l'intimité d'en haut, comme jadis la nécessité d'inviter les Cambremer faisait dire à Mme Verdurin qu'on serait trop serré, étaient ravis au fond – tout en faisant bande à part, comme jadis dans le petit chemin de fer – d'être un objet de spectacle et d'envie pour les tables voisines. Sans doute, dans les temps habituels de la paix, une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n'en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d'informations (s'ils se rattrapaient sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg : être vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient à cette époque peuplés d'espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement, par bonheur, le manque de sûreté de ses informations, toujours démenties par l'événement.
Avant l'heure où les thés d'après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu'on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c'est un nuage. Mais on est ému parce qu'on sait que ce nuage est immense, à l'état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému que la tache brune dans le ciel d'été ne fût ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. (Le souvenir des aéroplanes que j'avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n'entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m'était devenu indifférent.)
À l'heure du dîner les restaurants étaient pleins ; et si passant dans la rue je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitres illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec quand des pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée, plus noble, et que c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c'est la guerre ici. » Puis à 9 heures et demie, alors que personne n'avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait brusquement toutes les lumières, et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j'avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme avait lieu à 9 h 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l'on montre la lanterne magique, de salle de spectacle servant à exhiber les films d'un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était, au moins dans certains quartiers, encore plus noir que n'était le Combray de mon enfance ; les visites qu'on se faisait prenaient un air de visites de voisins de campagne.
Ah ! si Albertine avait vécu, qu'il eût été doux, les soirs où j'aurais dîné en ville de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades ! D'abord je n'aurais rien vu, j'aurais l'émotion de croire qu'elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j'eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m'avaient aperçu et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j'étais seul et je me faisais l'effet d'aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans rencontrer plus de passants dans l'obscurité de Tansonville, par le petit chemin de halage, jusqu'à la rue du Saint-Esprit, que je n'en rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques, de Sainte-Clotilde à la rue Bonaparte. D'ailleurs, comme ces fragments de paysage que le temps qu'il fait fait voyager n'étaient plus contrariés par un cadre devenu invisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial, je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse dont j'avais jadis tant rêvé, que je ne m'y étais senti à Balbec ; et même d'autres éléments de nature qui n'existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu'on venait, descendant du train, d'arriver pour les vacances en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d'ombre qu'on avait à côté de soi par terre les soirs au clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, et même en plein hiver ; ses rayons s'étalaient sur la neige qu'aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d'or bleuté, avec la délicatesse qu'elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l'arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s'élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d'une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d'arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d'un blanc si éclatant à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu'on aurait dit que cette prairie était tissue seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l'air de statues d'une matière double pour l'exécution desquelles l'artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d'un hôtel, ou même seulement une chambre d'un étage, n'ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l'air de se soutenir tout seul sur d'impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu'en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l'on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d'une vision d'Orient. Puis on passait et rien n'interrompait plus l'hygiénique et monotone piétinement rustique dans l'obscurité.
Je songeais que je n'avais pas revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914 seulement, pendant les deux mois que j'avais passés à Paris j'avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s'était le plus montré lui-même, il avait effacé toutes les impressions peu agréables d'insincérité qu'il m'avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j'avais reconnu en lui toutes les belles qualités d'autrefois. La première fois que je l'avais vu après la déclaration de guerre, c'est-à-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup, une fois que Bloch nous avait eu quittés, n'avait pas assez d'ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j'avais été presque choqué de la violence de son ton.
Saint-Loup revenait de Balbec. J'appris plus tard indirectement qu'il avait fait de vaines tentatives auprès du directeur du restaurant. Ce dernier devait sa situation à ce qu'il avait hérité de M. Nissim Bernard. Il n'était autre en effet que cet ancien jeune servant que l'oncle de Bloch « protégeait ». Mais la richesse lui avait apporté la vertu. De sorte que c'est en vain que Saint-Loup avait essayé de le séduire. Ainsi par compensation, tandis que des jeunes gens vertueux s'abandonnent, l'âge venu, aux passions dont ils ont enfin pris conscience, des adolescents faciles deviennent des hommes à principes contre lesquels des Charlus, venus sur la foi d'anciens récits mais trop tard, se heurtent désagréablement. Tout est affaire de chronologie.
« Non, s'écria-t-il avec force et gaieté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu'ils donnent, c'est qu'ils n'ont pas envie d'être tués, c'est par peur. » Et avec le même geste d'affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta : « Et moi, si je ne reprends pas de service, c'est tout bonnement par peur, na ! » J'avais déjà remarqué chez différentes personnes que l'affectation des sentiments louables n'est pas la seule couverture des mauvais, mais qu'une plus nouvelle est l'exhibition de ces mauvais, de sorte qu'on n'ait pas l'air au moins de s'en cacher. De plus chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu'on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c'était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l'École de guerre dans l'intimité de qui il avait vécu, pour qui il professait une grande admiration. Je n'eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d'un sentiment que, comme il avait dicté la conduite de Saint-Loup et son abstention dans la guerre qui commençait, celui-ci aimait mieux proclamer.
« Est-ce que tu as entendu dire, me demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n'en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l'ai entendu annoncer si souvent que j'attendrai que ce soit fait pour le croire. J'ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle est un homme charmant non seulement dans le monde mais pour ses amis, pour ses parents. Même d'une façon il a beaucoup plus de coeur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c'est un mari terrible, qui n'a jamais cessé de tromper sa femme, de l'insulter, de la brutaliser, de la priver d'argent. Ce serait si naturel qu'elle le quitte que c'est une raison pour que ce soit vrai mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c'en est une pour qu'on en ait l'idée et qu'on le dise. Et puis, du moment qu'elle l'a supporté si longtemps ! Maintenant je sais bien qu'il y a tant de choses qu'on annonce à tort, qu'on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. » Cela me fit penser à lui demander s'il avait jamais été question qu'il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m'assura que non, que ce n'était qu'un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s'évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit nouveau, de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y ajouter foi et le colporter.
Quarante-huit heures n'étaient pas passées que certains faits que j'appris me prouvèrent que je m'étais absolument trompé dans l'interprétation des paroles de Robert : « Tous ceux qui ne sont pas au front, c'est qu'ils ont peur. » Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation, pour faire de l'originalité psychologique, tant qu'il n'était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu'il le fût, étant en cela moins original, au sens qu'il croyait qu'il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu'il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Morel, d'où deux flèches se dirigeaient, pour se réunir à nouveau, dans une même direction, qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d'entendre l'aveu de lâcheté d'un « nationaliste » (qui l'était d'ailleurs si peu) et comme Saint-Loup lui avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre : « Myope. »
Mais Bloch avait complètement changé d'avis sur la guerre quelques jours après, où il vint me voir affolé. Quoique « myope » il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous pour être présenté, au ministère de la Guerre, à un colonel, avec un ancien officier, « M. de Cambremer », me dit-il. « Ah ! mais c'est vrai, c'est d'une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan. » Je lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu'à demi. Mais j'étais tellement habitué depuis que je les avais vus pour la première fois à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer, et ayant accès en somme dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux que je fus d'abord étonné d'entendre Saint-Loup me répondre : « Sa femme est idiote, je te l'abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par l'« idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa mère, quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui du moins ne se souciait pas des duchesses, mais à vrai dire c'est là une « intelligence » qui diffère autant de celle qui caractérise les penseurs, que « l'intelligence » reconnue par le public à tel homme riche « d'avoir su faire sa fortune ». Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu'elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n'avais pas eu, il est vrai, l'occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c'est justement ce qui fait qu'un être est tant d'êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors même des différences de jugement. De M. de Cambremer je n'avais connu que l'écorce. Et sa saveur, qui me fut attestée par d'autres, m'était inconnue.
Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d'amertume contre Saint-Loup, lui disant qu'eux autres, « beaux fils » galonnés, paradant dans les états-majors, ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n'avait pas envie de se faire « trouer la peau pour Guillaume ». « Il paraît qu'il est gravement malade, l'empereur Guillaume », répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta : « On dit même beaucoup qu'il est mort. » À la Bourse tout souverain malade, que ce soit Édouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d'être assiégée est prise. « On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l'opinion chez les Boches. Mais il est mort dans la nuit d'hier. Mon père le tient d'une source de tout premier ordre. » Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, soit que, par la chance qu'il avait, grâce à de « hautes relations », d'être en communication avec elles, il en reçût la nouvelle encore secrète que l'Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir. D'ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers ou des « offres » sur l'Extérieure, si le marché de la première était « ferme » et « actif », celui de la seconde « hésitant », « faible », et qu'on s'y tînt « sur la réserve », la source de premier ordre n'en restait pas moins une source de premier ordre. Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort du Kaiser d'un air mystérieux et important, mais aussi rageur. Il était particulièrement exaspéré d'entendre Robert dire : « l'empereur Guillaume ». Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes n'auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls vivants dans une île déserte, où ils n'auraient à faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d'éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n'eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire autrement que « l'empereur Guillaume ». Et ce savoir-vivre est malgré tout l'indice de grandes entraves pour l'esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d'ailleurs délicieuse – surtout avec tout ce qui s'y allie de générosité cachée et d'héroïsme inexprimé – à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron, qui criait à Saint-Loup : « Tu ne pourrais pas dire Guillaume tout court ? C'est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui ! Ah ! ça nous fera de beaux soldats à la frontière, ils lècheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c'est tout. »
« Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader », me dit Saint-Loup en souriant quand nous eûmes quitté notre camarade. Et je sentis bien que parader n'était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard, quand la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d'infanterie puis de chasseurs à pied, et enfin quand vint la suite qu'on lira plus loin. Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendait pas compte simplement parce que Robert ne l'exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi méchamment antimilitaristes une fois qu'il avait été reconnu « bon », il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire ; d'abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d'exprimer les sentiments trop profonds et qu'on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n'eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand-mère mais aurait horriblement souffert si on l'avait empêchée de le faire. Néanmoins il m'est impossible d'imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle que : « Je donnerais ma vie pour ma mère. » Aussi tacite était dans son amour de la France Robert qu'en ce moment je trouvais beaucoup plus Saint-Loup (autant que je pouvais me représenter son père) que Guermantes. Il eût été préservé aussi d'exprimer ces sentiments-là par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence. Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu'ils font, le font valoir. Nous n'avions été ensemble ni au lycée ni à la Sorbonne, mais nous avions séparément suivi certains cours des mêmes maîtres (et je me rappelle le sourire de Saint-Loup) qui, faisant un cours remarquable, comme quelques autres, veulent se faire passer pour hommes de génie, en donnant un nom ambitieux à leurs théories. Pour un peu que nous en parlions, Robert riait de bon coeur. Naturellement notre prédilection n'allait pas d'instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais enfin nous avions une certaine considération pour les gens qui savaient à fond le grec ou la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour cela à faire les charlatans. J'ai dit que si toutes les actions de maman reposaient jadis sur le sentiment qu'elle eût donné sa vie pour sa mère, elle ne s'était jamais formulé ce sentiment à elle-même et qu'en tout cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule, mais choquant et honteux de l'exprimer aux autres ; de même il m'est impossible d'imaginer dans la bouche de Saint-Loup, me parlant de son équipement, des courses qu'il avait à faire, de nos chances de victoire, du peu de valeur de l'armée russe, de ce que ferait l'Angleterre, il m'est impossible d'imaginer dans sa bouche la phrase même la plus éloquente dite par le ministre même le plus sympathique aux députés debout et enthousiastes. Je ne peux cependant pas dire que dans ce côté négatif qui l'empêchait d'exprimer les beaux sentiments qu'il ressentait il n'y avait pas un effet de l'« esprit des Guermantes », comme on en a vu tant d'exemples chez Swann. Car si je le trouvais Saint-Loup surtout, il restait Guermantes aussi, et par là, parmi les nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en avait qui n'étaient pas les mêmes que ceux de ses amis de Doncières, ces jeunes gens épris de leur métier avec qui j'avais dîné chaque soir et dont tant se firent tuer à la bataille de la Marne ou ailleurs en entraînant leurs hommes.
Les jeunes socialistes qu'il pouvait y avoir à Doncières quand j'y étais mais que je ne connaissais pas parce qu'ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que les officiers de ce milieu n'étaient nullement des « aristos » dans l'acception hautainement fière et bassement jouisseuse que le « populo », les officiers sortis du rang, les francs-maçons donnaient au surnom d'« aristos ». Et pareillement d'ailleurs, ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes que je les avais entendu accuser, pendant que j'étais à Doncières, en pleine affaire Dreyfus, d'être des « sans-patrie ». Le patriotisme des militaires, aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme définie qu'ils croyaient intangible et sur laquelle ils s'indignaient de voir jeter l'opprobre, tandis que les patriotes en quelque sorte inconscients, indépendants, sans religion patriotique définie, qu'étaient les radicaux-socialistes, n'avaient pas su comprendre quelle réalité profonde vivait dans ce qu'ils croyaient de vaines et haineuses formules.
Sans doute Saint-Loup comme eux s'était habitué à développer en lui, comme la partie la plus vraie de lui-même, la recherche et la conception des meilleures manoeuvres en vue des plus grands succès stratégiques et tactiques, de sorte que pour lui comme pour eux la vie de son corps était quelque chose de relativement peu important qui pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure, véritable noyau vital chez eux autour duquel l'existence personnelle n'avait de valeur que comme un épiderme protecteur. Dans le courage de Saint-Loup il y avait des éléments plus caractéristiques, et où on eût aisément reconnu la générosité qui avait fait au début le charme de notre amitié, et aussi le vice héréditaire qui s'était éveillé plus tard chez lui, et qui, joint à un certain niveau intellectuel qu'il n'avait pas dépassé, lui faisait non seulement admirer le courage, mais pousser l'horreur de l'efféminement jusqu'à une certaine ivresse au contact de la virilité. Il trouvait, chastement sans doute, à vivre à la belle étoile avec des Sénégalais qui faisaient à tout instant le sacrifice de leur vie, une volupté cérébrale où il entrait beaucoup de mépris pour les « petits messieurs musqués », et qui, si opposée qu'elle lui semble, n'était pas si différente de celle que lui donnait cette cocaïne dont il avait abusé à Tansonville et dont l'héroïsme – comme un remède qui supplée à un autre – le guérissait. Dans son courage il y avait d'abord cette double habitude de politesse qui d'une part le faisait louanger les autres mais pour soi-même se contenter de bien faire sans en rien dire, au contraire d'un Bloch qui lui avait dit dans notre rencontre : « Naturellement vous canneriez », et qui ne faisait rien ; et d'autre part le poussait à tenir pour rien ce qui était à lui, sa fortune, son rang, sa vie même, à les donner. En un mot, la vraie noblesse de sa nature. Mais tant de sources se confondent dans l'héroïsme que le goût nouveau qui s'était déclaré en lui, et aussi la médiocrité intellectuelle qu'il n'avait pu dépasser y avaient leur part. En prenant les habitudes de M. de Charlus, Robert s'était trouvé prendre aussi, quoique sous une forme fort différente, son idéal de virilité.
« En avons-nous pour longtemps ? » dis-je à Saint-Loup. « Non, je crois à une guerre très courte », me répondit-il. Mais ici, comme toujours, ses arguments étaient livresques. « Tout en tenant compte des prophéties de Moltke, relis », me dit-il, comme si je l'avais déjà lu, « le décret du 28 octobre 1913 sur la conduite des grandes unités, tu verras que le remplacement des réserves du temps de paix n'est pas organisé, ni même prévu, ce qu'on n'eût pas manqué de faire si la guerre devait être longue. » Il me semblait qu'on pouvait interpréter le décret en question non comme une preuve que la guerre serait courte, mais comme l'imprévoyance qu'elle le serait, et de ce qu'elle serait, chez ceux qui l'avaient rédigé, et qui ne soupçonnaient ni ce que serait dans une guerre stabilisée l'effroyable consommation du matériel de tout genre, ni la solidarité de divers théâtres d'opérations.
En dehors de l'homosexualité, chez les gens les plus opposés par nature à l'homosexualité, il existe un certain idéal conventionnel de virilité, qui, si l'homosexuel n'est pas un être supérieur, se trouve à sa disposition, pour qu'il le dénature d'ailleurs. Cet idéal – de certains militaires, de certains diplomates – est particulièrement exaspérant. Sous sa forme la plus basse, il est simplement la rudesse du coeur d'or qui ne veut pas avoir l'air d'être ému, et qui au moment d'une séparation avec un ami qui va peut-être être tué, a au fond une envie de pleurer dont personne ne se doute parce qu'il la recouvre sous une colère grandissante qui finit par cette explosion au moment où on se quitte : « Allons, tonnerre de Dieu ! bougre d'idiot, embrasse-moi donc et prends donc cette bourse qui me gêne, espèce d'imbécile. » Le diplomate, l'officier, l'homme qui sent que seule une grande oeuvre nationale compte, mais qui a tout de même eu une affection pour le « petit » qui était à la légation ou au bataillon et qui est mort des fièvres ou d'une balle, présente le même goût de virilité sous une forme plus habile, plus savante, mais au fond aussi haïssable. Il ne veut pas pleurer le « petit », il sait que bientôt on n'y pensera pas plus que le chirurgien bon coeur qui pourtant, le soir de la mort d'une petite malade contagieuse, a du chagrin qu'il n'exprime pas. Pour peu que le diplomate soit écrivain et raconte cette mort, il ne dira pas qu'il a eu du chagrin ; non ; d'abord par « pudeur virile », ensuite par habileté artistique qui fait naître l'émotion en la dissimulant. Un de ses collègues et lui veilleront le mourant. Pas un instant ils ne diront qu'ils ont du chagrin. Ils parleront des affaires de la légation ou du bataillon, même avec plus de précision que d'habitude :
« B*** me dit : “Vous n'oublierez pas qu'il y a demain revue du général, tâchez que vos hommes soient propres.” Lui qui était d'habitude si doux avait un ton plus sec que d'habitude, je remarquai qu'il évitait de me regarder. Moi-même je me sentais nerveux aussi. »
Et le lecteur comprend que ce ton sec, c'est le chagrin chez des êtres qui ne veulent pas avoir l'air d'avoir du chagrin, ce qui serait simplement ridicule, mais ce qui est aussi assez désespérant et hideux, parce que c'est la manière d'avoir du chagrin d'êtres qui croient que le chagrin ne compte pas, que la vie est plus sérieuse que les séparations, etc., de sorte qu'ils donnent dans les morts cette impression de mensonge, de néant, que donne au Jour de l'An le monsieur qui, en vous apportant des marrons glacés, dit : « Je vous la souhaite bonne et heureuse » en ricanant, mais le dit tout de même. Pour finir le récit de l'officier ou du diplomate veillant, la tête couverte parce qu'on a transporté le blessé en plein air, le moribond, à un moment donné tout est fini :
« Je pensais : il faut retourner préparer les choses pour l'astiquage ; mais je ne sais vraiment pas pourquoi, au moment où le docteur lâcha le pouls, B*** et moi, il se trouva que sans nous être entendus, le soleil tombait d'aplomb, peut-être avions-nous chaud, debout devant le lit, nous enlevâmes nos képis. »
Et le lecteur sent bien que ce n'est pas à cause de la chaleur du soleil, mais par émotion devant la majesté de la mort que les deux hommes virils, qui jamais n'ont le mot tendresse ou chagrin à la bouche, se sont découverts.
L'idéal de virilité des homosexuels à la Saint-Loup n'est pas le même mais aussi conventionnel et aussi mensonger. Le mensonge gît pour eux dans le fait de ne pas vouloir se rendre compte que le désir physique est à la base des sentiments auxquels ils donnent une autre origine. M. de Charlus détestait l'efféminement. Saint-Loup admire le courage des jeunes hommes, l'ivresse des charges de cavalerie, la noblesse intellectuelle et morale des amitiés d'homme à homme, entièrement pures, où on sacrifie sa vie l'un pour l'autre. La guerre qui fait, des capitales où il n'y a plus que des femmes, le désespoir des homosexuels, est au contraire le roman passionné des homosexuels, s'ils sont assez intelligents pour se forger des chimères, pas assez pour savoir les percer à jour, reconnaître leur origine, se juger. De sorte qu'au moment où certains jeunes gens s'engagèrent simplement par esprit d'imitation sportive, comme une année tout le monde joue au « diabolo », pour Saint-Loup la guerre fut davantage l'idéal même qu'il s'imaginait poursuivre dans ses désirs beaucoup plus concrets mais ennuagés d'idéologie, cet idéal servi en commun avec les êtres qu'il préférait, dans un ordre de chevalerie purement masculine, loin des femmes, où il pourrait exposer sa vie pour sauver son ordonnance, et mourir en inspirant un amour fanatique à ses hommes. Et ainsi, quoi qu'il y eût bien d'autres choses dans son courage, le fait qu'il était un grand seigneur s'y retrouvait, et s'y retrouvait aussi, sous une forme méconnaissable et idéalisée, l'idée de M. de Charlus que c'était de l'essence d'un homme de n'avoir rien d'efféminé. D'ailleurs de même qu'en philosophie et en art deux idées analogues ne valent que par la manière dont elles sont développées, et peuvent différer grandement, si elles sont exposées par Xénophon ou par Platon, de même tout en reconnaissant combien ils tiennent en faisant cela l'un de l'autre, j'admire Saint-Loup demandant à partir au point le plus dangereux, infiniment plus que M. de Charlus évitant de porter des cravates claires.
Je parlai à Saint-Loup de mon ami le directeur du Grand Hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu'il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections qu'il appelait des « défectuosités », et avait accusé de les avoir provoquées ce qu'il appelait le « militariste prussien » ; il avait même cru, à un certain moment, à un débarquement simultané des Japonais, des Allemands et des Cosaques à Rivebelle, menaçant Balbec, et avait dit qu'il n'y avait plus qu'à « décrépir ». Il trouvait le départ des pouvoirs publics pour Bordeaux un peu précipité et déclarait qu'ils avaient eu tort de « décrépir » aussi vite. Ce germanophobe disait en riant à propos de son frère : « Il est dans les tranchées, à vingt-cinq mètres des Boches ! » jusqu'à ce qu'ayant appris qu'il l'était lui-même, on l'eût mis dans un camp de concentration.
« À propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier de l'hôtel ? » me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer. « Il s'engage et m'a écrit pour le faire “rentrer” dans l'aviation. » Sans doute le lift était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait « prendre ses galons » autrement que comme concierge, car notre destin n'est pas toujours ce que nous avions cru. « Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n'aurons assez d'avions. C'est avec cela qu'on verra ce que prépare l'adversaire. C'est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d'une attaque, celui de la surprise, l'armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. »
J'avais rencontré ce liftier aviateur peu de jours auparavant. Il m'avait parlé de Balbec et curieux de savoir ce qu'il me dirait de Saint-Loup j'amenai la conversation en lui demandant s'il était vrai comme on me l'avait dit que M. de Charlus avait à l'égard des jeunes gens etc. Le liftier parut étonné, il n'en savait absolument rien. En revanche il accusa le jeune homme riche, celui qui vivait avec sa maîtresse et trois amis. Comme il avait l'air de mettre le tout dans un même sac et que je savais par M. de Charlus qui me l'avait dit, on se le rappelle, devant Brichot qu'il n'en était rien, je dis au liftier qu'il devait se tromper. Il opposa à mes doutes les affirmations les plus certaines. C'était l'amie du jeune homme riche qui était chargée de lever les jeunes gens et tout le monde prenait son plaisir ensemble. Ainsi M. de Charlus, le plus compétent des hommes en cette matière, s'était entièrement trompé tant la vérité est partielle, secrète, imprévisible. Par peur de faire un raisonnement de bourgeois, de voir le charlisme là où il n'était pas, il avait passé à côté de ce fait, le levage opéré par la femme. « Elle est venue assez souvent me trouver, me dit le liftier. Mais elle a tout de suite vu à qui elle avait à faire, j'ai catégoriquement refusé, je ne marche pas dans ce fourbi-là ; je lui ai dit que cela me déplaisait formellement. Une personne n'a qu'à être indiscrète, cela se répète, on ne peut plus trouver de place nulle part. » Ces dernières raisons affaiblissaient les vertueuses déclarations du début puisqu'elles semblaient impliquer que le liftier eût cédé s'il avait été assuré de la discrétion. Ç'avait sans doute été le cas pour Saint-Loup. Il est probable que même l'homme riche, sa maîtresse et ses amis, n'avaient pas été moins favorisés, car le liftier citait beaucoup de conversations tenues avec lui par eux à des époques très diverses, ce qui arrive rarement quand on a si catégoriquement refusé. Par exemple la maîtresse de l'homme riche était venue le trouver pour connaître un chasseur avec qui il était très ami. « Je ne crois pas que vous le connaissiez, vous n'étiez pas là à ce moment-là. C'est Victor qu'on lui disait. Naturellement », ajoutait le liftier de l'air de se référer à des lois inviolables et un peu secrètes, « on ne peut pas refuser à un camarade qui n'est pas riche. » Je me souvins de l'invitation que l'ami noble de l'homme riche m'avait adressée quelques jours avant mon départ de Balbec. Mais cela n'avait sans doute aucun rapport et était dicté par la seule amabilité.
« Eh bien, et la pauvre Françoise, a-t-elle réussi à faire réformer son neveu ? » Mais Françoise, qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le général de Saint-Joseph, avait répondu d'un ton désespéré : « Oh ! non, ça ne servirait à rien, il n'y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c'est tout ce qu'il y a de pis, il est patriotique », Françoise, dès qu'il avait été question de la guerre, et quelque douleur qu'elle en éprouvât, trouvait qu'on ne devait pas abandonner les « pauvres Russes », puisqu'on était « alliancé ». Le maître d'hôtel, persuadé d'ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n'aurait pas osé, par peur d'être démenti par les événements, et n'aurait même pas eu assez d'imagination pour prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d'en extraire d'avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. « Ça pourrait bien faire du vilain, parce qu'il paraît qu'il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent. » Et lui dire ainsi pour la « vexer » des choses désagréables, c'est ce qu'il appelait « lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour ». « De seize ans, Vierge Marie ! », disait Françoise, et, un instant méfiante : « On disait pourtant qu'on ne les prenait qu'après vingt ans, c'est encore des enfants. – Naturellement les journaux ont l'ordre de ne pas dire ça. Du reste c'est toute la jeunesse qui sera en avant, il n'en reviendra pas lourd. D'un côté ça fera du bon, une bonne saignée, là, c'est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah ! dame, s'il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan ! D'un côté, il faut ça. Et puis, les officiers, qu'est-ce que ça peut leur faire ? Ils touchent leurs pesetas, c'est tout ce qu'ils demandent. » Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations qu'on craignait que le maître d'hôtel ne la fît mourir d'une maladie de coeur.
Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu'eût la vieille servante, m'arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d'une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s'y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d'une façon indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain « parce que sans doute ». N'osant pas me dire : « Est-ce que cette dame a un hôtel ? » elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d'un bon chien : « Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulier… », évitant l'interrogation flagrante moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse.
Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus – et surtout s'ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi – restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu'ils croient le plus pénétrer dans la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (« pour me piquer », eût dit le maître d'hôtel) de ces propos étranges qu'une personne du monde n'aurait pas : avec une joie dissimulée mais aussi profonde que si c'eût été une maladie grave, si j'avais chaud et que la sueur – je n'y prenais pas garde – perlât à mon front : « Mais vous êtes en nage », me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le mépris que cause quelque chose d'indécent (« vous sortez mais vous avez oublié de mettre votre cravate »), prenant pourtant la voix préoccupée qui est chargée d'inquiéter quelqu'un sur son état. On aurait dit que moi seul dans l'univers avais jamais été en nage. Enfin elle ne parlait plus bien comme autrefois. Car dans son humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa fille s'étant plainte d'elle à moi et m'ayant dit (je ne sais de qui elle l'avait reçu) : « Elle a toujours quelque chose à dire, que je ferme mal les portes, et patatipatali et patatatipatala », Françoise crut sans doute que son incomplète éducation seule l'avait jusqu'ici privée de ce bel usage. Et sur ces lèvres où j'avais vu fleurir jadis le français le plus pur j'entendis plusieurs fois par jour : « Et patatipatali et patatatipatala. » Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même personne. Le maître d'hôtel ayant pris l'habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l'argent, mais parce qu'il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n'était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux minutes, c'était invariable comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille. Il croyait que ce que M. de Rambuteau avait été si froissé un jour d'entendre appeler par le duc de Guermantes « les édicules Rambuteau » s'appelait des pistières. Sans doute dans son enfance n'avait-il pas entendu l'o, et cela lui était resté. Il prononçait donc ce mot incorrectement mais perpétuellement. Françoise, gênée d'abord, finit par le dire aussi, pour se plaindre qu'il n'y eût pas de ce genre de choses pour les femmes comme pour les hommes. Mais son humilité et son admiration pour le maître d'hôtel faisaient qu'elle ne disait jamais pissotières, mais – avec une légère concession à la coutume – pissetières.
Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués auxquels elle ne comprenait rien par le maître d'hôtel, qui n'y comprenant guère davantage et chez qui le désir de tourmenter Françoise étant souvent dominé par une allégresse patriotique, disait avec un rire sympathique, parlant des Allemands : « Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la comète. » Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s'agissait, mais n'en sentait que davantage que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d'un air de dire : « Il est bien toujours le même », elle tempérait ses larmes d'un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher, qui malgré son métier était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d'âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d'aller trouver le ministre de la Guerre pour le faire réformer.
Le maître d'hôtel n'eût pas pu imaginer que les communiqués n'étaient pas excellents et qu'on ne se rapprochait pas de Berlin, puisqu'il lisait : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l'ennemi, etc. », actions qu'il célébrait comme de nouvelles victoires. J'étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d'hôtel, ayant vu dans un communiqué qu'une action avait eu lieu près de Lens, n'eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte dont nous tenions solidement les abords. Le maître d'hôtel connaissait pourtant bien de nom Jouy-le-Vicomte, qui n'était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu'on ne se croit pas battu mais vainqueur.
Je n'étais pas du reste demeuré longtemps à Paris et j'avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu'en principe le docteur vous traitât par l'isolement on m'y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m'écrivait (c'était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu'elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu'elle s'était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n'était même pas allé jusqu'à Combray et que ce n'était que grâce à la charrette d'un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d'un trajet atroce, qu'elle avait pu gagner Tansonville ! « Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m'écrivait en finissant Gilberte. J'étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu'à Tansonville je serais à l'abri de tout. Je n'y étais pas depuis deux jours que vous n'imaginerez jamais ce qui arrivait : les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un état-major allemand suivi d'un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j'étais obligée d'héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien. » L'état-major allemand s'était-il en effet bien conduit, ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet, par contagion de l'esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentés à la plus haute aristocratie d'Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l'état-major et même des soldats qui lui avaient seulement demandé « la permission de cueillir un des ne-m'oubliez-pas qui poussaient auprès de l'étang », bonne éducation qu'elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l'arrivée des généraux allemands. En tout cas, si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l'esprit des Guermantes – d'autres diraient de l'internationalisme juif, ce qui n'aurait probablement pas été juste, comme on verra – la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture si libérale qu'il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmait ou infirmait les principes qu'il m'avait alors exposés.
Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s'étaient en réalité succédé plusieurs guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et par exemple la théorie de la « percée » avait été complétée par cette thèse qu'il fallait avant de percer bouleverser entièrement par l'artillerie le terrain occupé par l'adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu'au contraire ce bouleversement rendait impossible l'avance de l'infanterie et de l'artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d'obus ont fait autant d'obstacles. « La guerre, me disait-il, n'échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir. »
C'était peu auprès de ce que j'aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore, c'est qu'il n'avait pas non plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d'ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n'était pas ceux dont j'étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n'avions jamais parlé. Mon petit, m'écrivait Robert, je reconnais que des mots comme « passeront pas » ou « on les aura » ne sont pas agréables ; ils m'ont fait longtemps aussi mal aux dents que « poilu » et le reste, et sans doute c'est ennuyeux de construire une épopée sur des termes qui sont pis qu'une faute de grammaire ou une faute de goût, qui sont cette chose contradictoire et atroce, une affectation, une prétention vulgaires que nous détestons tellement, comme par exemple les gens qui croient spirituel de dire « de la coco » pour « de la cocaïne ». Mais si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants qui ne se doutaient pas de ce qu'ils recélaient en eux d'héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l'avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t'assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée des Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes.
L'épopée est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne font plus rien. Rodin ou Maillol pourraient faire un chef-d'oeuvre avec une matière affreuse qu'on ne reconnaîtrait pas. Au contact d'une telle grandeur, « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens même pas plus s'il a pu contenir d'abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple. Mais je sens « poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou Barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s'en fussent servis Hugo, Vigny ou les autres.
Je dis que le peuple, les ouvriers, est ce qu'il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre petit Vaugoubert, le fils de l'ambassadeur, a été sept fois blessé avant d'être tué et chaque fois qu'il revenait d'une expédition sans avoir écopé, il avait l'air de s'excuser et de dire que ce n'était pas sa faute. C'était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l'enterrement à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t'assure que moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible, à force de prendre l'habitude de voir la tête du camarade qui est en train de me parler subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l'effondrement du pauvre Vaugoubert qui n'était plus qu'une espèce de loque. Le général avait beau lui dire que c'était pour la France, que son fils s'était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c'est pour cela qu'il faut s'habituer à « passeront pas », tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n'avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous le voulons pour dicter une paix juste, je ne veux pas dire seulement juste pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands.
Bien entendu, le « fléau » n'avait pas élevé l'intelligence de Saint-Loup au-dessus d'elle-même. De même que les héros d'un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien mais de la banale esthétique dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant comme ils eussent fait dix ans plus tôt de la « sanglante aurore », du « vol frémissant de la victoire », etc., Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages, pendant qu'il était immobilisé à la lisière d'une forêt marécageuse, mais comme si ç'avait été pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d'ombre et de lumière qui avaient été « l'enchantement de sa matinée », il me citait certains tableaux que nous aimions l'un et l'autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n'avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l'arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait par exemple le colonel du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l'affaire Zola, à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que d'ailleurs il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste : La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d'une mélodie de Schumann, il n'en donnait le titre qu'en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que, quand à l'aube il avait entendu un premier gazouillis à la lisière de cette forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l'oiseau de ce « sublime Siegfried » qu'il espérait bien entendre après la guerre.
Et maintenant, à mon second retour à Paris, j'avais reçu, dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j'ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d'une manière assez différente. Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J'y suis arrivée en même temps que les Allemands ; tout le monde avait voulu m'empêcher de partir. On me traitait de folle. « Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s'en échapper. » Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais que voulez-vous, je n'ai qu'une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou, si vous aimez mieux, je suis fidèle, et quand j'ai su mon cher Tansonville menacé, je n'ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m'a semblé que ma place était à ses côtés. Et c'est du reste grâce à cette résolution que j'ai pu sauver à peu près le château, quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble, et non seulement sauver le château mais les précieuses collections auxquelles mon cher papa tenait tant. En un mot Gilberte était persuadée maintenant qu'elle n'était pas allée à Tansonville, comme elle me l'avait écrit en 1914, pour fuir les Allemands et pour être à l'abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château.
Ils n'étaient pas restés à Tansonville d'ailleurs, mais elle n'avait plus cessé d'avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait beaucoup celui qui tirait des larmes à Françoise dans la rue de Combray, de mener, comme elle disait cette fois en toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était question de la décorer. La fin de sa lettre était entièrement exacte. Vous n'avez pas idée de ce que c'est que cette guerre, mon cher ami, et de l'importance qu'y prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j'ai pensé à vous, aux promenades, grâce à vous rendues délicieuses, que nous faisions ensemble dans tout ce pays aujourd'hui ravagé, alors que d'immenses combats se livraient pour la possession de tel chemin, de tel coteau que vous aimiez, où nous sommes allés si souvent ensemble ! Probablement vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l'obscur Roussainville et l'assommant Méséglise d'où on nous portait nos lettres, et où on était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient jamais des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais entrés dans la gloire au même titre qu'Austerlitz ou Valmy. La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de six cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise mais ils ne l'ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c'était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l'importance qu'il a prise. L'immense champ de blé auquel il aboutit, c'est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l'auriez voulu, les Allemands en ont jeté d'autres, pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les Français l'autre moitié.
Le lendemain du jour où j'avais reçu cette lettre, c'est-à-dire l'avant-veille de celui où, cheminant dans l'obscurité, entendant sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d'y retourner, m'avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l'annonce seule m'avait violemment ému. Françoise avait voulu se précipiter sur lui, espérant qu'il pourrait faire réformer le timide garçon boucher dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée d'elle-même par l'inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d'animaux avait changé de boucherie. Et soit que la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu'elle fût de bonne foi, elle déclara à Françoise qu'elle ignorait où ce garçon, qui, d'ailleurs, ne ferait jamais un bon boucher, était employé. Françoise alors avait bien cherché partout. Mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n'avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.
Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l'avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu'on éprouve quand on est introduit auprès d'une personne atteinte d'un mal mortel et qui cependant se lève, s'habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n'avait pas vécu comme moi loin de Paris, l'habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d'impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu'il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait : « Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront. » Et en effet ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n'en avions entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu'on eût pris part à ces combats titaniques et revenir avec seulement une contusion à l'épaule ; c'était des rivages de la mort, vers lesquels ils allaient retourner, qu'ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant de tendresse, d'effroi, et d'un sentiment de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n'osons pas interroger et qui du reste pourraient tout au plus nous répondre : « Vous ne pourriez pas vous figurer. » Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du feu que sont les permissionnaires, chez les vivants ou les morts qu'un médium hypnotise ou évoque, le seul effet du contact avec le mystère soit d'accroître s'il est possible l'insignifiance des propos. Tel j'abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice, plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l'empreinte laissée sur la terre par le pied d'un géant. Et je n'avais pas osé lui poser de question et il ne m'avait dit que de simples paroles. Encore étaient-elles fort peu différentes de ce qu'elles eussent été avant la guerre, comme si les gens, malgré elle, continuaient à être ce qu'ils étaient ; le ton des entretiens était le même, la matière seule différait, et encore !
Je crus comprendre qu'il avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s'était aussi mal conduit avec lui qu'avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu'il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n'avait qu'à aller chez Mme Verdurin.
Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris. Il me dit que même à Paris c'était quelquefois « assez inouï ». Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu'il y avait eu la veille et il me demanda si j'avais bien vu, mais comme il m'eût parlé autrefois de quelque spectacle d'une grande beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu'il y ait une sorte de coquetterie à dire : « C'est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! » au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n'existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d'un raid insignifiant, mais qui de notre balcon, dans ce silence d'une nuit où il y avait eu tout à coup une fête vraie avec fusées utiles et protectrices, appels de clairons qui n'étaient pas que pour la parade, etc. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu'on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n'aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place ? Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale, Wacht am Rhein ; c'était à se demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l'expliqua d'ailleurs par des raisons purement musicales : « Dame, c'est que la musique des sirènes était d'un Chevauchée ! Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris. »
D'ailleurs à certains points de vue la comparaison n'était pas fausse. De notre balcon la ville semblait un seul lieu mouvant, informe et noir, et qui tout d'un coup passait, des profondeurs et de la nuit, dans la lumière et dans le ciel, où un à un les aviateurs s'élançaient à l'appel déchirant des sirènes, cependant que d'un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l'objet invisible encore et peut-être déjà proche qu'il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairant l'ennemi, le cernant de leurs lumières jusqu'au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et, escadrille après escadrille, chaque aviateur s'élançait ainsi de la ville transportée maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s'éclairaient, et je dis à Saint-Loup que s'il avait été à la maison la veille il aurait pu, tout en contemplant l'apocalypse dans le ciel, voir sur la terre (comme dans L'Enterrement du comte d'Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles) un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels à cause de leurs noms célèbres eussent mérité d'être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c'est ce que nous avions fait encore ce jour-là, comme s'il n'y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort « guerre », la peur des Zeppelins : « Reconnu : la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. »
« Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leurs seins décatis le collier de perles qui leur permettra d'épouser un duc décavé. L'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l'Hôtel du libre échange. »
Il faut dire pourtant que si la guerre n'avait pas grandi l'intelligence de Saint-Loup, cette intelligence, conduite par une évolution où l'hérédité entrait pour une grande part, avait pris un brillant que je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre le jeune blondin qui jadis était courtisé par les femmes chic ou aspirant à le devenir, et le discoureur, le doctrinaire qui ne cessait de jouer avec les mots ! À une autre génération, sur une autre tige, comme un acteur qui reprend le rôle joué jadis par Bressant ou Delaunay, il était comme un successeur – rose, blond et doré, alors que l'autre était mi-partie très noir et tout blanc – de M. de Charlus. Il avait beau ne pas s'entendre avec son oncle sur la guerre, s'étant rangé dans cette fraction de l'aristocratie qui faisait passer la France avant tout, tandis que M. de Charlus était au fond défaitiste, il pouvait montrer à celui qui n'avait pas vu le « créateur du rôle » comment on pouvait exceller dans l'emploi de raisonneur. « Il paraît que Hindenburg c'est une révélation, lui dis-je. – Une vieille révélation, me répondit-il du tac au tac, ou une future révolution. Il aurait fallu, au lieu de ménager l'ennemi, laisser faire Mangin, abattre l'Autriche et l'Allemagne et européaniser la Turquie au lieu de monténégriser la France. – Mais nous aurons l'aide des États-Unis, lui dis-je. – En attendant je ne vois ici que le spectacle des États désunis. Pourquoi ne pas faire des concessions plus larges à l'Italie par la peur de déchristianiser la France ? – Si ton oncle Charlus t'entendait ! lui dis-je. Au fond tu ne serais pas fâché qu'on offense encore un peu plus le pape, et lui pense avec désespoir au mal qu'on peut faire au trône de François-Joseph. Il se dit d'ailleurs en cela dans la tradition de Talleyrand et du Congrès de Vienne. – L'ère du Congrès de Vienne est révolue, me répondit-il ; à la diplomatie secrète, il faut opposer la diplomatie concrète. Mon oncle est au fond un monarchiste impénitent à qui on ferait avaler des carpes comme Mme Molé ou des escarpes comme Arthur Meyer, pourvu que carpes et escarpes fussent à la Chambord. Par haine du drapeau tricolore, je crois qu'il se rangerait plutôt sous le torchon du bonnet rouge, qu'il prendrait de bonne foi pour le drapeau blanc. » Certes, ce n'était que des mots et Saint-Loup était loin d'avoir l'originalité quelquefois profonde de son oncle. Mais il était aussi affable et charmant de caractère que l'autre était soupçonneux et jaloux. Et il était resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous ses cheveux d'or. La seule chose où son oncle ne l'eût pas dépassé était cet état d'esprit du faubourg Saint-Germain dont sont empreints ceux qui croient s'en être le plus détachés et qui leur donne à la fois ce respect des hommes intelligents pas nés (qui ne fleurit vraiment que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) mêlé à une niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d'humilité et d'orgueil, de curiosités d'esprit acquises et d'autorité innée, M. de Charlus et Saint-Loup, par des chemins différents, et avec des opinions opposées, étaient devenus, à une génération d'intervalle, des intellectuels que toute idée nouvelle intéresse et des causeurs de qui aucun interrupteur ne peut obtenir le silence. De sorte qu'une personne un peu médiocre pouvait les trouver l'un et l'autre, selon la disposition où elle se trouvait, éblouissants ou raseurs.
« Tu te rappelles, lui dis-je, nos conversations de Doncières. – Ah ! c'était le bon temps. Quel abîme nous en sépare. Ces beaux jours renaîtront-ils seulement jamais
du gouffre interdit à nos sondes.
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
— Ne pensons à ces conversations que pour en évoquer la douceur, lui dis-je. Je cherchais à y atteindre un certain genre de vérité. La guerre actuelle qui a tout bouleversé, et surtout, me dis-tu, l'idée de la guerre, rend-elle caduc ce que tu me disais alors relativement à ces batailles, par exemple aux batailles de Napoléon qui seraient imitées dans les guerres futures ? – Nullement ! me dit-il. La bataille napoléonienne se retrouve toujours, et d'autant plus dans cette guerre qu'Hindenburg est imbu de l'esprit napoléonien. Ses rapides déplacements de troupes, ses feintes, soit qu'il ne laisse qu'un mince rideau devant un de ses adversaires pour tomber toutes forces réunies sur l'autre (Napoléon 1814), soit qu'il pousse à fond une diversion qui force l'adversaire à maintenir ses forces sur le front qui n'est pas le principal (ainsi la feinte d'Hindenburg devant Varsovie grâce à laquelle les Russes trompés portèrent là leur résistance et furent battus sur les lacs de Mazurie), ses replis analogues à ceux par lesquels commencèrent Austerlitz, Arcole, Eckmühl, tout chez lui est napoléonien, et ce n'est pas fini. J'ajoute, si loin de moi tu essayes au fur et à mesure d'interpréter les événements de cette guerre, de ne pas te fier trop exclusivement à cette manière particulière d'Hindenburg pour y trouver le sens de ce qu'il fait, la clef de ce qu'il va faire. Un général est comme un écrivain qui veut faire une certaine pièce, un certain livre, et que le livre lui-même, avec les ressources inattendues qu'il révèle ici, l'impasse qu'il présente là, fait dévier extrêmement du plan préconçu. Comme une diversion, par exemple, ne doit se faire que sur un point qui a lui-même assez d'importance, suppose que la diversion réussisse au-delà de toute espérance, tandis que l'opération principale se solde par un échec ; c'est la diversion qui peut devenir l'opération principale. J'attends Hindenburg à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui consiste à séparer deux adversaires, les Anglais et nous. »
Tout en me rappelant ainsi la visite de Saint-Loup, j'avais marché, fait un trop long crochet ; j'étais presque au pont des Invalides. Les lumières assez peu nombreuses (à cause des gothas), étaient allumées, un peu trop tôt car le « changement d'heure » avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir d'une certaine date), et, au-dessus de la ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel – du ciel ignorant de l'heure d'été et de l'heure d'hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 heures et demie était devenu 9 heures et demie – dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l'air d'une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns après les autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu'ils s'en aperçoivent, les hommes entraînés dans l'immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Au reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s'attardait, le vertige prenait, ce n'était plus une mer étendue mais une gradation verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient en être extrêmement éloignées, comme ces deux tours de certaines villes de Suisse qu'on croirait dans le lointain voisiner avec la pente des cimes. Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides il ne faisait plus jour dans le ciel, il n'y avait même guère de lumière dans la ville, et butant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai sans m'en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. Là, l'impression d'Orient que je venais d'avoir se renouvela, et d'autre part à l'évocation du Paris du Directoire succéda celle du Paris de 1815. Comme en 1815 c'était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n'était pas plus colorée que celle-ci. Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper de lui, j'aperçus un homme grand et gros, en feutre mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j'hésitai si je devais mettre le nom d'un acteur ou d'un peintre également connus pour d'innombrables scandales sodomistes. J'étais certain en tout cas que je ne connaissais pas le promeneur, aussi fus-je bien surpris, quand ses regards rencontrèrent les miens, de voir qu'il avait l'air gêné et fit exprès de s'arrêter et de venir à moi comme un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez nullement en train de se livrer à une occupation qu'il eût préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai qui me disait bonjour : c'était M. de Charlus. On peut dire que pour lui l'évolution de son mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la petite personnalité primitive de l'individu, ses qualités ancestrales, sont entièrement interceptées par le passage en face d'elles du défaut ou du mal générique dont ils sont accompagnés. M. de Charlus était arrivé aussi loin qu'il était possible de soi-même, ou plutôt il était lui-même si parfaitement masqué par ce qu'il était devenu et qui n'appartenait pas à lui seul mais à beaucoup d'autres invertis, qu'à la première minute je l'avais pris pour un autre d'entre eux, derrière ces zouaves, en plein boulevard, pour un autre d'entre eux qui n'était pas M. de Charlus, qui n'était pas un grand seigneur, qui n'était pas un homme d'imagination et d'esprit, et qui n'avait pour toute ressemblance avec le baron que cet air commun à tous, qui maintenant chez lui, au moins avant qu'on se fût appliqué à bien regarder, couvrait tout.
C'est ainsi qu'ayant voulu aller chez Mme Verdurin j'avais rencontré M. de Charlus. Et certes je ne l'eusse pas comme autrefois trouvé chez elle ; leur brouille n'avait fait que s'aggraver et Mme Verdurin se servait même des événements présents pour le discréditer davantage. Ayant dit depuis longtemps qu'elle le trouvait usé, fini, plus démodé dans ses prétendues audaces que les plus pompiers, elle résumait maintenant cette condamnation et dégoûtait de lui toutes les imaginations en disant qu'il était « avant-guerre ». La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le petit clan, une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort.
D'ailleurs – ceci s'adressant plutôt au monde politique qui était moins informé – elle le représentait comme aussi « toc », aussi « à côté » comme situation mondaine que comme valeur intellectuelle. « Il ne voit personne, personne ne le reçoit », disait-elle à M. Bontemps, qu'elle persuadait aisément. Il y avait d'ailleurs du vrai dans ces paroles. La situation de M. de Charlus avait changé. Se souciant de moins en moins du monde, s'étant brouillé par caractère quinteux, et ayant par conscience de sa valeur sociale dédaigné de se réconcilier avec la plupart des personnes qui étaient la fleur de la société, il vivait dans un isolement relatif qui n'avait pas, comme celui où était morte Mme de Villeparisis, l'ostracisme de l'aristocratie pour cause, mais qui aux yeux du public paraissait pire pour deux raisons. La mauvaise réputation maintenant connue de M. de Charlus faisait croire aux gens peu renseignés que c'était pour cela que ne le fréquentaient point les gens que de son propre chef il refusait de fréquenter. De sorte que ce qui était l'effet de son humeur atrabilaire semblait celui du mépris des personnes à l'égard de qui elle s'exerçait. D'autre part Mme de Villeparisis avait eu un grand rempart : la famille. Mais M. de Charlus avait multiplié entre elle et lui les brouilles. Elle lui avait d'ailleurs – surtout côté vieux Faubourg, côté Courvoisier – semblé inintéressante. Et il ne se doutait guère, lui qui avait fait vers l'art, par opposition aux Courvoisier, des pointes si hardies, que ce qui eût intéressé le plus en lui un Bergotte, par exemple, c'était sa parenté avec tout ce vieux Faubourg, c'eût été de pouvoir lui décrire la vie quasi provinciale menée par ses cousines, de la rue de la Chaise à la place du Palais-Bourbon et à la rue Garancière.
Puis, se plaçant à un autre point de vue moins transcendant et plus pratique, Mme Verdurin affectait de croire qu'il n'était pas français. « Quelle est sa nationalité exacte, est-ce qu'il n'est pas autrichien ? demandait innocemment M. Verdurin. – Mais non, pas du tout », répondait la comtesse Molé, dont le premier mouvement obéissait plutôt au bon sens qu'à la rancune. « Mais non, il est prussien, disait la Patronne. Mais je vous le dis, je le sais, il nous l'a assez répété qu'il était membre héréditaire de la Chambre des seigneurs de Prusse et Durchlaucht. – Pourtant la reine de Naples m'avait dit… – Vous savez que c'est une affreuse espionne », s'écriait Mme Verdurin qui n'avait pas oublié l'attitude que la souveraine déchue avait eue un soir chez elle. « Je le sais et d'une façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc ! En tout cas vous ferez bien de ne pas recevoir ce joli monde, parce que je sais que le ministre de l'Intérieur a l'oeil sur eux, votre hôtel serait surveillé. Rien ne m'enlèvera de l'idée que pendant deux ans Charlus n'a pas cessé d'espionner chez moi. » Et pensant probablement qu'on pouvait avoir un doute sur l'intérêt que pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports les plus circonstanciés sur l'organisation du petit clan, Mme Verdurin, d'un air doux et perspicace, en personne qui sait que la valeur de ce qu'elle dit ne paraîtra que plus précieuse si elle n'enfle pas la voix pour le dire : « Je vous dirai que dès le premier jour j'ai dit à mon mari : “Ça ne me va pas, la façon dont cet homme-là s'est introduit chez moi. Ça a quelque chose de louche.” Nous avions une propriété au fond d'une baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de préparer là une base pour leurs sous-marins. Il y avait des choses qui m'étonnaient et que maintenant je comprends. Ainsi, au début, il ne voulait pas venir par le train avec mes autres habitués. Moi, je lui avais très gentiment proposé une chambre dans le château. Eh bien non, il avait préféré habiter Doncières où il y a énormément de troupe. Tout ça sentait l'espionnage à plein nez. »
Pour la première des accusations dirigées contre le baron de Charlus, celle d'être passé de mode, les gens du monde ne donnaient que trop aisément raison à Mme Verdurin. En fait ils étaient ingrats, car M. de Charlus était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager de la mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l'histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance. Mais les gens du monde, incapables de comprendre cette poésie, n'en voyaient aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs, et mettaient à mille piques au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et en revanche professaient des théories de sociologie et d'économie politique. M. de Charlus s'enchantait à raconter des mots involontairement typiques, et à décrire les toilettes savamment gracieuses de la duchesse de Montmorency, la traitant de femme sublime, ce qui le faisait considérer comme une espèce d'imbécile par des femmes du monde qui trouvaient la duchesse de Montmorency une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour être portées mais sans qu'on ait l'air d'y faire aucune attention, et qui, elles, plus intelligentes, couraient à la Sorbonne, ou à la Chambre si Deschanel devait parler.
Bref, les gens du monde s'étaient désengoués de M. de Charlus, non pas pour avoir trop pénétré, mais sans avoir pénétré jamais sa rare valeur intellectuelle. On le trouvait « avant-guerre », démodé, car ceux-là mêmes qui sont le plus incapables de juger les mérites sont ceux qui pour les classer adoptent le plus l'ordre de la mode. Ils n'ont pas épuisé, pas même effleuré, les hommes de mérite qu'il y avait dans une génération, et maintenant il faut les condamner tous en bloc, car voici l'étiquette d'une génération nouvelle, qu'on ne comprendra pas davantage.
Quant à la deuxième accusation, celle de germanisme, l'esprit juste-milieu des gens du monde la leur faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète inlassable et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les journaux et même dans le monde la place que M. de Charlus, en prenant les deux fois autant de peine, avait réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer, poursuivait le baron d'une haine d'autant plus coupable que, quelles qu'eussent été ses relations exactes avec le baron, Morel avait connu de lui ce qu'il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d'une telle générosité, d'une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu'en le quittant l'idée que Charlie avait emportée de lui n'était nullement l'idée d'un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une maladie), mais de l'homme ayant le plus d'idées élevées qu'il eût jamais connu, un homme d'une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement à des parents : « Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence. » Aussi, quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu'il bafouait en lui ce n'était pas le vice, c'était la vertu.
Un peu avant la guerre, de petites chroniques, transparentes pour ce qu'on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l'une intitulée : « Les Mésaventures d'une douairière en us, les vieux jours de la baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n'écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L'inversion du baron n'était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique. Frau Bosch, Frau van den Bosch étaient les surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d'un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven : « Une Allemande ». Enfin deux nouvelles : « Oncle d'Amérique et tante de Frankfort » et « Gaillard d'arrière » lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot lui-même qui s'était écrié : « Pourvu que très haute et très puissante dame Anastasie ne nous caviarde pas ! »
Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte, mais d'une façon à laquelle, seul peut-être, j'étais sensible, et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n'avaient nullement influé sur Morel. La fécondation s'était faite d'une façon toute particulière et si rare que c'est à cause de cela seulement que je la rapporte ici. J'ai indiqué en son temps la manière si spéciale que Bergotte avait, quand il parlait, de choisir ses mots, de les prononcer. Morel, qui l'avait longtemps rencontré chez les Saint-Loup, avait fait de lui alors des « imitations », où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes mots qu'il eût pris. Or maintenant, Morel, pour écrire, transcrivait des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j'ai voulu la citer ici. Elle ne produit, d'ailleurs, que des fleurs stériles.
Morel, qui était au bureau de la presse, trouvait d'ailleurs, son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que c'était peu de chose que d'être dans un bureau pendant la guerre et il finit par s'engager, bien que Mme Verdurin fît tout ce qu'elle put pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer, à son âge, fût dans un état-major, elle qui de tout homme qui n'allait pas chez elle disait : « Où est-ce qu'il a encore trouvé le moyen de se cacher celui-là ? » et si on affirmait que celui-là était en première ligne depuis le premier jour, répondait sans scrupule de mentir ou peut-être par habitude de se tromper : « Mais pas du tout, il n'a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d'à peu près aussi dangereux que de promener un ministre, c'est moi qui vous le dis, je vous en réponds, je le sais par quelqu'un qui l'a vu » ; mais pour les fidèles ce n'était pas la même chose, elle ne voulait pas les laisser partir, considérant la guerre comme une grande « ennuyeuse » qui les faisait lâcher. Aussi faisait-elle toutes les démarches pour qu'ils restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir de les avoir à dîner et, quand ils n'étaient pas encore arrivés ou déjà partis, de flétrir leur inaction. Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à cet embusquage et elle était désolée de voir Morel s'y montrer récalcitrant ; aussi lui avait-elle dit longtemps et vainement : « Mais si, vous servez dans ce bureau, et plus qu'au front. Ce qu'il faut c'est être utile, faire vraiment partie de la guerre, en être. Il y a ceux qui en sont, et les embusqués. Eh bien vous, vous en êtes, et soyez tranquille, tout le monde le sait, personne ne vous jette la pierre. » Telle, dans des circonstances différentes, quand pourtant les hommes n'étaient pas aussi rares et qu'elle n'était pas obligée comme maintenant d'avoir surtout des femmes, si l'un d'eux perdait sa mère, elle n'hésitait pas à lui persuader qu'il pouvait sans inconvénient continuer à venir à ses réceptions. « Le chagrin se porte dans le coeur. Vous voudriez aller au bal » (elle n'en donnait pas), « je serais la première à vous le déconseiller, mais ici, à mes petits mercredis ou dans une baignoire, personne ne s'en étonnera. On le sait bien, que vous avez du chagrin. » Maintenant les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents, inutiles même à les empêcher d'aller dans le monde, la guerre suffisant. Mme Verdurin se raccrochait aux restants. Elle voulait leur persuader qu'ils étaient plus utiles à la France en restant à Paris, comme elle leur eût assuré autrefois que le défunt eût été plus heureux de les voir se distraire. Malgré tout, elle avait peu d'hommes ; peut-être regrettait-elle parfois d'avoir consommé avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n'y avait plus à revenir.
Mais, si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient plus, ils n'en continuaient pas moins, Mme Verdurin à recevoir, M. de Charlus à aller à ses plaisirs, comme si rien n'avait changé – avec quelques petites différences sans grande importance : par exemple chez Mme Verdurin Cottard assistait maintenant aux réceptions dans un uniforme de colonel de L'Île du rêve, assez semblable à celui d'un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban bleu ciel rappelait celui des Enfants de Marie ; M. de Charlus, se trouvant dans une ville d'où les hommes déjà faits, qui avaient été jusqu'ici son goût, avaient disparu, faisait comme certains Français, amateurs de femmes en France et vivant aux colonies : il avait par nécessité d'abord pris l'habitude, et ensuite le goût des petits garçons.
Encore le premier de ces traits caractéristiques s'effaça-t-il assez vite car Cottard mourut bientôt « face à l'ennemi », dirent les journaux, bien qu'il n'eût pas quitté Paris, mais se fût en effet surmené pour son âge, suivi bientôt par M. Verdurin dont la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir. J'avais pu étudier son oeuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu'il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui avait fourni ses modèles ; et après s'être ainsi, par l'alchimie des impressions, transformée chez lui en oeuvre d'art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire matérialistement qu'une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que, pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu lourde qu'il avait poursuivi, caressé dans ses peintures, des tapisseries, il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable – aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie – qui soutient un art, certifie son authenticité, comme la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe siècle aurait pu désoler un peintre de fêtes galantes, ou affliger Renoir la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette ; mais surtout en M. Verdurin il voyait disparaître les yeux, le cerveau, qui avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture, à l'état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une autre peinture, et qui n'avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était pourtant brouillé depuis tant d'années, et ce fut pour lui comme un peu de la beauté de son oeuvre qui s'éclipsait avec un peu de ce qui existait, dans l'univers, de conscience de cette beauté.
Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus, il resta intermittent : entretenant une nombreuse correspondance avec le « front », il ne manquait pas de permissionnaires assez mûrs.
Au temps où je croyais ce qu'on disait, j'aurais été tenté, en entendant l'Allemagne, puis la Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d'y ajouter foi. Mais, depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise m'avait habitué à soupçonner chez elles des pensées, des projets qu'elles n'exprimaient pas, je ne laissais aucune parole, juste en apparence, de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de Constantin de Grèce, tromper mon instinct, qui devinait ce que machinait chacun d'eux. Et sans doute mes querelles avec Françoise, avec Albertine, n'avaient été que des querelles particulières, n'intéressant que la vie de cette petite cellule spirituelle qu'est un être. Mais de même qu'il est des corps d'animaux, des corps humains, c'est-à-dire des assemblages de cellules dont chacun par rapport à une seule est grand comme le mont Blanc, de même il existe d'énormes entassements organisés d'individus qu'on appelle nations ; leur vie ne fait que répéter en les amplifiant la vie des cellules composantes ; et qui n'est pas capable de comprendre le mystère, les réactions, les lois de celle-ci, ne prononcera que des mots vides quand il parlera des luttes entre nations. Mais s'il est maître de la psychologie des individus, alors ces masses colossales d'individus conglomérés s'affrontant l'une l'autre prendront à ses yeux une beauté plus puissante que la lutte naissant seulement du conflit de deux caractères ; et il les verra à l'échelle où verraient le corps d'un homme de haute taille des infusoires dont il faudrait plus de dix mille pour remplir un cube d'un millimètre de côté. Telles, depuis quelque temps, la grande figure France remplie jusqu'à son périmètre de millions de petits polygones aux formes variées, et la figure, remplie d'encore plus de polygones, Allemagne, avaient entre elles deux de ces querelles. Ainsi, à ce point de vue, le corps Allemagne et le corps France, et les corps alliés et ennemis se comportaient-ils dans une certaine mesure, comme des individus. Mais les coups qu'ils échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable dont Saint-Loup m'avait exposé les principes ; et parce que, même en les considérant du point de vue des individus, ils en étaient de géants assemblages, la querelle prenait des formes immenses et magnifiques, comme le soulèvement d'un océan aux millions de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises, comme des glaciers gigantesques qui tentent dans leurs oscillations lentes et destructrices de briser le cadre de montagnes où ils sont circonscrits.
Malgré cela, la vie continuait presque semblable pour bien des personnes qui ont figuré dans ce récit, et notamment pour M. de Charlus et pour les Verdurin, comme si les Allemands n'avaient pas été aussi près d'eux, la permanence menaçante bien qu'actuellement enrayée d'un péril nous laissant entièrement indifférent si nous ne nous le représentons pas. Les gens vont d'habitude à leurs plaisirs sans penser jamais que, si les influences étiolantes et modératrices venaient à cesser, la prolifération des infusoires atteignant son maximum, c'est-à-dire faisant en quelques jours un bond de plusieurs millions de lieues, passerait d'un millimètre cube à une masse un million de fois plus grande que le soleil, ayant en même temps détruit tout l'oxygène, toutes les substances dont nous vivons ; et qu'il n'y aurait plus ni humanité, ni animaux, ni terre, ou sans songer qu'une irrémédiable et fort vraisemblable catastrophe pourra être déterminée dans l'éther par l'activité incessante et frénétique que cache l'apparente immutabilité du soleil : ils s'occupent de leurs affaires sans penser à ces deux mondes, l'un trop petit, l'autre trop grand pour qu'ils aperçoivent les menaces cosmiques qu'ils font planer autour de nous.
Tels les Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Mme Verdurin seule, car M. Verdurin mourut à quelque temps de là) et M. de Charlus allait à ses plaisirs, sans guère songer que les Allemands fussent – immobilisés il est vrai par une sanglante barrière toujours renouvelée – à une heure d'automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu'ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées mais des flottes. Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis ; mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d'inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu'un courant d'air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permit de s'en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d'un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu'il pût se tenir grand ouvert sans qu'elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l'air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d'une douce satisfaction.
Quant à M. de Charlus, son cas était un peu différent, mais pire encore, car il allait plus loin que ne pas souhaiter passionnément la victoire de la France, il souhaitait plutôt, sans se l'avouer, que l'Allemagne sinon triomphât, du moins ne fût pas écrasée comme tout le monde le souhaitait. La cause en était que dans ces querelles les grands ensembles d'individus appelés nations se comportent eux-mêmes dans une certaine mesure comme des individus. La logique qui les conduit est tout intérieure, et perpétuellement refondue par la passion, comme celle de gens affrontés dans une querelle amoureuse ou domestique, comme la querelle d'un fils avec son père, d'une cuisinière avec sa patronne, d'une femme avec son mari. Celle qui a tort croit cependant avoir raison – comme c'était le cas pour l'Allemagne – et celle qui a raison donne parfois de son bon droit des arguments qui ne lui paraissent irréfutables que parce qu'ils répondent à sa passion. Dans ces querelles d'individus, pour être convaincu du bon droit de n'importe laquelle des parties, le plus sûr est d'être cette partie-là, un spectateur ne l'approuvera jamais aussi complètement. Or dans les nations, l'individu, s'il fait vraiment partie de la nation, n'est qu'une cellule de l'individu-nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu'ils allaient être battus qu'aucun Français ne se fût plus désespéré que si on lui avait dit qu'il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l'espérance, qui est une forme de l'instinct de conservation d'une nation, si l'on est vraiment membre vivant de cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu'a d'injuste la cause de l'individu-Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce qu'a de juste la cause de l'individu-France, le plus sûr n'était pas pour un Allemand de n'avoir pas de jugement, pour un Français d'en avoir, le plus sûr pour l'un ou pour l'autre c'était d'avoir du patriotisme. M. de Charlus, qui avait de rares qualités morales, qui était accessible à la pitié, généreux, capable d'affection, de dévouement, en revanche, pour des raisons diverses – parmi lesquelles celle d'avoir eu une mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle – n'avait pas de patriotisme. Il était par conséquent du corps-France comme du corps-Allemagne. Si j'avais été moi-même dénué de patriotisme, au lieu de me sentir une des cellules du corps-France, il me semble que ma façon de juger la querelle n'eût pas été la même qu'elle eût pu être autrefois. Dans mon adolescence, où je croyais exactement ce qu'on me disait, j'aurais sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester de sa bonne foi, été tenté de ne pas la mettre en doute ; mais depuis longtemps je savais que nos pensées ne s'accordent pas toujours avec nos paroles ; non seulement j'avais un jour, de la fenêtre de l'escalier, découvert un Charlus que je ne soupçonnais pas, mais surtout, chez Françoise, puis hélas chez Albertine, j'avais vu des jugements, des projets se former, si contraires à leurs paroles, que je n'eusse, même simple spectateur, laissé aucune des paroles justes en apparence de l'empereur d'Allemagne, du roi de Bulgarie, tromper mon instinct, qui eût deviné comme pour Albertine ce qu'ils machinaient en secret. Mais enfin je ne peux que supposer ce que j'aurais fait si je n'avais pas été acteur, si je n'avais pas été une partie de l'acteur-France, comme dans mes querelles avec Albertine mon regard triste ou ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu'il n'était plus qu'un spectateur, tout devait le porter à être germanophile du moment que, n'étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tout pays les plus nombreux ; nul doute que, vivant en Allemagne, les sots allemands défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l'eussent irrité ; mais, vivant en France, les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l'irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n'est jamais irréfutable pour celui qui n'est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l'était par l'optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l'Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à son écrasement pour le mois suivant, et au bout d'un an n'étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s'ils n'en avaient pas porté avec tout autant d'assurance d'aussi faux, mais qu'ils avaient oubliés, disant, si on le leur rappelait, que ce n'était pas la même chose. Or M. de Charlus, qui avait certaines profondeurs dans l'esprit, n'eût peut-être pas compris en art que le « ce n'est pas la même chose » est opposé par les détracteurs de Manet à ceux qui leur disent « on a dit la même chose pour Delacroix ».
Enfin M. de Charlus était pitoyable, l'idée d'un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses du condamné et de l'impossibilité d'assassiner le juge, le bourreau, et la foule ravie de voir que « justice est faite ». Il était certain en tout cas que la France ne pouvait plus être vaincue, et en revanche il savait que les Allemands souffraient de la famine, seraient obligés un jour ou l'autre de se rendre à merci. Cette idée, elle aussi, lui était rendue plus désagréable par le fait qu'il vivait en France. Ses souvenirs de l'Allemagne étaient malgré tout lointains, tandis que les Français qui parlaient de l'écrasement de l'Allemagne avec une joie qui lui déplaisait, c'était des gens dont les défauts lui étaient connus, la figure antipathique. Dans ces cas-là on plaint plus ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on imagine, que ceux qui sont tout près de nous dans la vulgarité de la vie quotidienne, à moins alors d'être tout à fait ceux-là, de ne faire qu'une chair avec eux ; le patriotisme fait ce miracle, on est pour son pays comme on est pour soi-même dans une querelle amoureuse.
