224 J'ai raconté bien auparavant ma stupéfaction

J'ai raconté bien auparavant ma stupéfaction qu'un ami de mon père comme était M. de Norpois eût pu s'exprimer ainsi en parlant de moi. J'en éprouvai une plus grande encore à savoir que mon émoi de ce jour ancien où j'avais parlé de Mme Swann et de Gilberte était connu par la princesse de Guermantes de qui je me croyais ignoré. Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du « monde », des gens qui ne l'ont pas directement perçue, par un milieu dont la perméabilité varie à l'infini et nous reste inconnue ; ayant appris par l'expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines répandues il s'en trouverait bien une qui lèverait) s'est trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloignés de croire que telle parole minuscule, oubliée de nous-mêmes, voire jamais prononcée par nous et formée en route par l'imparfaite réfraction d'une parole différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s'arrêtât, à des distances infinies – en l'espèce jusque chez la princesse de Guermantes – et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n'avons jamais dit, va provoquer l'hilarité jusque dans une autre planète, et l'image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu'à un dessin quelque décalque raté où tantôt au trait noir correspondrait un espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n'a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes mais profond et utile, d'une photographie par les rayons X. Ce n'est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu'un qui a l'habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie, aura devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d'une erreur que le visiteur d'une exposition qui devant un portrait de jeune femme lit dans le catalogue : Dromadaire couché. Plus tard cet écart entre notre image selon qu'elle est dessinée par nous-même, ou par autrui, je devais m'en rendre compte pour d'autres que moi, vivant béatement au milieu d'une collection de photographies qu'ils avaient tirées d'eux-mêmes tandis qu'alentour grimaçaient d'effroyables images, habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant : « C'est vous. »

Il y a quelques années j'aurais été bien heureux de dire à Mme Swann « à quel sujet » j'avais été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce « sujet » était le désir de la connaître. Mais je ne le ressentais plus, je n'aimais plus Gilberte. D'autre part, je ne parvenais pas à identifier Mme Swann à la dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme qui me préoccupait en ce moment.

« Avez-vous vu tout à l'heure la duchesse de Guermantes ? » demandai-je à Mme Swann.

Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir l'air de la considérer comme une personne sans intérêt et de la présence de laquelle on ne s'aperçoit même pas.

« Je ne sais pas, je n'ai pas réalisé », me répondit-elle d'un air désagréable, en employant un terme traduit de l'anglais.

J'aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme de Guermantes mais sur tous les êtres qui l'approchaient, et, tout comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur conversation non à plaire aux autres mais à élucider, en égoïstes, des points qui les intéressent, pour tâcher de me représenter exactement la vie de Mme de Guermantes, j'interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme Leroi.

« Oui, je sais, répondit-elle avec un dédain affecté, la fille de ces gros marchands de bois. Je sais qu'elle voit du monde maintenant, mais je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles connaissances. J'ai connu des gens si intéressants, si aimables, que vraiment je crois que Mme Leroi n'ajouterait rien à ce que j'ai. »

Mme de Marsantes qui faisait la dame d'honneur de la marquise me présenta au prince et elle n'avait pas fini que M. de Norpois me présentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-être trouvait-il commode de me faire une politesse qui n'entamait en rien son crédit puisque je venais justement d'être présenté, peut-être parce qu'il pensait qu'un étranger, même illustre, était moins au courant des salons français et pouvait croire qu'on lui présentait un jeune homme du grand monde, peut-être pour exercer une de ses prérogatives, celle d'ajouter le poids de sa propre recommandation d'ambassadeur, ou par le goût d'archaïsme de faire revivre en l'honneur du prince l'usage flatteur pour cette Altesse que deux parrains étaient nécessaires si on voulait lui être présenté.

Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, éprouvant le besoin de me faire dire par lui qu'elle n'avait pas à regretter de ne pas connaître Mme Leroi.

« N'est-ce pas, monsieur l'ambassadeur, que Mme Leroi est une personne sans intérêt, très inférieure à toutes celles qui fréquentent ici et que j'ai eu raison de ne pas l'attirer ? »

Soit indépendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de répondre par un salut plein de respect mais vide de signification.

« Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien ridicules. Croyez-vous que j'ai eu aujourd'hui la visite d'un monsieur qui a voulu me faire croire qu'il avait plus de plaisir à embrasser ma main que celle d'une jeune femme. »

Je compris tout de suite que c'était Legrandin.

M. de Norpois sourit avec un léger clignement d'oeil, comme s'il s'agissait d'une concupiscence si naturelle qu'on ne pouvait en vouloir à celui qui l'éprouvait, presque d'un commencement de roman qu'il était prêt à absoudre, voire à encourager, avec une indulgence perverse à la Voisenon ou à la Crébillon fils.

« Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que j'ai vu là », dit le prince en montrant les aquarelles commencées de Mme de Villeparisis.

Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui venaient d'être exposées.

« Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd'hui, d'un beau peintre, d'un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois ; je trouve cependant qu'elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la fleur. »

Même en supposant que la partialité de vieil amant, l'habitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à l'ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire qu'un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour l'arrêter aucune impression vraiment sentie.

« Je n'ai aucun mérite à connaître les fleurs, j'ai toujours vécu aux champs, répondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle gracieusement en s'adressant au prince, si j'en ai eu toute jeune des notions un peu plus sérieuses que les autres enfants de la campagne, je le dois à un homme bien distingué de votre nation, M. de Schlegel. Je l'ai rencontré à Broglie où ma tante Cordelia (la maréchale de Castellane) m'avait amenée. Je me rappelle très bien que M. Lebrun, M. de Salvandy, M. Doudan le faisaient parler sur les fleurs. J'étais une toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu'il disait. Mais il s'amusait à me faire jouer et, revenu dans votre pays, il m'envoya un bel herbier en souvenir d'une promenade que nous avions été faire en phaéton au Val Richer et où je m'étais endormie sur ses genoux. J'ai toujours conservé cet herbier et il m'a appris à remarquer bien des particularités des fleurs qui ne m'auraient pas frappée sans cela. Quand Mme de Barante a publié quelques lettres de Mme de Broglie, belles et affectées comme elle était elle-même, j'avais espéré y trouver quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c'était une femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la religion. »

Robert m'appela dans le fond du salon où il était avec sa mère.

« Que tu as été gentil, lui dis-je, comment te remercier ? Pouvons-nous dîner demain ensemble ?

— Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch ; je l'ai rencontré devant la porte ; après un instant de froideur, parce que j'avais, malgré moi, laissé sans réponse deux lettres de lui (il ne m'a pas dit que c'était cela qui l'avait froissé mais je l'ai compris), il a été d'une tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami. Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c'est à la vie, à la mort. »

Je ne crois pas que Robert se trompât absolument. Le dénigrement furieux était souvent chez Bloch l'effet d'une vive sympathie qu'il avait cru qu'on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres, ne songeait pas qu'on peut avoir été malade ou en voyage, etc., un silence de huit jours lui paraissait vite provenir d'une froideur voulue. Aussi je n'ai jamais cru que ses pires violences d'ami, et plus tard d'écrivain, fussent bien profondes. Elles s'exaspéraient si l'on y répondait par une dignité glacée, ou par une platitude qui l'encourageait à redoubler ses coups, mais cédaient souvent à une chaude sympathie. « Quant à gentil, continua Saint-Loup, tu prétends que je l'ai été pour toi, mais je n'ai pas été gentil du tout, ma tante dit que c'est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si tu n'as pas quelque chose contre elle. »

Heureusement pour moi, si j'avais été dupe de ces paroles, notre départ, que je croyais imminent, pour Balbec m'eût empêché d'essayer de revoir Mme de Guermantes, de lui assurer que je n'avais rien contre elle et de la mettre ainsi dans la nécessité de me prouver que c'était elle qui avait quelque chose contre moi. Mais je n'eus qu'à me rappeler qu'elle ne m'avait pas même offert d'aller voir les Elstir. D'ailleurs ce n'était pas une déception ; je ne m'étais nullement attendu à ce qu'elle m'en parlât ; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n'avais pas à espérer me faire aimer d'elle ; le plus que j'avais pu souhaiter, c'est que, grâce à sa bonté, j'eusse d'elle, puisque je ne devais pas la revoir avant de quitter Paris, une impression entièrement douce, que j'emporterais à Balbec indéfiniment prolongée, intacte, au lieu d'un souvenir mêlé d'anxiété et de tristesse.

À tous moments Mme de Marsantes s'interrompait de causer avec Robert pour me dire combien il lui avait souvent parlé de moi, combien il m'aimait ; elle était avec moi d'un empressement qui me faisait presque de la peine parce que je le sentais dicté par la crainte qu'elle avait d'être fâchée par moi avec ce fils qu'elle n'avait pas encore vu aujourd'hui, avec qui elle était impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle croyait donc que l'empire qu'elle exerçait n'égalait pas et devait ménager le mien. M'ayant entendu auparavant demander à Bloch des nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes s'informa si c'était celui qui avait habité Nice.

« Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant qu'il m'épousât, avait répondu Mme de Marsantes. Mon mari m'en a souvent parlé comme d'un homme excellent, d'un coeur délicat et généreux. »

« Dire que pour une fois il n'avait pas menti, c'est incroyable », eût pensé Bloch.

