311 Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir

« Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir c'est le travail, l'homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a envie. C'est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du dîner. – Au fait, je ne sais pas pourquoi vous n'avez pas voulu recevoir sa femme, dit Cottard, il serait ici comme autrefois. – Dites donc, voulez-vous être poli, vous ? Je ne reçois pas de gourgandines, monsieur le professeur », dit Mme Verdurin, qui avait au contraire fait tout ce qu'elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu'ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu'il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n'avait pas réussi la rupture. C'est avec le salon Verdurin qu'Elstir avait rompu ; et il s'en félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître la voie du salut. « Il est magnifique, le professeur, dit-elle. Déclarez plutôt que mon salon est une maison de rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c'est que Mme Elstir. J'aimerais mieux recevoir la dernière des filles ! Ah ! non, je ne mange pas de ce pain-là. D'ailleurs je vous dirai que j'aurais été d'autant plus bête de passer sur la femme que le mari ne m'intéresse plus, c'est démodé, ce n'est même plus dessiné. – C'est extraordinaire pour un homme d'une pareille intelligence, dit Cottard. – Oh ! non, répondit Mme Verdurin, même à l'époque où il avait du talent, car il en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c'est qu'il n'était aucunement intelligent. » Mme Verdurin, pour porter ce jugement sur Elstir, n'avait pas attendu leur brouille et qu'elle n'aimât plus sa peinture. C'est que, même au temps où il faisait partie du petit groupe, il arrivait qu'Elstir passait des journées entières avec telle femme qu'à tort ou à raison Mme Verdurin trouvait « bécasse », ce qui à son avis n'était pas le fait d'un homme intelligent. « Non, dit-elle d'un air d'équité, je crois que sa femme et lui sont très bien faits pour aller ensemble. Dieu sait que je ne connais pas de créature plus ennuyeuse sur la terre et que je deviendrais enragée s'il me fallait passer deux heures avec elle. Mais on dit qu'il la trouve très intelligente. C'est qu'il faut bien l'avouer, notre Tiche était surtout excessivement bête ! Je l'ai vu épaté par des personnes que vous n'imaginez pas, par de braves idiotes dont on n'aurait jamais voulu dans notre petit clan. Hé bien ! il leur écrivait, il discutait avec elles, lui, Elstir ! Ça n'empêche pas des côtés charmants, ah ! charmants, charmants et délicieusement absurdes, naturellement. » Car Mme Verdurin était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies. Idée fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes les « folies » des gens sont insupportables. Mais un déséquilibre qu'on ne découvre qu'à la longue est la conséquence de l'entrée dans un cerveau humain de délicatesses pour lesquelles il n'est pas habituellement fait. En sorte que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais il n'y a guère de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges. « Tenez, je vais pouvoir vous montrer tout de suite ses fleurs », me dit-elle en voyant que son mari lui faisait signe qu'on pouvait se lever de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s'en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu'il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, momentanément l'inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu'il avait droit. Mais d'abord il tint à montrer à M. de Charlus qu'intellectuellement il l'estimait trop pour penser qu'il pût faire attention à ces bagatelles : « Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gens qui en sont vraiment, s'en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons échangés, j'ai compris que vous en étiez ! » M. de Charlus qui donnait à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les oeillades du docteur, l'injurieuse franchise du Patron le suffoquait. « Ne protestez pas, cher monsieur, vous en êtes, c'est clair comme le jour, reprit M. Verdurin. Remarquez que je ne sais pas si vous exercez un art quelconque, mais ce n'est pas nécessaire et ce n'est pas toujours suffisant. Dechambre, qui vient de mourir, jouait parfaitement avec le plus robuste mécanisme, mais n'en était pas, on sentait tout de suite qu'il n'en était pas. Brichot n'en est pas. Morel en est, ma femme en est, je sens que vous en êtes… – Qu'alliez-vous me dire ? » interrompit M. de Charlus qui commençait à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, mais qui préférait qu'il criât moins haut ces paroles à double sens. « Nous vous avons mis seulement à gauche », répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : « Mais voyons ! Cela n'a aucune importance, ici ! » Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand-mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d'une aïeule, de sorte qu'il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles dans de vieilles