Aussi la guerre était-elle pour M. de Charlus une culture extraordinairement féconde de ces haines qui chez lui naissaient en un instant, avaient une durée très courte mais pendant laquelle il se fût livré à toutes les violences. En lisant les journaux, l'air de triomphe des chroniqueurs présentant chaque jour l'Allemagne à bas, « la Bête aux abois, réduite à l'impuissance », alors que le contraire n'était que trop vrai, l'enivrait de rage par leur sottise allègre et féroce. Les journaux étaient en partie rédigés à ce moment-là par des gens connus qui trouvaient là une manière de « reprendre du service », par des Brichot, par des Norpois, par Morel même et Legrandin. M. de Charlus rêvait de les rencontrer, de les accabler des plus amers sarcasmes. Toujours particulièrement instruit des tares sexuelles, il les connaissait chez quelques-uns qui, pensant qu'elles étaient ignorées chez eux, se complaisaient à les dénoncer chez les souverains des « empires de proie », chez Wagner, etc. Il brûlait de se trouver face à face avec eux, de leur mettre le nez dans leur propre vice devant tout le monde et de laisser ces insulteurs d'un vaincu, déshonorés et pantelants.
M. de Charlus enfin avait encore des raisons plus particulières d'être ce germanophile. L'une était qu'homme du monde, il avait beaucoup vécu parmi les gens du monde, parmi les gens honorables, parmi les hommes d'honneur, les gens qui ne serreront pas la main à une fripouille, il connaissait leur délicatesse et leur dureté ; il les savait insensibles aux larmes d'un homme qu'ils font chasser d'un cercle ou avec qui ils refusent de se battre, dût leur acte de « propreté morale » amener la mort de la mère de la brebis galeuse. Malgré lui, quelque admiration qu'il eût pour l'Angleterre, pour la façon admirable dont elle était entrée dans la guerre, cette Angleterre impeccable, incapable de mensonge, empêchant le blé et le lait d'entrer en Allemagne, c'était un peu cette nation d'homme d'honneur, de témoin patenté, d'arbitre en affaires d'honneur ; tandis qu'il savait que des gens tarés, des fripouilles comme certains personnages de Dostoïevski peuvent être meilleurs, et je n'ai jamais pu comprendre pourquoi il leur identifiait les Allemands, le mensonge et la ruse ne suffisant pas pour faire préjuger un bon coeur, qu'il ne semble pas que les Allemands aient montré.
Enfin un dernier trait complétera cette germanophilie de M. de Charlus : il la devait, et par une réaction très bizarre, à son « charlisme ». Il trouvait les Allemands fort laids, peut-être parce qu'ils étaient un peu trop près de son sang ; il était fou des Marocains, mais surtout des Anglo-Saxons en qui il voyait comme des statues vivantes de Phidias. Or chez lui le plaisir n'allait pas sans une certaine idée cruelle dont je ne savais pas encore à ce moment-là toute la force ; l'homme qu'il aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru, en prenant parti contre les Allemands, agir comme il n'agissait que dans les heures de volupté, c'est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c'est-à-dire enflammé pour le mal séduisant, et écrasant la vertueuse laideur. Ce fut encore ainsi au moment du meurtre de Raspoutine, meurtre auquel on fut surpris d'ailleurs de trouver un si fort cachet de couleur russe, dans un souper à la Dostoïevski (impression qui eût été encore bien plus forte si le public n'avait pas ignoré de tout cela ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n'a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s'étalent, sans peur de s'abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne, et par exemple qu'un souper, un meurtre, événements russes, ont quelque chose de russe.
La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine quand ils causaient avec vous de s'excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d'autres qu'ils oublieraient aussi vite. C'était l'époque où il y avait continuellement des raids de gothas, l'air grésillait perpétuellement d'une vibration vigilante et sonore d'aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkure – seule musique allemande qu'on eût entendue depuis la guerre – jusqu'à l'heure où les pompiers annonçaient que l'alerte était finie tandis qu'à côté d'eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l'air son cri de joie.
M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochaient surtout à la France de ne pas l'être assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l'Allemagne mais même son admiration de l'armée. Sans doute ils changeaient d'avis dès qu'il s'agissait de ralentir la guerre contre l'Allemagne et dénonçaient avec raison les pacifistes. Mais par exemple Brichot, ayant accepté malgré ses yeux, de rendre compte dans des conférences de certains ouvrages parus chez les neutres, exalta le roman d'un Suisse où sont raillés, comme semence de militarisme, deux enfants tombant d'une admiration symbolique à la vue d'un dragon. Cette raillerie avait de quoi déplaire pour d'autres raisons à M. de Charlus, lequel estimait qu'un dragon peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait pas l'admiration de Brichot, sinon pour le livre, que le baron n'avait pas lu, du moins pour son esprit, si différent de celui qui animait Brichot avant la guerre. Alors tout ce que faisait un militaire était bien, fût-ce les irrégularités du général de Boisdeffre, les travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le faux du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n'était en réalité qu'une autre face de la même passion fort noble, la passion patriotique, obligée, de militariste qu'elle était quand elle luttait contre le dreyfusisme, lequel était de tendance antimilitariste, à se faire presque antimilitariste puisque c'était maintenant contre la Germanie sur-militariste qu'elle luttait) Brichot s'écriait-il : « Ô le spectacle bien mirifique et digne d'attirer la jeunesse d'un siècle tout de brutalité, ne connaissant que le culte de la force : un dragon ! On peut juger ce que sera la vile soldatesque d'une génération élevée dans le culte de ces manifestations de force brutale. Aussi Spitteler, ayant voulu l'opposer à cette hideuse conception du sabre par-dessus tout, a exilé symboliquement au profond des bois, raillé, calomnié, solitaire, le personnage rêveur appelé par lui le Fol Étudiant en qui l'auteur a délicieusement incarné la douceur hélas démodée, bientôt oubliée pourra-t-on dire, si le règne atroce de leur vieux dieu n'est pas brisé, la douceur adorable des époques de paix. »
« Voyons, me dit M. de Charlus, vous connaissez Cottard et Cambremer. Chaque fois que je les vois, ils me parlent de l'extraordinaire manque de psychologie de l'Allemagne. Entre nous, croyez-vous que jusqu'ici ils avaient eu grand souci de la psychologie, et que même maintenant ils soient capables d'en faire preuve ? Mais croyez bien que je n'exagère pas. Qu'il s'agisse du plus grand Allemand, de Nietzsche, de Goethe, vous entendrez Cottard dire : “avec l'habituel manque de psychologie qui caractérise la race teutonne”. Il y a évidemment dans la guerre des choses qui me font plus de peine, mais avouez que c'est énervant. Norpois est plus fin, je le reconnais, bien qu'il n'ait pas cessé de se tromper depuis le commencement. Mais qu'est-ce que ça veut dire que ces articles qui excitent l'enthousiasme universel ? Mon cher monsieur, vous savez aussi bien que moi ce que vaut Brichot, que j'aime beaucoup, même depuis le schisme qui m'a séparé de sa petite église, à cause de quoi je le vois beaucoup moins. Mais enfin j'ai une certaine considération pour ce régent de collège beau parleur et fort instruit, et j'avoue que c'est fort touchant qu'à son âge, et diminué comme il est, car il l'est très sensiblement depuis quelques années, il se soit remis, comme il dit, à “servir”. Mais enfin la bonne intention est une chose, le talent en est une autre et Brichot n'a jamais eu de talent. J'avoue que je partage son admiration pour certaines grandeurs de la guerre actuelle. Tout au plus est-il étrange qu'un partisan aveugle de l'Antiquité comme Brichot, qui n'avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d'ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d'Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu'Austerlitz même, ce n'était rien à côté de Vauquois. Cette fois du reste, le public qui avait résisté aux modernistes de la littérature et de l'art suit ceux de la guerre, parce que c'est une mode adoptée de penser ainsi et puis que les petits esprits sont écrasés, non par la beauté, mais par l'énormité de l'action. On n'écrit plus kolossal qu'avec un k, mais au fond ce devant quoi on s'agenouille c'est bien du colossal. À propos de Brichot, avez-vous vu Morel ? On me dit qu'il désire me revoir. Il n'a qu'à faire les premiers pas, je suis le plus vieux, ce n'est pas à moi à commencer. »
Malheureusement dès le lendemain, disons-le pour anticiper, M. de Charlus se trouva dans la rue face à face avec Morel ; celui-ci pour exciter sa jalousie le prit par le bras, lui raconta des histoires plus ou moins vraies et quand M. de Charlus éperdu, ayant besoin que Morel restât cette soirée auprès de lui, n'allât pas ailleurs, l'autre apercevant un camarade dit adieu à M. de Charlus qui, espérant que cette menace, que bien entendu il n'exécuterait jamais, ferait rester Morel, lui dit : « Prends garde, je me vengerai », et Morel, riant, partit en tapotant sur le cou et en enlaçant par la taille son camarade étonné.
Sans doute les paroles que me disait M. de Charlus à l'égard de Morel témoignaient combien l'amour – et il fallait que celui du baron fût bien persistant – rend (en même temps que plus imaginatif et plus susceptible) plus crédule et moins fier. Mais quand M. de Charlus ajoutait : « C'est un garçon fou de femmes et qui ne pense qu'à cela », il disait plus vrai qu'il ne croyait. Il le disait par amour-propre, par amour, pour que les autres pussent croire que l'attachement de Morel pour lui n'avait pas été suivi d'autres du même genre. Certes je n'en croyais rien, moi qui avais vu, ce que M. de Charlus ignora toujours, Morel donner pour cinquante francs une de ses nuits au prince de Guermantes. Et si, voyant passer M. de Charlus, Morel (excepté les jours où, par besoin de confession, il le heurtait pour avoir l'occasion de lui dire tristement : « Oh ! pardon, je reconnais que j'ai agi infectement avec vous »), assis à une terrasse de café avec des camarades, poussait avec eux de petits cris, montrait le baron du doigt et poussait ces gloussements par lesquels on se moque d'un vieil inverti, j'étais persuadé que c'était pour cacher son jeu, que, pris à part par le baron, chacun de ces dénonciateurs publics eût fait tout ce qu'il lui eût demandé. Je me trompais. Si un mouvement singulier avait conduit à l'inversion – et cela dans toutes les classes – des êtres comme Saint-Loup qui en étaient le plus éloignés, un mouvement en sens inverse avait détaché de ces pratiques ceux chez qui elles étaient le plus habituelles. Chez certains le changement avait été opéré par de tardifs scrupules religieux, par l'émotion éprouvée quand avaient éclaté certains scandales, ou la crainte de maladies inexistantes auxquelles les avaient, en toute sincérité, fait croire des parents qui étaient souvent concierges ou valets de chambre, sans sincérité des amants jaloux qui avaient cru par là garder pour eux seuls un jeune homme qu'ils avaient au contraire détaché d'eux-mêmes aussi bien que des autres. C'est ainsi que l'ancien liftier de Balbec n'aurait plus accepté ni pour or ni pour argent des propositions qui lui paraissaient maintenant aussi graves que celles de l'ennemi. Pour Morel, son refus à l'égard de tout le monde, sans exception, en quoi M. de Charlus avait dit à son insu une vérité qui justifiait à la fois ses illusions et détruisait ses espérances, venait de ce que, deux ans après avoir quitté M. de Charlus, il s'était épris d'une femme avec laquelle il vivait et qui, ayant plus de volonté que lui, avait su lui imposer une fidélité absolue. De sorte que Morel, qui au temps où M. de Charlus lui donnait tant d'argent avait donné pour cinquante francs une nuit au prince de Guermantes, n'aurait pas accepté du même ou de tout autre quoi que ce fût, lui offrît-on cinquante mille francs. À défaut d'honneur et de désintéressement, sa « femme » lui avait inculqué un certain respect humain, qui ne détestait pas d'aller jusqu'à la bravade et à l'ostentation que tout l'argent du monde lui était égal quand il lui était offert dans certaines conditions. Ainsi le jeu des différentes lois psychologiques s'arrange à compenser dans la floraison de l'espèce humaine tout ce qui, dans un sens ou dans l'autre, amènerait par la pléthore ou la raréfaction son anéantissement. Ainsi en est-il chez les fleurs où une même sagesse, mise en évidence par Darwin, règle les modes de fécondation en les opposant successivement les uns aux autres.
« C'est du reste une étrange chose », ajouta M. de Charlus de la petite voix pointue qu'il prenait par moments. « J'entends des gens qui ont l'air très heureux toute la journée, qui prennent d'excellents cocktails, déclarer qu'ils ne pourront pas aller jusqu'au bout de la guerre, que leur coeur n'aura pas la force, qu'ils ne peuvent pas penser à autre chose, qu'ils mourront tout d'un coup. Et le plus extraordinaire, c'est que cela arrive en effet. Comme c'est curieux ! Est-ce une question d'alimentation, parce qu'ils n'ingèrent plus que des choses mal préparées, ou parce que, pour prouver leur zèle, ils s'attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le régime qui les conservait ? Mais enfin j'enregistre un nombre étonnant de ces étranges morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt. Je ne sais plus ce que je vous disais, que Norpois admirait cette guerre. Mais quelle singulière manière d'en parler ! D'abord avez-vous remarqué ce pullulement d'expressions nouvelles qui, quand elles ont fini par s'user à force d'être employées tous les jours – car vraiment Norpois est infatigable, je crois que c'est la mort de ma tante Villeparisis qui lui a donné une seconde jeunesse –, sont immédiatement remplacées par d'autres lieux communs ? Autrefois je me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient : “celui qui sème le vent récolte la tempête” ; “les chiens aboient, la caravane passe” ; “faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, disait le baron Louis” ; “il y a là des symptômes qu'il serait exagéré de prendre au tragique mais qu'il convient de prendre au sérieux” ; “travailler pour le roi de Prusse” (celle-là a d'ailleurs ressuscité, ce qui était infaillible). Eh bien, depuis, hélas, que j'en ai vu mourir ! Nous avons eu “le chiffon de papier”, “les empires de proie”, “la fameuse Kultur qui consiste à assassiner des femmes et des enfants sans défense”, “la victoire appartient, comme disent les Japonais, à celui qui sait souffrir un quart d'heure de plus que l'autre”, “les Germano-Touraniens”, “la barbarie scientifique”, “si nous voulons gagner la guerre, selon la forte expression de M. Lloyd George”, enfin ça ne se compte plus, et “le mordant des troupes”, et “le cran des troupes”. Même la syntaxe de l'excellent Norpois subit du fait de la guerre une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports. Avez-vous remarqué que l'excellent homme, tenant à proclamer ses désirs comme une vérité sur le point d'être réalisée, n'ose pas tout de même employer le futur pur et simple qui risquerait d'être contredit par les événements, mais a adopté comme signe de ce temps le verbe savoir ? » J'avouai à M. de Charlus que je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire.
Il me faut noter ici que le duc de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il était de plus aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe. Enfin il tenait M. Caillaux pour un traître qui méritait mille fois d'être fusillé. Quand son frère lui demandait des preuves de cette trahison, M. de Guermantes répondait que s'il ne fallait condamner que les gens qui signent un papier où ils déclarent « j'ai trahi », on ne punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le cas où je n'aurais pas l'occasion d'y revenir, je noterai aussi que, deux ans plus tard, le duc de Guermantes, animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l'affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes, que, dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation certaine et le crime patent, d'entendre le couple lettré et charmant dire : « Mais il sera probablement acquitté, il n'y a absolument rien contre lui. » M. de Guermantes essaya d'alléguer que M. de Norpois, dans sa déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré : « Vous êtes le Giolitti de la France, oui, monsieur Caillaux, vous êtes le Giolitti de la France. » Mais le couple lettré et charmant avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves de son gâtisme et conclu qu'il avait dit cela « devant M. Caillaux atterré », disait Le Figaro, mais probablement en réalité devant M. Caillaux narquois. Les opinions du duc de Guermantes n'avaient pas tardé à changer. Attribuer ce changement à l'influence d'une Anglaise n'est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître si on l'eût prophétisé même en 1919, où les Anglais n'appelaient les Allemands que les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables. Leur opinion à eux aussi avait changé et toute décision était approuvée par eux qui pouvait contrister la France et venir en aide à l'Allemagne.
Pour revenir à M. de Charlus : « Mais si », répondit-il à l'aveu que je ne le comprenais pas, « mais si : “savoir”, dans les articles de Norpois, est le signe du futur, c'est-à-dire le signe des désirs de Norpois et des désirs de nous tous d'ailleurs », ajouta-t-il peut-être sans une complète sincérité. « Vous comprenez bien que si “savoir” n'était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays. Par exemple chaque fois que Norpois dit : “L'Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du ‘droit' ”, “la monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence”, il est clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (comme les miens, comme les vôtres), mais enfin là, le verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien, car un pays peut “savoir”, l'Amérique peut “savoir”, la monarchie “bicéphale” elle-même peut “savoir” (malgré l'éternel “manque de psychologie”). Mais le doute n'est plus possible quand Norpois écrit : “Ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres”, “la région des Lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des Alliés”, “les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l'opinion de la grande majorité du pays”. Or il est certain que ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent pas “savoir”. Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres l'injonction (à laquelle j'ai le regret de constater qu'ils ne semblent pas obéir) de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux “Boches” (M. de Charlus mettait à prononcer le mot “boche” le même genre de hardiesse que jadis dans le tram de Balbec à parler des hommes dont le goût n'est pas pour les femmes).
D'ailleurs, avez-vous remarqué avec quelles ruses Norpois a toujours commencé, dès 1914, ses articles aux neutres ? Il commence par déclarer que certes la France n'a pas à s'immiscer dans la politique de l'Italie (ou de la Roumanie, ou de la Bulgarie, etc.). Seules, c'est à ces puissances qu'il convient de décider en toute indépendance et en ne consultant que l'intérêt national si elles doivent ou non sortir de la neutralité. Mais si ces premières déclarations de l'article (ce qu'on eût appelé autrefois l'exorde) sont si remarquablement désintéressées, la suite l'est généralement beaucoup moins. “Toutefois”, continue en substance Norpois, “il est bien clair que seules tireront un bénéfice matériel de la lutte, les nations qui se seront rangées du côté du droit et de la justice. On ne peut attendre que les Alliés récompensent, en leur octroyant les territoires d'où s'élève depuis des siècles la plainte de leurs frères opprimés, les peuples qui, suivant la politique de moindre effort, n'auront pas mis leur épée au service des Alliés.” Ce premier pas fait vers un conseil d'intervention, rien n'arrête plus Norpois, ce n'est plus seulement le principe mais l'époque de l'intervention sur lesquels il donne des conseils de moins en moins déguisés. “Certes, dit-il en faisant ce qu'il appellerait lui-même ‘le bon apôtre', c'est à l'Italie, à la Roumanie seules de décider de l'heure opportune et de la forme sous laquelle il leur conviendra d'intervenir. Elles ne peuvent pourtant ignorer qu'à trop tergiverser elles risquent de laisser passer l'heure. Déjà les sabots des cavaliers russes font frémir la Germanie traquée d'une indicible épouvante. Il est bien évident que les peuples qui n'auront fait que voler au secours de la victoire dont on voit déjà l'aube resplendissante n'auront nullement droit à cette même récompense qu'ils peuvent encore en se hâtant, etc.”
C'est comme au théâtre quand on dit : “Les dernières places qui restent ne tarderont pas à être enlevées. Avis aux retardataires !” Raisonnement d'autant plus stupide que Norpois le refait tous les six mois, et dit périodiquement à la Roumanie : “L'heure est venue pour la Roumanie de savoir si elle veut ou non réaliser ses aspirations nationales. Qu'elle attende encore, il risque d'être trop tard.” Or depuis trois ans qu'il le dit, non seulement le “trop tard” n'est pas encore venu, mais on ne cesse de grossir les offres qu'on fait à la Roumanie. De même il invite la France, etc., à intervenir en Grèce en tant que puissance protectrice parce que le traité qui liait la Grèce à la Serbie n'a pas été tenu. Or de bonne foi, si la France n'était pas en guerre et ne souhaitait pas le concours ou la neutralité bienveillante de la Grèce, aurait-elle l'idée d'intervenir en tant que puissance protectrice, et le sentiment moral qui la pousse à se révolter parce que la Grèce n'a pas tenu ses engagements avec la Serbie, ne se tait-il pas aussi dès qu'il s'agit d'une violation tout aussi flagrante de la Roumanie et de l'Italie qui, avec raison je le crois, comme la Grèce aussi, n'ont pas rempli leurs devoirs, moins impératifs et étendus qu'on ne dit, d'alliés de l'Allemagne ? La vérité c'est que les gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils faire autrement puisqu'ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont il s'agit ? Au temps de l'Affaire qui vous passionnait si bizarrement, à une époque dont il est convenu de dire que nous sommes séparés par des siècles, car les philosophes de la guerre ont accrédité que tout lien est rompu avec le passé, j'étais choqué de voir des gens de ma famille accorder toute leur estime à des anticléricaux anciens communards que leur journal leur avait présentés comme antidreyfusards, et honnir un général bien né et catholique mais révisionniste. Je ne le suis pas moins de voir tous les Français exécrer l'empereur François-Joseph qu'ils vénéraient, avec raison je peux vous le dire, moi qui l'ai beaucoup connu et qu'il veut bien traiter en cousin. Ah ! je ne lui ai pas écrit depuis la guerre », ajouta-t-il comme avouant hardiment une faute qu'il savait très bien qu'on ne pouvait blâmer. « Si, la première année, et une seule fois. Mais qu'est-ce que vous voulez, cela ne change rien à mon respect pour lui, mais j'ai ici beaucoup de jeunes parents qui se battent dans nos lignes et qui trouveraient, je le sais, fort mauvais que j'entretienne une correspondance suivie avec le chef d'une nation en guerre avec nous. Que voulez-vous ? me critique qui voudra », ajouta-t-il comme s'exposant hardiment à mes reproches, « je n'ai pas voulu qu'une lettre signée Charlus arrivât en ce moment à Vienne. La plus grande critique que j'adresserais au vieux souverain, c'est qu'un seigneur de son rang, chef d'une des maisons les plus anciennes et les plus illustres d'Europe, se soit laissé mener par ce petit hobereau, fort intelligent d'ailleurs, mais enfin par un simple parvenu comme Guillaume de Hohenzollern. Ce n'est pas une des anomalies les moins choquantes de cette guerre. » Et comme, dès qu'il se replaçait au point de vue nobiliaire qui pour lui au fond dominait tout, M. de Charlus arrivait à d'extraordinaires enfantillages, il me dit, du même ton qu'il m'eût parlé de la Marne ou de Verdun, qu'il y avait des choses capitales et fort curieuses que ne devrait pas omettre celui qui écrirait l'histoire de cette guerre. « Ainsi, me dit-il, par exemple, tout le monde est si ignorant que personne n'a fait remarquer cette chose si marquante : le grand maître de l'ordre de Malte, qui est un pur boche, n'en continue pas moins de vivre à Rome où il jouit, en tant que grand maître de notre ordre, du privilège de l'exterritorialité. C'est intéressant », ajouta-t-il d'un air de me dire : « Vous voyez que vous n'avez pas perdu votre soirée en me rencontrant. » Je le remerciai et il prit l'air modeste de quelqu'un qui n'exige pas de salaire. « Qu'est-ce que j'étais donc en train de vous dire ? Ah ! oui, que les gens haïssaient maintenant François-Joseph, d'après leur journal. Pour le roi Constantin de Grèce et le tsar de Bulgarie, le public a oscillé, à diverses reprises, entre l'aversion et la sympathie, parce qu'on disait tour à tour qu'ils se mettraient du côté de l'Entente ou de ce que Brichot appelle les Empires centraux. C'est comme quand Brichot nous répète à tout moment que “l'heure de Venizélos va sonner”. Je ne doute pas que M. Venizélos ne soit un homme d'État plein de capacité, mais qui nous dit que les Grecs désirent tant que cela Venizélos ? Il voulait, nous dit-on, que la Grèce tînt ses engagements envers la Serbie. Encore faudrait-il savoir quels étaient ses engagements et s'ils étaient plus étendus que ceux que l'Italie et la Roumanie ont cru pouvoir violer. Nous avons de la façon dont la Grèce exécute ses traités et respecte sa constitution un souci que nous n'aurions certainement pas si ce n'était pas notre intérêt. Qu'il n'y ait pas eu la guerre, croyez-vous que les puissances “garantes” auraient même fait attention à la dissolution des Chambres ? Je vois simplement qu'on retire un à un tous ses appuis au roi de Grèce pour pouvoir le jeter dehors ou l'enfermer le jour où il n'aura plus d'armée pour le défendre. Je vous disais que le public ne juge le roi de Grèce et le roi des Bulgares que d'après les journaux. Et comment pourraient-ils penser sur eux autrement que par le journal, puisqu'ils ne les connaissent pas ? Moi je les ai vus énormément, j'ai beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était une pure merveille. J'ai toujours pensé que l'empereur Nicolas avait eu un énorme sentiment pour lui. En tout bien tout honneur, bien entendu. La princesse Christian en parlait ouvertement mais c'est une gale. Quant au tsar des Bulgares, c'est une pure coquine, une vraie affiche, mais très intelligent, un homme remarquable. Il m'aime beaucoup. »
M. de Charlus qui pouvait être si agréable devenait odieux quand il abordait ces sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà chez un malade qui vous fait tout le temps valoir sa bonne santé. J'ai souvent pensé que dans le tortillard de Balbec, les fidèles qui souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait, n'auraient peut-être pas pu supporter cette espèce d'ostentation d'une manie et, mal à l'aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant un morphinomane qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux qui eussent mis fin aux confidences qu'ils croyaient désirer. De plus, on était agacé d'entendre accuser tout le monde, et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuves, par quelqu'un qui s'omettait lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu'il appartenait et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si intelligent, s'était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans « la vie »), expliquant tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu'on verse dans son défaut, il était non seulement au-dessous de lui-même, mais exceptionnellement satisfait de lui. C'est ainsi que lui si grave, si noble, eut le sourire le plus niais pour achever la phrase que voici : « Comme il y a de fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg à l'égard de l'empereur Guillaume, cela pourrait être la cause pour laquelle le tsar Ferdinand s'est mis du côté des “empires de proie”. Dame au fond, c'est très compréhensible, on est indulgent pour une soeur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli comme explication de l'alliance de la Bulgarie avec l'Allemagne. » Et de cette explication stupide M. de Charlus rit longuement comme s'il l'avait vraiment trouvée très ingénieuse et qui même si elle avait reposé sur des faits vrais était aussi puérile que les réflexions que M. de Charlus faisait sur la guerre, quand il la jugeait en tant que féodal ou que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Il finit par une remarque plus juste : « Ce qui est étonnant, dit-il, c'est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu'il juge par lui-même. »
En cela M. de Charlus avait raison. On m'a raconté qu'il fallait voir les moments de silence et d'hésitation qu'avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même seulement à l'énonciation, mais à la formation d'une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d'un sentiment intime : « Non, je ne crois pas qu'ils prendront Varsovie » ; « je n'ai pas l'impression qu'on puisse passer un second hiver » ; « ce que je ne voudrais pas, c'est une paix boiteuse » ; « ce qui me fait peur, si vous voulez que je vous le dise, c'est la Chambre » ; « si, j'estime tout de même qu'on pourra percer. » Et pour dire cela Odette prenait un air mièvre qu'elle poussait à l'extrême quand elle disait : « Je ne dis pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur manque ce qu'on appelle le cran. » Pour prononcer « le cran » (et même simplement pour le « mordant ») elle faisait avec sa main le geste de pétrissage et avec ses yeux le clignement des rapins employant un terme d'atelier. Son langage à elle était pourtant, plus encore qu'autrefois, la trace de son admiration pour les Anglais, qu'elle n'était plus obligée de se contenter d'appeler comme autrefois « nos voisins d'outre-Manche », ou tout au plus « nos amis les Anglais », mais « nos loyaux alliés ». Inutile de dire qu'elle ne se faisait pas faute de citer à tout propos l'expression de fair play pour montrer les Anglais trouvant les Allemands des joueurs incorrects, et « ce qu'il faut c'est gagner la guerre, comme disent nos braves alliés ». Tout au plus associait-elle assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce qui touchait les soldats anglais et au plaisir qu'il trouvait à vivre dans l'intimité des Australiens aussi bien que des Écossais, des Néo-Zélandais et des Canadiens. « Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l'argot de tous les braves tommies, il sait se faire entendre de ceux des plus lointains dominions et, aussi bien qu'avec le général commandant la base, fraternise avec le plus humble private. »
Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville, tandis que je descends les boulevards, côte à côte avec M. de Charlus, m'autorise à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet si le pauvre Brichot était ainsi jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d'autre part n'étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d'abord on se rappelle peut-être que déjà à La Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin, du grand homme qu'il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de Turc comme Saniette, du moins l'objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il à ce moment-là un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs ou associés du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre peut-être, ou par la rapide cristallisation d'une élégance si longtemps retardée mais dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s'était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles, appâts d'abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l'Institut, sa notoriété n'avait pas jusqu'à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire presque quotidiennement des articles parés de ce faux brillant qu'on l'a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches, d'autre part, d'une érudition fort réelle, et qu'en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler, de quelques formes plaisantes qu'il l'entourât, le « grand monde » fut littéralement ébloui. Pour une fois d'ailleurs il donnait sa faveur à quelqu'un qui était loin d'être une nullité et qui pouvait retenir l'attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de sa mémoire. Et pendant que trois duchesses allaient passer la soirée chez Mme Verdurin, trois autres se disputaient l'honneur d'avoir chez elles à dîner le grand homme, lequel acceptait chez l'une, se sentant d'autant plus libre que Mme Verdurin, exaspérée du succès que ses articles rencontraient auprès du faubourg Saint-Germain, avait soin de ne jamais avoir Brichot chez elle quand il devait s'y trouver quelque personne brillante qu'il ne connaissait pas encore et qui se hâterait de l'attirer. Ce fut ainsi que le journalisme (dans lequel Brichot se contentait, en somme, de donner tardivement, avec honneur et en échange d'émoluments superbes, ce qu'il avait gaspillé toute sa vie gratis et incognito dans le salon des Verdurin, car ses articles ne lui coûtaient pas plus de peine, tant il était disert et savant, que ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire Brichot à une gloire incontestée… s'il n'y avait pas eu Mme Verdurin. Certes les articles de Brichot étaient loin d'être aussi remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de l'homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d'images qui ne voulaient rien dire du tout (« les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven » ; « Schiller a dû frémir dans son tombeau » ; « l'encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée » ; « Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe »), c'étaient des trivialités telles que : « Vingt mille prisonniers, c'est un chiffre ; notre commandement saura ouvrir l'oeil et le bon ; nous voulons vaincre, un point c'est tout. » Mais, mêlé à tout cela, tant de savoir, tant d'intelligence, de si justes raisonnements ! Or Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction préalable de penser qu'elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait avec l'attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper. Or il était malheureusement certain qu'il y en avait quelques-unes. On n'attendait même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d'un auteur vraiment peu connu, au moins dans l'oeuvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait avec impatience l'heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives. « Eh bien, qu'est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir ? J'ai pensé à vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu'il devient fou. – Je ne l'ai pas encore lu, disait Cottard. – Comment, vous ne l'avez pas encore lu ? Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez. C'est-à-dire que c'est d'un ridicule à mourir. » Et contente au fond que quelqu'un n'eût pas encore lu le Brichot pour avoir l'occasion d'en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au maître d'hôtel d'apporter Le Temps, et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée, cette campagne anti-brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. « Je ne le dis pas trop haut parce que j'ai peur que là-bas », disait-elle en montrant la comtesse Molé, « on n'admire assez cela. Les gens du monde sont plus naïfs qu'on ne croit. » Mme Molé à qui on tâchait de faire entendre en parlant assez fort qu'on parlait d'elle, tout en s'efforçant de lui montrer par des baissements de voix qu'on n'aurait pas voulu être entendu d'elle, reniait lâchement Brichot qu'elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin et, pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable, disait : « Ce qu'on ne peut pas lui retirer, c'est que c'est bien écrit. – Vous trouvez ça bien écrit, vous ? disait Mme Verdurin, moi je trouve ça écrit comme par un cochon », audace qui faisait rire les gens du monde d'autant plus que Mme Verdurin, comme effarouchée elle-même par le mot de cochon, l'avait prononcé en le chuchotant, la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot croissait d'autant plus que celui-ci étalait naïvement la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d'employer les mots nouveaux pour montrer qu'il n'était pas trop universitaire, elle avait « caviardé » une partie de son article. Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût averti un homme plus perspicace, le peu de cas qu'elle faisait de ce qu'écrivait Chochotte. Elle lui dit seulement une fois qu'il avait tort d'écrire si souvent « je ». Et il avait en effet l'habitude de l'écrire continuellement, d'abord parce que, par habitude de professeur il se servait constamment d'expressions comme « j'accorde que », et même, pour dire « je veux bien que », « je veux que » : « Je veux que l'énorme développement des fronts nécessite, etc. », mais surtout parce que, ancien antidreyfusard militant qui flairait la préparation germanique bien longtemps avant la guerre, il s'était trouvé écrire très souvent : « J'ai dénoncé dès 1897 » ; « j'ai signalé en 1901 » ; « j'ai averti dans ma petite brochure aujourd'hui rarissime (habent sua fata libelli) », et ensuite l'habitude lui était restée. Il rougit fortement de l'observation de Mme Verdurin, observation qui lui fut faite d'un ton aigre. « Vous avez raison, madame. Quelqu'un qui n'aimait pas plus les jésuites que M. Combes, encore qu'il n'ait pas eu de préface de notre doux maître en scepticisme délicieux, Anatole France, qui fut si je ne me trompe mon adversaire… avant le déluge, a dit que le moi est toujours haïssable. » À partir de ce moment Brichot remplaça je par on, mais on n'empêchait pas le lecteur de voir que l'auteur parlait de lui et permit à l'auteur de ne plus cesser de parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire un article sur une seule négation, toujours à l'abri de on. Par exemple Brichot avait-il dit, fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur, il commençait ainsi : « On ne camoufle pas ici la vérité. On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On n'a pas dit qu'elles n'avaient plus une grande valeur. Encore moins écrira-t-on qu'elles n'ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus que le terrain gagné, s'il n'est pas, etc. » Bref, rien qu'à énoncer tout ce qu'il ne dirait pas, à rappeler tout ce qu'il avait dit il y avait quelques années, et ce que Clausewitz, Jomini, Ovide, Apollonius de Tyane, etc., avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot aurait pu constituer aisément la matière d'un fort volume. Il est à regretter qu'il n'en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant difficiles à retrouver. Le faubourg Saint-Germain, chapitré par Mme Verdurin, commença par rire de Brichot chez elle, mais continua, une fois sorti du petit clan, à admirer Brichot. Puis se moquer de lui devint une mode comme ç'avait été de l'admirer et celles mêmes qu'il continuait d'éblouir en secret, dans le temps qu'elles lisaient son article, s'arrêtaient et riaient dès qu'elles n'étaient plus seules pour ne pas avoir l'air moins fines que les autres. Jamais on ne parla tant de Brichot qu'à cette époque dans le petit clan, mais par dérision. On prenait comme critérium de l'intelligence de tout nouveau ce qu'il pensait des articles de Brichot ; s'il répondait mal la première fois, on ne se faisait pas faute de lui enseigner à quoi l'on reconnaît que les gens sont intelligents.
« Enfin, mon pauvre ami, tout cela est épouvantable et nous avons plus que d'ennuyeux articles à déplorer. On parle de vandalisme, de statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues polychromes incomparables, n'est pas du vandalisme aussi ? Est-ce qu'une ville qui n'aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont toute la statuaire aurait été brisée ? Quel plaisir puis-je avoir à aller dîner au restaurant quand j'y suis servi par de vieux bouffons moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n'est pas par des femmes en cornette qui me font croire que je suis entré au Bouillon Duval ? Parfaitement mon cher, et je crois que j'ai le droit de parler ainsi parce que le beau est tout de même le beau dans une matière vivante. Le grand plaisir d'être servi par des êtres rachitiques, portant binocle, dont le cas d'exemption se lit sur le visage ! Contrairement à ce qui arrivait toujours jadis, si l'on veut reposer ses yeux sur quelqu'un de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi les garçons qui servent mais parmi les clients qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien qu'ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est, quand reviendra ce lieutenant anglais qui vient peut-être pour la première fois et sera peut-être tué demain ! Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l'auteur délicieux de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu'on leur répétait que la guerre durerait deux mois. Ah ! ils ne savaient pas comme moi la force de l'Allemagne, la vertu de la race prussienne », dit-il en s'oubliant.
Et puis, remarquant qu'il avait trop laissé apercevoir son point de vue : « Ce n'est pas tant l'Allemagne que je crains pour la France, que la guerre elle-même. Les gens de l'arrière s'imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe, auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n'a aucun rapport. C'est une maladie qui, quand elle semble conjurée sur un point, reprend sur un autre. Aujourd'hui Noyon sera délivré, demain on n'aura plus ni pain ni chocolat, après-demain celui qui se croyait bien tranquille et accepterait au besoin une balle qu'il n'imagine pas, s'affolera parce qu'il lira dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments, un chef-d'oeuvre unique comme Reims, par la qualité, n'est pas tellement ce dont la disparition m'épouvante, c'est surtout de voir anéantis une telle quantité d'ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif et charmant. »
Je pensai aussitôt à Combray, mais autrefois j'avais cru me diminuer aux yeux de Mme de Guermantes en avouant la petite situation que ma famille occupait à Combray. Je me demandai si elle n'avait pas été révélée aux Guermantes et à M. de Charlus, soit par Legrandin, ou Swann, ou Saint-Loup, ou Morel. Mais cette prétérition même était moins pénible pour moi que des explications rétrospectives. Je souhaitai seulement que M. de Charlus ne parlât pas de Combray.
« Je ne veux pas dire de mal des Américains, monsieur, continua-t-il, il paraît qu'ils sont inépuisablement généreux et comme il n'y a pas eu de chef d'orchestre dans cette guerre, que chacun est entré dans la danse longtemps après l'autre, et que les Américains ont commencé quand nous étions quasiment finis, ils peuvent avoir une ardeur que quatre ans de guerre ont pu calmer chez nous. Même avant la guerre, ils aimaient notre pays, notre art, ils payaient fort cher nos chefs-d'oeuvre. Beaucoup sont chez eux maintenant. Mais précisément cet art déraciné, comme dirait M. Barrès, est tout le contraire de ce qui faisait l'agrément délicieux de la France. Le château expliquait l'église, qui elle-même, parce qu'elle avait été un lieu de pèlerinages, expliquait la chanson de geste. Je n'ai pas à surfaire l'illustration de mes origines et de mes alliances, et d'ailleurs ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais dernièrement j'ai eu, pour régler une question d'intérêts, et malgré un certain refroidissement qu'il y a entre le ménage et moi, à aller faire une visite à ma nièce Saint-Loup qui habite à Combray. Combray n'était qu'une toute petite ville comme il y en a tant. Mais nos ancêtres étaient représentés en donateurs dans certains vitraux, dans d'autres étaient inscrites nos armoiries. Nous y avions notre chapelle, nos tombeaux. Cette église a été détruite par les Français et par les Anglais parce qu'elle servait d'observatoire aux Allemands. Tout ce mélange d'histoire survivante et d'art qui était la France se détruit, et ce n'est pas fini. Et bien entendu je n'ai pas le ridicule de comparer, pour des raisons de famille, la destruction de l'église de Combray à celle de la cathédrale de Reims, qui était comme le miracle d'une cathédrale gothique retrouvant naturellement la pureté de la statuaire antique, ou de celle d'Amiens. Je ne sais si le bras levé de saint Firmin est aujourd'hui brisé. Dans ce cas la plus haute affirmation de la foi et de l'énergie a disparu de ce monde. – Son symbole, monsieur, lui répondis-je. Et j'adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu'il symbolise. Les cathédrales doivent être adorées jusqu'au jour où, pour les préserver, il faudrait renier les vérités qu'elles enseignent. Le bras levé de saint Firmin dans un geste de commandement presque militaire disait : Que nous soyons brisés, si l'honneur l'exige. Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres dont la beauté vient justement d'avoir un moment fixé des vérités humaines. – Je comprends ce que vous voulez dire, me répondit M. de Charlus, et M. Barrès, qui nous a fait faire, hélas, trop de pèlerinages à la statue de Strasbourg et au tombeau de M. Déroulède, a été touchant et gracieux, quand il a écrit que la cathédrale de Reims elle-même nous était moins chère que la vie de nos fantassins. Assertion qui rend assez ridicule la colère de nos journaux contre le général allemand qui commandait là-bas et qui disait que la cathédrale de Reims lui était moins précieuse que celle d'un soldat allemand. C'est du reste ce qui est exaspérant et navrant, c'est que chaque pays dit la même chose. Les raisons pour lesquelles les associations industrielles de l'Allemagne déclarent la possession de Belfort indispensable à préserver leur nation contre nos idées de revanche, sont les mêmes que celles de Barrès exigeant Mayence pour nous protéger contre les velléités d'invasion des Boches. Pourquoi la restitution de l'Alsace-Lorraine a-t-elle paru à la France un motif insuffisant pour faire la guerre, un motif suffisant pour la continuer, pour la redéclarer à nouveau chaque année ? Vous avez l'air de croire que la victoire est désormais promise à la France, je le souhaite de tout mon coeur, vous n'en doutez pas. Mais enfin depuis qu'à tort ou à raison les Alliés se croient sûrs de vaincre (pour ma part je serais naturellement enchanté de cette solution mais je vois surtout beaucoup de victoires sur le papier, de victoires à la Pyrrhus avec un coût qui ne nous est pas dit) et que les Boches ne se croient plus sûrs de vaincre, on voit l'Allemagne chercher à hâter la paix, la France à prolonger la guerre, la France qui est la France juste et a raison de faire entendre des paroles de justice, mais est aussi la douce France et devrait faire entendre des paroles de pitié, fût-ce seulement pour ses propres enfants et pour qu'à chaque printemps les fleurs qui renaîtront aient à éclairer autre chose que des tombes. Soyez franc, mon cher ami, vous-même m'aviez fait une théorie sur les choses qui n'existent que grâce à une création perpétuellement recommencée. La création du monde n'a pas eu lieu une fois pour toutes, me disiez-vous, elle a nécessairement lieu tous les jours. Eh bien, si vous êtes de bonne foi, vous ne pouvez pas excepter la guerre de cette théorie. Notre excellent Norpois a beau écrire (en sortant un des accessoires de rhétorique qui lui sont aussi chers que “l'aube de la victoire” et le “général Hiver”) : “Maintenant que l'Allemagne a voulu la guerre, les dés en sont jetés”, la vérité c'est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre. Donc celui qui veut la continuer est aussi coupable que celui qui l'a commencée, plus peut-être, car ce premier n'en prévoyait peut-être pas toutes les horreurs.
Or rien ne dit qu'une guerre aussi prolongée, même si elle doit avoir une issue victorieuse, ne soit pas sans péril. Il est difficile de parler de choses qui n'ont point de précédent et des répercussions sur l'organisme d'une opération qu'on tente pour la première fois. Généralement, il est vrai, les nouveautés dont on s'alarme se passent fort bien. Les républicains les plus sages pensaient qu'il était fou de faire la séparation de l'Église. Elle a passé comme une lettre à la poste. Dreyfus a été réhabilité, Picquart ministre de la Guerre, sans qu'on crie ouf. Pourtant que ne peut-on pas craindre d'un surmenage pareil à celui d'une guerre ininterrompue pendant plusieurs années ! Que feront les hommes au retour ? la fatigue les aura-t-elle rompus ou affolés ? Tout cela pourrait mal tourner, sinon pour la France, au moins pour le gouvernement, peut-être même pour la forme du gouvernement. Vous m'avez fait lire autrefois l'admirable Aimée de Coigny de Maurras. Je serais fort surpris que quelque Aimée de Coigny n'attendît pas du développement de la guerre que fait la République ce qu'en 1812 Aimée de Coigny attendait de la guerre que faisait l'Empire. Si l'Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles ? Je ne le désire pas.
Pour en revenir à la guerre elle-même, ce premier qui l'a commencée est-il l'empereur Guillaume ? J'en doute fort. Et si c'est lui, qu'a-t-il fait autre chose que Napoléon par exemple, chose que moi je trouve abominable mais que je m'étonne de voir inspirer tant d'horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui le jour de la déclaration de guerre se sont écriés comme le général Pau : “J'attendais ce jour-là depuis quarante ans. C'est le plus beau jour de ma vie.” Dieu sait si personne a protesté avec plus de force que moi quand on a fait dans la société une place disproportionnée aux nationalistes, aux militaires, quand tout ami des arts était accusé de s'occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n'était pas belliqueuse étant délétère ! C'est à peine si un homme du monde authentique comptait auprès d'un général. Une folle a failli me présenter à M. Syveton. Vous me direz que ce que je m'efforçais de maintenir n'était que les règles mondaines. Mais malgré leur frivolité apparente, elles eussent peut-être empêché bien des excès. J'ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire ou la logique. On se rend compte cinquante ans après qu'ils ont conjuré de grands périls. Or nos nationalistes sont les plus germanophobes, les plus jusqu'au-boutistes des hommes. Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait ils poussent bien à la continuation de la guerre. Mais ce n'est que pour exterminer une race belliqueuse et par amour de la paix. Car une civilisation guerrière, ce qu'ils trouvaient si beau il y a quinze ans, leur fait horreur. Non seulement ils reprochent à la Prusse d'avoir fait prédominer chez elle l'élément militaire, mais en tout temps ils pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout ce qu'ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts mais même la galanterie. Il suffit qu'un de leurs critiques se soit converti au nationalisme pour qu'il soit devenu du même coup un ami de la paix. Il est persuadé que, dans toutes les civilisations guerrières, la femme avait un rôle humilié et bas. On n'ose lui répondre que les “dames” des chevaliers, au Moyen Âge, et la Béatrice de Dante étaient peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroïnes de M. Becque. Je m'attends un de ces jours à me voir placé à table après un révolutionnaire russe ou simplement après un de nos généraux faisant la guerre par horreur de la guerre et pour punir un peuple de cultiver un idéal qu'eux-mêmes jugeaient le seul tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux czar était encore honoré il y a quelques mois parce qu'il avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant qu'on salue la Russie libre, on oublie le titre qui permettait de le glorifier. Ainsi tourne la roue du monde.
« Et pourtant l'Allemagne emploie tellement les mêmes expressions que la France que c'est à croire qu'elle la cite, elle ne se lasse pas de dire qu'elle “lutte pour l'existence”. Quand je lis : “Nous lutterons contre un ennemi implacable et cruel jusqu'à ce que nous ayons obtenu une paix qui nous garantisse à l'avenir de toute agression et pour que le sang de nos braves soldats n'ait pas coulé en vain”, ou bien : “Qui n'est pas pour nous est contre nous”, je ne sais pas si cette phrase est de l'empereur Guillaume ou de M. Poincaré car ils l'ont, à quelques variantes près, prononcée vingt fois l'un et l'autre, bien qu'à vrai dire je doive confesser que l'empereur ait été en ce cas l'imitateur du président de la République. La France n'aurait peut-être pas tenu tant à prolonger la guerre si elle était restée faible mais surtout l'Allemagne n'aurait peut-être pas été si pressée de la finir si elle n'avait pas cessé d'être forte. D'être aussi forte, car forte, vous verrez qu'elle l'est encore. »
Il avait pris l'habitude de crier très fort en parlant, par nervosité, par recherche d'issues pour des impressions dont il fallait – n'ayant jamais cultivé aucun art – qu'il se débarrassât, comme un aviateur de ses bombes, fût-ce en plein champ, là où ses paroles n'atteignaient personne, et surtout dans le monde où elles tombaient aussi au hasard et où il était écouté par snobisme, de confiance et, tant il tyrannisait les auditeurs, on peut dire de force et même par crainte. Sur les boulevards cette harangue était de plus une marque de mépris à l'égard des passants pour qui il ne baissait pas plus la voix qu'il n'eût dévié son chemin. Mais elle y détonnait, y étonnait, et surtout rendait intelligibles à des gens qui se retournaient des propos qui eussent pu nous faire prendre pour des défaitistes. Je le fis remarquer à M. de Charlus sans réussir qu'à exciter son hilarité. « Avouez que ce serait bien drôle, dit-il. Après tout, ajouta-t-il, on ne sait jamais, chacun de nous risque chaque soir d'être le fait divers du lendemain. En somme pourquoi ne serai-je pas fusillé dans les fossés de Vincennes ? La même chose est bien arrivée à mon grand-oncle le duc d'Enghien. La soif du sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait, pour qu'ils se jetassent sur elle, que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que dans ma jeunesse on eût appelé son pif ! » Et il se mit à rire à gorge déployée comme si nous avions été seuls dans un salon.
Par moments, voyant des individus assez louches extraits de l'ombre par le passage de M. de Charlus et se conglomérer à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit par l'incohérence de la démarche l'imminence probable d'un accès, se demande si sa compagnie est plutôt désirée comme celle d'un soutien, ou redoutée comme celle d'un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu réussirait peut-être à l'écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l'événement dont on ne sait si l'on doit s'écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits qu'il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus ces diverses positions divergentes, signe d'un incident possible dont je n'étais pas bien sûr s'il souhaitait ou redoutait que ma présence l'empêchât de se produire, étaient, comme par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même qui marchait fort droit mais par tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois qu'il préférait éviter la rencontre, car il m'entraîna dans une rue de traverse, plus obscure que le boulevard, et où cependant celui-ci ne cessait de déverser, à moins que ce ne fût vers lui qu'ils affluassent, des soldats de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur et consolant pour M. de Charlus, de ce reflux de tous les hommes à la frontière qui avait fait pneumatiquement le vide dans Paris aux premiers temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait pas d'admirer les brillants uniformes qui passaient devant nous et qui faisaient de Paris une ville aussi cosmopolite qu'un port, aussi irréelle qu'un décor de peintre qui n'a dressé quelques architectures que pour avoir un prétexte à grouper les costumes les plus variés et les plus chatoyants.
Il gardait tout son respect et toute son affection à de grandes dames accusées de défaitisme, comme jadis à celles qui avaient été accusées de dreyfusisme. Il regrettait seulement qu'en s'abaissant à faire de la politique elles eussent donné prise « aux polémiques des journalistes ». Pour lui, à leur égard, rien n'était changé. Car sa frivolité était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d'autres prestiges était la chose durable – et la guerre, comme l'affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives. Eût-on fusillé la duchesse de Guermantes pour essai de paix séparée avec l'Autriche, qu'il l'eût considérée comme toujours aussi noble et pas plus dégradée que ne nous apparaît aujourd'hui Marie-Antoinette d'avoir été condamnée à la décapitation. En parlant à ce moment-là, M. de Charlus, noble comme une espèce de Saint-Vallier ou de Saint-Mégrin, était droit, rigide, solennel, parlait gravement, ne faisait pour un moment aucune des manières où se révèlent ceux de sa sorte. Et pourtant, pourquoi ne peut-il y en avoir aucun dont la voix soit jamais absolument juste ? Même en ce moment où elle approchait le plus du grave, elle était fausse encore et aurait eu besoin de l'accordeur.
D'ailleurs M. de Charlus ne savait littéralement où donner de la tête, et il la levait souvent avec le regret de ne pas avoir une jumelle qui d'ailleurs ne lui eût pas servi à grand-chose, car en plus grand nombre que d'habitude, à cause du raid de zeppelins de l'avant-veille qui avait réveillé la vigilance des pouvoirs publics, il y avait des militaires jusque dans le ciel. Les aéroplanes que j'avais vus quelques heures plus tôt faire comme des insectes des taches brunes sur le soir bleu, passaient maintenant dans la nuit qu'approfondissait encore l'extinction partielle des réverbères, comme de lumineux brûlots. La plus grande impression de beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes, était peut-être surtout de faire regarder le ciel, vers lequel on lève peu les yeux d'habitude. Dans ce Paris dont, en 1914, j'avais vu la beauté presque sans défense attendre la menace de l'ennemi qui se rapprochait, il y avait certes, maintenant comme alors, la splendeur antique inchangée d'une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l'inutile beauté de sa lumière, mais comme en 1914, et plus qu'en 1914, il y avait aussi autre chose, des lumières différentes, des feux intermittents que, soit de ces aéroplanes, soit de projecteurs de la tour Eiffel, on savait dirigés par une volonté intelligente, par une vigilance amie qui donnait ce même genre d'émotion, inspirait cette même sorte de reconnaissance et de calme que j'avais éprouvés dans la chambre de Saint-Loup, dans la cellule de ce cloître militaire où s'exerçaient, avant qu'ils consommassent, un jour, sans une hésitation, en pleine jeunesse, leur sacrifice, tant de coeurs fervents et disciplinés.
Après le raid de l'avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé que la terre, il s'était calmé comme la mer après une tempête. Mais comme la mer après une tempête, il n'avait pas encore repris son apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles, et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces « étoiles nouvelles ».
M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs, et comme il ne pouvait pas plus s'empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu'à ses autres penchants tout en niant l'une comme les autres : « D'ailleurs j'ajoute que j'admire tout autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu'il faut ! Mais ce sont des héros, tout simplement. Qu'est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils puisque des batteries tirent sur eux ? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ? » J'avouai que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m'ayant donné l'habitude, pour mon travail, de le remettre jour par jour au lendemain, je me figurais qu'il pouvait en être de même pour la mort. Comment aurait-on peur d'un canon dont on est persuadé qu'il ne vous frappera pas ce jour-là ? D'ailleurs formées isolément, ces idées de bombes lancées, de mort possible, n'ajoutèrent pour moi rien de tragique à l'image que je me faisais du passage des aéronefs allemands, jusqu'à ce que, de l'un d'eux, ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d'un ciel agité, d'un aéroplane que, bien que je le susse meurtrier, je n'imaginais que stellaire et céleste, j'eusse vu, un soir, le geste de la bombe lancée vers nous. Car la réalité originale d'un danger n'est perçue que dans cette chose nouvelle, irréductible à ce qu'on sait déjà, qui s'appelle une impression, et qui est souvent, comme ce fut le cas là, résumée par une ligne, une ligne qui décrivait une intention, une ligne où il y avait la puissance latente d'un accomplissement qui la déformait, tandis que sur le pont de la Concorde, autour de l'aéroplane menaçant et traqué, et comme si s'étaient reflétées dans les nuages les fontaines des Champs-Élysées, de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d'eau lumineux des projecteurs s'infléchissaient dans le ciel, lignes pleines d'intentions aussi, d'intentions prévoyantes et protectrices, d'hommes puissants et sages auxquels, comme une nuit au quartier de Doncières, j'étais reconnaissant que leur force daignât prendre avec cette précision si belle la peine de veiller sur nous.
La nuit était aussi belle qu'en 1914, comme Paris était aussi menacé. Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l'effroi que j'avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, et comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense. « Vous n'avez pas peur ? répéta M. de Charlus. Les Parisiens ne se rendent pas compte. On me dit que Mme Verdurin donne des réunions tous les jours. Je ne le sais que par les on-dit, moi je ne sais absolument rien d'eux, j'ai entièrement rompu », ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux comme si avait passé un télégraphiste, mais aussi la tête, les épaules, et en levant le bras avec le geste qui signifie, sinon « je m'en lave les mains », du moins « je ne peux rien vous dire » (bien que je ne lui demandasse rien). « Je sais que Morel y va toujours beaucoup », me dit-il (c'était la première fois qu'il m'en reparlait). « On prétend qu'il regrette beaucoup le passé, qu'il désire se rapprocher de moi », ajouta-t-il, faisant preuve à la fois de cette même crédulité d'homme du Faubourg qui dit : « On dit beaucoup que la France cause plus que jamais avec l'Allemagne et que les pourparlers sont même engagés » et de l'amoureux que les pires rebuffades n'ont pas persuadé. « En tout cas, s'il le veut il n'a qu'à le dire, je suis plus vieux que lui, ce n'est pas à moi à faire les premiers pas. » Et sans doute il était bien inutile de le dire, tant c'était évident. Mais de plus ce n'était même pas sincère et c'est pour cela qu'on était si gêné pour M. de Charlus, car on sentait qu'en disant que ce n'était pas à lui de faire les premiers pas, il en faisait au contraire un et attendait que j'offrisse de me charger du rapprochement.
Certes je connaissais cette naïve ou feinte crédulité des gens qui aiment quelqu'un, ou simplement ne sont pas reçus chez quelqu'un, et imputent à ce quelqu'un un désir qu'il n'a pourtant pas manifesté, malgré des sollicitations fastidieuses. Mais à l'accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus scanda ces paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux, j'eus l'impression qu'il y avait autre chose qu'une banale insistance. Je ne me trompais pas, et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j'anticipe de beaucoup d'années pour le second de ces faits, postérieur à la mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous aurons l'occasion de le revoir plusieurs fois bien différent de ce que nous l'avons connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ou trois ans seulement après le soir où je descendis ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ deux ans après cette soirée je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt à M. de Charlus, au plaisir qu'il aurait à revoir le violoniste, et j'insistai auprès de lui pour qu'il allât le voir, fût-ce une fois. « Il a été bon pour vous, dis-je à Morel, il est déjà vieux, il peut mourir, il faut liquider les vieilles querelles et effacer les traces de la brouille. » Morel parut être entièrement de mon avis quant à un apaisement désirable, mais il n'en refusa pas moins catégoriquement de faire même une seule visite à M. de Charlus. « Vous avez tort, lui dis-je. Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par amour-propre mal placé, par vertu (soyez sûr qu'elle ne sera pas attaquée), par coquetterie ? » Alors le violoniste, tordant son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en frissonnant : « Non, ce n'est par rien de tout cela ; la vertu je m'en fous, la méchanceté ? au contraire je commence à le plaindre, ce n'est pas par coquetterie, elle serait inutile, ce n'est pas par paresse, il y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces. Non, ce n'est à cause de rien de tout cela, c'est, ne le dites jamais à personne et je suis fou de vous le dire, c'est, c'est… c'est… par peur ! » Il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouai que je ne le comprenais pas. « Non, ne me demandez pas, n'en parlons plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux dire que vous ne le connaissez pas du tout. – Mais quel tort peut-il vous faire ? Il cherchera, d'ailleurs, d'autant moins à vous en faire qu'il n'y aura plus de rancune entre vous. Et puis, au fond, vous savez qu'il est très bon. – Parbleu ! si je le sais, qu'il est bon ! Et la délicatesse et la droiture. Mais laissez-moi, ne m'en parlez plus, je vous en supplie, c'est honteux à dire, j'ai peur ! »
Le second fait date d'après la mort de M. de Charlus. On m'apporta quelques souvenirs qu'il m'avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions, puis s'était rétabli avant de tomber plus tard dans l'état où nous le verrons le jour d'une matinée chez la princesse de Guermantes – et la lettre, restée dans un coffre-fort avec les objets qu'il léguait à quelques amis, était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait entièrement oublié Morel. La lettre, tracée d'une écriture fine et ferme, était ainsi conçue :
Mon cher ami, les voies de la Providence sont inconnues. Parfois c'est du défaut d'un être médiocre qu'elle use pour empêcher de faillir la suréminence d'un juste. Vous connaissez Morel, d'où il est sorti, à quel faite j'ai voulu l'élever, autant dire à mon niveau. Vous savez qu'il a préféré retourner non pas à la poussière et à la cendre d'où tout homme, c'est-à-dire le véritable phoenix, peut renaître, mais à la boue où rampe la vipère. Il s'est laissé choir, ce qui m'a préservé de déchoir. Vous savez que mes armes contiennent la devise même de Notre-Seigneur : Inculcabis super leonem et aspidem, avec un homme représenté comme ayant à la plante de ses pieds, comme support héraldique, un lion et un serpent. Or si j'ai pu fouler ainsi le propre lion que je suis, c'est grâce au serpent et à sa prudence que j'appelais trop légèrement tout à l'heure un défaut, car la profonde sagesse de l'Évangile en fait une vertu, au moins une vertu pour les autres. Notre serpent aux sifflements jadis harmonieusement modulés, quand il avait un charmeur – fort charmé du reste – n'était pas seulement musical et reptile, il avait jusqu'à la lâcheté cette vertu que je tiens maintenant pour divine, la prudence. C'est cette divine prudence qui l'a fait résister aux appels que je lui ai fait transmettre de revenir me voir, et je n'aurai de paix en ce monde et d'espoir de pardon dans l'autre que si je vous en fais l'aveu. C'est lui qui a été en cela l'instrument de la sagesse divine, car, je l'avais résolu, il ne serait pas sorti de chez moi vivant. Il fallait que l'un de nous deux disparût. J'étais décidé à le tuer. Dieu lui a conseillé la prudence pour me préserver d'un crime. Je ne doute pas que l'intercession de l'archange Michel, mon saint patron, n'ait joué là un grand rôle et je le prie de me pardonner de l'avoir tant négligé pendant plusieurs années et d'avoir si mal répondu aux innombrables bontés qu'il m'a témoignées, tout spécialement dans ma lutte contre le mal. Je dois à ce serviteur de Dieu, je le dis dans la plénitude de ma foi et de mon intelligence, que le Père céleste ait inspiré à Morel de ne pas venir. Aussi, c'est moi maintenant qui me meurs. Votre fidèlement dévoué, Semper idem,
P. G. CHARLUS.
Alors je compris la peur de Morel ; certes il y avait dans cette lettre bien de l'orgueil et de la littérature. Mais l'aveu était vrai. Et Morel savait mieux que moi que le « côté presque fou » que Mme de Guermantes trouvait chez son beau-frère ne se bornait pas, comme je l'avais cru jusque-là, à ces dehors momentanés de rage superficielle et inopérante.
Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus, lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire pour des ouvertures de paix entre lui et Morel. Voyant que je ne lui répondais pas : « Je ne sais pas, du reste, pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c'est la guerre, mais on danse, on dîne en ville, les femmes inventent “l'ambrine” pour leur peau. Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. Et c'est ce qui le sauvera de la frivolité. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu'un volcan) vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l'interrompant, les enfants s'instruiront plus tard en regardant dans des livres de classe illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d'aller dîner chez une belle-soeur, ou Sosthène de Guermantes qui finissait de peindre ses faux sourcils. Ce sera matière à cours pour les Brichot de l'avenir, la frivolité d'une époque, quand dix siècles ont passé sur elle, est matière de la plus grave érudition, surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels documents pour l'histoire future, quand des gaz asphyxiants analogues à ceux qu'émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les demeures imprudentes qui n'ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues ! D'ailleurs n'est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de mouton-rothschild ou de saint-émilion, mais pour cacher avec eux ce qu'ils ont de plus précieux, comme les prêtres d'Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés ? C'est toujours l'attachement à l'objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas comme Herculanum fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s'imposent ! Et cette lucidité qui nous est donnée n'est pas que de notre époque, chacune l'a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu'elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d'une maison de Pompéi cette inscription révélatrice : Sodoma, Gomora. » Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu'il éveilla en lui, ou celle du bombardement, qui firent que M. de Charlus leva un instant les yeux au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre. « J'admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez mon cher, les soldats anglais que j'ai un peu légèrement considérés au début de la guerre comme de simples joueurs de football assez présomptueux pour se mesurer avec des professionnels – et quels professionnels ! – eh bien, rien qu'esthétiquement ce sont tout simplement des athlètes de la Grèce, vous entendez bien, de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates. J'ai des amis qui sont allés à Rouen où ils ont leur camp, ils ont vu des merveilles, de pures merveilles dont on n'a pas idée. Ce n'est plus Rouen, c'est une autre ville. Évidemment il y a aussi l'ancien Rouen, avec les saints émaciés de la cathédrale. Bien entendu, c'est beau aussi, mais c'est autre chose. Et nos poilus ! Je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve à nos poilus, aux petits Parigots, tenez, comme celui qui passe là, avec son air dessalé, sa mine éveillée et drôle. Il m'arrive souvent de les arrêter, de faire un brin de causette avec eux, quelle finesse, quel bon sens ! et les gars de province, comme ils sont amusants et gentils avec leur roulement d'r et leur jargon patoiseur ! Moi, j'ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes, je sais leur parler, mais notre admiration pour les Français ne doit pas nous faire déprécier nos ennemis, ce serait nous diminuer nous-mêmes. Et vous ne savez pas quel soldat est le soldat allemand, vous qui ne l'avez pas vu comme moi défiler au pas de parade, au pas de l'oie, unter den Linden. » Et revenant à l'idéal de virilité qu'il m'avait esquissé à Balbec et qui avec le temps avait pris chez lui une forme plus philosophique, usant d'ailleurs de raisonnements absurdes, qui par moments, même quand il venait d'être supérieur, laissaient voir la trame trop mince du simple homme du monde, bien qu'homme du monde intelligent : « Voyez-vous, me dit-il, le superbe gaillard qu'est le soldat boche est un être fort, sain, ne pensant qu'à la grandeur de son pays. Deutschland über alles, ce qui n'est pas si bête, tandis que nous – tandis qu'ils se préparaient virilement – nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme. » Ce mot signifiait probablement pour M. de Charlus quelque chose d'analogue à la littérature, car aussitôt, se rappelant sans doute que j'aimais les lettres et avais eu un moment l'intention de m'y adonner, il me tapa sur l'épaule (profitant du geste pour s'y appuyer jusqu'à me faire aussi mal qu'autrefois, quand je faisais mon service militaire, le recul contre l'omoplate du « 76 »), il me dit comme pour adoucir le reproche : « Oui, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous, vous pouvez faire comme moi votre mea culpa, nous avons été trop dilettantes. » Par surprise du reproche, manque d'esprit de repartie, déférence envers mon interlocuteur, et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu'il m'y invitait, j'avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide, car je n'avais pas l'ombre de dilettantisme à me reprocher. « Allons, me dit-il, je vous quitte » (le groupe qui l'avait escorté de loin ayant fini par nous abandonner), « je m'en vais me coucher comme un très vieux monsieur, d'autant plus qu'il paraît que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces aphorismes idiots qu'affectionne Norpois. » Je savais du reste qu'en rentrant chez lui M. de Charlus ne cessait pas pour cela d'être au milieu de soldats, car il avait transformé son hôtel en hôpital militaire, cédant du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son imagination que de son bon coeur.
Il faisait une nuit transparente et sans un souffle ; j'imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et, symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant.
Pourtant, un instant encore, en me disant adieu il me serra la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme le baron, et en continuant pendant quelques instants à me la malaxer, eût dit Cottard, comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse qu'elles n'avaient point perdue. Chez certains aveugles le toucher supplée dans une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main, comme il crut sans doute ne faire que voir un Sénégalais qui passait dans l'ombre et ne daigna pas s'apercevoir qu'il était admiré. Mais dans ces deux cas le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards. « Est-ce que tout l'Orient de Decamps, de Fromentin, d'Ingres, de Delacroix n'est pas là-dedans ? » me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. « Vous savez, moi je ne m'intéresse jamais aux choses et aux êtres qu'en peintre, en philosophe. D'ailleurs je suis trop vieux. Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l'un de nous deux ne soit pas une odalisque ! »
Ce ne fut pas l'Orient de Decamps ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m'eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et une Nuits que j'avais tant aimées, et me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d'aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. D'autre part la chaleur du temps et de la marche m'avait donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient fermés, et à cause de la pénurie d'essence, les rares taxis que je rencontrais, conduits par des Levantins ou des nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à mes signes. Le seul endroit où j'aurais pu me faire servir à boire et reprendre des forces pour rentrer chez moi eût été un hôtel.
Mais dans la rue assez éloignée du centre où j'étais parvenu, tous, depuis que sur Paris les gothas lançaient leurs bombes, avaient fermé. Il en était de même de presque toutes les boutiques de commerçants, lesquels, faute d'employés ou eux-mêmes pris de peur, avaient fui à la campagne et laissé sur la porte un avertissement habituel écrit à la main et annonçant leur réouverture pour une époque éloignée et d'ailleurs problématique. Les autres établissements qui avaient pu survivre encore annonçaient de la même manière qu'ils n'ouvraient que deux fois par semaine. On sentait que la misère, l'abandon, la peur habitaient tout ce quartier. Je n'en fus que plus surpris de voir qu'entre ces maisons délaissées, il y en avait une où la vie, au contraire, semblant avoir vaincu l'effroi, la faillite, entretenait l'activité et la richesse. Derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière tamisée à cause des ordonnances de police décelait pourtant un insouci complet de l'économie. Et à tout instant la porte s'ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. C'était un hôtel par qui la jalousie de tous les commerçants voisins (à cause de l'argent que ses propriétaires devaient gagner) devait être excitée ; et ma curiosité le fut aussi quand j'en vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de moi, c'est-à-dire trop loin pour que dans l'obscurité profonde je pusse le distinguer, un officier.
Quelque chose pourtant me frappa qui n'était pas sa figure que je ne voyais pas, ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l'air de la sortie tentée par un assiégé, s'exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement – je ne dirai pas même à la tournure, ni à la sveltesse, ni à l'allure, ni à la vélocité de Saint-Loup – mais à l'espèce d'ubiquité qui lui était si spéciale. Le militaire capable d'occuper en si peu de temps tant de positions différentes dans l'espace avait disparu sans m'avoir aperçu dans une rue de traverse, et je restais à me demander si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l'apparence modeste me fit fortement douter que c'était Saint-Loup qui en était sorti.