Tout le temps j'aurais voulu dire à Mme de Marsantes que Robert avait pour elle infiniment plus d'affection que pour moi, et que, m'eût-elle témoigné de l'hostilité, je n'étais pas d'une nature à chercher à le prévenir contre elle, à le détacher d'elle. Mais depuis que Mme de Guermantes était partie, j'étais plus libre d'observer Robert, et je m'aperçus seulement alors que de nouveau une sorte de colère semblait s'être élevée en lui, affleurant à son visage durci et sombre. Je craignais qu'au souvenir de la scène de l'après-midi il ne fût humilié vis-à-vis de moi de s'être laissé traiter si durement par sa maîtresse, sans riposter.

Brusquement il s'arracha d'auprès de sa mère qui lui avait passé un bras autour du cou et venant à moi il m'entraîna derrière le petit comptoir fleuri de Mme de Villeparisis où celle-ci s'était rassise, et il me fit signe de le suivre dans le petit salon. Je m'y dirigeais assez vivement quand M. de Charlus, qui avait pu croire que j'allais vers la sortie, quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour rapide qui l'amena en face de moi. Je vis avec inquiétude qu'il avait pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale. Dans l'embrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder :

« Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi donc le plaisir de venir me voir. Mais c'est assez compliqué », ajouta-t-il d'un air d'inattention et de calcul et comme s'il s'était agi d'un plaisir qu'il avait peur de ne plus retrouver une fois qu'il aurait laissé échapper l'occasion de combiner avec moi les moyens de le réaliser. « Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m'écriviez. Mais j'aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi ? Je ne vous retiendrai qu'un instant.

— Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez pris par erreur le chapeau d'un des visiteurs.

— Vous voulez m'empêcher de prendre mon chapeau ? » Je supposai, l'aventure m'étant arrivée à moi-même peu auparavant, que, quelqu'un lui ayant enlevé son chapeau, il en avait avisé un au hasard pour ne pas rentrer nu-tête et que je le mettais dans l'embarras en dévoilant sa ruse. Aussi je n'insistai pas. Je lui dis qu'il fallait d'abord que je dise quelques mots à Saint-Loup. « Il est en train de parler avec cet idiot de duc de Guermantes, ajoutai-je. – C'est charmant ce que vous dites là, je le dirai à mon frère. – Ah ! vous croyez que cela peut intéresser M. de Charlus ? » (Je me figurais que, s'il avait un frère, ce frère devait s'appeler Charlus aussi. Saint-Loup m'avait bien donné quelques explications là-dessus à Balbec, mais je les avais oubliées.) « Qui est-ce qui vous parle de M. de Charlus ? me dit le baron d'un air insolent. Allez auprès de Robert. Je sais que vous avez participé ce matin à un de ces déjeuners d'orgie qu'il a avec une femme qui le déshonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui faire comprendre le chagrin qu'il cause à sa pauvre mère, et à nous tous en traînant notre nom dans la boue. »

J'aurais voulu répondre qu'au déjeuner avilissant on n'avait parlé que d'Emerson, d'Ibsen, de Tolstoï, et que la jeune femme avait prêché Robert pour qu'il ne bût que de l'eau. Afin de tâcher d'apporter quelque baume à Robert de qui je croyais la fierté blessée, je cherchai à excuser sa maîtresse. Je ne savais pas qu'en ce moment, malgré sa colère contre elle, c'était à lui-même qu'il adressait des reproches. Même dans les querelles entre un bon et une méchante et quand le droit est tout entier d'un côté, il arrive toujours qu'il y a une vétille qui peut donner à la méchante l'apparence de n'avoir pas tort sur un point. Et comme tous les autres points, elle les néglige, pour peu que le bon ait besoin d'elle, soit démoralisé par la séparation, son affaiblissement le rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont été faits et se demandera s'ils n'ont pas quelque fondement.

« Je crois que j'ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit Robert. Bien sûr je ne l'avais pas fait dans une mauvaise intention, mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au même point de vue que nous-mêmes. Elle a eu une enfance très dure. Pour elle je suis tout de même le riche qui croit qu'on arrive à tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu'il s'agisse d'influencer Boucheron ou de gagner un procès devant un tribunal. Sans doute elle a été bien cruelle, moi qui n'ai jamais cherché que son bien. Mais je me rends bien compte, elle croit que j'ai voulu lui faire sentir qu'on pouvait la tenir par l'argent, et ce n'est pas vrai. Elle qui m'aime tant, que doit-elle se dire ! Pauvre chérie, si tu savais, elle a de telles délicatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour moi des choses adorables. Ce qu'elle doit être malheureuse en ce moment ! En tout cas, quoi qu'il arrive je ne veux pas qu'elle me prenne pour un mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier.

Sommaire du volume