petites cours de l'Europe, et qu'on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. Il y a des moments où pour peindre complètement quelqu'un il faudrait que l'imitation phonétique se joignît à la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d'être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines suites de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces « petites trompettes » au son si particulier, pour lesquelles l'auteur a écrit telle ou telle partie. « Mais, expliqua M. Verdurin blessé, c'est à dessein. Je n'attache aucune importance aux titres de noblesse », ajouta-t-il avec ce sourire dédaigneux que j'ai vu tant de personnes que j'ai connues, à l'encontre de ma grand-mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu'ils ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire à l'aide d'elles une supériorité sur eux. « Mais enfin puisqu'il y avait justement M. de Cambremer et qu'il est marquis, comme vous n'êtes que baron… – Permettez, répondit M. de Charlus avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d'Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes. D'ailleurs cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas », ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s'épanouit sur ces derniers mots : « J'ai tout de suite vu que vous n'aviez pas l'habitude. »

Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleurs d'Elstir. Si cet acte devenu depuis longtemps si indifférent pour moi, aller dîner en ville, m'avait au contraire, sous la forme qui le renouvelait entièrement, d'un voyage le long de la côte, suivi d'une montée en voiture jusqu'à deux cents mètres au-dessus de la mer, procuré une sorte d'ivresse, celle-ci ne s'était pas dissipée à La Raspelière. « Tenez, regardez-moi ça, me dit la Patronne, en me montrant de grosses et magnifiques roses d'Elstir, mais dont l'onctueux écarlate et la blancheur fouettée s'enlevaient avec un relief un peu trop crémeux sur la jardinière où elles étaient posées. Croyez-vous qu'il aurait encore assez de patte pour attraper ça ? Est-ce assez fort ! Et puis, c'est beau comme matière, ça serait amusant à tripoter. Je ne peux pas vous dire comme c'était amusant de les lui voir peindre. On sentait que ça l'intéressait de chercher cet effet-là. » Et le regard de la Patronne s'arrêta rêveusement sur ce présent de l'artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu'en ces souvenirs qu'il lui en avait laissés ; derrière les fleurs autrefois cueillies par lui pour elle-même, elle croyait revoir la belle main qui les avait peintes, en une matinée, dans leur fraîcheur, si bien que, les unes sur la table, l'autre adossé à un fauteuil de la salle à manger, avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de la Patronne, les roses encore vivantes et leur portrait à demi ressemblant. À demi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur qu'en la transplantant d'abord dans ce jardin intérieur où nous sommes forcés de rester toujours. Il avait montré dans cette aquarelle l'apparition des roses qu'il avait vues et que sans lui on n'eût connues jamais ; de sorte qu'on peut dire que c'était une variété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille des roses. « Du jour où il a quitté le petit noyau, ça a été un homme fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient perdre du temps, que je nuisais au développement de son génie, dit-elle sur un ton d'ironie. Comme si la fréquentation d'une femme comme moi pouvait ne pas être salutaire à un artiste ! » s'écria-t-elle dans un mouvement d'orgueil. Tout près de nous, M. de Cambremer qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être dans la pensée du marquis qu'à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d'un devoir que le simple gentilhomme savait qu'il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu'en la déclinant. Aussi s'écria-t-il : « Mais comment donc ! Je vous prie ! Par exemple ! » Le ton astucieusement véhément de cette protestation avait déjà quelque chose de fort « Guermantes », qui s'accusa davantage dans le geste impératif, inutile et familier avec lequel M. de Charlus pesa de ses deux mains et comme pour le forcer à se rasseoir, sur les épaules de M. de Cambremer, qui ne s'était pas levé : « Ah ! voyons, mon cher, insista le baron, il ne manquerait plus que ça ! Il n'y a pas de raison ! De notre temps on réserve ça aux princes du sang. » Je ne touchai pas plus les Cambremer que Mme Verdurin par mon enthousiasme pour leur maison. Car j'étais froid devant des beautés qu'ils me signalaient et m'exaltais de réminiscences confuses ; quelquefois même je leur avouais ma déception, ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom m'avait fait imaginer. J'indignai Mme de Cambremer en lui disant que j'avais cru que c'était plus campagne. En revanche je m'arrêtai avec extase à renifler l'odeur d'un vent coulis qui passait par la porte. « Je vois que vous aimez les courants d'air », me dirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte bouchant un carreau cassé n'eut pas plus de succès : « Mais quelle horreur ! » s'écria la marquise. Le comble fut quand je dis : « Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j'ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer me tourna résolument le dos. « Vous n'avez pas trouvé tout cela trop mal arrangé ? lui demanda son mari avec la même sollicitude apitoyée que s'il se fût informé comment sa femme avait supporté une triste cérémonie. Il y a de belles choses. » Mais comme la malveillance, quand les règles fixes d'un goût sûr ne lui imposent pas de bornes inévitables, trouve tout à critiquer, de leur personne ou de leur maison, chez les gens qui vous ont supplantés : « Oui, mais elles ne sont pas à leur place. Et voire, sont-elles si belles que ça ? – Vous avez remarqué », dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenait quelque fermeté, « il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde, des choses tout usées dans ce salon ! – Et cette pièce d'étoffe avec ses grosses roses comme un couvre-pied de paysanne », dit Mme de Cambremer, dont la culture toute postiche s'appliquait exclusivement à la philosophie idéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique de Debussy. Et pour ne pas requérir uniquement au nom du luxe mais aussi du goût : « Et ils ont mis des brise-bise ! Quelle faute de style ! Que voulez-vous, ces gens, ils ne savent pas, où auraient-ils appris ? Ça doit être de gros commerçants retirés. C'est déjà pas mal pour eux. – Les chandeliers m'ont paru beaux », dit le marquis, sans qu'on sût pourquoi il exceptait les chandeliers, de même qu'inévitablement, chaque fois qu'on parlait d'une église, que ce fût la cathédrale de Chartres, de Reims, d'Amiens, ou l'église de Balbec, ce qu'il s'empressait toujours de citer comme admirable c'était : « le buffet d'orgue, la chaire et les oeuvres de miséricorde ». « Quant au jardin, n'en parlons pas, dit Mme de Cambremer. C'est un massacre. Ces allées qui s'en vont tout de guingois ! » Je profitai de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup d'oeil sur la lettre que M. de Cambremer m'avait remise, et où sa mère m'invitait à dîner. Avec ce rien d'encre, l'écriture traduisait une individualité désormais pour moi reconnaissable entre toutes, sans qu'il y eût plus besoin de recourir à l'hypothèse de plumes spéciales que des couleurs rares et mystérieusement fabriquées ne sont nécessaires au peintre pour exprimer sa vision originale. Même un paralysé atteint d'agraphie après une attaque et réduit à regarder les caractères comme un dessin sans savoir les lire, aurait compris que Mme de Cambremer appartenait à une vieille famille où la culture enthousiaste des lettres et des arts avait donné un peu d'air aux traditions aristocratiques. Il aurait deviné aussi vers quelles années la marquise avait appris simultanément à écrire et à jouer Chopin. C'était l'époque où les gens bien élevés observaient la règle d'être aimables et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d'un second, puis (après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c'est que, contrairement au but social et littéraire qu'elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l'aspect non d'une progression, mais d'un diminuendo. Mme de Cambremer me dit dans cette première lettre qu'elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles », et qu'il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille), et que si je voulais venir avec ou sans eux dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse – contente ». Peut-être était-ce parce que le désir d'amabilité n'était pas égalé chez elle par la fertilité de l'imagination et la richesse du vocabulaire que cette dame, tenant à pousser trois exclamations, n'avait la force de donner dans la deuxième et la troisième qu'un écho affaibli de la première. Qu'il y eût eu seulement un quatrième adjectif et de l'amabilité initiale, il ne serait rien resté. Enfin, par une certaine simplicité raffinée qui n'avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l'habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l'air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Et pour bien montrer qu'il s'agissait en effet de quelque chose de sincère, elle rompait l'alliance conventionnelle qui eût mis « vrai » avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettres finissaient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. » Malheureusement c'était tellement devenu une formule que cette affectation de franchise donnait plus l'impression de la politesse menteuse que les antiques formules au sens desquelles on ne songe plus. J'étais d'ailleurs gêné pour lire par le bruit confus des conversations que dominait la voix plus haute de M. de Charlus n'ayant pas lâché son sujet et disant à M. de Cambremer : « Vous me faisiez penser en voulant que je prisse votre place, à un monsieur qui m'a envoyé ce matin une lettre en l'adressant “À Son Altesse le baron de Charlus”, et qui la commençait par : “Monseigneur”. – En effet, votre