Je me rappelai involontairement que Saint-Loup avait été injustement mêlé à une affaire d'espionnage parce qu'on avait trouvé son nom dans les lettres saisies sur un officier allemand. Pleine justice lui avait d'ailleurs été rendue par l'autorité militaire. Mais malgré moi je rapprochai ce souvenir de ce que je voyais. Cet hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions ? L'officier avait depuis un moment disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs armes, ce qui ajouta encore à la force de ma supposition. J'avais d'autre part extrêmement soif. Il était probable que je pourrais trouver à boire ici et j'en profitai pour tâcher d'assouvir, malgré l'inquiétude qui s'y mêlait, ma curiosité.
Je ne pense donc pas que ce fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter le petit escalier de quelques marches au bout duquel la porte d'une espèce de vestibule était ouverte, sans doute à cause de la chaleur. Je crus d'abord que cette curiosité, je ne pourrais la satisfaire car, de l'escalier où je restais dans l'ombre, je vis plusieurs personnes venir demander une chambre à qui on répondit qu'il n'y en avait plus une seule. Or elles n'avaient évidemment contre elles que de ne pas faire partie du nid d'espionnage, car un simple marin s'étant présenté un moment après, on se hâta de lui donner le no 28. Je pus apercevoir sans être vu dans l'obscurité quelques militaires et deux ouvriers qui causaient tranquillement dans une petite pièce étouffée, prétentieusement ornée de portraits en couleurs de femmes découpés dans des magazines et des revues illustrées. Ces gens causaient tranquillement, en train d'exposer des idées patriotiques : « Qu'est-ce que tu veux, on fera comme les camarades », disait l'un. « Ah ! pour sûr que je pense bien ne pas être tué », répondait, à un voeu que je n'avais pas entendu, un autre qui, à ce que je compris, repartait le lendemain pour un poste dangereux. « Par exemple, à vingt-deux ans, en n'ayant encore fait que six mois, ce serait fort », criait-il avec un ton où perçait encore plus que le désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste, et comme si le fait de n'avoir que vingt-deux ans devait lui donner plus de chances de ne pas être tué, et que ce dût être une chose impossible qu'il le fût. « À Paris c'est épatant, disait un autre ; on ne dirait pas qu'il y a la guerre. Et toi, Julot, tu t'engages toujours ? – Pour sûr que je m'engage, j'ai envie d'aller y taper un peu dans le tas à tous ces sales Boches. – Mais Joffre, c'est un homme qui couche avec les femmes des ministres, c'est pas un homme qui a fait quelque chose. – C'est malheureux d'entendre des choses pareilles », dit un aviateur un peu plus âgé, et, se tournant vers l'ouvrier qui venait de faire entendre cette proposition : « Je vous conseillerais pas de causer comme ça en première ligne, les poilus vous auraient vite expédié. » La banalité de ces conversations ne me donnait pas grande envie d'en entendre davantage et j'allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir : « C'est épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne sais pas trop où il trouvera des chaînes. – Mais puisque l'autre est déjà attaché. – Il est attaché, bien sûr, il est attaché et il ne l'est pas, moi je serais attaché comme ça que je pourrais me détacher. – Mais le cadenas est fermé. – C'est entendu qu'il est fermé, mais ça peut s'ouvrir à la rigueur. Ce qu'il y a, c'est que les chaînes ne sont pas assez longues. Tu vas pas m'expliquer à moi ce que c'est, j'y ai tapé dessus hier pendant toute la nuit que le sang m'en coulait sur les mains. – C'est toi qui taperas ce soir ? – Non, c'est pas moi. C'est Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l'a promis. » Je compris maintenant pourquoi on avait eu besoin des bras solides du marin. Si on avait éloigné de paisibles bourgeois, ce n'était donc pas qu'un nid d'espions que cet hôtel. Un crime atroce allait y être consommé si on n'arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables. Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c'est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j'entrai délibérément dans l'hôtel.
Je touchai légèrement mon chapeau et les personnes présentes, sans se déranger, répondirent plus ou moins poliment à mon salut. « Est-ce que vous pourriez me dire à qui il faut m'adresser ? Je voudrais avoir une chambre et qu'on m'y monte à boire. – Attendez une minute, le patron est sorti. – Mais il y a le chef là-haut, insinua un des causeurs. – Mais tu sais bien qu'on ne peut pas le déranger. – Croyez-vous qu'on me donnera une chambre ? – J' crois. – Le 43 doit être libre », dit le jeune homme qui était sûr de ne pas être tué parce qu'il avait vingt-deux ans. Et il se poussa légèrement sur le sofa pour me faire place. « Si on ouvrait un peu la fenêtre, il y a une fumée ici ! », dit l'aviateur ; et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette. « Oui, mais alors fermez d'abord les volets, vous savez bien que c'est défendu d'avoir de la lumière à cause des zeppelins. – Il n'en viendra plus de zeppelins. Les journaux ont même fait allusion sur ce qu'ils avaient été tous descendus. – Il n'en viendra plus, il n'en viendra plus, qu'est-ce que tu en sais ? Quand tu auras comme moi quinze mois de front et que tu auras abattu ton cinquième avion boche, tu pourras en causer. Faut pas croire les journaux. Ils sont allés hier sur Compiègne, ils ont tué une mère de famille avec ses deux enfants. – Une mère de famille avec ses deux enfants ! » dit avec des yeux ardents et un air de profonde pitié le jeune homme qui espérait bien ne pas être tué et qui avait du reste une figure énergique, ouverte et des plus sympathiques. « On n'a pas de nouvelles du grand Julot. Sa marraine n'a pas reçu de lettre de lui depuis huit jours, et c'est la première fois qu'il reste si longtemps sans lui en donner. – Qui c'est, sa marraine ? – C'est la dame qui tient le chalet de nécessité un peu plus bas que l'Olympia. – Ils couchent ensemble ? – Qu'est-ce que tu dis là ? C'est une femme mariée, tout ce qu'il y a de sérieuse. Elle lui envoie de l'argent toutes les semaines parce qu'elle a bon coeur. Ah ! c'est une chic femme. – Alors tu le connais, le grand Julot ? – Si je le connais ! » reprit avec chaleur le jeune homme de vingt-deux ans. « C'est un de mes meilleurs amis intimes. Il n'y en a pas beaucoup que j'estime comme lui, et bon camarade, toujours prêt à rendre service, ah ! tu parles que ce serait un rude malheur s'il lui était arrivé quelque chose. » Quelqu'un proposa une partie de dés et, à la hâte fébrile avec laquelle le jeune homme de vingt-deux ans retournait les dés et criait les résultats, les yeux hors de la tête, il était aisé de voir qu'il avait un tempérament de joueur. Je ne saisis pas bien ce que quelqu'un lui dit ensuite, mais il s'écria d'un ton de profonde pitié : « Julot, un maquereau ! C'est-à-dire qu'il dit qu'il est un maquereau. Mais il n'est pas foutu de l'être. Moi je l'ai vu payer sa femme, oui, la payer. C'est-à-dire que je ne dis pas que Jeanne l'Algérienne ne lui donnait pas quelque chose, mais elle ne lui donnait pas plus de cinq francs, une femme qui était en maison, qui gagnait plus de cinquante francs par jour. Se faire donner que cinq francs ! il faut qu'un homme soit trop bête. Et maintenant qu'elle est sur le front, elle a une vie dure, je veux bien, mais elle gagne ce qu'elle veut ; eh bien, elle ne lui envoie rien. Ah ! un maquereau, Julot ? Il y en a beaucoup qui pourraient se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement c'est pas un maquereau, mais à mon avis c'est même un imbécile. » Le plus vieux de la bande, et que le patron avait sans doute à cause de son âge chargé de lui faire garder une certaine tenue, n'entendit, étant allé un moment jusqu'aux cabinets, que la fin de la conversation. Mais il ne put s'empêcher de me regarder et parut visiblement contrarié de l'effet qu'elle avait dû produire sur moi. Sans s'adresser spécialement au jeune homme de vingt-deux ans qui venait pourtant d'exposer cette théorie de l'amour vénal, il dit, d'une façon générale : « Vous causez trop et trop fort, la fenêtre est ouverte, il y a des gens qui dorment à cette heure-ci. Vous savez bien que si le patron rentrait et vous entendait causer comme ça, il ne serait pas content. »
Précisément en ce moment on entendit la porte s'ouvrir et tout le monde se tut, croyant que c'était le patron, mais ce n'était qu'un chauffeur d'auto étranger auquel tout le monde fit grand accueil. Mais en voyant une chaîne de montre superbe qui s'étalait sur la veste du chauffeur, le jeune homme de vingt-deux ans lui lança un coup d'oeil interrogatif et rieur, suivi d'un froncement de sourcil et d'un clignement d'oeil sévère dirigé de mon côté. Et je compris que le premier regard voulait dire : « Qu'est-ce que c'est que ça, tu l'as volée ? Toutes mes félicitations. » Et le second : « Ne dis rien à cause de ce type que nous ne connaissons pas. »
Tout d'un coup le patron entra, chargé de plusieurs mètres de grosses chaînes de fer capables d'attacher plusieurs forçats, suant, et dit : « J'en ai une charge, si vous n'étiez pas si fainéants, je ne devrais pas être obligé d'y aller moi-même. » Je lui dis que je demandais une chambre. « Pour quelques heures seulement, je n'ai pas trouvé de voiture et je suis un peu malade. Mais je voudrais qu'on me monte à boire. – Pierrot, va à la cave chercher du cassis et dis qu'on mette en état le numéro 43. Voilà le 7 qui sonne encore. Ils disent qu'ils sont malades. Malades, je t'en fiche, c'est des gens à prendre de la coco, ils ont l'air à moitié piqués, il faut les foutre dehors. A-t-on mis une paire de draps au 22 ? Bon ! voilà le 7 qui sonne, cours-y voir. Allons, Maurice, qu'est-ce que tu fais là ? tu sais bien qu'on t'attend, monte au 14 bis. Et plus vite que ça. » Et Maurice sortit rapidement, suivant le patron qui, un peu ennuyé que j'eusse vu ses chaînes, disparut en les emportant. « Comment que tu viens si tard ? » demanda le jeune homme de vingt-deux ans au chauffeur. « Comment, si tard ? Je suis d'une heure en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J'ai rendez-vous qu'à minuit. – Pour qui donc est-ce que tu viens ? – Pour Pamela la charmeuse », dit le chauffeur oriental dont le rire découvrit les belles dents blanches. « Ah ! » dit le jeune homme de vingt-deux ans.
Bientôt on me fit monter dans la chambre 43, mais l'atmosphère était si désagréable et ma curiosité si grande que, mon « cassis » bu, je redescendis l'escalier, puis, pris d'une autre idée, le remontai et, dépassant l'étage de la chambre 43, allai jusqu'en haut. Tout d'un coup, d'une chambre qui était isolée au bout d'un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte. « Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m'humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié. – Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t'attacher sur le lit, pas de pitié », et j'entendis le bruit du claquement d'un martinet probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m'aperçus qu'il y avait dans cette chambre un oeil-de-boeuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l'ombre, je me glissai jusqu'à cet oeil-de-boeuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d'un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d'ecchymoses qui prouvaient que le supplice n'avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus.
Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un entra qui heureusement ne me vit pas, c'était Jupien. Il s'approcha du baron avec un air de respect et un sourire d'intelligence : « Eh bien, vous n'avez pas besoin de moi ? » Le baron pria Jupien de faire sortir un moment Maurice. Jupien le mit dehors avec la plus grande désinvolture. « On ne peut pas nous entendre ? » dit le baron à Jupien, qui lui affirma que non. Le baron savait que Jupien, intelligent comme un homme de lettres, n'avait aucunement l'esprit pratique, parlait toujours devant les intéressés avec des sous-entendus qui ne trompaient personne et des surnoms que tout le monde connaissait.
« Une seconde », interrompit Jupien, qui avait entendu une sonnette retentir à la chambre no 3. C'était un député de l'Action libérale qui sortait. Jupien n'avait pas besoin de voir le tableau car il connaissait son coup de sonnette, le député venant en effet tous les jours après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de changer ses heures, car il avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre-de-Chaillot. Il était donc venu le soir mais tenait à partir de bonne heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il rentrait tard, surtout par ces temps de bombardement. Jupien tenait à accompagner sa sortie pour témoigner de la déférence qu'il portait à la qualité d'honorable, sans aucun intérêt personnel d'ailleurs. Car bien que ce député, qui répudiait les exagérations de L'Action française (il eût d'ailleurs été incapable de comprendre une ligne de Charles Maurras ou de Léon Daudet), fût bien avec les ministres, flattés d'être invités à ses chasses, Jupien n'aurait pas osé lui demander le moindre appui dans ses démêlés avec la police. Il savait que, s'il s'était risqué à parler de cela au législateur fortuné et froussard, il n'aurait pas évité la plus inoffensive des « descentes », mais eût instantanément perdu le plus généreux de ses clients. Après avoir reconduit jusqu'à la porte le député, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux, relevé son col, et, glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes électoraux, croyait cacher son visage, Jupien remonta près de M. de Charlus à qui il dit : « C'était monsieur Eugène. » Chez Jupien comme dans les maisons de santé, on n'appelait les gens que par leur prénom tout en ayant soin d'ajouter à l'oreille, pour satisfaire la curiosité de l'habitué, ou augmenter le prestige de la maison, leur nom véritable. Quelquefois cependant Jupien ignorait la personnalité vraie de ses clients, s'imaginait et disait que c'était tel boursier, tel noble, tel artiste, erreurs passagères et charmantes pour ceux qu'on nommait à tort, et finissait par se résigner à ignorer toujours qui était monsieur Victor. Jupien avait ainsi l'habitude pour plaire au baron de faire l'inverse de ce qui est de mise dans certaines réunions. « Je vais vous présenter M. Lebrun » (à l'oreille : « Il se fait appeler M. Lebrun mais en réalité c'est le grand-duc de Russie »). Inversement, Jupien sentait que ce n'était pas encore assez de présenter à M. de Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l'oeil : « Il est garçon laitier, mais au fond c'est surtout un des plus dangereux apaches de Belleville » (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait « apache »). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d'ajouter quelques « citations ». « Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s'être battu (même air grivois) avec des passants qu'il a à moitié estropiés et il a été au bat' d'Af. Il a tué son sergent. »
Le baron en voulait même légèrement à Jupien car il savait que dans cette maison qu'il avait chargé son factotum d'acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses de l'oncle de Mlle d'Oloron, connaissait plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient que c'était un surnom et le prononçant mal l'avaient déformé, de sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser rassurer par ses assurances, et tranquillisé de savoir qu'on ne pouvait les entendre, le baron lui dit : « Je ne voulais pas parler devant ce petit, qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m'appelle crapule comme si c'était une leçon apprise. – Oh ! non, personne ne lui a rien dit », répondit Jupien sans s'apercevoir de l'invraisemblance de cette assertion. « Il a du reste été compromis dans le meurtre d'une concierge de la Villette. – Ah ! cela c'est assez intéressant, dit avec un sourire le baron. – Mais j'ai justement là le tueur de boeufs, l'homme des abattoirs qui lui ressemble, il a passé par hasard. Voulez-vous en essayer ? – Ah oui, volontiers. » Je vis entrer l'homme des abattoirs, il ressemblait en effet un peu à Maurice mais, chose plus curieuse, tous deux avaient quelque chose d'un type, que personnellement je n'avais jamais dégagé, mais que je me rendis très bien compte exister dans la figure de Morel, avaient une certaine ressemblance sinon avec Morel tel que je l'avais vu, au moins avec un certain visage que des yeux voyant Morel autrement que moi, avaient pu composer avec ses traits. Dès que je me fus fait intérieurement, avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel, cette maquette de ce qu'il pouvait représenter à un autre, je me rendis compte que ces deux jeunes gens, dont l'un était un garçon bijoutier et l'autre un employé d'hôtel, étaient de vagues succédanés de Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une certaine forme de ses amours, était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l'un après l'autre ces deux jeunes gens était le même qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières ; que tous trois ressemblaient un peu à l'éphèbe dont la forme, intaillée dans le saphir qu'étaient les yeux de M. de Charlus, donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m'avait effrayé le premier jour à Balbec ? Ou que, son amour pour Morel ayant modifié le type qu'il cherchait, pour se consoler de son absence il cherchait des hommes qui lui ressemblassent ? Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il n'avait jamais existé entre Morel et lui malgré les apparences, que des relations d'amitié, et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu'il pût avoir auprès d'eux l'illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est vrai qu'en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si l'on ne savait que l'amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour l'être que nous aimons mais parfois jusqu'au sacrifice de notre désir lui-même, qui d'ailleurs est d'autant moins facilement exaucé que l'être que nous aimons sent que nous aimons davantage.
Ce qui enlève aussi à une telle supposition l'invraisemblance qu'elle semble avoir au premier abord (bien qu'elle ne corresponde sans doute pas à la réalité) est dans le tempérament nerveux, dans le caractère profondément passionné de M. de Charlus, pareil en cela à celui de Saint-Loup, et qui avait pu jouer au début de ses relations avec Morel le même rôle, en plus décent, et négatif, qu'au début des relations de son neveu avec Rachel. Les relations avec une femme qu'on aime (et cela peut s'étendre à l'amour pour un jeune homme) peuvent rester platoniques pour une autre raison que la vertu de la femme ou que la nature peu sensuelle de l'amour qu'elle inspire. Cette raison peut être que l'amoureux, trop impatient par l'excès même de son amour, ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d'indifférence le moment où il obtiendra ce qu'il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d'écrire à celle qu'il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris : si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé, qu'elle peut se dispenser de donner davantage, et profiter d'un moment où il ne peut plus supporter de ne pas la voir, où il veut à tout prix terminer la guerre, en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme des relations. D'ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l'amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l'affût d'une lettre, d'un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l'avait tourmenté d'abord mais qui s'est usé dans l'attente et a fait place à des besoins d'un autre ordre, plus douloureux d'ailleurs s'ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu'on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard, tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l'incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu'on croit qu'on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu'elles peuvent s'offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s'ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l'inguérissable désir qu'ils ont d'elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu'elle n'a l'habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l'auréole qu'ils mettent autour d'elle est ainsi un produit, mais comme on voit fort indirect, de leur excessif amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l'état inconscient chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n'est pas à ceux à qui ils donnent le plaisir du sommeil ou un véritable bien-être qu'ils sont absolument nécessaires, ce n'est pas par ceux-là qu'ils seraient achetés à prix d'or, échangés contre tout ce que le malade possède, c'est par ces autres malades (d'ailleurs peut-être les mêmes mais, à quelques années de distance, devenus autres) que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause aucune volupté, mais qui, tant qu'ils ne l'ont pas, sont en proie à une agitation qu'ils veulent faire cesser à tout prix, fût-ce en se donnant la mort.
Pour M. de Charlus, dont le cas, en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l'amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante, et Morel n'être rien, il aurait eu beau dire à Morel, comme il m'avait dit à moi-même : « Je suis prince, je veux votre bien », encore était-ce Morel qui avait le dessus s'il ne voulait pas se rendre. Et pour qu'il ne le voulût pas, il suffisait peut-être qu'il se sentît aimé. L'horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l'homme viril l'a pour l'inverti, la femme pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait tous les avantages mais en eût proposé d'immenses à Morel. Mais il est possible que tout cela se fût brisé contre une volonté. Il en eût été dans ce cas de M. de Charlus comme de ces Allemands, auxquels il appartenait du reste par ses origines, et qui, dans la guerre qui se déroulait à ce moment, étaient bien, comme le baron le répétait un peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur servait leur victoire, puisque après chacune ils trouvaient les Alliés plus résolus à leur refuser la seule chose qu'eux, les Allemands, eussent souhaité d'obtenir, la paix et la réconciliation ? Ainsi Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement aux autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait.
Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice, incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard dit d'attendre, était en train de faire une partie de cartes avec un de ses camarades. On était très agité d'une croix de guerre qui avait été trouvée par terre et on ne savait pas qui l'avait perdue, à qui la renvoyer pour éviter au titulaire une punition. Puis on parla de la bonté d'un officier qui s'était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. « Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice, qui évidemment n'accomplissait ses terribles fustigations sur le baron que par une habitude mécanique, les effets d'une éducation négligée, le besoin d'argent et un certain penchant à le gagner d'une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. Mais, ainsi que l'avait craint M. de Charlus, c'était peut-être un très bon coeur et c'était, paraît-il, un garçon d'une admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n'était pas moins ému. « Ah ! oui, ce sont de chic types. Des malheureux comme nous encore, ça n'a pas grand-chose à perdre, mais un monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à 6 heures, c'est vraiment chouette ! On peut charrier tant qu'on veut, mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça, ça meure, d'abord ils sont trop utiles à l'ouvrier. Rien qu'à cause d'une mort comme ça, faudra tuer tous les Boches jusqu'au dernier ; et ce qu'ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants ! Non, je ne sais pas moi, je ne suis pas meilleur qu'un autre, mais je me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que d'obéir à des barbares comme ça ; car c'est pas des hommes, c'est des vrais barbares, tu ne me diras pas le contraire. » Tous ces garçons étaient en somme patriotes. Un seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la hauteur des autres, car il dit, comme il devait bientôt repartir : « Dame, ça n'a pas été la bonne blessure » (celle qui fait réformer), comme Mme Swann disait jadis : « J'ai trouvé le moyen d'attraper la fâcheuse influenza. »
La porte se rouvrit sur le chauffeur qui était allé un instant prendre l'air. « Comment, c'est déjà fini ? ça n'a pas été long », dit-il en apercevant Maurice qu'il croyait en train de frapper celui qu'on avait surnommé, par allusion à un journal qui paraissait à cette époque : L'Homme enchaîné. « Ce n'est pas long pour toi qui es allé prendre l'air », répondit Maurice froissé qu'on vît qu'il avait déplu là-haut. « Mais si tu étais obligé de taper à tour de bras comme moi par cette chaleur ! Si c'était pas les cinquante francs qu'il donne. – Et puis, c'est un homme qui cause bien, on sent qu'il a de l'instruction. Dit-il que ce sera bientôt fini ? – Il dit qu'on ne pourra pas les avoir, que ça finira sans que personne ait le dessus. – Bon sang de bon sang, mais c'est donc un Boche… – Je vous ai déjà dit que vous causiez trop haut », dit le plus vieux aux autres en m'apercevant. « Vous avez fini avec la chambre ? – Ah ! ta gueule, tu n'es pas le maître ici. – Oui, j'ai fini, et je venais pour payer. – Il vaut mieux que vous payiez au patron. Maurice, va donc le chercher. – Mais je ne veux pas vous déranger. – Ça ne me dérange pas. » Maurice monta et revint en me disant : « Le patron descend. » Je lui donnai deux francs pour son dérangement. Il rougit de plaisir. « Ah ! merci bien. Je les enverrai à mon frère qui est prisonnier. Non, il n'est pas malheureux. Ça dépend beaucoup des camps. »
Pendant ce temps, deux clients très élégants, en habit et cravate blanche sous leurs pardessus – deux Russes, me sembla-t-il à leur très léger accent – se tenaient sur le seuil et délibéraient s'ils devaient entrer. C'était visiblement la première fois qu'ils venaient là, on avait dû leur indiquer l'endroit et ils semblaient partagés entre le désir, la tentation et une extrême frousse. L'un des deux – un beau jeune homme – répétait toutes les deux minutes à l'autre avec un sourire mi-interrogateur, mi-destiné à persuader : « Quoi ! Après tout on s'en fiche ? » Mais il avait beau vouloir dire par là qu'après tout on se fichait des conséquences, il est probable qu'il ne s'en fichait pas tant que cela car cette parole n'était suivie d'aucun mouvement pour entrer mais d'un nouveau regard vers l'autre, suivi du même sourire et du même après tout on s'en fiche. C'était, ce après tout on s'en fiche, un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d'habitude, et où l'émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d'un lac inconnu où vivent ces expressions sans rapport avec la pensée et qui par cela même la révèlent. Je me souviens qu'une fois Albertine, comme Françoise, que nous n'avions pas entendue, entrait au moment où mon amie était toute nue contre moi, dit malgré elle, voulant me prévenir : « Tiens, voilà la belle Françoise. » Françoise qui n'y voyait plus très clair et ne faisait que traverser la pièce assez loin de nous ne se fût sans doute aperçue de rien. Mais les mots si anormaux de « belle Françoise » qu'Albertine n'avait jamais prononcés de sa vie, montrèrent d'eux-mêmes leur origine, elle les sentit cueillis au hasard par l'émotion, n'eut pas besoin de regarder rien pour comprendre tout, et s'en alla en murmurant dans son patois le mot de « poutana ». Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique, un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu'il croyait avoir entendu dire qu'elle était fille d'un juif et lui en demanda le nom. La jeune femme, qui avait été Mlle Bloch depuis sa naissance, répondit, en prononçant à l'allemande comme eût fait le duc de Guermantes, « Bloch » (en prononçant le ch non pas comme un c ou un k mais avec le ch germanique).
Le patron, pour en revenir à la scène de l'hôtel (dans lequel les deux Russes s'étaient décidés à pénétrer : « après tout on s'en fiche »), n'était pas encore venu que Jupien entra se plaindre qu'on parlait trop fort et que les voisins se plaindraient. Mais il s'arrêta stupéfait en m'apercevant. « Allez-vous-en tous sur le carré. » Déjà tous se levaient quand je lui dis : « Il serait plus simple que ces jeunes gens restent là et que j'aille avec vous un instant dehors. » Il me suivit, fort troublé. Je lui expliquai pourquoi j'étais venu. On entendait des clients qui demandaient au patron s'il ne pouvait pas leur faire connaître un valet de pied, un enfant de choeur, un chauffeur nègre. Toutes les professions intéressaient ces vieux fous, dans la troupe toutes les armes, et les Alliés de toutes nations. Quelques-uns réclamaient surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le charme d'un accent si léger qu'on ne sait pas si c'est celui de la vieille France ou de l'Angleterre. À cause de leur jupon et parce que certains rêves lacustres s'associent souvent à de tels désirs, les Écossais faisaient prime. Et, comme toute folie reçoit des circonstances des traits particuliers, sinon même une aggravation, un vieillard dont toutes les curiosités avaient sans doute été assouvies demandait avec insistance si on ne pourrait pas lui faire faire la connaissance d'un mutilé. On entendit des pas lents dans l'escalier. Par une indiscrétion qui était dans sa nature, Jupien ne put se retenir de me dire que c'était le baron qui descendait, qu'il ne fallait à aucun prix qu'il me vît, mais que si je voulais entrer dans la chambre contiguë au vestibule où étaient les jeunes gens, il allait ouvrir le vasistas, truc qu'il avait inventé pour que le baron pût voir et entendre sans être vu, et qu'il allait, me disait-il, retourner en ma faveur contre lui. « Seulement, ne bougez pas. » Et après m'avoir poussé dans le noir, il me quitta. D'ailleurs il n'avait pas d'autre chambre à me donner, son hôtel malgré la guerre étant plein. Celle que je venais de quitter avait été prise par le vicomte de Courvoisier qui, ayant pu quitter la Croix-Rouge de X pour deux jours, était venu se délasser une heure à Paris avant d'aller retrouver au château de Courvoisier la vicomtesse, à qui il dirait n'avoir pas pu prendre le bon train. Il ne se doutait guère que M. de Charlus était à quelques mètres de lui, et celui-ci ne s'en doutait pas davantage, n'ayant jamais rencontré son cousin chez Jupien, lequel ignorait la personnalité soigneusement dissimulée du vicomte.
Bientôt en effet le baron entra, marchant assez difficilement à cause des blessures dont il devait sans doute pourtant avoir l'habitude. Bien que son plaisir fût fini et qu'il n'entrât d'ailleurs que pour donner à Maurice l'argent qu'il lui devait, il dirigeait en cercle sur tous ces jeunes gens réunis un regard tendre et curieux et comptait bien avoir avec chacun le plaisir d'un bonjour tout platonique mais amoureusement prolongé. Je lui retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il fit preuve devant ce harem qui semblait presque l'intimider, ces hochements de taille et de tête, ces affinements du regard qui m'avaient frappé le soir de sa première entrée à La Raspelière, grâces héritées de quelque grand-mère que je n'avais pas connue et que dissimulaient dans l'ordinaire de la vie sur sa figure des expressions plus viriles, mais qu'y épanouissait coquettement, dans certaines circonstances où il tenait à plaire à un milieu inférieur, le désir de paraître grande dame.
Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui jurant que c'étaient tous des « barbeaux » de Belleville et qu'ils marcheraient avec leur propre soeur pour un louis. Au reste Jupien mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu'il ne disait au baron, ils n'appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière bonne foi, comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n'est pas changée pour cela, et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une « thune », et dont le père ou la mère ou la soeur ressuscitent et remeurent tour à tour, parce qu'ils se coupent dans la conversation qu'ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié, dans sa naïveté, son arbitraire conception du gigolo, car ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s'effare d'une contradiction et d'un mensonge qu'il surprend dans ses paroles.
Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s'arrêtait longuement à chacun, leur parlant ce qu'il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. « Toi, c'est dégoûtant, je t'ai aperçu devant l'Olympia avec deux cartons. C'est pour te faire donner du “pèze”. Voilà comme tu me trompes. » Heureusement pour celui à qui s'adressait cette phrase, il n'eut pas le temps de déclarer qu'il n'eût jamais accepté de « pèze » d'une femme, ce qui eût diminué l'excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant : « Oh ! non, je ne vous trompe pas. » Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir, et comme malgré lui le genre d'intelligence qui était naturellement le sien ressortait d'à travers celui qu'il affectait, il se retourna vers Jupien : « Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien ! On dirait que c'est la vérité. Après tout, qu'est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisqu'il arrive à me le faire croire ? Quels jolis petits yeux il a ! Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C'est pas trop dur ? – Ah ! dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous… » Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. « Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu'on ira jusqu'au bout. – Jusqu'au bout ! Si on savait seulement jusqu'à quel bout ! » dit mélancoliquement le baron qui était « pessimiste ». « Vous n'avez pas vu que Sarah Bernhardt l'a dit sur les journaux : “La France, elle ira jusqu'au bout. Les Français, ils se feront plutôt tuer jusqu'au dernier.” – Je ne doute pas un seul instant que les Français ne se fassent bravement tuer jusqu'au dernier », dit M. de Charlus comme si c'était la chose la plus simple du monde et bien qu'il n'eût lui-même l'intention de faire quoi que ce soit. Mais il voulait par là corriger l'impression de pacifisme qu'il donnait quand il s'oubliait. « Je n'en doute pas, mais je me demande jusqu'à quel point madame Sarah Bernhardt est qualifiée pour parler au nom de la France. Mais il me semble que je ne connais pas ce charmant, ce délicieux jeune homme », ajouta-t-il en avisant un autre qu'il ne reconnaissait pas ou qu'il n'avait peut-être jamais vu. Il le salua comme il eût salué un prince à Versailles, et pour profiter de l'occasion d'avoir en supplément un plaisir gratis, comme quand j'étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l'offre d'une des dames du comptoir, un bonbon extrait d'un des vases de verre entre lesquels elles trônaient, prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant longuement, à la prussienne, le fixant des yeux en souriant pendant le temps interminable que mettaient autrefois à vous faire poser les photographes quand la lumière était mauvaise : « Monsieur, je suis charmé, je suis enchanté de faire votre connaissance. Il a de jolis cheveux », dit-il en se tournant vers Jupien. Il s'approcha ensuite de Maurice pour lui remettre ses cinquante francs, mais le prenant d'abord par la taille : « Tu ne m'avais jamais dit que tu avais suriné une pipelette de Belleville. » Et M. de Charlus râlait d'extase et approchait sa figure de celle de Maurice : « Oh ! monsieur le baron », dit le gigolo qu'on avait oublié de prévenir, « pouvez-vous croire une chose pareille ? » Soit qu'en effet le fait fût faux, ou que, vrai, son auteur le trouvât pourtant abominable et de ceux qu'il convient de nier. « Moi toucher à mon semblable ? À un Boche, oui, parce que c'est la guerre, mais à une femme, et à une vieille femme encore ! » Cette déclaration de principes vertueux fit l'effet d'une douche d'eau froide sur le baron qui s'éloigna sèchement de Maurice en lui remettant toutefois son argent, mais de l'air dépité de quelqu'un qu'on a floué, qui ne veut pas faire d'histoires, qui paye, mais n'est pas content. La mauvaise impression du baron fut d'ailleurs accrue par la façon dont le bénéficiaire le remercia, car il dit : « Je vais envoyer ça à mes vieux et j'en garderai aussi un peu pour mon frangin qui est sur le front. » Ces sentiments touchants désappointèrent presque autant M. de Charlus que l'agaça leur expression, d'une paysannerie un peu conventionnelle. Jupien parfois les prévenait qu'il fallait être plus pervers. Alors l'un, de l'air de confesser quelque chose de satanique, aventurait : « Dites donc, baron, vous n'allez pas me croire, mais quand j'étais gosse, je regardais par le trou de la serrure mes parents s'embrasser. C'est vicieux, pas ? Vous avez l'air de croire que c'est un bourrage de crâne, mais non, je vous jure, tel que je vous le dis. » Et M. de Charlus était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n'aboutissait qu'à révéler tant de sottise et tant d'innocence. Et même le voleur, l'assassin le plus déterminés ne l'eussent pas contenté, car ils ne parlent pas leur crime ; et il y a d'ailleurs chez le sadique – si bon qu'il puisse être, bien plus, d'autant meilleur qu'il est – une soif de mal que les méchants agissant dans d'autres buts ne peuvent contenter.
Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu'il ne blairait pas les flics et pousser l'audace jusqu'à dire au baron : « Fous-moi un rencart » (un rendez-vous), le charme était dissipé. On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s'efforcent pour parler argot. C'est en vain que le jeune homme détailla toutes les « saloperies » qu'il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose. Au reste, ce n'était pas seulement par insincérité. Rien n'est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là, en changeant le sens de l'expression, dire qu'on tourne toujours dans le même cercle vicieux.
Si on croyait M. de Charlus prince, en revanche on regrettait beaucoup, dans l'établissement, la mort de quelqu'un dont les gigolos disaient : « Je ne sais pas son nom, il paraît que c'est un baron » et qui n'était autre que le prince de Foix (le père de l'ami de Saint-Loup). Passant chez sa femme pour vivre beaucoup au cercle, en réalité il passait des heures chez Jupien à bavarder, à raconter des histoires du monde devant des voyous. C'était un grand bel homme comme son fils. Il est extraordinaire que M. de Charlus, sans doute parce qu'il l'avait toujours connu dans le monde, ignorât qu'il partageait ses goûts. On allait même jusqu'à dire qu'il les avait autrefois portés jusque sur son propre fils, encore collégien (l'ami de Saint-Loup), ce qui était probablement faux. Au contraire, très renseigné sur des moeurs que beaucoup ignorent, il veillait beaucoup aux fréquentations de son fils. Un jour qu'un homme, d'ailleurs de basse extraction, avait suivi le jeune prince de Foix jusqu'à l'hôtel de son père où il avait jeté un billet par la fenêtre, le père l'avait ramassé. Mais le suiveur, bien qu'il ne fût pas, aristocratiquement, du même monde que M. de Foix le père, l'était à un autre point de vue. Il n'eut pas de peine à trouver dans de communs complices un intermédiaire qui fit taire M. de Foix en lui prouvant que c'était le jeune homme qui avait provoqué lui-même cette audace d'un homme âgé. Et c'était possible. Car le prince de Foix avait pu réussir à préserver son fils des mauvaises fréquentations au dehors mais non de l'hérédité. Au reste le jeune prince de Foix resta, comme son père, ignoré à ce point de vue des gens de son monde, bien qu'il allât plus loin que personne avec ceux d'un autre.
« Comme il est simple ! jamais on ne dirait un baron », dirent quelques habitués quand M. de Charlus fut sorti, reconduit jusqu'en bas par Jupien, auquel le baron ne laissa pas de se plaindre de la vertu du jeune homme. À l'air mécontent de Jupien, qui avait dû styler le jeune homme d'avance, on sentit que le faux assassin recevrait tout à l'heure un fameux savon de Jupien. « C'est tout le contraire de ce que tu m'as dit », ajouta le baron pour que Jupien profitât de la leçon pour une autre fois. « Il a l'air d'une bonne nature, il exprime des sentiments de respect pour sa famille. – Il n'est pourtant pas bien avec son père, objecta Jupien, ils habitent ensemble, mais ils servent chacun dans un bar différent. » C'était évidemment faible comme crime auprès de l'assassinat, mais Jupien se trouvait pris au dépourvu. Le baron n'ajouta rien, car, s'il voulait qu'on préparât ses plaisirs, il voulait se donner à lui-même l'illusion que ceux-ci n'étaient pas préparés. « C'est un vrai bandit, il vous a dit cela pour vous tromper, vous êtes trop naïf », ajouta Jupien pour se disculper, et ne faisant que froisser l'amour-propre de M. de Charlus.
« Il paraît qu'il a un million à manger par jour », dit le jeune homme de vingt-deux ans, auquel l'assertion qu'il émettait ne semblait pas invraisemblable. On entendit bientôt le roulement de la voiture qui était venue chercher M. de Charlus non loin de là. À ce moment j'aperçus entrer avec une démarche lente, à côté d'un militaire qui évidemment sortait avec elle d'une chambre voisine, une personne qui me parut une dame assez âgée, en jupe noire. Je reconnus bientôt mon erreur, c'était un prêtre. C'était cette chose si rare, et en France absolument exceptionnelle, qu'est un mauvais prêtre. Évidemment le militaire était en train de railler son compagnon, au sujet du peu de conformité que sa conduite offrait avec son habit, car celui-ci d'un air grave, et levant vers son visage hideux un doigt de docteur en théologie, dit sentencieusement : « Que voulez-vous, je ne suis pas » (j'attendais « un saint ») « une ange. » D'ailleurs il n'avait plus qu'à s'en aller et prit congé de Jupien qui, ayant accompagné le baron, venait de remonter, mais par étourderie le mauvais prêtre oublia de payer sa chambre. Jupien, que son esprit n'abandonnait jamais, agita le tronc dans lequel il mettait la contribution de chaque client, et le fit sonner en disant : « Pour les frais du culte, monsieur l'abbé ! » Le vilain personnage s'excusa, donna sa pièce et disparut.
Jupien vint me chercher dans l'antre obscur où je n'osais faire un mouvement. « Entrez un moment dans le vestibule où mes jeunes gens font banquette, pendant que je monte fermer la chambre ; puisque vous êtes locataire, c'est tout naturel. » Le patron y était, je le payai. À ce moment un jeune homme en smoking entra et demanda d'un air d'autorité au patron : « Pourrai-je avoir Léon demain matin à 11 heures moins le quart au lieu d'11 heures, parce que je déjeune en ville ? – Cela dépend, répondit le patron, du temps que le gardera l'abbé. » Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme en smoking, qui semblait déjà prêt à invectiver contre l'abbé, mais sa colère prit un autre cours quand il m'aperçut ; marchant droit au patron : « Qui est-ce ? Qu'est-ce que ça signifie ? » murmura-t-il d'une voix basse mais courroucée. Le patron, très ennuyé, expliqua que ma présence n'avait aucune importance, que j'étais un locataire. Le jeune homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il ne cessait de répéter : « C'est excessivement désagréable, ce sont des choses qui ne devraient pas arriver ; vous savez que je déteste ça, et vous ferez si bien que je ne remettrai plus les pieds ici. » L'exécution de cette menace ne parut pas cependant imminente car il partit furieux, mais en recommandant que Léon tâchât d'être libre à 11 heures moins le quart, 10 heures et demie si possible. Jupien revint me chercher et descendit avec moi jusque dans la rue.
« Je ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me rapporte pas autant d'argent que vous croyez, je suis forcé d'avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu'avec eux seuls on ne ferait que manger de l'argent. Ici c'est le contraire des carmels, c'est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j'ai pris cette maison, ou plutôt si je l'ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c'est uniquement pour rendre service au baron et distraire ses vieux jours. » Jupien ne voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles j'avais assisté et de l'exercice même du vice du baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu'avec des gens du peuple qui l'exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut se comprendre aussi bien que l'autre. Ils avaient d'ailleurs été longtemps unis, alternant l'un avec l'autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d'assez élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l'apache pour les autres. « Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques. » Mais enfin l'équilibre entre ces deux snobismes avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux relations les plus banales, le baron ne vivait plus qu'avec des « inférieurs », prenant ainsi sans le vouloir la succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince d'Harcourt, le duc de Berry, que Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais, qui tiraient d'eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point qu'on était gêné pour ces grands seigneurs, quand il fallait les aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité. « C'est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que le baron, voyez-vous, c'est un grand enfant. Même maintenant où il a ici tout ce qu'il peut désirer, il va encore à l'aventure faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent par le temps qui court avoir des conséquences. N'y a-t-il pas l'autre jour un chasseur d'hôtel qui mourait de peur à cause de tout l'argent que le baron lui offrait pour venir chez lui ? (Chez lui, quelle imprudence !) Ce garçon qui pourtant aime seulement les femmes a été rassuré quand il a compris ce qu'on voulait de lui. En entendant toutes ces promesses d'argent il avait pris le baron pour un espion. Et il s'est senti bien à l'aise quand il a vu qu'on ne lui demandait pas de livrer sa patrie, mais son corps, ce qui n'est peut-être pas plus moral, mais ce qui est moins dangereux et surtout plus facile. » Et en écoutant Jupien, je me disais : « Quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète ! Non pas pour décrire ce qu'il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l'empêche de s'arrêter, de s'immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu'il adresse une déclaration, il essuie une avanie, s'il ne risque pas même la prison. » Ce n'est pas que l'éducation des enfants, c'est celle des poètes qui se fait à coups de gifles. Si M. de Charlus avait été romancier, la maison que lui avait aménagée Jupien, en réduisant dans de telles proportions les risques, du moins (car une descente de police était toujours à craindre) les risques à l'égard d'un individu des dispositions duquel, dans la rue, le baron n'eût pas été assuré, eût été pour lui un malheur. Mais M. de Charlus n'était en art qu'un dilettante, qui ne songeait pas à écrire et n'était pas doué pour cela.
« D'ailleurs, vous avouerais-je, reprit Jupien, que je n'ai pas un grand scrupule à avoir ce genre de gains ? La chose elle-même qu'on fait ici, je ne peux plus vous cacher que je l'aime, qu'elle est le goût de ma vie. Or, est-il défendu de recevoir un salaire pour des choses qu'on ne juge pas coupables ? Vous êtes plus instruit que moi, et vous me direz sans doute que Socrate ne croyait pas pouvoir recevoir d'argent pour ses leçons. Mais, de notre temps, les professeurs de philosophie ne pensent pas ainsi, ni les médecins, ni les peintres, ni les dramaturges, ni les directeurs de théâtre. Ne croyez pas que ce métier ne fait fréquenter que des canailles. Sans doute le directeur d'un établissement de ce genre, comme une grande cocotte, ne reçoit que des hommes, mais il reçoit des hommes marquants dans tous les genres et qui sont généralement, à situation égale, parmi les plus fins, les plus sensibles, les plus aimables de leur profession. Cette maison se transformerait vite, je vous l'assure, en un bureau d'esprit et une agence de nouvelles. » Mais j'étais encore sous l'impression des coups que j'avais vu recevoir à M. de Charlus.
Et à vrai dire, quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil, sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices changés facilement en passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui, échue à un parvenu, l'eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc et d'inviter des altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de la posséder parce qu'elle lui permettait d'avoir ainsi la haute main sur un, peut-être sur plusieurs établissements où étaient en permanence des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n'y eût-il eu même pas besoin de son vice pour cela. Il était l'héritier de tant de grands seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon nous raconte qu'ils ne fréquentaient personne « qui se pût nommer » et passaient leur temps à jouer aux cartes avec les valets auxquels ils donnaient des sommes énormes !
« En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu'une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible. C'est un vrai pandemonium. J'avais cru comme le calife des Mille et Une Nuits arriver à point au secours d'un homme qu'on frappait, et c'est un autre conte des Mille et Une Nuits que j'ai vu réalisé devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. » Jupien paraissait fort troublé par mes paroles, car il comprenait que j'avais vu frapper le baron. Il resta un moment silencieux, tandis que j'arrêtais un fiacre qui passait ; puis tout d'un coup, avec le joli esprit qui m'avait si souvent frappé chez cet homme qui s'était fait lui-même, quand il avait pour m'accueillir, Françoise ou moi, dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles : « Vous parlez de bien des contes des Mille et Une Nuits, me dit-il. Mais j'en connais un qui n'est pas sans rapport avec le titre d'un livre que je crois avoir aperçu chez le baron » (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les lys de Ruskin que j'avais envoyée à M. de Charlus). « Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n'avez qu'à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n'avez qu'à regarder la fenêtre de là-haut, je laisse une petite fente ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu'on peut entrer ; c'est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les lys, si c'est eux que vous voulez, je vous conseille d'aller les chercher ailleurs. » Et me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens qu'il menait comme un pirate, lui avaient donné une certaine familiarité, il allait prendre congé de moi, quand le bruit d'une détonation, une bombe que les sirènes n'avaient pas devancée fit qu'il me conseilla de rester un moment avec lui. Bientôt les tirs de barrage commencèrent, et si violents qu'on sentait que c'était tout auprès, juste au-dessus de nous, que l'avion allemand se tenait.
En un instant, les rues devinrent entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin. Je pensai à ce jour, en allant à La Raspelière, où j'avais rencontré, comme un dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle dans les places noires, d'où je ne pouvais plus sortir. Enfin les flammes d'un incendie m'éclairèrent et je pus retrouver mon chemin cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma pensée s'était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je venais seulement d'en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire « Sodoma » comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l'éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l'habitant inconnu de Pompéi. Mais qu'importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir ? Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n'y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des avalanches tordues par le vent, et tout au plus accordons-nous une seconde d'attention, pour parer à la gêne qu'elle nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous et le corps que nous essayons d'approcher. La sirène annonciatrice des bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n'eût fait un iceberg. Bien plus, le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps. Or il est faux de croire que l'échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir et nullement d'un duel sérieux, d'un rat et pas d'un lion. Pendant quelques heures les agents de police ne s'occuperaient que de la vie des habitants, chose si peu importante, et ne risqueraient pas de les déshonorer. Plusieurs, plus que de retrouver leur liberté morale, furent tentés par l'obscurité qui s'était soudain faite dans les rues. Quelques-uns même de ces Pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient en effet n'y être pas seuls. Or l'obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l'on n'accède d'habitude qu'après quelque temps. Que l'objet convoité soit en effet une femme ou un homme, même à supposer que l'abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s'éterniseraient dans un salon (du moins en plein jour), le soir (même dans une rue si faiblement éclairée qu'elle soit), il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l'être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l'obscurité, tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l'excuse de l'obscurité même et des erreurs qu'elle engendre si l'on est mal reçu. Si on l'est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle (ou celui) à qui nous nous adressons silencieusement, une idée qu'elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d'avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Cependant l'obscurité persiste ; plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûter au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d'un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.
Dans une même salle beaucoup d'hommes qui n'avaient pas voulu fuir s'étaient réunis. Ils ne se connaissaient pas entre eux, mais on voyait qu'ils étaient pourtant à peu près du même monde, riche et aristocratique. L'aspect de chacun avait quelque chose de répugnant qui devait être la non-résistance à des plaisirs dégradants. L'un, énorme, avait la figure couverte de taches rouges comme un ivrogne. J'appris qu'au début il ne l'était pas et prenait seulement son plaisir à faire boire des jeunes gens. Mais effrayé par l'idée d'être mobilisé (bien qu'il semblât avoir dépassé la cinquantaine), comme il était très gros, il s'était mis à boire sans arrêter pour tâcher de dépasser le poids de cent kilos, au-dessus duquel on était réformé. Et maintenant, ce calcul s'étant changé en passion, où qu'on le quittât, tant qu'on le surveillait, on le retrouvait chez un marchand de vins. Mais dès qu'il parla, je vis que médiocre d'ailleurs d'intelligence, c'était un homme de beaucoup de savoir, d'éducation et de culture. Un autre homme du grand monde, celui-là fort jeune et d'une extrême distinction physique, entra aussi. Chez lui, à vrai dire, il n'y avait encore aucun stigmate extérieur d'un vice mais, ce qui était plus troublant, d'intérieurs. Très grand, d'un visage charmant, son élocution décelait une tout autre intelligence que celle de son voisin l'alcoolique, et, sans exagérer, vraiment remarquable. Mais à tout ce qu'il disait était ajoutée une expression qui eût convenu à une phrase différente. Comme si, tout en possédant le trésor complet des expressions du visage humain, il eût vécu dans un autre monde, il mettait à jour ces expressions dans l'ordre qu'il ne fallait pas, il semblait effeuiller au hasard des sourires et des regards sans rapport avec le propos qu'il entendait. J'espère pour lui si comme il est certain il vit encore, qu'il était la proie, non d'une maladie durable mais d'une intoxication passagère. Il est probable que si l'on avait demandé leur carte de visite à tous ces hommes on eût été surpris de voir qu'ils appartenaient à une haute classe sociale. Mais quelque vice, et le plus grand de tous, le manque de volonté qui empêche de résister à aucun, les réunissait là, dans des chambres isolées il est vrai, mais chaque soir me dit-on, de sorte que si leur nom était connu des femmes du monde, celles-ci avaient peu à peu perdu de vue leur visage, et n'avaient plus jamais l'occasion de recevoir leur visite. Ils recevaient encore des invitations, mais l'habitude les ramenait au mauvais lieu composite. Ils s'en cachaient peu du reste, au contraire des petits chasseurs, ouvriers, etc. qui servaient à leur plaisir. Et en dehors de beaucoup de raisons que l'on devine, cela se comprend par celle-ci. Pour un employé d'industrie, pour un domestique, aller là c'était comme pour une femme qu'on croyait honnête, aller dans une maison de passe. Certains qui avouaient y être allés se défendaient d'y être plus jamais retournés et Jupien lui-même, mentant pour protéger leur réputation ou éviter des concurrences, affirmait : « Oh ! non, il ne vient pas chez moi, il ne voudrait pas y venir. » Pour des hommes du monde c'est moins grave, d'autant plus que les autres gens du monde qui n'y vont pas, ne savent pas ce que c'est et ne s'occupent pas de votre vie. Tandis que dans une maison d'aviation, si certains ajusteurs y sont allés, leurs camarades les espionnant, pour rien au monde ne voudraient y aller de peur que cela fût appris.
Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu'elle laisse à leur développement sans plus s'occuper d'elles et combien dès lors nous pourrions être étonnés si nous constations simplement du dehors, et en supposant qu'elles engagent tout l'individu, les actions d'hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent. C'était évidemment un vice d'éducation, ou l'absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l'argent de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient en fin de compte être plus doux, mais le malade par exemple ne se tisse-t-il pas avec des manies, des privations et des remèdes, une existence beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère contre laquelle il croit ainsi lutter ?), du moins la moins laborieuse possible, qui avait amené ces « jeunes gens » à faire pour ainsi dire en toute innocence et pour un salaire médiocre, des choses qui ne leur causaient aucun plaisir et avaient dû leur inspirer au début une vive répugnance. On aurait pu les croire d'après cela foncièrement mauvais, mais ce ne furent pas seulement à la guerre des soldats merveilleux, d'incomparables « braves », ç'avaient été aussi souvent dans la vie civile de bons coeurs, sinon tout à fait de braves gens. Ils ne se rendaient plus compte depuis longtemps de ce que pouvait avoir de moral ou d'immoral la vie qu'ils menaient parce que c'était celle de leur entourage. Ainsi, quand nous étudions certaines périodes de l'histoire ancienne, nous sommes étonnés de voir des êtres individuellement bons participer sans scrupule à des assassinats en masse, à des sacrifices humains, qui leur semblaient probablement des choses naturelles.
Les peintures pompéiennes de la maison de Jupien convenaient d'ailleurs bien, en ce qu'elles rappelaient la fin de la Révolution française, à l'époque assez semblable au Directoire qui allait commencer. Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans l'obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s'organisaient, se déchaînaient toute la nuit. À côté de cela certaines opinions artistiques, moins antigermaniques que pendant les premières années de la guerre, se donnaient cours pour rendre la respiration aux esprits étouffés, mais il fallait pour qu'on les osât présenter un brevet de civisme. Un professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait compte dans les journaux. Mais avant de parler de l'auteur du livre, on inscrivait comme un permis d'imprimer qu'il avait été à la Marne, à Verdun, qu'il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait la clarté, la profondeur de son ouvrage sur Schiller qu'on pouvait qualifier de grand pourvu qu'on dît, au lieu de « ce grand Allemand », « ce grand Boche ». C'était le mot d'ordre pour l'article, et aussitôt on le laissait passer.
Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l'histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s'accommodaient. D'autre part, je connaissais peu d'hommes, je peux même dire que je ne connaissais pas d'homme qui sous le rapport de l'intelligence et de la sensibilité fût aussi doué que Jupien ; car cet « acquis » délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait d'aucune de ces instructions de collège, d'aucune de ces cultures d'université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable, quand tant de jeunes gens du monde ne tirent d'elles aucun profit. C'était son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté. Or le métier qu'il faisait pouvait à bon droit passer, certes pour un des plus lucratifs, mais pour le dernier de tous. Quant à M. de Charlus, quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le qu'en-dira-t-on, comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soi-même ne l'avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines satisfactions dans lesquelles il semble qu'on ne pourrait avoir comme excuse que la démence complète ? Mais chez lui comme chez Jupien, l'habitude de séparer la moralité de tout un ordre d'actions (ce qui du reste doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois celle de juge, quelquefois celle d'homme d'État, et bien d'autres encore) devait être prise depuis si longtemps que l'habitude (sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral) était allée en s'aggravant de jour en jour, jusqu'à celui où ce Prométhée consentant s'était fait clouer par la Force au rocher de la pure matière.
Sans doute je sentais bien que c'était là un nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je m'en étais aperçu, et à en juger par les diverses étapes que j'avais eues sous les yeux, avait poursuivi son évolution avec une vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas être maintenant fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci n'était pas précédée, selon les prédictions et les voeux de Mme Verdurin, par un emprisonnement qui à son âge ne pourrait d'ailleurs que hâter la mort. Pourtant j'ai peut-être inexactement dit : rocher de la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu'un peu d'esprit surnageât encore. Ce fou savait bien, malgré tout, qu'il était la proie d'une folie et jouait tout de même, dans ces moments-là, puisqu'il savait bien que celui qui le battait n'était pas plus méchant que le petit garçon qui dans les jeux de bataille est désigné au sort pour faire le « Prussien », et sur lequel tout le monde se rue dans une ardeur de patriotisme vrai et de haine feinte. La proie d'une folie où entrait tout de même un peu de la personnalité de M. de Charlus. Même dans ces aberrations, la nature humaine (comme elle fait dans nos amours, dans nos voyages) trahit encore le besoin de croyance par des exigences de vérité. Françoise, quand je lui parlais d'une église de Milan – ville où elle n'irait probablement jamais – ou de la cathédrale de Reims – fût-ce même de celle d'Arras ! – qu'elle ne pourrait voir puisqu'elles étaient plus ou moins détruites, enviait les riches qui peuvent s'offrir le spectacle de pareils trésors, et s'écriait avec un regret nostalgique : « Ah ! comme cela devait être beau ! », elle qui, habitant maintenant Paris depuis tant d'années, n'avait jamais eu la curiosité d'aller voir Notre-Dame. C'est que Notre-Dame faisait précisément partie de Paris, de la ville où se déroulait la vie quotidienne de Françoise et où en conséquence il était difficile à notre vieille servante – comme il l'eût été à moi si l'étude de l'architecture n'avait pas corrigé en moi sur certains points les instincts de Combray – de situer les objets de ses songes. Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons. C'était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m'avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m'avait fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait été réservée dans mon amour même le plus douloureux, le plus jaloux, le plus individuel semblait-il, pour Albertine ! Du reste, à cause justement de cet individuel auquel on s'acharne, les amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations. (Et les maladies du corps elles-mêmes, du moins celles qui tiennent d'un peu près au système nerveux, ne sont-elles pas des espèces de goûts particuliers ou d'effrois particuliers contractés par nos organes, nos articulations, qui se trouvent ainsi avoir pris pour certains climats une horreur aussi inexplicable et aussi têtue que le penchant que certains hommes trahissent pour les femmes par exemple qui portent un lorgnon, ou pour les écuyères ? Ce désir que réveille chaque fois la vue d'une écuyère, qui dira jamais à quel rêve durable et inconscient il est lié, inconscient et aussi mystérieux que l'est par exemple pour quelqu'un qui avait souffert toute sa vie de crises d'asthme, l'influence d'une certaine ville, en apparence pareille aux autres, et où pour la première fois il respire librement ?)
Or les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l'amour se reconnaît encore. L'insistance de M. de Charlus à demander qu'on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d'une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, et à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces qu'on avait la plus grande peine à se procurer même en s'adressant à des matelots – car ils servaient à infliger des supplices dont l'usage est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des navires – au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attesté au besoin par des actes brutaux, et toute l'enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, qui décorait son imagination moyenâgeuse. C'est dans le même sentiment que, chaque fois qu'il arrivait, il disait à Jupien : « Il n'y aura pas d'alerte ce soir au moins, car je me vois d'ici calciné par ce feu du ciel comme un habitant de Sodome. » Et il affectait de redouter les gothas, non qu'il en éprouvât l'ombre de peur, mais pour avoir le prétexte, dès que les sirènes retentissaient, de se précipiter dans les abris du métropolitain où il espérait quelque plaisir des frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves de souterrains moyenâgeux et d'in pace. En somme son désir d'être enchaîné, d'être frappé, trahissait, dans sa laideur, un rêve aussi poétique que, chez d'autres, le désir d'aller à Venise ou d'entretenir des danseuses. Et M. de Charlus tenait tellement à ce que ce rêve lui donnât l'illusion de la réalité, que Jupien dut vendre le lit de bois qui était dans la chambre 43 et le remplacer par un lit de fer qui allait mieux avec les chaînes.
Enfin la berloque sonna comme j'arrivais à la maison. Le bruit des pompiers était commenté par un gamin. Je rencontrai Françoise remontant de la cave avec le maître d'hôtel. Elle me croyait mort. Elle me dit que Saint-Loup était passé, en s'excusant, pour voir s'il n'avait pas, dans la visite qu'il m'avait faite le matin, laissé tomber sa croix de guerre. Car il venait de s'apercevoir qu'il l'avait perdue et, devant rejoindre son corps le lendemain matin, avait voulu à tout hasard voir si ce n'était pas chez moi. Il avait cherché partout avec Françoise et n'avait rien trouvé. Françoise croyait qu'il avait dû la perdre avant de venir me voir, car, disait-elle, il lui semblait bien, elle aurait pu jurer qu'il ne l'avait pas quand elle l'avait vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et des souvenirs ! Du reste cela n'avait pas grande importance. Saint-Loup était aussi estimé de ses officiers qu'il était aimé de ses hommes, et la chose s'arrangerait aisément.
D'ailleurs je sentis tout de suite, à la façon peu enthousiaste dont ils parlèrent de lui, que Saint-Loup avait produit une médiocre impression sur Françoise et sur le maître d'hôtel. Sans doute tous les efforts que le fils du maître d'hôtel et le neveu de Françoise avaient faits pour s'embusquer, Saint-Loup avait fait en sens inverse et avec succès ces mêmes efforts pour être en plein danger. Mais cela, jugeant d'après eux-mêmes, Françoise et le maître d'hôtel ne pouvaient pas le croire. Ils étaient convaincus que les riches sont toujours mis à l'abri. Du reste, eussent-ils su la vérité relativement au courage héroïque de Robert, qu'elle ne les eût pas touchés. Il ne disait pas « Boches », il leur avait fait l'éloge de la bravoure des Allemands, il n'attribuait pas à la trahison que nous n'eussions pas été vainqueurs dès le premier jour. Or c'est cela qu'ils eussent voulu entendre, c'est cela qui leur eût semblé le signe du courage. Aussi, bien qu'ils continuassent à chercher la croix de guerre, les trouvai-je froids au sujet de Robert. Moi qui me doutais où cette croix avait été oubliée (cependant si Saint-Loup s'était distrait ce soir-là de cette manière, ce n'était qu'en attendant, car repris du désir de revoir Morel, il avait usé de toutes ses relations militaires pour savoir dans quel corps Morel se trouvait, afin de l'aller voir et n'avait reçu jusqu'ici que des centaines de réponses contradictoires), je conseillai à Françoise et au maître d'hôtel d'aller se coucher. Mais celui-ci n'était jamais pressé de quitter Françoise depuis que, grâce à la guerre, il avait trouvé un moyen, plus efficace encore que l'expulsion des soeurs et l'affaire Dreyfus, de la torturer. Ce soir-là, et chaque fois que j'allai auprès d'eux pendant les quelques jours que je passai encore à Paris avant de partir pour une autre maison de santé, j'entendais le maître d'hôtel dire à Françoise épouvantée : « Ils ne se pressent pas, c'est entendu, ils attendent que la poire soit mûre, mais ce jour-là ils prendront Paris, et ce jour-là pas de pitié ! – Seigneur, Vierge Marie ! s'écriait Françoise, ça ne leur suffit pas d'avoir conquéri la pauvre Belgique. Elle a assez souffert, celle-là, au moment de son envahition. – La Belgique, Françoise, mais ce qu'ils ont fait en Belgique ne sera rien à côté ! » Et même, la guerre ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple une quantité de termes dont ils n'avaient fait la connaissance que par les yeux, par la lecture des journaux et dont en conséquence ils ignoraient la prononciation, le maître d'hôtel ajoutait : « Je ne peux pas comprendre comment que le monde est assez fou… Vous verrez ça, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d'une plus grande enverjure que toutes les autres. » M'étant insurgé, sinon au nom de la pitié pour Françoise et du bon sens stratégique, au moins de la grammaire, et ayant déclaré qu'il fallait prononcer « envergure », je n'y gagnai qu'à faire redire à Françoise la terrible phrase chaque fois que j'entrais à la cuisine, car le maître d'hôtel, presque autant que d'effrayer sa camarade, était heureux de montrer à son maître que, bien qu'ancien jardinier de Combray et simple maître d'hôtel, tout de même bon Français selon la règle de Saint-André-des-Champs, il tenait de la Déclaration des droits de l'homme le droit de prononcer « enverjure » en toute indépendance, et de ne pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de son service, et où par conséquent, depuis la Révolution, personne n'avait rien à lui dire puisqu'il était mon égal.
J'eus donc le chagrin de l'entendre parler à Françoise d'une opération de grande « enverjure » avec une insistance qui était destinée à me prouver que cette prononciation était l'effet non de l'ignorance, mais d'une volonté mûrement réfléchie. Il confondait le gouvernement, les journaux, dans un même « on » plein de méfiance, disant : « On nous parle des pertes des Boches, on ne nous parle pas des nôtres, il paraît qu'elles sont dix fois plus grandes. On nous dit qu'ils sont à bout de souffle, qu'ils n'ont plus rien à manger, moi je crois qu'ils en ont cent fois comme nous, à manger. Faut pas tout de même nous bourrer le crâne. S'ils n'avaient rien à manger, ils ne se battraient pas comme l'autre jour où ils nous ont tué cent mille jeunes gens de moins de vingt ans. » Il exagérait ainsi à tout instant les triomphes des Allemands, comme il avait fait jadis ceux des radicaux ; il narrait en même temps leurs atrocités afin que ces triomphes fussent plus pénibles encore à Françoise, laquelle ne cessait plus de dire : « Ah ! Sainte Mère des anges ! Ah ! Marie Mère de Dieu ! », et parfois, pour lui être désagréable d'une autre manière, disait : « Du reste, nous ne valons pas plus cher qu'eux, ce que nous faisons en Grèce n'est pas plus beau que ce qu'ils ont fait en Belgique. Vous allez voir que nous allons mettre tout le monde contre nous et que nous serons obligés de nous battre avec toutes les nations », alors que c'était exactement le contraire. Les jours où les nouvelles étaient bonnes il prenait sa revanche en assurant à Françoise que la guerre durerait trente-cinq ans et, en prévision d'une paix possible, assurait que celle-ci ne durerait pas plus de quelques mois et serait suivie de batailles auprès desquelles celles-ci ne seraient qu'un jeu d'enfant, et après lesquelles il ne resterait rien de la France.
La victoire des Alliés semblait, sinon rapprochée, du moins à peu près certaine, et il faut malheureusement avouer que le maître d'hôtel en était désolé. Car, ayant réduit la guerre « mondiale », comme tout le reste, à celle qu'il menait sourdement contre Françoise (qu'il aimait, du reste, malgré cela, comme on peut aimer la personne qu'on est content de faire rager tous les jours en la battant aux dominos), la victoire se réalisait à ses yeux sous les espèces de la première conversation où il aurait la souffrance d'entendre Françoise lui dire : « Enfin c'est fini, et il va falloir qu'ils nous donnent plus que nous ne leur avons donné en 70. » Il croyait du reste toujours que cette échéance fatale arrivait, car un patriotisme inconscient lui faisait croire, comme tous les Français victimes du même mirage que moi depuis que j'étais malade, que la victoire – comme ma guérison – était pour le lendemain. Il prenait les devants en annonçant à Françoise que cette victoire arriverait peut-être mais que son coeur en saignait, car la révolution la suivrait aussitôt, puis l'invasion. « Ah ! cette bon sang de guerre, les Boches seront les seuls à s'en relever vite, Françoise, ils y ont déjà gagné des centaines de milliards. Mais qu'ils nous crachent un sou à nous, quelle farce ! On le mettra peut-être sur les journaux », ajoutait-il par prudence et pour parer à tout événement, « pour calmer le peuple, comme on dit depuis trois ans que la guerre sera finie le lendemain. » Françoise était d'autant plus troublée de ces paroles qu'en effet, après avoir cru les optimistes plutôt que le maître d'hôtel, elle voyait que la guerre, qu'elle avait cru devoir finir en quinze jours malgré « l'envahition de la pauvre Belgique », durait toujours, qu'on n'avançait pas, phénomène de fixation des fronts dont elle comprenait mal le sens, et qu'enfin un des innombrables « filleuls » à qui elle donnait tout ce qu'elle gagnait chez nous lui racontait qu'on avait caché telle chose, telle autre. « Tout cela retombera sur l'ouvrier, concluait le maître d'hôtel. On vous prendra votre champ, Françoise. – Ah ! Seigneur Dieu ! » Mais à ces malheurs lointains, il en préférait de plus proches et dévorait les journaux dans l'espoir d'annoncer une défaite à Françoise. Il attendait les mauvaises nouvelles comme des oeufs de Pâques, espérant que cela irait assez mal pour épouvanter Françoise, pas assez pour qu'il pût matériellement en souffrir. C'est ainsi qu'un raid de zeppelins l'eût enchanté pour voir Françoise se cacher dans les caves, et parce qu'il était persuadé que dans une ville aussi grande que Paris les bombes ne viendraient pas juste tomber sur notre maison.
Du reste Françoise commençait à être reprise par moments de son pacifisme de Combray. Elle avait presque des doutes sur les « atrocités allemandes ». « Au commencement de la guerre on nous disait que ces Allemands c'était des assassins, des brigands, de vrais bandits, des Bbboches… » (Si elle mettait plusieurs b à Boches, c'est que l'accusation que les Allemands fussent des assassins lui semblait après tout plausible, mais celle qu'ils fussent des Boches, presque invraisemblable à cause de son énormité. Seulement il était assez difficile de comprendre quel sens mystérieusement effroyable Françoise donnait au mot de « Boche » puisqu'il s'agissait du début de la guerre, et aussi à cause de l'air de doute avec lequel elle prononçait ce mot. Car le doute que les Allemands fussent des criminels pouvait être mal fondé en fait, mais ne renfermait pas en soi, au point de vue logique, de contradiction. Mais comment douter qu'ils fussent des Boches, puisque ce mot, dans la langue populaire, veut dire précisément Allemand ? Peut-être ne faisait-elle que répéter, en style indirect, les propos violents qu'elle avait entendus alors et dans lesquels une particulière énergie accentuait le mot Boche.) « J'ai cru tout cela, disait-elle, mais je me demande tout à l'heure si nous ne sommes pas aussi fripons comme eux. » Cette pensée blasphématoire avait été sournoisement préparée chez Françoise par le maître d'hôtel, lequel, voyant que sa camarade avait un certain penchant pour le roi Constantin de Grèce, n'avait cessé de le lui représenter comme privé par nous de nourriture jusqu'au jour où il céderait. Aussi l'abdication du souverain avait-elle fortement ému Françoise, qui allait jusqu'à déclarer : « Nous ne valons pas mieux qu'eux. Si nous étions en Allemagne, nous en ferions autant. »
Je la vis peu, du reste, pendant ces quelques jours, car elle allait beaucoup chez ces cousins dont Maman m'avait dit un jour : « Mais tu sais qu'ils sont plus riches que toi. » Or on avait vu cette chose si belle, qui fut si fréquente à cette époque-là dans tout le pays et qui témoignerait, s'il y avait un historien pour en perpétuer le souvenir, de la grandeur de la France, de sa grandeur d'âme, de sa grandeur selon Saint-André-des-Champs, et que ne révélèrent pas moins tant de civils survivants à l'arrière que les soldats tombés à la Marne. Un neveu de Françoise avait été tué à Berry-au-Bac qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de Françoise, anciens grands cafetiers retirés depuis longtemps après fortune faite. Il avait été tué, lui tout petit cafetier sans fortune qui parti à la mobilisation âgé de vingt-cinq ans avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu'il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise et qui n'étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s'étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou ; tous les matins à 6 heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que « sa demoiselle », prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis près de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu'à 9 heures et demie du soir, sans un jour de repos.
Dans ce livre où il n'y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n'y a pas un seul personnage « à clefs », où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire à la louange de mon pays que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s'en offensera pas, pour la raison qu'ils ne liront jamais ce livre, c'est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d'autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s'appellent, d'un nom si français d'ailleurs, Larivière. S'il y a eu quelques vilains embusqués comme l'impérieux jeune homme en smoking que j'avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s'il pourrait avoir Léon à 10 heures et demie « parce qu'il déjeunait en ville », ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j'égale les Larivière.
Le maître d'hôtel, pour attiser les inquiétudes de Françoise, lui montrait de vieilles Lectures pour tous qu'il avait retrouvées et sur la couverture desquelles (ces numéros dataient d'avant la guerre) figurait la « famille impériale d'Allemagne ». « Voilà notre maître de demain », disait le maître d'hôtel à Françoise, en lui montrant « Guillaume ». Elle écarquillait les yeux, puis passait au personnage féminin placé à côté de lui et disait : « Voilà la Guillaumesse ! » Quant à Françoise, sa haine pour les Allemands était extrême ; elle n'était tempérée que par celle que lui inspiraient nos ministres. Et je ne sais pas si elle souhaitait plus ardemment la mort d'Hindenburg ou de Clemenceau.
Mon départ de Paris se trouva retardé par une nouvelle qui, par le chagrin qu'elle me causa, me rendit pour quelque temps incapable de me mettre en route. J'appris, en effet, la mort de Robert de Saint-Loup, tué le surlendemain de son retour au front, en protégeant la retraite de ses hommes. Jamais homme n'avait eu moins que lui la haine d'un peuple (et quant à l'empereur, pour des raisons particulières, et peut-être fausses, il pensait que Guillaume II avait plutôt cherché à empêcher la guerre qu'à la déchaîner). Pas de haine du germanisme non plus ; les derniers mots que j'avais entendus sortir de sa bouche, il y avait six jours, c'étaient ceux qui commencent un lied de Schumann et que sur mon escalier il me fredonnait, en allemand, si bien qu'à cause des voisins je l'avais fait taire. Habitué par une bonne éducation suprême à émonder sa conduite de toute apologie, de toute invective, de toute phrase, il avait évité devant l'ennemi, comme au moment de la mobilisation, ce qui aurait pu assurer sa vie, par cet effacement de soi devant les autres que symbolisaient toutes ses manières, jusqu'à sa manière de fermer la portière de mon fiacre quand il me reconduisait, tête nue, chaque fois que je sortais de chez lui. Pendant plusieurs jours je restai enfermé dans ma chambre, pensant à lui. Je me rappelais son arrivée, la première fois, à Balbec, quand, en lainages blanchâtres, avec ses yeux verdâtres et bougeants comme la mer, il avait traversé le hall attenant à la grande salle à manger dont les vitrages donnaient sur la mer. Je me rappelais l'être si spécial qu'il m'avait paru être alors, l'être dont ç'avait été un si grand souhait de ma part d'être l'ami. Ce souhait s'était réalisé au-delà de ce que j'aurais jamais pu croire, sans me donner pourtant presque aucun plaisir alors, et ensuite je m'étais rendu compte de tous les grands mérites et d'autre chose aussi que cachait cette apparence élégante. Tout cela, le bon comme le mauvais, il l'avait donné sans compter, tous les jours, et le dernier en allant attaquer une tranchée, par générosité, par mise au service des autres de tout ce qu'il possédait, comme il avait un soir couru sur les canapés du restaurant pour ne pas me déranger. Et l'avoir vu si peu en somme, en des sites si variés, dans des circonstances si diverses et séparées par tant d'intervalles, dans ce hall de Balbec, au café de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners militaires de Doncières, au théâtre où il avait giflé un journaliste, chez la princesse de Guermantes, ne faisait que me donner de sa vie des tableaux plus frappants, plus nets, de sa mort un chagrin plus lucide, que l'on n'en a souvent pour des personnes aimées davantage mais fréquentées si continuellement que l'image que nous gardons d'elles n'est plus qu'une espèce de vague moyenne entre une infinité d'images insensiblement différentes, et aussi que notre affection rassasiée n'a pas, comme pour ceux que nous n'avons vus que pendant des moments limités, au cours de rencontres inachevées malgré eux et malgré nous, l'illusion de la possibilité d'une affection plus grande dont les circonstances seules nous auraient frustrés. Peu de jours après celui où je l'avais aperçu courant après son monocle, et l'imaginant alors si hautain, dans ce hall de Balbec, il y avait une autre forme vivante que j'avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n'existait, non plus, qu'à l'état de souvenir, c'était Albertine, foulant le sable ce premier soir, indifférente à tous, et marine, comme une mouette. Elle, je l'avais si vite aimée que pour pouvoir sortir avec elle tous les jours je n'étais jamais allé voir Saint-Loup, de Balbec. Et pourtant l'histoire de mes relations avec lui portait aussi le témoignage, qu'un temps, j'avais cessé d'aimer Albertine, puisque si j'étais allé m'installer quelque temps auprès de Robert, à Doncières, c'était dans le chagrin de voir que ne m'était pas rendu le sentiment que j'avais pour Mme de Guermantes. Sa vie et celle d'Albertine, si tard connues de moi, toutes deux à Balbec, et si vite terminées, s'étaient croisées à peine ; c'était lui, me redisais-je en voyant que les navettes agiles des années tissent des fils entre ceux de nos souvenirs qui semblaient d'abord les plus indépendants, c'était lui que j'avais envoyé chez Mme Bontemps quand Albertine m'avait quitté. Et puis il se trouvait que leurs deux vies avaient chacune un secret parallèle et que je n'avais pas soupçonné. Celui de Saint-Loup me causait peut-être maintenant plus de tristesse que celui d'Albertine dont la vie m'était devenue si étrangère. Mais je ne pouvais me consoler que la sienne comme celle de Saint-Loup eussent été si courtes. Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de moi : « Vous qui êtes malade ». Et c'était eux qui étaient morts, eux dont je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en regard l'image ultime, devant la tranchée, dans la rivière, de l'image première qui, même pour Albertine, ne valait plus pour moi que par son association avec celle du soleil couchant sur la mer.
Sa mort fut accueillie par Françoise avec plus de pitié que celle d'Albertine. Elle prit immédiatement son rôle de pleureuse et commenta la mémoire du mort de lamentations, de thrènes désespérés. Elle exhibait son chagrin et ne prenait un visage sec en détournant la tête que lorsque malgré moi je laissais voir le mien, qu'elle voulait avoir l'air de ne pas avoir vu. Car comme beaucoup de personnes nerveuses la nervosité des autres, trop semblable sans doute à la sienne, l'horripilait. Elle aimait maintenant à faire remarquer ses moindres torticolis, un étourdissement, qu'elle s'était cognée. Mais si je parlais d'un de mes maux, redevenue stoïque et grave, elle faisait semblant de n'avoir pas entendu.
« Pauvre marquis », disait-elle, bien qu'elle ne pût s'empêcher de penser qu'il eût fait l'impossible pour ne pas partir et, une fois mobilisé, pour fuir devant le danger. « Pauvre dame », disait-elle en pensant à Mme de Marsantes, « qu'est-ce qu'elle a dû pleurer quand elle a appris la mort de son garçon ! Si encore elle avait pu le revoir, mais il vaut peut-être mieux qu'elle n'ait pas pu, parce qu'il avait le nez coupé en deux, il était tout dévisagé. » Et les yeux de Françoise se remplissaient de larmes, mais à travers lesquelles perçait la curiosité cruelle de la paysanne. Sans doute Françoise plaignait la douleur de Mme de Marsantes de tout son coeur, mais elle regrettait de ne pas connaître la forme que cette douleur avait prise et de ne pouvoir s'en donner le spectacle et l'affliction. Et comme elle aurait bien aimé pleurer et que je la visse pleurer, elle dit pour s'entraîner : « Ça m'a fait quelque chose ! » Sur moi aussi elle épiait les traces du chagrin avec une avidité qui me fit simuler une certaine sécheresse en parlant de Robert. Et plutôt sans doute par esprit d'imitation et parce qu'elle avait entendu dire cela, car il y a des clichés dans les offices aussi bien que dans les cénacles, elle répétait, non sans y mettre pourtant la satisfaction d'un pauvre : « Toutes ses richesses ne l'ont pas empêché de mourir comme un autre, et elles ne lui servent plus à rien. » Le maître d'hôtel profita de l'occasion pour dire à Françoise que sans doute c'était triste, mais que cela ne comptait guère auprès des millions d'hommes qui tombaient tous les jours malgré tous les efforts que faisait le gouvernement pour le cacher. Mais cette fois le maître d'hôtel ne réussit pas à augmenter la douleur de Françoise comme il avait cru. Car celle-ci lui répondit : « C'est vrai qu'ils meurent aussi pour la France, mais c'est des inconnus ; c'est toujours plus intéressant quand c'est des genss qu'on connaît. » Et Françoise, qui trouvait du plaisir à pleurer, ajouta encore : « Il faudra bien prendre garde de m'avertir si on cause de la mort du marquis sur le journal. »
Robert m'avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre : « Oh ! ma vie, n'en parlons pas, je suis un homme condamné d'avance. » Faisait-il allusion au vice qu'il avait réussi jusqu'alors à cacher à tout le monde mais qu'il connaissait, et dont il s'exagérait peut-être la gravité, comme les enfants qui font pour la première fois l'amour, ou même avant cela cherchent seuls le plaisir, s'imaginent pareils à la plante qui ne peut disséminer son pollen sans mourir tout de suite après ? Peut-être cette exagération tenait-elle pour Saint-Loup comme pour les enfants, ainsi qu'à l'idée du péché avec laquelle on ne s'est pas encore familiarisé, à ce qu'une sensation toute nouvelle a une force presque terrible qui ira ensuite en s'atténuant. Ou bien avait-il, le justifiant au besoin par la mort de son père enlevé assez jeune, le pressentiment de sa fin prématurée ? Sans doute un tel pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît assujettie à certaines lois. On dirait souvent, par exemple, que les êtres nés de parents qui sont morts très vieux ou très jeunes sont presque forcés de disparaître au même âge, les premiers traînant jusqu'à la centième année des chagrins et des maladies incurables, les autres, malgré une existence heureuse et hygiénique, emportés à la date inévitable et prématurée par un mal si opportun et si accidentel (quelques racines profondes qu'il puisse avoir dans le tempérament) qu'il semble seulement la formalité nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne serait-il pas possible que la mort accidentelle elle-même – comme celle de Saint-Loup, liée d'ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être que je n'ai cru devoir le dire – fût, elle aussi, inscrite d'avance, connue seulement des dieux, invisible aux hommes, mais révélée par une tristesse à demi inconsciente, à demi consciente (et même, dans cette dernière mesure, exprimée aux autres avec cette sincérité complète qu'on met à annoncer des malheurs auxquels on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront), particulière à celui qui la porte et l'aperçoit sans cesse, en lui-même, comme une devise, une date fatale ?
Il avait dû être bien beau en ces dernières heures. Lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon, contenir l'élan d'une charge, en dissimulant d'un sourire la volonté indomptable qu'il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il se fondait, en laquelle il n'était plus qu'un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l'église Saint-Hilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge, sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu.
Même avant d'aller à cet enterrement, qui n'eut pas lieu tout de suite, j'écrivis à Gilberte. J'aurais peut-être dû écrire à la duchesse de Guermantes, je me disais qu'elle accueillerait la mort de Robert avec la même indifférence que je lui avais vu manifester pour celle de tant d'autres qui avaient semblé tenir si étroitement à sa vie, et que peut-être même, avec son tour d'esprit Guermantes, elle chercherait à montrer qu'elle n'avait pas la superstition des liens du sang. J'étais trop souffrant pour écrire à tout le monde. J'avais cru autrefois qu'elle et Robert s'aimaient bien dans le sens où l'on dit cela dans le monde, c'est-à-dire que l'un auprès de l'autre ils se disaient des choses tendres qu'ils ressentaient à ce moment-là. Mais loin d'elle il n'hésitait pas à la déclarer idiote, et si elle éprouvait parfois à le voir un plaisir égoïste, je l'avais vue incapable de se donner la plus petite peine, d'user si légèrement que ce fût de son crédit pour lui rendre un service, même pour lui éviter un malheur. La méchanceté dont elle avait fait preuve à son égard, en refusant de le recommander au général de Saint-Joseph, quand Robert allait repartir pour le Maroc, prouvait que le dévouement qu'elle lui avait montré à l'occasion de son mariage n'était qu'une sorte de compensation qui ne lui coûtait guère. Aussi fus-je bien étonné d'apprendre, comme elle était souffrante au moment où Robert fut tué, qu'on s'était cru obligé de lui cacher pendant plusieurs jours, sous les plus fallacieux prétextes, les journaux qui lui eussent appris cette mort, afin de lui éviter le choc qu'elle en ressentirait. Mais ma surprise augmenta quand j'appris qu'après qu'on eut été obligé enfin de lui dire la vérité, la duchesse pleura toute une journée, tomba malade, et mit longtemps – plus d'une semaine, c'était longtemps pour elle – à se consoler. Quand j'appris ce chagrin j'en fus touché. Il fit que tout le monde put dire, et que je peux assurer, qu'il existait entre eux une grande amitié. Mais en me rappelant combien de petites médisances, de mauvaise volonté à se rendre service celle-là avait enfermées, je pense au peu de chose que c'est qu'une grande amitié dans le monde.
D'ailleurs un peu plus tard, dans une circonstance plus importante historiquement, si elle touchait moins mon coeur, Mme de Guermantes se montra à mon avis sous un jour encore plus favorable. Elle qui, jeune fille, avait fait preuve de tant d'impertinente audace, si l'on s'en souvient, à l'égard de la famille impériale de Russie, et qui, mariée, leur avait toujours parlé avec une liberté qui la faisait parfois accuser de manque de tact, fut peut-être seule, après la révolution russe, à faire preuve à l'égard des grandes-duchesses et des grands-ducs d'un dévouement sans bornes. Elle avait, l'année même qui avait précédé la guerre, considérablement agacé la grande-duchesse Wladimir en appelant toujours la comtesse de Hohenfelsen, femme morganatique du grand-duc Paul, « la grande-duchesse Paul ». Il n'empêche que la révolution russe n'eut pas plutôt éclaté que notre ambassadeur à Pétersbourg, M. Paléologue (« Paléo » pour le monde diplomatique, qui a ses abréviations prétendues spirituelles comme l'autre), fut harcelé des dépêches de la duchesse de Guermantes, qui voulait avoir des nouvelles de la grande-duchesse Marie Pavlovna. Et pendant longtemps les seules marques de sympathie et de respect que reçut sans cesse cette princesse lui vinrent exclusivement de Mme de Guermantes.
Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu'il avait fait dans les semaines qui l'avaient précédée, des chagrins plus grands que celui de la duchesse. En effet, le lendemain même du soir où je l'avais vu, et deux jours après que Charlus avait dit à Morel : « Je me vengerai », les démarches que Saint-Loup avait faites pour retrouver Morel avaient abouti. C'est-à-dire qu'elles avaient abouti à ce que le général sous les ordres de qui aurait dû être Morel s'était rendu compte qu'il était déserteur, l'avait fait rechercher et arrêter et, pour s'excuser auprès de Saint-Loup du châtiment qu'allait subir quelqu'un à qui il s'intéressait, avait écrit à Saint-Loup pour l'en avertir. Morel ne douta pas que son arrestation n'eût été provoquée par la rancune de M. de Charlus. Il se rappela les paroles : « Je me vengerai », pensa que c'était là cette vengeance, et demanda à faire des révélations. « Sans doute, déclara-t-il, j'ai déserté. Mais si j'ai été conduit sur le mauvais chemin, est-ce tout à fait ma faute ? » Il raconta sur M. de Charlus et sur M. d'Argencourt, avec lequel il s'était brouillé aussi, des histoires ne le touchant pas à vrai dire directement, mais que ceux-ci, avec la double expansion des amants et des invertis, lui avaient racontées, ce qui fit arrêter à la fois M. de Charlus et M. d'Argencourt. Cette arrestation causa peut-être moins de douleur à tous deux que d'apprendre à chacun, qui l'ignorait, que l'autre était son rival et l'instruction révéla qu'ils en avaient énormément d'obscurs, de quotidiens, ramassés dans la rue. Ils furent bientôt relâchés, d'ailleurs. Morel le fut aussi parce que la lettre écrite à Saint-Loup par le général lui fut renvoyée avec cette mention : « Décédé, mort au champ d'honneur. » Le général voulut faire pour le défunt que Morel fût simplement envoyé sur le front, il s'y conduisit bravement, échappa à tous les dangers et revint, la guerre finie, avec la croix que M. de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui valut indirectement la mort de Saint-Loup.
J'ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, l'écume de niaiserie et le rayonnement de gloire qu'elle laissa après elle, et où si un doigt de moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d'entrer par un brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée dans les bureaux, suffisait pour entrer, dans une élection triomphale, à la Chambre des députés, presque à l'Académie française. L'élection de Saint-Loup, à cause de sa « sainte » famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d'encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d'aviateurs. Certes ces héros l'auraient compris, ainsi que quelques très rares hauts esprits. Mais, grâce à l'enfarinement du Bloc national, on avait aussi repêché les vieilles canailles de la politique, qui sont toujours réélues. Celles qui ne purent entrer dans une chambre d'aviateurs quémandèrent, au moins pour entrer à l'Académie française, les suffrages des maréchaux, d'un président de la République, d'un président de la Chambre, etc. Elles n'eussent pas été favorables à Saint-Loup, mais l'étaient à un autre habitué de Jupien, le député de l'Action libérale, qui fut réélu sans concurrent. Il ne quittait pas l'uniforme d'officier de territoriale, bien que la guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut saluée avec joie par tous les journaux qui avaient fait l'« union » sur son nom, par les dames nobles et riches qui ne portaient plus que des guenilles par un sentiment de convenances et la peur des impôts, tandis que les hommes de la Bourse achetaient sans arrêter des diamants, non pour leurs femmes mais parce qu'ayant perdu toute confiance dans le crédit d'aucun peuple, ils se réfugiaient vers cette richesse palpable, et faisaient ainsi monter la de Beers de mille francs. Tant de niaiserie agaçait un peu, mais on en voulut moins au bloc national quand on vit tout d'un coup les victimes du bolchevisme, des grandes-duchesses en haillons, dont on avait assassiné les maris dans une brouette, les fils en jetant des pierres dessus après les avoir laissés sans manger, fait travailler au milieu des huées, jetés dans des puits parce qu'on croyait qu'ils avaient la peste et pouvaient la communiquer. Ceux qui étaient arrivés à s'enfuir reparurent tout à coup…
*
Chapitre III
Matinée chez la princesse de Guermantes
La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai ne me guérit pas plus que la première ; et beaucoup d'années passèrent avant que je la quittasse. Durant le trajet en chemin de fer que je fis pour rentrer enfin à Paris, la pensée de mon absence de dons littéraires, que j'avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j'avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes avec Gilberte avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu'à la veille de quitter cette propriété j'avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non une infirmité à moi particulière, mais l'inexistence de l'idéal auquel j'avais cru, cette pensée qui ne m'était pas depuis bien longtemps revenue à l'esprit, me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais. C'était, je me le rappelle, à un arrêt du train en pleine campagne. Le soleil éclairait jusqu'à la moitié de leur tronc une ligne d'arbres qui suivait la voie du chemin de fer. « Arbres, pensai-je, vous n'avez plus rien à me dire, mon coeur refroidi ne vous entend plus. Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c'est avec froideur, avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux de votre tronc d'ombre. Si j'ai jamais pu me croire poète, je sais maintenant que je ne le suis pas. Peut-être dans la nouvelle partie de ma vie, si desséchée, qui s'ouvre, les hommes pourraient-ils m'inspirer ce que ne me dit plus la nature. Mais les années où j'aurais peut-être été capable de la chanter ne reviendront jamais. » Mais en me donnant cette consolation d'une observation humaine possible venant prendre la place d'une inspiration impossible, je savais que je cherchais seulement à me donner une consolation, et que je savais moi-même sans valeur. Si j'avais vraiment une âme d'artiste, quel plaisir n'éprouverais-je pas devant ce rideau d'arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussent presque jusqu'au marchepied du wagon, dont je pourrais compter les pétales, et dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu'on n'a pas ressenti ?
Un peu plus tard j'avais vu avec la même indifférence les lentilles d'or et d'orange dont il criblait les fenêtres d'une maison ; et enfin, comme l'heure avait avancé, j'avais vu une autre maison qui semblait construite en une substance d'un rose assez étrange. Mais j'avais fait ces diverses constatations avec la même absolue indifférence que si, me promenant dans un jardin avec une dame, j'avais vu une feuille de verre et un peu plus loin un objet d'une matière analogue à l'albâtre dont la couleur inaccoutumée ne m'aurait pas tiré du plus languissant ennui, mais si, par politesse pour la dame, pour dire quelque chose et aussi pour montrer que j'avais remarqué cette couleur, j'avais désigné en passant le verre coloré et le morceau de stuc. De la même manière, par acquit de conscience, je me signalais à moi-même comme à quelqu'un qui m'eût accompagné et qui eût été capable d'en tirer plus de plaisir que moi, les reflets de feu dans les vitres et la transparence rose de la maison. Mais le compagnon à qui j'avais fait constater ces effets curieux était d'une nature moins enthousiaste sans doute que beaucoup de gens bien disposés qu'une telle vue ravit, car il avait pris connaissance de ces couleurs sans aucune espèce d'allégresse.
Ma longue absence de Paris n'avait pas empêché d'anciens amis de continuer, comme mon nom restait sur leurs listes, à m'envoyer fidèlement des invitations, et quand j'en trouvai, en rentrant, avec une pour un goûter donné par la Berma en l'honneur de sa fille et de son gendre, une autre pour une matinée qui devait avoir lieu le lendemain chez le prince de Guermantes, les tristes réflexions que j'avais faites dans le train ne furent pas un des moindres motifs qui me conseillèrent de m'y rendre. Ce n'est vraiment pas la peine de me priver de mener la vie de l'homme du monde, m'étais-je dit, puisque le fameux « travail » auquel depuis si longtemps j'espère chaque jour me mettre le lendemain, je ne suis pas, ou plus, fait pour lui, et que peut-être même il ne correspond à aucune réalité. À vrai dire cette raison était toute négative et ôtait simplement leur valeur à celles qui auraient pu me détourner de ce concert mondain. Mais celle qui m'y fit aller fut ce nom de Guermantes, depuis assez longtemps sorti de mon esprit pour que, lu sur la carte d'invitation, il réveillât un rayon de mon attention qui alla prélever au fond de ma mémoire une coupe de leur passé accompagné de toutes les images de forêt domaniale ou de hautes fleurs qui l'escortaient alors, et pour qu'il reprît pour moi le charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant, avant de rentrer, dans la rue de l'Oiseau, je voyais du dehors comme une laque obscure le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un moment les Guermantes m'avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde, incomparables avec eux, avec tout être vivant, fût-il souverain, des êtres issus de la fécondation de cet air aigre et ventueux de cette sombre ville de Combray où s'était passée mon enfance, et du passé qu'on y percevait dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J'avais eu envie d'aller chez les Guermantes comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l'apercevais. Et j'avais continué à relire l'invitation jusqu'au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas. Maman allant justement à un petit thé chez Mme Sazerat, réunion qu'elle savait d'avance être fort ennuyeuse, je n'eus aucun scrupule à aller chez la princesse de Guermantes.
Je pris une voiture pour aller chez le prince de Guermantes qui n'habitait plus son ancien hôtel mais un magnifique qu'il s'était fait construire avenue du Bois. C'est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que, s'ils veulent que nous croyions en eux, il faudrait d'abord qu'ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu'ils respectassent les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même si je savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en vertu d'un droit héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée, faire s'ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas tant qu'on n'a pas prononcé la formule magique, me semblait aussi malaisé que d'obtenir un entretien du sorcier ou de la fée eux-mêmes. Rien ne m'était plus facile que de me faire croire à moi-même que le vieux domestique engagé de la veille ou fourni par Potel et Chabot était fils, petit-fils, descendant de ceux qui servaient la famille bien avant la Révolution, et j'avais une bonne volonté infinie à appeler portrait d'ancêtre le portrait qui avait été acheté le mois précédent chez Bernheim jeune. Mais un charme ne se transvase pas, les souvenirs ne peuvent se diviser, et du prince de Guermantes, maintenant qu'il avait percé lui-même à jour les illusions de ma croyance en étant allé habiter avenue du Bois, il ne restait plus grand-chose. Les plafonds que j'avais craint de voir s'écrouler quand on avait annoncé mon nom, et sous lesquels eût flotté encore pour moi beaucoup du charme et des craintes de jadis, couvraient les soirées d'une Américaine sans intérêt pour moi. Naturellement les choses n'ont pas en elles-mêmes de pouvoir, et puisque c'est nous qui le leur conférons, quelque jeune collégien bourgeois devait en ce moment avoir devant l'hôtel de l'avenue du Bois les mêmes sentiments que moi jadis devant l'ancien hôtel du prince de Guermantes. C'est qu'il était encore à l'âge des croyances, mais je l'avais dépassé, et j'avais perdu ce privilège, comme après la première jeunesse on perd le pouvoir qu'ont les enfants de dissocier en fractions digérables le lait qu'ils ingèrent. Ce qui force les adultes à prendre, pour plus de prudence, le lait par petites quantités, tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans reprendre haleine. Du moins le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour moi, que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions, dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient fort mal pavées à ce moment-là, mais dès le moment où j'y entrai, je n'en fus pas moins détaché de mes pensées par cette sensation d'une extrême douceur qu'on a quand, tout d'un coup, la voiture roule plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d'un parc s'étant ouvertes, on glisse sur les allées couvertes d'un sable fin ou de feuilles mortes. Matériellement il n'en était rien ; mais je sentis tout d'un coup la suppression des obstacles extérieurs parce qu'il n'y avait plus pour moi en effet l'effort d'adaptation ou d'attention que nous faisons, même sans nous en rendre compte, devant les choses nouvelles : les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller ; sa résistance était vaincue. Et, comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, « décollant » brusquement, je m'élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi, en une autre matière que les autres. Quand j'arrivai au coin de la rue Royale où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d'elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux. Il était d'ailleurs fait de tant de passés différents qu'il m'était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant de Gilberte et dans la crainte qu'elle ne vînt pas, à la proximité d'une certaine maison où on m'avait dit qu'Albertine était allée avec Andrée, à la signification de vanité philosophique que semble prendre un chemin qu'on a suivi mille fois, avec une passion qui ne dure plus, et qui n'a pas porté de fruit, comme celui où après le déjeuner je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de colle, l'affiche de Phèdre et celle du Domino noir. Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n'étais pas très désireux d'entendre tout le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j'allais m'apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d'une voiture qui était en train de s'arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée, était plutôt posé qu'assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu'aurait faits un enfant à qui on aurait recommandé d'être sage. Mais son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs ; une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C'était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d'une attaque d'apoplexie que j'avais ignorée (on m'avait seulement dit qu'il avait perdu la vue ; or il ne s'était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau fort clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu'on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal que lançaient et dont étaient saturées, comme autant de geysers, les mèches, maintenant de pur argent, de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu'elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d'un roi Lear. Les yeux n'étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête, mais par un phénomène inverse ils avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est qu'on sentait que cet éclat perdu était la fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle de M. de Charlus survivait à l'orgueil aristocratique qu'on avait vu un moment faire corps avec elles. Ainsi, à ce moment, se rendant sans doute aussi chez le prince de Guermantes, passa en victoria Mme de Saint-Euverte, que le baron ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien, qui prenait soin de lui comme d'un enfant, lui souffla à l'oreille que c'était une personne de connaissance, Mme de Saint-Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie mais toute l'application d'un malade qui veut se montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit, s'inclina, et salua Mme de Saint-Euverte avec le même respect que si elle avait été la reine de France. Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un tel salut, une raison pour lui de le faire, sachant qu'il toucherait davantage par un acte qui, douloureux pour un malade, devenait doublement méritoire de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s'adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois. Peut-être aussi y avait-il encore dans les mouvements du baron cette incoordination consécutive aux troubles de la moelle et du cerveau, et ses gestes dépassaient-ils l'intention qu'il avait. Pour moi, j'y vis plutôt une sorte de douceur quasi physique, de détachement des réalités de la vie, si frappants chez ceux que la mort a déjà fait entrer dans son ombre. La mise à nu des gisements argentés de la chevelure décelait un changement moins profond que cette inconsciente humilité mondaine qui intervertissait tous les rapports sociaux, humiliait devant Mme de Saint-Euverte, eût humilié devant la dernière des Américaines (qui eût pu enfin s'offrir la politesse, jusque-là inaccessible pour elle, du baron) le snobisme qui semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours ; son intelligence n'était pas atteinte. Et plus que n'eût fait tel choeur de Sophocle sur l'orgueil abaissé d'oedipe, plus que la mort même et toute oraison funèbre sur la mort, le salut empressé et humble du baron à Mme de Saint-Euverte proclamait ce qu'a de fragile et de périssable l'amour des grandeurs de la terre et tout l'orgueil humain. M. de Charlus, qui jusque-là n'eût pas consenti à dîner avec Mme de Saint-Euverte, la saluait maintenant jusqu'à terre. Il saluait peut-être par ignorance du rang de la personne qu'il saluait (les articles du code social pouvant être emportés par une attaque comme toute autre partie de la mémoire), peut-être par une incoordination des mouvements qui transposait dans le plan de l'humilité apparente l'incertitude, sans cela hautaine, qu'il aurait eue de l'identité de la dame qui passait. Il la salua avec cette politesse des enfants venant timidement dire bonjour aux grandes personnes, sur l'appel de leur mère. Et un enfant, sans la fierté qu'ils ont, c'était ce qu'il était devenu.
Recevoir l'hommage de M. de Charlus, pour elle c'était tout le snobisme, comme ç'avait été tout le snobisme du baron de le lui refuser. Or cette nature inaccessible et précieuse qu'il avait réussi à faire croire à une Mme de Saint-Euverte être essentielle à lui-même, M. de Charlus l'anéantit d'un seul coup, par la timidité appliquée, le zèle peureux avec lequel il ôta un chapeau d'où les torrents de sa chevelure d'argent ruisselèrent, tout le temps qu'il laissa sa tête découverte par déférence, avec l'éloquence d'un Bossuet.
Quand Jupien eut aidé le baron à descendre et que j'eus salué celui-ci, il me parla très vite, d'une voix si imperceptible que je ne pus distinguer ce qu'il me disait, ce qui lui arracha, quand pour la troisième fois je le fis répéter, un geste d'impatience qui m'étonna par l'impassibilité qu'avait d'abord montrée le visage et qui était due sans doute à un reste de paralysie. Mais quand je fus enfin habitué à ce pianissimo des paroles susurrées, je m'aperçus que le malade gardait absolument intacte son intelligence.
Il y avait d'ailleurs deux M. de Charlus, sans compter les autres. Des deux, l'intellectuel passait son temps à se plaindre qu'il allait à l'aphasie, qu'il prononçait constamment un mot, une lettre pour une autre. Mais dès qu'en effet il lui arrivait de le faire, l'autre M. de Charlus, le subconscient, lequel voulait autant faire envie que l'autre pitié et avait des coquetteries dédaignées par le premier, arrêtait immédiatement, comme un chef d'orchestre dont les musiciens pataugent, la phrase commencée, et avec une ingéniosité infinie rattachait ce qui venait ensuite au mot dit en réalité pour un autre mais qu'il semblait avoir choisi. Même sa mémoire était intacte, d'où il mettait du reste une coquetterie, qui n'allait pas sans la fatigue d'une application des plus ardues, à faire sortir tel souvenir ancien, peu important, se rapportant à moi et qui me montrerait qu'il avait gardé ou recouvré toute sa netteté d'esprit. Sans bouger la tête ni les yeux, ni varier d'une seule inflexion son débit, il me dit par exemple : « Voici un poteau où il y a une affiche pareille à celle devant laquelle j'étais la première fois que je vous vis à Avranches, non je me trompe, à Balbec. » Et c'était en effet une réclame pour le même produit.
J'avais à peine au début distingué ce qu'il disait, de même qu'on commence par ne voir goutte dans une chambre dont tous les rideaux sont clos. Mais, comme des yeux dans la pénombre, mes oreilles s'habituèrent bientôt à ce pianissimo. Je crois aussi qu'il s'était graduellement renforcé pendant que le baron parlait, soit que la faiblesse de sa voix provînt en partie d'une appréhension nerveuse qui se dissipait quand, distrait par un tiers, il ne pensait plus à elle ; soit qu'au contraire cette faiblesse correspondît à son état véritable et que la force momentanée avec laquelle il parlait dans la conversation fût provoquée par une excitation factice, passagère et plutôt funeste, qui faisait dire aux étrangers : « Il est déjà mieux, il ne faut pas qu'il pense à son mal », mais augmentait au contraire celui-ci qui ne tardait pas à reprendre. Quoi qu'il en soit, le baron à ce moment (et même en tenant compte de mon adaptation) jetait ses paroles plus fort, comme la marée les jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues. Et ce qui lui restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles comme un bruit de cailloux roulés. D'ailleurs, continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me montrer qu'il n'avait pas perdu la mémoire, il l'évoquait d'une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d'énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n'étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu'ils ne fussent plus en vie qu'avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C'est avec une dureté presque triomphale qu'il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales : « Hannibal de Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann, mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Boson de Talleyrand, mort ! Sosthène de Doudeauville, mort ! » Et chaque fois, ce mot « mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe.
La duchesse de Létourville, qui n'allait pas à la matinée de la princesse de Guermantes, parce qu'elle venait d'être longtemps malade, passa à ce moment à pied à côté de nous, et apercevant le baron dont elle ignorait la récente attaque s'arrêta pour lui dire bonjour. Mais la maladie qu'elle venait d'avoir ne faisait pas qu'elle comprenait mieux, mais supportait plus impatiemment, avec une mauvaise humeur nerveuse où il y avait peut-être beaucoup de pitié, la maladie des autres. Entendant le baron prononcer difficilement et à faux certains mots, bouger difficilement le bras, elle jeta les yeux tour à tour sur Jupien et sur moi comme pour nous demander l'explication d'un phénomène aussi choquant. Comme nous ne lui dîmes rien, ce fut à M. de Charlus lui-même qu'elle adressa un long regard plein de tristesse, mais aussi de reproches. Elle avait l'air de lui faire grief d'être avec elle dehors dans une attitude aussi peu usuelle que s'il fût sorti sans cravate ou sans souliers. À une nouvelle faute de prononciation que commit le baron, la douleur et l'indignation de la duchesse augmentant ensemble, elle dit au baron : « Palamède ! » sur le ton interrogatif et exaspéré des gens trop nerveux qui ne peuvent supporter d'attendre une minute et, si on les fait entrer tout de suite en s'excusant d'achever sa toilette, vous disent amèrement, non pour s'excuser mais pour accuser : « Mais alors, je vous dérange ! » comme si c'était un crime de la part de celui qu'on dérange. Finalement, elle nous quitta d'un air de plus en plus navré en disant au baron : « Vous feriez mieux de rentrer. »
Il demanda à s'asseoir sur un fauteuil pour se reposer pendant que Jupien et moi ferions quelques pas, et tira péniblement de sa poche un livre qui me sembla être un livre de prières. Je n'étais pas fâché de pouvoir apprendre par Jupien bien des détails sur l'état de santé du baron. « Je suis bien content de causer avec vous, monsieur, me dit Jupien, mais nous n'irons pas plus loin que le Rond-Point. Dieu merci, le baron va bien maintenant, mais je n'ose pas le laisser longtemps seul, il est toujours le même, il a trop bon coeur, il donnerait tout ce qu'il a aux autres ; et puis ce n'est pas tout, il est resté coureur comme un jeune homme, et je suis obligé d'ouvrir les yeux. – D'autant plus qu'il a retrouvé les siens, répondis-je ; on m'avait beaucoup attristé en me disant qu'il avait perdu la vue. – Sa paralysie s'était en effet portée là, il ne voyait absolument plus. Pensez que pendant la cure qui lui a fait du reste tant de bien, il est resté plusieurs mois sans voir plus qu'un aveugle de naissance. – Cela devait au moins rendre inutile toute une partie de votre surveillance ? – Pas le moins du monde, à peine arrivé dans un hôtel, il me demandait comment était telle personne de service. Je l'assurais qu'il n'y avait que des horreurs. Mais il sentait bien que cela ne pouvait pas être universel, que je devais quelquefois mentir. Voyez-vous, ce petit polisson ! Et puis il avait une espèce de flair, d'après la voix peut-être, je ne sais pas. Alors il s'arrangeait pour m'envoyer faire d'urgence des courses. Un jour – vous m'excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois par hasard dans le temple de l'Impudeur, je n'ai rien à vous cacher (d'ailleurs, il avait toujours une satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des secrets qu'il détenait) – je rentrais d'une de ces courses soi-disant pressées, d'autant plus vite que je me figurais bien qu'elle avait été arrangée à dessein, quand au moment où j'approchais de la chambre du baron, j'entendis une voix qui disait : “Quoi ? – Comment, répondit le baron, c'était donc la première fois ?” J'entrai sans frapper, et quelle ne fut pas ma peur ! Le baron, trompé par la voix qui était en effet plus forte qu'elle n'est d'habitude à cet âge-là (et à cette époque-là le baron était complètement aveugle), était, lui qui aimait plutôt autrefois les personnes mûres, avec un enfant qui n'avait pas dix ans. »
On m'a raconté qu'à cette époque-là il était en proie presque chaque jour à des crises de dépression mentale, caractérisée non pas positivement par de la divagation, mais par la confession à haute voix, devant des tiers dont il oubliait la présence ou la sévérité, d'opinions qu'il avait l'habitude de cacher, sa germanophilie par exemple. Si longtemps après la guerre, il gémissait de la défaite des Allemands, parmi lesquels il se comptait, et disait orgueilleusement : « Et pourtant il ne se peut pas que nous ne prenions pas notre revanche car nous avons prouvé que c'est nous qui étions capables de la plus grande résistance et qui avons la meilleure organisation. » Ou bien ses confidences prenaient un autre ton, et il s'écriait rageusement : « Que Lord X ou le prince de *** ne viennent pas redire ce qu'ils disaient hier, car je me suis tenu à quatre pour ne pas leur répondre : “Vous savez bien que vous en êtes au moins autant que moi.” » Inutile d'ajouter que quand M. de Charlus faisait ainsi, dans les moments où, comme on dit, il n'était pas très « présent », des aveux germanophiles ou autres, les personnes de l'entourage qui se trouvaient là, que ce fût Jupien ou la duchesse de Guermantes, avaient l'habitude d'interrompre les paroles imprudentes et d'en donner pour les tiers moins intimes et plus indiscrets une interprétation forcée mais honorable.
« Mais, mon Dieu ! s'écria Jupien, j'avais bien raison de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a trouvé déjà le moyen d'entrer en conversation avec un garçon jardinier. Adieu, monsieur, il vaut mieux que je vous quitte et que je ne laisse pas un instant seul mon malade qui n'est plus qu'un grand enfant. »
Je descendis de nouveau de voiture un peu avant d'arriver chez la princesse de Guermantes et je recommençai à penser à cette lassitude et à cet ennui avec lesquels j'avais essayé la veille de noter la ligne qui, dans une des campagnes réputées les plus belles de France, séparait sur les arbres l'ombre de la lumière. Certes, les conclusions intellectuelles que j'en avais tirées n'affectaient pas aujourd'hui aussi cruellement ma sensibilité. Elles restaient les mêmes. Mais, comme chaque fois que je me trouvais arraché à mes habitudes, sortir à une autre heure, dans un lieu nouveau, j'éprouvais un vif plaisir. Ce plaisir me semblait aujourd'hui un plaisir purement frivole, celui d'aller à une matinée chez Mme de Guermantes. Mais puisque je savais maintenant que je ne pouvais rien atteindre de plus que des plaisirs frivoles, à quoi bon me les refuser ? Je me redisais que je n'avais éprouvé, en essayant cette description, rien de cet enthousiasme qui n'est pas le seul mais qui est un premier critérium du talent. J'essayais maintenant de tirer de ma mémoire d'autres « instantanés », notamment des instantanés qu'elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais pas plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j'avais vu autrefois, qu'hier ce que j'observais d'un oeil minutieux et morne, au moment même. Dans un instant, tant d'amis que je n'avais pas vus depuis si longtemps allaient sans doute me demander de ne plus m'isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je n'avais aucune raison de le leur refuser puisque j'avais maintenant la preuve que je n'étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me causer aucune joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était en effet moins chargée de réalité que je n'avais cru.
Quand je pensais à ce que Bergotte m'avait dit : « Vous êtes malade, mais on ne peut vous plaindre car vous avez les joies de l'esprit », comme il s'était trompé sur moi ! Comme il y avait peu de joie dans cette lucidité stérile ! J'ajoute même que si quelquefois j'avais peut-être des plaisirs – non de l'intelligence – je les dépensais toujours pour une femme différente ; de sorte que, le destin m'eût-il accordé cent ans de vie de plus, et sans infirmités, il n'eût fait qu'ajouter des rallonges successives à une existence toute en longueur, dont on ne voyait même pas l'intérêt qu'elle se prolongeât davantage, à plus forte raison longtemps encore. Quant aux « joies de l'intelligence », pouvais-je appeler ainsi ces froides constatations que mon oeil clairvoyant ou mon raisonnement juste relevaient sans aucun plaisir et qui restaient infécondes ?
Mais c'est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l'avertissement arrive qui peut nous sauver, on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu'on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s'ouvre.
En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j'étais entré dans la cour de l'hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n'avais pas vu une voiture qui s'avançait ; au cri du wattman je n'eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m'assaillaient tout à l'heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement.
Sans que j'eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l'heure, avaient perdu toute importance. Mais cette fois, j'étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi, comme je l'avais fait le jour où j'avais goûté d'une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d'éprouver était bien en effet la même que celle que j'avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j'avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées ; un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d'éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu'à moi ce qu'elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j'avais fait tout à l'heure, un pied sur le pavé plus élevé, l'autre pied sur le pavé plus bas. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m'avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l'énigme de bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite je la reconnus, c'était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m'avaient jamais rien dit et que la sensation que j'avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m'avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m'avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m'avaient-elles à l'un et à l'autre moment donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ?
Tout en me le demandant et en étant résolu aujourd'hui à trouver la réponse, j'entrai dans l'hôtel de Guermantes, parce que nous faisons toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons à faire le rôle apparent que nous jouons et qui, ce jour-là, était celui d'un invité. Mais arrivé au premier étage, un maître d'hôtel me demanda d'entrer un instant dans un petit salon-bibliothèque attenant au buffet, jusqu'à ce que le morceau qu'on jouait fût achevé, la princesse ayant défendu qu'on ouvrît les portes pendant son exécution. Or à ce moment même, un second avertissement vint renforcer celui que m'avaient donné les deux pavés inégaux et m'exhorter à persévérer dans ma tâche. Un domestique en effet venait, dans ses efforts infructueux pour ne pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre une assiette. Le même genre de félicité que m'avaient donné les dalles inégales m'envahit ; les sensations étaient de grande chaleur encore mais toutes différentes : mêlée d'une odeur de fumée, apaisée par la fraîche odeur d'un cadre forestier ; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée d'arbres que j'avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j'avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une sorte d'étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l'assiette m'avait donné, avant que j'eusse eu le temps de me ressaisir, l'illusion du bruit du marteau d'un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue du train pendant que nous étions arrêtés devant ce petit bois. Alors on eût dit que les signes qui devaient, ce jour-là, me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres, avaient à coeur de se multiplier, car un maître d'hôtel depuis longtemps au service du prince de Guermantes m'ayant reconnu, et m'ayant apporté dans la bibliothèque où j'étais pour m'éviter d'aller au buffet, un choix de petits fours, un verre d'orangeade, je m'essuyai la bouche avec la serviette qu'il m'avait donnée ; mais aussitôt, comme le personnage des Mille et Une Nuits qui sans le savoir accomplissait précisément le rite qui faisait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision d'azur passa devant mes yeux ; mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres ; l'impression fut si forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel ; plus hébété que le jour où je me demandais si j'allais vraiment être accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n'allait pas s'effondrer, je croyais que le domestique venait d'ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m'invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute ; la serviette que j'avais prise pour m'essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d'empesé de celle avec laquelle j'avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre, le premier jour de mon arrivée à Balbec, et, maintenant devant cette bibliothèque de l'hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses pans et dans ses cassures, le plumage d'un océan vert et bleu comme la queue d'un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m'avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu'il y a d'imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d'allégresse.
Le morceau qu'on jouait pouvait finir d'un moment à l'autre et je pouvais être obligé d'entrer au salon. Aussi je m'efforçais de tâcher de voir clair le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je venais par trois fois en quelques minutes de ressentir, et ensuite de dégager l'enseignement que je devais en tirer. Sur l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m'arrêtais pas ; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes, tels qu'il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans les premiers c'est sur tout autre chose qu'elle-même, sur des images qui ne gardent rien d'elle, qu'on la juge et qu'on la déprécie. Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu'il y a entre chacune des impressions réelles – différences qui expliquent qu'une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante – tenait probablement à cette cause que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet de choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l'intelligence qui n'avait rien à faire d'elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles – ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d'un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe – là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines – le geste, l'acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d'une couleur, d'une odeur, d'une température absolument différentes ; sans compter que ces vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n'avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d'atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que ces changements, nous les avons accomplis insensiblement ; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu'entre deux souvenirs d'années, de lieux, d'heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d'une originalité spécifique, à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir, grâce à l'oubli, n'a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s'il est resté à sa place, à sa date, s'il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d'une vallée ou à la pointe d'un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c'est un air qu'on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s'il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus.
Et au passage je remarquais qu'il y aurait là, dans l'oeuvre d'art que je me sentais prêt déjà, sans m'y être consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j'en devrais exécuter les parties successives dans une matière en quelque sorte différente, et qui serait bien différente de celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au bord de la mer ou d'après-midi à Venise, si je voulais peindre ces soirs de Rivebelle où, dans la salle à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber, à déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du restaurant tandis que les dernières aquarelles du jour étaient encore visibles au ciel, – dans une matière distincte, nouvelle, d'une transparence, d'une sonorité spéciales, compacte, fraîchissante et rose.
Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que j'éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine, jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madeleine puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Il ne vivait que de l'essence des choses, et ne pouvait la saisir dans le présent où l'imagination n'entrant pas en jeu, les sens étaient incapables de la lui fournir ; l'avenir même vers lequel se tend l'action nous l'abandonne. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté, qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul, il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le temps perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.
Et peut-être, si tout à l'heure je trouvais que Bergotte avait dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c'était parce que j'appelais « vie spirituelle », à ce moment-là, des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi en ce moment – exactement comme j'avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d'après des souvenirs sans vérité, alors que j'avais un tel appétit de vivre maintenant que venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.
Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m'avait déçu parce qu'au moment où je la percevais mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s'appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l'effet de cette dure loi s'était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation – bruit de la fourchette et du marteau, même titre de livre, etc. – à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc. avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence – et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser – la durée d'un éclair – ce qu'il n'appréhende jamais : un peu de temps à l'état pur. L'être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j'avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, etc., cet être-là ne se nourrit que de l'essence des choses, en elle seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité en ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu'elle leur assigne. Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas entièrement, s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme affranchi de l'ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu'il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d'une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n'ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l'avenir ?
Mais ce trompe-l'oeil qui mettait près de moi un moment du passé, incompatible avec le présent, ce trompe-l'oeil ne durait pas. Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire qui n'engage pas plus des forces de nous-même que feuilleter un livre d'images. Ainsi jadis, par exemple le jour où je devais aller pour la première fois chez la princesse de Guermantes, de la cour ensoleillée de notre maison de Paris j'avais paresseusement regardé, à mon choix, tantôt la place de l'Église à Combray, ou la plage de Balbec, comme j'aurais illustré le jour qu'il faisait en feuilletant un cahier d'aquarelles prises dans les divers lieux où j'avais été et où avec un plaisir égoïste de collectionneur, je m'étais dit en cataloguant ainsi les illustrations de ma mémoire : « J'ai tout de même vu de belles choses dans ma vie. » Alors ma mémoire affirmait sans doute la différence des sensations ; mais elle ne faisait que combiner entre eux des éléments homogènes. Il n'en avait plus été de même dans les trois souvenirs que je venais d'avoir et où, au lieu de me faire une idée plus flatteuse de mon moi, j'avais au contraire presque douté de la réalité actuelle de ce moi. De même que le jour où j'avais trempé la madeleine dans l'infusion chaude, au sein de l'endroit où je me trouvais, que cet endroit fût, comme ce jour-là, ma chambre de Paris, ou comme aujourd'hui, en ce moment, la bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant, la cour de son hôtel, il y avait eu en moi, irradiant une petite zone autour de moi, une sensation (goût de la madeleine trempée, bruit métallique, sensation du pas) qui était commune à cet endroit où je me trouvais et aussi à un autre endroit (chambre de ma tante Octave, wagon du chemin de fer, baptistère de Saint-Marc). Et au moment où je raisonnais ainsi, le bruit strident d'une conduite d'eau tout à fait pareil à ces longs cris que parfois l'été les navires de plaisance faisaient entendre le soir au large de Balbec, me fit éprouver (comme me l'avait déjà fait une fois à Paris, dans un grand restaurant, la vue d'une luxueuse salle à manger à demi vide, estivale et chaude) bien plus qu'une sensation simplement analogue à celle que j'avais à la fin de l'après-midi à Balbec quand toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul « plein » de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où commençaient à crier les navires, je n'avais, pour rejoindre Albertine et ses amies qui se promenaient sur la digue, qu'à enjamber le cadre de bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l'aération de l'hôtel glisser toutes ensemble les vitres qui se continuaient.
Mais le souvenir douloureux d'avoir aimé Albertine ne se mêlait pas à cette sensation. Il n'est de souvenir douloureux que des morts. Or ceux-ci se détruisent vite et il ne reste plus autour de leurs tombes mêmes que la beauté de la nature, le silence, la pureté de l'air. Ce n'était d'ailleurs même pas seulement un écho, un double d'une sensation passée que venait de me faire éprouver le bruit de la conduite d'eau, mais cette sensation elle-même. Dans ce cas-là comme dans tous les précédents, la sensation commune avait cherché à recréer autour d'elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s'opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris d'une plage normande ou d'un talus d'une voie de chemin de fer. La salle à manger marine de Balbec, avec son linge damassé préparé comme des nappes d'autel pour recevoir le coucher du soleil, avait cherché à ébranler la solidité de l'hôtel de Guermantes, à en forcer les portes et avait fait vaciller un instant les canapés autour de moi, comme elle avait fait un autre jour les tables du restaurant de Paris. Toujours, dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune s'était accouplé un instant, comme un lutteur, au lieu actuel. Toujours le lieu actuel avait été vainqueur ; toujours c'était le vaincu qui m'avait paru le plus beau ; si beau que j'étais resté en extase sur le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où il apparaissait, à faire réapparaître dès qu'il m'avait échappé, ce Combray, ce Venise, ce Balbec envahissants et refoulés qui s'élevaient pour m'abandonner ensuite au sein de ces lieux nouveaux, mais perméables pour le passé. Et si le lieu actuel n'avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j'aurais perdu connaissance ; car ces résurrections du passé, dans la seconde qu'elles durent, sont si totales qu'elles n'obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d'eux pour regarder la voie bordée d'arbres ou la marée montante. Elles forcent nos narines à respirer l'air de lieux pourtant lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets qu'ils nous proposent, notre personne tout entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents, dans l'étourdissement d'une incertitude pareille à celle qu'on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s'endormir.
De sorte que ce que l'être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c'était peut-être bien des fragments d'existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d'éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu'elle m'avait, à de rares intervalles, donné dans ma vie, était le seul qui fût fécond et véritable. Le signe de l'irréalité des autres ne se montre-t-il pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire, comme par exemple les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par l'ingestion d'une nourriture abjecte, l'amitié qui est une simulation puisque, pour quelques raisons morales qu'il le fasse, l'artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu'il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n'existe pas (les amis n'étant des amis que dans cette douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons, mais que du fond de notre intelligence nous savons l'erreur d'un fou qui croirait que les meubles vivent et causerait avec eux), soit dans la tristesse qui suit leur satisfaction, comme celle que j'avais eue, le jour où j'avais été présenté à Albertine, de m'être donné un mal pourtant bien petit afin d'obtenir une chose – connaître cette jeune fille – qui ne me semblait petite que parce que je l'avais obtenue ? Même un plaisir plus profond, comme celui que j'aurais pu éprouver quand j'aimais Albertine, n'était en réalité perçu qu'inversement par l'angoisse que j'avais quand elle n'était pas là, car quand j'étais sûr qu'elle allait arriver, comme le jour où elle était revenue du Trocadéro, je n'avais pas cru éprouver plus qu'un vague ennui, tandis que je m'exaltais de plus en plus au fur et à mesure que j'approfondissais, avec une joie croissante pour moi, le bruit du couteau ou le goût de l'infusion qui avait fait entrer dans ma chambre la chambre de ma tante Léonie, et à sa suite tout Combray, et ses deux côtés. Aussi, cette contemplation de l'essence des choses, j'étais maintenant décidé à m'attacher à elle, à la fixer, mais comment ? par quel moyen ? Sans doute, au moment où la raideur de la serviette m'avait rendu Balbec, pendant un instant avait caressé mon imagination, non pas seulement de la vue de la mer telle qu'elle était ce matin-là, mais de l'odeur de la chambre, de la vitesse du vent, du désir de déjeuner, de l'incertitude entre les diverses promenades, tout cela attaché à la sensation du linge comme les mille ailes des anges qui font mille tours à la minute. Sans doute, au moment où l'inégalité des deux pavés avait prolongé les images desséchées et minces que j'avais de Venise et de Saint-Marc, dans tous les sens et toutes les dimensions, de toutes les sensations que j'y avais éprouvées, raccordant la place à l'église, l'embarcadère à la place, le canal à l'embarcadère, et à tout ce que les yeux voient, le monde de désirs qui n'est vu que de l'esprit, j'avais été tenté, sinon, à cause de la saison, d'aller me repromener sur les eaux pour moi surtout printanières de Venise, du moins de retourner à Balbec. Mais je ne m'arrêtai pas un instant à cette pensée. Non seulement je savais que les pays n'étaient pas tels que leur nom me les peignait, et il n'y avait plus guère que dans mes rêves, en dormant, qu'un lieu s'étendait devant moi fait de la pure matière entièrement distincte des choses communes qu'on voit, qu'on touche, et qui avait été la leur quand je me les représentais. Mais, même en ce qui concernait ces images d'un autre genre encore, celles du souvenir, je savais que la beauté de Balbec, je ne l'avais pas trouvée quand j'y étais, et que celle même qu'il m'avait laissée, celle du souvenir, ce n'était plus celle que j'avais retrouvée à mon second séjour. J'avais trop expérimenté l'impossibilité d'atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même ; que ce n'était pas plus sur la place Saint-Marc que ce n'avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à Tansonville pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu, et que le voyage, qui ne faisait que me proposer une fois de plus l'illusion que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d'une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais. Et je ne voulais pas me laisser leurrer une fois de plus, car il s'agissait pour moi de savoir enfin s'il était vraiment possible d'atteindre ce que, toujours déçu comme je l'avais été en présence des lieux et des êtres, j'avais (bien qu'une fois la pièce pour concert de Vinteuil eût semblé me dire le contraire) cru irréalisable. Je n'allais donc pas tenter une expérience de plus dans la voie que je savais depuis longtemps ne mener à rien. Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s'évanouir au contact d'une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage, c'était de tâcher de les connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c'est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. Je n'avais pu connaître le plaisir à Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m'avait été perceptible qu'après coup. Et la récapitulation que je faisais des déceptions de ma vie, en tant que vécue, et qui me faisaient croire que sa réalité devait résider ailleurs qu'en l'action, ne rapprochait pas d'une manière purement fortuite et en suivant les circonstances de mon existence, des désappointements différents. Je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l'amour n'étaient pas des déceptions différentes, mais l'aspect varié que prend, selon le fait auquel il s'applique, l'impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l'action effective. Et, repensant à cette joie extra-temporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je me disais : « Était-ce cela, ce bonheur proposé par la petite phrase de la sonate à Swann qui s'était trompé en l'assimilant au plaisir de l'amour et n'avait pas su le trouver dans la création artistique ; ce bonheur que m'avait fait pressentir comme plus supra-terrestre encore que n'avait fait la petite phrase de la sonate, l'appel rouge et mystérieux de ce septuor que Swann n'avait pu connaître, étant mort comme tant d'autres avant que la vérité faite pour eux eût été révélée ? D'ailleurs, elle n'eût pu lui servir, car cette phrase pouvait bien symboliser un appel, mais non créer des forces et faire de Swann l'écrivain qu'il n'était pas. »
Cependant, je m'avisai au bout d'un moment, après avoir pensé à ces résurrections de la mémoire, que, d'une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois, et déjà à Combray du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachaient non une sensation d'autrefois mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu'on fait pour se rappeler quelque chose, comme si nos plus belles idées étaient comme des airs de musique qui nous reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions d'écouter, de transcrire. Je me souvins avec plaisir, parce que cela me montrait que j'étais déjà le même alors et que cela recouvrait un trait fondamental de ma nature, avec tristesse aussi en pensant que depuis lors je n'avais jamais progressé, que déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques qu'on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute ce déchiffrage était difficile mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu'elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l'esprit. En somme, dans un cas comme dans l'autre, qu'il s'agît d'impressions comme celle que m'avait donnée la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l'inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu'était-ce autre chose que faire une oeuvre d'art ? Et déjà les conséquences se pressaient dans mon esprit ; car qu'il s'agît de réminiscences dans le genre du bruit de la fourchette ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites à l'aide de figures dont j'essayais de chercher le sens dans ma tête où, clochers, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier caractère était que je n'étais pas libre de les choisir, qu'elles m'étaient données telles quelles. Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. Je n'avais pas été chercher les deux pavés inégaux de la cour où j'avais buté. Mais justement la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée, contrôlait la vérité du passé qu'elle ressuscitait, des images qu'elle déclenchait, puisque nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie du réel retrouvé. Elle est le contrôle aussi de la vérité de tout le tableau fait d'impressions contemporaines qu'elle ramène à sa suite, avec cette infaillible proportion de lumière et d'ombre, de relief et d'omission, de souvenir et d'oubli que la mémoire ou l'observation conscientes ignoreront toujours.
Quant au livre intérieur de signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient, allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour la lecture desquels personne ne pouvait m'aider d'aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l'écrire ! Que de tâches n'assume-t-on pas pour éviter celle-là ! Chaque événement, que ce fût l'affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d'autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là, ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l'unité morale de la nation, n'avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n'était que des excuses, parce qu'ils n'avaient pas, ou plus, de génie, c'est-à-dire d'instinct. Car l'instinct dicte le devoir et l'intelligence fournit les prétextes pour l'éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l'art, les intentions n'y sont pas comptées, à tout moment l'artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l'art est ce qu'il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont l'« impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu'il s'agisse, sa figure matérielle, trace de l'impression qu'elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l'intelligence pure n'ont qu'une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que ces idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si insaisissable la trace, est un critérium de vérité, et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après. Ce que nous n'avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n'est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres.
Un rayon oblique du couchant me rappela instantanément un temps auquel je n'avais jamais repensé et où dans ma petite enfance, comme ma tante Léonie avait une fièvre que le Dr Percepied avait crainte typhoïde, on m'avait fait habiter une semaine la petite chambre qu'Eulalie avait sur la place de l'Église, où il n'y avait qu'une sparterie par terre et à la fenêtre un rideau de percale, bourdonnant toujours d'un soleil auquel je n'étais pas habitué. Et en voyant comme le souvenir de cette petite chambre d'ancienne domestique ajoutait tout d'un coup à ma vie passée une longue étendue si différente du reste et si délicieuse, je pensai par contraste au néant d'impressions qu'avaient apporté dans ma vie les fêtes les plus somptueuses dans les hôtels les plus princiers. La seule chose un peu triste dans cette chambre d'Eulalie était qu'on y entendait le soir, à cause de la proximité du viaduc, les hululements des trains. Mais comme je savais que ces beuglements émanaient de machines réglées, ils ne m'épouvantaient pas comme auraient pu faire, à une époque de la préhistoire, les cris poussés par un mammouth voisin dans sa promenade libre et désordonnée.
Ainsi, j'étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l'oeuvre d'art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu'elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l'art pouvait nous faire faire, n'était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et qui nous reste d'habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l'avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous sommes emplis d'un tel bonheur quand un hasard nous apporte le souvenir véritable ? Je m'en assurais par la fausseté même de l'art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n'avions pris dans la vie l'habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement, et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité même. Je sentais que je n'aurais pas à m'embarrasser des diverses théories littéraires qui m'avaient un moment troublé – notamment celles que la critique avait développées au moment de l'affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire sortir l'artiste de sa tour d'ivoire », et à traiter des sujets non frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements ouvriers, et, à défaut de foules, à tout le moins non plus d'insignifiants oisifs (« j'avoue que la peinture de ces inutiles m'indiffère assez », disait Bloch), mais de nobles intellectuels, ou des héros.
D'ailleurs, même avant de discuter leur contenu logique, ces théories me paraissaient dénoter chez ceux qui les soutenaient une preuve d'infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé qui entend des gens chez qui on l'a envoyé déjeuner dire : « Nous avouons tout, nous sommes francs », sent que cela dénote une qualité morale inférieure à la bonne action pure et simple, qui ne dit rien. L'art véritable n'a que faire de tant de proclamations et s'accomplit dans le silence. D'ailleurs, ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d'imbéciles qu'ils flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu'au genre d'esthétique qu'on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais inversement cette qualité du langage (et même pour étudier les lois du caractère, on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme un prosecteur peut aussi bien étudier celles de l'anatomie sur le corps d'un imbécile que sur celui d'un homme de talent, les grandes lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de l'élimination rénale, différant peu selon la valeur intellectuelle des individus), dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu'elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle, valeur qu'ils ont besoin, pour la discerner, de voir exprimée directement et qu'ils n'induisent pas de la beauté d'une image. D'où la grossière tentation pour l'écrivain d'écrire des oeuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu'une valeur qu'au contraire, en littérature, le raisonnement logique diminue. On raisonne, c'est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu'on n'a pas la force de s'astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l'expression.
La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant, non dans l'apparence du sujet mais à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la serviette, qui m'avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes et métaphysiques. « Plus de style, avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie. » On peut penser combien même les simples théories de M. de Norpois contre les « joueurs de flûte » avaient refleuri depuis la guerre. Car tous ceux qui n'ont pas le sens artistique, c'est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l'art. Pour peu qu'ils soient par surcroît diplomates ou financiers, mêlés aux « réalités » du temps présent, ils croient volontiers que la littérature est un jeu de l'esprit destiné à être éliminé de plus en plus dans l'avenir. Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s'éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu'une telle vue cinématographique.
Justement, comme, en entrant dans cette bibliothèque, je m'étais souvenu de ce que les Goncourt disent des belles éditions originales qu'elle contient, je m'étais promis de les regarder tandis que j'étais enfermé ici. Et tout en poursuivant mon raisonnement, je tirais un à un, sans trop y faire attention du reste, les précieux volumes, quand, au moment où j'ouvrais distraitement l'un d'eux : François le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu'au moment où, avec une émotion qui allait jusqu'à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d'accord avec elles. Tandis que dans la chambre mortuaire les employés des pompes funèbres se préparent à descendre la bière, le fils d'un homme qui a rendu des services à la patrie serre la main aux derniers amis qui défilent, si tout à coup retentit sous les fenêtres une fanfare, il se révolte, croyant à quelque moquerie dont on insulte son chagrin. Mais lui, qui est resté maître de soi jusque-là, ne peut plus retenir ses larmes ; car il vient de comprendre que ce qu'il entend c'est la musique d'un régiment qui s'associe à son deuil et rend honneur à la dépouille de son père. Tel, je venais de reconnaître combien s'accordait avec mes pensées actuelles la douloureuse impression que j'avais éprouvée en lisant le titre d'un livre dans la bibliothèque du prince de Guermantes ; titre qui m'avait donné l'idée que la littérature nous offrait vraiment ce monde de mystère que je ne trouvais plus en elle. Et pourtant ce n'était pas un livre bien extraordinaire, c'était François le Champi. Mais ce nom-là, comme le nom des Guermantes, n'était pas pour moi comme ceux que j'avais connus depuis : le souvenir de ce qui m'avait semblé inexplicable dans le sujet de François le Champi tandis que maman me lisait le livre de George Sand était réveillé par ce titre (aussi bien que le nom de Guermantes, quand je n'avais pas vu les Guermantes depuis longtemps, contenait pour moi tant de féodalité – comme François le Champi l'essence du roman –), et se substituait pour un instant à l'idée fort commune de ce que sont les romans berrichons de George Sand. Dans un dîner, quand la pensée reste toujours à la surface, j'aurais pu sans doute parler de François le Champi et des Guermantes sans que ni l'un ni l'autre fussent ceux de Combray. Mais quand j'étais seul, comme en ce moment, c'est à une profondeur plus grande que j'avais plongé. À ce moment-là, l'idée que telle personne dont j'avais fait la connaissance dans le monde était cousine de Mme de Guermantes, c'est-à-dire d'un personnage de lanterne magique, me semblait incompréhensible, et tout autant, que les plus beaux livres que j'avais lus fussent – je ne dis pas même supérieurs, ce qu'ils étaient pourtant – mais égaux à cet extraordinaire François le Champi. C'était une impression bien ancienne, où mes souvenirs d'enfance et de famille étaient tendrement mêlés et que je n'avais pas reconnue tout de suite. Je m'étais au premier instant demandé avec colère quel était l'étranger qui venait me faire mal. Cet étranger, c'était moi-même, c'était l'enfant que j'étais alors, que le livre venait de susciter en moi, car de moi ne connaissant que cet enfant, c'est cet enfant que le livre avait appelé tout de suite, ne voulant être regardé que par ses yeux, aimé que par son coeur, et ne parler qu'à lui. Aussi ce livre que ma mère m'avait lu haut à Combray presque jusqu'au matin, avait-il gardé pour moi tout le charme de cette nuit-là. Certes, la « plume » de George Sand, pour prendre une expression de Brichot qui aimait tant dire qu'un livre était écrit « d'une plume alerte », ne me semblait pas du tout, comme elle avait paru si longtemps à ma mère avant qu'elle modelât lentement ses goûts littéraires sur les miens, une plume magique. Mais c'était une plume que sans le vouloir j'avais électrisée comme s'amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille riens de Combray, et que je n'apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d'eux-mêmes et venaient à la queue leu leu se suspendre au bec aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs.
Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l'amour et la contemplation de tant d'adorateurs, pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s'ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité. Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement (mais il est bien plus grand), une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte avec le regard que nous y avons posé, toutes les images qui le remplissaient alors. C'est que les choses – un livre sous sa couverture rouge comme les autres –, sitôt qu'elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose d'immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là, et se mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu'il faisait quand nous le lisions. De sorte que la littérature qui se contente de « décrire les choses », d'en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s'appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l'essence, et l'avenir où elles nous incitent à la goûter de nouveau. C'est elle que l'art digne de ce nom doit exprimer, et, s'il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu'on n'en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable.
Bien plus, une chose que nous vîmes à une certaine époque, un livre que nous lûmes ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu'il y avait autour de nous ; il le reste aussi fidèlement à ce que nous étions alors, il ne peut plus être ressenti, repensé que par la sensibilité, que par la pensée, par la personne que nous étions alors ; si je reprends dans la bibliothèque François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu'il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu'il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. Que je revoie une chose d'un autre temps, c'est un jeune homme qui se lèvera. Et ma personne d'aujourd'hui n'est qu'une carrière abandonnée, qui croit que tout ce qu'elle contient est pareil et monotone, mais d'où chaque souvenir, comme un sculpteur de génie tire des statues innombrables. Je dis : chaque chose que nous revoyons ; car les livres se comportent en cela comme des choses, la manière dont leur dos s'ouvrait, le grain du papier peut avoir gardé en lui un souvenir aussi vif de la façon dont j'imaginais alors Venise et du désir que j'avais d'y aller, que les phrases mêmes des livres. Plus vif même, car celles-ci gênent parfois, comme ces photographies d'un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu'en se contentant de penser à lui. Certes, pour bien des livres de mon enfance, et, hélas, pour certains livres de Bergotte lui-même, quand un soir de fatigue il m'arrive de les prendre, ce n'est pourtant que comme j'aurais pris un train dans l'espoir de me reposer par la vision de choses différentes et en respirant l'atmosphère d'autrefois. Mais il arrive que cette évocation recherchée se trouve entravée au contraire par la lecture prolongée du livre. Il en est un de Bergotte (qui dans la bibliothèque du prince portait une dédicace d'une flagornerie et d'une platitude extrêmes), lu jadis un jour d'hiver où je ne pouvais voir Gilberte, et où je ne peux réussir à retrouver les phrases que j'aimais tant. Certains mots me feraient croire que ce sont elles, mais c'est impossible. Où serait donc la beauté que je leur trouvais ? Mais du volume lui-même la neige qui couvrait les Champs-Élysées le jour où je le lus n'a pas été enlevée, je la vois toujours.