correspondant exagérait un peu », répondit M. de Cambremer en se livrant à une discrète hilarité. M. de Charlus l'avait provoquée ; il ne la partagea pas. « Mais dans le fond, mon cher, dit-il, remarquez que héraldiquement parlant, c'est lui qui est dans le vrai ; je n'en fais pas une question de personne, vous pensez bien. J'en parle comme s'il s'agissait d'un autre. Mais que voulez-vous, l'histoire est l'histoire, nous n'y pouvons rien et il ne dépend pas de nous de la refaire. Je ne vous citerai pas l'empereur Guillaume qui à Kiel n'a jamais cessé de me donner du monseigneur. J'ai ouï dire qu'il appelait ainsi tous les ducs français, ce qui est abusif, et ce qui est peut-être simplement une délicate attention qui, par-dessus notre tête, vise la France. – Délicate et plus ou moins sincère, dit M. de Cambremer. – Ah ! je ne suis pas de votre avis. Remarquez que personnellement un seigneur de dernier ordre comme ce Hohenzollern, de plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin le roi de Hanovre, n'est pas pour me plaire », ajouta M. de Charlus auquel le Hanovre semblait tenir plus à coeur que l'Alsace-Lorraine. « Mais je crois le penchant qui porte l'empereur vers nous profondément sincère. Les imbéciles vous diront que c'est un empereur de théâtre. Il est au contraire merveilleusement intelligent. Il ne s'y connaît pas en peinture et il a forcé M. Tschudi de retirer les Elstir des musées nationaux. Mais Louis XIV n'aimait pas les maîtres hollandais, avait aussi le goût de l'apparat, et a été somme toute un grand souverain. Encore Guillaume II a-t-il armé son pays au point de vue militaire et naval, comme Louis XIV n'avait pas fait, et j'espère que son règne ne connaîtra jamais les revers qui ont assombri sur la fin le règne de celui qu'on appelle banalement le Roi-Soleil. La République a commis une grande faute à mon avis en repoussant les amabilités du Hohenzollern ou en ne les lui rendant qu'au compte-gouttes. Il s'en rend lui-même très bien compte et dit, avec ce don d'expression qu'il a : “Ce que je veux, c'est une poignée de main, ce n'est pas un coup de chapeau.” Comme homme, il est vil ; il a abandonné, livré, renié ses meilleurs amis dans des circonstances où son silence a été aussi misérable que le leur a été grand », continua M. de Charlus qui, emporté toujours sur sa pente, glissait vers l'affaire Eulenbourg et se rappelait le mot que lui avait dit l'un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que l'empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès ! Mais d'ailleurs il ne s'est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l'échafaud nous aurions fermé la bouche. » « Du reste tout cela n'a rien à voir avec ce que je voulais dire, à savoir qu'en Allemagne, princes médiatisés nous sommes Durchlaucht, et qu'en France notre rang d'Altesse était publiquement reconnu. Saint-Simon prétend que nous l'avions pris par abus, ce en quoi il se trompe parfaitement. La raison qu'il en donne, à savoir que Louis XIV nous fit faire défense de l'appeler le Roi très Chrétien, et nous ordonna de l'appeler le Roi tout court, prouve simplement que nous relevions de lui et nullement que nous n'avions pas la qualité de prince. Sans quoi, il aurait fallu la dénier au duc de Lorraine et à combien d'autres ! D'ailleurs, plusieurs de nos titres viennent de la maison de Lorraine par Thérèse d'Espinoy, ma bisaïeule, qui était la fille du damoiseau de Commercy. » S'étant aperçu que Morel l'écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons de sa prétention. « J'ai fait observer à mon frère que ce n'est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première, que la notice sur notre famille devrait se trouver », dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu'était le Gotha. « Mais c'est lui que ça regarde, il est mon chef d'armes et du moment qu'il le trouve bon ainsi et qu'il laisse passer la chose, je n'ai qu'à fermer les yeux. – M. Brichot m'a beaucoup intéressé », dis-je à Mme Verdurin qui venait à moi, et tout en mettant la lettre de Mme de Cambremer dans ma poche. « C'est un esprit cultivé et un brave homme, me répondit-elle froidement. Il manque évidemment d'originalité et de goût, il a une terrible mémoire. On disait des “aïeux” des gens que nous avons ce soir, les émigrés, qu'ils n'avaient rien oublié. Mais ils avaient du moins l'excuse, dit-elle en prenant à son compte un mot de Swann, qu'ils n'avaient rien appris. Tandis que Brichot sait tout et nous jette à la tête pendant le dîner des piles de dictionnaires. Je crois que vous n'ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de tel village. » Pendant que Mme Verdurin parlait, je pensais que je m'étais promis de lui demander quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ce que c'était. « Je suis sûr que vous parlez de Brichot, dit Ski. Hein, Chantepie, et Freycinet, il ne vous a fait grâce de rien. Je vous ai regardée, ma petite Patronne. – Je vous ai bien vu, j'ai failli éclater. »

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