Et c'est pour cela que si j'avais été tenté d'être bibliophile, comme l'était le prince de Guermantes, je ne l'aurais été que d'une façon particulière, sans même cette beauté indépendante de la valeur propre d'un livre, et qui lui vient pour les amateurs de connaître les bibliothèques par où il a passé, de savoir qu'il fut donné à l'occasion de tel événement, par tel souverain à tel homme célèbre, de l'avoir suivi, de vente en vente, à travers sa vie, cette beauté historique en quelque sorte d'un livre ne serait pas perdue pour moi. Mais c'est plus volontiers de l'histoire de ma propre vie, c'est-à-dire non pas en simple curieux, que je la dégagerais ; et ce serait souvent non pas à l'exemplaire matériel que je l'attacherais, mais à l'ouvrage, comme à ce François le Champi, contemplé pour la première fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus douce et la plus triste de ma vie où j'avais, hélas ! (dans un temps où me paraissaient bien inaccessibles les mystérieux Guermantes) obtenu de mes parents une première abdication d'où je pouvais faire dater le déclin de ma santé et de mon vouloir, mon renoncement chaque jour aggravé à une tâche difficile – et retrouvé aujourd'hui dans la bibliothèque des Guermantes précisément, par le jour le plus beau et dont s'éclairaient soudain non seulement les tâtonnements anciens de ma pensée, mais même le but de ma vie et peut-être de l'art. Pour les exemplaires eux-mêmes des livres, j'eusse été, d'ailleurs, capable de m'y intéresser, dans une acception vivante. La première édition d'un ouvrage m'eût été plus précieuse que les autres, mais j'aurais entendu par elle l'édition où je le lus pour la première fois. Je rechercherais les éditions originales, je veux dire celles où j'eus de ce livre une impression originale. Car les impressions suivantes ne le sont plus. Je collectionnerais pour les romans les reliures d'autrefois, celles du temps où je lus mes premiers romans et qui entendaient tant de fois papa me dire : « Tiens-toi droit ! » Comme la robe où nous vîmes pour la première fois une femme, elles m'aideraient à retrouver l'amour que j'avais alors, la beauté sur laquelle j'ai superposé trop d'images de moins en moins aimées, pour pouvoir retrouver la première, moi qui ne suis pas le moi qui l'ai vue et qui dois céder la place au moi que j'étais alors, s'il appelle la chose qu'il connut et que mon moi d'aujourd'hui ne connaît point. Mais même dans ce sens-là, le seul que je puisse comprendre, je ne serais pas tenté d'être bibliophile. Je sais trop pour cela combien les choses sont poreuses à l'esprit et s'en imbibent.
La bibliothèque que je me composerais ainsi serait même d'une valeur plus grande encore ; car les livres que je lus jadis à Combray, à Venise, enrichis maintenant par ma mémoire de vastes enluminures représentant l'église Saint-Hilaire, la gondole amarrée au pied de Saint-Georges-le-Majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants saphirs, seraient devenus dignes de ces « livres à images », bibles historiées, livres d'heures que l'amateur n'ouvre jamais pour lire le texte mais pour s'enchanter une fois de plus des couleurs qu'y a ajoutées quelque émule de Foucquet et qui font tout le prix de l'ouvrage. Et pourtant, même n'ouvrir ces livres lus autrefois que pour regarder les images qui ne les ornaient pas alors, me semblerait encore si dangereux que, même en ce sens, le seul que je puisse comprendre, je ne serais pas tenté d'être bibliophile. Je sais trop combien ces images laissées par l'esprit sont aisément effacées par l'esprit. Aux anciennes il en substitue de nouvelles qui n'ont plus le même pouvoir de résurrection. Et si j'avais encore le François le Champi que maman sortit un soir du paquet de livres que ma grand-mère devait me donner pour ma fête, je ne le regarderais jamais ; j'aurais trop peur d'y insérer peu à peu mes impressions d'aujourd'hui jusqu'à en recouvrir complètement celles d'autrefois, j'aurais trop peur de le voir devenir à ce point une chose du présent que, quand je lui demanderais de susciter une fois encore l'enfant qui déchiffra son titre dans la petite chambre de Combray, l'enfant, ne reconnaissant pas son accent, ne répondît plus à son appel et restât pour toujours enterré dans l'oubli.
L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple, en sacrifiant les raffinements de la forme, « bons pour des oisifs », j'avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard, un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération générale du travail ; quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre M. Barrès avait dit que l'artiste (en l'espèce Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu'en étant artiste, c'est-à-dire qu'à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose – fût-ce à la patrie – qu'à la vérité qui est devant lui. N'imitons pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s'ils ne les détruisaient pas, les oeuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution. L'anatomie n'est peut-être pas ce que choisirait un coeur tendre, si l'on avait le choix. Ce n'est pas la bonté de son coeur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos Les Liaisons dangereuses, ni son goût pour la bourgeoisie petite ou grande qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de Madame Bovary et de L'Éducation sentimentale. Certains disaient que l'art d'une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte. Le chemin de fer devait ainsi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.
Une image offerte par la vie nous apportait en réalité à ce moment-là des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui – rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. La nature ne m'avait-elle pas mis elle-même, à ce point de vue, sur la voie de l'art, n'était-elle pas commencement d'art elle-même, elle qui ne m'avait permis de connaître, souvent longtemps après, la beauté d'une chose que dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau ? Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu'il n'y a pas eu cela, il n'y a rien.
Mais il y avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, parce que quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s'écarteraient de leurs simples données seraient un hors-d'oeuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité ? Si j'essayais de me rendre compte de ce qui se passe en effet au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit comme ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l'ombre d'un nuage sur l'eau m'avait fait crier « Zut alors ! » en sautant de joie, soit qu'écoutant une phrase de Bergotte, tout ce que j'eusse vu de mon impression c'est ceci qui ne lui convient pas spécialement : « C'est admirable », soit qu'irrité d'un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure si vulgaire : « Qu'on agisse ainsi, je trouve cela tout de même fffantastique », soit quand, flatté d'être bien reçu chez les Guermantes, et d'ailleurs un peu grisé par leurs vins, je ne pouvais m'empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant : « Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie », je m'apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur.
Or si, quand il s'agit du langage inexact de l'amour-propre par exemple, le redressement de l'oblique discours intérieur (qui va s'éloignant de plus en plus de l'impression première et centrale) jusqu'à ce qu'il se confonde avec la droite qui aurait dû partir de l'impression, si ce redressement est chose malaisée contre quoi boude notre paresse, il est d'autres cas, celui où il s'agit de l'amour par exemple, où ce même redressement devient douloureux. Toutes nos feintes indifférences, toute notre indignation contre ses mensonges si naturels, si semblables à ceux que nous pratiquons nous-même, en un mot tout ce que nous n'avons cessé, chaque fois que nous étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l'être aimé, mais même en attendant de le voir de nous dire sans fin à nous-même, quelquefois à haute voix dans le silence de notre chambre troublé par quelques : « Non, vraiment, de tels procédés sont intolérables », et : « J'ai voulu te recevoir une dernière fois et je ne nierai pas que cela me fasse de la peine », ramener tout cela à la vérité ressentie dont cela s'était tant écarté, c'est abolir tout ce à quoi nous tenions le plus, ce qui a fait, seul à seul avec nous-même, dans des projets fiévreux de lettres et de démarches, notre entretien passionné avec nous-même.
Même dans les joies artistiques, qu'on recherche pourtant en vue de l'impression qu'elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même, et à nous attacher à ce qui nous permet d'en éprouver le plaisir sans le connaître jusqu'au fond et de croire le communiquer à d'autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d'une chose qui est la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l'amour, de l'art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée dans l'objet, prolongée en nous-même par une autre moitié que seul nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c'est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l'autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu'elle est extérieure, ne sera cause pour nous d'aucune fatigue : le petit sillon que la vue d'une aubépine ou d'une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l'apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l'église jusqu'à ce que – dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n'avons pas le courage de regarder et qui s'appelle l'érudition – nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d'archéologie.
Aussi combien s'en tiennent là qui n'extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l'art ! Ils ont les chagrins qu'ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité ou le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des oeuvres d'art que les véritables artistes, car leur exaltation n'étant pas pour eux l'objet d'un dur labeur d'approfondissement, elle se répand au dehors, échauffe leurs conversations, empourpre leur visage. Ils croient accomplir un acte en hurlant à se casser la voix : « Bravo, bravo » après l'exécution d'une oeuvre qu'ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la nature de leur amour, ils ne la connaissent pas. Cependant celui-ci, inutilisé, reflue même sur leurs conversations les plus calmes, leur fait faire de grands gestes, des grimaces, des hochements de tête quand ils parlent d'art. « J'ai été à un concert. Je vous avouerai que ça ne m'emballait pas. On commence le quatuor. Ah ! mais, nom d'une pipe ! ça change » (la figure de l'amateur à ce moment-là exprime une inquiétude anxieuse comme s'il pensait : « Mais je vois des étincelles, ça sent le roussi, il y a le feu »). « Tonnerre de Dieu, ce que j'entends là c'est exaspérant, c'est mal écrit, mais c'est épastrouillant, ce n'est pas l'oeuvre de tout le monde. » Ce regard est précédé d'une intonation anxieuse aussi, de ports de tête, de nouvelles gesticulations, tout le ridicule des moignons de l'oison qui n'a pas résolu le problème des ailes et cependant est travaillé du désir de planer. De concerts en concerts passe sa vie ce stérile amateur, aigri et inassouvi quand il grisonne, sans vieillesse féconde, en quelque sorte le célibataire de l'art. Mais cette gent fort haïssable, qui pue son mérite et n'a point reçu sa part de contentement, est touchante parce qu'elle est le premier essai informe du besoin de passer de l'objet variable du plaisir intellectuel à son organe permanent.
Encore, si risibles soient-ils, ne sont-ils pas tout à fait à dédaigner. Ils sont les premiers essais de la nature qui veut créer l'artiste, aussi informes, aussi peu viables que ces premiers animaux qui précédèrent les espèces actuelles et qui n'étaient pas constitués pour durer. Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol. « Et, mon vieux, ajoute l'amateur en vous prenant par le bras, moi c'est la huitième fois que je l'entends, et je vous jure bien que ce n'est pas la dernière. » Et en effet, comme ils n'assimilent pas ce qui dans l'art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassasie jamais. Ils vont donc applaudir longtemps de suite la même oeuvre, croyant de plus que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d'autres personnes la leur à une séance de conseil d'administration, à un enterrement. Puis viennent des oeuvres autres et même opposées, que ce soit en littérature, en peinture ou en musique. Car la faculté de lancer des idées, des systèmes, et surtout de se les assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent, que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux les vocations factices d'écrivains et d'artistes). Aussi la meilleure partie de la jeunesse, la plus intelligente, la plus désintéressée, n'aimait-elle plus en littérature que les oeuvres ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse. Elle s'imaginait que c'était là le critérium de la valeur d'une oeuvre, renouvelant ainsi l'erreur des David, des Chenavard, des Brunetière, etc. On préférait à Bergotte, dont les plus jolies phrases avaient exigé en réalité un bien plus profond repli sur soi-même, des écrivains qui semblaient plus profonds simplement parce qu'ils écrivaient moins bien. La complication de son écriture n'était faite que pour des gens du monde, disaient des démocrates qui faisaient ainsi aux gens du monde un honneur immérité. Mais dès que l'intelligence raisonneuse veut se mettre à juger des oeuvres d'art, il n'y a plus rien de fixe, de certain, on peut démontrer tout ce qu'on veut. Alors que la réalité du talent est un bien, une acquisition universels, dont on doit avant tout constater la présence sous les modes apparentes de la pensée et du style, c'est sur ces dernières que la critique s'arrête pour classer les auteurs. Elle sacre prophète à cause de son ton péremptoire, de son mépris affiché pour l'école qui l'a précédé, un écrivain qui n'apporte nul message nouveau. Cette constante aberration de la critique est telle qu'un écrivain devrait presque préférer être jugé par le grand public (si celui-ci n'était incapable de se rendre compte même de ce qu'un artiste a tenté dans un ordre de recherches qui lui est inconnu). Car il y a plus d'analogie entre la vie instinctive du public et le talent d'un grand écrivain, qui n'est qu'un instinct religieusement écouté, au milieu du silence imposé à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu'avec le verbiage superficiel et les critères changeants des juges attitrés. Leur logomachie se renouvelle de dix ans en dix ans (car le kaléidoscope n'est pas composé seulement par les groupes mondains, mais par les idées sociales, politiques, religieuses, qui prennent une ampleur momentanée grâce à leur réfraction dans des masses étendues, mais restent limitées malgré cela à la courte vie des idées dont la nouveauté n'a pu séduire que des esprits peu exigeants en fait de preuves). Ainsi s'étaient succédé les partis et les écoles, faisant se prendre à eux toujours les mêmes esprits, hommes d'une intelligence relative, toujours voués aux engouements dont s'abstiennent des esprits plus scrupuleux et plus difficiles en fait de preuves. Malheureusement, justement, parce que les autres ne sont que de demi-esprits, ils ont besoin de se compléter dans l'action, ils agissent ainsi plus que les esprits supérieurs, attirent à eux la foule et créent autour d'eux non seulement les réputations surfaites et les dédains injustifiés mais les guerres civiles et les guerres extérieures, dont un peu de critique port-royaliste sur soi-même devrait préserver.
Et quant à la jouissance que donne à un esprit parfaitement juste, à un coeur vraiment vivant, la belle pensée d'un maître, elle est sans doute entièrement saine mais, si précieux que soient les hommes qui la goûtent vraiment (combien y en a-t-il en vingt ans ?), elle les réduit tout de même à n'être que la pleine conscience d'un autre. Si tel homme a tout fait pour être aimé d'une femme qui n'eût pu que le rendre malheureux, mais n'a même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant des années, à obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à exprimer ses souffrances et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse, en mettant sous elle « un million de mots » et les souvenirs les plus émouvants de sa propre vie, cette pensée de La Bruyère : « Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » Que ce soit ce sens ou non qu'ait eu cette pensée pour celui qui l'écrivit (pour qu'elle l'eût, et ce serait plus beau, il faudrait « être aimés » au lieu d'« aimer »), il est certain qu'en lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification jusqu'à la faire éclater, il ne peut la redire qu'en débordant de joie, tant il la trouve vraie et belle, mais il n'y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement la pensée de La Bruyère.
Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c'est sous de petites choses comme celles qu'elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d'un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d'une madeleine, etc.) et qu'elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l'en dégage pas ?
Peu à peu, conservée par la mémoire, c'est la chaîne de toutes ces expressions inexactes où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c'est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate qu'on se demande où celui qui s'y livre trouve l'étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne. La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini et, bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.
Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l'amour-propre, la passion, l'intelligence, et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s'« observer », dont les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu'avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d'imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c'est ce travail que l'art défera, c'est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu'il nous fera suivre.
Et sans doute c'était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre, et même sentimental. Car c'était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l'objectivité de ce qu'on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots : « Elle était bien gentille », lire au travers : « J'avais du plaisir à l'embrasser. » Certes, ce que j'avais éprouvé dans ces heures d'amour, tous les hommes l'éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu'on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu'on ne les a pas mis près d'une lampe, et qu'eux aussi il faut regarder à l'envers : on ne sait pas ce que c'est tant qu'on ne l'a pas approché de l'intelligence. Alors seulement quand elle l'a éclairé, quand elle l'a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu'on a senti. Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance que j'avais connue d'abord avec Gilberte, que notre amour n'appartient pas à l'être qui l'inspire, est salutaire. Accessoirement comme moyen (car, si peu que notre vie doive durer, ce n'est que pendant que nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme dans une tempête, à un niveau d'où nous pouvons la voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n'avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas ; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu'il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur ; encore n'est-il pas certain, quand nous contemplons l'ample et régulier développement de leurs oeuvres joyeuses, que nous ne soyons trop portés à supposer d'après la joie de l'oeuvre celle de la vie, qui a peut-être été au contraire constamment douloureuse) – mais principalement parce que, si notre amour n'est pas seulement d'une Gilberte (ce qui nous fait tant souffrir), ce n'est pas parce qu'il est aussi l'amour d'une Albertine, mais parce qu'il est une portion de notre âme, plus durable que les moi divers qui meurent successivement en nous et qui voudraient égoïstement le retenir, et qui doit – quelque mal, quelque mal d'ailleurs utile que cela nous fasse – se détacher des êtres pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l'esprit universel et non à telle puis à telle en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre.
Il me fallait rendre aux moindres signes qui m'entouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec, etc.) leur sens que l'habitude leur avait fait perdre pour moi. Et quand nous aurons atteint la réalité, pour l'exprimer, pour la conserver nous écarterons ce qui est différent d'elle et que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l'habitude. Plus que tout j'écarterais ces paroles que les lèvres plutôt que l'esprit choisissent, ces paroles pleines d'humour, comme on en dit dans la conversation, et qu'après une longue conversation avec les autres on continue à s'adresser facticement à soi-même et qui nous remplissent l'esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu'accompagne chez l'écrivain qui s'abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace qui altère à tout moment, par exemple, la phrase parlée d'un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l'obscurité et du silence. Et comme l'art recompose exactement la vie, autour des vérités qu'on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l'indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d'une oeuvre. (Car cette profondeur n'est pas inhérente à certains sujets, comme le croient des romanciers matérialistement spiritualistes puisqu'ils ne peuvent pas descendre au-delà du monde des apparences, et dont toutes les nobles intentions, pareilles à ces vertueuses tirades habituelles chez certaines personnes incapables du plus petit acte de bonté, ne doivent pas nous empêcher de remarquer qu'ils n'ont même pas eu la force d'esprit de se débarrasser de toutes les banalités de forme acquises par l'imitation.)
Quant aux vérités que l'intelligence – même des plus hauts esprits – cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande ; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n'ont pas de profondeur parce qu'il n'y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu'elles n'ont pas été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n'apparaissent plus ces vérités mystérieuses n'écrivent plus à partir d'un certain âge qu'avec leur intelligence, qui a pris de plus en plus de force ; les livres de leur âge mûr ont, à cause de cela, plus de force que ceux de leur jeunesse, mais ils n'ont plus le même velours.
Je sentais pourtant que ces vérités que l'intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car elles pourraient enchâsser d'une matière moins pure mais encore pénétrée d'esprit, ces impressions que nous apporte hors du temps l'essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui, plus précieuses, sont aussi trop rares pour que l'oeuvre d'art puisse être composée seulement avec elles. Capables d'être utilisées pour cela, je sentais se presser en moi une foule de vérités relatives aux passions, aux caractères, aux moeurs. Leur perception me causait de la joie ; pourtant il me semblait me rappeler que plus d'une d'entre elles, je l'avais découverte dans la souffrance, d'autres dans de bien médiocres plaisirs.
Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité dont elle n'est qu'un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité (Idée) dont la contemplation nous donne aussitôt de la joie au lieu de la peine que nous avions. Tout l'art de vivre, c'est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d'un degré permettant d'accéder à leur forme divine et de peupler ainsi joyeusement notre vie de divinités.
Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m'avait fait apercevoir que l'oeuvre d'art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l'oeuvre littéraire, c'était ma vie passée ; je compris qu'ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j'aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu'à ce jour aurait pu et n'aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation. Elle ne l'aurait pas pu en ce sens que la littérature n'avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l'aurait pu en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l'ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que l'embryon d'une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie était-elle en rapport avec ce qu'amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite d'elle ignoreraient, comme ceux qui mangent les graines alimentaires, que les riches substances qu'elles contiennent ont été faites pour leur nourriture, avaient d'abord nourri la graine et permis sa maturation.
En cette matière, les mêmes comparaisons qui sont fausses si on part d'elles, peuvent être vraies si on y aboutit. Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre des croquis, des notes, il est perdu s'il le fait. Mais quand il écrit, il n'est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n'ait été apporté à son inspiration par sa mémoire, il n'est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont l'un a posé pour la grimace, l'autre pour le monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l'écrivain se rend compte que si son rêve d'être un peintre n'était pas réalisable d'une manière consciente et volontaire, il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l'écrivain, lui aussi, a fait son carnet de croquis sans le savoir.
Car, mû par l'instinct qui était en lui, l'écrivain, bien avant qu'il crût le devenir un jour, omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres remarquent, ce qui le faisait accuser par les autres de distraction et par lui-même de ne savoir ni écouter ni voir ; pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l'accent avec lequel avait été dite une phrase, et l'air de figure et le mouvement d'épaules qu'avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien d'autre, il y a de cela bien des années, et cela parce que cet accent, il l'avait déjà entendu, ou sentait qu'il pourrait le réentendre, que c'était quelque chose de renouvelable, de durable ; c'est le sentiment du général qui dans l'écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l'oeuvre d'art. Car il n'a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu'ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s'étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-parole d'une loi psychologique. Il ne se souvient que du général. Par de tels accents, par de tels mouvements de physionomie, eussent-ils été vus dans sa plus lointaine enfance, la vie des autres était représentée en lui et, quand plus tard il écrirait, viendrait composer d'un mouvement d'épaules commun à beaucoup, vrai comme s'il était noté sur le cahier d'un anatomiste, mais ici pour exprimer une vérité psychologique, et emmanchant sur ses épaules un mouvement de cou fait par un autre, chacun ayant donné son instant de pose.
Il n'est pas certain que, pour créer une oeuvre littéraire, l'imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne puisse pas sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont l'estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un homme né sensible et qui n'aurait pas d'imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu'elle et la seconde personne cruelle créeraient, tout cela, interprété par l'intelligence, pourrait faire la matière d'un livre non seulement aussi beau que s'il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur à la rêverie de l'auteur s'il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu'un caprice fortuit de l'imagination.
Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu'ils ne perçoivent pas, mais que l'artiste surprend en eux. À cause de ce genre d'observations le vulgaire croit l'écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l'artiste voit une belle généralité, il ne l'impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d'être affectée d'un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu'il n'est méchant : quand il s'agit de ses propres passions, tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s'affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu'elles causent. Sans doute, quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu'il nous louât, et surtout quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu'il en fût autrement ! Mais le ressentiment de l'affront, les douleurs de l'abandon auraient alors été les terres que nous n'aurions jamais connues, et dont la découverte, si pénible qu'elle soit à l'homme, devient précieuse pour l'artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son oeuvre. Le pamphlétaire associe involontairement à sa gloire la canaille qu'il a flétrie. On peut reconnaître dans toute oeuvre d'art ceux que l'artiste a le plus haïs et, hélas, même celles qu'il a le plus aimées. Elles-mêmes n'ont fait que poser pour l'écrivain dans le moment même où bien contre son gré elles le faisaient le plus souffrir. Quand j'aimais Albertine, je m'étais bien rendu compte qu'elle ne m'aimait pas, et j'avais été obligé de me résigner à ce qu'elle me fit seulement connaître ce que c'est qu'éprouver de la souffrance, de l'amour, et même, au commencement, du bonheur.
Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés peut-être par une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d'une façon générale, qu'écrire, est pour l'écrivain une fonction saine et nécessaire dont l'accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l'exercice, la sueur, le bain. À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J'avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l'art, j'avais beau, d'autre part, n'être pas plus capable de l'effort de souvenir qu'il m'eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand-mère, je me demandais si tout de même une oeuvre d'art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand-mère que j'avais, avec tant d'indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon oeuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir ! D'ailleurs, j'avais une pitié infinie même d'êtres moins chers, même d'indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres qui m'avaient révélé des vérités et qui n'étaient plus, m'apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n'avait profité qu'à moi, et comme s'ils étaient morts pour moi.
Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j'avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d'un être que des lecteurs divers l'appliqueraient exactement à ce qu'ils avaient éprouvé pour d'autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l'amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j'écrivisse ? J'avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées, et seul mon amour dédié à des êtres différents avait été durable. La profanation d'un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l'avais consommée avant eux. Je n'étais pas loin de me faire horreur, comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé, sans même savoir (ce qui pour ma grand-mère du moins eût été une telle récompense) l'issue de la lutte. Et ma seule consolation qu'elle ne sût pas que je me mettais enfin à l'oeuvre était que (tel est le lot des morts) si elle ne pouvait jouir de mon progrès, elle avait cessé depuis longtemps d'avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée, qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes il n'y aurait pas que ma grand-mère, pas qu'Albertine, mais bien d'autres encore dont j'avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu'en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois au contraire on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l'être qui le porta survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici ? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs ?
Mais puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand-mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu'ils ne sont plus pour nous qu'un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s'il est un moyen pour nous d'apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l'employer, fallût-il pour cela les transcrire d'abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ? Même cette loi du changement qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l'expliquer, notre infirmité ne devient-elle pas une force nouvelle ?
D'ailleurs, l'oeuvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux de consolation. En effet si on dit que les amours, les chagrins du poète lui ont servi, l'ont aidé à construire son oeuvre, si les inconnues qui s'en doutaient le moins, l'une par une méchanceté, l'autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour l'édification du monument qu'elles ne verront pas, on ne songe pas assez que la vie de l'écrivain n'est pas terminée avec cette oeuvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles sont entrées dans son oeuvre, cette nature continuera de vivre après l'oeuvre terminée, lui fera aimer d'autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles, si ne les faisait légèrement dévier tout ce que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet lui-même, dans son appétit d'amour et dans sa résistance à la douleur. À ce premier point de vue l'oeuvre doit être considérée seulement comme un amour malheureux qui en présage fatalement d'autres et qui fera que la vie ressemblera à l'oeuvre, que le poète n'aura presque plus besoin d'écrire, tant il pourra trouver dans ce qu'il a écrit la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, tant qu'il en différât, était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte, au milieu des jours heureux duquel j'avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d'Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant se développerait et s'étendrait un jour sur toute ma vie.
Mais à un autre point de vue, l'oeuvre est signe de bonheur, parce qu'elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l'expérimenter par la suite, même au moment où l'on aime et où on souffre, si la vocation s'est enfin réalisée dans les heures où on travaille on sent si bien l'être qu'on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu'on arrive à l'oublier par instants et qu'on ne souffre plus de son amour en travaillant que comme de quelque mal purement physique où l'être aimé n'est pour rien, comme d'une sorte de maladie de coeur. Il est vrai que c'est une question d'instant et que l'effet semble être le contraire, si le travail vient un peu plus tard. Car les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, s'étaient réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgée, si alors nous nous mettons à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-même, à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas la littérature, recommençant le travail défait de l'illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n'existaient plus.
Certes nous sommes obligé de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n'est même pas exempte d'une certaine joie. Là où la vie emmure, l'intelligence perce une issue, car s'il n'est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d'une souffrance, ne fût-ce qu'en en tirant les conséquences qu'elle comporte. L'intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue.
Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu'en devenant général et si l'esprit meurt à soi-même, à l'idée que même les êtres qui furent le plus chers à l'écrivain n'ont fait en fin de compte que poser pour lui comme chez les peintres.
En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n'excitait en nous qu'un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n'avions pas de rivaux, le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n'en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n'est pas nécessaire qu'ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie.
Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l'état d'ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l'étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d'eux, car ils ne durent pas très longtemps : c'est qu'on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le coeur n'est plus très solide, on meurt. Car le bonheur seul est salutaire pour le corps ; mais c'est le chagrin qui développe les forces de l'esprit. D'ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu'il n'en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l'habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l'indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n'est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l'est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saillit, développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c'est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven, de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s'il n'y avait la souffrance du coeur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d'autres forces, puisque l'ardeur qui dure devient lumière et que l'électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au coeur peut élever au-dessus d'elle, comme un pavillon, la permanence visible d'une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu'il nous donne pour la connaissance spirituelle qu'il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s'en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d'autres plus doués n'ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s'ajouter à notre oeuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre coeur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l'ordre du temps seulement, d'ailleurs, car il semble que l'élément premier ce soit l'idée, et le chagrin, seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d'abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies.
Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j'avais toujours pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu'elle avait tort, mais je ne savais pas ce qu'elle méconnaissait : c'était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d'homme de lettres. La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu'il s'agit de faire sortir, d'amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c'est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin, qui nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu'un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme heureuse d'avoir fait souffrir n'aurait guère pu comprendre. En tout cas ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l'intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n'a presque qu'une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d'attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s'appelle le malheur. Si l'on n'avait pas été heureux, ne fût-ce que par l'espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit.
Et plus qu'au peintre, à l'écrivain, pour obtenir du volume et de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d'églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d'êtres pour un seul sentiment. Car si l'art est long et la vie courte, on peut dire en revanche que, si l'inspiration est courte, les sentiments qu'elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs. Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d'intervalle qui les écrit. Quand elle renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à le peindre d'après une autre, et si c'est une trahison pour l'être, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments, qui fait qu'une oeuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la prophétie de nos amours nouvelles, il n'y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C'est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une oeuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l'auteur, ceux antérieurs qui l'ont inspirée, ceux postérieurs, qui ne lui ressemblent pas moins, les amours suivantes, leurs particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l'être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèle qu'à nous-même, et nous l'oublions tôt ou tard pour pouvoir – puisque c'est un des traits de nous-même – recommencer d'aimer. Tout au plus à cet amour celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l'infidélité. Nous aurons besoin avec la femme suivante des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d'argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l'argent que nous donnons à des femmes, qui à cause de cela nous rendent malheureux, c'est-à-dire nous permettent d'écrire des livres – on peut presque dire que les oeuvres, comme dans les puits artésiens, montent d'autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le coeur.) Ces substitutions ajoutent à l'oeuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n'est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par conséquent susceptibles d'expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu'on a à sa disposition ces modèles ; car ceux qui posent pour le bonheur n'ont généralement pas beaucoup de séances à donner, ni hélas, puisqu'elle aussi, elle passe si vite, ceux qui posent la douleur.
D'ailleurs, même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant la matière de notre oeuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L'imagination, la pensée peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Et les êtres qui posent pour nous la douleur nous accordent des séances si fréquentes, dans cet atelier où nous n'allons que dans ces périodes-là et qui est à l'intérieur de nous-même ! Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c'était calmé, une nouvelle. Une nouvelle dans tous les sens du mot : peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même, ces dilemmes douloureux que l'amour nous pose à tout instant, nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes fait. Aussi quand Françoise, voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j'avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j'avais peut-être tort de trouver qu'elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m'avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu'un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l'homme) qu'il ne puisse aimer sans souffrir, et qu'il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d'un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L'idée de la souffrance préalable s'associe à l'idée du travail, on a peur de chaque nouvelle oeuvre en pensant aux douleurs qu'il faudra supporter d'abord pour l'imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l'on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort.
Pourtant si cela me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n'avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres mais tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n'était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l'amour d'Albertine, j'avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m'étais ruiné, j'avais détruit ma santé pour elle. Quand il s'agit d'écrire on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n'est pas vérité. Mais tant qu'il ne s'agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c'est de la gangue de ces mensonges-là que (si l'âge est passé d'être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l'empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu'elles doivent être l'une de l'autre, l'heure de la vérité a sonné avant l'heure de la mort !
De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d'idéalisme dont j'allais profiter aujourd'hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m'avaient-elles pas, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, permis, mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes ou pour Albertine, que l'amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée ; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l'inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l'amour. Celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n'aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d'un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d'un contrôleur d'omnibus. Mon étonnement, à chaque fois que j'avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d'Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l'impression avec laquelle il a coïncidé d'abord et de laquelle il s'éloigne de plus en plus ?
L'écrivain ne doit pas s'offenser que l'inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l'inverti de donner ensuite à ce qu'il lit toute sa généralité. Racine avait été obligé, pour lui donner ensuite toute sa valeur universelle, de faire un instant de la Phèdre antique une janséniste ; de même, si M. de Charlus n'avait pas donné à l'« infidèle » sur qui Musset pleure dans La Nuit d'octobre ou dans Le Souvenir le visage de Morel, il n'aurait ni pleuré, ni compris, puisque c'était par cette seule voie, étroite et détournée, qu'il avait accès aux vérités de l'amour. L'écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf, et ne lui présenter ainsi qu'un verre trouble avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d'autres particularités (comme l'inversion) peuvent faire que le lecteur a besoin de lire d'une certaine façon pour bien lire ; l'auteur n'a pas à s'en offenser, mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. »
Si je m'étais toujours tant intéressé aux rêves que l'on a pendant le sommeil, n'est-ce pas parce que, compensant la durée par la puissance, ils vous aident à mieux comprendre ce qu'a de subjectif, par exemple, l'amour, par le simple fait que – mais avec une vitesse prodigieuse – ils réalisent ce qu'on appellerait vulgairement vous mettre une femme dans la peau, jusqu'à nous faire passionnément aimer pendant un sommeil de quelques minutes une laide, ce qui dans la vie réelle eût demandé des années d'habitude, de collage – et comme s'ils étaient, inventées par quelque docteur miraculeux, des piqûres intraveineuses d'amour, aussi bien qu'ils peuvent l'être aussi de souffrance ? Avec la même vitesse la suggestion amoureuse qu'ils nous ont inculquée se dissipe, et quelquefois non seulement l'amoureuse nocturne a cessé d'être pour nous comme telle, étant redevenue la laide bien connue, mais quelque chose de plus précieux se dissipe aussi, tout un tableau ravissant de sentiments de tendresse, de volupté, de regrets vaguement estompés, tout un embarquement pour Cythère de la passion dont nous voudrions noter, pour l'état de veille, les nuances d'une vérité délicieuse mais qui s'efface comme une toile trop pâlie qu'on ne peut restituer. Et bien plus, c'était peut-être aussi par le jeu formidable qu'il fait avec le Temps que le Rêve m'avait fasciné. N'avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d'une nuit, des temps bien lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s'ils avaient été des avions géants au lieu des pâles étoiles que nous croyions, nous faire revoir tout ce qu'ils avaient contenu pour nous, nous donnant l'émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris, une fois qu'on est réveillé, la distance qu'ils avaient miraculeusement franchie, jusqu'à nous faire croire, à tort d'ailleurs, qu'ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu ?
Je m'étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l'objet, quand tout est dans l'esprit ; j'avais perdu ma grand-mère en réalité bien des mois après l'avoir perdue en fait, j'avais vu les personnes varier d'aspect selon l'idée que moi ou d'autres s'en faisaient, une seule être plusieurs selon les personnes qui la voyaient (divers Swann du début par exemple ; princesse de Luxembourg pour le premier président), même pour une seule au cours des années (nom de Guermantes, divers Swann pour moi). J'avais vu l'amour placer dans une personne ce qui n'est que dans la personne qui aime. Je m'en étais d'autant mieux rendu compte que j'avais fait s'étendre à l'extrême la distance entre la réalité objective et l'amour (Rachel pour Saint-Loup et pour moi, Albertine pour moi et Saint-Loup, Morel ou le conducteur d'omnibus pour Charlus ou d'autres personnes, et malgré cela tendresses de Charlus ; vers de Musset, etc.). Enfin, dans une certaine mesure, la germanophilie de M. de Charlus, comme le regard de Saint-Loup sur la photographie d'Albertine, m'avaient aidé à me dégager pour un instant, sinon de ma germanophobie, du moins de ma croyance en la pure objectivité de celle-ci, et à me faire penser que peut-être en était-il de la haine comme de l'amour et que, dans le jugement terrible que portait en ce moment même la France à l'égard de l'Allemagne qu'elle jugeait hors de l'humanité, y avait-il surtout une objectivation de sentiments, comme ceux qui faisaient paraître Rachel et Albertine si précieuses, l'une à Saint-Loup, l'autre à moi. Ce qui rendait possible, en effet, que cette perversité ne fût pas entièrement intrinsèque à l'Allemagne est que de même qu'individuellement j'avais eu des amours successives, après la fin desquelles l'objet de cet amour m'apparaissait sans valeur, j'avais déjà vu dans mon pays des haines successives qui avaient fait apparaître, par exemple, comme des traîtres – mille fois pires que les Allemands auxquels ils livraient la France – des dreyfusards comme Reinach avec lequel collaboraient aujourd'hui les patriotes contre un pays dont chaque membre était forcément un menteur, une bête féroce, un imbécile, exception faite des Allemands qui avaient embrassé la cause française, comme le roi de Roumanie, le roi des Belges ou l'impératrice de Russie. Il est vrai que les antidreyfusards m'eussent répondu : « Ce n'est pas la même chose. » Mais en effet ce n'est jamais la même chose, pas plus que ce n'est la même personne : sans cela, devant le même phénomène, celui qui en est la dupe ne pourrait accuser que son état subjectif et ne pourrait croire que les qualités ou les défauts sont dans l'objet. L'intelligence n'a point de peine alors à baser sur cette différence une théorie (enseignement contre nature des congréganistes selon les radicaux, impossibilité de la race juive à se nationaliser, haine perpétuelle de la race allemande contre la race latine, la race jaune étant momentanément réhabilitée). Ce côté subjectif se marquait d'ailleurs dans les conversations des neutres, où les germanophiles, par exemple, avaient la faculté de cesser un instant de comprendre et même d'écouter quand on leur parlait des atrocités allemandes en Belgique. (Et pourtant, elles étaient réelles : ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même n'empêchait pas que l'objet pût posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s'évanouir la réalité en un pur relativisme.) Et si, après tant d'années écoulées et de temps perdu, je sentais cette influence capitale de l'acte interne jusque dans les relations internationales, tout au commencement de ma vie ne m'en étais-je pas douté quand je lisais dans le jardin de Combray un de ces romans de Bergotte que, même aujourd'hui, si j'en ai feuilleté quelques pages oubliées où je vois les ruses d'un méchant, je ne repose qu'après m'être assuré, en passant cent pages, que vers la fin ce même méchant est dûment humilié et vit assez pour apprendre que ses ténébreux projets ont échoué ? Car je ne me rappelais plus bien ce qui était arrivé à ces personnages, ce qui ne les différenciait d'ailleurs pas des personnes qui se trouvaient cet après-midi chez Mme de Guermantes et dont, pour plusieurs au moins, la vie passée était aussi vague pour moi que si je l'eusse lue dans un roman à demi oublié. Le prince d'Agrigente avait-il fini par épouser Mlle X… ? Ou plutôt n'était-ce pas le frère de Mlle X… qui avait dû épouser la soeur du prince d'Agrigente ? Ou bien faisais-je une confusion avec une ancienne lecture ou un rêve récent ? Le rêve était encore un de ces faits de ma vie, qui m'avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l'aide dans la composition de mon oeuvre. Quand je vivais, d'une façon un peu moins désintéressée, pour un amour, un rêve venait rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir de grandes distances de temps perdu, ma grand-mère, Albertine que j'avais recommencé à aimer parce qu'elle m'avait fourni, dans mon sommeil, une version, d'ailleurs atténuée, de l'histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu'ils viendraient quelquefois rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou même les rencontres de la nature ne me présentaient pas, qu'ils réveilleraient en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la condition pour travailler, pour s'abstraire de l'habitude, pour se détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne qui suppléerait parfois à l'autre.
J'avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit, comme celui du duc de Guermantes, par exemple, était vulgaire (« Vous n'êtes pas gêné », comme eût pu dire Cottard). J'avais vu dans l'affaire Dreyfus, pendant la guerre, dans la médecine, croire que la vérité est un certain fait, que les ministres, le médecin, possèdent un oui ou non qui n'a pas besoin d'interprétation, qui fait qu'un cliché radiographique indique sans interprétation ce qu'a le malade, que les gens du pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans avoir besoin d'envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les Russes. Il n'est pas une heure de ma vie qui n'eût servi à m'apprendre que seule la perception plutôt grossière et erronée place tout dans l'objet quand tout au contraire est dans l'esprit.
En somme, si j'y réfléchissais, la matière de mon expérience, laquelle serait la matière de mon livre, me venait de Swann, non pas seulement par tout ce qui le concernait lui-même et Gilberte. Mais c'était lui qui m'avait dès Combray donné le désir d'aller à Balbec, où sans cela mes parents n'eussent jamais eu l'idée de m'envoyer, et sans quoi je n'aurais pas connu Albertine, mais même les Guermantes, puisque ma grand-mère n'eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m'avait fait connaître la duchesse de Guermantes et par elle sa cousine, de sorte que ma présence même en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement l'idée de mon oeuvre (ce qui faisait que je devais à Swann non seulement la matière mais la décision), me venait aussi de Swann. Pédoncule un peu mince peut-être, pour supporter ainsi l'étendue de toute ma vie (le « côté de Guermantes » s'étant trouvé en ce sens ainsi procéder du « côté de chez Swann »). Mais bien souvent cet auteur des aspects de notre vie est quelqu'un de bien inférieur à Swann, est l'être le plus médiocre. N'eût-il pas suffi qu'un camarade quelconque m'indiquât quelque agréable fille à y posséder (que probablement je n'y aurais pas rencontrée) pour que je fusse allé à Balbec ? Souvent ainsi on rencontre plus tard un camarade déplaisant, on lui serre à peine la main, et pourtant, si jamais on y réfléchit, c'est d'une parole en l'air qu'il nous a dite, d'un « Vous devriez venir à Balbec », que toute notre vie et notre oeuvre sont sorties. Nous ne lui en avons aucune reconnaissance, sans que cela soit faire preuve d'ingratitude. Car en disant ces mots il n'a nullement pensé aux énormes conséquences qu'ils auraient pour nous. C'est notre sensibilité et notre intelligence qui ont exploité les circonstances, lesquelles, sa première impulsion donnée, se sont engendrées les unes les autres sans qu'il eût pu prévoir la cohabitation avec Albertine plus que la soirée masquée chez les Guermantes. Sans doute son impulsion fut nécessaire, et par là la forme extérieure de notre vie, la matière même de notre oeuvre dépendent de lui. Sans Swann, mes parents n'eussent jamais eu l'idée de m'envoyer à Balbec. Il n'était pas d'ailleurs responsable des souffrances que lui-même m'avait indirectement causées. Elles tenaient à ma faiblesse. La sienne l'avait bien fait souffrir lui-même par Odette. Mais en déterminant ainsi la vie que nous avons menée, il a par là même exclu toutes les vies que nous aurions pu mener à la place de celle-là. Si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec, je n'aurais pas connu Albertine, la salle à manger de l'hôtel, les Guermantes. Mais je serais allé ailleurs, j'aurais connu des gens différents, ma mémoire comme mes livres serait remplie de tableaux tout autres, que je ne peux même pas imaginer et dont la nouveauté, inconnue de moi, me séduit et me fait regretter de n'être pas allé plutôt vers elle, et qu'Albertine et la plage de Balbec et Rivebelle et les Guermantes ne me fussent pas restés toujours inconnus.
Certes, c'est au visage, tel que je l'avais aperçu pour la première fois devant la mer, que je rattachais certaines choses que j'écrirais sans doute. En un sens j'avais raison de les lui rattacher, car si je n'étais pas allé sur la digue ce jour-là, si je ne l'avais pas connue, toutes ces idées ne se seraient pas développées (à moins qu'elles l'eussent été par une autre). J'avais tort aussi, car ce plaisir générateur que nous avons à trouver rétrospectivement dans un beau visage de femme, vient de nos sens : il était bien certain en effet que ces pages que j'écrirais, Albertine, surtout l'Albertine d'alors, ne les eût pas comprises. Mais c'est justement pour cela (et c'est une indication à ne pas vivre dans une atmosphère trop intellectuelle), parce qu'elle était si différente de moi, qu'elle m'avait fécondé par le chagrin, et même d'abord par le simple effort pour imaginer ce qui diffère de soi. Ces pages, si elle avait été capable de les comprendre, par cela même elle ne les eût pas inspirées.
La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux dans notre tableau, va nous chercher dans la rue la belle fille qu'il fallait. Elle n'était plus belle, elle l'est redevenue, car nous sommes jaloux d'elle, elle remplira ce vide.
Une fois que nous serons morts, nous n'aurons pas de joie que ce tableau ait été ainsi complété. Mais cette pensée n'est nullement décourageante. Car nous sentons que la vie est un peu plus compliquée qu'on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité. La jalousie si utile ne naît pas forcément d'un regard, ou d'un récit, ou d'une rétroflexion. On peut la trouver, prête à nous piquer, entre les feuillets d'un annuaire – ce qu'on appelle Tout-Paris pour Paris, et pour la campagne Annuaire des châteaux. Nous avions distraitement entendu dire par la belle fille devenue indifférente qu'il lui faudrait aller voir quelques jours sa soeur dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque ; nous avions aussi distraitement pensé autrefois que peut-être bien la belle fille avait été courtisée par M. E***, qu'elle ne voyait plus jamais, car plus jamais elle n'allait dans ce bar où elle le voyait jadis. Que pouvait être sa soeur ? femme de chambre peut-être ? Par discrétion nous ne l'avions pas demandé. Et puis voici qu'en ouvrant au hasard l'Annuaire des châteaux, nous trouvons que M. E*** a son château dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque. Plus de doute, pour faire plaisir à la belle fille, il a pris sa soeur comme femme de chambre, et si la belle ne le voit plus dans le bar, c'est qu'il la fait venir chez lui, habitant Paris presque toute l'année, mais ne pouvant se passer d'elle même pendant qu'il est dans le Pas-de-Calais. Les pinceaux, ivres de fureur et d'amour, peignent, peignent. Et pourtant, si ce n'était pas cela ? Si vraiment M. E*** ne voyait plus jamais la belle fille mais par serviabilité avait recommandé la soeur de celle-ci à un frère qu'il a, lui habitant toute l'année le Pas-de-Calais ? De sorte qu'elle va, même peut-être par hasard, voir sa soeur au moment où M. E*** n'est pas là, car ils ne se soucient plus l'un de l'autre. Et à moins encore que la soeur ne soit pas femme de chambre dans le château ni ailleurs mais ait des parents dans le Pas-de-Calais. Notre douleur du premier instant cède devant ces dernières suppositions qui calment toute jalousie. Mais qu'importe ? Celle-ci, cachée dans les feuillets de l'Annuaire des châteaux, est venue au bon moment car maintenant le vide qu'il y avait dans la toile est comblé. Et tout se compose bien grâce à la présence suscitée par la jalousie de la belle fille dont déjà nous ne sommes plus jaloux et que nous n'aimons plus.
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Chapitre IV
Le Bal de têtes
À ce moment le maître d'hôtel vint me dire que le premier morceau étant terminé, je pouvais quitter la bibliothèque et entrer dans les salons. Cela me fit ressouvenir où j'étais. Mais je ne fus nullement troublé dans le raisonnement que je venais de commencer, par le fait qu'une réunion mondaine, le retour dans la société, m'eussent fourni ce point de départ vers une vie nouvelle que je n'avais pas su trouver dans la solitude. Ce fait n'avait rien d'extraordinaire, une impression qui pouvait ressusciter en moi l'homme éternel n'étant pas liée plus forcément à la solitude qu'à la société (comme j'avais cru autrefois, comme cela avait peut-être été pour moi autrefois, comme cela aurait peut-être dû être encore si je m'étais harmonieusement développé, au lieu de ce long arrêt qui semblait seulement prendre fin). Car trouvant seulement cette impression de beauté quand, une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, une sensation semblable, renaissant spontanément en moi, venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois, et remplissait mon âme, où les sensations particulières laissaient habituellement tant de vide, par une essence générale, il n'y avait pas de raison pour que je ne reçusse des sensations de ce genre dans le monde aussi bien que dans la nature, puisqu'elles sont fournies par le hasard, aidé sans doute par l'excitation particulière qui fait que, les jours où on se trouve en dehors du train courant de la vie, les choses même les plus simples recommencent à nous donner des sensations dont l'habitude fait faire l'économie à notre système nerveux. Que ce fût justement et uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à l'oeuvre d'art, j'allais essayer d'en trouver la raison objective, en continuant les pensées que je n'avais cessé d'enchaîner dans la bibliothèque ; car je sentais que le déclenchement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ; il me semblait qu'à ce point de vue, même au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands événements n'influent pas du dehors sur nos puissances d'esprit, et qu'un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde c'était les dispositions mondaines qu'on y apporte. Mais par lui-même il n'était pas plus capable de vous rendre médiocre qu'une guerre héroïque de rendre sublime un mauvais poète.
En tout cas, qu'il fût théoriquement utile ou non que l'oeuvre d'art fût constituée de cette façon, et en attendant que j'eusse examiné ce point comme j'allais le faire, je ne pouvais nier qu'en ce qui me concernait, quand des impressions vraiment esthétiques m'étaient venues, ç'avait toujours été à la suite de sensations de ce genre. Il est vrai qu'elles avaient été assez rares dans ma vie, mais elles la dominaient, je pouvais retrouver dans le passé quelques-uns de ces sommets que j'avais eu le tort de perdre de vue (ce que je comptais ne plus faire désormais). Et déjà je pouvais dire que si c'était chez moi, par l'importance exclusive qu'il prenait, un trait qui m'était personnel, cependant j'étais rassuré en découvrant qu'il s'apparentait à des traits moins marqués, mais discernables et au fond assez analogues chez certains écrivains. N'est-ce pas à une sensation du genre de celle de la madeleine qu'est suspendue la plus belle partie des Mémoires d'Outre-Tombe : « Hier au soir je me promenais seul… je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. À l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. » Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces Mémoires n'est-elle pas celle-ci : « Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse. » Un des chefs-d'oeuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d'Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et « le gazouillement de la grive ». Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences, plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. C'est le poète lui-même qui, avec plus de choix et de paresse, recherche volontairement, dans l'odeur d'une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront « l'azur du ciel immense et rond » et « un port rempli de flammes et de mâts ». J'allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble, et me donner par là l'assurance que l'oeuvre que je n'avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l'effort que j'allais lui consacrer, quand, étant arrivé au bas de l'escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand salon et au milieu d'une fête qui allait me sembler bien différente de celles auxquelles j'avais assisté autrefois, et allait revêtir pour moi un aspect particulier et prendre un sens nouveau. En effet, dès que j'entrai dans le grand salon, bien que je tinsse toujours ferme en moi, au point où j'en étais, le projet que je venais de former, un coup de théâtre se produisit qui allait élever contre mon entreprise la plus grave des objections. Une objection que je surmonterais sans doute, mais qui, tandis que je continuais à réfléchir en moi-même aux conditions de l'oeuvre d'art, allait, par l'exemple cent fois répété de la considération la plus propre à me faire hésiter, interrompre à tout instant mon raisonnement.
Au premier moment je ne compris pas pourquoi j'hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, et pourquoi chacun semblait s'être « fait une tête », généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le prince avait encore en recevant cet air bonhomme d'un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois, mais cette fois, semblant s'être soumis lui-même à l'étiquette qu'il avait imposée à ses invités, il s'était affublé d'une barbe blanche et, traînant à ses pieds qu'elles alourdissaient comme des semelles de plomb, semblait avoir assumé de figurer un des « âges de la vie ». Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s'il restait après elles le gel de la forêt du Petit Poucet. Elles semblaient incommoder la bouche raidie et, l'effet une fois produit, il aurait dû les enlever. À vrai dire je ne le reconnus qu'à l'aide d'un raisonnement et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. Je ne sais ce que le petit Fezensac avait mis sur sa figure, mais tandis que d'autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui, sans s'embarrasser de ces teintures, avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides, ses sourcils de poils hérissés, tout cela d'ailleurs ne lui seyait pas, son visage faisait l'effet d'être durci, bronzé, solennisé, cela le vieillissait tellement qu'on n'aurait plus dit du tout un jeune homme. Je fus bien plus étonné au même moment en entendant appeler duc de Châtellerault un petit vieillard aux moustaches argentées d'ambassadeur, dans lequel seul un petit bout de regard resté le même me permit de reconnaître le jeune homme que j'avais rencontré une fois en visite chez Mme de Villeparisis. À la première personne que je parvins ainsi à identifier, en tâchant de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être, et fut peut-être bien moins d'une seconde, de la féliciter d'être si merveilleusement grimée qu'on avait d'abord, avant de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs, paraissant dans un rôle où ils sont différents d'eux-mêmes, donnent, en entrant en scène, au public qui, même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d'éclater en applaudissements.
À ce point de vue, le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d'Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement, au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s'était affublé d'une extraordinaire barbe d'une invraisemblable blancheur, mais encore (tant de petits changements matériels peuvent rapetisser, élargir un personnage, et bien plus, changer son caractère apparent, sa personnalité) c'était un vieux mendiant qui n'inspirait plus aucun respect qu'était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée étaient encore présentes à mon souvenir et qui donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l'art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation complète de la personnalité. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c'était bien Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d'états successifs d'un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui de l'Argencourt que j'avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n'ayant à sa disposition que son propre corps ! C'était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire, sans en crever, le plus fier visage, le torse le plus cambré n'était plus qu'une loque en bouillie, agitée de-ci de-là. À peine, en se rappelant certains sourires d'Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur pouvait-on trouver dans l'Argencourt vrai celui que j'avais vu si souvent, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d'habits ramolli existât dans le gentleman correct d'autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu'eût Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation de son visage, la matière même de l'oeil par laquelle il l'exprimait, était tellement différente, que l'expression devenait tout autre et même d'un autre. J'eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l'était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d'Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d'un Regnard exagéré par Labiche, était d'un accès aussi facile, aussi affable que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n'eus pas l'idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu'il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m'en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j'avais l'illusion d'être devant une autre personne, aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l'Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne, qu'à voir ce personnage ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l'être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J'avais l'impression de regarder derrière le vitrage instructif d'un muséum d'histoire naturelle ce que peut être devenu l'insecte le plus rapide, le plus sûr en ses traits, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m'avait toujours inspirés M. d'Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d'Argencourt d'offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain.
Certes, dans les coulisses du théâtre ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse à exagérer la peine, presque à affirmer l'impossibilité, qu'on a à reconnaître la personne travestie. Ici, au contraire, un instinct m'avait averti de les dissimuler le plus possible ; je sentais qu'elles n'avaient plus rien de flatteur parce que la transformation n'était pas voulue, et m'avisais enfin, ce à quoi je n'avais pas songé en entrant dans ce salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps après qu'on a cessé d'aller dans le monde et pour peu qu'elle réunisse quelques-unes des mêmes personnes qu'on a connues autrefois, vous fait l'effet d'une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle où l'on est le plus sincèrement « intrigué » par les autres, mais où ces têtes, qu'ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir, ne se laissent pas défaire par un débarbouillage, une fois la fête finie. Intrigué par les autres ? Hélas, aussi les intriguant nous-même. Car la même difficulté que j'éprouvais à mettre le nom qu'il fallait sur les visages, semblait partagée par toutes les personnes qui, apercevant le mien, n'y prenaient pas plus garde que si elles ne l'eussent jamais vu, ou tâchaient de dégager de l'aspect actuel un souvenir différent.
Si M. d'Argencourt venait faire cet extraordinaire « numéro » qui était certainement la vision la plus saisissante dans son burlesque que je garderais de lui, c'était comme un acteur qui rentre une dernière fois sur la scène avant que le rideau tombe tout à fait au milieu des éclats de rire. Si je ne lui en voulais plus, c'est parce qu'en lui, qui avait retrouvé l'innocence du premier âge, il n'y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu'il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d'avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu'il n'y eût plus rien en lui de ces sentiments, soit qu'ils fussent obligés pour arriver jusqu'à nous de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu'ils changeaient en route absolument de sens et que M. d'Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d'exprimer encore qu'il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité invitante. C'était trop de parler d'un acteur et, débarrassé qu'il était de toute âme consciente, c'est comme une poupée trépidante, à la barbe postiche de laine blanche, que je le voyais agité, promené dans ce salon, comme dans un guignol à la fois scientifique et philosophique où il servait, comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois de rappel à la vanité de tout et d'exemple d'histoire naturelle.
Des poupées, mais que pour les identifier à celui qu'on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d'esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu'avec les yeux avec la mémoire, des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d'habitude n'est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu'il rendait partiellement visible. Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M. d'Argencourt et son personnage, on lisait un certain chiffre d'années, on reconnaissait la figure symbolique de la vie non telle qu'elle nous apparaît, c'est-à-dire permanente, mais réelle, atmosphère si changeante que le fier seigneur s'y peint en caricature, le soir, comme un marchand d'habits.
En d'autres êtres, d'ailleurs, ces changements, ces véritables aliénations semblaient sortir du domaine de l'histoire naturelle et on s'étonnait en entendant un nom qu'un même être pût présenter non comme M. d'Argencourt les caractéristiques d'une nouvelle espèce différente mais les traits extérieurs d'un autre caractère. C'était bien, comme pour M. d'Argencourt, des possibilités insoupçonnées que le temps avait tirées de telle jeune fille, mais ces possibilités, bien qu'étant toutes physiognomoniques ou corporelles, semblaient avoir quelque chose de moral. Les traits du visage, s'ils changent, s'ils s'assemblent autrement, s'ils sont balancés de façon habituelle d'une façon plus lente, prennent, avec un aspect autre, une signification différente. De sorte qu'il y avait telle femme qu'on avait connue bornée et sèche, chez laquelle un élargissement des joues devenues méconnaissables, un busquage imprévisible du nez, causaient la même surprise, la même bonne surprise souvent, que tel mot sensible et profond, telle action courageuse et noble qu'on n'aurait jamais attendus d'elle. Autour de ce nez, nez nouveau, on voyait s'ouvrir des horizons qu'on n'eût pas osé espérer. La bonté, la tendresse, jadis impossibles, devenaient possibles avec ces joues-là. On pouvait faire entendre devant ce menton ce qu'on n'aurait jamais eu l'idée de dire devant le précédent. Tous ces traits nouveaux du visage impliquaient d'autres traits de caractère, la sèche et maigre jeune fille était devenue une vaste et indulgente douairière. Ce n'est plus dans un sens zoologique comme pour M. d'Argencourt, c'est dans un sens social et moral qu'on pouvait dire que c'était une autre personne.
Par tous ces côtés une matinée comme celle où je me trouvais était quelque chose de beaucoup plus précieux qu'une image du passé, mais m'offrait comme toutes les images successives, et que je n'avais jamais vues, qui séparaient le passé du présent, mieux encore, le rapport qu'il y avait entre le présent et le passé ; elle était comme ce qu'on appelait autrefois une vue optique, mais une vue optique des années, la vue non d'un moment, mais d'une personne située dans la perspective déformante du Temps.
Quant à la femme dont M. d'Argencourt avait été l'amant, elle n'avait pas beaucoup changé, si l'on tenait compte du temps passé, c'est-à-dire que son visage n'était pas trop complètement démoli pour celui d'un être qui se déforme tout le long de son trajet dans l'abîme où il est lancé, abîme dont nous ne pouvons exprimer la direction que par des comparaisons également vaines, puisque nous ne pouvons les emprunter qu'au monde de l'espace, et qui, que nous les orientions dans le sens de l'élévation, de la longueur ou de la profondeur, ont comme seul avantage de nous faire sentir que cette dimension inconcevable et sensible existe. La nécessité, pour donner un nom aux figures, de remonter effectivement le cours des années, me forçait, en réaction, de rétablir ensuite, en leur donnant leur place réelle, les années auxquelles je n'avais pas pensé. À ce point de vue, et pour ne pas me laisser tromper par l'identité apparente de l'espace, l'aspect tout nouveau d'un être comme M. d'Argencourt m'était une révélation frappante de cette réalité du millésime, qui d'habitude nous reste abstraite, comme l'apparition de certains arbres nains ou de baobabs géants nous avertit du changement de méridien.
Alors la vie nous apparaît comme la féerie où on voit d'acte en acte le bébé devenir adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. Et comme c'est par des changements perpétuels qu'on sent que ces êtres prélevés à des distances assez grandes sont si différents, on sent qu'on a suivi la même loi que ces créatures qui se sont tellement transformées qu'elles ne ressemblent plus, sans avoir cessé d'être, justement parce qu'elles n'ont pas cessé d'être, à ce que nous avons vu d'elles jadis.
Une jeune femme que j'avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu'il est nécessaire que, dans le divertissement final d'une pièce, les êtres fussent travestis à ne pas les reconnaître. Mais son frère était resté si droit, si pareil à lui-même qu'on s'étonnait que sur sa figure jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien relevée. Les parties blanches de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres alors qu'on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu'avant d'avoir commencé d'en profiter on voit que c'est déjà l'automne. Alors moi qui depuis mon enfance vivais au jour le jour, ayant reçu d'ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m'aperçus pour la première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m'avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui à quelques minutes d'intervalle vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d'esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s'incarnait le Génie protecteur de la famille de Guermantes. « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » Et dans mon amour-propre de jeune homme de Combray qui ne m'étais jamais compté à aucun moment comme pouvant être un de ses amis, participant vraiment à la vraie vie mystérieuse qu'on menait chez les Guermantes, un de ses amis au même titre que M. de Bréauté, que M. de Forestelle, que Swann, que tous ceux qui étaient morts, j'aurais pu en être flatté, j'en étais surtout malheureux. « Son plus vieil ami ! me dis-je, elle exagère ; peut-être un des plus vieux, mais suis-je donc… » À ce moment un neveu du prince s'approcha de moi : « Vous qui êtes un vieux Parisien », me dit-il. Un instant après on me remit un mot. J'avais rencontré en arrivant un jeune Létourville, dont je ne savais plus très bien la parenté avec la duchesse, mais qui me connaissait un peu. Il venait de sortir de Saint-Cyr, et, me disant que ce serait pour moi un gentil camarade comme avait été Saint-Loup, qui pourrait m'initier aux choses de l'armée, avec les changements qu'elle avait subis, je lui avais dit que je le retrouverais tout à l'heure et que nous prendrions rendez-vous pour dîner ensemble, ce dont il m'avait beaucoup remercié. Mais j'étais resté trop longtemps à rêver dans la bibliothèque et le petit mot qu'il avait laissé pour moi était pour me dire qu'il n'avait pu m'attendre, et me laisser son adresse. La lettre de ce camarade rêvé finissait ainsi : « Avec tout le respect de votre petit ami, Létourville. » « Petit ami ! » C'est ainsi qu'autrefois j'écrivais aux gens qui avaient trente ans de plus que moi, à Legrandin par exemple. Quoi ! ce sous-lieutenant que je me figurais mon camarade comme Saint-Loup, se disait mon petit ami. Mais alors il n'y avait donc pas que les méthodes militaires qui avaient changé depuis lors, et pour M. de Létourville j'étais donc, non un camarade, mais un vieux monsieur ; et de M. de Létourville, dans la compagnie duquel je me figurais, moi, tel que je m'apparaissais à moi-même, un bon camarade, étais-je donc séparé par l'écartement d'un invisible compas auquel je n'avais pas songé et qui me situait si loin du jeune sous-lieutenant qu'il semblait que, pour celui qui se disait mon « petit ami », j'étais un vieux monsieur ?
Presque aussitôt après quelqu'un parla de Bloch, je demandai si c'était du jeune homme ou du père (dont j'avais ignoré la mort, pendant la guerre, d'émotion, avait-on dit, de voir la France envahie). « Je ne savais pas qu'il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit le prince. Mais c'est évidemment du père que nous parlons, car il n'a rien d'un jeune homme, ajouta-t-il en riant. Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes. » Et je compris qu'il s'agissait de mon camarade. Il entra d'ailleurs au bout d'un instant. Et en effet sur la figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d'arrêt, et où j'aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si d'autre part je n'avais reconnu devant moi mon ami et si mes souvenirs ne l'animaient pas de cet entrain juvénile et ininterrompu dont il semblait actuellement dépossédé. Pour moi qui l'avais connu au seuil de la vie et n'avais jamais cessé de le voir, il était mon camarade, un adolescent dont je mesurais la jeunesse par celle que m'ayant cru vivre depuis ce moment-là, je me donnais inconsciemment à moi-même. J'entendis dire qu'il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c'est parce qu'il l'était en effet et que c'est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d'années que la vie fait des vieillards.
Comme quelqu'un, entendant dire que j'étais souffrant, demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant : « Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes. Les gens de votre âge ne risquent plus grand-chose. » Et on assura que le personnel m'avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même « dans leur langage », raconta une dame, elle les avait entendus dire : « Voilà le père » (cette expression était suivie de mon nom). Et comme je n'avais pas d'enfant, elle ne pouvait se rapporter qu'à l'âge.
« Comment, si j'ai connu le maréchal ? me dit la duchesse. Mais j'ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup. » En l'entendant, je regrettais naïvement de ne pas avoir connu ce qu'elle appelait un reste d'ancien régime. J'aurais dû penser qu'on appelle ancien régime ce dont on n'a pu connaître que la fin ; c'est ainsi que ce que nous apercevons à l'horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu'on ne reverra plus ; cependant nous avançons et c'est bientôt nous-même qui sommes à l'horizon pour les générations qui sont derrière nous ; cependant l'horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence. « J'ai même pu voir, quand j'étais jeune fille, ajouta Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n'ai plus vingt-cinq ans. » Ces derniers mots me fâchèrent : « Elle ne devrait pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. » Et aussitôt je pensai qu'en effet elle était une vieille femme. « Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même. Oui, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune », expression si mélancolique puisqu'elle n'a de sens que si nous sommes en fait, sinon d'apparence, devenus vieux. Et elle me donna le dernier coup en ajoutant : « J'ai toujours regretté que vous ne vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c'est peut-être plus heureux. Vous auriez été d'âge à avoir des fils à la guerre, et s'ils avaient été tués, comme l'a été ce pauvre Robert (je pense encore souvent à lui), sensible comme vous êtes, vous ne leur auriez pas survécu. » Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j'eusse rencontrée, dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n'avaient pas dans leur regard qui me voyait tel qu'ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé, voyait celui de l'autre. Et sans doute, à découvrir qu'ils ont vieilli, bien des gens eussent été moins tristes que moi. Mais d'abord il en est de la vieillesse comme de la mort. Quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu'ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu'ils ont moins d'imagination. Puis, un homme qui depuis son enfance vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu'à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu'il n'a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d'un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l'addition. Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d'intellectualiser dans une oeuvre d'art, des réalités extra-temporelles.
Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d'autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j'aurais pu dîner cent fois en face d'eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n'aurais pu deviner la royauté d'un souverain incognito ou le vice d'un inconnu. La comparaison devient même insuffisante pour le cas où j'entendais leur nom, car on peut admettre qu'un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis qu'eux je les avais connus, ou plutôt j'avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes, que je ne pouvais croire que ce fussent les mêmes. Pourtant, comme j'aurais fait de l'idée de souveraineté ou de vice, qui ne tarde pas à donner un visage nouveau à l'inconnu, avec qui on aurait fait si aisément, quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d'être insolent ou aimable, et dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m'appliquais à introduire dans le visage de l'inconnue, entièrement inconnue, l'idée qu'elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d'une autre personne ayant autant perdu tous les attributs humains, que j'avais connus, qu'un homme redevenu singe, si le nom et l'affirmation de l'identité ne m'avaient mis, malgré ce que le problème avait d'ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant l'ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d'un inculpé qu'il a vu, j'étais forcé, tant la différence était grande, de dire : « Non… je ne la reconnais pas. »
Gilberte de Saint-Loup me dit : « Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant ? » Comme je répondais : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j'entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m'empressai d'ajouter : « ou plutôt avec un vieil homme ». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer, comme elle, certains changements, qui s'étaient faits depuis ma première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de l'avance sur le fait : « C'est maintenant presque un grand jeune homme. » Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m'apercevais pas combien j'avais changé. Mais au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s'en apercevaient-ils ? Je n'avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J'aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l'évidence de la terrible chose.
Et maintenant je comprenais ce que c'était la vieillesse – la vieillesse qui de toutes les réalités est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu'au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d'Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu'au jour où le petit-fils d'une de nos amies, jeune homme qu'instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père ; je comprenais ce que signifiaient la mort, l'amour, les joies de l'esprit, l'utilité de la douleur, la vocation, etc. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l'arrière des choses, celle des idées à l'avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu'on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.
Sans doute la cruelle découverte que je venais de faire ne pourrait que me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j'avais décidé qu'elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au temps, au temps dans lequel baignent et changent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je n'aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que subit l'aspect des êtres et dont j'avais de nouveaux exemples à chaque minute, car tout en songeant à mon oeuvre, assez définitivement mise en marche pour ne pas se laisser arrêter par des distractions passagères, je continuais à dire bonjour aux gens que je connaissais et à causer avec eux. Le vieillissement, d'ailleurs, ne se marquait pas pour tous d'une manière analogue.
Je vis quelqu'un qui demandait mon nom, on me dit que c'était M. de Cambremer. Et alors pour me montrer qu'il m'avait reconnu : « Est-ce que vous avez toujours vos étouffements ? » me demanda-t-il ; et, sur ma réponse affirmative : « Vous voyez que ça n'empêche pas la longévité », me dit-il, comme si j'étais décidément centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente de mes souvenirs, que j'appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu'il était rendu méconnaissable par l'adjonction d'énormes poches rouges aux joues qui l'empêchaient d'ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n'osant regarder cette sorte d'anthrax dont il me semblait plus convenable qu'il me parlât le premier. Mais comme un malade courageux, il n'y faisait pas allusion, riait, et j'avais peur d'avoir l'air de manquer de coeur en ne lui demandant pas, de tact en lui demandant ce qu'il avait. « Mais ils ne vous viennent pas plus rarement avec l'âge ? » me demanda-t-il, en continuant à parler des étouffements. Je lui dis que non. « Ah ! si, ma soeur en a sensiblement moins qu'autrefois », me dit-il, d'un ton de contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi que pour sa soeur, et comme si l'âge était un de ces remèdes dont il n'admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme de Gaucourt, qu'ils ne me fussent pas salutaires. Mme de Cambremer-Legrandin s'étant approchée, j'avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n'osais pas cependant parler de ça le premier. « Vous êtes content de le voir ? me dit-elle. – Il va bien ? répliquai-je sur un ton incertain. – Mais mon Dieu, pas trop mal, comme vous voyez. » Elle ne s'était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n'était autre qu'un des masques du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu, et en l'épaississant si progressivement que la marquise n'en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m'informer tout bas auprès de quelqu'un si la mère du marquis vivait encore. En effet, dans l'appréciation du temps écoulé, il n'y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d'abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu'il n'en ait pas passé davantage. On n'avait jamais songé que le XIIIe siècle fût si loin, et après on a peine à croire qu'il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle, lesquelles pourtant sont innombrables en France. En quelques instants s'était fait en moi ce travail plus lent qui se fait chez ceux qui, ayant eu peine à comprendre qu'une personne qu'ils ont connue jeune ait soixante ans, en ont plus encore quinze ans après à apprendre qu'elle vit encore et n'a pas plus de soixante-quinze ans. Je demandai à M. de Cambremer comment allait sa mère. « Elle est toujours admirable », me dit-il, usant d'un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s'applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l'usage des facultés les plus matérielles, comme d'entendre, d'aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s'empreint, aux yeux de leurs enfants, d'une extraordinaire beauté morale.
Chez d'autres dont le visage était intact, ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à marcher ; on croyait d'abord qu'ils avaient mal aux jambes ; et ce n'est qu'ensuite qu'on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses semelles de plomb. Elle en embellissait d'autres, comme le prince d'Agrigente. À cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé, par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus, avaient été, comme un tapis de table qui a trop servi, remplacés par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j'avais connue ; une gravité consciente d'elle-même baignait les yeux où elle était teintée d'une bienveillance nouvelle qui s'inclinait vers chacun. Et comme, malgré tout, une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j'admirais la force de renouvellement original du Temps qui, tout en respectant l'unité de l'être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d'un même personnage. Car beaucoup de ces gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d'assez mauvais portraits d'eux-mêmes réunis dans l'exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l'un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard. Comparant ces images avec celles que j'avais sous les yeux de ma mémoire, j'aimais moins celles qui m'étaient montrées en dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir, à chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire : « Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous. » Je n'aurais pas osé ajouter : « Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu. » Et en effet c'était un nez nouveau et familial. Bref l'artiste, le Temps, avait « rendu » tous ces modèles de telle façon qu'ils étaient reconnaissables, mais ils n'étaient pas ressemblants, non parce qu'il les avait flattés mais parce qu'il les avait vieillis. Cet artiste-là, du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d'Odette, dont, le jour où j'avais pour la première fois vu Bergotte, j'avais aperçu l'esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le Temps l'avait enfin poussée jusqu'à la plus parfaite ressemblance, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une oeuvre et la complètent année par année.
Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait au contraire par l'absence du fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l'avais jamais expressément remarqué, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l'usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose, que je n'avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure l'apparence grisâtre et aussi la précision sculpturale de la pierre, sculptait ses traits allongés et mornes comme ceux de certains dieux égyptiens. Dieux ; plutôt revenants. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s'étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l'insignifiance de celles que disent les morts qu'on évoque. On se demandait quelle cause l'empêchait d'être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant le « double » insignifiant d'un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide un pâle et songeur petit fantôme de Legrandin, c'était la vieillesse.
En plusieurs, je finissais par reconnaître, non seulement eux-mêmes, mais eux tels qu'ils étaient autrefois, et par exemple Ski pas plus modifié qu'une fleur ou un fruit qui a séché. Il était un essai informe, confirmant mes théories sur l'art. D'autres n'étaient nullement des amateurs, étant des gens du monde. Mais eux aussi, la vieillesse ne les avait pas mûris et, même s'il s'entourait d'un premier cercle de rides et d'un arc de cheveux blancs, leur même visage poupin gardait l'enjouement de la dix-huitième année. Ils n'étaient pas des vieillards, mais des jeunes gens de dix-huit ans extrêmement fanés. Peu de chose eût suffi à effacer ces flétrissures de la vie, et la mort n'aurait pas plus de peine à rendre au visage sa jeunesse qu'il n'en faut pour nettoyer un portrait que seul un peu d'encrassement empêche de briller comme autrefois. Aussi je pensais à l'illusion dont nous sommes dupes quand, entendant parler d'un célèbre vieillard, nous nous fions d'avance à sa bonté, à sa justice, à sa douceur d'âme ; car je sentais qu'ils avaient été quarante ans plus tôt de terribles jeunes gens dont il n'y avait aucune raison pour supposer qu'ils n'avaient pas gardé la vanité, la duplicité, la morgue et les ruses.
Et pourtant, en complet contraste avec ceux-ci, j'eus la surprise de causer avec des hommes et des femmes jadis insupportables, et qui avaient perdu à peu près tous leurs défauts, soit que la vie, en décevant ou comblant leurs désirs, leur eût enlevé de leur présomption ou de leur amertume. Un riche mariage qui ne vous rend plus nécessaire la lutte ou l'ostentation, l'influence même de la femme, la connaissance lentement acquise de valeurs autres que celles auxquelles croit exclusivement une jeunesse frivole, leur avaient permis de détendre leur caractère et de montrer leurs qualités. Ceux-là, en vieillissant, semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont l'automne, en variant leurs couleurs, semble changer l'essence. Pour eux celle de la vieillesse se manifestait vraiment, mais comme une chose morale. Chez d'autres elle était plutôt physique, et si nouvelle que la personne (Mme d'Arpajon par exemple) me semblait à la fois inconnue et connue. Inconnue, car il m'était impossible de soupçonner que ce fût elle, et malgré moi je ne pus, en répondant à son salut, m'empêcher de laisser voir le travail d'esprit qui me faisait hésiter entre trois ou quatre personnes (parmi lesquelles n'était pas Mme d'Arpajon) pour savoir à qui je le rendais avec une chaleur du reste qui dut l'étonner, car dans le doute, ayant peur d'être trop froid si c'était une amie intime, j'avais compensé l'incertitude du regard par la chaleur de la poignée de main et du sourire. Mais d'autre part, son aspect nouveau ne m'était pas inconnu. C'était celui que j'avais souvent vu au cours de ma vie à des femmes âgées et fortes mais sans soupçonner alors qu'elles avaient pu, beaucoup d'années avant, ressembler à Mme d'Arpajon. Cet aspect était si différent de celui que j'avais connu à la marquise qu'on eût dit qu'elle était un être condamné, comme un personnage de féerie, à apparaître d'abord en jeune fille, puis en épaisse matrone, et qui reviendrait sans doute bientôt en vieille branlante et courbée. Elle semblait, comme une lourde nageuse qui ne voit plus le rivage qu'à une grande distance, repousser avec peine les flots du temps qui la submergeaient. Peu à peu pourtant, à force de regarder sa figure hésitante, incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d'autrefois, j'arrivai à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d'éliminer les carrés, les hexagones que l'âge avait ajoutés à ses joues. D'ailleurs, ce qu'il mêlait à celles des femmes n'était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues restées si semblables pourtant de la duchesse de Guermantes et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguai une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre.
Certains hommes boitaient dont on sentait bien que ce n'était pas par suite d'un accident de voiture, mais à cause d'une première attaque et parce qu'ils avaient déjà, comme on dit, un pied dans la tombe. Dans l'entrebâillement de la leur, à demi paralysées, certaines femmes semblaient ne pas pouvoir retirer complètement leur robe restée accrochée à la pierre du caveau, et elles ne pouvaient se redresser, infléchies qu'elles étaient, la tête basse, en une courbe qui était comme celle qu'elles occupaient actuellement entre la vie et la mort, avant la chute dernière. Rien ne pouvait lutter contre le mouvement de cette parabole qui les emportait et, dès qu'elles voulaient se lever, elles tremblaient et leurs doigts ne pouvaient rien retenir.
Chez certains même les cheveux n'avaient pas blanchi. Ainsi je reconnus quand il vint dire un mot à son maître le vieux valet de chambre du prince de Guermantes. Les poils bourrus qui hérissaient ses joues tout autant que son crâne étaient restés d'un roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre comme la duchesse de Guermantes. Mais il n'en paraissait pas moins vieux. On sentait seulement qu'il existe chez les hommes, comme dans le règne végétal les mousses, les lichens et tant d'autres, des espèces qui ne changent pas à l'approche de l'hiver.
Ces changements étaient, en effet, d'habitude ataviques, et la famille – parfois même – chez les Juifs surtout – la race – venait boucher ceux que le temps avait laissés en s'en allant là. D'ailleurs ces particularités, devais-je me dire qu'elles mourraient ? J'avais bien considéré toujours notre individu, à un moment donné du temps, comme un polypier où l'oeil, organisme indépendant bien qu'associé, si une poussière passe, cligne sans que l'intelligence le commande, bien plus, où l'intestin, parasite enfoui, s'infecte sans que l'intelligence l'apprenne, et pareillement pour l'âme, mais aussi dans la durée de la vie, comme une suite de moi juxtaposés mais distincts qui mourraient les uns après les autres ou même alterneraient entre eux, comme ceux qui à Combray prenaient pour moi la place l'un de l'autre quand venait le soir. Mais aussi j'avais vu que ces cellules morales qui composent un être sont plus durables que lui. J'avais vu les vices, le courage des Guermantes revenir en Saint-Loup, comme en lui-même ses défauts étranges et brefs de caractère, comme le sémitisme de Swann. Je pouvais le voir encore en Bloch. Il avait perdu son père depuis quelques années et, quand je lui avais écrit à ce moment, n'avait pu d'abord me répondre, car outre les grands sentiments de famille qui existent souvent dans les familles juives, l'idée que son père était un homme tellement supérieur à tous, avait donné à son amour pour lui la forme d'un culte. Il n'avait pu supporter de le perdre et avait dû s'enfermer près d'une année dans une maison de santé. Il avait répondu à mes condoléances sur un ton à la fois profondément senti et presque hautain, tant il me jugeait enviable d'avoir approché cet homme supérieur dont il eût volontiers donné la voiture à deux chevaux à quelque musée historique. Et maintenant, à sa table de famille, la même colère qui animait M. Bloch contre M. Nissim Bernard animait Bloch contre son beau-père. Il lui faisait les mêmes sorties à table. De même qu'en écoutant parler Cottard, Brichot, tant d'autres, j'avais senti que, par la culture et la mode, une seule ondulation propage dans toute l'étendue de l'espace les mêmes manières de dire, de penser, de même dans toute la durée du temps de grandes lames de fond soulèvent, des profondeurs des âges, les mêmes colères, les mêmes tristesses, les mêmes bravoures, les mêmes manies à travers les générations superposées, chaque section prise à plusieurs d'une même série offrant la répétition, comme des ombres sur des écrans successifs, d'un tableau aussi identique, quoique souvent moins insignifiant, que celui qui mettait aux prises de la même façon Bloch et son beau-père, M. Bloch père et M. Nissim Bernard, et d'autres que je n'avais pas connus.
Certaines figures sous la cagoule de leurs cheveux blancs avaient déjà la rigidité, les paupières scellées de ceux qui vont mourir, et leurs lèvres, agitées d'un tremblement perpétuel, semblaient marmonner la prière des agonisants. À un visage linéairement le même il suffisait, pour qu'il semblât autre, de cheveux blancs au lieu de cheveux noirs ou blonds. Les costumiers de théâtre savent qu'il suffit d'une perruque poudrée pour déguiser très suffisamment quelqu'un et le rendre méconnaissable. Le jeune comte de *** que j'avais vu dans la loge de Mme de Cambremer, alors lieutenant, le jour où Mme de Guermantes était dans la baignoire de sa cousine, avait toujours ses traits aussi parfaitement réguliers, plus même, la rigidité physiologique de l'artério-sclérose exagérant encore la rectitude impassible de la physionomie du dandy et donnant à ces traits l'intense netteté presque grimaçante à force d'immobilité qu'ils auraient eue dans une étude de Mantegna ou de Michel-Ange. Son teint jadis d'une rougeur égrillarde était maintenant d'une solennelle pâleur ; des poils argentés, un léger embonpoint, une noblesse de doge, une fatigue qui allait jusqu'à l'envie de dormir, tout concourait chez lui à donner l'impression nouvelle et prophétique de la majesté fatale. Substitué au rectangle de sa barbe blonde, le rectangle égal de sa barbe blanche le transformait si parfaitement que, remarquant que ce sous-lieutenant que j'avais connu avait cinq galons, ma première pensée fut de le féliciter non d'avoir été promu colonel mais d'être si bien en colonel, déguisement pour lequel il semblait avoir emprunté l'uniforme, l'air grave et triste de l'officier supérieur qu'avait été son père. Chez un autre, la barbe blanche substituée à la barbe blonde, comme le visage était resté vif, souriant et jeune, le faisait paraître seulement plus rouge et plus militant, augmentait l'éclat des yeux, et donnait au mondain resté jeune l'air inspiré d'un prophète.
La transformation que les cheveux blancs et d'autres éléments encore avaient opérée, surtout chez les femmes, m'eût retenu avec moins de force si elle n'avait été qu'un changement de couleur, ce qui peut charmer les yeux, mais pas, ce qui est troublant pour l'esprit, un changement de personnes. En effet, « reconnaître » quelqu'un, et plus encore, après n'avoir pas pu le reconnaître, l'identifier, c'est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c'est admettre que ce qui était ici, l'être qu'on se rappelle n'est plus, et que ce qui y est, c'est un être qu'on ne connaissait pas ; c'est avoir à penser un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface et l'annonciateur. Car ces changements, je savais ce qu'ils voulaient dire, ce à quoi ils préludaient. Aussi cette blancheur des cheveux impressionnait chez les femmes, jointe à tant d'autres changements. On me disait un nom et je restais stupéfait de penser qu'il s'appliquait à la fois à la blonde valseuse que j'avais connue autrefois et à la lourde dame à cheveux blancs qui passait pesamment près de moi. Avec une certaine roseur de teint, ce nom était peut-être la seule chose qu'il y avait de commun entre ces deux femmes, plus différentes – celle de ma mémoire et celle de la matinée Guermantes – qu'une ingénue et une douairière de pièce de théâtre. Pour que la vie ait pu arriver à donner à la valseuse ce corps énorme, pour qu'elle eût pu alentir comme au métronome ses mouvements embarrassés, pour qu'avec peut-être comme seule parcelle commune les joues, plus larges certes, mais qui dès la jeunesse étaient couperosées, elle eût pu substituer à la légère blonde ce vieux maréchal ventripotent, il lui avait fallu accomplir plus de dévastations et de reconstructions que pour mettre un dôme à la place d'une flèche, et quand on pensait qu'un pareil travail s'était opéré non sur de la matière inerte mais sur une chair qui ne change qu'insensiblement, le contraste bouleversant entre l'apparition présente et l'être que je me rappelais reculait celui-ci dans un passé plus que lointain, presque invraisemblable. On avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes sous une même dénomination ; car de même qu'on a peine à penser qu'un mort fut vivant ou que celui qui était vivant est mort aujourd'hui, il est presque aussi difficile, et du même genre de difficulté (car l'anéantissement de la jeunesse, la destruction d'une personne pleine de forces et de légèreté est déjà un premier néant), de concevoir que celle qui fut jeune est vieille, quand l'aspect de cette vieille, juxtaposé à celui de la jeune, semble tellement l'exclure que tour à tour c'est la vieille, puis la jeune, puis la vieille encore qui vous paraissent un rêve, et qu'on ne croirait pas que ceci peut avoir jamais été cela, que la matière de cela est elle-même, sans se réfugier ailleurs, grâce aux savantes manipulations du temps, devenue ceci, que c'est la même matière, n'ayant pas quitté le même corps – si l'on n'avait l'indice du nom pareil et le témoignage affirmatif des amis, auquel donne seule une apparence de vraisemblance la rose, étroite jadis entre l'or des épis, étalée maintenant sous la neige.
Comme pour la neige, d'ailleurs, le degré de blancheur des cheveux semblait en général comme un signe de la profondeur du temps vécu, comme ces sommets montagneux qui, même apparaissant aux yeux sur la même ligne que d'autres, révèlent pourtant le niveau de leur altitude au degré de leur neigeuse blancheur. Et ce n'était pourtant pas exact de tous, surtout pour les femmes. Ainsi les mèches de la princesse de Guermantes, qui quand elles étaient grises et brillantes comme de la soie semblaient d'argent autour de son front bombé, ayant pris à force de devenir blanches une matité de laine et d'étoupe, semblaient au contraire à cause de cela être grises comme une neige salie qui a perdu son éclat.
Et souvent ces blondes danseuses ne s'étaient pas seulement annexé, avec une perruque de cheveux blancs, l'amitié de duchesses qu'elles ne connaissaient pas autrefois. Mais, n'ayant fait jadis que danser, l'art les avait touchées comme la grâce. Et comme au XVIIe siècle d'illustres dames entraient en religion, elles vivaient dans un appartement rempli de peintures cubistes, un peintre cubiste ne travaillant que pour elles et elles ne vivant que pour lui. Pour les vieillards dont les traits avaient changé, ils tâchaient pourtant de garder fixée sur eux à l'état permanent, une de ces expressions fugitives qu'on prend pour une seconde de pose et avec lesquelles on essaye, soit de tirer parti d'un avantage extérieur, soit de pallier un défaut ; ils avaient l'air d'être définitivement devenus d'immutables instantanés d'eux-mêmes.
Tous ces gens avaient mis tant de temps à revêtir leur déguisement que celui-ci passait généralement inaperçu de ceux qui vivaient avec lui. Même un délai leur était souvent concédé où ils pouvaient continuer assez tard à rester eux-mêmes. Mais alors le déguisement prorogé se faisait plus rapidement ; de toutes façons il était inévitable. Je n'avais jamais trouvé aucune ressemblance entre Mme X… et sa mère que je n'avais connue que vieille, ayant l'air d'un petit Turc tout tassé. Et en effet j'avais toujours connu Mme X… charmante et droite et pendant très longtemps, en effet, elle l'était restée, pendant trop longtemps, car comme une personne qui avant que la nuit n'arrive a à ne pas oublier de revêtir son déguisement de Turque, elle s'était mise en retard, et aussi était-ce précipitamment, presque tout d'un coup, qu'elle s'était tassée et avait reproduit avec fidélité l'aspect de vieille Turque revêtu jadis par sa mère.
Il y avait des hommes que je savais parents d'autres sans avoir jamais pensé qu'ils eussent un trait commun ; en admirant le vieil ermite aux cheveux blancs qu'était devenu Legrandin, tout d'un coup je constatai, je peux dire que je découvris avec une satisfaction de zoologiste, dans le méplat de ses joues, la construction de celles de son jeune neveu, Léonor de Cambremer, qui pourtant avait l'air de ne lui ressembler nullement ; à ce premier trait commun j'en ajoutai un autre que je n'avais pas remarqué chez Léonor de Cambremer, puis d'autres et qui n'étaient aucun de ceux que m'offrait d'habitude la synthèse de sa jeunesse, de sorte que j'eus bientôt de lui comme une caricature plus vraie, plus profonde, que si elle avait été littéralement ressemblante ; son oncle me semblait maintenant seulement le jeune Cambremer ayant pris pour s'amuser les apparences du vieillard qu'en réalité il serait un jour, si bien que ce n'était plus seulement ce qu'étaient devenus les jeunes d'autrefois, mais ce que deviendraient ceux d'aujourd'hui, qui me donnait avec tant de force la sensation du temps.
Les traits où s'était gravée sinon la jeunesse, du moins la beauté ayant disparu chez les femmes, elles avaient cherché si, avec le visage qui leur restait, on ne pouvait s'en faire une autre. Déplaçant le centre, sinon de gravité, du moins de perspective, de leur visage, en composant les traits autour de lui suivant un autre caractère, elles commençaient à cinquante ans une nouvelle sorte de beauté, comme on prend sur le tard un nouveau métier, ou comme à une terre qui ne vaut plus rien pour la vigne on fait produire des betteraves. Autour de ces traits nouveaux on faisait fleurir une nouvelle jeunesse. Seules ne pouvaient s'accommoder de ces transformations les femmes trop belles, ou les trop laides. Les premières, sculptées comme un marbre aux lignes définitives duquel on ne peut plus rien changer, s'effritaient comme une statue. Les secondes, celles qui avaient quelque difformité de la face, avaient même sur les belles certains avantages. D'abord c'étaient les seules qu'on reconnaissait tout de suite. On savait qu'il n'y avait pas à Paris deux bouches pareilles et la leur me les faisait reconnaître dans cette matinée où je ne reconnaissais plus personne. Et puis elles n'avaient même pas l'air d'avoir vieilli. La vieillesse est quelque chose d'humain ; elles étaient des monstres, et elles ne semblaient pas avoir plus « changé » que des baleines.
Certains hommes, certaines femmes ne semblaient pas avoir vieilli, leur tournure était aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler on se mettait tout près de la figure lisse de peau et fine de contours, alors elle apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface végétale, une goutte d'eau, de sang, si on la place sous le microscope. Alors je distinguais de multiples taches graisseuses sur la peau que j'avais crue lisse et dont elles me donnaient le dégoût. Les lignes ne résistaient pas à cet agrandissement. Celle du nez se brisait de près, s'arrondissait, envahie par les mêmes cercles huileux que le reste de la figure ; et de près les yeux rentraient sous des poches qui détruisaient la ressemblance du visage actuel avec celle du visage d'autrefois qu'on avait cru retrouver. De sorte que, à l'égard de ces invités-là, ils étaient jeunes vus de loin, leur âge augmentait avec le grossissement de la figure et la possibilité d'en observer les différents plans ; il restait dépendant du spectateur, qui avait à se bien placer pour voir ces figures-là et à n'appliquer sur elles que ces regards lointains qui diminuent l'objet comme le verre que choisit l'opticien pour un presbyte ; pour elles la vieillesse, comme la présence des infusoires dans une goutte d'eau, était amenée par le progrès moins des années que, dans la vision de l'observateur, du degré de l'échelle.
Je retrouvai là un de mes anciens camarades que pendant dix ans j'avais vu presque tous les jours. On demanda à nous représenter. J'allai donc à lui et il me dit d'une voix que je reconnus très bien : « C'est une bien grande joie pour moi après tant d'années. » Mais quelle surprise pour moi ! Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné, car si c'était celle de mon ami, elle sortait d'un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il me semblait que ce ne pût être qu'artificiellement, par un truc de mécanique, qu'on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros vieillard quelconque. Pourtant je savais que c'était lui, la personne qui nous avait présentés après si longtemps l'un à l'autre n'avait rien d'un mystificateur. Lui-même me déclara que je n'avais pas changé, et je compris qu'il ne se croyait pas changé. Alors je le regardai mieux. Et, en somme, sauf qu'il avait tellement grossi, il avait gardé bien des choses d'autrefois. Pourtant je ne pouvais comprendre que ce fût lui. Alors j'essayai de me rappeler. Il avait dans sa jeunesse des yeux bleus, toujours riants, perpétuellement mobiles, en quête évidemment de quelque chose à quoi je n'avais pensé et qui devait être fort désintéressée, la vérité sans doute, poursuivie en perpétuelle incertitude, avec une sorte de gaminerie, de respect errant pour tous les amis de sa famille. Or, devenu homme politique influent, capable, despotique, ces yeux bleus qui d'ailleurs n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient, s'étaient immobilisés, ce qui leur donnait un regard pointu, comme sous un sourcil froncé. Aussi l'expression de gaieté, d'abandon, d'innocence s'était-elle changée en une expression de ruse et de dissimulation. Décidément, il me semblait que c'était quelqu'un d'autre, quand tout d'un coup j'entendis, à une chose que je disais, son rire, son fou rire d'autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard. Des mélomanes trouvent qu'orchestrée par X… la musique de Z… devient absolument différente. Ce sont des nuances que le vulgaire ne saisit pas. Mais un fou rire étouffé d'enfant sous un oeil en pointe comme un crayon bleu bien taillé quoique un peu de travers, c'est plus qu'une différence d'orchestration. Le rire cessa, j'aurais bien voulu reconnaître mon ami mais, comme dans l'Odyssée Ulysse s'élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d'obtenir d'une apparition une réponse qui l'identifie, comme le visiteur d'une exposition d'électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami.
Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par hasard j'avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de Saint-Fiacre (belle-fille de l'amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D'ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n'était pas restituable. C'est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d'autres drogues. Ses yeux profondément cernés de noir étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s'était levée, me dit-on, pour cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent vite à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour son fils, car il avait l'air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu'à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l'alcool et le sel ; il était revenu à la trentaine et semblait même ce jour-là ne pas l'avoir atteinte. C'est qu'il s'était, le matin même, fait couper les cheveux. Pourtant il y en eut un que, même nommé, je ne pus reconnaître, et je crus à un homonyme car il n'avait aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j'avais connu autrefois, mais que j'avais retrouvé il y a quelques années. C'était pourtant lui, blanchi seulement et engraissé, mais il avait rasé ses moustaches, et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité.
Chose curieuse, le phénomène de la vieillesse semblait dans ses modalités tenir compte de quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que de petits bourgeois n'auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s'était foncée comme un livre.
Et je pensais aussi à tous ceux qui n'étaient pas là, parce qu'ils ne le pouvaient pas, que leur secrétaire, cherchant à donner l'illusion de leur survie, avait excusés par une de ces dépêches qu'on remettait de temps à autre à la princesse, à ces malades, depuis des années mourants, qui ne se lèvent plus, ne bougent plus, et, même au milieu de l'assiduité frivole de visiteurs attirés par une curiosité de touristes ou une confiance de pèlerins, les yeux clos, tenant leur chapelet, rejetant à demi leur drap déjà mortuaire, sont pareils à des gisants que le mal a sculptés jusqu'au squelette dans une chair rigide et blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau.
Les femmes tâchaient à rester en contact avec ce qui avait été le plus individuel de leur charme, mais souvent la matière nouvelle de leur visage ne s'y prêtait plus. On était effrayé, en pensant aux périodes qui avaient dû s'écouler avant que s'accomplît une pareille révolution dans la géologie d'un visage, de voir quelles érosions s'étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions au bord des joues entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires.
Sans doute certaines femmes étaient encore très reconnaissables, le visage était resté presque le même, et elles avaient seulement, comme par une harmonie convenable avec la saison, revêtu les cheveux gris qui étaient leur parure d'automne. Mais pour d'autres, et pour des hommes aussi, la transformation était si complète, l'identité si impossible à établir – par exemple entre un noir viveur qu'on se rappelait et le vieux moine qu'on avait sous les yeux – que plus même qu'à l'art de l'acteur, c'était à celui de certains prodigieux mimes, dont Fregoli reste le type, que faisaient penser ces fabuleuses transformations. La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant que l'indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu'à la surface ce masque de plâtre que lui avait appliqué la vieillesse. Puis tout à coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner, elle s'en servait comme d'un masque de théâtre pour faire rire ! Mais presque toutes les femmes n'avaient pas de trêve dans leur effort pour lutter contre l'âge et tendaient, vers la beauté qui s'éloignait comme un soleil couchant et dont elles voulaient passionnément conserver les derniers rayons, le miroir de leur visage. Pour y réussir, certaines cherchaient à l'aplanir, à élargir la blanche superficie, renonçant au piquant de fossettes menacées, aux mutineries d'un sourire condamné et déjà à demi désarmé ; tandis que, d'autres voyant la beauté définitivement disparue et obligées de se réfugier dans l'expression, comme on compense par l'art de la diction la perte de la voix, elles se raccrochaient à une moue, à une patte d'oie, à un regard vague, parfois à un sourire qui, à cause de l'incoordination de muscles qui n'obéissaient plus, leur donnait l'air de pleurer.
D'ailleurs, même chez les hommes qui n'avaient subi qu'un léger changement, dont la moustache était devenue blanche, etc., on sentait que ce changement n'était pas positivement matériel. C'était comme si on les avait vus à travers une vapeur colorante, un verre peint qui changeait l'aspect de leur figure mais surtout, par ce qu'il y ajoutait de trouble, montrait que ce qu'il nous permettait de voir « grandeur nature » était en réalité très loin de nous, dans un éloignement différent, il est vrai, de celui de l'espace, mais du fond duquel, comme d'un autre rivage, nous sentions qu'ils avaient autant de peine à nous reconnaître que nous eux. Seule peut-être Mme de Forcheville, comme injectée d'un liquide, d'une espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l'empêche de se modifier, avait l'air d'une cocotte d'autrefois à jamais « naturalisée ».
« Vous me prenez pour ma mère », m'avait dit Gilberte. C'était vrai. C'eût été d'ailleurs presque aimable : on part de l'idée que les gens sont restés les mêmes et on les trouve vieux. Mais une fois que l'idée dont on part est qu'ils sont vieux, on les retrouve, on ne les trouve pas si mal. Pour Odette ce n'était pas seulement cela ; son aspect, une fois qu'on savait son âge et qu'on s'attendait à une vieille femme, semblait un défi plus miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de la nature. Elle, si je ne la reconnus pas d'abord, ce fut non parce qu'elle avait, mais parce qu'elle n'avait pas changé. Me rendant compte depuis une heure de ce que le temps ajoutait de nouveau aux êtres et qu'il fallait soustraire pour les retrouver tels que je les avais connus, je faisais maintenant rapidement ce calcul et, ajoutant à l'ancienne Odette le chiffre d'années qui avait passé sur elle, le résultat que je trouvai fut une personne qui me sembla ne pas pouvoir être celle que j'avais sous les yeux, précisément parce que celle-là était pareille à celle d'autrefois. Quelle était la part du fard, de la teinture ? Elle avait l'air sous ses cheveux dorés tout plats – un peu un chignon ébouriffé de grosse poupée mécanique sur une figure étonnée et immuable de poupée aussi – auxquels se superposait un chapeau de paille plat aussi, de l'Exposition de 1878 (dont elle eût certes été alors, et surtout si elle eût eu alors l'âge d'aujourd'hui, la plus fantastique merveille) venant débiter son couplet dans une revue de fin d'année, mais de l'Exposition de 1878 représentée par une femme encore jeune.
À côté de nous, un ministre d'avant l'époque boulangiste, et qui l'était de nouveau, passait lui aussi, en envoyant aux dames un sourire tremblotant et lointain, mais comme emprisonné dans les mille liens du passé, comme un petit fantôme qu'une main invisible promenait, diminué de taille, changé dans sa substance et ayant l'air d'une réduction en pierre ponce de soi-même. Cet ancien président du Conseil, si bien reçu dans le faubourg Saint-Germain, avait jadis été l'objet de poursuites criminelles, exécré du monde et du peuple. Mais grâce au renouvellement des individus qui composent l'un et l'autre, et, dans les individus subsistants, des passions et même des souvenirs, personne ne le savait plus et il était honoré. Aussi n'y a-t-il pas d'humiliation si grande dont on ne devrait prendre aisément son parti, sachant qu'au bout de quelques années, nos fautes ensevelies ne seront plus qu'une invisible poussière sur laquelle sourira la paix souriante et fleurie de la nature. L'individu momentanément taré se trouvera, par le jeu d'équilibre du temps, pris entre deux couches sociales nouvelles qui n'auront pour lui que déférence et admiration, et au-dessus desquelles il se prélassera aisément. Seulement c'est au temps qu'est confié ce travail ; et au moment de ses ennuis, rien ne peut le consoler que la jeune laitière d'en face l'ait entendu appeler « chéquard » par la foule qui montrait le poing tandis qu'il entrait dans le « panier à salade », la jeune laitière qui ne voit pas les choses dans le plan du temps, qui ignore que les hommes qu'encense le journal du matin furent déconsidérés jadis, et que l'homme qui frise la prison en ce moment et peut-être, en pensant à cette jeune laitière, n'aura pas les paroles humbles qui lui concilieraient la sympathie, sera un jour célébré par la presse et recherché par les duchesses. Et le temps éloigne pareillement les querelles de famille. Et chez la princesse de Guermantes on voyait un couple où le mari et la femme avaient pour oncles, morts aujourd'hui, deux hommes qui ne s'étaient pas contentés de se souffleter mais dont l'un, pour plus humilier l'autre, lui avait envoyé comme témoins son concierge et son maître d'hôtel, jugeant que des gens du monde eussent été trop bien pour lui. Mais ces histoires dormaient dans les journaux d'il y a trente ans et personne ne les savait plus. Et ainsi le salon de la princesse de Guermantes était illuminé, oublieux et fleuri, comme un paisible cimetière. Le temps n'y avait pas seulement défait d'anciennes créatures, il y avait rendu possibles, il y avait créé des associations nouvelles.
Pour en revenir à cet homme politique, malgré son changement de substance physique, tout aussi profond que la transformation des idées morales qu'il éveillait maintenant dans le public, en un mot malgré tant d'années passées depuis qu'il avait été président du Conseil, il faisait partie du nouveau cabinet, dont le chef lui avait donné un portefeuille, un peu comme ces directeurs de théâtre confient un rôle à une de leurs anciennes camarades, retirée depuis longtemps, mais qu'ils jugent encore plus capable que les jeunes de tenir un rôle avec finesse, de laquelle d'ailleurs ils savent la difficile situation financière et qui, à près de quatre-vingts ans, montre encore au public l'intégrité de son talent presque intact avec cette continuation de la vie qu'on s'étonne ensuite d'avoir pu constater quelques jours avant la mort.
Pour Mme de Forcheville au contraire, c'était si miraculeux, qu'on ne pouvait même pas dire qu'elle avait rajeuni, mais plutôt qu'avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l'incarnation de l'Exposition universelle de 1878, elle eût été, dans une exposition végétale d'aujourd'hui, la curiosité et le clou. Pour moi, du reste, elle ne semblait pas dire : « Je suis l'Exposition de 1878 », mais plutôt : « Je suis l'allée des Acacias de 1892. » Il semblait qu'elle eût pu y être encore. D'ailleurs, justement parce qu'elle n'avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l'air d'une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps mon nom sur mon visage, comme un élève, sur celui de son examinateur, une réponse qu'il eût trouvée plus facilement dans sa tête. Je me nommai et aussitôt, comme si j'avais perdu grâce à ce nom incantateur l'apparence d'arbousier ou de kangourou que l'âge m'avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l'avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés, quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, « à la ville », de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu'ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d'accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l'air de me regarder d'un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l'Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit : « Vous êtes gentil, my dear, merci », et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu'elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises : « Merci tant, merci tant. » Mais moi qui avais jadis fait de si longs trajets pour l'apercevoir au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la première fois que j'avais été chez elle, comme un trésor, les minutes passées maintenant auprès d'elle me semblaient interminables à cause de l'impossibilité de savoir que lui dire, et je m'éloignai tout en me disant que les paroles de Gilberte « Vous me prenez pour ma mère » n'étaient pas seulement vraies, mais encore qu'elles n'avaient rien que d'aimable pour la fille.
D'ailleurs, il n'y avait pas que chez cette dernière qu'avaient apparu des traits familiaux qui jusque-là étaient restés aussi invisibles dans sa figure que ces parties d'une graine repliées à l'intérieur et dont on ne peut deviner la saillie qu'elles feront un jour au dehors. Ainsi un énorme busquage maternel venait, chez l'une ou chez l'autre, transformer vers la cinquantaine un nez jusque-là droit et pur. Chez une autre, fille de banquier, le teint, d'une fraîcheur de jardinière, se roussissait, se cuivrait, et prenait comme le reflet de l'or qu'avait tant manié le père. Certains même avaient fini par ressembler à leur quartier, portaient sur eux comme le reflet de la rue de l'Arcade, de l'avenue du Bois, de la rue de l'Élysée. Mais surtout ils reproduisaient les traits de leurs parents.
Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte, et devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu'elle pensait – pensait est beaucoup dire –, ce qu'elle éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu'elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et, tout en allant à table au bras d'une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue. Les impressions de Mme de Forcheville – sauf une, celle qui l'avait fait précisément assister à la soirée, la tendresse pour sa fille bien-aimée, l'orgueil qu'elle donnât une soirée si brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne plus être rien – ces impressions n'étaient pas joyeuses, et commandaient seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu'on lui faisait, défense timorée comme celle d'un enfant. On n'entendait que ces mots : « Je ne sais pas si Mme de Forcheville me reconnaît, je devrais peut-être me faire présenter à nouveau. – Ça, par exemple, vous pouvez vous en dispenser », répondait-on à tue-tête, sans songer que la mère de Gilberte entendait tout (sans y songer, ou sans s'en soucier). « C'est bien inutile. Pour l'agrément qu'elle vous apportera ! On la laisse dans son coin. Du reste, elle est un peu gaga. » Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux, pour les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d'avoir été impolie, et tout de même agitée par l'offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne s'étonnait pas outre mesure, car, se sentant très mal depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de remettre la fête mais sa fille avait refusé. Mme de Forcheville ne l'en aimait pas moins ; toutes les duchesses qui entraient, l'admiration de tout le monde pour le nouvel hôtel inondaient de joie son coeur, et quand entra la marquise de Sabran, qui était alors la dame où menait si difficilement le plus haut échelon social, Mme de Forcheville sentit qu'elle avait été une bonne et prévoyante mère et que sa tâche maternelle était achevée. De nouveaux invités ricaneurs la firent à nouveau regarder et parler toute seule, si c'est parler que tenir un langage muet qui se traduit seulement par des gesticulations. Si belle encore, elle était devenue – ce qu'elle n'avait jamais été – infiniment sympathique ; car elle qui avait trompé Swann et tout le monde, c'était l'univers entier maintenant qui la trompait ; et elle était devenue si faible qu'elle n'osait même plus, les rôles étant retournés, se défendre contre les hommes. Et bientôt elle ne se défendrait pas contre la mort.
Mais après cette anticipation, revenons trois ans en arrière, c'est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de Guermantes.
J'eus de la peine à reconnaître mon camarade Bloch, lequel d'ailleurs maintenant avait pris non seulement le pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand-père pour reconnaître la « douce vallée » de l'Hébron et les « chaînes d'Israël » que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait en effet complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge, mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l'accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu'une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation, où le nasonnement d'autrefois prenait un air de dédain d'articuler qui allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure, à la suppression des moustaches, à l'élégance, au type, à la volonté, ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien arrangée. Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise, devoir d'être belle, d'exprimer l'esprit, la bienveillance, l'effort. La seule présence de ce monocle dans la figure de Bloch dispensait d'abord de se demander si elle était jolie ou non, comme devant ces objets anglais dont un garçon dit dans un magasin que « c'est le grand chic », après quoi on n'ose plus se demander si cela vous plaît. D'autre part, il s'installait derrière la glace de ce monocle dans une position aussi hautaine, distante et confortable que si ç'avait été la glace d'un huit-ressorts, et pour assortir la figure aux cheveux plats et au monocle, ses traits n'exprimaient plus jamais rien.
Bloch me demanda de le présenter au prince de Guermantes ; je ne fis à cela pas l'ombre des difficultés auxquelles je m'étais heurté le jour où j'avais été pour la première fois en soirée chez lui qui m'avaient semblé naturelles, alors que maintenant cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela m'eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à l'improviste quelqu'un qu'il n'eût pas invité. Était-ce parce que, depuis cette époque lointaine, j'étais devenu un « familier », quoique depuis quelque temps un « oublié », de ce monde où alors j'étais si nouveau ; était-ce, au contraire, parce que, n'étant pas un véritable homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n'existait plus pour moi, une fois la timidité tombée ; était-ce parce que, les êtres ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier (souvent leur second et leur troisième) aspect factice, je sentais derrière la hauteur dédaigneuse du prince une grande avidité humaine de connaître des êtres, de faire la connaissance de ceux-là mêmes qu'il affectait de dédaigner ? Était-ce parce qu'aussi le prince avait changé, comme tous ces insolents de la jeunesse et de l'âge mûr à qui la vieillesse apporte sa douceur (d'autant plus que les hommes débutants et les idées inconnues contre lesquels ils regimbaient, ils les connaissaient depuis longtemps de vue et les savaient reçus, autour d'eux), et surtout si la vieillesse a pour adjuvant quelque vertu, ou quelque vice qui étende les relations, ou la révolution que fait une conversion politique, comme celle du prince au dreyfusisme ?
Bloch m'interrogeait, comme moi je faisais autrefois en entrant dans le monde, comme il m'arrivait encore de faire, sur les gens que j'y avais connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout que ces gens de Combray qu'il m'était souvent arrivé de vouloir « situer » exactement. Mais Combray avait pour moi une forme si à part, si impossible à confondre avec le reste, que c'était un puzzle que je ne pouvais jamais arriver à faire rentrer dans la carte de France. « Alors le prince de Guermantes ne peut me donner aucune idée ni de Swann, ni de M. de Charlus ? » me demandait Bloch, à qui j'avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne. « Nullement. – Mais en quoi consistait la différence ? – Il aurait fallu vous faire causer avec eux, mais c'est impossible, Swann est mort et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient énormes. » Et tandis que l'oeil de Bloch brillait en pensant à ce que pouvaient être ces personnages merveilleux, je pensais que je lui exagérais le plaisir que j'avais eu à me trouver avec eux, n'en ayant jamais ressenti que quand j'étais seul, et l'impression des différenciations véritables n'ayant lieu que dans notre imagination. Bloch s'en aperçut-il ? « Tu me peins peut-être cela trop en beau, me dit-il ; ainsi la maîtresse de maison d'ici, la princesse de Guermantes, je sais bien qu'elle n'est plus jeune, mais enfin il n'y a pas tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de sa merveilleuse beauté. Certes, je reconnais qu'elle a grand air, et elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin je ne la trouve pas tellement inouïe que tu disais. Évidemment elle est très racée, mais enfin… » Je fus obligé de dire à Bloch qu'il ne me parlait pas de la même personne. La princesse de Guermantes en effet était morte, et c'est l'ex-madame Verdurin que le prince, ruiné par la défaite allemande, avait épousée. « Tu te trompes, j'ai cherché dans le Gotha de cette année, me confessa naïvement Bloch, et j'ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l'hôtel où nous sommes et marié à tout ce qu'il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Baux. » En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari, avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l'avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile, et maintenant celle-ci par un troisième mariage était princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l'Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant « la duchesse de Duras », comme si c'eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le principe des castes voulant qu'elle mourût Mme Verdurin, ce titre qu'on ne s'imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. « Faire parler d'elle », cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l'être dans le faubourg Saint-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages, dans un sens ou dans l'autre, « disproportionnés ». Quand elle eut épousé le prince de Guermantes, on dut se dire que c'était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, dans cette identité de titre, de nom, qui faisait qu'il y avait encore une princesse de Guermantes et qu'elle n'avait aucun rapport avec celle qui m'avait tant charmé et qui n'était plus là et qui était comme une morte sans défense à qui on l'eût volé, il y avait quelque chose d'aussi douloureux qu'à voir les objets qu'avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle, et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété ; et toujours, sans interruption, viendrait comme un flot de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire, remplacée d'âge en âge dans son emploi par une femme différente, une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout ce qui change et blesse nos coeurs, le nom refermant sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours pareille placidité immémoriale.
Certes, même ce changement extérieur dans les figures que j'avais connues n'était que le symbole d'un changement intérieur qui s'était effectué jour par jour ; peut-être ces gens avaient-ils continué à accomplir les mêmes choses, mais jour par jour l'idée qu'ils se faisaient d'elles et des êtres qu'ils fréquentaient ayant un peu dévié, au bout de quelques années, sous les mêmes noms c'était d'autres choses, d'autres gens qu'ils aimaient, et étant devenus d'autres personnes, il eût été étonnant qu'ils n'eussent pas eu de nouveaux visages.
Parmi les personnes présentes se trouvait un homme considérable qui venait, dans un procès fameux, de donner un témoignage dont la seule valeur résidait dans sa haute moralité devant laquelle les juges et les avocats s'étaient unanimement inclinés et qui avait entraîné la condamnation de deux personnes. Aussi y eut-il un mouvement de curiosité quand il entra, et de déférence. C'était Morel. J'étais peut-être seul à savoir qu'il avait été entretenu par Saint-Loup et en même temps par un ami de Saint-Loup. Malgré ces souvenirs il me dit bonjour avec plaisir quoique avec réserve. Il se rappelait le temps où nous nous étions vus à Balbec, et ces souvenirs avaient pour lui la poésie et la mélancolie de la jeunesse.
Mais il y avait aussi des personnes que je ne pouvais pas reconnaître pour la raison que je ne les avais pas connues, car, aussi bien que sur les êtres eux-mêmes, le temps avait aussi, dans ce salon, exercé sa chimie sur la société. Ce milieu, en la nature spécifique duquel, définie par certaines affinités qui lui attiraient tous les grands noms princiers de l'Europe et la répulsion qui éloignait d'elle tout élément non aristocratique, j'avais trouvé comme un refuge matériel pour ce nom de Guermantes auquel il prêtait sa dernière réalité, ce milieu avait lui-même subi dans sa constitution intime et que j'avais crue stable, une altération profonde. La présence de gens que j'avais vus dans de tout autres sociétés et qui me semblaient ne devoir jamais pénétrer dans celle-là m'étonna moins encore que l'intime familiarité avec laquelle ils y étaient reçus, appelés par leur prénom. Un certain ensemble de préjugés aristocratiques, de snobismes, qui jadis écartait automatiquement du nom de Guermantes tout ce qui ne s'harmonisait pas avec lui avait cessé de fonctionner.
Certains (Tossizza, Kleinmichel) qui, quand j'avais débuté dans le monde, donnaient de grands dîners où ils ne recevaient que la princesse de Guermantes, la duchesse de Guermantes, la princesse de Parme et étaient chez ces dames à la place d'honneur, passaient pour ce qu'il y avait de mieux assis dans la société d'alors, et l'étaient peut-être, avaient passé, sans laisser aucune trace. Étaient-ce des étrangers en mission diplomatique repartis pour leur pays ? Peut-être un scandale, un suicide, un enlèvement les avait-il empêchés de reparaître dans le monde, ou bien étaient-ils allemands. Mais leur nom ne devait son lustre qu'à leur situation d'alors et n'était plus porté par personne, on ne savait même pas qui je voulais dire si je parlais d'eux, et essayant d'épeler le nom on croyait à des rastaquouères. Les personnes qui n'auraient pas dû, selon l'ancien code social, se trouver là, avaient, à mon grand étonnement, pour meilleures amies des personnes admirablement nées, lesquelles n'étaient venues s'embêter chez la princesse de Guermantes qu'à cause de leurs nouvelles amies. Car ce qui caractérisait le plus cette société, c'était sa prodigieuse aptitude au déclassement.
Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. Le faubourg Saint-Germain, comme une douairière gâteuse, ne répondait que par des sourires timides à des domestiques insolents qui envahissaient ses salons, buvaient son orangeade et lui présentaient leurs maîtresses.
Encore la sensation du temps écoulé et d'une petite partie disparue de mon passé m'était-elle donnée moins vivement par la destruction de cet ensemble cohérent (qu'avait été le salon Guermantes) que par l'anéantissement même de la connaissance des mille raisons, des mille nuances qui faisait que tel qui s'y trouvait encore maintenant y était tout naturellement indiqué et à sa place, tandis que tel autre qui l'y coudoyait y présentait une nouveauté suspecte. Cette ignorance n'était pas que du monde, mais de la politique, de tout. Car la mémoire durait moins que la vie chez les individus, et d'ailleurs, de très jeunes, qui n'avaient jamais eu les souvenirs abolis chez les autres, faisant maintenant une partie du monde, et très légitimement, même au sens nobiliaire, les débuts étant oubliés ou ignorés, ils prenaient les gens au point d'élévation ou de chute où ils se trouvaient, croyant qu'il en avait toujours été ainsi, que Mme Swann et la princesse de Guermantes et Bloch avaient toujours eu la plus grande situation, que Clemenceau et Viviani avaient toujours été conservateurs. Et comme certains faits ont plus de durée, le souvenir exécré de l'affaire Dreyfus persistant vaguement chez eux grâce à ce que leur avaient dit leurs pères, si on leur disait que Clemenceau avait été dreyfusard, ils disaient : « Pas possible, vous confondez, il est juste de l'autre côté. » Des ministres tarés et d'anciennes filles publiques étaient tenus pour des parangons de vertu. Quelqu'un ayant demandé à un jeune homme de la plus grande famille s'il n'y avait pas eu quelque chose à dire sur la mère de Gilberte, le jeune seigneur répondit qu'en effet dans la première partie de son existence elle avait épousé un aventurier du nom de Swann, mais qu'ensuite elle avait épousé un des hommes les plus en vue de la société, le comte de Forcheville. Sans doute quelques personnes encore dans ce salon, la duchesse de Guermantes par exemple, eussent souri de cette assertion (qui, niant l'élégance de Swann, me paraissait monstrueuse, alors que moi-même jadis, à Combray, j'avais cru avec ma grand-tante que Swann ne pouvait connaître des « princesses »), et aussi des femmes qui eussent pu se trouver là mais qui ne sortaient plus guère, les duchesses de Montmorency, de Mouchy, de Sagan, qui avaient été les amies intimes de Swann et n'avaient jamais aperçu ce Forcheville, non reçu dans le monde au temps où elles y allaient encore. Mais précisément c'est que la société d'alors, de même que les visages aujourd'hui modifiés et les cheveux blonds remplacés par des cheveux blancs, n'existait plus que dans la mémoire d'êtres dont le nombre diminuait tous les jours.
Bloch, pendant la guerre, avait cessé de « sortir », de fréquenter ses anciens milieux d'autrefois où il faisait piètre figure. En revanche, il n'avait cessé de publier de ces ouvrages dont je m'efforçais aujourd'hui, pour ne pas être entravé par elle, de détruire l'absurde sophistique, ouvrages sans originalité mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes du monde l'impression d'une hauteur intellectuelle peu commune, d'une sorte de génie. Ce fut donc après une scission complète entre son ancienne mondanité et la nouvelle que, dans une société reconstituée, il avait fait, pour une phase nouvelle de sa vie, honorée, glorieuse, une apparition de grand homme. Les jeunes gens ignoraient naturellement qu'il fit à cet âge-là des débuts dans la société, d'autant que le peu de noms qu'il avait retenus dans la fréquentation de Saint-Loup lui permettaient de donner à son prestige actuel une sorte de recul indéfini. En tout cas il paraissait un de ces hommes de talent qui à toute époque ont fleuri dans le grand monde, et on ne pensait pas qu'il eût jamais vécu ailleurs.
Les anciens assuraient que dans le monde tout était changé, qu'on y recevait des gens que jamais de leur temps on n'aurait reçus, et, comme on dit, c'était vrai et ce n'était pas vrai. Ce n'était pas vrai parce qu'ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d'aujourd'hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d'arrivée tandis qu'eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d'autres se rappelaient le départ. Une génération suffit pour que s'y ramène le changement qui en des siècles s'est fait pour le nom bourgeois d'un Colbert devenu nom noble. Et d'autre part, cela pourrait être vrai car si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi lesquelles même celles de ne recevoir que des gens chic. Non seulement le snobisme change de forme, mais il pourrait disparaître comme la guerre même, les radicaux, les juifs être reçus au Jockey.
Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose parce qu'elle connaissait des actrices, etc., les dames aujourd'hui vieilles de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire, d'une part parce qu'elles savaient exactement sa naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme de Forcheville eût appelé des royalties, mais encore parce qu'elle dédaignait de venir dans la famille, s'y ennuyait et qu'on savait qu'on n'y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et politiques, d'ailleurs mal sues, ne faisaient qu'augmenter sa rareté, donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires d'État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait : « Est-ce même la peine d'inviter Oriane ? Elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne faut pas se faire d'illusions. » Et si, vers 10 heures et demie, dans une toilette éclatante, paraissant, de ses yeux, durs pour elles, mépriser toutes ses cousines, entrait Oriane qui s'arrêtait sur le seuil avec une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c'était une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée qu'autrefois, pour un directeur de théâtre, que Sarah Bernhardt, qui avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas, fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies, récité au lieu du morceau promis vingt autres. La présence de cette Oriane, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut en bas et qui n'en continuait pas moins (l'esprit mène le monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer la soirée de la douairière, où il n'y avait pourtant que des femmes excessivement chic, en dehors et au-dessus de toutes les autres soirées de douairières de la même season (comme aurait dit encore Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s'était pas dérangée Oriane.
Dès que j'eus fini de parler au prince de Guermantes, Bloch se saisit de moi et me présenta à une jeune femme qui avait beaucoup entendu parler de moi par la duchesse de Guermantes et qui était une des femmes les plus élégantes du jour. Or son nom m'était entièrement inconnu, et celui des différents Guermantes ne devait pas lui être très familier car elle demanda à une Américaine à quel titre Mme de Saint-Loup avait l'air si intime avec toute la plus brillante société qui se trouvait là. Or cette Américaine était mariée au comte de Farcy, parent obscur des Forcheville et pour lequel ils représentaient ce qu'il y a de plus grand au monde. Aussi répondit-elle tout naturellement : « Quand ce ne serait que parce qu'elle est née Forcheville. C'est ce qu'il y a de plus grand. » Encore Mme de Farcy, tout en croyant naïvement le nom de Forcheville supérieur à celui de Saint-Loup, savait-elle du moins ce qu'était ce dernier. Mais la charmante amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes l'ignorait absolument et, étant assez étourdie, répondit de bonne foi à une jeune fille qui lui demandait comment Mme de Saint-Loup était parente du maître de la maison, le prince de Guermantes : « Par les Forcheville », renseignement que la jeune fille communiqua comme si elle l'avait possédé de tout temps à une de ses amies, laquelle, ayant mauvais caractère et étant nerveuse, devint rouge comme un coq la première fois qu'un monsieur lui dit que ce n'était pas par les Forcheville que Gilberte tenait aux Guermantes, de sorte que le monsieur crut qu'il s'était trompé, adopta l'erreur et ne tarda pas à la propager. Les dîners, les fêtes mondaines, étaient pour l'Américaine une sorte d'école Berlitz. Elle entendait les noms et les répétait sans avoir connu préalablement leur valeur, leur portée exacte. On expliqua à quelqu'un qui demandait si Tansonville venait à Gilberte de son père M. de Forcheville, que cela ne venait pas du tout par là, que c'était une terre de la famille de son mari, que Tansonville était voisin de Guermantes, appartenait à Mme de Marsantes, mais, étant très hypothéqué, avait été racheté en dot par Gilberte. Enfin un vieux de la vieille ayant évoqué Swann ami des Sagan et des Mouchy, et l'Américaine amie de Bloch ayant demandé comment je l'avais connu, déclara que je l'avais connu chez Mme de Guermantes, ne se doutant pas du voisin de campagne, jeune ami de mon grand-père, qu'il représentait pour moi. Des méprises de ce genre ont été commises par les hommes les plus fameux et passent pour particulièrement graves dans toute société conservatrice. Saint-Simon, voulant montrer que Louis XIV était d'une ignorance qui « le fit tomber quelquefois, en public, dans les absurdités les plus grossières », ne donne de cette ignorance que deux exemples, à savoir que le roi, ne sachant pas que Renel était de la famille de Clermont-Gallerande, ni Saint-Herem de celle de Montmorin, les traita en hommes de peu. Du moins, en ce qui concerne Saint-Herem, avons-nous la consolation de savoir que le roi ne mourut pas dans l'erreur, car il fut détrompé « fort tard » par M. de La Rochefoucauld. « Encore, ajoute Saint-Simon avec un peu de pitié, lui fallut-il expliquer quelles étaient ces maisons que leur nom ne lui apprenait pas. »
Cet oubli si vivace qui recouvre si rapidement le passé le plus récent, cette ignorance si envahissante, crée par contrecoup un petit savoir d'autant plus précieux qu'il est peu répandu, s'appliquant à la généalogie des gens, à leurs vraies situations, à la raison d'amour, d'argent ou autre pour quoi ils se sont alliés à telle famille, ou mésalliés, savoir prisé dans toutes les sociétés ou règne un esprit conservateur, savoir que mon grand-père possédait au plus haut degré, concernant la bourgeoisie de Combray et de Paris, savoir que Saint-Simon prisait tant qu'au moment où il célèbre la merveilleuse intelligence du prince de Conti, avant même de parler des sciences, ou plutôt comme si c'était là la première des sciences, il le loue d'avoir été « un très bel esprit, lumineux, juste, exact, étendu, d'une lecture infinie, qui n'oubliait rien, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, d'une politesse distinguée selon le rang, le mérite, rendant tout ce que les princes du sang doivent et qu'ils ne rendent plus ; il s'en expliquait même, et sur leurs usurpations. L'histoire des livres et des conversations lui fournissait de quoi placer ce qu'il pouvait de plus obligeant sur la naissance, les emplois, etc. » Pour un monde moins brillant, tout ce qui avait trait à la bourgeoisie de Combray et de Paris, mon grand-père ne le savait pas avec moins d'exactitude et ne le savourait pas avec moins de gourmandise. Ces gourmets-là, ces amateurs-là étaient déjà devenus peu nombreux qui savaient que Gilberte n'était pas Forcheville, ni Mme de Cambremer Méséglise, ni la plus jeune une Valentinois. Peu nombreux, peut-être même pas recrutés dans la plus haute aristocratie (ce ne sont pas forcément les dévots, ni même les catholiques, qui sont le plus savants concernant la Légende dorée ou les vitraux du XIIIe siècle), souvent dans une aristocratie secondaire, plus friande de ce qu'elle n'approche guère et qu'elle a d'autant plus le loisir d'étudier qu'elle le fréquente moins mais se retrouvant avec plaisir, faisant la connaissance les uns des autres, donnant de succulents dîners de corps comme la Société des bibliophiles ou des amis de Reims, dîners où on déguste des généalogies. Les femmes n'y sont pas admises, mais les maris en rentrant disent à la leur : « J'ai fait un dîner intéressant. Il y avait un M. de La Raspelière qui nous a tenus sous le charme en nous expliquant que cette Mme de Saint-Loup qui a cette jolie fille n'est pas du tout née Forcheville. C'est tout un roman. »
L'amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes n'était pas seulement élégante et charmante, elle était intelligente aussi, et la conversation avec elle était agréable, mais m'était rendue difficile parce que ce n'était pas seulement le nom de mon interlocutrice qui était nouveau pour moi, mais celui d'un grand nombre de personnes dont elle me parla et qui formaient actuellement le fond de la société. Il est vrai que, d'autre part, comme elle voulait m'entendre raconter des histoires, beaucoup de ceux que je lui citai ne lui dirent absolument rien, ils étaient tous tombés dans l'oubli, du moins ceux qui n'avaient brillé que de l'éclat individuel d'une personne et n'étaient pas le nom générique et permanent de quelque célèbre famille aristocratique (dont la jeune femme savait rarement le titre exact, supposant des naissances inexactes sur un nom qu'elle avait entendu de travers la veille dans un dîner), et elle ne les avait pour la plupart jamais entendu prononcer, n'ayant commencé à aller dans le monde (non seulement parce qu'elle était encore jeune, mais parce qu'elle habitait depuis peu la France et n'avait pas été reçue tout de suite) que quelques années après que je m'en étais moi-même retiré. Je ne sais comment le nom de Mme Leroi tomba de mes lèvres, et par hasard, mon interlocutrice, grâce à quelque vieil ami galant auprès d'elle, de Mme de Guermantes, en avait entendu parler. Mais inexactement, comme je le vis au ton dédaigneux dont cette jeune femme snob me répondit : « Si, je sais qui est Mme Leroi, une vieille amie de Bergotte », un ton qui voulait dire « une personne que je n'aurais jamais voulu venir chez moi ». Je compris très bien que le vieil ami de Mme de Guermantes, en parfait homme du monde imbu de l'esprit des Guermantes dont un des traits était de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance aux fréquentations aristocratiques, avait trouvé trop bête et trop anti-Guermantes de dire : « Mme Leroi qui fréquentait toutes les altesses, toutes les duchesses », et il avait préféré dire : « Elle était assez drôle. Elle a répondu un jour à Bergotte ceci. » Seulement, pour les gens qui ne savent pas, ces renseignements par la conversation équivalent à ceux que donne la presse aux gens du peuple et qui croient alternativement, selon leur journal, que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands citoyens. Pour mon interlocutrice, Mme Leroi avait été une espèce de Mme Verdurin première manière, avec moins d'éclat et dont le petit clan eût été limité au seul Bergotte. Cette jeune femme est, d'ailleurs, une des dernières qui, par un pur hasard, ait entendu le nom de Mme Leroi. Aujourd'hui personne ne sait plus qui c'est, ce qui est du reste parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans l'index des Mémoires posthumes de Mme de Villeparisis, de laquelle Mme Leroi occupa tant l'esprit. La marquise n'a d'ailleurs pas parlé de Mme Leroi, moins parce que celle-ci de son vivant avait été peu aimable pour elle, que parce que personne ne pouvait s'intéresser à elle après sa mort, et ce silence est dicté moins par la rancune mondaine de la femme que par le tact littéraire de l'écrivain. Ma conversation avec l'élégante amie de Bloch fut charmante, car cette jeune femme était intelligente, mais cette différence entre nos deux vocabulaires la rendait malaisée et en même temps instructive. Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s'écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et pour ainsi dire de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps, l'immobilise au contraire. De sorte que nous voyons toujours jeunes les gens que nous avons connus jeunes, que ceux que nous avons connus vieux nous les parons rétrospectivement dans le passé des vertus de la vieillesse, que nous nous fions sans réserve au crédit d'un milliardaire et à l'appui d'un souverain, sachant par le raisonnement, mais ne croyant pas effectivement, qu'ils pourront être demain des fugitifs dénués de pouvoir. Dans un champ plus restreint et de mondanité pure, comme dans un problème plus simple qui initie à des difficultés plus complexes mais de même ordre, l'inintelligibilité qui résultait dans notre conversation avec la jeune femme du fait que nous avions vécu dans un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l'impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de l'Histoire.
Du reste, il faut bien dire que cette ignorance des situations réelles qui tous les dix ans fait surgir les élus dans leur apparence actuelle et comme si le passé n'existait pas, qui empêche pour une Américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n'en avait aucune, et que Swann, qui faisait tant de frais pour M. Bontemps, avait été traité avec la plus grande amitié, cette ignorance n'existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette ignorance, chez ces derniers comme chez les autres, est aussi un effet (mais cette fois s'exerçant sur l'individu et non sur la couche sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de genre de vie, notre mémoire en retenant le fil de notre personnalité identique attache à elle, aux époques successives, le souvenir des sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch chez le prince de Guermantes savait parfaitement l'humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann, quand il n'aima plus Mme Swann mais une femme qui servait du thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelque temps qu'il était chic d'aller, comme au thé de la rue Royale, Swann savait très bien sa valeur mondaine, se rappelait Twickenham ; n'avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la duchesse de Broglie, et savait parfaitement qu'eût-il été lui-même mille fois moins « chic », cela ne l'eût pas rendu un atome davantage d'aller chez Colombin ou à l'hôtel Ritz, puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société juive ou les invitations à Twickenham, et ainsi les amis, comme des « moi », un peu moins distincts, de Swann et de Bloch, ne séparaient pas dans leur mémoire du Bloch élégant d'aujourd'hui le Bloch sordide d'autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de Buckingham Palace. Mais ces amis étaient en quelque sorte dans la vie les voisins de Swann ; la leur s'était développée sur une ligne assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui ; mais chez d'autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande de lui non pas précisément socialement mais d'intimité, qui avait fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les souvenirs moins nombreux avaient rendu les notions plus flottantes. Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans on ne se rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et changer de valeur l'être qu'on a sous les yeux. J'avais entendu dans les dernières années de la vie de Swann, des gens du monde pourtant, à qui on parlait de lui, dire, et comme si ç'avait été son titre de notoriété : « Vous parlez du Swann de chez Colombin ? » J'entendais maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant de Bloch : « Le Bloch-Guermantes ? Le familier des Guermantes ? » Ces erreurs qui scindent une vie et, en en isolant le présent, font de l'homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n'est que la condensation de ses habitudes actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire. J'eus dans l'instant même un exemple, d'une variété assez différente il est vrai mais d'autant plus frappante, de ces oublis qui modifient pour nous l'aspect des êtres. Un jeune neveu de Mme de Guermantes, le marquis de Villemandois, avait été jadis pour moi d'une insolence obstinée qui m'avait conduit par représailles à adopter à son égard une attitude si insultante que nous étions devenus tacitement comme deux ennemis. Pendant que j'étais en train de réfléchir sur le Temps à cette matinée chez la princesse de Guermantes, il se fit présenter à moi en disant qu'il croyait que j'avais connu de ses parents, qu'il avait lu des articles de moi et désirait faire ou refaire connaissance. Il est vrai de dire qu'avec l'âge il était devenu, comme beaucoup, d'impertinent sérieux, qu'il n'avait plus la même arrogance et que, d'autre part, on parlait de moi, pour de bien minces articles cependant, dans le milieu qu'il fréquentait. Mais ces raisons de sa cordialité et de ses avances ne furent qu'accessoires. La principale, ou du moins celle qui permit aux autres d'entrer en jeu, c'est que, ou ayant une plus mauvaise mémoire que moi, ou ayant attaché une attention moins soutenue à mes ripostes que je n'avais fait autrefois à ses attaques, parce que j'étais alors pour lui un plus petit personnage qu'il n'était pour moi, il avait entièrement oublié notre inimitié. Mon nom lui rappelait tout au plus qu'il avait dû me voir, ou quelqu'un des miens, chez une de ses tantes. Et ne sachant pas au juste s'il se faisait présenter ou représenter, il se hâta de me parler de sa tante, chez qui il ne doutait pas qu'il avait dû me rencontrer, se rappelant qu'on y parlait souvent de moi, mais non de nos querelles. Un nom, c'est tout ce qui reste bien souvent pour nous d'un être, non pas même quand il est mort, mais de son vivant. Et nos notions sur lui sont si vagues ou si bizarres, et correspondent si peu à celles que nous avons eues de lui, que nous avons entièrement oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui, mais nous rappelons qu'il portait, enfant, d'étranges guêtres jaunes aux Champs-Élysées dans lesquels, par contre, malgré que nous le lui assurions, il n'a aucun souvenir d'avoir joué avec nous.
Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais : « Il vient dans des salons où il n'eût pas pénétré il y a vingt ans. » Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort. À quoi cela l'avançait-il ? De près, dans la translucidité d'un visage où, de plus loin et mal éclairé, je ne voyais que la jeunesse gaie (soit qu'elle y survécût, soit que je l'y évoquasse), se tenait le visage presque effrayant, tout anxieux, d'un vieux Shylock attendant, tout grimé, dans la coulisse, le moment d'entrer en scène, récitant déjà le premier vers à mi-voix. Dans dix ans, dans ces salons où leur veulerie l'aurait imposé, il entrerait en béquillant, devenu « maître », trouvant une corvée d'être obligé d'aller chez les La Trémoïlle. À quoi cela l'avancerait-il ?
De changements produits dans la société je pouvais d'autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon oeuvre qu'ils n'étaient nullement, comme j'aurais pu être au premier moment tenté de le croire, particuliers à notre époque. Au temps où, moi-même à peine parvenu, j'étais entré, plus nouveau que ne l'était Bloch lui-même aujourd'hui, dans le milieu des Guermantes, j'avais dû y contempler comme faisant partie intégrante de ce milieu, des éléments absolument différents, agrégés depuis peu et qui paraissaient étrangement nouveaux à de plus anciens dont je ne les différenciais pas et qui eux-mêmes, crus par les ducs d'alors membres de tout temps du Faubourg, y avaient eux, ou leurs pères, ou leurs grands-pères, été jadis des parvenus. Si bien que ce n'était pas la qualité d'hommes du grand monde qui rendait cette société si brillante, mais le fait d'avoir été assimilés plus ou moins complètement par cette société qui faisait, de gens qui cinquante ans plus tard paraissaient tous pareils, des gens du grand monde. Même dans le passé où je reculais le nom de Guermantes pour lui donner toute sa grandeur, et avec raison du reste, car sous Louis XIV les Guermantes, quasi royaux, faisaient plus grande figure qu'aujourd'hui, le phénomène que je remarquais en ce moment se produisait de même. Ne les avait-on pas vus alors s'allier à la famille Colbert par exemple, laquelle aujourd'hui, il est vrai, nous paraît très noble puisque épouser une Colbert semble un grand parti pour un La Rochefoucauld ? Mais ce n'est pas parce que les Colbert, simples bourgeois alors, étaient nobles, que les Guermantes s'allièrent avec eux, c'est parce que les Guermantes s'allièrent avec eux qu'ils devinrent nobles. Si le nom d'Haussonville s'éteint avec le représentant actuel de cette maison, il tirera peut-être son illustration de descendre de Mme de Staël, alors qu'avant la Révolution M. d'Haussonville, un des premiers seigneurs du royaume, tirait vanité auprès de M. de Broglie de ne pas connaître le père de Mme de Staël et de ne pas pouvoir plus le présenter que M. de Broglie ne pouvait le présenter lui-même, ne se doutant guère que leurs fils épouseraient un jour l'un la fille, l'autre la petite-fille de l'auteur de Corinne. Je me rendais compte d'après ce que me disait la duchesse de Guermantes que j'aurais pu faire dans ce monde la figure d'homme élégant non titré, mais qu'on croit volontiers affilié de tout temps à l'aristocratie, que Swann y avait faite autrefois, et avant lui M. Lebrun, M. Ampère, tous ces amis de la duchesse de Broglie, qui elle-même était au début fort peu du grand monde. Les premières fois que j'avais dîné chez Mme de Guermantes, combien n'avais-je pas dû choquer des hommes comme M. de Beauserfeuil, moins par ma présence même que par des remarques témoignant que j'étais entièrement ignorant des souvenirs qui constituaient son passé et donnaient sa forme à l'image qu'il avait de la société ! Bloch un jour, quand devenu très vieux il aurait une mémoire assez ancienne du salon Guermantes tel qu'il se présentait en ce moment à ses yeux, éprouverait le même étonnement, la même mauvaise humeur en présence de certaines intrusions et de certaines ignorances. Et d'autre part, il aurait sans doute contracté et dispenserait autour de lui ces qualités de tact et de discrétion que j'avais crues le privilège d'hommes comme M. de Norpois, se reformant et s'incarnant dans ceux qui nous paraissent entre tous les exclure.
D'ailleurs, le cas qui s'était présenté pour moi d'être admis dans la société des Guermantes m'avait paru quelque chose d'exceptionnel. Mais si je sortais de moi et du milieu qui m'entourait immédiatement, je voyais que ce phénomène social n'était pas aussi isolé qu'il m'avait paru d'abord et que du bassin de Combray où j'étais né, assez nombreux en somme étaient les jets d'eau qui symétriquement à moi s'étaient élevés au-dessus de la même masse liquide qui les avait alimentés. Sans doute, les circonstances ayant toujours quelque chose de particulier et les caractères d'individuel, c'était d'une façon toute différente que Legrandin (par l'étrange mariage de son neveu) à son tour avait pénétré dans ce milieu, que la fille d'Odette s'y était apparentée, que Swann lui-même, et moi enfin y étions venus. Pour moi qui avais passé enfermé dans ma vie et la voyant du dedans, celle de Legrandin me semblait n'avoir aucun rapport et avoir suivi des chemins opposés, de même qu'une rivière dans sa vallée profonde ne voit pas une rivière divergente, qui pourtant malgré les écarts de son cours se jette dans le même fleuve. Mais à vol d'oiseau, comme fait le statisticien qui néglige les raisons sentimentales ou les imprudences évitables qui ont conduit telle personne à la mort, et compte seulement le nombre de personnes qui meurent par an, on voyait que plusieurs personnes parties d'un même milieu dont la peinture a occupé le début de ce récit, étaient parvenues dans un autre tout différent, et il est probable que, comme il se fait par an à Paris un nombre moyen de mariages, tout autre milieu bourgeois cultivé et riche eût fourni une proportion à peu près égale de gens comme Swann, comme Legrandin, comme moi et comme Bloch, qu'on retrouvait se jetant dans l'océan du « grand monde ». Et d'ailleurs ils s'y reconnaissaient, car si le jeune comte de Cambremer émerveillait tout le monde par sa distinction, son affinement, sa sobre élégance, je reconnaissais en elles – en même temps que dans son beau regard et dans son désir ardent de parvenir – ce qui caractérisait déjà son oncle Legrandin, c'est-à-dire un vieil ami fort bourgeois, quoique de tournure aristocratique, de mes parents.
La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu'un juge ami. Et les petits-enfants de Bloch seraient bons et discrets presque de naissance. Bloch n'en était peut-être pas encore là. Mais je remarquai que lui, qui jadis feignait de se croire obligé à faire deux heures de chemin de fer pour aller voir quelqu'un qui ne le lui avait guère demandé, maintenant qu'il recevait tant d'invitations non seulement à déjeuner et à dîner, mais à venir passer quinze jours ici, quinze jours là, en refusait beaucoup et sans le dire, sans se vanter de les avoir reçues, de les avoir refusées. La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l'âge, avec une sorte d'âge social, si l'on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu'incapable de bienveillance et de conseil. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu'à tel ou tel moment de l'existence considéré au point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables. Les médecins qui cherchent à se rendre compte si tel médicament diminue ou augmente l'acidité de l'estomac, active ou ralentit ses sécrétions, obtiennent des résultats différents, non pas selon l'estomac sur les sécrétions duquel ils prélèvent un peu de suc gastrique, mais selon qu'ils le lui empruntent à un moment plus ou moins avancé de l'ingestion du remède.
Ainsi, à tous les moments de sa durée, le nom de Guermantes, considéré comme un ensemble de tous les noms qu'il admettait en lui, autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments nouveaux comme ces jardins où à tout moment des fleurs à peine en bouton, et se préparant à remplacer celles qui se flétrissent déjà, se confondent dans une masse qui semble pareille, sauf à ceux qui n'ont pas toujours vu les nouvelles venues et gardent dans leur souvenir l'image précise de celles qui ne sont plus.
Plus d'une des personnes que cette matinée réunissait ou dont elle m'évoquait le souvenir, me donnait par les aspects qu'elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d'où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, colline ou château, qui apparaît tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d'abord dominer une forêt, ensuite sortir d'une vallée, et révèle ainsi au voyageur des changements d'orientation et des différences d'altitude dans la route qu'il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver des images d'une même personne séparées par un intervalle de temps si long, conservées par des moi si distincts, ayant elles-mêmes des significations si différentes, que je les omettais d'habitude quand je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que j'avais même cessé de penser qu'elles étaient les mêmes que j'avais connues autrefois, et qu'il me fallait le hasard d'un éclair d'attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification primitive qu'elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait, de l'autre côté de la haie d'épines roses, un regard dont j'avais dû d'ailleurs rétrospectivement retoucher la signification, qui était de désir. L'amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d'un air dur qui n'avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant, d'ailleurs, tellement changé depuis que je ne l'avais nullement reconnu à Balbec dans le monsieur qui regardait une affiche près du casino, et dont il m'arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant : « Mais c'était M. de Charlus, déjà, comme c'est curieux ! » Mme de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose chez mon grand-oncle, Mme de Cambremer, soeur de Legrandin, si élégante qu'il craignait que nous le priions de nous donner une recommandation pour elle, c'étaient, ainsi que tant d'autres concernant Swann, Saint-Loup, etc., autant d'images que je m'amusais parfois quand je les retrouvais, à placer comme frontispice au seuil de mes relations avec ces différentes personnes, mais qui ne me semblaient en effet qu'une image, et non déposée en moi par l'être lui-même, auquel rien ne la reliait plus. Non seulement certaines gens ont de la mémoire et d'autres pas (sans aller jusqu'à l'oubli constant où vivent les ambassadrices de Turquie et autres, ce qui leur permet de trouver toujours – la nouvelle précédente s'étant évanouie au bout de huit jours, ou la suivante ayant le don de l'exorciser – de trouver toujours de la place pour la nouvelle contraire qu'on leur dit), mais même à égalité de mémoire, deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses. L'une aura prêté peu d'attention à un fait dont l'autre gardera grand remords, et en revanche aura saisi à la volée comme signe sympathique et caractéristique une parole que l'autre aura laissé échapper sans presque y penser. L'intérêt de ne pas s'être trompé quand on a émis un pronostic faux abrège la durée du souvenir de ce pronostic et permet d'affirmer très vite qu'on ne l'a pas émis. Enfin, un intérêt plus profond, plus désintéressé, diversifie les mémoires, si bien que le poète qui a presque tout oublié des faits qu'on lui rappelle retient une impression fugitive. De tout cela vient qu'après vingt ans d'absence on rencontre, au lieu de rancunes présumées, des pardons involontaires, inconscients, et en revanche tant de haines dont on ne peut s'expliquer (parce qu'on a oublié à son tour l'impression mauvaise qu'on a faite) la raison. L'histoire même des gens qu'on a le plus connus, on en a oublié les dates. Et parce qu'il y avait au moins vingt ans qu'elle avait vu Bloch pour la première fois, Mme de Guermantes eût juré qu'il était né dans son monde et avait été bercé sur les genoux de la duchesse de Chartres quand il avait deux ans.
Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi au cours de leur vie, dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes, pour des fins variées ; et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu'un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents. Quoi de plus séparé, par exemple, dans mes passés divers que mes visites à mon oncle Adolphe, que le neveu de Mme de Villeparisis cousine du maréchal, que Legrandin et sa soeur, que l'ancien giletier ami de Françoise, dans la cour ? Et aujourd'hui tous ces fils différents s'étaient réunis pour faire la trame, ici du ménage Saint-Loup, là du jeune ménage Cambremer, pour ne pas parler de Morel, et de tant d'autres dont la conjonction avait concouru à former une circonstance, qu'il me semblait que la circonstance était l'unité complète, et le personnage seulement une partie composante. Et ma vie était déjà assez longue pour qu'à plus d'un des êtres qu'elle m'offrait, je trouvasse dans des régions opposées de mes souvenirs, pour le compléter, un autre être. Jusqu'aux Elstir même que je voyais ici à une place qui était un signe de sa gloire, je pouvais ajouter les plus anciens souvenirs des Verdurin, les Cottard, la conversation dans le restaurant de Rivebelle, la matinée où j'avais connu Albertine, et tant d'autres. Ainsi un amateur d'art à qui on montre le volet d'un retable se rappelle dans quelle église, dans quels musées, dans quelle collection particulière les autres sont dispersés (de même qu'en suivant les catalogues des ventes ou en fréquentant les antiquaires il finit par trouver l'objet jumeau de celui qu'il possède et qui fait avec lui la paire) ; il peut reconstituer dans sa tête la prédelle, l'autel tout entier. Comme un seau montant le long d'un treuil vient toucher la corde à diverses reprises et sur des côtés opposés, il n'y avait pas de personnage, presque pas même de choses ayant eu place dans ma vie, qui n'y eût joué tour à tour des rôles différents. Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n'avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours inimitable des années, pareil à celui qui dans les vieux parcs enveloppe une simple conduite d'eau d'un fourreau d'émeraude.
Ce n'était pas que l'aspect de ces personnes qui donnait l'idée de personnes de songe. Pour elles-mêmes la vie, déjà ensommeillée dans la jeunesse et l'amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles avaient oublié jusqu'à leurs rancunes, leurs haines, et pour être certaines que c'était à la personne qui était là qu'elles n'adressaient plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu'elles se reportassent à un registre, mais qui était aussi vague qu'un rêve où on a été insulté on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences contrastées de la vie politique, où on voyait dans un même ministère des gens qui s'étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe devenait épais comme la mort chez certains vieillards, dans les jours qui suivaient celui où ils avaient fait l'amour. Pendant ces jours-là, on ne pouvait plus rien demander au président de la République, il oubliait tout. Puis, si on le laissait se reposer quelques jours, le souvenir des affaires publiques lui revenait, fortuit comme celui d'un rêve.
Parfois ce n'était pas en une seule image qu'apparaissait cet être, si différent de celui que j'avais connu depuis. C'est pendant des années que Bergotte m'avait paru un doux vieillard divin, que je m'étais senti paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le manteau violet de sa femme, le mystère dont le nom de sa race entourait la duchesse de Guermantes jusque dans un salon : origines presque fabuleuses, charmante mythologie de relations devenues si banales ensuite, mais qu'elles prolongeaient dans le passé comme en plein ciel, avec un éclat pareil à celui que projette la queue étincelante d'une comète. Et même celles qui n'avaient pas commencé dans le mystère, comme mes relations avec Mme de Souvré, si sèches et si purement mondaines aujourd'hui, gardaient à leurs débuts leur premier sourire, plus calme, plus doux, et si onctueusement tracé dans la plénitude d'une après-midi au bord de la mer, d'une fin de journée de printemps à Paris, bruyante d'équipages, de poussière soulevée, et de soleil remué comme de l'eau. Et peut-être Mme de Souvré n'eût-elle pas valu grand-chose si on l'eût détachée de ce cadre, comme ces monuments – la Salute par exemple – qui, sans grande beauté propre, font admirablement là où ils sont situés, mais elle faisait partie d'un lot de souvenirs que j'estimais à un certain prix « l'un dans l'autre », sans me demander pour combien exactement la personne de Mme de Souvré y figurait.
Une chose me frappa plus encore chez tous ces êtres que les changements physiques, sociaux, qu'ils avaient subis, ce fut celui qui tenait à l'idée différente qu'ils avaient les uns des autres. Legrandin méprisait Bloch et ne lui adressait jamais la parole. Il fut très aimable avec lui. Ce n'était pas du tout à cause de la situation plus grande qu'avait prise Bloch, ce qui dans ce cas ne mériterait pas d'être noté, car les changements sociaux amènent forcément des changements respectifs de position entre ceux qui les ont subis. Non ; c'était que les gens – les gens, c'est-à-dire ce qu'ils sont pour nous – n'ont pas dans notre mémoire l'uniformité d'un tableau. Au gré de notre oubli ils évoluent. Quelquefois nous allons jusqu'à les confondre avec d'autres : « Bloch, c'est quelqu'un qui venait à Combray », et en disant Bloch c'était moi qu'on voulait dire. Inversement, Mme Sazerat était persuadée que de moi était telle thèse historique sur Philippe II (laquelle était de Bloch). Sans aller jusqu'à ces interversions, on oublie les crasses que l'un vous a faites, ses défauts, la dernière fois où on s'est quitté sans se serrer la main, et en revanche on s'en rappelle une plus ancienne, où on était bien ensemble. Et c'est à cette fois plus ancienne que les manières de Legrandin répondaient, dans son amabilité avec Bloch, soit qu'il eût perdu la mémoire d'un certain passé, soit qu'il le jugeât prescrit, mélange de pardon, d'oubli, d'indifférence qui est aussi un effet du Temps. D'ailleurs les souvenirs que nous avons les uns des autres, même dans l'amour, ne sont pas les mêmes. J'avais vu Albertine se rappeler à merveille telle parole que je lui avais dite dans nos premières rencontres et que j'avais complètement oubliée. D'un autre fait, enfoncé à jamais dans ma tête comme un caillou, elle n'avait aucun souvenir. Notre vie parallèle ressemblait à ces allées où, de distance en distance, des vases de fleurs sont placés symétriquement, mais non en face des autres. À plus forte raison est-il compréhensible que pour des gens qu'on connaît peu on se rappelle à peine qui ils sont, ou on s'en rappelle autre chose, même de plus ancien, que ce qu'on en pensait autrefois, quelque chose qui est suggéré par les gens au milieu de qui on les retrouve, qui ne les connaissent que depuis peu, parés de qualités et d'une situation qu'ils n'avaient pas autrefois, mais que l'oublieux accepte d'emblée.
Sans doute la vie, en mettant à plusieurs reprises ces personnes sur mon chemin, me les avait présentées dans des circonstances particulières qui en les entourant de toutes parts, avaient rétréci la vue que j'avais eue d'elles, et m'avait empêché de connaître leur essence. Ces Guermantes même, qui avaient été pour moi l'objet d'un si grand rêve, quand je m'étais approché d'abord de l'un d'eux, m'étaient apparus sous l'aspect, l'une d'une vieille amie de ma grand-mère, l'autre d'un monsieur qui m'avait regardé d'un air si désagréable à midi dans les jardins du casino. (Car il y a entre nous et les êtres un liséré de contingences, comme j'avais compris dans mes lectures de Combray qu'il y en a un de perception et qui empêche la mise en contact absolue de la réalité et de l'esprit.) De sorte que ce n'était jamais qu'après coup, en les rapportant à un nom, que leur connaissance était devenue pour moi la connaissance des Guermantes. Mais peut-être cela même me rendait-il la vie plus poétique, de penser que la race mystérieuse aux yeux perçants, au bec d'oiseau, la race rose, dorée, inapprochable, s'était trouvée si souvent, si naturellement, par l'effet de circonstances aveugles et différentes, s'offrir à ma contemplation, à mon commerce, même à mon intimité, au point que, quand j'avais voulu connaître Mlle de Stermaria ou faire faire des robes à Albertine, c'était comme aux plus serviables de mes amis, à des Guermantes que je m'étais adressé. Certes, cela m'ennuyait d'aller chez eux autant que chez les autres gens du monde que j'avais connus ensuite. Même pour la duchesse de Guermantes, comme pour certaines pages de Bergotte, son charme ne m'était visible qu'à distance et s'évanouissait quand j'étais près d'elle, car il résidait dans ma mémoire et dans mon imagination. Mais enfin, malgré tout, les Guermantes comme Gilberte aussi, différaient des autres gens du monde en ce qu'ils plongeaient plus avant leurs racines dans un passé de ma vie où je rêvais davantage et croyais plus aux individus. Ce que je possédais avec ennui, en causant en ce moment avec l'une et avec l'autre, c'était du moins celles des imaginations de mon enfance que j'avais trouvées le plus belles et crues le plus inaccessibles, et je me consolais en confondant, comme un marchand qui s'embrouille dans ses livres, la valeur de leur possession avec le prix auquel les avait cotées mon désir.
Mais pour d'autres êtres, le passé de mes relations avec eux était gonflé de rêves plus ardents, formés sans espoir, où s'épanouissait si richement ma vie d'alors, dédiée à eux tout entière, que je pouvais à peine comprendre comment leur exaucement était ce mince, étroit et terne ruban d'une intimité indifférente et dédaignée où je ne pouvais plus rien retrouver de ce qui avait fait leur mystère, leur fièvre et leur douceur. Tous n'avaient pas « reçu », été décorés, pour quelques-uns l'adjectif était autre quoique pas plus important, ils étaient récemment morts.
« Que devient la marquise d'Arpajon ? demanda Mme de Cambremer. – Mais elle est morte, répondit Bloch. – Vous confondez avec la comtesse d'Arpajon qui est morte l'année dernière. » La princesse d'Agrigente se mêla à la discussion ; jeune veuve d'un vieux mari très riche et porteur d'un grand nom, elle était beaucoup demandée en mariage et en avait pris une grande assurance. « La marquise d'Arpajon est morte aussi il y a à peu près un an. – Ah ! un an, je vous réponds que non, répondit Mme de Cambremer, j'ai été à une soirée de musique chez elle il y a moins d'un an. » Bloch, pas plus que les « gigolos » du monde, ne pouvait prendre part utilement à la discussion, car toutes ces morts de personnes âgées étaient à une distance d'eux trop grande, soit par la différence énorme des années, soit par la récente arrivée (de Bloch, par exemple) dans une société différente qu'il abordait de biais, au moment où elle déclinait, dans un crépuscule où le souvenir d'un passé qui ne lui était pas familier ne pouvait l'éclairer. Et pour les gens du même âge et du même milieu, la mort avait perdu de sa signification étrange. D'ailleurs, on faisait tous les jours prendre des nouvelles de tant de gens à l'article de la mort, et dont les uns s'étaient rétablis tandis que d'autres avaient « succombé » qu'on ne se souvenait plus au juste si telle personne qu'on n'avait jamais l'occasion de voir s'était sortie de sa fluxion de poitrine ou avait trépassé. La mort se multipliait et devenait plus incertaine dans ces régions âgées. À cette croisée de deux générations et de deux sociétés qui, en vertu de raisons différentes, mal placées pour distinguer la mort, la confondaient presque avec la vie, la première s'était mondanisée, était devenue un incident qui qualifiait plus ou moins une personne sans que le ton dont on parlait eût l'air de signifier que cet incident terminait tout pour elle. On disait : « Mais vous oubliez, un tel est mort », comme on eût dit : « Il est décoré », « il est de l'Académie », ou – et cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d'assister aux fêtes – « il est allé passer l'hiver dans le Midi », « on lui a ordonné les montagnes ». Encore, pour des hommes connus, ce qu'ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s'embrouillait sur le fait qu'ils fussent morts ou non, non seulement parce qu'on connaissait mal ou qu'on avait oublié leur passé, mais parce qu'ils ne tenaient en quoi que ce soit à l'avenir. Et la difficulté qu'avait chacun de faire un triage entre les maladies, l'absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l'indifférence des hésitants, l'insignifiance des défunts.
« Mais si elle n'est pas morte, comment se fait-il qu'on ne la voie plus jamais, ni son mari non plus ? demanda une vieille fille qui aimait faire de l'esprit. – Mais je te dirai », reprit sa mère qui, quoique quinquagénaire, ne manquait pas une fête, « que c'est parce qu'ils sont vieux : à cet âge-là on ne sort plus. » Il semblait qu'il y eût avant le cimetière toute une cité close des vieillards, aux lampes toujours allumées dans la brume. Mme de Saint-Euverte trancha le débat en disant que la comtesse d'Arpajon était morte il y avait un an, d'une longue maladie, mais que la marquise d'Arpajon était morte aussi depuis, très vite, « d'une façon tout à fait insignifiante ». Mort qui par là ressemblait à toutes ces vies, et par là aussi expliquait qu'elle eût passé inaperçue, excusait ceux qui confondaient. En entendant que Mme d'Arpajon était vraiment morte, la vieille fille jeta sur sa mère un regard alarmé, car elle craignait que d'apprendre la mort d'une de ses « contemporaines » ne « frappât sa mère » ; elle croyait entendre d'avance parler de la mort de sa propre mère avec cette explication : « Elle avait été très frappée par la mort de Mme d'Arpajon. » Mais la mère de la vieille fille, au contraire, se faisait à elle-même l'effet de l'avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque, chaque fois qu'une personne de son âge « disparaissait ». Leur mort était la seule manière dont elle prît encore agréablement conscience de sa propre vie. La vieille fille s'aperçut que sa mère, qui n'avait pas semblé fâchée de dire que Mme d'Arpajon était recluse dans les demeures d'où ne sortent plus guère les vieillards fatigués, l'avait été moins encore d'apprendre que la marquise était entrée dans la cité d'après, celle d'où on ne sort plus. Cette constatation de l'indifférence de sa mère amusa l'esprit caustique de la vieille fille. Et pour faire rire ses amies, elle faisait un récit désopilant de la manière allègre, prétendait-elle, dont sa mère avait dit en se frottant les mains : « Mon Dieu, il est bien vrai que cette pauvre Mme d'Arpajon est morte. » Même pour ceux qui n'avaient pas besoin de cette mort pour se réjouir d'être vivants, elle les rendit heureux. Car toute mort est pour les autres une simplification d'existence, ôte le scrupule de se montrer reconnaissant, l'obligation de faire des visites. Ce n'est pas ainsi que la mort de M. Verdurin avait été accueillie par Elstir.
Une dame sortit, car elle avait d'autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C'était cette grande cocotte du monde que j'avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Si sa taille n'avait pas diminué, ce qui lui donnait l'air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu'elle n'était autrefois, d'avoir ce qu'on appelle un pied dans la tombe, on aurait à peine pu dire qu'elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d'être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s'esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d'élite où on l'attendait. Née presque sur les marches d'un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement, par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu'elle s'était offertes, elle portait légèrement sous sa robe, mauve comme ses yeux admirables et ronds et comme sa figure fardée, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle passait devant moi en se sauvant à l'anglaise, je la saluai. Elle me reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi les rondes prunelles mauves de l'air qui voulait dire : « Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Nous parlerons de cela une autre fois. » Elle me serrait la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un soir qu'elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y avait eu ou non une passade entre nous. À tout hasard elle sembla faire allusion à ce qui n'avait pas été, chose qui ne lui était pas difficile puisqu'elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux fraises, et mettait si elle était obligée de partir avant la fin de la musique l'air désespéré d'un abandon qui ne serait pas définitif. Incertaine d'ailleurs sur la passade avec moi, son serrement de main furtif ne s'attarda pas et elle ne me dit pas un mot. Elle me regarda seulement comme j'ai dit, d'une façon qui signifiait « Qu'il y a longtemps ! » et où repassaient ses maris, les hommes qui l'avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles du passé si lointain qu'elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis, m'ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte, pour qu'on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que si elle n'avait pas causé avec moi c'est qu'elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d'être exacte chez la reine d'Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même, près de la porte, je crus qu'elle allait prendre le pas de course. Et elle courait en effet à son tombeau.
Une grosse dame me dit un bonjour, pendant la courte durée duquel les pensées les plus différentes se pressèrent dans mon esprit. J'hésitai un instant à lui répondre, craignant que ne reconnaissant pas les gens mieux que moi, elle eût cru que j'étais quelqu'un d'autre, puis son assurance me fit au contraire, de peur que ce fût quelqu'un avec qui j'avais été très lié, exagérer l'amabilité de mon sourire, pendant que mes regards continuaient à chercher dans ses traits le nom que je ne trouvais pas. Tel un candidat au baccalauréat, incertain, attache ses regards sur la figure de l'examinateur et espère vainement y trouver la réponse qu'il ferait mieux de chercher dans sa propre mémoire, tel, tout en lui souriant, j'attachais mes regards sur les traits de la grosse dame. Ils me semblèrent être ceux de Mme Swann, aussi mon sourire se nuança-t-il de respect, pendant que mon indécision commençait à cesser. Alors j'entendis la grosse dame me dire, une seconde plus tard : « Vous me preniez pour maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup. » Et je reconnus Gilberte.
Nous parlâmes beaucoup de Robert, Gilberte en parlait sur un ton déférent, comme si ç'eût été un être supérieur qu'elle tenait à me montrer qu'elle avait admiré et compris. Nous nous rappelâmes l'un à l'autre combien les idées qu'il exposait jadis sur l'art de la guerre (car il lui avait souvent redit à Tansonville les mêmes thèses que je lui avais entendu exposer à Doncières et plus tard) s'étaient souvent, et en somme sur un grand nombre de points, trouvées vérifiées par la dernière guerre.
« Je ne puis pas vous dire à quel point la moindre des choses qu'il me disait à Doncières me frappe maintenant, et aussi pendant la guerre. Les dernières paroles que j'ai entendues de lui, quand nous nous sommes quittés pour ne plus nous revoir, étaient qu'il attendait Hindenburg, général napoléonien, à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui a pour but de séparer deux adversaires, peut-être, avait-il ajouté, les Anglais et nous. Or, à peine un an après la mort de Robert, un critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry Bidou, disait que l'offensive d'Hindenburg en mars 1918, c'était “la bataille de séparation d'un adversaire massé contre deux adversaires en ligne, manoeuvre que l'Empereur a réussie en 1796 sur l'Apennin et qu'il a manquée en 1815 en Belgique”. Quelques instants auparavant Robert comparait devant moi les batailles à des pièces où il n'est pas toujours facile de savoir ce qu'a voulu l'auteur, où lui-même a changé son plan en cours de route. Or, pour cette offensive allemande de 1918, sans doute en l'interprétant de cette façon Robert ne serait pas d'accord avec M. Bidou. Mais d'autres critiques pensent que c'est le succès d'Hindenburg dans la direction d'Amiens, puis son arrêt forcé, son succès dans les Flandres, puis l'arrêt encore qui ont fait, accidentellement en somme, d'Amiens, puis de Boulogne, des buts qu'il ne s'était pas préalablement assignés. Et chacun pouvant refaire une pièce à sa manière, il y en a qui voient dans cette offensive l'annonce d'une marche foudroyante sur Paris, d'autres des coups de boutoir désordonnés pour détruire l'armée anglaise. Et même si les ordres donnés par le chef s'opposent à telle ou telle conception, il restera toujours aux critiques le loisir de dire, comme Mounet-Sully à Coquelin qui l'assurait que Le Misanthrope n'était pas la pièce triste, dramatique qu'il voulait jouer (car Molière, au témoignage des contemporains, en donnait une interprétation comique et y faisait rire) : “Eh bien, c'est que Molière se trompait.”
« Et sur les avions, vous rappelez-vous quand il disait (il avait de si jolies phrases) : “Il faut que chaque armée soit un Argus aux cent yeux” ? Hélas ! il n'a pu voir la vérification de ses dires. “Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il a bien su qu'on a commencé par aveugler l'ennemi en lui crevant les yeux, en détruisant ses avions et ses ballons captifs. – Ah ! oui, c'est vrai.” » Et comme depuis qu'elle ne vivait plus que pour l'intelligence, elle était devenue un peu pédante : « Et lui prétendait qu'on revenait aux anciens moyens. Savez-vous que les expéditions de Mésopotamie dans cette guerre » (elle avait dû lire cela, à l'époque, dans les articles de Brichot) « évoquent à tout moment, inchangée, la retraite de Xénophon ? Et pour aller du Tigre à l'Euphrate, le commandement anglais s'est servi de bellums, bateau long et étroit, gondole de ce pays, et dont se servaient déjà les plus antiques Chaldéens. » Ces paroles me donnaient bien le sentiment de cette stagnation du passé qui dans certains lieux, par une sorte de pesanteur spécifique, s'immobilise indéfiniment, si bien qu'on peut le retrouver tel quel.
« Il y a un côté de la guerre qu'il commençait, je crois, à apercevoir, lui dis-je, c'est qu'elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l'aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n'est pas stratégique. L'ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. Les Allemands, dans l'offensive de mars 1918, avaient-ils pour but de prendre Amiens ? Nous n'en savons rien. Peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes, et est-ce l'événement, leur progression à l'ouest vers Amiens, qui détermina leur projet. À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l'autre sens, et partir des illusions, des croyances qu'on rectifie peu à peu, comme Dostoïevski raconterait une vie. D'ailleurs, il est trop certain que la guerre n'est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer d'éviter, comme la révolution russe. »
Mais j'avoue qu'à cause des lectures que j'avais faites à Balbec non loin de Robert, j'étais plus impressionné, comme dans la campagne de France de retrouver la tranchée de Mme de Sévigné, en Orient, à propos du siège de Kout-el-Amara (Kout-l'émir, « comme nous disons Vaux-le-Vicomte et Bailleau-l'Évêque », aurait dit le curé de Combray s'il avait étendu sa soif d'étymologie aux langues orientales), de voir revenir auprès de Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans Les Mille et Une Nuits et que gagne chaque fois, après avoir quitté Bagdad ou avant d'y rentrer, pour s'embarquer ou pour débarquer, bien avant le général Townshend et le général Gorringe, aux temps des Khalifes, Simbad le Marin.
Dans toute cette conversation Gilberte m'avait parlé de Robert avec une déférence qui semblait plus s'adresser à mon ancien ami qu'à son époux défunt. Elle avait l'air de me dire : « Je sais combien vous l'admiriez. Croyez bien que j'ai su comprendre l'être supérieur qu'il était. » Et pourtant l'amour que certainement elle n'avait plus pour son souvenir était peut-être encore la cause lointaine de particularités de sa vie actuelle. Ainsi Gilberte avait maintenant pour amie inséparable Andrée. Quoique celle-ci commençât, surtout à la faveur du talent de son mari et de sa propre intelligence, à pénétrer non pas certes dans le milieu des Guermantes, mais dans un monde infiniment plus élégant que celui qu'elle fréquentait jadis, on fut étonné que la marquise de Saint-Loup condescendît à devenir sa meilleure amie. Le fait sembla être un signe, chez Gilberte, de son penchant pour ce qu'elle croyait une existence artistique, et pour une véritable déchéance sociale. Cette explication peut être la vraie. Une autre pourtant vint à mon esprit, toujours fort pénétré que les images que nous voyons assemblées quelque part sont généralement le reflet, ou d'une façon quelconque l'effet, d'un premier groupement assez différent quoique symétrique d'autres images, extrêmement éloigné du second. Je pensais que si on voyait tous les soirs ensemble Andrée, son mari et Gilberte, c'était peut-être parce que, tant d'années auparavant, on avait pu voir le futur mari d'Andrée vivant avec Rachel, puis la quittant pour Andrée. Il est probable que Gilberte alors, dans le monde trop distant, trop élevé, où elle vivait, n'en avait rien su. Mais elle avait dû l'apprendre plus tard, quand Andrée avait monté et qu'elle-même avait descendu assez pour qu'elles pussent s'apercevoir. Alors avait dû exercer sur elle un grand prestige la femme pour laquelle Rachel avait été quittée par l'homme, pourtant séduisant sans doute, qu'elle avait préféré à Robert. (On entendait la princesse de Guermantes répéter d'un air exalté et d'une voix de ferraille que lui faisait son râtelier : « Oui, c'est cela, nous ferons clan ! nous ferons clan ! J'aime cette jeunesse si intelligente, si participante, ah ! quelle mugichienne vous êtes ! » Et elle plantait son gros monocle dans son oeil rond, mi-amusé, mi-s'excusant de ne pouvoir soutenir la gaieté longtemps, mais jusqu'au bout elle était décidée à « participer », à « faire clan ».)
Ainsi peut-être la vue d'Andrée rappelait à Gilberte ce roman de sa jeunesse qu'avait été son amour pour Robert, et inspirait aussi à Gilberte un grand respect pour Andrée, de laquelle était toujours amoureux un homme, tant aimé par cette Rachel que Gilberte sentait avoir été plus aimée de Saint-Loup qu'elle ne l'avait été elle-même. Peut-être au contraire ces souvenirs ne jouaient-ils aucun rôle dans la prédilection de Gilberte pour ce ménage artiste, et fallait-il y voir simplement, comme faisaient beaucoup, les goûts habituellement inséparables chez les femmes du monde, de s'instruire et de s'encanailler. Gilberte avait peut-être autant oublié Robert que moi Albertine, et si même elle savait que c'était Rachel que l'artiste avait quittée pour Andrée, ne pensait-elle jamais, quand elle les voyait, à ce fait qui n'avait jamais joué aucun rôle dans son goût pour eux. On n'aurait pu décider si mon explication première n'était pas seulement possible, mais était vraie, que grâce au témoignage des intéressés, seul recours qui reste en pareil cas, s'ils pouvaient apporter dans leurs confidences de la clairvoyance et de la sincérité. Or la première s'y rencontre rarement et la seconde jamais. En tout cas la vue de Rachel, devenue aujourd'hui une actrice célèbre, ne pouvait pas être bien agréable à Gilberte. Je fus donc ennuyé d'apprendre qu'elle récitait des vers dans cette matinée, et, avait-on annoncé, Le Souvenir de Musset et des fables de La Fontaine.
« Mais comment venez-vous dans des matinées si nombreuses ? me demanda Gilberte. Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n'est pas ainsi que je vous schématisais. Certes, je m'attendais à vous voir partout ailleurs qu'à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante il y a », ajouta-t-elle d'un air fin, car étant Mme de Saint-Loup depuis un peu plus longtemps que Mme Verdurin n'était entrée dans la famille, elle se considérait comme une Guermantes de tout temps et atteinte par la mésalliance que son oncle avait faite en épousant Mme Verdurin et que, il est vrai, elle avait entendu railler mille fois devant elle dans la famille, tandis que naturellement ce n'était que hors de sa présence qu'on avait parlé de la mésalliance qu'avait faite Saint-Loup en l'épousant. Elle affectait d'ailleurs d'autant plus de dédain pour cette tante mauvais teint que, par l'espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s'évader du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu'ont les gens âgés, pour tâcher enfin de donner un passé à son élégance nouvelle, la princesse de Guermantes aimait à dire en parlant de Gilberte : « Je vous dirai que ce n'est pas pour moi une relation nouvelle, j'ai énormément connu la mère de cette petite-là, tenez, c'était une grande amie à ma cousine Marsantes. C'est chez moi qu'elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup, je connaissais d'avance toute sa famille, son propre oncle était mon intime autrefois à La Raspelière. » « Vous voyez que les Verdurin n'étaient pas du tout des bohèmes », me disaient les gens qui entendaient parler ainsi la princesse de Guermantes, « c'étaient des amis de tout temps de la famille de Mme de Saint-Loup. » J'étais peut-être seul, par mon grand-père, à savoir qu'en effet les Verdurin n'étaient pas des bohèmes. Mais ce n'était pas précisément parce qu'ils avaient connu Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n'est jamais allé. « Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois de votre tour d'ivoire, des petites réunions intimes chez moi, où j'inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas mieux ? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous. Je vous voyais causer avec ma tante Oriane qui a toutes les qualités qu'on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort, n'est-ce pas, en déclarant qu'elle n'appartient pas à l'élite pensante. »
Je ne pouvais mettre Gilberte au courant des pensées que j'avais depuis une heure, mais je crus que, sur un point de pure distraction, elle pourrait servir mes plaisirs, lesquels en effet ne me semblaient pas devoir être de parler littérature avec la duchesse de Guermantes plus qu'avec Mme de Saint-Loup. Certes, j'avais l'intention de recommencer dès demain, bien qu'avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi, je ne laisserais pas de gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon oeuvre primait celui d'être poli ou même bon. Ils insisteraient sans doute, eux qui ne m'avaient pas vu depuis si longtemps, venant de me retrouver et me jugeant guéri, venant quand le labeur de leur journée ou de leur vie était fini ou interrompu, et ayant alors ce même besoin de moi que j'avais eu autrefois de Saint-Loup ; et parce que, comme je m'en étais déjà aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure. L'un sonne celle du repos en même temps que l'autre celle du travail, l'un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j'aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher, que j'avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu'il y ait peu de rapport entre notre moi véritable et l'autre, à cause de l'homonymat et du corps commun aux deux, l'abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l'égoïsme.
Et d'ailleurs, n'était-ce pas pour m'occuper d'eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m'occuper d'eux plus à fond que je n'aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ? À quoi eût servi que, pendant des années encore, j'eusse perdu des soirées à faire glisser sur l'écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d'un contact mondain qui exclut toute pénétration ? Ne valait-il pas mieux que, ces gestes qu'ils faisaient, ces paroles qu'ils disaient, leur vie, leur nature, j'essayasse d'en décrire la courbe et d'en dégager la loi ? Malheureusement, j'aurais à lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui, si elle favorise la conception d'une oeuvre, en retarde l'exécution. Car, par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres non seulement son plaisir mais son devoir, quand, se mettant à la place des autres, ce devoir quel qu'il soit, fût-ce, pour quelqu'un qui ne peut rendre aucun service au front, de rester à l'arrière où il est utile, apparaît comme, ce qu'il n'est pas en réalité, notre plaisir.
Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d'exaltation qui se dépensent dans l'amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournant d'une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire. Mais enfin, quand des intervalles de repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que bien plutôt que les conversations intellectuelles que les gens du monde croient utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon imagination semblable au cheval fameux qu'on ne nourrissait que de roses. Ce que tout d'un coup je souhaitais de nouveau, c'est ce dont j'avais rêvé à Balbec, quand sans les connaître encore, j'avais vu passer devant la mer Albertine, Andrée et leurs amies. Mais hélas ! je ne pouvais plus chercher à retrouver celles que justement en ce moment je désirais si fort. L'action des années qui avait transformé tous les êtres que j'avais vus aujourd'hui, et Gilberte elle-même, avait certainement fait de toutes celles qui survivaient, comme elle eût fait d'Albertine si elle n'avait pas péri, des femmes trop différentes de ce que je me rappelais. Je souffrais d'être obligé de moi-même à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l'image que nous avons gardée d'eux. Rien n'est plus douloureux que cette opposition entre l'altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n'en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le revoir, qu'en le cherchant dans un être du même âge, c'est-à-dire dans un autre être. C'est que, comme j'avais pu souvent le soupçonner, ce qui semble unique dans une personne qu'on désire ne lui appartient pas. Mais le temps écoulé m'en donnait une preuve plus complète, puisque, après vingt ans, spontanément, je voulais chercher, au lieu des filles que j'avais connues, celles qui possédaient maintenant cette jeunesse que les autres avaient alors. (D'ailleurs ce n'est pas seulement le réveil de nos désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu'il ne tient pas compte du temps perdu. Il m'arrivait parfois de souhaiter que, par un miracle, entrassent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce que j'avais cru, ma grand-mère, Albertine. Je croyais les voir, mon coeur s'élançait vers elles. J'oubliais seulement une chose, c'est que, si elles vivaient en effet, Albertine aurait à peu près maintenant l'aspect que m'avait présenté à Balbec Mme Cottard, et que ma grand-mère, ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec lequel je l'imaginais encore maintenant, aussi arbitrairement qu'on donne une barbe à Dieu le Père, ou qu'on représentait au XVIIe siècle les héros d'Homère avec un accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur antiquité.)
Je regardais Gilberte, et je ne pensai pas : « Je voudrais la revoir », mais je lui dis qu'elle me ferait toujours plaisir en m'invitant avec de très jeunes filles, pauvres s'il était possible, pour qu'avec de petits cadeaux je puisse leur faire plaisir, sans leur rien demander d'ailleurs que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d'autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Gilberte sourit et eut ensuite l'air de chercher sérieusement dans sa tête.
Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu'il avait souvent peinte dans ses oeuvres, je me donnais l'excuse d'être attiré par un certain égoïsme esthétique vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j'avais un certain sentiment d'idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m'inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J'aurais dû pourtant penser qu'antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu'ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j'aurais mieux fait d'aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d'infranchissable, où à deux pas, sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d'elles par l'impossible. C'est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s'appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d'autres. Sans doute l'inconnu, et presque l'inconnaissable, était devenu le connu, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu'il avait été un certain charme.
Et à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n'était pas une de mes années qui n'eût eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l'image d'une femme que j'y avais désirée ; image souvent d'autant plus arbitraire que parfois je n'avais jamais vu cette femme, quand c'était par exemple, le femme de chambre de Mme Putbus, Mlle d'Orgeville, ou telle jeune fille dont j'avais vu le nom dans le compte rendu mondain d'un journal, parmi « l'essaim des charmantes valseuses ». Je la devinais belle, m'éprenais d'elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j'avais lu, dans L'Annuaire des châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour les femmes que j'avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s'élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d'abord au milieu d'un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m'étais attaché à l'imaginer, ensuite vue du côté du souvenir, entourée des sites où je l'avais connue et qu'elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y combiner leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s'était faits dans une ville et qu'il est obligé d'abandonner quand il la quitte, parce que c'est là qu'eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s'il était là encore, au pied de l'église, devant le port et sous les arbres du cours. Si bien que l'ombre de Gilberte s'allongeait non seulement devant une église de l'Île-de-France où je l'avais imaginée, mais aussi sur l'allée d'un parc du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l'or matinal d'un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n'était pas pour chacune de ces femmes, unique. Car chacune, je l'avais connue à diverses reprises, en des temps différents, où elle était une autre pour moi, où moi-même j'étais autre, baignant dans des rêves d'une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenait assemblés autour d'eux les souvenirs d'une femme que j'y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l'heure m'inviter à déjeuner, autour d'un être sensitif tout différent ; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu depuis la dame en rose, plusieurs madame Swann, séparées par l'éther incolore des années, et de l'une à l'autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j'avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l'éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j'avais en des temps si différents, comme d'une flore particulière, qu'on ne retrouvera pas dans une autre planète ; au point qu'après avoir pensé que je n'irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m'eût transporté dans un monde autre, que l'une n'était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l'autre de la dame en rose, que parce qu'en moi un homme instruit me l'affirmait avec la même autorité qu'un savant qui m'eût affirmé qu'une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d'une seule et même étoile. Telle Gilberte à qui je demandais pourtant, sans m'en rendre compte, de me permettre d'avoir des amies comme elle avait été autrefois, n'était plus pour moi que Mme de Saint-Loup. Je ne songeais plus en la voyant au rôle qu'avait eu jadis dans mon amour, oublié lui aussi par elle, mon admiration pour Bergotte, pour Bergotte redevenu simplement pour moi l'auteur de ses livres, sans que je me rappelasse (que dans des souvenirs rares et entièrement séparés) l'émoi d'avoir été présenté à l'homme, la déception, l'étonnement de sa conversation, dans le salon aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt, sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs qui composaient la première Mlle Swann étaient en effet retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces d'attraction d'un autre univers, autour d'une phrase de Bergotte avec laquelle ils faisaient corps, et baignés d'un parfum d'aubépine.
La fragmentaire Gilberte d'aujourd'hui écouta ma requête en souriant. Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux. Et j'en étais heureux, car cela l'empêchait de faire attention à un groupe dont la vue n'eût pu certes lui être agréable. On y remarquait la duchesse de Guermantes en grande conversation avec une affreuse vieille femme que je regardais sans pouvoir du tout deviner qui elle était : je n'en savais absolument rien. En effet, c'était avec Rachel, c'est-à-dire avec l'actrice, devenue célèbre, qui allait, au cours de cette matinée, réciter des vers de Victor Hugo et de La Fontaine, que la tante de Gilberte, Mme de Guermantes, causait en ce moment. Car la duchesse, consciente depuis trop longtemps d'occuper la première situation de Paris (ne se rendant pas compte qu'une telle situation n'existe que dans les esprits qui y croient et que beaucoup de nouvelles personnes, si elles ne la voyaient nulle part, si elles ne lisaient son nom dans le compte rendu d'aucune fête élégante, croiraient qu'elle n'occupait en effet aucune situation), ne voyait plus, qu'en visites aussi rares et aussi espacées qu'elle pouvait et dans un bâillement, le faubourg Saint-Germain qui, disait-elle, l'ennuyait à mourir, et en revanche se passait la fantaisie de déjeuner avec telle ou telle actrice qu'elle trouvait délicieuse. Dans les milieux nouveaux qu'elle fréquentait, restée bien plus la même qu'elle ne croyait, elle continuait à croire que s'ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle, mais elle l'exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot : « Il m'a assez embêtée pendant vingt ans », et comme Mme de Cambremer disait : « Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique », elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence : « Relisez est un chef-d'oeuvre ! Ah ! non, ça, par exemple, il ne faut pas nous la faire. » Le vieux d'Albon sourit en reconnaissant une des formes de l'esprit Guermantes. Gilberte, plus moderne, resta impassible. Quoique fille de Swann, comme un canard couvé par une poule, elle était plus lakiste, disait : « Je trouve ça d'un touchant ; il a une sensibilité charmante. »
Je dis à Mme de Guermantes que j'avais rencontré M. de Charlus. Elle le trouvait plus « baissé » qu'il n'était, les gens du monde faisant des différences, en ce qui concerne l'intelligence, non seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu près semblable, mais même chez une même personne à différents moments de sa vie. Puis elle ajouta : « Il a toujours été le portrait de ma belle-mère ; mais c'est encore plus frappant maintenant. » Cette ressemblance n'avait rien d'extraordinaire. On sait en effet que certaines femmes se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur dont on ne peut pas dire : felix culpa, car le sexe réagit sur la personnalité et chez un homme le même féminisme devient afféterie, la réserve susceptibilité, etc. N'importe, dans la figure, fût-elle barbue, dans les joues, même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n'est guère un vieux Charlus qui ne soit une ruine, où l'on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d'une belle femme en sa jeunesse éternelle. À ce moment, Morel entra ; la duchesse fut avec lui d'une amabilité qui me déconcerta un peu. « Ah ! je ne prends pas parti dans les querelles de famille, dit-elle. Est-ce que vous ne trouvez pas que c'est ennuyeux, les querelles de famille ? »
Car si dans ces périodes de vingt ans les conglomérats de coteries se défaisaient et se reformaient selon l'attraction d'astres nouveaux destinés d'ailleurs eux aussi à s'éloigner, puis à reparaître, des cristallisations puis des émiettements suivis de cristallisations nouvelles avaient lieu dans l'âme des êtres. Si pour moi Mme de Guermantes avait été bien des personnes, pour Mme de Guermantes, pour Mme Swann, etc., telle personne donnée avait été un favori d'une époque précédant l'affaire Dreyfus, puis un fanatique ou un imbécile à partir de l'affaire Dreyfus, qui avait changé pour eux la valeur des êtres et classé autrement les partis, lesquels s'étaient depuis encore défaits et refaits. Ce qui y sert puissamment et y ajoute son influence aux pures affinités intellectuelles, c'est le temps écoulé, qui nous fait oublier nos antipathies, nos dédains, les raisons mêmes qui expliquaient nos antipathies et nos dédains. Si on avait analysé l'élégance de la jeune Mme de Cambremer, on y eût trouvé qu'elle était la fille du marchand de notre maison, Jupien, et que ce qui avait pu s'ajouter à cela pour la rendre brillante, c'était que son père procurait des hommes à M. de Charlus. Mais tout cela combiné avait produit des effets scintillants, alors que les causes déjà lointaines, non seulement étaient inconnues de beaucoup de nouveaux, mais encore que ceux qui les avaient connues les avaient oubliées, pensant beaucoup plus à l'éclat actuel qu'aux hontes passées, car on prend toujours un nom dans son acception actuelle. Et c'était l'intérêt de ces transformations de salons qu'elles étaient aussi un effet du temps perdu et un phénomène de mémoire.
La duchesse hésitait encore, par peur d'une scène de M. de Guermantes, devant Balthy et Mistinguett, qu'elle trouvait adorables, mais avait décidément Rachel pour amie. Les nouvelles générations en concluaient que la duchesse de Guermantes, malgré son nom, devait être quelque demi-castor qui n'avait jamais été tout à fait du gratin. Il est vrai que, pour quelques souverains dont l'intimité lui était disputée par deux autres grandes dames, Mme de Guermantes se donnait encore la peine de les avoir à déjeuner. Mais d'une part, ils viennent rarement, connaissent des gens de peu, et la duchesse, par la superstition des Guermantes à l'égard du vieux protocole (car à la fois les gens bien élevés l'assommaient et elle tenait à la bonne éducation), faisait mettre : « Sa Majesté a ordonné à la duchesse de Guermantes, a daigné », etc. Et les nouvelles couches, ignorantes de ces formules, en concluaient que la position de la duchesse était d'autant plus basse. Au point de vue de Mme de Guermantes, cette intimité avec Rachel pouvait signifier que nous nous étions trompés quand nous croyions Mme de Guermantes hypocrite et menteuse dans ses condamnations de l'élégance, quand nous croyions qu'au moment où elle refusait d'aller chez Mme de Saint-Euverte, ce n'était pas au nom de l'intelligence mais du snobisme qu'elle agissait ainsi, ne la trouvant bête que parce que la marquise laissait voir qu'elle était snob, n'ayant pas encore atteint son but. Mais cette intimité avec Rachel pouvait signifier aussi que l'intelligence était, en réalité, chez la duchesse, médiocre, insatisfaite et désireuse sur le tard, quand elle était fatiguée du monde, de réalisations, par ignorance totale des véritables réalités intellectuelles et une pointe de cet esprit de fantaisie qui fait à des dames très bien, qui se disent : « comme ce sera amusant », finir leur soirée d'une façon à vrai dire assommante, en faisant la farce d'aller réveiller quelqu'un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant constaté qu'il est fort tard, on finit par aller se coucher.
Il faut ajouter que l'antipathie qu'avait depuis peu pour Gilberte la versatile duchesse pouvait lui faire prendre un certain plaisir à recevoir Rachel, ce qui lui permettait en plus de proclamer une des maximes des Guermantes, à savoir qu'ils étaient trop nombreux pour épouser les querelles (presque pour prendre le deuil) les uns des autres, indépendance du « je n'ai pas à » qu'avait renforcée la politique qu'on avait dû adopter à l'égard de M. de Charlus, lequel, si on l'avait suivi, vous eût brouillé avec tout le monde.
Quant à Rachel, si elle s'était en réalité donné une grande peine pour se lier avec la duchesse de Guermantes (peine que la duchesse n'avait pas su démêler sous des dédains affectés, des impolitesses voulues, qui l'avaient piquée au jeu et lui avaient donné grande idée d'une actrice si peu snob), sans doute cela tenait d'une façon générale à la fascination que les gens du monde exercent à partir d'un certain moment sur les bohèmes les plus endurcis, parallèle à celle que ces bohèmes exercent eux-mêmes sur les gens du monde, double reflux qui correspond à ce qu'est dans l'ordre politique la curiosité réciproque et le désir de faire alliance entre peuples qui se sont combattus. Mais le désir de Rachel pouvait avoir une raison plus particulière. C'est chez Mme de Guermantes, c'est de Mme de Guermantes, qu'elle avait reçu jadis sa plus terrible avanie. Rachel l'avait peu à peu non pas oubliée mais pardonnée, mais le prestige singulier qu'en avait reçu à ses yeux la duchesse ne devait s'effacer jamais. L'entretien, de l'attention duquel je désirais détourner Gilberte, fut du reste interrompu, car la maîtresse de maison cherchait l'actrice dont c'était le moment de réciter et qui bientôt, ayant quitté la duchesse parut sur l'estrade.
Or pendant ce temps avait lieu à l'autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma, comme je l'ai dit, avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d'arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu'on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle, parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène – scandale d'autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes, mais que c'était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse), la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu'ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu'ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n'arrivait chez la Berma. Bloch, à qui on avait demandé s'il voulait y venir, avait répondu naïvement : « Non, j'aime mieux aller chez la princesse de Guermantes. » Hélas ! c'est ce qu'au fond de soi chacun avait décidé. La Berma, atteinte d'une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu de monde, avait vu son état s'aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre souffrant et paresseux ne pouvait satisfaire, elle s'était remise à jouer. Elle savait qu'elle abrégeait ses jours mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu'elle détestait mais flattait, car le sachant adoré par sa fille, elle craignait, si elle le mécontentait qu'il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma aimée en secret par le médecin qui soignait son mari, s'était laissé persuader que ces représentations de Phèdre n'étaient pas bien dangereuses pour sa mère. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n'ayant retenu que cela de ce qu'il lui avait répondu, et parmi les objections dont elle ne tenait pas compte ; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma. Il l'avait dit parce qu'il avait senti qu'il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu'il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu'aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu'on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l'abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui avait paru justifiée quand, ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l'avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu'elle semblait moribonde à la ville. Et en effet nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organes de s'accommoder d'une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n'a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n'aurait pu croire que son coeur résisterait une minute ? La Berma n'était pas une moins vieille habituée de la scène, aux exigences de laquelle ses organes étaient si parfaitement adaptés qu'elle pouvait donner en se dépensant avec une prudence indiscernable pour le public l'illusion d'une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma avait beau sentir l'épouvantable nuit qu'elle allait passer, ses admirateurs l'applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle que jamais. Elle rentrait dans d'horribles souffrances, mais heureuse d'apporter à sa fille les billets bleus, que par une gaminerie de vieille enfant de la balle elle avait l'habitude de serrer dans ses bas, d'où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser. Malheureusement ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère : d'où d'incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait tant eu besoin. Selon les variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X… ou de Y…, qu'ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la Berma, sentant que le sommeil, qui seul aurait calmé sa souffrance, s'était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces ses derniers jours. C'est sans doute un peu à cause de cela qu'elle les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que nous sommes impuissants à empêcher. Mais c'est aussi parce qu'ayant conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus jeune âge l'insignifiance de tous ces décrets de la mode, elle était quant à elle restée fidèle à la tradition qu'elle avait toujours respectée, dont elle était l'incarnation, qui lui faisait juger les choses et les gens comme trente ans auparavant, et par exemple juger Rachel non comme l'actrice à la mode qu'elle était aujourd'hui, mais comme la petite grue qu'elle avait connue. La Berma n'était pas, du reste, meilleure que sa fille, c'est en elle que sa fille avait puisé, par l'hérédité et par la contagion de l'exemple qu'une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement tout cela, la Berma l'avait immolé à sa fille et s'en était ainsi délivrée. D'ailleurs, la fille de la Berma n'eût-elle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle, qu'elle eût tout de même fatigué sa mère, comme les forces attractives, féroces et légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie, qui se surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c'était un déjeuner nouveau, et on eût trouvé la Berma égoïste d'en priver sa fille, même de ne pas assister au déjeuner où on comptait, pour attirer bien difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer l'oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la « promettait » à ces mêmes relations pour une fête au dehors, afin de leur faire une politesse. Et la pauvre mère, gravement occupée dans son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme à la même époque Réjane, dans tout l'éblouissement de son talent, donna à l'étranger des représentations qui eurent un succès énorme, le gendre trouva que la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille ramassât la même profusion de gloire et força la Berma à des tournées où on était obligé de la piquer à la morphine, ce qui pouvait la faire mourir à cause de l'état de ses reins. Ce même attrait de l'élégance, du prestige social, de la vie, avait le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d'une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués de la Berma, où par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un jeune homme, qui n'était pas certain que la fête chez la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l'heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s'assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m'avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c'était bien d'un marbre de l'Érechtéion qu'elle avait l'air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme, qui s'était mis à table par politesse, regardait sans cesse l'heure, attiré qu'il était par la brillante fête chez les Guermantes.
La Berma n'avait pas un mot de reproche à l'adresse des amis qui l'avaient lâchée et qui espéraient naïvement qu'elle ignorerait qu'ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement : « Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes. Il faut venir à Paris pour voir ces choses-là. » Et elle mangeait, silencieusement et avec une lenteur solennelle, des gâteaux défendus, ayant l'air d'obéir à des rites funèbres. Le « goûter » était d'autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-coeur fut d'autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que s'il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d'inviter ainsi, en dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu'elle l'eût tuée de désespoir en sollicitant de l'ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c'était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l'ennui d'être privée d'eux par cette gêneuse qu'était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d'une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d'air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m'y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c'était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires.
Nous fûmes interrompus par la voix de l'actrice qui venait de s'élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l'actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n'entendions qu'un fragment, comme si l'artiste, passant sur un chemin, s'était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille.
L'annonce de poésies que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on vit l'actrice, avant de commencer, chercher partout des yeux d'un air égaré, lever les mains d'un air suppliant et pousser comme un gémissement chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s'était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s'habitue, c'est-à-dire qu'on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c'est mieux, ceci moins bien. Mais la première fois, de même que quand dans une cause simple on voit un avocat s'avancer, lever en l'air un bras d'où retombe la toge, commencer d'un ton menaçant, on n'ose pas regarder ses voisins. Car on se figure que c'est grotesque, mais après tout c'est peut-être magnifique, et on attend d'être fixé.
Néanmoins, les auditeurs furent stupéfaits en voyant cette femme, avant d'avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d'un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire, quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire, chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus autorisé qui, espère-t-on, s'en servira avant vous et vous donnera ainsi la possibilité de l'imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu'un cite un vers qu'on ignore mais qu'on veut avoir l'air de connaître et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est. Tel, en écoutant l'actrice, chacun attendait, la tête baissée et l'oeil investigateur, que d'autres prissent l'initiative de rire ou de critiquer, ou de pleurer ou d'applaudir.
Mme de Forcheville, revenue exprès de Guermantes, d'où la duchesse était à peu près expulsée, avait pris une mine attentive, tendue, presque carrément désagréable, soit pour montrer qu'elle était connaisseuse et ne venait pas en mondaine, soit par hostilité pour les gens moins versés dans la littérature qui eussent pu lui parler d'autre chose, soit par contention de toute sa personne, afin de savoir si elle « aimait » ou si elle n'aimait pas, ou peut-être parce que, tout en trouvant cela « intéressant », elle n'« aimait » pas, du moins la manière de dire certains vers. Cette attitude eût dû être plutôt adoptée, semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c'était chez elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait l'enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle avait l'air d'écouter les vers pour son propre plaisir, d'avoir eu l'envie qu'on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu'il y eût par hasard là cinq cents personnes, ses amis, à qui elle avait permis de venir comme en cachette assister à son propre plaisir.
Cependant je remarquai, sans aucune satisfaction d'amour-propre car elle était vieille et laide, que l'actrice me faisait de l'oeil, avec une certaine réserve d'ailleurs. Pendant toute la récitation elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l'amorce d'un acquiescement qu'elle eût souhaité venir de moi. Cependant quelques vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin : « Vous avez vu ? » faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l'actrice, et qu'elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s'écriant : « C'est admirable ! » au beau milieu du poème, qu'elle crut peut-être terminé. Plus d'un invité alors tint à souligner cette exclamation d'un regard approbateur et d'une inclinaison de tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante que leurs relations avec la duchesse. Quand le poème fut fini, comme nous étions à côté de l'actrice, j'entendis celle-ci remercier Mme de Guermantes et en même temps, profitant de ce que j'étais à côté de la duchesse, elle se tourna vers moi et m'adressa un gracieux bonjour. Je compris alors que c'était une personne que je devais connaître, et qu'au contraire des regards passionnés du fils de M. de Vaugoubert, que j'avais pris pour le bonjour de quelqu'un qui se trompait, ce que j'avais pris chez l'actrice pour un regard de désir n'était qu'une provocation contenue à se faire reconnaître et saluer par moi. Je répondis par un salut souriant au sien. « Je suis sûre qu'il ne me reconnaît pas, dit la récitante à la duchesse. – Mais si, dis-je avec assurance, je vous reconnais parfaitement. – Eh bien, qui suis-je ? » Je n'en savais absolument rien et ma position devenait délicate. Heureusement, si pendant les plus beaux vers de La Fontaine cette femme qui les récitait avec tant d'assurance n'avait pensé, soit par bonté, ou bêtise, ou gêne, qu'à la difficulté de me dire bonjour, pendant les mêmes beaux vers Bloch n'avait songé qu'à faire ses préparatifs pour pouvoir dès la fin de la poésie bondir comme un assiégé qui tente une sortie, et passant sinon sur le corps du moins sur les pieds de ses voisins, venir féliciter la récitante, soit par une conception erronée du devoir, soit par désir d'ostentation. « Comme c'est drôle de voir ici Rachel ! » me dit-il à l'oreille. Ce nom magique rompit aussitôt l'enchantement qui avait donné à la maîtresse de Saint-Loup la forme inconnue de cette immonde vieille. Sitôt que je sus qui elle était, je la reconnus parfaitement. « C'était bien beau », dit-il à Rachel, et ayant dit ces simples mots, son désir étant satisfait, il repartit et eut tant de peine et fit tant de bruit pour regagner sa place que Rachel dut attendre plus de cinq minutes avant de réciter la seconde poésie. Quand elle eut fini celle-ci, « Les Deux Pigeons », Mme de Morienval s'approcha de Mme de Saint-Loup, qu'elle savait fort lettrée sans se rappeler assez qu'elle avait l'esprit subtil et sarcastique de son père : « C'est bien la fable de La Fontaine, n'est-ce pas ? » lui demanda-t-elle, croyant bien l'avoir reconnue mais n'étant pas absolument certaine, car elle connaissait fort mal les fables de La Fontaine et, de plus, croyait que c'était des choses d'enfant qu'on ne récitait pas dans le monde. Pour avoir un tel succès l'artiste avait sans doute pastiché des fables de La Fontaine, pensait la bonne dame. Or, Gilberte l'enfonça sans le vouloir dans cette idée car, n'aimant pas Rachel et voulant dire qu'il ne restait rien des fables avec une diction pareille, elle le dit de cette manière trop subtile qui était celle de son père et qui laissait les personnes naïves dans le doute sur ce qu'il voulait dire : « Un quart est de l'invention de l'interprète, un quart de la folie, un quart n'a aucun sens, le reste est de La Fontaine », ce qui permit à Mme de Morienval de soutenir que ce qu'on venait d'entendre n'était pas « Les Deux Pigeons » de La Fontaine, mais un arrangement où tout au plus un quart était de La Fontaine, ce qui n'étonna personne, vu l'extraordinaire ignorance de ce public.
Mais un des amis de Bloch étant arrivé en retard, celui-ci eut la joie de lui demander s'il n'avait jamais entendu Rachel, de lui faire une peinture extraordinaire de sa diction, en exagérant et en trouvant tout d'un coup, à raconter, à révéler à autrui cette diction moderniste, un plaisir étrange qu'il n'avait nullement éprouvé à l'entendre. Puis Bloch, avec une émotion exagérée, félicita Rachel sur un ton de fausset et présenta son ami qui déclara n'admirer personne autant qu'elle ; et Rachel, qui connaissait maintenant des dames de la haute société et sans s'en rendre compte les copiait, répondit : « Oh ! je suis très flattée, très honorée par votre appréciation. » L'ami de Bloch lui demanda ce qu'elle pensait de la Berma. « Pauvre femme, il paraît qu'elle est dans la dernière misère. Elle n'a pas été je ne dirai pas sans talent, car ce n'était pas au fond du vrai talent, elle n'aimait que des horreurs, mais enfin elle a été utile, certainement ; elle jouait d'une façon plus vivante que les autres, et puis c'était une brave personne, généreuse, elle s'est ruinée pour les autres, et comme voilà bien longtemps qu'elle ne fait plus un sou, parce que le public depuis bien longtemps n'aime pas du tout ce qu'elle fait… Du reste, ajouta-t-elle en riant, je vous dirai que mon âge ne m'a permis de l'entendre, naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand j'étais moi-même trop jeune pour me rendre compte. – Elle ne disait pas très bien les vers ? » hasarda l'ami de Bloch pour flatter Rachel qui répondit : « Oh ! çà, elle n'a jamais su en dire un ; c'était de la prose, du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. »
Mais je me rendais compte que le temps qui passe n'amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n'a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d'aujourd'hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l'infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent piques au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu'Elstir, avait surfait une médiocrité et consacré un génie.
Il ne faut pas s'étonner que l'ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l'eût fait quand elle était jeune. Ne l'eût-elle pas fait alors, qu'elle l'eût fait maintenant. Qu'une femme du monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté, se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n'y rencontre que des succès, on s'étonnera, si on se trouve auprès d'elle après longtemps, d'entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, ce qu'ajoutent à l'être humain, quand ils ont passé sur lui, « trente ans de théâtre ». Rachel les avait et ne sortait pas du monde.
« On peut dire ce qu'on veut, c'est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c'est intelligent, personne n'a jamais dit les vers comme ça », dit la duchesse craignant que Gilberte ne débinât. Celle-ci s'éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante, laquelle, d'ailleurs, me dit de Rachel que des choses fort ordinaires. Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s'éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n'avait plus rien à lui apprendre. L'idée qu'elle y avait la première place était aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu'elle jugeait inébranlable. En revanche, lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles ; comme jadis, dans l'étroit petit jardin où on prenait de l'orangeade, tout ce qu'il y avait de plus exquis dans le grand monde venait familièrement, parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen, entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telles polémiques littéraires, connaître les auteurs, voire les actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha, pour connaître les uns et les autres, des femmes avec qui jadis elle n'eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l'espoir d'avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l'y avait précédée. La duchesse, parce qu'à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n'était changé à sa situation. En réalité, elle, la seule d'un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer : « Guermantes-Guermantes » quand elle ne signait pas : « La duchesse de Guermantes », elle qui à ses belles-soeurs même semblait quelque chose de plus précieux, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis, chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l'a précédé, croyaient que c'était une Guermantes d'une moins bonne cuvée, d'une moins bonne année, une Guermantes déclassée.
Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent, aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d'avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde de cesser à partir d'un certain moment d'avoir de l'esprit. Swann ne retrouvait plus dans l'esprit dur de la duchesse de Guermantes le « fondu » de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises. Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée, elle redevenait la femme que j'avais connue et parlait des choses mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait que cette parole pétillante sous un beau regard, et qui pendant tant d'années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus éminents de Paris, scintillât encore mais pour ainsi dire à vide. Quand le moment de placer un mot venait, elle s'interrompait pendant le même nombre de secondes qu'autrefois, elle avait l'air d'hésiter, de produire, mais le mot qu'elle lançait alors ne valait rien. Combien peu de personnes d'ailleurs s'en apercevaient ! La continuité du procédé leur faisait croire à la survivance de l'esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d'une même maison sans s'apercevoir qu'ils sont devenus détestables. Déjà pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu'un disait le mot culture, elle l'arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait : « la KKKKultur », ce qui faisait rire les amis qui croyaient retrouver là l'esprit des Guermantes. Et certes c'était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient ravi Bergotte, lequel, du reste, avait aussi gardé ses mêmes coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s'étonnaient et parfois disaient, s'ils n'étaient pas tombés un jour où elle était drôle et « en pleine possession de ses moyens » : « Comme elle est bête ! »
La duchesse, d'ailleurs, s'arrangeait pour canaliser son encanaillement et ne pas le laisser s'étendre à celles des personnes de sa famille desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre, elle avait pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât naïvement si sa belle-soeur ou son mari n'étaient pas dans la salle, la duchesse, timorée avec les superbes apparences de l'audace, répondait insolemment : « Je n'en sais rien. Dès que je sors de chez moi, je ne sais plus ce que fait ma famille. Pour tous les hommes politiques, pour tous les artistes, je suis veuve. » Ainsi s'évitait-elle que le parvenu trop empressé s'attirât des rebuffades – et lui attirât à elle-même des réprimandes – de Mme de Marsantes et de Basin.
« Je ne peux pas vous dire comme ça me fait plaisir de vous voir. Mon Dieu, quand est-ce que je vous avais vu la dernière fois ?… – En visite chez Mme d'Agrigente où je vous trouvais souvent. – Naturellement j'y allais souvent, mon pauvre petit, comme Basin l'aimait à ce moment-là. C'est toujours chez sa bonne amie du moment qu'on me rencontrait le plus parce qu'il me disait : “Ne manquez pas d'aller lui faire une visite.” Au fond, cela me paraissait un peu inconvenant, cette espèce de “visite de digestion” qu'il m'envoyait faire une fois qu'il avait consommé. J'avais fini assez vite par m'y habituer, mais ce qu'il y avait de plus ennuyeux c'est que j'étais obligée de garder des relations après qu'il avait rompu les siennes. Ça me faisait toujours penser au vers de Victor Hugo :
Emporte le bonheur et laisse-moi l'ennui !
« Comme dans la même poésie, j'entrais tout de même avec un sourire, mais vraiment ce n'était pas juste, il aurait dû me laisser à l'égard de ses maîtresses le droit d'être volage, car en accumulant tous ses laissés-pour-compte, j'avais fini par ne plus avoir une après-midi à moi. D'ailleurs, ce temps me semble doux relativement au présent. Mon Dieu, qu'il se soit remis à me tromper, ça ne pourrait que me flatter parce que ça me rajeunit. Mais je préférais son ancienne manière. Dame, il y avait trop longtemps qu'il ne m'avait trompée, il ne se rappelait plus la manière de s'y prendre ! Ah ! mais nous ne sommes pas mal ensemble tout de même, nous nous parlons, nous nous aimons même assez », me dit la duchesse, craignant que je n'eusse compris qu'ils étaient tout à fait séparés et comme on dit de quelqu'un qui est très malade : « Mais il parle encore très bien, je lui ai fait la lecture ce matin pendant une heure. » Elle ajouta : « Je vais lui dire que vous êtes là, il voudra vous voir. » Et elle alla près du duc qui, assis sur un canapé auprès d'une dame, causait avec elle. J'admirais qu'il était presque le même et seulement plus blanc, étant toujours aussi majestueux et aussi beau. Mais en voyant sa femme venir lui parler, il prit un air si furieux qu'elle ne put que se retirer. « Il est occupé, je ne sais pas ce qu'il fait, vous verrez tout à l'heure », me dit Mme de Guermantes, préférant me laisser me débrouiller.
Bloch s'étant approché de nous et ayant demandé de la part de son Américaine qui était une jeune duchesse qui était là, je répondis que c'était la nièce de M. de Bréauté, nom sur lequel Bloch, à qui il ne disait rien, demanda des explications. « Ah ! Bréauté », s'écria Mme de Guermantes en s'adressant à moi, « vous vous rappelez ça, comme c'est vieux, comme c'est loin ! Eh bien, c'était un snob. C'était des gens qui habitaient près de chez ma belle-mère. Cela ne vous intéresserait pas, monsieur Bloch ; c'est amusant pour ce petit, qui a connu tout ça autrefois en même temps que moi », ajouta Mme de Guermantes en me désignant, et par ces paroles me montrant de bien des manières le long temps qui s'était écoulé. Les amitiés, les opinions de Mme de Guermantes s'étaient tant renouvelées depuis ce moment-là qu'elle considérait rétrospectivement son charmant Babal comme un snob. D'autre part, il ne se trouvait pas seulement reculé dans le temps, mais, chose dont je ne m'étais pas rendu compte quand à mes débuts dans le monde je l'avais cru une des notabilités essentielles de Paris, qui resterait toujours associé à son histoire mondaine comme Colbert à celle du règne de Louis XIV, il avait lui aussi sa marque provinciale, il était un voisin de campagne de la vieille duchesse, avec lequel la princesse des Laumes s'était liée comme tel. Pourtant ce Bréauté, dépouillé de son esprit, relégué dans des années si lointaines qu'il datait (ce qui prouvait qu'il avait été entièrement oublié depuis par la duchesse) et dans les environs de Guermantes, était, ce que je n'eusse jamais cru le premier soir à l'Opéra-Comique quand il m'avait paru un dieu nautique habitant son antre marin, un lien entre la duchesse et moi, parce qu'elle se rappelait que je l'avais connu, donc que j'étais son ami à elle, sinon sorti du même monde qu'elle, du moins vivant dans le même monde qu'elle depuis bien plus longtemps que bien des personnes présentes, qu'elle se le rappelait, et assez imparfaitement cependant pour avoir oublié certains détails qui m'avaient à moi semblé alors essentiels, que je n'allais pas à Guermantes et n'étais qu'un petit bourgeois de Combray au temps où elle venait à la messe de mariage de Mlle Percepied, qu'elle ne m'invitait pas, malgré toutes les prières de Saint-Loup, dans l'année qui suivit son apparition à l'Opéra-Comique. À moi cela me semblait capital, car c'est justement à ce moment-là que la vie de la duchesse de Guermantes m'apparaissait comme un paradis où je n'entrerais pas. Mais pour elle, elle lui apparaissait comme sa même vie médiocre de toujours, et, puisque j'avais à partir d'un certain moment dîné souvent chez elle, que j'avais d'ailleurs été, avant cela même, un ami de sa tante et de son neveu, elle ne savait plus exactement à quelle époque notre intimité avait commencé et ne se rendait pas compte du formidable anachronisme qu'elle faisait en faisant commencer cette amitié quelques années trop tôt. Car cela faisait que j'eusse connu la Mme de Guermantes du nom de Guermantes, impossible à connaître, que j'eusse été reçu dans le nom aux syllabes dorées, dans le faubourg Saint-Germain, alors que tout simplement j'étais allé dîner chez une dame qui n'était déjà plus pour moi qu'une dame comme une autre, et qui m'avait quelquefois invité, non à descendre dans le royaume sous-marin des Néréides, mais à passer la soirée dans la baignoire de sa cousine. « Si vous voulez des détails sur Bréauté qui n'en valait guère la peine, ajouta-t-elle en s'adressant à Bloch, demandez-en à ce petit-là (qui le vaut cent fois) : il a dîné cinquante fois avec lui chez moi. N'est-ce pas que c'est chez moi que vous l'avez connu ? En tout cas c'est chez moi que vous avez connu Swann. » Et j'étais aussi surpris qu'elle pût croire que j'avais peut-être connu M. de Bréauté ailleurs que chez elle, donc que j'allasse dans ce monde-là avant de la connaître, que de voir qu'elle croyait que c'était chez elle que j'avais connu Swann. Moins mensongèrement que Gilberte quand elle disait de Bréauté : « C'est un vieux voisin de campagne, j'ai plaisir à parler avec lui de Tansonville », alors qu'autrefois, à Tansonville, il ne les fréquentait pas, j'aurais pu dire : « C'était un voisin de campagne qui venait souvent nous voir le soir » de Swann qui en effet me rappelait tout autre chose que les Guermantes.
« Je ne saurais pas vous dire. C'était un homme qui avait tout dit quand il avait parlé d'altesses. Il avait un lot d'histoires assez drôles sur des gens de Guermantes, sur ma belle-mère, sur Mme de Varambon avant qu'elle fût auprès de la princesse de Parme. Mais qui sait aujourd'hui qui était Mme de Varambon ? Ce petit-là, oui, il a connu tout ça, mais tout ça c'est fini, ce sont des gens dont le nom même n'existe plus et qui d'ailleurs ne méritaient pas de survivre. » Et je me rendais compte, malgré cette chose une que semble le monde, et où en effet les rapports sociaux arrivent à leur maximum de concentration et où tout communique, comme il y reste des provinces, ou du moins comme le Temps en fait, qui changent de nom, qui ne sont plus compréhensibles pour ceux qui y arrivent seulement quand la configuration a changé. « C'était une bonne dame qui disait des choses d'une bêtise inouïe », reprit la duchesse qui, insensible à cette poésie de l'incompréhensible qui est un effet du temps, dégageait en toute chose l'élément drôle, assimilable à la littérature genre Meilhac, esprit des Guermantes. « À un moment, elle avait la manie d'avaler tout le temps des pastilles qu'on donnait dans ce temps-là contre la toux et qui s'appelaient » (ajouta-t-elle en riant elle-même d'un nom si spécial, si connu autrefois, si inconnu aujourd'hui des gens à qui elle parlait) « des pastilles Géraudel. “Madame de Varambon, lui disait ma belle-mère, en avalant tout le temps comme cela des pastilles Géraudel vous vous ferez mal à l'estomac. – Mais madame la duchesse, répondit Mme de Varambon, comment voulez-vous que cela fasse mal à l'estomac puisque cela va dans les bronches ?” Et puis c'est elle qui disait : “La duchesse a une vache si belle, si belle qu'on la prend toujours pour étalon”. » Et Mme de Guermantes eût volontiers continué à raconter des histoires de Mme de Varambon, dont nous connaissions des centaines, mais nous sentions bien que ce nom n'éveillait dans la mémoire ignorante de Bloch aucune des images qui se levaient pour nous sitôt qu'il était question de Mme de Varambon, de M. de Bréauté, du prince d'Agrigente et, à cause de cela même, excitait peut-être chez lui un prestige que je savais exagéré mais que je trouvais compréhensible, non pas parce que je l'avais moi-même subi, nos propres erreurs et nos propres ridicules ayant rarement pour effet de nous rendre, même quand nous les avons percés à jour, plus indulgents à ceux des autres.
La réalité, d'ailleurs insignifiante, de ce temps lointain était tellement perdue que quelqu'un ayant demandé non loin de moi si la terre de Tansonville venait à Gilberte de son père M. de Forcheville, quelqu'un répondit : « Mais pas du tout ! Cela vient de la famille de son mari. Tout cela c'est du côté de Guermantes. Tansonville est tout près de Guermantes. Cela appartenait à Mme de Marsantes, la mère du marquis de Saint-Loup. Seulement c'était très hypothéqué. Aussi on l'a donné en dot au fiancé et la fortune de Mlle de Forcheville l'a racheté. » Et une autre fois, quelqu'un à qui je parlais de Swann pour faire comprendre ce que c'était qu'un homme d'esprit de ce temps-là, me dit : « Oh ! oui, la duchesse de Guermantes m'a raconté des mots de lui ; c'est un vieux monsieur que vous aviez connu chez elle, n'est-ce pas ? »
Le passé s'était tellement transformé dans l'esprit de la duchesse (ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été toujours si absentes du sien que ce qui avait été événement pour moi avait passé inaperçu d'elle) qu'elle pouvait supposer que j'avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d'homme du monde qu'elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé que je venais d'acquérir, la duchesse l'avait aussi, et même, avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu'il n'était, elle, au contraire, exagérait, elle le faisait remonter trop haut, notamment sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom, puis l'objet de mon amour – et le moment où elle n'avait été pour moi qu'une femme du monde quelconque. Or je n'étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient, et elle n'eût pas trouvé plus singulier que j'eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu'elle était une autre personne, ayant un autre paillasson, et sa personne n'offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.
Je dis à la duchesse de Guermantes : « Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu'on allait me mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges. – Mon Dieu, que c'est vieux, tout cela », dit la duchesse de Guermantes, accentuant ainsi pour moi l'impression du temps écoulé. Elle regardait dans le lointain avec mélancolie, et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu'elle fit complaisamment. « Maintenant cela ne se porterait plus du tout. C'était des robes qui se portaient dans ce temps-là. – Mais est-ce que ce n'était pas joli ? » lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. « Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n'en porte pas parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robes, en musique, en peinture », ajouta-t-elle avec force, car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu'un sourire lui disputa : « Vous êtes sûr que c'était des souliers rouges ? Je croyais que c'était des souliers d'or. » J'assurai que cela m'était infiniment présent à l'esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l'affirmer. « Vous êtes gentil de vous rappeler cela », me dit-elle d'un air tendre, car les femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les artistes admirer leurs oeuvres. D'ailleurs, si lointain que soit le passé, quand on est une femme de tête comme était la duchesse, il peut ne pas être oublié. « Vous rappelez-vous », me dit-elle en remerciement de mon souvenir pour sa robe et ses souliers, « que nous vous avons ramené, Basin et moi ? Vous aviez une jeune fille qui devait venir vous voir après minuit. Basin riait de tout son coeur en pensant qu'on vous faisait des visites à cette heure-là. » En effet ce soir-là Albertine était venue me voir après la soirée de la princesse de Guermantes. Je me le rappelais aussi bien que la duchesse, moi à qui Albertine était maintenant aussi indifférente qu'elle l'eût été à Mme de Guermantes, si Mme de Guermantes eût su que la jeune fille à cause de qui je n'avais pas pu entrer chez eux était Albertine. C'est que longtemps après que les pauvres morts sont sortis de nos coeurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à servir d'alliage, aux circonstances du passé. Et, sans plus les aimer, il arrive qu'en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place qu'ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu'on les identifie. (Mme de Guermantes n'identifiait guère la jeune fille qui devait venir ce soir-là, ne l'avait jamais su et n'en parlait qu'à cause de la bizarrerie de l'heure et de la circonstance.) Telles sont les formes dernières et peu enviables de la survivance.
Si les jugements que la duchesse porta sur Rachel étaient en eux-mêmes médiocres, ils m'intéressèrent en ce que, eux aussi, marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n'avait pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que celle-ci avait passée chez elle, mais ce souvenir n'y avait pas subi une moindre transformation. « Je vous dirai, me dit-elle, que cela m'intéresse d'autant plus de l'entendre, et de l'entendre acclamer, que je l'ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d'elle. Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle s'est fait entendre en public, c'est chez moi ! Oui, pendant que tous les gens prétendus d'avant-garde comme ma nouvelle cousine », dit-elle en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui pour Oriane restait Mme Verdurin, « l'auraient laissée crever de faim sans daigner l'entendre, je l'avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisons de mieux comme gratin. Je peux dire, d'un mot un peu bête et prétentieux, car au fond le talent n'a besoin de personne, que je l'ai lancée. Bien entendu, elle n'avait pas besoin de moi. » J'esquissai un geste de protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à accueillir la thèse opposée : « Si ? Vous croyez que le talent a besoin d'un appui ? de quelqu'un qui le mette en lumière ? Au fond vous avez peut-être raison. C'est curieux, vous dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d'une telle artiste. » Mme de Guermantes préférait abandonner son idée que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c'était plus flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps, recevant des nouveaux venus, et étant du reste fatiguée, elle s'était faite assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour s'en former une. « Je n'ai pas besoin de vous dire, reprit-elle, que cet intelligent public qui s'appelle le monde ne comprenait absolument rien à cela. On protestait, on riait. J'avais beau leur dire : “C'est curieux, c'est intéressant, c'est quelque chose qui n'a encore jamais été fait”, on ne me croyait pas, comme on ne m'a jamais crue pour rien. C'est comme la chose qu'elle jouait, c'était une chose de Maeterlinck, maintenant c'est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s'en moquait, eh bien, moi je trouvais ça admirable. Ça m'étonne même, quand j'y pense, qu'une paysanne comme moi, qui n'a eu que l'éducation des filles de sa province, ait aimé du premier coup ces choses-là. Naturellement je n'aurais pas su dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait ; tenez, Basin qui n'a rien d'un sensible avait été frappé de l'effet que ça me produisait. Il m'avait dit : “Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade.” Et c'était vrai, parce qu'on me prend pour une femme sèche et que je suis, au fond, un paquet de nerfs. »
À ce moment se produisit un incident inattendu. Un valet de pied vint dire à Rachel que la fille de la Berma et son gendre demandaient à lui parler. On a vu que la fille de la Berma avait résisté au désir qu'avait son mari de faire demander une invitation à Rachel. Mais après le départ du jeune homme invité, l'ennui du jeune couple auprès de leur mère s'était accru, la pensée que d'autres s'amusaient les tourmentait, bref, profitant d'un moment où la Berma s'était retirée dans sa chambre, crachant un peu de sang, ils avaient quatre à quatre revêtu des vêtements plus élégants, fait appeler une voiture et étaient venus chez la princesse de Guermantes sans être invités. Rachel, se doutant de la chose et secrètement flattée, prit un ton arrogant et dit au valet de pied qu'elle ne pouvait pas se déranger, qu'ils écrivissent un mot pour dire l'objet de leur démarche insolite. Le valet de pied revint portant une carte où la fille de la Berma avait griffonné qu'elle et son mari n'avaient pu résister au désir d'entendre Rachel et lui demandaient de les laisser entrer. Rachel sourit de la niaiserie de leur prétexte et de son propre triomphe. Elle fit répondre qu'elle était désolée, mais qu'elle avait terminé ses récitations. Déjà, dans l'antichambre où l'attente du couple s'était prolongée, les valets de pied commençaient à se gausser des deux solliciteurs éconduits. La honte d'une avanie, le souvenir du rien qu'était Rachel auprès de sa mère, poussèrent la fille de la Berma à poursuivre à fond une démarche que lui avait fait risquer d'abord le simple besoin de plaisir. Elle fit demander comme un service à Rachel, dût-elle ne pas avoir à l'entendre, la permission de lui serrer la main. Rachel était en train de causer avec un prince italien, séduit, disait-on, par l'attrait de sa grande fortune dont quelques relations mondaines dissimulaient un peu l'origine ; elle mesura le renversement des situations qui mettait maintenant les enfants de l'illustre Berma à ses pieds. Après avoir narré à tout le monde d'une façon plaisante cet incident, elle fit dire au jeune couple d'entrer, ce qu'il fit sans se faire prier, ruinant d'un seul coup la situation sociale de la Berma comme il avait détruit sa santé. Rachel l'avait compris, et que son amabilité condescendante donnerait dans le monde la réputation, à elle de plus de bonté, au jeune couple de plus de bassesse, que n'eût fait son refus. Aussi les reçut-elle les bras ouverts avec affectation, disant d'un air de protectrice enviée et qui sait oublier sa grandeur : « Mais je crois bien ! c'est une joie. La princesse sera ravie. » Ne sachant pas qu'on croyait au théâtre que c'était elle qui invitait, peut-être avait-elle craint qu'en refusant l'entrée aux enfants de la Berma, ceux-ci doutassent, au lieu de sa bonne volonté, ce qui lui eût été bien égal, de son influence. La duchesse de Guermantes s'éloigna instinctivement, car au fur et à mesure que quelqu'un avait l'air de rechercher le monde, il baissait dans l'estime de la duchesse. Elle n'en avait plus en ce moment que pour la bonté de Rachel et eût tourné le dos aux enfants de la Berma si on les lui eût présentés. Rachel cependant composait déjà dans sa tête la phrase gracieuse dont elle accablerait le lendemain la Berma dans les coulisses : « J'ai été navrée, désolée, que votre fille fasse antichambre. Si j'avais compris ! Elle m'envoyait bien cartes sur cartes. » Elle était ravie de porter ce coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément dans son tort, en les laissant vivre. D'ailleurs où était son tort ? Elle devait dire en riant quelques jours plus tard : « C'est un peu fort, j'ai voulu être plus aimable pour ses enfants qu'elle n'a jamais été pour moi, et pour un peu on m'accuserait de l'avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin. » Il semble que tous les mauvais sentiments des acteurs et tout le factice de la vie de théâtre passent en leurs enfants sans que chez eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère ; les grandes tragédiennes meurent souvent victimes des complots domestiques noués autour d'elles, comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu'elles jouaient.
La vie de la duchesse ne laissait pas d'ailleurs d'être très malheureuse et pour une raison qui par ailleurs avait pour effet de déclasser parallèlement la société que fréquentait M. de Guermantes. Celui-ci qui, depuis longtemps calmé par son âge avancé, et quoiqu'il fût encore robuste, avait cessé de tromper Mme de Guermantes, s'était épris de Mme de Forcheville sans qu'on sût bien les débuts de cette liaison. (Quand on pensait à l'âge que devait avoir maintenant Mme de Forcheville, cela semblait extraordinaire. Mais peut-être avait-elle commencé la vie de femme galante très jeune. Et puis il y a des femmes qu'à chaque décade on retrouve en une nouvelle incarnation, ayant de nouvelles amours, parfois alors qu'on les croyait mortes, faisant le désespoir d'une jeune femme que pour elles abandonne son mari.)
Mais cette liaison avait pris des proportions telles que le vieillard, imitant dans ce dernier amour la manière de ceux qu'il avait eus autrefois, séquestrait sa maîtresse au point que si mon amour pour Albertine avait répété, avec de grandes variations, l'amour de Swann pour Odette, l'amour de M. de Guermantes rappelait celui que j'avais eu pour Albertine. Il fallait qu'elle déjeunât, qu'elle dînât avec lui, il était toujours chez elle ; elle s'en parait auprès d'amis qui sans elle n'eussent jamais été en relation avec le duc de Guermantes et qui venaient là pour le connaître, un peu comme on va chez une cocotte pour connaître un souverain, son amant. Certes, Mme de Forcheville était depuis longtemps devenue une femme du monde. Mais recommençant à être entretenue sur le tard, et par un si orgueilleux vieillard qui était tout de même chez elle le personnage important, elle se diminuait à chercher seulement à avoir les peignoirs qui lui plussent, la cuisine qu'il aimait, à flatter ses amis en leur disant qu'elle lui avait parlé d'eux, comme elle disait à mon grand-oncle qu'elle avait parlé de lui au grand-duc qui lui envoyait des cigarettes ; en un mot elle tendait, malgré tout l'acquis de sa situation mondaine, et par la force de circonstances nouvelles, à redevenir, telle qu'elle était apparue à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années que mon oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous d'autres personnes aux anciennes nous empêche-t-elle de recommencer la même vie ? Ces circonstances nouvelles, elle s'y était prêtée sans doute par cupidité, aussi parce que, assez recherchée dans le monde quand elle avait une fille à marier, laissée de côté dès que Gilberte eut épousé Saint-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes, qui eût tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être enchantées de jouer un tour à leur amie Oriane ; peut-être enfin piquée au jeu par le mécontentement de la duchesse sur laquelle un sentiment féminin de rivalité la rendait heureuse de prévaloir.
Cette liaison avec Mme de Forcheville, liaison qui n'était qu'une imitation de ses liaisons plus anciennes, venait de faire perdre au duc de Guermantes, pour la deuxième fois, la présidence du Jockey et un siège de membre libre à l'Académie des beaux-arts, comme la vie de M. de Charlus, publiquement associée à celle de Jupien, lui avait fait manquer la présidence de l'Union et celle aussi de la Société des amis du vieux Paris. Ainsi les deux frères, si différents dans leurs goûts, étaient arrivés à la déconsidération à cause d'une même paresse, d'un même manque de volonté, lequel était sensible, mais agréablement, chez le duc de Guermantes leur grand-père, membre de l'Académie française, mais qui, chez les deux petits-fils, avait permis à un goût naturel et à un autre qui passe pour ne l'être pas, de les désocialiser.
Jusqu'à sa mort Saint-Loup y avait fidèlement mené sa femme. N'étaient-ils pas tous deux les héritiers à la fois de M. de Guermantes et d'Odette, laquelle d'ailleurs serait sans doute la principale héritière du duc ? D'ailleurs, même des neveux Courvoisier fort difficiles, Mme de Marsantes, la princesse de Trania, y allaient dans un espoir d'héritage, sans s'occuper de la peine que cela pouvait faire à Mme de Guermantes, dont Odette, piquée par ses dédains, disait du mal.
Le vieux duc de Guermantes ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées avec elle. Mais aujourd'hui, il vint un instant pour la voir, malgré l'ennui de rencontrer sa femme. Je ne l'avais pas aperçu et je ne l'eusse sans doute pas reconnu, si on ne me l'avait clairement désigné. Il n'était plus qu'une ruine, mais superbe, et moins encore qu'une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée montante de la mort qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j'avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce qu'à l'expression de finesse et d'enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s'en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l'être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d'une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, de l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort.
Le duc ne resta que quelques instants, assez pour que je comprisse qu'Odette, toute à des soupirants plus jeunes, se moquait de lui. Mais, chose curieuse, lui qui jadis était presque ridicule quand il prenait l'allure d'un roi de théâtre, avait pris un aspect véritablement grand, un peu comme son frère, à qui la vieillesse, en le désencombrant de tout l'accessoire, le faisait ressembler. Et, comme son frère, lui, jadis orgueilleux bien que d'une autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d'une autre façon. Car il n'avait pas subi la déchéance de son frère, réduit à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu'il eût jadis dédaignés. Mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte et descendre l'escalier pour sortir, la vieillesse, qui est tout de même l'état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques, la vieillesse, en le forçant à s'arrêter dans le chemin de croix que devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant, à tâtonner en cherchant des yeux une marche qui se dérobait, parce qu'il aurait eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés, d'un appui, lui donnant à son insu l'air de l'implorer doucement et timidement des autres, la vieillesse l'avait fait, encore plus qu'auguste, suppliant.
Ne pouvant pas se passer d'Odette, toujours installé chez elle dans le même fauteuil d'où la vieillesse et la goutte le faisaient difficilement lever, M. de Guermantes la laissait recevoir des amis qui étaient trop contents d'être présentés au duc, de lui laisser la parole, de l'entendre parler de la vieille société, de la marquise de Villeparisis, du duc de Chartres.
Ainsi, dans le faubourg Saint-Germain, ces positions en apparence imprenables du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de Charlus, avaient perdu leur inviolabilité, comme toutes choses changent en ce monde, par l'action d'un principe intérieur auquel on n'avait pas pensé : chez M. de Charlus l'amour de Charlie qui l'avait rendu esclave des Verdurin, puis le ramollissement ; chez Mme de Guermantes, un goût de nouveauté et d'art ; chez M. de Guermantes un amour exclusif, comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie, mais que la faiblesse de l'âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel la sévérité du salon de la duchesse, où le duc ne paraissait plus et qui d'ailleurs ne fonctionnait plus guère, n'opposait plus son démenti, son rachat mondain. Ainsi change la figure des choses de ce monde ; ainsi le centre des empires, et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié, et les yeux d'un homme qui a vécu peuvent-ils contempler le changement le plus complet là où justement il lui paraissait le plus impossible.
Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann dans un arrangement de « collectionneur » qui achevait le caractère démodé, ancien, de cette scène, avec ce duc si « Restauration » et cette cocotte tellement « Second Empire », dans un de ses peignoirs qu'il aimait, la dame en rose l'interrompait d'une jacasserie ; il s'arrêtait net et plantait sur elle un regard féroce. Peut-être s'était-il aperçu qu'elle aussi, comme la duchesse, disait quelquefois des bêtises ; peut-être, dans une hallucination de vieillard, croyait-il que c'était un trait d'esprit intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole, et se croyait-il à l'hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés qui se figurent un instant être encore libres dans les déserts de l'Afrique. Et levant brusquement la tête, de ses petits yeux ronds et jaunes qui avaient l'éclat d'yeux de fauves, il fixait sur elle un de ses regards qui quelquefois chez Mme de Guermantes, quand celle-ci parlait trop, m'avaient fait trembler. Ainsi le duc regardait-il un instant l'audacieuse dame en rose. Mais celle-ci, lui tenant tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté se rappelant qu'il était, non pas libre chez la duchesse dans ce Sahara dont le paillasson du palier marquait l'entrée, mais chez Mme de Forcheville dans la cage du Jardin des plantes, il rentrait dans ses épaules sa tête d'où pendait encore une épaisse crinière dont on n'aurait pu dire si elle était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n'avoir pas compris ce que Mme de Forcheville avait voulu dire et qui d'ailleurs généralement n'avait pas grand sens. Il lui permettait d'avoir des amis à dîner avec lui ; par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n'était pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait, moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu'il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu'à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d'autres. Mais le duc ne s'en doutait pas ou préférait ne pas avoir l'air de s'en douter : la vue des vieillards baisse comme leur oreille devient plus dure, leur clairvoyance s'obscurcit, la fatigue même fait faire relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c'est en un personnage de Molière – non pas même en l'olympien amant d'Alcmène mais en un risible Géronte – que se change inévitablement Jupiter. D'ailleurs Odette trompait M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme, sans grandeur. Elle était médiocre dans ce rôle comme dans tous les autres. Non pas que la vie ne lui en eût souvent donné de beaux, mais elle ne savait pas les jouer.
Et de fait, chaque fois que je voulus la voir dans la suite je n'y pus réussir, car M. de Guermantes, voulant à la fois concilier les exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les fêtes de jour, à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette réclusion où elle était tenue, elle me l'avoua avec franchise, pour diverses raisons. La principale est qu'elle s'imaginait, bien que je n'eusse écrit que des articles ou publié que des études, que j'étais un auteur connu, ce qui lui faisait même naïvement dire, se rappelant le temps où j'allais avenue des Acacias pour la voir passer, et plus tard chez elle : « Ah ! si j'avais pu deviner que ce serait un jour un grand écrivain ! » Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d'amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour m'intéresser. Elle me racontait : « Tenez, une fois il y avait un homme qui s'était toqué de moi et que j'aimais éperdument aussi. Nous vivions d'une vie divine. Il avait un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La veille du départ, je trouvai que c'était plus beau de ne pas laisser diminuer un amour qui ne pourrait pas rester toujours à ce point. Nous eûmes une dernière soirée où il était persuadé que je partais, ce fut une nuit folle, j'avais près de lui des joies infinies et le désespoir de sentir que je ne le reverrais pas. Le matin même j'étais allée donner mon billet à un voyageur que je ne connaissais pas. Il voulait au moins me l'acheter. Je lui répondis : “Non, vous me rendez un tel service en me le prenant, je ne veux pas d'argent.” » Puis c'était une autre histoire : « Un jour j'étais dans les Champs-Élysées, M. de Bréauté, que je n'avais vu qu'une fois, se mit à me regarder avec une telle insistance que je m'arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme ça. Il me répondit : “Je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule.” C'était vrai. C'était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce temps-là étaient affreuses. Mais j'étais en fureur, je lui dis : “Je ne vous permets pas de me parler ainsi.” Il se mit à pleuvoir. Je lui dis : “Je ne vous pardonnerais que si vous aviez une voiture. – Eh bien, justement j'en ai une et je vais vous accompagner. – Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous.” Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir, il arrive chez moi. Nous eûmes deux années d'un amour fou. Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment j'ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond, dit-elle d'un air mélancolique, j'ai passé ma vie cloîtrée parce que je n'ai eu de grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux de moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car au fond c'était un médiocre et je n'ai jamais pu aimer véritablement que des gens intelligents. Mais, voyez-vous, M. Swann était aussi jaloux que l'est ce pauvre duc ; pour celui-ci je me prive de tout parce que je sais qu'il n'est pas heureux chez lui. Pour M. Swann, c'était parce que je l'aimais follement, et je trouve qu'on peut bien sacrifier la danse et le monde et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement éviter des soucis à un homme qui vous aime. Pauvre Charles, il était si intelligent, si séduisant, exactement le genre d'hommes que j'aimais. » Et c'était peut-être vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait plu, justement celui où elle n'était pas « son genre ». À vrai dire « son genre », même plus tard, elle ne l'avait jamais été. Il l'avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances par des femmes « qui n'étaient pas leur genre ». Peut-être cela tient-il à bien des causes ; d'abord, parce qu'elles ne sont pas « votre genre » on se laisse d'abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n'aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été « notre genre » et qui, se sentant désirée, se fût disputée, ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n'eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l'amour vient et qu'elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale parce qu'il n'y a pas grand désir physique à la base, et si l'amour naît le cerveau travaille bien davantage : il y a un roman au lieu d'un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas « notre genre », nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite, nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d'elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d'autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas « notre genre » ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est « notre genre » est rarement dangereuse, car elle ne veut pas de nous, nous contente, nous quitte vite, ne s'installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances dans l'amour, ce n'est pas la femme elle-même, c'est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu'elle fait à tous moments ; ce n'est pas la femme, c'est l'habitude.
J'eus la lâcheté de dire que c'était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c'était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges. Je pensais avec effroi au fur et à mesure qu'elle me racontait des aventures, à tout ce que Swann avait ignoré, dont il aurait tant souffert parce qu'il avait fixé sa sensibilité sur cet être-là, et qu'il devinait à en être sûr, rien qu'à ses regards quand elle voyait un homme, ou une femme, inconnus et qui lui plaisaient. Au fond, elle le faisait seulement pour me donner ce qu'elle croyait des sujets de nouvelles. Elle se trompait, non qu'elle n'eût de tout temps abondamment fourni les réserves de mon imagination, mais d'une façon bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même qui dégageais d'elle à son insu les lois de sa vie.
M. de Guermantes ne gardait ses foudres que pour la duchesse, sur les libres fréquentations de laquelle Mme de Forcheville ne manquait pas d'attirer l'attention irritée de celui-ci. Aussi la duchesse était-elle fort malheureuse. Il est vrai que M. de Charlus, à qui j'en avais parlé une fois, prétendait que les premiers torts n'avaient pas été du côté de son frère, que la légende de pureté de la duchesse était faite en réalité d'un nombre incalculable d'aventures habilement dissimulées. Je n'avais jamais entendu parler de cela. Pour presque tout le monde Mme de Guermantes était une femme toute différente. L'idée qu'elle avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits. Entre ces deux idées je ne pouvais décider laquelle était conforme à la vérité, cette vérité que presque toujours les trois quarts des gens ignorent. Je me rappelais bien certains regards bleus et vagabonds de la duchesse de Guermantes dans la nef de Combray. Mais vraiment aucune des deux idées n'était réfutée par eux, et l'une et l'autre pouvaient leur donner un sens différent et aussi acceptable. Dans ma folie, enfant, je les avais pris un instant pour des regards d'amour adressés à moi. Depuis j'avais compris qu'ils n'étaient que les regards bienveillants d'une suzeraine, pareille à celle des vitraux de l'église, pour ses vassaux. Fallait-il maintenant croire que c'était ma première idée qui avait été la vraie, et que si plus tard jamais la duchesse ne m'avait parlé d'amour, c'est parce qu'elle avait craint de se compromettre avec un ami de sa tante et de son neveu plus qu'avec un enfant inconnu rencontré par hasard à Saint-Hilaire de Combray ?
La duchesse avait pu un instant être heureuse de sentir son passé plus consistant parce qu'il était partagé par moi, mais à quelques questions que je lui posai sur le provincialisme de M. de Bréauté, que j'avais à l'époque peu distingué de M. de Sagan ou de M. de Guermantes, elle reprit son point de vue de femme du monde, c'est-à-dire de contemptrice de la mondanité. Tout en me parlant la duchesse me faisait visiter l'hôtel. Dans des salons plus petits on trouvait des intimes qui pour écouter la musique avaient préféré s'isoler. Dans un petit salon Empire, où quelques rares habits noirs écoutaient assis sur un canapé, on voyait à côté d'une psyché supportée par une Minerve une chaise longue, placée de façon rectiligne, mais à l'intérieur incurvée comme un berceau et où une jeune femme était étendue. La mollesse de sa pose, que l'entrée de la duchesse ne lui fit même pas déranger, contrastait avec l'éclat merveilleux de sa robe Empire en une soierie nacarat devant laquelle les plus rouges fuchsias eussent pâli et sur le tissu nacré de laquelle des insignes et des fleurs semblaient avoir été enfoncés longtemps, car leur trace y restait en creux. Pour saluer la duchesse elle inclina légèrement sa belle tête brune. Bien qu'il fît grand jour, comme elle avait demandé qu'on fermât les grands rideaux, en vue de plus de recueillement pour la musique, on avait, pour ne pas se tordre les pieds, allumé sur un trépied une urne où s'irisait une faible lueur. En réponse à ma demande, la duchesse de Guermantes me dit que c'était Mme de Saint-Euverte. Alors je voulus savoir ce qu'elle était à la madame de Saint-Euverte que j'avais connue. Mme de Guermantes me dit que c'était la femme d'un de ses petits-neveux, parut supporter l'idée qu'elle était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des Saint-Euverte. Je lui rappelai la soirée (que je n'avais sue, il est vrai, que par ouï-dire) où, princesse des Laumes, elle avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes affirma n'avoir jamais été à cette soirée. La duchesse avait toujours été un peu menteuse et l'était devenue davantage. Mme de Saint-Euverte était pour elle un salon – d'ailleurs assez tombé avec le temps – qu'elle aimait à renier. Je n'insistai pas. « Non, qui vous avez pu entrevoir chez moi, parce qu'il avait de l'esprit, c'est le mari de celle dont vous parlez et avec qui je n'étais pas en relations. – Mais elle n'avait pas de mari. – Vous vous l'êtes figuré parce qu'ils étaient séparés, mais il était bien plus agréable qu'elle. » Je finis par comprendre qu'un homme énorme, extrêmement grand, extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je rencontrais un peu partout et dont je n'avais jamais su le nom était le mari de Mme de Saint-Euverte. Il était mort l'an passé. Quant à la nièce, j'ignore si c'est à cause d'une maladie d'estomac, de nerfs, d'une phlébite, d'un accouchement prochain, récent ou manqué, qu'elle écoutait la musique étendue sans se bouger pour personne. Le plus probable est que, fière de ses belles soies rouges, elle pensait faire sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait pas compte qu'elle donnait pour moi la naissance à un nouvel épanouissement de ce nom Saint-Euverte, qui à tant d'intervalle marquait la distance et la continuité du Temps. C'est le Temps qu'elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de Saint-Euverte et le style Empire en soies de fuchsias rouges. Ce style Empire, Mme de Guermantes déclarait l'avoir toujours détesté ; cela voulait dire qu'elle le détestait maintenant, ce qui était vrai car elle suivait la mode, bien qu'avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu'elle connaissait peu, toute jeune elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l'Art nouveau, jusqu'à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là nuances du goût que le critique d'art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures. Après avoir critiqué le style Empire, elle s'excusa de m'avoir parlé de gens aussi insignifiants que les Saint-Euverte et de niaiseries comme le côté provincial de Bréauté, car elle était aussi loin de penser pourquoi cela m'intéressait que Mme de Saint-Euverte-La Rochefoucauld, cherchant le bien de son estomac ou un effet ingresque, était loin de soupçonner que son nom m'avait ravi, celui de son mari, non celui plus glorieux de ses parents, et que je lui voyais comme fonction dans cette pièce pleine d'attributs, de bercer le Temps.
« Mais comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela peut-il vous intéresser ? » s'écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase à mi-voix et personne n'avait pu entendre ce qu'elle disait. Mais un jeune homme (qui m'intéressa dans la suite par un nom bien plus familier de moi autrefois que celui de Saint-Euverte) se leva d'un air exaspéré et alla plus loin pour écouter avec plus de recueillement. Car c'était la Sonate à Kreutzer qu'on jouait, mais s'étant trompé sur le programme, il croyait que c'était un morceau de Ravel qu'on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre. Dans sa violence à changer de place, il heurta à cause de la demi-obscurité un bonheur-du-jour, ce qui n'alla pas sans faire tourner la tête à beaucoup de personnes pour qui cet exercice si simple de regarder derrière soi interrompait un peu le supplice d'écouter « religieusement » la Sonate à Kreutzer. Et Mme de Guermantes et moi, causes de ce petit scandale, nous nous hâtâmes de changer de pièce. « Oui, comment ces riens-là peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite ? C'est comme tout à l'heure, quand je vous voyais causer avec Gilberte de Saint-Loup. Ce n'est pas digne de vous. Pour moi c'est exactement rien cette femme-là, ce n'est même pas une femme, c'est ce que je connais de plus factice et de plus bourgeois au monde » (car même à sa défense de l'intellectualité la duchesse mêlait ses préjugés d'aristocrate). « D'ailleurs devriez-vous venir dans des maisons comme ici ? Aujourd'hui encore je comprends, parce qu'il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous intéresser. Mais si belle qu'elle ait été, elle ne se donne pas devant ce public-là. Je vous ferai déjeuner seul avec elle. Alors vous verrez l'être que c'est. Mais elle est cent fois supérieure à tout ce qui est ici. Et après le déjeuner elle vous dira du Verlaine. Vous m'en direz des nouvelles. Mais dans des grandes machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. À moins que ce ne soit pour faire des études… », ajouta-t-elle d'un air de doute, de méfiance, et sans trop s'aventurer car elle ne savait pas très exactement en quoi consistait le genre d'opérations improbables auquel elle faisait allusion.
Elle me vanta surtout ses après-déjeuners où il y avait tous les jours X… et Y… Car elle en était arrivée à cette conception des femmes à « salons » qu'elle méprisait autrefois (bien qu'elle le niât aujourd'hui) et dont la grande supériorité, le signe d'élection selon elle, étaient d'avoir chez elles « tous les hommes ». Si je lui disais que telle grande dame à « salons » ne disait pas du bien, quand elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de rire devant ma naïveté : « Naturellement, l'autre avait chez elle tous les hommes et celle-ci cherchait à les attirer. »
« Est-ce que vous ne croyez pas, dis-je à la duchesse, que ce soit pénible à Mme de Saint-Loup d'entendre ainsi comme elle vient de le faire, l'ancienne maîtresse de son mari ? » Je vis se former dans le visage de Mme de Guermantes cette barre oblique qui relie par des raisonnements ce qu'on vient d'entendre à des pensées peu agréables. Raisonnements inexprimés il est vrai, mais toutes les choses graves que nous disons ne reçoivent jamais de réponse ni verbale, ni écrite. Les sots seuls sollicitent en vain dix fois de suite une réponse à une lettre qu'ils ont eu le tort d'écrire et qui était une gaffe ; car à ces lettres-là il n'est jamais répondu que par des actes, mais la correspondante qu'on croit inexacte vous dit monsieur quand elle vous rencontre au lieu de vous appeler par votre prénom. Mon allusion à la liaison de Saint-Loup avec Rachel n'avait rien de si grave et ne put mécontenter qu'une seconde Mme de Guermantes en lui rappelant que j'avais été l'ami de Robert et peut-être son confident au sujet des déboires qu'avait procurés à Rachel sa soirée chez la duchesse. Mais celle-ci ne persista pas dans ses pensées, la barre orageuse se dissipa, et Mme de Guermantes répondit à ma question relative à Mme de Saint-Loup : « Je vous dirai je crois que ça lui est d'autant plus égal, que Gilberte n'a jamais aimé son mari. C'est une petite horreur. Elle a aimé la situation, le nom, être ma nièce, sortir de sa fange, après quoi elle n'a pas eu d'autre idée que d'y rentrer. Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre Robert, parce qu'il avait beau ne pas être un aigle, il s'en apercevait très bien, et d'un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu'elle est malgré tout ma nièce, je n'ai pas la preuve positive qu'elle le trompait, mais il y a eu un tas d'histoires. Mais si, je vous dis que je le sais, avec un officier de Méséglise, Robert a voulu se battre. Mais c'est pour tout ça que Robert s'est engagé, la guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins de famille ; si vous voulez ma pensée, il n'a pas été tué, il s'est fait tuer. Elle n'a eu aucune espèce de chagrin, elle m'a même étonnée par un rare cynisme dans l'affectation de son indifférence, ce qui m'a fait beaucoup de chagrin, parce que j'aimais bien le pauvre Robert. Ça vous étonnera peut-être parce qu'on me connaît mal, mais il m'arrive encore de penser à lui : je n'oublie personne. Il ne m'a jamais rien dit, mais il avait bien compris que je devinais tout. Mais voyons, si elle avait aimé tant soit peu son mari, pourrait-elle supporter avec ce flegme de se trouver dans le même salon que la femme dont il a été l'amant éperdu pendant tant d'années ? on peut dire toujours, car j'ai la certitude que ça n'a jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui sauterait à la gorge ! » s'écria la duchesse, oubliant qu'elle-même, en faisant inviter Rachel et en rendant possible la scène qu'elle jugeait inévitable si Gilberte eût aimé Robert, agissait peut-être cruellement. « Non, voyez-vous, conclut-elle, c'est une cochonne. » Une telle expression était rendue possible à Mme de Guermantes par la pente qu'elle descendait du milieu des Guermantes agréables à la société des comédiennes, et aussi parce qu'elle greffait cela sur un genre XVIIIe siècle qu'elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu'elle se croyait tout permis. Mais cette expression lui était dictée par la haine qu'elle éprouvait pour Gilberte, par un besoin de la frapper, à défaut de matériellement, en effigie. Et en même temps la duchesse pensait justifier par là toute la conduite qu'elle tenait à l'égard de Gilberte ou plutôt contre elle, dans le monde, dans la famille, au point de vue même des intérêts et de la succession de Robert.
Mais comme parfois les jugements qu'on porte reçoivent de faits qu'on ignore et qu'on n'eût pu supposer une justification apparente, Gilberte, qui tenait sans doute un peu de l'ascendance de sa mère (et c'est bien cette facilité que j'avais sans m'en rendre compte escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles), tira, après réflexion, de la demande que j'avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j'avais pu supposer elle me dit : « Si vous le permettez, je vais aller vous chercher ma fille pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et d'autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu'elle sera une gentille amie pour vous. »
Je lui demandai si Robert avait été content d'avoir une fille : « Oh ! il était très fier d'elle. Mais naturellement, je crois tout de même qu'étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte, il aurait préféré un garçon. » Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu'elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l'oeuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n'avait aucun snobisme, et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d'où elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire croire aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient eu une grande situation. Les noms de Swann et d'Odette de Crécy ressuscitèrent miraculeusement pour permettre aux gens de vous apprendre que vous vous trompiez, que ce n'était pas du tout si étonnant que cela comme famille ; et on croyait que Mme de Saint-Loup avait fait en somme le meilleur mariage qu'elle avait pu, que celui de son père avec Odette de Crécy (n'étant rien) fait en cherchant à s'élever vainement alors qu'au contraire, du moins au point de vue de son amour son mariage avait été inspiré des théories comme celles qui purent pousser au XVIIIe siècle des grands seigneurs, disciples de Rousseau, ou des pré-révolutionnaires, à vivre de la vie de la nature et à abandonner leurs privilèges.
L'étonnement de ces paroles et le plaisir qu'elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de Saint-Loup s'éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu'elle aussi, à sa manière, me rendait et sans même que je l'eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme la plupart des êtres, d'ailleurs, n'était-elle pas comme sont dans les forêts les « étoiles » des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents ? Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d'elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands « côtés » où j'avais fait tant de promenades et de rêves – par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le « côté de chez Swann ». L'une, par la mère de la jeune fille et les Champs-Élysées, me menait jusqu'à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise ; l'autre, par son père, à mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des transversales s'établissaient. Car ce Balbec réel où j'avais connu Saint-Loup, c'était en grande partie à cause de ce que Swann m'avait dit sur les églises, sur l'église persane surtout, que j'avais tant voulu y aller, et d'autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais, à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d'autres points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la dame en rose, qui était sa grand-mère et que j'avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle transversale ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle, qui m'avait introduit ce jour-là et qui plus tard m'avait par le don d'une photographie permis d'identifier la Dame en rose, était le père du jeune homme que non seulement M. de Charlus, mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère malheureuse. Et n'était-ce pas le grand-père de Mlle de Saint-Loup, Swann, qui m'avait le premier parlé de la musique de Vinteuil, de même que Gilberte m'avait la première parlé d'Albertine ? Or, c'est en parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j'avais découvert qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l'avait conduite à la mort et m'avait causé tant de chagrins. C'était du reste aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l'opposé chez les Verdurin, et faisant ainsi s'aligner à côté des deux côtés de Combray, des Champs-Élysées, la belle terrasse de La Raspelière. D'ailleurs, quels êtres avons-nous connus qui, pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer successivement dans tous les sites les plus différents de notre vie ? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut le plus étranger comme ma grand-mère ou comme Albertine. D'ailleurs, si à l'opposé qu'ils fussent, les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie ; et chez eux quel rôle n'avait pas joué la musique de Vinteuil ! Enfin Swann avait aimé la soeur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille. Certes, s'il s'agit uniquement de nos coeurs, le poète a eu raison de parler des « fils mystérieux » que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu'elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu'elle entre-croise ces fils, qu'elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu'entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications.
On peut dire qu'il n'y avait pas, si je cherchais à ne pas en user inconsciemment mais à me rappeler ce qu'elle avait été, une seule des choses qui nous servaient en ce moment qui n'avait été une chose vivante, et vivant d'une vie personnelle pour nous, transformée ensuite à notre usage en simple matière industrielle. Ma présentation à Mlle de Saint-Loup allait avoir lieu chez Mme Verdurin : avec quel charme je repensais à tous nos voyages avec cette Albertine dont j'allais demander à Mlle de Saint-Loup d'être un succédané – dans le petit tram, vers Doville, pour aller chez Mme Verdurin, cette même Mme Verdurin qui avait noué et rompu, avant mon amour pour Albertine, celui du grand-père et de la grand-mère de Mlle de Saint-Loup – ! Tout autour de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m'avait présenté à Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme Verdurin tout comme Gilberte avait épousé un Guermantes.
Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être que nous avons même peu connu, sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu – et j'étais moi-même un de ces individus – mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.
Je vis Gilberte s'avancer. Moi pour qui le mariage de Saint-Loup, les pensées qui m'occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin, étaient d'hier, je fus étonné de voir à côté d'elle une jeune fille d'environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n'avais pas voulu voir. Le temps incolore et insaisissable s'était, pour que pour ainsi dire je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle, il l'avait pétrie comme un chef-d'oeuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas ! il n'avait fait que son oeuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profondément forés et perçants, et aussi son nez charmant légèrement avancé en forme de bec et courbé, non point peut-être comme celui de Swann, mais comme celui de Saint-Loup. L'âme de ce Guermantes s'était évanouie ; mais la charmante tête aux yeux perçants de l'oiseau envolé était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père.
Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand-mère, s'arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n'eût-on vu que ce trait-là, et j'admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite-fille, comme pour la mère, comme pour la grand-mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. Je la trouvais bien belle : pleine encore d'espérances, riante, formée des années mêmes que j'avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.
Enfin cette idée du Temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu'il était temps de commencer, si je voulais atteindre ce que j'avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis, et qui m'avait fait considérer la vie comme digne d'être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu'elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu'on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu'elle était, elle qu'on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre ! Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je, quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c'est aux arts les plus élevés et les plus différents qu'il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui d'ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées, pour montrer son volume, devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde sans laisser de côté ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l'art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n'ont eu le temps que d'être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l'ampleur même du plan de l'architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! On le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c'est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque temps contre l'oubli. Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c'est bien cela, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j'ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même). Et, changeant à chaque instant de comparaison selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, regardé par Françoise, comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches (et j'avais assez oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu'elle avait pu faire contre elle), je travaillerais auprès d'elle, et presque comme elle (du moins comme elle faisait autrefois : si vieille maintenant, elle n'y voyait plus goutte) ; car, épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. Quand je n'aurais pas auprès de moi toutes mes paperoles, comme disait Françoise, et que me manquerait juste celle dont j'aurais besoin, Françoise comprendrait bien mon énervement, elle qui disait toujours qu'elle ne pouvait pas coudre si elle n'avait pas le numéro de fil et les boutons qu'il fallait. Et puis parce qu'à force de vivre de ma vie, elle s'était fait du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison que celle des gens bêtes. Ainsi quand j'avais autrefois fait mon article pour Le Figaro, pendant que le vieux maître d'hôtel, avec ce genre de commisération qui exagère toujours un peu ce qu'a de pénible un labeur qu'on ne pratique pas, qu'on ne conçoit même pas, et même une habitude qu'on n'a pas, comme les gens qui vous disent : « Comme ça doit vous fatiguer d'éternuer comme ça », plaignait sincèrement les écrivains en disant : « Quel casse-tête ça doit être », Françoise au contraire devinait mon bonheur et respectait mon travail. Elle se fâchait seulement que je racontasse d'avance mon article à Bloch, craignant qu'il me devançât, et disant : « Tous ces gens-là, vous n'avez pas assez de méfiance, c'est des copiateurs. » Et Bloch se donnait en effet un alibi rétrospectif en me disant, chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu'il trouvait bien : « Tiens, c'est curieux, j'ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela. » (Il n'aurait pas pu me le lire encore, mais allait l'écrire le soir même.)
À force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise ne pourrait-elle pas m'aider à les consolider, de la même façon qu'elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes, ou qu'à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l'imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d'un carreau cassé ? Françoise me dirait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l'insecte s'est mis : « C'est tout mité, regardez, c'est malheureux, voilà un bout de page qui n'est plus qu'une dentelle » et l'examinant comme un tailleur : « Je ne crois pas que je pourrai la refaire, c'est perdu. C'est dommage, c'est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui s'y connaissent aussi bien comme les mites. Ils se mettent toujours dans les meilleures étoffes. »
D'ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) sont dans un livre faites d'impressions nombreuses qui, prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, servent à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce boeuf mode, apprécié par M. de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée ? Et je réaliserais enfin ce que j'avais tant désiré dans mes promenades du côté de Guermantes et cru impossible, comme j'avais cru impossible, en rentrant, de m'habituer jamais à me coucher sans embrasser ma mère ou, plus tard, à l'idée qu'Albertine aimait les femmes, idée avec laquelle j'avais fini par vivre sans même m'apercevoir de sa présence ; car nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances ne sont pas au-dessus de nos forces, et nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres.
Oui, à cette oeuvre, cette idée du Temps que je venais de former disait qu'il était temps de me mettre. Il était grand temps ; mais, et cela justifiait l'anxiété qui s'était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m'avaient donné la notion du temps perdu, était-il temps encore et même étais-je encore en état ? L'esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu'un temps. J'avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d'arbres lui cache la vue. Par une brèche il l'aperçoit, il l'a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit où l'on ne peut plus peindre, et sur laquelle le jour ne se relèvera pas. Seulement, une condition de mon oeuvre telle que je l'avais conçue tout à l'heure dans la bibliothèque était l'approfondissement d'impressions qu'il fallait d'abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée.
D'abord, du moment que rien n'était commencé, je pouvais être inquiet, même si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. Il fallait partir en effet de ceci que j'avais un corps, c'est-à-dire que j'étais perpétuellement menacé d'un double danger, extérieur, intérieur. Encore ne parlais-je ainsi que pour la commodité du langage. Car le danger intérieur, comme celui d'hémorragie cérébrale, est extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps, c'est la grande menace pour l'esprit, la vie humaine et pensante, dont il faut sans doute moins dire qu'elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu'elle est une imperfection, encore aussi rudimentaire qu'est l'existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc., dans l'organisation de la vie spirituelle. Le corps enferme l'esprit dans une forteresse ; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l'esprit se rende.
Mais, pour me contenter de distinguer les deux sortes de dangers menaçant l'esprit, et pour commencer par l'extérieur, je me rappelais que souvent déjà dans ma vie, il m'était arrivé dans des moments d'excitation intellectuelle où quelque circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique, par exemple quand je quittais en voiture, à demi gris, le restaurant de Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de sentir très nettement en moi l'objet présent de ma pensée, et de comprendre qu'il dépendait d'un hasard non seulement que cet objet n'y fût pas encore entré, mais qu'il fût, avec mon corps même, anéanti. Je m'en souciais peu alors. Mon allégresse n'était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie finît dans une seconde et entrât dans le néant, peu m'importait. Il n'en était plus de même maintenant ; c'est que le bonheur que j'éprouvais ne venait pas d'une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais au contraire d'un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s'actualisait ce passé, et me donnait, mais hélas ! momentanément, une valeur d'éternité. J'aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j'aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j'avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c'était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d'un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l'altruisme humain qui n'est pas égoïste est stérile, c'est celui de l'écrivain qui s'interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) d'un égoïsme utilisable pour autrui. Je n'avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru de cette oeuvre que je portais en moi (comme par quelque chose de précieux et de fragile qui m'eût été confié et que j'aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui n'étaient pas les miennes).
Maintenant, me sentir porteur d'une oeuvre rendait pour moi un accident où j'aurais trouvé la mort, plus redoutable, même (dans la mesure où cette oeuvre me semblait nécessaire et durable) absurde, en contradiction avec mon désir, avec l'élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque (comme il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie, où, pendant qu'on désire de tout son coeur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le réveille) les accidents étant produits par des causes matérielles peuvent parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu'ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables. Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J'étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d'extraire ces minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l'heure quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l'auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit, d'où la vie se retirerait, fût forcé d'abandonner à tout jamais les idées nouvelles qu'en ce moment même, n'ayant pas eu le temps de les mettre plus en sûreté dans un livre, il enserrait anxieusement de sa pulpe frémissante, protectrice, mais fragile. Or par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l'idée de la mort m'était devenue indifférente. La crainte de n'être plus moi m'avait fait jadis horreur, et à chaque nouvel amour que j'éprouvais (pour Gilberte, pour Albertine), parce que je ne pouvais supporter l'idée qu'un jour l'être qui les aimait n'existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler, cette crainte s'était naturellement changée en un calme confiant.
L'accident cérébral n'était même pas nécessaire. Ses symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires on en trouve une qu'on avait oublié qu'on avait même à chercher, faisaient de moi comme un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure les richesses. Quelque temps il exista un moi qui déplora de perdre ces richesses et s'opposait à elle, à la mémoire, et bientôt je sentis que la mémoire en se retirant emportait aussi ce moi.
Si l'idée de la mort dans ce temps-là m'avait, on l'a vu, assombri l'amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l'amour m'aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n'avais-je pas tenu à Albertine plus qu'à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu'y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l'aimais plus, j'étais, non plus l'être qui l'aimait, mais un être différent qui ne l'aimait pas, j'avais cessé de l'aimer quand j'étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d'être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine ; et certes ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître en aucune façon quelque chose d'aussi triste que m'avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant, combien cela m'était égal maintenant de ne plus l'aimer ! Ces morts successives, si redoutées du moi qu'elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n'était plus là pour les sentir, m'avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m'effrayer de la mort. Or c'était maintenant qu'elle m'était depuis peu devenue indifférente, que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l'éclosion duquel était au moins pendant quelque temps indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit :
II faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent.
Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des oeuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l'herbe ».
J'ai dit des dangers extérieurs ; des dangers intérieurs aussi. Si j'étais préservé d'un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de moi, par quelque catastrophe interne, avant que fussent écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre.
Quand tout à l'heure je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées, qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand-mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu'elle s'en doutât, dans cette ignorance qui est la nôtre, d'une aiguille arrivée sur le point, ignoré par elle, où le ressort déclenché de l'horlogerie va sonner l'heure ? Peut-être la crainte d'avoir déjà parcouru presque tout entière la minute qui précède le premier coup de l'heure, quand déjà celui-ci se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait en train de s'ébranler dans mon cerveau, cette crainte était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l'état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n'est pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu'ont des blessés qui, quoiqu'ils aient gardé leur lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper, disent, voyant ce qui va être : « Je vais mourir, je suis prêt » et écrivent leurs adieux à leur femme.
Et en effet ce fut là la chose singulière qui arriva avant que je n'eusse commencé mon livre, ce qui arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva, un soir où je sortis, meilleure mine qu'autrefois, on s'étonna que j'eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l'escalier. Ce n'avait été qu'une sortie de deux heures ; mais quand je fus rentré, je sentis que je n'avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m'arrêter, que je me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne, n'esquissent même pas une résistance si on leur dit qu'on va les jeter à la mer. Je n'avais à proprement parler aucune maladie, mais je sentais que je n'étais plus capable de rien, comme il arrive à des vieillards, alertes la veille, et qui s'étant fracturé la cuisse ou ayant eu une indigestion, peuvent mener encore quelque temps dans leur lit une existence qui n'est plus qu'une préparation plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi, celui qui jadis allait dans ces festins de barbares qu'on appelle dîners en ville et où, pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu'un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n'arrive qu'au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu'on eût fait prévenir à temps pour l'invitation d'un quatorzième, qu'on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L'autre moi, celui qui avait conçu son oeuvre, en revanche se souvenait. J'avais reçu une invitation de Mme Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était mort. J'étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pouvais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand-mère pendant son agonie, ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Mme Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais au bout de quelques instants j'avais oublié que j'avais à le faire. Heureux oubli, car la mémoire de mon oeuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l'heure de survivance qui m'était dévolue. Malheureusement, en prenant un cahier pour écrire, la carte d'invitation de Mme Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux mais qui avait la prééminence sur l'autre, comme il arrive chez tous ces barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d'ailleurs m'eût sans doute fort estimé, si elle l'eût appris, d'avoir fait passer ma réponse à son invitation avant mes travaux d'architecte). Brusquement, un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l'obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes devoirs inutiles, auxquels j'étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l'idée de ma construction ne me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d'ensemble, ou si cela resterait – comme un monument druidique au sommet d'une île – quelque chose d'infréquenté à jamais. Mais j'étais décidé à y consacrer mes forces qui s'en allaient comme à regret et comme pour pouvoir me laisser le temps d'avoir, tout le pourtour terminé, fermé « la porte funéraire ». Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope », quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait fouilleur de détails. D'ailleurs, à quoi bon faisais-je cela ? J'avais eu de la facilité, jeune, et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien « parfaites ». Mais au lieu de travailler j'avais vécu dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs, dans la maladie, les soins, les manies, et j'entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon oeuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premières, l'oubli des lettres à écrire, etc., simplifiait un peu ma tâche. Mais tout d'un coup, l'association des idées ramenait au bout d'un mois le souvenir de mes remords, et j'étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d'y être indifférent, mais c'est que depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant l'escalier, j'étais devenu indifférent à tout, je n'aspirais plus qu'au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce n'était pas parce que je reportais après ma mort l'admiration qu'on devait, me semblait-il, avoir pour mon oeuvre, que j'étais indifférent aux suffrages de l'élite actuelle. Celle d'après ma mort pourrait penser ce qu'elle voudrait, cela ne me souciait pas davantage. En réalité, si je pensais à mon oeuvre et point aux lettres auxquelles je devais répondre, ce n'était même plus que je misse entre les deux choses, comme au temps de ma paresse et ensuite au temps de mon travail jusqu'au jour où j'avais dû me retenir à la rampe de l'escalier, une grande différence d'importance. L'organisation de ma mémoire, de mes préoccupations, était liée à mon oeuvre, peut-être parce que, tandis que les lettres reçues étaient oubliées l'instant d'après, l'idée de mon oeuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi m'était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit encore s'imposer la fatigue de s'occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l'aime peut-être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu'elle a de s'occuper de lui. Chez moi les forces de l'écrivain n'étaient plus à la hauteur des exigences égoïstes de l'oeuvre. Depuis le jour de l'escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu'il vînt de l'amitié des gens, des progrès de mon oeuvre, de l'espérance de la gloire, ne parvenait plus à moi que comme un si pâle grand soleil, qu'il n'avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu'il fût, pour mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il me semble, pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire d'un coin infime de la bouche quand une dame m'écrivait : « J'ai été très surprise de ne pas recevoir de réponse à ma lettre. » Néanmoins, cela me rappelait sa lettre, et je lui répondais. Je voulais tâcher, pour qu'on ne pût me croire ingrat, de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j'étais écrasé d'imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie. La perte de la mémoire m'aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations ; mon oeuvre les remplaçait.
Cette idée de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j'aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée de la mort, et même si je ne m'occupais de rien et restais dans un repos complet l'idée de la mort me tenait une compagnie aussi incessante que l'idée du moi. Je ne pense pas que le jour où j'étais devenu un demi-mort, c'était les accidents qui avaient caractérisé cela, l'impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même inconscient l'idée de la mort, que j'étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c'était venu ensemble, qu'inévitablement ce grand miroir de l'esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j'avais on pouvait passer sans être averti à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres, à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l'hiatus entre leur maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c'était seulement parce que je les voyais de l'intérieur (plus encore que par les tromperies de l'espérance) que certains malaises ne me semblaient pas mortels pris un à un, bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont le plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que s'ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n'a rien à voir avec une attaque, l'aphasie, etc., mais vient d'une fatigue de la langue, d'un état nerveux analogue au bégaiement, de l'épuisement qui a suivi une indigestion.
Moi, c'était autre chose que j'avais à écrire, de plus long, et pour plus d'une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, Les Mille et Une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu'aucun des livres que j'avais aimés dans ma naïveté d'enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, ne pouvant sans horreur imaginer une oeuvre qui serait différente d'eux. Mais, comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonçant. Sans doute mes livres eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n'est pas plus promise aux oeuvres qu'aux hommes.
Ce serait un livre aussi long que Les Mille et Une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d'une oeuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, ne pas penser à son goût, mais à une vérité qui ne vous demande pas vos préférences et vous défend d'y songer. Et c'est seulement si on la suit qu'on se trouve parfois rencontrer ce qu'on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les « Contes arabes » ou les « Mémoires de Saint-Simon » d'une autre époque. Mais était-il encore temps pour moi ? N'était-il pas trop tard ?
Je me disais non seulement : « Est-il encore temps ? » mais « Suis-je encore en état ? » La maladie qui, en me faisant, comme un rude directeur de conscience, mourir au monde, m'avait rendu service « car si le grain de froment ne meurt après qu'on l'a semé, il restera seul, mais s'il meurt, il portera beaucoup de fruits », la maladie qui, après que la paresse m'avait protégé contre la facilité, allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces, et comme je l'avais remarqué depuis longtemps notamment au moment où j'avais cessé d'aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation par la mémoire d'impressions qu'il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d'intelligence, n'était-elle pas une des conditions, presque l'essence même de l'oeuvre d'art telle que je l'avais conçue tout à l'heure dans la bibliothèque ? Ah ! si j'avais encore les forces qui étaient intactes encore dans la soirée que j'avais alors évoquée en apercevant François le Champi ! C'était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait, avec la mort lente de ma grand-mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s'était décidé au moment où, ne pouvant plus supporter d'attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j'avais pris ma résolution, j'avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m'installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu'à ce que j'eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l'avaient accompagné, j'avais entendu la porte du jardin s'ouvrir, sonner, se refermer…
Alors, je pensai tout d'un coup que si j'avais encore la force d'accomplir mon oeuvre, cette matinée – comme autrefois à Combray certains jours qui avaient influé sur moi – qui m'avait, aujourd'hui même, donné à la fois l'idée de mon oeuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j'avais pressentie autrefois dans l'église de Combray, et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps.
Certes, il est bien d'autres erreurs de nos sens, on a vu que divers épisodes de ce récit me l'avaient prouvé, qui faussent pour nous l'aspect réel de ce monde. Mais enfin je pourrais à la rigueur, dans la transcription plus exacte que je m'efforcerais de donner, ne pas changer la place des sons, m'abstenir de les détacher de leur cause à côté de laquelle l'intelligence les situe après coup, bien que faire chanter doucement la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge dans la cour l'ébullition de notre tisane ne dût pas être en somme plus déconcertant que ce qu'ont fait si souvent les peintres quand ils peignent, très près ou très loin de nous, selon que les lois de la perspective, l'intensité des couleurs et la première illusion du regard nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement déplacera ensuite de distances quelquefois énormes. Je pourrais, bien que l'erreur soit plus grave, continuer comme on fait à mettre des traits dans le visage d'une passante, alors qu'à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu'un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs. Et même si je n'avais pas le loisir de préparer, chose déjà bien plus importante, les cent masques qu'il convient d'attacher à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où ils en lisent les traits, et pour les mêmes yeux selon l'espérance ou la crainte, ou au contraire l'amour et l'habitude qui cachent pendant trente années les changements de l'âge, même enfin si je n'entreprenais pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au-dehors mais au-dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier aussi la lumière du ciel moral, selon les différences de pression de notre sensibilité, ou quand, troublant la sérénité de notre certitude sous laquelle un objet est si petit, un simple nuage de risque en multiplie en un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et bien d'autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel, a pu apparaître au cours de ce récit) dans la transcription d'un univers qui était à redessiner tout entier, du moins ne manquerais-je pas d'y décrire l'homme comme ayant la longueur non de son corps mais de ses années, comme devant, tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner avec lui quand il se déplace.
D'ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c'est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun, que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l'espace, puisque des gens sans perspicacité spéciale, voyant deux hommes qu'ils ne connaissent pas, tous deux à moustaches noires ou tout rasés, disent que ce sont deux hommes l'un d'une vingtaine, l'autre d'une quarantaine d'années. Sans doute on se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu'on ait cru pouvoir la faire signifie qu'on concevait l'âge comme quelque chose de mesurable. Au second homme à moustaches noires, vingt années de plus se sont effectivement ajoutées.
Si c'était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j'avais maintenant l'intention de mettre si fort en relief, c'est qu'à ce moment même, dans l'hôtel du prince de Guermantes, ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m'annonçait qu'enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l'instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c'était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque ne me rappelant plus bien comment ils s'éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l'écouter, je dus m'efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l'entendre de plus près, c'est en moi-même que j'étais obligé de redescendre. C'est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l'instant présent tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais que je portais. Quand elle avait tinté j'existais déjà, et depuis pour que j'entendisse encore ce tintement, il fallait qu'il n'y eût pas eu discontinuité, que je n'eusse pas un instant cessé, pris le repos de ne pas exister, de ne pas penser, de ne pas avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu'à lui, rien qu'en descendant plus profondément en moi. Et c'est parce qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils contiennent tant de souvenirs de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu'à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps, et les souvenirs – si indifférents, si pâlis – sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, mais en qui ils finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus. Profonde Albertine que je voyais dormir et qui était morte.
J'éprouvais un sentiment de fatigue et d'effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer comme je le pouvais avec lui. La date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne me savais pas avoir. J'avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années.
Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j'avais admiré en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dès qu'il s'était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n'y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s'empressent des jeunes séminaristes gaillards, et ne s'était avancé qu'en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où tout d'un coup ils tombaient. (Était-ce pour cela que la figure des hommes d'un certain âge était, aux yeux du plus ignorant, si impossible à confondre avec celle d'un jeune homme et n'apparaissait qu'à travers le sérieux d'une espèce de nuage ?) Je m'effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j'aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin. Aussi, si elle m'était laissée assez longtemps pour accomplir mon oeuvre, ne manquerais-je pas d'abord d'y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps.
FIN
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